« Le mal commence là où l’on se permet de traiter les gens comme des choses »
(Terry Pratchett)
Permettez-moi une digression personnelle. Il y a déjà quelques mois, j’avais organisé une soirée avec deux anciens copains du temps – oh combien plus heureux – ou nous étions tous trois militants au PCF. Nous étions à l’époque ce qu’on appelait des « durs », de ces militants fidèles sur qui on pouvait compter pour faire ce qu’il fallait faire sans poser de questions. Que de nuits avons-nous passées à faire la garde du siège place du Colonel Fabien, ou à faire le service d’ordre à la Fête de l’Humanité (c’est-à-dire, à cogner sur les « loulous » et à gérer les poivrots) ! Que de journées à conduire des dirigeants à des réunions ou des rendez-vous plus ou moins confidentiels, à transporter du « matériel » pas toujours très catholique… et comme à l’époque on répétait que le communiste devait être « le meilleur camarade, le meilleur étudiant, le meilleur travailleur », il ne fallait pas négliger nos études, que nous avons d’ailleurs très bien réussies : l’un des copains est aujourd’hui un éminent professeur de médecine après une carrière dans les hôpitaux, l’autre, polytechnicien, a occupé des postes éminents à EDF…
Mais je m’égare. Ce soir-là, devant mon meilleur Armagnac, nous commençâmes à égrener nous souvenirs. Et une question est venue naturellement sur le tapis, celle des limites de la discipline militante, de l’obéissance à l’institution. Nous étions, je l’ai dit, des militants disciplinés. Qu’aurions-nous pu faire si nos dirigeants nous l’avaient ordonné ? Aurions-nous pu mettre le feu à une voiture ? Incendié un local ? Placé des explosifs ? Assassiné un adversaire politique ? Fourni des informations à un service étranger ?
En toute honnêteté, je n’ai, pas plus que mes amis, de réponse certaine à ces questions oh ! combien dérangeantes. Je ne peux que faire écho à la remarque d’un maréchal napoléonien : « en temps troublés, la difficulté n’est pas de faire son devoir, mais de le connaître ». Je veux croire que nous aurions suivi la dictée de notre conscience, et que notre conscience nous aurait donné le bon conseil. Peut-être l’aurions nous fait, et peut-être pas. Ce que je peux dire, c’est que si nous étions des militants disciplinés, c’est aussi parce que nous avions confiance. Confiance dans les instances du Parti, dans le mode de sélection des cadres, dans les processus internes de décision. Confiance que si de tels ordres nous étaient un jour donnés, ils le seraient à bon escient et après mur examen, et non par le caprice d’un homme ou pour servir des intérêts troubles. Et surtout, que ces ordres seraient conçus par des gens profondément humains, qui avaient une véritable attention, une véritable préoccupation pour le sort de leurs militants.
Cette réflexion m’amène une deuxième conclusion. Elle concerne la responsabilité d’un dirigeant politique vis-à-vis de ses propres troupes. Elle est d’autant plus grande que la discipline des militants est forte. Quand vous savez que vos ordres seront exécutés, il faut faire très attention à ce qu’on ordonne, et entourer le processus de garde-fous adaptés. Plus on exige des militants la discipline, et plus il est indispensable de sacraliser des règles internes, d’entourer les dirigeants des structures de contrôle politique et financier. Rétrospectivement, quand je regarde les dégâts qu’aurait pu faire le PCF s’il avait fait d’autres choix – par exemple, celui de la lutte armée, comme l’y invitaient certains groupuscules – et la prudence dont ont fait preuve les dirigeants communistes, je me dis que la confiance que nous avions en eux n’était pas mal placée. Et d’abord, parce que quels que soient les défauts qu’on puisse reprocher aux dirigeants communistes d’avant la « mutation », de Thorez à Marchais, il faut leur reconnaître une grande qualité : l’humanité. Jamais au PCF on n’a traité les militants comme des objets. « C’est un joli mot, camarade », chantait Ferrat, et c’était vrai. Il faut attendre la mutation pour entendre un dirigeant communiste s’exprimer avec mépris au sujet des militants, à l’image d’une Marie-Pierre Vieux expliquant que « ce n’est pas avec les militants de l’ancien qu’on fera le nouveau parti communiste » voulu par Robert Hue et consorts.
Pourquoi vous raconter ces histoires d’ancien combattant ? Parce que j’ai lu récemment un livre qui m’a remis cette discussion en mémoire. Que voulez-vous, l’été est la période des lectures légères. On n’emporte pas « critique de la raison pure » de Kant ou « l’introduction à la philosophie du droit » de Hegel à la plage ou dans un camping, même pas pour draguer les minettes, le profil « intello » étant depuis longtemps passé de mode. Rien donc de plus intelligent que le dernier Goncourt – et en disant cela, j’ai tout dit. J’ai donc pris avec moi « La Meute », vous savez, ce livre sur le fonctionnement interne de LFI écrit par deux journalistes, Charlotte Belaïch et Olivier Pérou, l’un officiant à « Libération » et l’autre au « Monde ». Ce faisant, je ne m’attendais pas à un livre profond d’analyse politique, mais à quelques histoires croustillantes sur le fonctionnement de l’organisation mélenchoniste – ou plutôt la secte, appelons les choses par leur nom – pour égayer mes siestes. Eh bien, mes chers lecteurs, ce n’était pas le bon choix. Bien entendu, il ne s’agit pas d’un livre profond : c’est un livre de journaliste, avec l’agilité mais aussi la superficialité que cela implique. Mais c’est en même temps un livre terrifiant. D’autant plus terrifiant que, connaissant personnellement un certain nombre des acteurs mentionnés, je sais que tout ce qui est raconté est probablement vrai.
Ceux d’entre vous qui le liront se demanderont pourquoi ce livre devrait me terrifier, alors que la plupart des dérives qui y figurent m’étaient connues, au point que je les ai largement décrites ici-même (1). C’est vrai, je savais tout cela, mais je le savais par inférence, parce que j’ai suffisamment de culture politique pour savoir qu’une organisation fondée sur la toute-puissance d’un homme ne peut que dériver vers des comportements sectaires. C’est très différent de voir ses déductions confirmées noir sur blanc par des observateurs extérieurs ayant eu accès à une documentation impressionnante. Comme disait le sage, « le savoir c’est une chose, le croire, une autre » (2).
Le livre est terrifiant autant par ce qu’il dit que par ce qu’il ne dit pas. Ce qu’il dit, c’est la description d’une organisation sectaire, construite pour servir les desseins d’un seul homme et soumise à ses préjugés, à ses choix, à ses caprices, à ses sautes d’humeur, sans règles et sans contre-pouvoir pour lui mettre des limites. Une organisation dépourvue de boussole idéologique, où les choix et les gestes des acteurs – et d’abord le principal parmi eux – sont déterminés uniquement par des considérations tactiques visant la conquête du pouvoir. Une organisation où l’on fait de la politique non plus sur les marchés et dans les usines, dans les cités et les campagnes, c’est-à-dire au contact des citoyens, mais dans la sphère médiatique, et tout particulièrement sur les réseaux sociaux où l’on est entre soi. Une organisation où, pour reprendre le mot de Charlotte Girard, « il n’y a pas moyen de ne pas être d’accord » sans être poussé vers la sortie sous les quolibets
Le livre décrit surtout une organisation fondamentalement maltraitante, qui pousse la logique de la concurrence entre les individus et le darwinisme social à des extrémités délirantes. Un système qui fait des hommes et femmes des objets. Les militants et les cadres sont promus et choyés tant qu’ils sont utiles au gourou, et jetés sans ménagement dès qu’ils cessent de l’être ou, pire, dès qu’ils deviennent une menace réelle ou supposée pour lui. Sans même parler des dégâts que cela provoque chez les gens concernés, cela se traduit par des phénomènes de cour qui se déploient avec leur cortège de courbettes et de coups bas, chacun cherchant à se faire remarquer de la source de tout pouvoir – et accessoirement, à descendre ses petits camarades dès lors qu’ils sont perçus comme des concurrents. Parce que le monde LFI est un monde de gens qui conchient la « concurrence » mais qui poussent celle-ci à des extrémités qu’on a du mal à imaginer.
Tout cela est connu, surtout des acteurs du drame. Après tout, ils connaissent leur organisation et ne sont pas plus bêtes que moi. Ils étaient parfaitement capables de voir qu’ils étaient en train de fabriquer un monstre, et que ce monstre peut un jour les dévorer. Quand on érige des guillotines, il faut accepter le risque qu’elles tranchent un jour votre propre tête. En leur temps, les Corbière, les Garrido, les Autain, et avec eux les centaines de cadres ont participé avec enthousiasme à la « meute » que Mélenchon lâchait sur tel ou tel cadre, coupable de ne pas être dans la ligne, ou plus banalement, d’avoir manqué l’hommage au chef. Ils ont participé sans rechigner à la mise à mort de leurs propres camarades, y compris avec les méthodes les plus basses – on se souvient de l’exclusion de Thomas Guénolé acquise au moyen d’accusations de violences sexuelles largement inventées. A l’époque, rares sont les cadres qui ont tiqué, et aucun à ma connaissance n’a fait des excuses en bonne et due forme. Ceux qui ont participé à la mise en place du système qui a broyé tant de gens, devraient assumer leurs responsabilités au lieu de jouer les victimes. Ceux qui jouent les Torquemada ne peuvent se plaindre lorsqu’ils passent sur le grill.
Mais ce que le livre ne dit pas, c’est que les succès électoraux de Mélenchon montrent que c’est lui qui est, du moins du point de vue tactique, dans le vrai. Que la méthode LFI incarne la nouvelle manière de faire de la politique, celle qui est en train de s’imposer à gauche – et Mélenchon n’est pas le seul à la pratiquer, Macron suit – avec des nuances qui tiennent aux spécificités du public visé – le même modèle. C’est cela, l’égo-politique, ce modèle d’organisation qui rejette la structure traditionnelle du parti de masse, tenue par un cadre idéologique et par des instances de décision collective, pour lui substituer des organisations « gazeuses », sans consistance idéologique, guidées exclusivement par des considérations tactiques, ayant pour seul but la conquête des postes. Des organisations construites autour d’un « condottiere » et sa petite bande de fidèles, sans instances de débat ou de décision démocratique, totalement soumises à un homme et sans aucune forme d’autonomie par rapport à lui, purement dévouées à son destin politique. Ces organisations n’ont pas de militants, c’est-à-dire, des individus actifs, titulaires de droits et soumis à des devoirs. Il n’y a pas de cartes qui signent une appartenance, pas de cotisations qui fondent le droit à participer à la décision. Il n’y a plus – comme dans une église – que des « fidèles », admirateurs du Grand Leader et priés de faire ce qu’on leur dit de faire, et des « cadres » qui lui doivent tout, et d’abord leur gagne-pain. Et qui par conséquent ne peuvent se permettre le luxe de lui déplaire. Mélenchon n’est pas le seul dans ce jeu, Macron ne fait pas autre chose avec ses « marcheurs », regroupés dans un mouvement qui – et c’est symptomatique de la précarité de son ancrage – change son nom avec une telle fréquence qu’on ne sait plus lequel utiliser.
Comme toute secte, LFI est dangereuse. Et d’abord pour ses propres membres, parce que le phénomène d’emprise et de soumission à un gourou laisse des empreintes profondes, sans compter avec les bêtises – et c’est un euphémisme – que ce type de rapport peut vous conduire à faire et que vous regretterez très longtemps après. Le rapport de soumission ouvre la porte aussi à toutes les maltraitances. On rejoint ici la discussion que j’ai abordée en introduction de ce papier. Ce que le livre de Belaïch et Pérou montre, c’est qu’il n’y a pas à LFI les fusibles et les contrôles qui empêchent les dirigeants – et notamment le premier d’entre eux – de dire ou de faire n’importe quoi, ou de le faire faire par ses partisans. En voici un exemple, tiré de la campagne de 2022. Mélenchon se dirige à des jeunes militants en ces termes : « Moi, à votre place, à votre âge, les fachos j’irai les cogner, manu militari ». On croirait entendre Henri II Plantagenêt prononçant la formule célèbre : « N’y aura-t-il personne pour me débarrasser de ce prêtre turbulent ? ». Quatre chevaliers normands ont interprété ce cri comme un ordre… et Thomas Beckett, le « prêtre turbulent » en question, archevêque de Canterbury, fut assassiné devant l’autel de sa cathédrale le 29 décembre 1170. Maintenant, si demain les militants LFI entendaient le cri de leur leader et allaient « cogner manu militari » des « fachos » ou prétendu tels – et n’oublions pas que chez LFI on qualifie facilement de « facho » quiconque ne partage les orientations du mouvement – qui en assumera la responsabilité ?
La violence ici n’est pas que symbolique. Le livre fournit un petit nombre d’exemples de violence physique de Mélenchon envers ses partisans. Ainsi, raconte Georges Kuzmanovic, pour avoir cherché à empêcher le Mélenchon d’aller au contact d’un groupe de jeunes éméchés qui l’insultaient, il s’est pris « un coup de genou dans les couilles » de la part du candidat. Par contre, il fourmille d’exemples de violence verbale et morale, notamment dans l’expression sur les réseaux sociaux, soit de Mélenchon lui-même, soit de la « meute » qu’il déclenche en jetant l’anathème sur quelqu’un. Et cette violence ne s’exerce pas seulement à l’encontre d’adversaires du mouvement. Des militants fidèles, des compagnons de combat sont trainés dans la boue et agressés pour un mot malheureux : « Le 22 octobre 2023, sur [la boucle du] groupe parlementaire, Bompard reproche au député Hendrik Davi sa « naïveté » quant au PS. Ce dernier rappelle alors que certains – Mélenchon parmi eux – ont soutenu et participé à des gouvernements socialistes qui se sont dévoyés. « Hendrik, retire ton accusation de trahison ou quitte ce groupe et LFI. On n’est pas dans ton groupuscule » lui intime le leader. Davi a beau préciser : « C’est pas toi qui a trahi […]. Désolé si tu l’as pris comme ça. » « Eviter Mitterrand, Jospin, pauvre crétin ! » lui écrit Mélenchon par message. « Eviter la gauche, hein, faiseur de phrases creuses au service de la droite. Tu peux insulter nos luttes et nos victoires, tu n’effaceras pas le sens de ton travail de tireur dans le dos on devine au service de qui. Ne te trouve jamais au même endroit que moi ». Hendrik Davi sera par ailleurs « purgé » quelques mois plus tard.
Cet exemple – et le livre fourmille d’autres – est caractéristique d’une forme de rapports humains (3). Il n’y a pas, dans les rapports humains entre les « cadres » insoumis, une once d’humanité, de tendresse, de bienveillance. Devant le désaccord, il ne s’agit pas de convaincre, mais d’imposer ou de tuer – symboliquement, du moins pour le moment. Un camarade de combat, un ami de vingt ans peut être chassé et vilipendé pour un mot malheureux. C’est aussi caractéristique d’un rapport politique : le leader est intouchable, non seulement publiquement, mais dans un lieu d’échanges privé et confidentiel. Rappeler les faits, lorsqu’ils mettent le chef en mauvaise posture, c’est un crime de lèse-majesté et puni comme tel. Insinuer que le chef s’est trompé, c’est se mettre « en dehors de LFI ». On ne saurait à mon sens insister sur la violence d’un tel rapport, illustrée par les termes utilisés par Bompard d’abord, par Mélenchon ensuite. C’est une forme de terrorisme qui, in fine, empêche tout débat interne, tout discours qui ne soit pas le discours officiel. Parce que les petits copains d’Hendrik Davi ont bien compris le message.
La question à laquelle le livre pose avec acuité, c’est celle du pourquoi. Pourquoi des êtres humains, ayant souvent une formation universitaire et une connaissance de l’histoire politique, acceptent ce type de rapports. Pourquoi n’envoient-ils pas balader un leader qui ne respecte de toute évidence non seulement les principes que le mouvement proclame, mais même ceux de la plus élémentaire empathie ? La réponse se trouve dans le mécanisme sectaire lui-même. Terry Pratchett – permettez-moi une fois encore citer un auteur que j’aime beaucoup – le décrit d’une manière saisissante (4). Le gourou crée un rapport de dépendance psychologique qui lui permet de se substituer à l’image du père, et qui rend donc toute rupture avec lui extraordinairement coûteuse. Alors, quand le gourou jette la pierre on fait la même chose, parce qu’on a peur de ce qui pourrait arriver si l’on était déshérité.
Et comme l’imitation est la plus sincère des flatteries, on retrouve le même comportement à tous les niveaux de l’appareil « insoumis ». A tous les niveaux, on montre qu’on est un « dur » en maltraitant les autres. LFI a réussi à démocratiser le « virilisme » traditionnel des gauchistes français en l’ouvrant aux femmes, qui chez les « insoumis » n’ont rien à envier aux hommes. « La meute » illustre ce fait par des pages fort pertinentes consacrées à Sophia Chikirou, et tout particulièrement à la gestion du « Média », où elle s’est illustrée par sa brutalité et son management toxique. Son cas est d’autant plus intéressant qu’elle est motivée non pas par ses convictions, mais par la recherche pure du pouvoir, comme le montre un parcours qui l’a conduit à circuler entre la droite et la gauche en fonction des opportunités de promotion que l’une et l’autre lui offraient. Et comme pour l’exemple précédent, que cette violence n’a pas été sanctionnée. Ceux qui en ont été les victimes n’ont pu faire appel à aucune instance pour la faire cesser, et la position de Chikirou n’a pas eu à en pâtir. Dès lors que Chikirou était couverte par le Leader Suprême, ses victimes n’avaient qu’à se taire ou à partir.
Cette violence n’a, en soi, rien de nouveau. Elle a toujours existé dans le gauchisme français, qui s’est toujours distingué par sa violence symbolique. Une violence symbolique qui entretien un rapport complexe et ambigu avec la violence physique, comme le rappelle l’aventure d’Action Directe, dont les membres ont pu compter avec une solidarité constante de l’extrême gauche avant et après leur détention et jusqu’à ce jour. Mais c’était là des pratiques réservées à des groupuscules de quelques centaines, voire quelques milliers de militants, sans représentation électorale et sans poids dans le fonctionnement des institutions. Ce qui est nouveau chez LFI, c’est la massification de ces pratiques dans une organisation qui draine des millions de voix et qui peut potentiellement disposer de centaines d’élus. Parce qu’une chose est un mouvement qui cherche à « bordéliser » une assemblée générale universitaire, et une tout autre affaire une organisation qui se pose comme objectif de « bordéliser » le fonctionnement de l’Assemblée nationale. Plus une telle organisation s’approche du pouvoir, et plus cette violence cesse d’être un jeu pour devenir un danger.
Certains se rassureront en pensant que LFI a déjà atteint son zénith et que le mouvement se dirige vers sa décadence. Cela laisse cependant ouverte la question de l’héritage. On sait que la gauche radicale est souvent la pépinière où se forment les élites intellectuelles et politiques de gauche, le bac à sable où les futurs dirigeants peuvent faire leurs armes. Après 1945, une génération de dirigeants de gauche a été formée par un passage au PCF, et parmi les cadres socialistes de 1981, vous trouverez en pagaille des anciens trotskystes en rupture de ban. Ce sont les anciens cadres de LFI, partis ou exclus de l’organisation, qui demain irrigueront intellectuellement et politiquement la gauche. Quel bagage emporteront-ils ? Ayant accédé à des hautes responsabilités très jeunes et sans formation, sans avoir fait un « cursus honorum » qui leur permette de saisir l’importance de leurs responsabilités, habitués à un système où les postes sont donnés et retirés par la grâce arbitraire du gourou, c’est d’abord le mépris pour la démocratie et ses procédures, le cynisme, la brutalité, la conquête du pouvoir comme but et non comme moyen qu’ils auront appris.
On voit d’ailleurs les effets éducatifs de ce type de rapport dans un incident passé inaperçu mais qui, rétrospectivement, vaut qu’on se penche dessus. La fille d’Alexis Corbière et Raquel Garrido, Inés Corbière, 22 ans – ce n’est donc pas une gamine mais une adulte responsable de ses actes et qui, on peut le supposer, a reçu de ses parents une véritable éducation politique – écope de 3 mois de prison pour « provocation à commettre des atteintes volontaires à la vie en raison de l’appartenance ou de la non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une Nation, une prétendue race ou une religion ». Il lui est reproché un certain nombre de publications sur les réseaux sociaux. Par exemple, en réaction à une vidéo montrant une famille israélienne prise en otage par le Hamas le 7 octobre 2023 figure ce commentaire : «Alors j’ai peut-être pas d’âme mais ils me font pas du tout de peine, je les trouve même plutôt chiants, surtout les gosses». Dans un autre message, faisant cette fois référence à une marche de solidarité avec Israël, il est écrit : « Bon qui se chauffe pour aller casser du sioniste là ». Plus tard, on retrouve une vidéo dans laquelle Inés Corbière, plus jeune de quelques années, déclare : «Je suis antisémite , je m’en bats les cou*****. J’assume ». Ce manque d’empathie, ce rapport décomplexé à la violence verbale, cette vision manichéenne sans nuances, on retrouve tous les éléments du discours du parfait cadre « insoumis ». On peut supposer que les heureux parents en sont fiers… et c’est le cas. Que déclarent-ils après la condamnation ? « Il ressort de nos conversations avec Inés qu’elle déteste et réprouve le racisme et l’antisémitisme ». Malheureusement, il ressort de ses écrits l’impression contraire, avec en addition un manque d’empathie assez évident. Les mots ont-ils dépassé la pensée de la jeune Inés ? Admettons que ce soit le cas. Il faut alors se demander ce qui permet ce dérapage. Comme le disait un ancien président, « passées les bornes, il n’y a plus de limites ». Lorsqu’on baigne dans un milieu qui ne met pas en place un cadre idéologique qui fixe des limites à ce qui peut être dit et qui ne sanctionne pas lorsque ces bornes sont franchies, tous les dérapages deviennent possibles. Et ce qui est un dérapage verbal aujourd’hui devient vite un dérapage dans les faits lorsqu’on a du pouvoir.
Peut-on bâtir un projet révolutionnaire – au bon sens du terme – ou simplement progressiste sur ce type de rapports humains ? Je suis convaincu que non. Une chose est pour moi évidente: on n’est pas légitime à faire de la politique si on n’aime pas les gens, si on n’est pas capable de dépasser les convictions, les choix, les préjugés pour voir l’humanité de chaque homme. Un véritable homme d’Etat, un véritable révolutionnaire peut, lorsque les circonstances l’exigent, se monter impitoyable et même inhumain. Mais cela doit être pour lui une tragédie, pas un motif de joie ou de fierté. Rien de bon ne sort de ceux qui se réjouissent d’une épuration, de ceux qui célèbrent le départ ou l’exclusion d’un camarade.
Tout le monde dans la galaxie « insoumise » n’est d’ailleurs pas aveugle à ces dérives : « Emmanuel Maurel a, lui, plaisanté devant Mélenchon en 2020. « Tu veux quoi », lui demande l’insoumis en chef, qui imagine déjà un potentiel gouvernement, à deux ans de la présidentielle, convaincu qu’il peut accéder au second tour. « Un billet d’avion pour quitter le pays ! », répond l’ancien socialiste, hilare ». Et pourtant, il n’y avait pas vraiment de quoi rire. Et ils sont nombreux, y compris dans la galaxie « insoumise », à partager son diagnostic. Mélenchon est peut-être l’homme qui a sauvé « la gauche » moribonde du naufrage, mais ce n’est certainement pas l’homme que les électeurs de gauche, dans leur immense majorité, voudraient voir à l’Elysée. Et cela handicape sérieusement ses chances d’y rentrer un jour.
Descartes
(1) Voir par exemple https://descartes-blog.fr/2014/02/16/whisky-tragique-a-perigueux/. Il est vrai que l’article concerne le PG et pas encore les “insoumis”, mais tout y est, y compris l’expression méprisante de Mélenchon. J’avais par ailleurs largement dénoncé le fonctionnement sectaire dans la section « commentaires » des blogs de Jean-Luc Mélenchon et d’Alexis Corbière à l’époque, depuis longtemps révolue, où ces gens-là prenaient le risque d’autoriser les lecteurs à commenter leurs papiers, risque largement limité d’ailleurs par une censure devenue de plus en plus rigoureuse avec le temps, jusqu’à la décision finale de fermer les commentaires.
(2) « Le docteur X me disait qu’avant de se suicider par injection de morphine, il faut désinfecter l’aiguille pour éviter une éventuelle infection. Nous savons tous que nous devons mourir un jour, mais le savoir est une chose, et le croire, une autre ». Je n’ai pas réussi à retrouver l’auteur de cette citation, que j’avais retenu de mes lectures…
(3) Outre le fait que cet exemple met à jour une curieuse contradiction. Mélenchon parle de l’œuvre de Mitterrand ou de Jospin comme de « nos victoires ». Mais dans ce cas, pourquoi voler dans les plumes de celui qui rappelle la participation de Mélenchon et ses amis aux « victoires » en question ? Pourquoi devient-on un « traitre » en rappelant une telle participation ? Mélenchon aurait-il la victoire honteuse ?
(4) « « Je sais ce que c’est que la conviction », dit Didactylos. « Je me souviens, avant de devenir aveugle, je suis allé une fois à Omnia. Et dans votre Citadelle, j’ai vu une foule lapidant un homme à mort dans un puits. Avez-vous déjà vu cela ? »
« C’est indispensable », murmura Brutha, « Cela permet à l’âme d’être purifiée et- »
« Je ne sais pas pour l’âme, je ne suis pas ce genre de philosophe », repris Didactylos. « Tout ce que je sais, c’est que c’était une vision horrible »
« L’état du corps n’est pas- »
« Oh, je ne vous parle pas du pauvre type au fond du puits », dit le philosophe, « Je vous parle des gens qui lançaient les pierres. Ils étaient tout à fait convaincus, on ne peut dire le contraire. Convaincus que ce n’étaient pas eux qui étaient au fond du puits. Vous pouviez le voir à leur regard. Ils étaient tellement contents de ne pas être au fond du puits qu’ils lançaient les pierres aussi fort qu’ils le pouvaient » » (Terry Pratchett, « les petits dieux »).
Il y a quand même une grande différence entre Macron et Mélenchon.
Comme le dit le couple de sociologues Pinçon et Pinçon-Charlot, Macron est le président des ultra-riches, ou de la grande bourgeoisie. Celle-ci n’est pas un simple amas de personnes, c’est un vrai mouvement qui n’a pas besoin de Macron pour être uni, organisé, capable d’agir collectivement. C’est elle qui a choisi Macron pour le représenter, qui l’a pistonné auprès de Hollande, lui a financé sa campagne, a ordonné a ses médias de l’encenser, et qui peut se débarrasser de lui dès qu’il ne lui convient plus.
Tandis que Mélenchon ne représente pas un mouvement. Les gens qu’il représente, parce qu’ils se reconnaissent plus dans son discours que dans celui des autres politiciens médiatiques, et parce qu’ils votent pour lui, ne sont qu’un amas de gens désunis, sans organisation, sans capacité d’agir collectivement, divisés, entre-déchirés sur des sujets débiles comme le vegan, l’écriture inclusive, l’ours dans les Pyrénées, etc…
Il me semble donc que Mélenchon n’est pas la cause de nos problèmes, à nous la gauche. Il est plutôt l’effet, le symptôme de nos problèmes. Divisés comme nous sommes, incapables de nous unir, de nous mettre d’accord sur une ligne politique commune, juste et intelligente, nous n’avons plus qu’à voter pour un habile orateur capable de recueillir nos voix, au lieu de voter pour un représentant que nous nous serions véritablement choisi.
@ samuel
[Il y a quand même une grande différence entre Macron et Mélenchon.]
Certainement. Et tout d’abord le groupe social qu’ils représentent. Mais du point de vue des choix tactiques, la ressemblance est remarquable.
[Comme le dit le couple de sociologues Pinçon et Pinçon-Charlot, Macron est le président des ultra-riches, ou de la grande bourgeoisie.]
Au premier tour des élections présidentielles, c’est-à-dire, quand on a l’opportunité de voter le candidat qu’on préfère, Macron réunit à chaque fois un quart de l’électorat. Diriez-vous que les « ultra-riches » représentent 25% des votants ? Non ? Alors, qui sont les autres ?
A mon sens, vos doctes sociologues se mettent le doigt dans l’œil. Ils rentrent, pour des raisons idéologiques, dans le schéma « du 1% contre le 99% ». Mais ce schéma simpliste ne sert finalement qu’à une chose : à déguiser le fait qu’une partie notable des « 99% », à savoir, les classes intermédiaires, sont du même côté que les « 1% ». Quand on regarde à qui les politiques de Macron ont bénéficié, on ne trouve pas que les « ultra-riches ». Pour ne donner qu’un exemple, Macron a prolongé la politique qui finance le niveau de vie des classes intermédiaires grâce à l’emprunt, creusant la dette à des niveaux jamais atteints auparavant. Alors, il faut arrêter de faire de Macron « le président de la grande bourgeoisie ». Ce sont les classes intermédiaires qui assurent l’élection de Macron. Et elles le font parce qu’elles y trouvent leur intérêt.
[Celle-ci n’est pas un simple amas de personnes, c’est un vrai mouvement qui n’a pas besoin de Macron pour être uni, organisé, capable d’agir collectivement. C’est elle qui a choisi Macron pour le représenter, qui l’a pistonné auprès de Hollande, lui a financé sa campagne, a ordonné a ses médias de l’encenser, et qui peut se débarrasser de lui dès qu’il ne lui convient plus.]
Peut-être. Mais comment ce « mouvement » a-t-il fait pour que les gens votent pour Macron ? Admettons qu’ils aient les moyens de le pistonner, de financer sa campagne, de faire en sorte que les médias l’encensent. Mais le référendum de 2005 a bien montré que tout cela ne suffit pas pour obtenir un vote de confiance de la part des électeurs.
[Tandis que Mélenchon ne représente pas un mouvement. Les gens qu’il représente, parce qu’ils se reconnaissent plus dans son discours que dans celui des autres politiciens médiatiques, et parce qu’ils votent pour lui, ne sont qu’un amas de gens désunis, sans organisation, sans capacité d’agir collectivement, divisés, entre-déchirés sur des sujets débiles comme le vegan, l’écriture inclusive, l’ours dans les Pyrénées, etc…]
Ne croyez pas ça. Mélenchon a lui aussi derrière lui un « mouvement », celui des classes intermédiaires urbaines, qui se rachètent une virginité politique en votant pour lui lorsqu’il s’agit d’un vote de témoignage, mais qui votent Hollande ou Macron quand il s’agit de choisir véritablement. Ces gens-là ont beau se diviser sur des sujets débiles, mais ils sont fermement unis lorsqu’il s’agit de défendre leurs intérêts. Dites-vous bien que sans leurs voix, ni Hollande ni Macron n’auraient été élus.
[Il me semble donc que Mélenchon n’est pas la cause de nos problèmes, à nous la gauche. Il est plutôt l’effet, le symptôme de nos problèmes.]
Pardon, mais c’est qui « nous la gauche » ? Et c’est quoi ces « problèmes » auxquels vous faites allusion ?
Mélenchon n’est ni un « problème », ni un « symptôme ». C’est une personnalité qui, à un moment donné, répond à une demande d’un groupe social bien déterminé. C’est-à-dire, à cette fraction des classes intermédiaires qui n’est pas prête à assumer ses privilèges, et qui a besoin d’une radicalité de façade pour évacuer sa culpabilité. Mélenchon fournit le discours radical que ce groupe demande. Mais il faut bien comprendre que ce groupe veut un DISCOURS radical et non pas une POLITIQUE radicale. Et c’est pourquoi l’aventure Mélenchon a à mon avis deux issues possibles. La première, c’est de rester dans le rôle de l’imprécateur, de leader d’une secte gauchiste qui a réussi un peu mieux que les autres. La seconde, c’est d’arriver au pouvoir et une fois installé mettre la radicalité aux oubliettes, un peu comme ce Mitterrand qui proclamait dans l’opposition que « ceux qui ne veulent pas la rupture avec le capitalisme n’ont pas leur place au Parti socialiste », et qui une fois au pouvoir se fit le héraut de la « concurrence libre et non faussée ».
Pour le dire autrement, ceux qui votent aujourd’hui pour Mélenchon ne voteraient certainement pas pour lui s’ils pensaient un instant qu’il peut arriver au pouvoir et appliquer la politique qu’il proclame. La réponse d’Emmanuel Morel, cité par les auteurs de « la meute », l’illustre parfaitement.
[Divisés comme nous sommes, incapables de nous unir, de nous mettre d’accord sur une ligne politique commune, juste et intelligente, nous n’avons plus qu’à voter pour un habile orateur capable de recueillir nos voix, au lieu de voter pour un représentant que nous nous serions véritablement choisi.]
Pardon, mais je dois vous demander une fois encore qui est ce « nous » dont vous parlez. S’il s’agit de « la gauche », alors il faut pousser le raisonnement plus loin. Si nous sommes « incapable de nous mettre d’accord sur une ligne politique commune, juste et intelligente », c’est peut-être parce que « nous » n’avons pas les mêmes intérêts. Mais aussi, et c’est plus pervers, parce qu’une partie très importante de ce « nous » est très satisfaite finalement avec la politique poursuivie par un Hollande ou un Macron, ou du moins suffisamment satisfaite pour ne pas prendre le risque de mettre au pouvoir quelqu’un d’autre qui remettrait en question un certain nombre de leurs privilèges. Car comme disait un politicien anglais, “les Français adorent les révolutions, mais détestent les changements”.
Pas seulement pour “évacuer sa culpabilité” :
Si, comme je le crois, on fera bientôt subir à la France à peu près le même sort que l’on a fait subir à la Grèce (peut-être en y mettant un peu plus les formes), il est tout à fait possible que les mesures prises soient accueillies avec une certaine forme de bienveillance par les classes populaires (ou au moins une partie d’entre elles), lesquelles y verraient alors une forme, certes imparfaite, mais finalement bienvenue, de justice sociale véritable. (Je ne dis pas qu’elles auraient nécessairement raison ; mais peut-être le fait de jeter le bébé avec l’eau du bain serait-il consciemment pensé comme le prix à payer pour, au moins, amoindrir de manière significative le pouvoir d’une classe sociale antagoniste.)
@ MJJB
[« Mélenchon (…) répond à la demande de] cette fraction des classes intermédiaires qui n’est pas prête à assumer ses privilèges, et qui a besoin d’une radicalité de façade pour évacuer sa culpabilité. » Pas seulement pour “évacuer sa culpabilité” : (…)]
Je n’ai qu’un mot pour qualifier l’article que vous citez : EXCELLENT. En fait, dire cela est un peu immodeste de ma part, puisque les idées marxistes que propage cet article sont exactement celles que je défends sur ce blog – à cela près que la tradition marxiste française n’est pas tout à fait la même que celle du nord de l’Europe. Et l’idée la plus importante de l’article : un parti qui recrute l’essentiel de ses forces dans une classe ne fera jamais une politique qui ne soit pas dans l’intérêt de cette classe…
[Si, comme je le crois, on fera bientôt subir à la France à peu près le même sort que l’on a fait subir à la Grèce (peut-être en y mettant un peu plus les formes), il est tout à fait possible que les mesures prises soient accueillies avec une certaine forme de bienveillance par les classes populaires (ou au moins une partie d’entre elles), lesquelles y verraient alors une forme, certes imparfaite, mais finalement bienvenue, de justice sociale véritable. (Je ne dis pas qu’elles auraient nécessairement raison ; mais peut-être le fait de jeter le bébé avec l’eau du bain serait-il consciemment pensé comme le prix à payer pour, au moins, amoindrir de manière significative le pouvoir d’une classe sociale antagoniste.)]
Je crains que si la France devait subir le sort de la Grèce, les coupes dans la dépense publique ne seraient que marginales dans les domaines qui font à la reproduction des classes intermédiaires, et reposeraient essentiellement sur les services publics dont bénéficient les couches populaires. Et quand bien même ce ne serait pas le cas, je doute que les couches populaires se réjouissent qu’on leur coupe un bras au motif que les classes intermédiaires perdent aussi une jambe.
@ Descartes
[Car comme disait un politicien anglais, “les Français adorent les révolutions, mais détestent les changements”.]
Ce politicien a tapé dans le mille. Diable, que c’est juste !
@ Descartes
Qui est donc ce “nous la gauche” ? La réponse est simple. Sur tour sujet politique, il y a plusieurs choix possibles, et chacun a des attentes qui le conduisent à préférer un choix ou un autre. Celui qui est à gauche, c’est celui qui veut que sur chaque sujet, on fasse non pas le choix qu’il préfère, mais le choix qui départage de manière juste ses préférences et celles des autres.
Quel est donc ce choix juste ? Dans un premier mouvement, on pourrait dire que c’est le choix voulu par la majorité. Mais il arrive à la majorité d’être injuste ou stupide. Le choix juste, c’est plutôt le choix que la majorité voudrait si tous les citoyens pensaient de manière juste et éclairée.
Et qu’est-ce, pour un citoyen, que penser de manière juste ? La réponse nous est donnée par le grand philosophe John Rawls. Penser de manière juste, c’est préférer des choix politiques que vous préféreriez encore si vous étiez à la place des autres : préférer des choix que vous préféreriez encore si vous étiez une femme, ou si vous étiez homosexuel, noir ou arabe, ouvrier ou chômeur, vous qui êtes un homme hétérosexuel blanc, et qui avez un emploi de cadre.
La gauche, ce sont donc tous les gens dans notre pays qui sont disposés à penser de manière juste, et à préférer que sur chaque sujet, on fasse non pas le choix qu’ils préférèrent, mais le choix qui départage de manière juste les uns et les autres. Se dire de gauche, c’est se réclamer d’une tradition de pensée et de militantisme qui a toujours mis la justice en son cœur.
Comment expliquez-vous qu’il n’y ait pas dans notre pays une puissante union de la gauche ? Ne me dites pas que c’est parce que la majorité des gens est incapable de vouloir la justice. La majorité des gens est capable de vouloir la justice, non seulement parce qu’ils ont un sens moral, mais en plus parce qu’elle est dans leur intérêt. Seuls ceux qui sont assez forts pour ne pas se faire arnaquer ou exploiter dans un monde injuste, peuvent dire que la justice n’est pas dans leur intérêt. Mais ces gens là sont très minoritaires.
Alors, comment expliquez-vous qu’une majorité des gens dans notre pays soit disposés à vouloir la justice, et que pourtant ils ne s’unissent pas autour d’une ligne politique juste ? Pour moi, cela s’explique par deux causes : premièrement, les gens se font manipuler par les médias et un peu par l’État ; et deuxièmement, dans notre pays, les gens n’ont pas reçu à l’école une éducation qui les prépare à la citoyenneté, en les incitant à vouloir ce qui est juste, et en leur apprenant à voir ce qui est juste. Voilà donc mon explication. Et la vôtre ?
@ samuel
[Et qu’est-ce, pour un citoyen, que penser de manière juste ? La réponse nous est donnée par le grand philosophe John Rawls. Penser de manière juste, c’est préférer des choix politiques que vous préféreriez encore si vous étiez à la place des autres : préférer des choix que vous préféreriez encore si vous étiez une femme, ou si vous étiez homosexuel, noir ou arabe, ouvrier ou chômeur, vous qui êtes un homme hétérosexuel blanc, et qui avez un emploi de cadre.]
Vous voulez dire que pour un ouvrier exploité, penser de manière juste ce serait soutenir les choix qu’il préfèrerait encore s’il était Bolloré, par exemple ? Désolé, mais je pense que vous avez très mal compris ce que dit Rawls. Dans la « Théorie de la justice », Rawls considère comme « juste » le choix que ferait un individu rationnel qui ne connaîtrait pas sa position vis-à-vis de ce choix. Autrement dit, pour reprendre mon exemple, le choix que ferait un homme rationnel qui ne sait pas s’il est un ouvrier exploité ou s’il est Bolloré. Vous réalisez que cette situation idéale n’est pas possible en pratique, puisque chacun d’entre nous sait très bien de quel côté se placent ses intérêts.
[La gauche, ce sont donc tous les gens dans notre pays qui sont disposés à penser de manière juste, et à préférer que sur chaque sujet, on fasse non pas le choix qu’ils préférèrent, mais le choix qui départage de manière juste les uns et les autres.]
Je vous conseille alors de prendre votre lanterne pour trouver un homme de gauche. Parce que, personnellement, je n’en connais pas beaucoup. J’en ai connu, oui, qui déguisent le choix qu’ils préfèrent de manière à le faire passer pour le choix « juste ». Mais ceux qui acceptent de se tirer une balle dans le pied parce que c’est là la solution « juste », j’en ai très rarement rencontré. Je pense que votre vision est d’un incroyable idéalisme.
[Se dire de gauche, c’est se réclamer d’une tradition de pensée et de militantisme qui a toujours mis la justice en son cœur.]
Ah bon, je suis rassuré. Tant qu’il suffit de « se réclamer », tout va bien. Seulement voilà, beaucoup de gens qu’on place traditionnellement à droite se réclament, eux aussi, de la « justice »… qu’est ce que vous en faites ? Des hommes « de gauche » qui s’ignorent ?
[Comment expliquez-vous qu’il n’y ait pas dans notre pays une puissante union de la gauche ?]
Petite précision : pour vous, une « puissante union de la gauche », c’est une union des gens qui « font non pas le choix qu’ils préférèrent, mais le choix qui départage de manière juste les uns et les autres », ou plus simplement une union des gens qui « se disent de gauche » ?
Si c’est le premier cas, alors je vous dirait qu’on ne peut pas faire une « puissante union » avec quelques centaines de personnes. Parce que, comme on peut le noter tous les jours, les gens qui sont prêts à se tirer une balle dans le pied au motif que cela est le plus « juste » pour les uns et les autres sont très, très rares.
Maintenant, si c’est le deuxième cas, alors j’aurais tendance à dire qu’on a chez nous une « puissante union de la gauche ». Comment sinon expliquer que le candidat voté par la gauche et venant de son sein ait emporté les trois dernières élections présidentielles, qu’il y ait des ministres « de gauche » au gouvernement depuis 2012, et que sur les 45 dernières années, la gauche ait gouverné le pays pendant 32 ans ?
[Ne me dites pas que c’est parce que la majorité des gens est incapable de vouloir la justice. La majorité des gens est capable de vouloir la justice, non seulement parce qu’ils ont un sens moral, mais en plus parce qu’elle est dans leur intérêt. Seuls ceux qui sont assez forts pour ne pas se faire arnaquer ou exploiter dans un monde injuste, peuvent dire que la justice n’est pas dans leur intérêt.]
Vous savez, on est tous les « plus forts » de quelqu’un. Mais prenons un exemple concret : il ne vous aura pas échappé qu’un nombre important d’enseignants envoie ses enfants dans des écoles privées, et un nombre lui aussi important truande la carte scolaire pour ne pas voir ses rejetons mélangés au « vulgum pecus ». A votre avis, ignorent-ils que cette solution est profondément « injuste » ? Est-ce que vous pensez qu’il serait « dans leur intérêt » d’y renoncer ?
[Alors, comment expliquez-vous qu’une majorité des gens dans notre pays soit disposés à vouloir la justice, et que pourtant ils ne s’unissent pas autour d’une ligne politique juste ?]
Mais d’où tirez-vous cette étrange idée qu’il y aurait une majorité de gens dans notre pays pour « vouloir la justice » ? Je pense que vous faites une erreur fondamentale sur l’espèce humaine…
[Pour moi, cela s’explique par deux causes : premièrement, les gens se font manipuler par les médias et un peu par l’État ; et deuxièmement, dans notre pays, les gens n’ont pas reçu à l’école une éducation qui les prépare à la citoyenneté, en les incitant à vouloir ce qui est juste, et en leur apprenant à voir ce qui est juste. Voilà donc mon explication. Et la vôtre ?]
La mienne, c’est que les gens, contrairement à ce que vous suggérez, ne recherchent pas à faire triompher la justice, mais se soucient prioritairement de leurs intérêts, de leurs intérêts de classe d’abord, de leurs intérêts individuels ou claniques ensuite. Et même s’ils déguisent ces intérêts en prétendant que ce qui leur convient est dans l’intérêt de tous, c’est parfaitement faux. A partir de là, le jeu des groupes politiques épouse les conflits ou les alliances des groupes qui voient dans ceux-ci un moyen de faire avancer leurs intérêts.
Les gens proclament vouloir la « justice », mais lorsqu’on commence à regarder ce que cela veut dire concrètement, on découvre qu’ils ne veulent pas du tout la même. Certains pensent que la priorité est de rétablir une promotion sociale fondée sur le mérite, alors que d’autres n’en veulent surtout pas, craignant que leurs rejetons n’aient pas le « mérite » suffisant pour se maintenir à leur niveau…
@ Descartes
[Désolé, mais je pense que vous avez très mal compris ce que dit Rawls.]
Pour vous répondre sur ce point qui touche, je l’avoue, à mon amour-propre, voilà ma vision des choses. Il y a dans les livres de Rawls une grande idée. Cette grande idée a ensuite plusieurs formulations possibles, certaines formulations étant plus simples et moins précises, d’autres étant plus précises mais plus compliquées. Je vous ai proposé une première formulation de cette idée, à mes yeux la plus simple et la moins précise. Cela ne voulait pas dire que je ne connaissais pas la formulation que vous m’avez opposée en l’attribuant à Rawls, et qui est plus précise et aussi un peu plus compliquée.
La grande idée de Rawls s’inscrit dans une tradition ancienne. Depuis deux ou trois millénaires, cette tradition nous dit de respecter cette règle : ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas qu’on te fasse à toi-même. La grande idée de Rawls, c’est que pour avoir des opinions politiques justes, il nous faut respecter cette règle dans nos opinions politiques. Si tu étais ouvrier, ou arabe, ou femme, tu ne voudrais pas de tel choix politique, car il aurait tels effets que tu juges indésirables sur les ouvriers, les arabes ou les femmes. Alors abstiens toi de vouloir ce choix, même si tu n’es pas un ouvrier, un arabe ou une femme. Evite de te dire : “je sais bien que je ne voudrais pas ce choix si j’étais à leur place, mais que m’importe, puisque je ne suis pas à leur place ?”.
Mais d’ailleurs, le formulation que vous attribuez à Rawls est-elle parfaitement la sienne ? Car qu’est-ce qui selon Rawls, fait partie de “la position d’un homme vis-a-vis d’un choix” ? Rawls a-t-il lui-même bien réussi à clarifier cela ? Et n’y a-t-il pas des critiques qu’on peut faire à la formulation de Rawls, même celle qui est exactement la sienne ? Critiques qui pourraient motiver de nouvelles formulations, encore plus satisfaisantes que celle de Rawls, et peut-être parfois plus compliquées ?
L’important est qu’il y ait derrière toutes ces formulations une même grande idée, qui mérite qu’on croie en elle. Quand on critique une formulation de cette idée, cela ne prouve pas que l’idée est mauvaise, mais seulement qu’il serait bon de corriger cette formulation de telle ou telle façon, pour obtenir une encore meilleure approximation de la vérité sur la justice.
[Vous savez, on est tous les « plus forts » de quelqu’un.]
Je crois que nous nous opposons profondément là dessus. Je suis d’accord pour dire avec vous que l’organisation de notre société est parfois injuste, que beaucoup réussissent à se protéger de ces injustices, et que parmi ces derniers, beaucoup s’accommodent des injustices, puisqu’ils ne font pas partie des “baisés”. Mais ces derniers n’ont-ils pas souvent des enfants et des petits enfants, qu’ils aiment ? S’ils veulent que leurs rejetons aussi soient protégés des injustices, le plus raisonnable pour eux n’est-il pas de vouloir qu’il y ait dans la société le moins possible de ces injustices qui pourraient bien, sait-on jamais, s’abattre sur leurs rejetons ?
Par ailleurs, quand vous voyez chez nos concitoyens de l’indifférence aux injustices, vous semblez croire que cette indifférence est naturelle, comme si elle faisait partie de la nature humaine. Mais parmi les traits de nos concitoyens, lesquels sont dus à la nature humaine, et lesquels viennent du fait que nos concitoyens sont manipulés par les médias et l’Etat, ou ont reçu à l’école telle éducation plutôt que telle autre ? L’Etat et les médias sont fortement influencés par la grande bourgeoisie : si bien que l’action des médias et de l’école, sont en grande partie déterminés par la grande bourgeoisie. Ainsi, cette indifférence de bon nombre de nos concitoyens à l’injustice, qui selon vous vient de la nature humaine, pourrait venir parfois de la volonté de la grande bourgeoisie. Et c’est la une marque du génie de la grande bourgeoisie, de faire passer pour naturel, même aux yeux de gens aussi avisés que vous, ce qui en vérité est le produit de sa seule volonté.
@ samuel
[« Désolé, mais je pense que vous avez très mal compris ce que dit Rawls. » Pour vous répondre sur ce point qui touche, je l’avoue, à mon amour-propre, voilà ma vision des choses.]
Croyez bien que je n’ai jamais eu l’intention de vous offenser, et si je l’ai fait, je vous présente mes excuses. Je pense simplement que la lecture que vous faites de Rawls est erronée, et l’erreur, cela peut arriver à tout le monde.
[Il y a dans les livres de Rawls une grande idée. Cette grande idée a ensuite plusieurs formulations possibles, certaines formulations étant plus simples et moins précises, d’autres étant plus précises mais plus compliquées. Je vous ai proposé une première formulation de cette idée, à mes yeux la plus simple et la moins précise. Cela ne voulait pas dire que je ne connaissais pas la formulation que vous m’avez opposée en l’attribuant à Rawls, et qui est plus précise et aussi un peu plus compliquée.]
Je ne crois pas que ce soit une question de « simplicité », mais que votre lecture trahit profondément l’idée de Rawls. Vous lui attribuez l’idée que le choix « juste » est celui qu’on continuerait à préférer si l’on « se mettait à la place de l’autre » (je vous cite : « Penser de manière juste, c’est préférer des choix politiques que vous préféreriez encore si vous étiez à la place des autres : préférer des choix que vous préféreriez encore si vous étiez une femme, ou si vous étiez homosexuel, noir ou arabe, ouvrier ou chômeur, vous qui êtes un homme hétérosexuel blanc, et qui avez un emploi de cadre ».). Or, rien ne vous prouve qu’une telle solution existe. Son existence dépend en fait de ce que les parties « préfèrent ». Prenez le cas d’un procès pour meurtre : la partie civile n’accepte pas un acquittement, l’accusé n’accepte pas une condamnation. A partir de là, aucune solution ne « reste préférable » si vous vous mettez à la place des uns et des autres. En fait, vous faites dire à Rawls qu’il existe TOUJOURS un choix acceptable par les deux parties. Or, ce n’est pas du tout ce que dit Rawls.
Ce que Rawls dit, c’est que la solution « juste » est celle que prendraient les personnes placées dans une « position originelle » qu’il décrit ainsi : « Personne ne connaît sa place dans la société, sa position de classe ou son statut social, non plus que personne ne connaît sa fortune dans la distribution des ressources naturelles et des capacités, son intelligence, sa force et autres choses similaires. Je vais même supposer que les parties ne connaissent pas leurs conceptions du bien ou de leurs penchants psychologiques particuliers. Les principes de justice sont choisis derrière un voile d’ignorance. »
La décision qui résulte d’une telle position peut ne pas être « la solution préférée » par aucune des parties. Je maintiens donc que vous faites erreur dans votre lecture de Rawls. Vous faites un lien entre la justice et les préférences des parties, qui n’est nulle part chez Rawls. Pour lui, la décision « juste » est celle élaborée par une intelligence, séparée de tout ce qui nous rend humains par le « voile d’ignorance ». La seule chose qu’elle sait, c’est que le choix qu’elle fait pourrait s’appliquer à elle-même.
[La grande idée de Rawls s’inscrit dans une tradition ancienne. Depuis deux ou trois millénaires, cette tradition nous dit de respecter cette règle : ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas qu’on te fasse à toi-même. La grande idée de Rawls, c’est que pour avoir des opinions politiques justes, il nous faut respecter cette règle dans nos opinions politiques. Si tu étais ouvrier, ou arabe, ou femme, tu ne voudrais pas de tel choix politique, car il aurait tels effets que tu juges indésirables sur les ouvriers, les arabes ou les femmes. Alors abstiens toi de vouloir ce choix, même si tu n’es pas un ouvrier, un arabe ou une femme. Evite de te dire : “je sais bien que je ne voudrais pas ce choix si j’étais à leur place, mais que m’importe, puisque je ne suis pas à leur place ?”.]
Je ne le crois pas, justement. L’idée de Rawls s’oppose diamétralement à celle que vous lui attribuez. L’application du principe que vous évoquez conduirait à paralyser toute décision. Parce que de la même manière qu’elle empêche de prendre une décision « que je ne voudrais pas si j’étais ouvrier, arabe ou femme », je ne pourrais pas non plus prendre une décision « que je ne voudrais pas si j’étais patron, gaulois ou homme ». Et en généralisant ce raisonnement, vous voyez bien qu’un choix ne devient possible que si elle est voulue par TOUTES les catégories imaginables en même temps.
Non, ce que Rawls dit n’est pas que le choix « juste » consiste à s’abstenir d’une décision « qu’on ne voudrait pas » si on appartenait à telle ou telle catégorie. Mais que le choix « juste » serait celui que ferait une intelligence qui ne saurait pas à quelle catégorie il appartient – et donc incapable d’anticiper l’effet du choix sur lui-même. La décision « juste » peut donc être une décision « que je ne voudrais pas » si j’appartenais à telle ou telle catégorie. Ce n’est pas du tout la même chose, c’est même le contraire.
Prenons un exemple concret : imaginons que le débat porte sur l’imposition d’un lourd impôt sur les biens de ceux dont la fortune dépasse le milliard d’euros. Pour vous, créer cet impôt serait une décision « injuste » – si j’étais Bolloré, je ne la voudrais certainement pas. Par contre, pour Rawls elle est parfaitement « juste » : une intelligence ne connaissant pas sa propre fortune estimerait à juste titre qu’elle a plus de probabilités de se trouver chez les pauvres que chez les riches…
[Mais d’ailleurs, le formulation que vous attribuez à Rawls est-elle parfaitement la sienne ? Car qu’est-ce qui selon Rawls, fait partie de “la position d’un homme vis-a-vis d’un choix” ? Rawls a-t-il lui-même bien réussi à clarifier cela ? Et n’y a-t-il pas des critiques qu’on peut faire à la formulation de Rawls, même celle qui est exactement la sienne ? Critiques qui pourraient motiver de nouvelles formulations, encore plus satisfaisantes que celle de Rawls, et peut-être parfois plus compliquées ?]
L’idée qu’on puisse formuler l’idée de Rawls mieux que Rawls lui-même me paraît logiquement suspecte. Si la formulation de Rawls laisse un trou, il me semble difficile de remplir ce trou sauf à trouver dans l’œuvre de Rawls une formulation qui le permette. Car sauf à lire rétrospectivement ses pensées, on ne sait pas comment il aurait lui-même complété une ambigüité. Pour éviter le risque qu’il y a à prendre sa propre interprétation comme vraie, j’ai recopié plus haut la formule de Rawls lui-même.
[L’important est qu’il y ait derrière toutes ces formulations une même grande idée, qui mérite qu’on croie en elle.]
Mais de quelle « grande idée » voulez-vous parler. Vous avez le droit de croire au principe « ne fait pas aux autres ce que tu n’aimerais pas qu’on te fasse », sans pour autant essayer de le mettre sous la plume de Rawls. J’ajoute que ce principe est très dangereux : pensez aux masochistes… si j’aime qu’on me torture, dois-je pour autant torturer les autres ?
[Quand on critique une formulation de cette idée, cela ne prouve pas que l’idée est mauvaise, mais seulement qu’il serait bon de corriger cette formulation de telle ou telle façon, pour obtenir une encore meilleure approximation de la vérité sur la justice.]
Mais de quelle « idée » parlez-vous. Je trouve l’idée de Rawls très bonne, seulement, ce n’est pas celle que vous invoquez…
[« Vous savez, on est tous les « plus forts » de quelqu’un. » Je crois que nous nous opposons profondément là-dessus. Je suis d’accord pour dire avec vous que l’organisation de notre société est parfois injuste, que beaucoup réussissent à se protéger de ces injustices, et que parmi ces derniers, beaucoup s’accommodent des injustices, puisqu’ils ne font pas partie des “baisés”.]
Pardon, mais nous ne pouvons pas être d’accord sur quelque chose que je n’ai jamais dite. Je n’ai pas dit que notre société soit « souvent injuste ». Notre société est FONDAMENTALEMENT injuste, parce qu’elle repose sur une injustice structurelle : celle qui fait que certains sont forcés de vendre leur force de travail pour vivre à un prix inférieur à la valeur qu’elle produit, et que d’autres peuvent empocher cette différence, et donc vivre sans vendre leur force de travail. Il faut bien distinguer les injustices qui relèvent des actes d’acteurs humains plus ou moins attentifs à l’éthique et à la morale, des injustices qui dérivent de cette injustice structurelle.
Par ailleurs, il ne s’agit pas de se « protéger » de ces injustices ou de les tolérer : il y en a surtout qui en PROFITENT. Autrement dit, très souvent on tolère ces injustices non parce qu’on ne fait pas partie des « baisés », mais parce qu’on fait partie des « baiseurs ».
[Mais ces derniers n’ont-ils pas souvent des enfants et des petits enfants, qu’ils aiment ? S’ils veulent que leurs rejetons aussi soient protégés des injustices, le plus raisonnable pour eux n’est-il pas de vouloir qu’il y ait dans la société le moins possible de ces injustices qui pourraient bien, sait-on jamais, s’abattre sur leurs rejetons ?]
Absolument pas. Le plus raisonnable, c’est de faire en sorte de prolonger et même aggraver les injustices, tout en s’assurant que vos rejetons soient dans le groupe des gens qui profitent d’elles. Et c’est ce que font la plupart des gens. Les classes intermédiaires ont cassé l’ascenseur social pour s’assurer que leurs enfants ne seraient pas concurrencés par ceux des couches populaires. Autrement dit, ils ont accentué les « injustices » tout en s’assurant que leurs enfants seraient parmi les « baiseurs » et non pas parmi les « baisés »…
[Par ailleurs, quand vous voyez chez nos concitoyens de l’indifférence aux injustices, vous semblez croire que cette indifférence est naturelle, comme si elle faisait partie de la nature humaine.]
Je ne me souviens pas d’avoir « vu » une quelconque « indifférence aux injustices » chez nos concitoyens. Au contraire, j’y vois une grande attention : ceux qui en bénéficient font tout ce qu’ils peuvent pour les maintenir et même les accentuer – et ils y arrivent assez efficacement. Ceux qui au contraire en sont victimes se sont battus, et ont échoué parce que le rapport des forces structurel n’était pas en leur faveur. Et dans cette bataille, ils ont bien compris que les partis dits « de gauche » jouaient en fait contre leur camp.
Par ailleurs, je le dis et le répète : je n’ai jamais rien attribué à la « nature humaine », en dehors de la tendance animale à chercher le plaisir et fuir la douleur.
[Mais parmi les traits de nos concitoyens, lesquels sont dus à la nature humaine, et lesquels viennent du fait que nos concitoyens sont manipulés par les médias et l’Etat, ou ont reçu à l’école telle éducation plutôt que telle autre ? L’Etat et les médias sont fortement influencés par la grande bourgeoisie : si bien que l’action des médias et de l’école, sont en grande partie déterminés par la grande bourgeoisie. Ainsi, cette indifférence de bon nombre de nos concitoyens à l’injustice, qui selon vous vient de la nature humaine, pourrait venir parfois de la volonté de la grande bourgeoisie.]
Votre argumentation est circulaire. La « grande bourgeoisie » n’existe pas de tout temps. Quand elle est apparue, elle ne contrôlait pas les médias, elle ne contrôlait pas l’éducation. Comment est-elle arrivée à la position qu’elle détient aujourd’hui ? Comment est-elle arrivée à faire accepter sa vision du monde, alors qu’elle ne contrôlait rien ?
Si la bourgeoisie a pu s’imposer comme classe dominante, c’est qu’elle fut « la première, a fait voir ce dont est capable l’activité humaine. Elle a créé de tout autres merveilles que les pyramides d’Egypte, les aqueducs romains, les cathédrales gothiques ; elle a mené à bien de tout autres expéditions que les invasions et les croisades ». Elle portait un mode de production qui a massivement amélioré la qualité de vie, non seulement la sienne, mais aussi celle des autres classes. Ce mode de production est, il est vrai, fondamentalement « injuste ». Mais que préféreriez-vous ? Vivre dans le communisme primitif, avant l’invention de la propriété privée, quand nous étions tous égaux et pauvres, ou bien dans un capitalisme avancé, où nous sommes injustement inégaux, mais beaucoup plus riches ? La plupart des gens choisiront la deuxième solution. Et cela n’a rien à voir avec la « nature humaine », c’est une pure question d’intérêt.
Vous semblez faire de la « justice » l’alpha et l’oméga de votre réflexion politique. Mais dites-vous bien que la plupart des gens s’accommoderont bien mieux d’une société « injuste » qui satisfait leurs besoins et leurs désirs plutôt qu’une société « juste » qui ne le ferait pas.
[Et c’est la une marque du génie de la grande bourgeoisie, de faire passer pour naturel, même aux yeux de gens aussi avisés que vous, ce qui en vérité est le produit de sa seule volonté.]
Encore une fois, je ne comprends pas très bien pourquoi vous m’attribuez cet attachement à la « nature humaine », formule que je n’ai jamais utilisée. Je ne cherche pas d’explications dans la « nature », je la cherche dans « l’intérêt »…
@ Descartes
Tout d’abord merci d’avoir pris le temps de me répondre.
Au sujet de Rawls…
Ce qui caractérise une formulation parfaitement précise, c’est qu’un robot pourrait l’appliquer. Alors que ce qui caractérise une formulation plus simple et imprécise, c’est qu’elle sollicite l’intelligence de celui à qui elle s’adresse, qui doit réussir à comprendre ce que vous vouliez dire par cette formulation, même si vous ne l’avez pas parfaitement précisément dit. Votre exemple sur Bolloré illustre cela. Je vous cite : “imaginons que le débat porte sur l’imposition d’un lourd impôt sur les biens de ceux dont la fortune dépasse le milliard d’euros. Pour vous, créer cet impôt serait une décision injuste : si j’étais Bolloré, je ne la voudrais certainement pas.” Quand je dis à mon interlocuteur : “efforce toi de vouloir des choix politiques que tu pourrais encore vouloir si tu étais à la place des autres”, cela ne veut pas dire vouloir des choix que tu voudrais encore si tu étais un milliardaire égoïste. Si mon interlocuteur me dit qu’il a compris cela, je me dirai qu’il fait du mauvais esprit, ou alors qu’il n’est pas assez intelligent pour comprendre ce que je voulais dire : il applique ce que je dis comme un robot. Et croyez bien que je suis loin de vous prendre pour un robot stupide : vous êtes parfaitement capable de comprendre ce que vos interlocuteurs veulent dire, même si ce n’est pas précisément ce qu’ils disent.
Mais s’il est bon de pouvoir exprimer ses idées de manière plus simple et imprécise, il est bon aussi d’avoir en tête une version plus précise de ces mêmes idées. Réussir à exprimer ses idées de telle sorte que même le plus stupide des robots – ou le plus malicieux des plaisantins -, ne puisse interpréter nos propos de travers, c’est atteindre une parfaite précision, et c’est quelque chose qu’il faut rechercher aussi. Je vous dirais même que ce sont les formulations les plus précises que je préfère, même si elles peuvent rendre nos propos plus lourds. C’est pourquoi une des formulations de l’idée de Rawls que je préfère est : “efforce toi de préférer des choix politiques que tu préférerais encore si tu ignorais totalement quelle sera ta situation dans la société à partir de demain”. Peut-être avez-vous remarqué qu’il me semble préférable d’ignorer sa situation à partir de demain plutôt que, comme chez Rawls, sa situation des maintenant. Il y a à mes yeux de multiples variantes de la formulation de Rawls, qui toutes peuvent être motivées par des objections qu’on peut faire à la version exacte de Rawls, mais c’est une longue histoire…
Au sujet de la relation de nos concitoyens à la justice et aux injustices…
Si je suis un lecteur occasionnel, mais de longue date, de votre blog, c’est aussi parce que je partage souvent votre avis. Je crois avoir compris que vous seriez plutôt favorable au genre de choix politiques auxquels je suis favorable, et qui seraient pour moi bien plus justes que ceux que font nos dirigeants depuis 40 ans. Vous voudriez que notre pays fasse du protectionnisme ou des dévaluations pour équilibrer son commerce et protéger son industrie. Si notre pays faisait cela, il pourrait obtenir trois choses : une industrie en meilleure santé ; grâce a une relance, un retour au plein emploi, qui profiterait au chômeurs et précaires, mais qui ferait aussi rentrer beaucoup d’argent dans les caisses de l’Etat, grâce a quoi l’Etat pourrait mieux remplir ses missions, et par exemple baisser les charges sur les bas salaires tout en augmentant le SMIC ; enfin, notre pays n’aurait plus a tout sacrifier pour baisser au maximum les couts de production en France, afin que les entreprises ne meurent pas par manque de compétitivité par rapport au reste du monde. Nous pourrions ainsi faire toutes sortes de choses qui augmentent les couts de production, mais qui sont au service de l’intérêt général, comme une hausse des salaires, des ambiances de travail qui ne stressent pas trop les gens, des impôts pour financer des actions de l’Etat, des contraintes sur les entreprises pour les obliger a ne pas trop se concentrer dans les grandes villes, dans le cadre d’une véritable politique d’aménagement du territoire, grâce a laquelle les gens auraient de bien meilleures possibilités de se loger correctement pour pas trop cher…
Bref, là ou je voulais en venir, c’est que vous seriez favorable a des choix politiques de ce genre, qui seraient bien plus en faveur de l’interet general, du bien commun, qui rendraient notre societe plus juste. Vous dites aussi, si je vous ai compris, qu’une telle politique serait dans l’interet des plus modestes, et qu’elle irait contre l’interet d’une minorité des plus riches. Jusque la je vous suis, mais la où peut-etre nous divergeons, c’est sur les couches moyennes. Selon vous, un tel programme politique, qui rendrait notre societe plus juste, serait rejeté par les couches moyennes, car il irait contre leur interet et celui de leurs rejetons, et car elles se fichent pas mal de la justice. Je dis au contraire qu’un tel programme serait dans l’interet des couches moyennes, ou de leurs rejetons, et qu’elles ont tout de meme une disposition a vouloir ce qui est juste. Dans l’ensemble, les couches moyennes aussi se font broyer par les politiques de nos dirigeants depuis 40 ans, ou voient leurs rejetons se faire broyer par ces politiques, meme si c’est peut-etre dans une moindre mesure que les couches modestes. De plus, l’indifference aux nuisances que provoquent ces politiques sur les plus modestes, que vous percevez dans ces couches moyennes, vient en grande partie du fait qu’elles sont manipulees par les medias, l’Etat, l’ecole qui a participe a leur education. Cela offre des possibilites a qui voudrait rallier les couches moyennes a une politique plus juste : il est possible de les convaincre qu’elles aussi, ou leurs rejetons, se font avoir par les politiques actuelles, et il est possible de s’adresser a leur disposition a ne pas faire aux autres ce qu’elles ne voudraient pas qu’on leur fasse a elles-memes, c’est a dire a leur sens moral.
@ samuel
[Ce qui caractérise une formulation parfaitement précise, c’est qu’un robot pourrait l’appliquer. Alors que ce qui caractérise une formulation plus simple et imprécise, c’est qu’elle sollicite l’intelligence de celui à qui elle s’adresse, qui doit réussir à comprendre ce que vous vouliez dire par cette formulation, même si vous ne l’avez pas parfaitement précisément dit.]
« Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ». Je n’ai d’autre religion.
Je ne partage pas du tout votre constatation. Ce qui caractérise une formulation « plus simple et imprécise », c’est qu’elle permet d’inclure ou d’exclure de la catégorie définie ce qui vous arrange… le problème, c’est que cela donne des théories « gazeuses », parce qu’on ne peut établir des liens certains entre des concepts qui sont vagues…
[Votre exemple sur Bolloré illustre cela. Je vous cite : “imaginons que le débat porte sur l’imposition d’un lourd impôt sur les biens de ceux dont la fortune dépasse le milliard d’euros. Pour vous, créer cet impôt serait une décision injuste : si j’étais Bolloré, je ne la voudrais certainement pas.” Quand je dis à mon interlocuteur : “efforce toi de vouloir des choix politiques que tu pourrais encore vouloir si tu étais à la place des autres”, cela ne veut pas dire vouloir des choix que tu voudrais encore si tu étais un milliardaire égoïste.]
Voyons si je comprends bien : quand vous dites « efforce toi de vouloir des choix politiques que tu pourrais encore vouloir si tu étais à la place des autres », les « autres » s’entendent à l’exclusion des « milliardaires égoistes », et plus généralement, des gens qui ne pensentpas comme vous. Autrement dit, pour vous le raisonnement « juste » est celui d’un homme qui raisonnerait comme vous. C’est fort commode, je le conçois, mais pas très sérieux.
[Mais s’il est bon de pouvoir exprimer ses idées de manière plus simple et imprécise, il est bon aussi d’avoir en tête une version plus précise de ces mêmes idées.]
Surtout, cela permet d’éviter de faire ce que vous faites plus haut, c’est-à-dire, déguiser un raisonnement ad hoc derrière un principe général. Ici, vous utilisez une vague référence à Rawls pour légitimer une position qui est finalement que ce qui est « juste » est ce que vous estimez « juste ».
[C’est pourquoi une des formulations de l’idée de Rawls que je préfère est : “efforce toi de préférer des choix politiques que tu préférerais encore si tu ignorais totalement quelle sera ta situation dans la société à partir de demain”.]
Je vous le répète : ici vous ne « formulez » pas l’idée de Rawls, vous formulez votre propre idée et vous prétendez que c’est l’idée de Rawls. Comme je vous l’ai expliqué dans mon commentaire précédent, Rawls dit exactement le contraire.
[Vous voudriez que notre pays fasse du protectionnisme ou des dévaluations pour équilibrer son commerce et protéger son industrie. Si notre pays faisait cela, il pourrait obtenir trois choses : une industrie en meilleure santé ; grâce à une relance, un retour au plein emploi, qui profiterait au chômeurs et précaires, mais qui ferait aussi rentrer beaucoup d’argent dans les caisses de l’Etat, grâce à quoi l’Etat pourrait mieux remplir ses missions, et par exemple baisser les charges sur les bas salaires tout en augmentant le SMIC ;]
Vous mélangez un peu tout. Que de l’argent rentre dans les caisses de l’Etat ne permet pas d’augmenter le SMIC – je vous rappelle que les salaires sont, dans leur grande majorité, payés par des acteurs privés, et non par les « caisses de l’Etat ».
[enfin, notre pays n’aurait plus a tout sacrifier pour baisser au maximum les couts de production en France, afin que les entreprises ne meurent pas par manque de compétitivité par rapport au reste du monde. Nous pourrions ainsi faire toutes sortes de choses qui augmentent les couts de production, mais qui sont au service de l’intérêt général, comme une hausse des salaires, des ambiances de travail qui ne stressent pas trop les gens, des impôts pour financer des actions de l’Etat, des contraintes sur les entreprises pour les obliger a ne pas trop se concentrer dans les grandes villes, dans le cadre d’une véritable politique d’aménagement du territoire, grâce a laquelle les gens auraient de bien meilleures possibilités de se loger correctement pour pas trop cher…]
Non, non, non et non. D’abord, il ne faut pas confondre « protectionnisme » et « autarcie ». L’autarcie est un rêve impossible – et ruineux. La division du travail apporte un bénéfice en termes de productivité, et si chacun s’amusait à tout produire chez lui le cout des biens deviendrait prohibitif.
Mais surtout, votre raisonnement est incomplet : si vous faites « des choses qui augmentent le coût de production », alors il faudra consommer moins. Parce que le coût de production d’un bien traduit le temps qu’il vous faut vous-même travailler pour pouvoir l’acheter. Si, par exemple, j’augmente les salaires, dans une économie fermée cette augmentation se traduira dans les prix, et le le pouvoir d’achat restera donc le même. Si j’augmente les impôts, si j’introduis des contraintes sur les entreprises, j’augmente le coût de production et donc le prix du bien produit.
On ne le répétera pas assez : la SEULE manière historiquement d’améliorer le niveau de vie, c’est d’augmenter la PRODUCTIVITE.
[Bref, là ou je voulais en venir, c’est que vous seriez favorable a des choix politiques de ce genre, qui seraient bien plus en faveur de l’intérêt général, du bien commun, qui rendraient notre société plus juste.]
Je ne pense pas. Pour ne donner qu’un exemple, je ne suis pas pour « l’augmentation des salaires » EN GENERAL. Il y a dans notre société des gens qui sont déjà très raisonnablement payés pour ce qu’ils font. Faire des « choix politiques » implique de savoir qui sont les gagnants et qui sont les perdants. Il n’y a pas de choix qui fasse plaisir à tout le monde.
[Vous dites aussi, si je vous ai compris, qu’une telle politique serait dans l’intérêt des plus modestes, et qu’elle irait contre l’intérêt d’une minorité des plus riches. Jusque-là je vous suis, mais là où peut-être nous divergeons, c’est sur les couches moyennes. Selon vous, un tel programme politique, qui rendrait notre société plus juste, serait rejeté par les couches moyennes, car il irait contre leur intérêt et celui de leurs rejetons, et car elles se fichent pas mal de la justice.]
Tout à fait. Et je pense que les preuves empiriques disponibles valident ce point de vue. Regardez ce que votent les couches intermédiaires, regardez quelle est l’idéologie qu’elles fabriquent, regardez comment elles agissent en permanence pour défendre leurs privilèges…
[Je dis au contraire qu’un tel programme serait dans l’intérêt des couches moyennes, ou de leurs rejetons, et qu’elles ont tout de même une disposition à vouloir ce qui est juste.]
Et d’où leur vient cette « disposition » ? Ne me dites pas qu’il y a une « nature humaine » chez les classes intermédiaires qui les prédispose à « vouloir ce qui est juste »…
[Dans l’ensemble, les couches moyennes aussi se font broyer par les politiques de nos dirigeants depuis 40 ans, ou voient leurs rejetons se faire broyer par ces politiques, même si c’est peut-être dans une moindre mesure que les couches modestes.]
Pourriez-vous donner quelques exemples de ce « broyage » ? Parce que personnellement je ne vois pas le niveau de vie des classes intermédiaires baisser. Jamais comme aujourd’hui les classes intermédiaires n’ont eu autant accès aux voyages, aux loisirs, à l’équipement. Elles peuvent même massivement payer à leurs rejetons des écoles privées. Lorsque j’étais étudiant dans une grande école en banlieue parisienne, rares étaient les élèves qui avaient une voiture. Revenu sur place trente ans plus tard, les parkings sont pleins.
[De plus, l’indifférence aux nuisances que provoquent ces politiques sur les plus modestes, que vous percevez dans ces couches moyennes, vient en grande partie du fait qu’elles sont manipulées par les médias, l’Etat, l’école qui a participé à leur éducation.]
J’aimerais savoir sur quoi vous vous appuyez pour tirer cette conclusion. Pouvez-vous décrire CONCRETEMENT en quoi consiste cette « manipulation » ? On peut difficilement reprocher aux « medias » de dissimuler les « nuisances que provoquent ces politiques sur les plus modestes ». La désindustrialisation, la fermeture d’usines, tout cela est largement relayé par les médias. On nous parle en permanence des SDF – souvenez vous de la médiatisation des campements il y a quelques années – et les restos du cœur bénéficient du parrainage de tout ceux qui comptent dans le paysage médiatique. Et pourtant, on ne voit pas les « classes intermédiaires » se départir de leurs positions…
[Cela offre des possibilites a qui voudrait rallier les couches moyennes a une politique plus juste : il est possible de les convaincre qu’elles aussi, ou leurs rejetons, se font avoir par les politiques actuelles,]
Elles en sont convaincues. Mais leur réflexe, c’est d’infléchir les politiques à leur avantage, y compris lorsque cela renforce les injustices. Pourquoi se soucieraient-elles des couches populaires ?
[et il est possible de s’adresser a leur disposition a ne pas faire aux autres ce qu’elles ne voudraient pas qu’on leur fasse a elles-memes, c’est a dire a leur sens moral.]
Et puisqu’on y est, pourquoi faire la même chose avec la bourgeoisie ? Pourquoi pensez vous que Bolloré aurait moins de « sens moral » qu’un membre des « classes intermédiaires » ?
@ Descartes
Cher Descartes, dans notre discussion sur Rawls et la justice, je crois sincèrement que je n’ai pas réussi à me faire comprendre par vous. C’est pourquoi je vais encore faire une tentative.
Imaginez que j’ai en tête une formulation précise de mon idée. Par exemple, j’ai en tête que pour avoir des opinions politiques justes, il nous faut “préférer des choix que nous préférerions encore si nous ignorions totalement quelle sera notre situation dans la société à partir de demain.” Mais voila que dans le contexte de telle ou telle discussion, je souhaite exprimer mon idée sous une forme qui me semble plus simple, plus intuitive, bien que moins précise. Je dis à mon interlocuteur que pour avoir des opinions justes, il nous faut “préférer des choix que nous préférerions encore si nous étions à la place des autres”. C’est donc là ce que j’ai dit à mon interlocuteur, mais ce que je voulais dire par là, plus précisément, c’est ce que j’aurais dit si j’avais formulé mon idée sous la forme plus précise que j’ai en tête. Si alors mon interlocuteur me dit qu’il a compris que selon moi, il nous faut avoir les opinions d’un milliardaire égoïste pour être juste, je croirai que mon interlocuteur n’a pas compris ce que je voulais dire. Car si nous voulons des choix que nous voudrions encore si nous ignorions totalement quelle sera notre situation à partir de demain, nous ne pourrons pas vouloir ce que veut une volonté égoïste et convaincue d’être celle d’un milliardaire. Il n’y a dans mon attitude aucun charlatanisme.
Mais imaginez en plus que cette idée que j’ai en tête sous une forme plus précise, et que j’ai exprimée sous une forme moins précise, je suis convaincu que c’est une lecture de Rawls qui m’a permis de l’avoir. Je crois devoir à Rawls cette idée. De plus, après avoir réfléchi sur cette idée, je suis convaincu que dans le fond, si cette idée est si vraie, si puissante, c’est parce qu’elle nous dit que pour être justes dans nos opinions politiques, il nous faut respecter dans nos opinions la règle d’or. Ce qu’on appelle dans la tradition occidentale la règle d’or, c’est la règle qui nous demande de ne pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu’on nous fasse a nous-mêmes. On la trouve exprimée, sous sa forme exacte ou sous la forme d’une variante, depuis parfois deux ou trois millénaires, dans les sagesses de nombreuses civilisations différentes. Voila donc que je dis à mon interlocuteur que je n’ai pas inventé tout seul cette idée, car c’est l’idée de Rawls à la base, et non la mienne ; et même, avant d’être l’idée de Rawls, c’est une idée qu’on trouve exprimée dans de nombreuses civilisations, sous la forme de la règle d’or ou de l’une de ses variantes. A nouveau, je ne crois pas qu’en disant ces choses, cela fait de moi un charlatan. Quand vous devez une idée a quelqu’un, il est plus honnête de ne pas faire comme si vous l’aviez inventée tout seul.
@ samuel
[Cher Descartes, dans notre discussion sur Rawls et la justice, je crois sincèrement que je n’ai pas réussi à me faire comprendre par vous. C’est pourquoi je vais encore faire une tentative.]
Peut-être que la discussion serait plus fructueuse si au lieu de répéter votre position vous essayiez de comprendre la mienne. La question ici n’est pas celle de vos opinions. Vous avez le droit de penser ce que vous voulez, et de proposer la définition de « justice » qui vous va le mieux. Ce que vous n’avez pas le droit de faire, c’est de prétendre que votre position reprend celle de Rawls – avec l’autorité intellectuelle de cet auteur – alors que ce n’est clairement pas le cas.
[Imaginez que j’ai en tête une formulation précise de mon idée. Par exemple, j’ai en tête que pour avoir des opinions politiques justes, il nous faut “préférer des choix que nous préférerions encore si nous ignorions totalement quelle sera notre situation dans la société à partir de demain.” Mais voila que dans le contexte de telle ou telle discussion, je souhaite exprimer mon idée sous une forme qui me semble plus simple, plus intuitive, bien que moins précise. Je dis à mon interlocuteur que pour avoir des opinions justes, il nous faut “préférer des choix que nous préférerions encore si nous étions à la place des autres”.]
Ce que vous ne voulez pas admettre, c’est que votre deuxième formulation n’est pas une simple reformulation de la première – qui d’ailleurs n’est pas celle de Rawls : pour lui « voile d’ignorance » ne s’étend pas simplement sur le FUTUR, mais aussi sur le passé et le présent – en « plus simple, plus intuitif, moins précis », mais qu’elle dit quelque chose de très différent. La personne qui ne sait pas quelle est sa situation future cherche une solution de COMPROMIS – qui peut ne pas être la solution préférée par tous, alors que la personne qui cherche « la solution qu’elle préférerait toujours si elle était à la place de l’autre » cherche à trouver une solution qui serait la préférée par tous quelque soit leur situation. La première solution existe toujours, alors que la seconde n’existe généralement pas. A la rigueur, les deux formules convergeraient si vous remplaciez « préférée » par « acceptable ».
[Car si nous voulons des choix que nous voudrions encore si nous ignorions totalement quelle sera notre situation à partir de demain, nous ne pourrons pas vouloir ce que veut une volonté égoïste et convaincue d’être celle d’un milliardaire. Il n’y a dans mon attitude aucun charlatanisme.]
D’abord, ici vous avez changé les mots, et avec eux le sens de la phrase. Vous parlez des choix « que nous voudrions », alors que plus haut vous parliez des choix « que nous préférerions ». Et ce n’est pas du tout la même chose. On peut « vouloir » plusieurs choses, mais on ne peut « préférer » qu’une seule. Mais maintenant sur le fond : il est clair que la solution que « préférerait » Bolloré et celle que je « préfèrerait » moi-même à ma place en rapport avec un impôt sur les grandes fortunes ne pourront jamais coïncider. L’attitude qui consiste pour moi à « préférer des choix que nous préférerions encore si nous étions à la place des autres » – ici, de Bolloré – est donc parfaitement vaine. Ces « choix » qui restent préférables quelle que soit votre situation n’existent pas. C’est là où la logique de Rawls est fondamentalement différente de la votre : le raisonnement de Rawls aboutit non pas à la solution qui « préférable pour tous », mais à une solution ACCEPTABLE pour tous.
[Mais imaginez en plus que cette idée que j’ai en tête sous une forme plus précise, et que j’ai exprimée sous une forme moins précise, je suis convaincu que c’est une lecture de Rawls qui m’a permis de l’avoir. Je crois devoir à Rawls cette idée.]
Que vous ayez eu cette idée après avoir lu Rawls, c’est bien possible. Mais il y a toujours la possibilité que vous ayez mal compris Rawls, et c’est pourquoi vous ne pouvez pas la lui attribuer sans prendre quelques précautions.
[De plus, après avoir réfléchi sur cette idée, je suis convaincu que dans le fond, si cette idée est si vraie, si puissante, c’est parce qu’elle nous dit que pour être justes dans nos opinions politiques, il nous faut respecter dans nos opinions la règle d’or. Ce qu’on appelle dans la tradition occidentale la règle d’or, c’est la règle qui nous demande de ne pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu’on nous fasse à nous-mêmes.]
Je vous l’ai déjà dit, cette « règle d’or » ne résiste pas l’examen logique, parce qu’elle fait de ce que nous faisons aux autres une question de pure subjectivité. Le fait que je sois masochiste ne me donne pas le droit de torturer les autres.
[On la trouve exprimée, sous sa forme exacte ou sous la forme d’une variante, depuis parfois deux ou trois millénaires, dans les sagesses de nombreuses civilisations différentes.]
Vous savez, ce n’est pas parce qu’on répète quelque chose partout depuis deux ou trois millénaires que c’est vrai. Pendant des millénaires ont nous a répété que les rois étaient investis par les dieux, et que le peuple ne pouvait prétendre à les remplacer.
@ Descartes
[Je vous l’ai déjà dit, cette « règle d’or » ne résiste pas l’examen logique, parce qu’elle fait de ce que nous faisons aux autres une question de pure subjectivité. Le fait que je sois masochiste ne me donne pas le droit de torturer les autres.]
Si quelqu’un affirme que la règle d’or est la seule règle qu’il faut respecter pour être juste, vous aurez raison de lui dire que son affirmation pose problème, parce que dans ce cas là, un masochiste qui torture les gens étant quelqu’un qui respecte la règle d’or, il faudra le considérer comme un homme juste. Toutefois, lorsque les vérités sur la morale viennent frapper à la porte de l’esprit des hommes, comment se présentent-elles d’abord à eux ? Est-ce sous la forme de livres de 500 pages, comme la Theorie de la justice de Rawls ? Ou est-ce sous la forme de simples petites phrases, comme celle qui nous demande de ne pas faire aux autres ce que nous ne souhaitons pas qu’on nous fasse a nous-mêmes ? C’est nécessairement dans de simples petites phrases comme celles-là, que la vérité vient d’abord se présenter à nous. Mais vue la simplicité de ces petites phrases, il est nécessaire aussi qu’elles soient imprécises, c’est-à-dire que leur examen logique nous conduise à conclure qu’elles ne sont pas parfaitement vraies : ce sont des approximations imparfaites de la vérité. L’examen logique de notre petite phrase de départ nous conduira alors à proposer une manière de la corriger, pour obtenir une nouvelle affirmation qui sera une meilleure approximation de la vérité, mais à nouveau, un examen logique de cette nouvelle affirmation pourra nous conduire à lui trouver un autre défaut, qui pourra motiver une nouvelle correction, etc… Ainsi d’une certaine façon, l’affirmation que vous avez soumise à un examen logique résiste à cet examen, car cet examen ne prouve pas que l’affirmation est entièrement fausse, et devrait entièrement être rejetée : il ne “tue” pas l’affirmation. L’examen prouve seulement qu’il faut la corriger, et ainsi la transformer en une meilleure approximation de la vérité : “la rendre plus forte”. Votre interlocuteur vous aura dit qu’un homme juste, c’est un homme qui respecte la règle d’or. Vous lui aurez répondu qu’un masochiste qui torture les gens respecte la règle d’or. Votre interlocuteur corrigera alors son affirmation, pour vous proposer une nouvelle réponse a la question : qu’est-ce qu’un homme juste ? Par exemple, il vous dira maintenant qu’un homme juste, c’est un homme qui respecte non seulement la règle d’or, mais aussi une règle de décence, qu’on pourrait formuler ainsi : ne fais pas ce qu’une conscience digne de ce nom t’interdirait de faire. Cette fois, le masochiste qui torture les gens n’est plus conforme à cette nouvelle caractérisation de l’homme juste, car il ne respecte pas la règle de décence, car s’il avait une conscience digne de ce nom, celle-ci lui interdirait de torturer les gens. Mais d’autres personnes pourraient intervenir dans la discussion, pour montrer que cette nouvelle caractérisation de l’homme juste a encore certains défauts, ce qui motivera encore de nouvelles modifications de cette caractérisation. A la fin d’un long processus, nos interlocuteurs aboutiront sur une caractérisation très précise de l’homme juste, et très robuste, au sens où même après qu’un temps long se soit écoulé, personne n’aura réussi a trouver un nouveau défaut en elle. Cette caractérisation aura tout de même un inconvénient : elle sera beaucoup plus compliquée que la caractérisation d’où ils étaient partis. Un enfant viendra alors les voir, pour leur demander ce qu’est un homme juste, et ils estimeront que la caractérisation sur laquelle ils ont abouti serait une réponse trop compliquée a sa question. Ils lui diront donc : dans une première approximation, tu peux te dire qu’un homme juste, c’est quelqu’un qui respecte la règle d’or. La règle d’or toute seule n’est pas la caractérisation sur laquelle ils ont abouti, mais c’est la phrase d’où ils sont partis, c’est dans cette phrase que la vérité est d’abord venue se présenter a eux : l’enfant ne sera-t-il donc pas disposé à reconnaitre dans cette phrase simple la présence de la vérité, et n’aurait-il pas eu plus de peine a sentir la vérité de la caractérisation plus compliquée sur laquelle ils ont abouti, lui qui ne connait pas le long processus de discussion qui a conduit de la première a la seconde ? Mais voila que le bloggueur Descartes interviendra, pour expliquer que lorsqu’on raconte à cet enfant qu’un homme juste, c’est un homme qui respecte la règle d’or, on lui raconte des fariboles qui ne résistent pas a l’examen, et qui ne valent pas mieux que des contes de grands-mères…
@ samuel
[« Je vous l’ai déjà dit, cette « règle d’or » ne résiste pas l’examen logique, parce qu’elle fait de ce que nous faisons aux autres une question de pure subjectivité. Le fait que je sois masochiste ne me donne pas le droit de torturer les autres. » Si quelqu’un affirme que la règle d’or est la seule règle qu’il faut respecter pour être juste, vous aurez raison de lui dire que son affirmation pose problème, parce que dans ce cas-là, un masochiste qui torture les gens étant quelqu’un qui respecte la règle d’or, il faudra le considérer comme un homme juste.]
Alors il faut que vous m’expliquiez ce que vous entendez par « règle d’or ». Ce terme désigne en général une règle d’ordre supérieur, qui s’impose à toutes les autres.
[Toutefois, lorsque les vérités sur la morale viennent frapper à la porte de l’esprit des hommes, comment se présentent-elles d’abord à eux ?]
Mais c’est quoi une « vérité sur la morale » ? Et comment en arrive-t-elle à « frapper à la porte de l’esprit des hommes » ? Vous parlez comme si « les vérités sur la morale » avaient une existence autonome, indépendante de l’esprit humain, et qu’elles venaient d’un extérieur indéfini « frapper à la porte de l’esprit des hommes ». Mais ce n’est pas ainsi que les choses se passent. La morale est un ensemble de règles créées par l’esprit des hommes.
[Est-ce sous la forme de livres de 500 pages, comme la Theorie de la justice de Rawls ?]
La « théorie de la justice » de Rawls n’a rien à voir avec la MORALE. Tout ce qui est « juste » n’est pas nécessairement « bon », et tout ce qui est « injuste » n’est pas nécessairement « mauvais »…
[Ou est-ce sous la forme de simples petites phrases, comme celle qui nous demande de ne pas faire aux autres ce que nous ne souhaitons pas qu’on nous fasse a nous-mêmes ? C’est nécessairement dans de simples petites phrases comme celles-là, que la vérité vient d’abord se présenter à nous.]
D’où tirez-vous ça ? J’aurais plutôt tendance à penser l’inverse : les « petites phrases » servent en général à résumer de grands écrits, et elles en sont souvent l’extrait. Les dix commandements sont un extrait du livre de l’Exode – qui est lui-même le deuxième livre du pentateuque. La « petite phrase » que vous invoquez (« ne fais pas aux autres ce que tu n’aimerais pas qu’on te fasse ») est elle-même un extrait du livre de Tobie (4:15).
[Mais vue la simplicité de ces petites phrases, il est nécessaire aussi qu’elles soient imprécises, c’est-à-dire que leur examen logique nous conduise à conclure qu’elles ne sont pas parfaitement vraies : ce sont des approximations imparfaites de la vérité.]
Une « petite phrase » peut aussi dire le contraire de ce que dit un livre, ou bien n’avoir aucun rapport avec lui. Ici, la question n’était pas que votre phrase était une « approximation imparfaite » de Rawls, mais qu’elle disait le contraire de ce que dit Rawls.
[Votre interlocuteur vous aura dit qu’un homme juste, c’est un homme qui respecte la règle d’or. Vous lui aurez répondu qu’un masochiste qui torture les gens respecte la règle d’or. Votre interlocuteur corrigera alors son affirmation, pour vous proposer une nouvelle réponse a la question : qu’est-ce qu’un homme juste ? Par exemple, il vous dira maintenant qu’un homme juste, c’est un homme qui respecte non seulement la règle d’or, mais aussi une règle de décence, qu’on pourrait formuler ainsi : ne fais pas ce qu’une conscience digne de ce nom t’interdirait de faire.]
Question : et qu’est ce que c’est une « conscience digne de ce nom » ? Réponse : une conscience qui pense comme moi. C’est finalement extrêmement commode, votre « règle de décence », puisqu’elle aboutit finalement à faire de vos opinions, de vos perceptions, de vos préjugés un universel.
Vous butez toujours sur le même problème : à l’heure de définir la « justice » ou la « décence », vous vous cachez derrière un « esprit digne de ce nom », qui au fond est le votre. Autrement dit, vous vous accordez finalement le droit ultime de décider ce qui est « juste » ou « décent », et ce qui ne l’est pas. C’est la démarche opposée à celle de Rawls, qui voulait justement détacher la définition de « justice » des perceptions subjectives, en la projetant sur un individu abstrait détaché non seulement de tout intérêt, mais de toute mémoire.
[Cette fois, le masochiste qui torture les gens n’est plus conforme à cette nouvelle caractérisation de l’homme juste, car il ne respecte pas la règle de décence, car s’il avait une conscience digne de ce nom, celle-ci lui interdirait de torturer les gens.]
Pourquoi ? Comment savez-vous ce qu’une « conscience digne de ce nom » dirait sur la question ? Peut-être qu’une « conscience digne de ce nom » approuverait la torture comme « juste » ?
[Ils lui diront donc : dans une première approximation, tu peux te dire qu’un homme juste, c’est quelqu’un qui respecte la règle d’or. La règle d’or toute seule n’est pas la caractérisation sur laquelle ils ont abouti, mais c’est la phrase d’où ils sont partis, c’est dans cette phrase que la vérité est d’abord venue se présenter a eux : l’enfant ne sera-t-il donc pas disposé à reconnaitre dans cette phrase simple la présence de la vérité, et n’aurait-il pas eu plus de peine a sentir la vérité de la caractérisation plus compliquée sur laquelle ils ont abouti, lui qui ne connait pas le long processus de discussion qui a conduit de la première a la seconde ?]
Mais l’enfant masochiste, à qui on aura dit qu’un homme juste est celui qui respecte la « règle d’or » ira torturer son petit camarade, en ayant bonne conscience d’être un homme juste. Autrement dit, toute la discussion que vous décrivez ne lui aura servi à rien.
[Mais voilà que le blogueur Descartes interviendra, pour expliquer que lorsqu’on raconte à cet enfant qu’un homme juste, c’est un homme qui respecte la règle d’or, on lui raconte des fariboles qui ne résistent pas à l’examen, et qui ne valent pas mieux que des contes de grands-mères…]
Tout à fait. Parce qu’au blogueur Descartes, ce qui l’intéresse, ce n’est pas la théorie mais les effets pratiques de la théorie. Et si dire aux petits enfants qu’un homme juste est celui qui respecte la règle d’or ne les empêche pas de torturer leurs petits camarades en ayant bonne conscience, il ne voit pas bien l’utilité de leur enseigner cette règle. C’est pourquoi il n’irait jamais lier la notion de « justice » au simple respect de « règles »…
Cher Descartes,
On attribue au sophiste Gorgias ces trois thèses : l’être n’est pas ; si toutefois il était, il ne serait pas connaissable ; et si même il était connaissable, il ne serait pas communicable. Si nous transposons ces thèses aux vérités sur la morale, cela donne : il n’y a pas de vérités sur la morale ; si toutefois il y en avait, les hommes n’auraient pas même une capacité imparfaite de les connaitre ; et si les hommes avaient une telle capacité, il ne pourraient néanmoins pas se communiquer ces vérités. Si nous voulons donner à ces trois thèses un nom, nous pouvons les appeler celles des sophistes, et dans cette lancée, nous pouvons donner le nom de thèses de Platon aux trois thèses opposées : il y a des vérités sur la morale, que les hommes ont une capacité imparfaite de connaitre et de se communiquer. Personne ne pourra jamais prouver que ce sont les sophistes qui ont raison, ni que c’est Platon qui a raison. Après tout, peut-être qu’un malin génie nous fait croire qu’il y a des vérités sur la morale, et que ces vérités sont telles ou telles, etc. Mais quelle vie aurons-nous, si nous ne tenons pas pour vraies les thèses de Platon ? C’est en voyant toutes les conséquences que cela aurait sur notre vie, de ne pas tenir pour vraies ces thèses, que nous pouvons décider de les tenir pour vraies. Une fois cette décision prise, il devient normal de considérer qu’initialement, ce sont les vérités sur la morale qui viennent frapper à la porte de notre esprit, et non pas nous qui faisons quoi que ce soit pour rentrer en leur possession. Initialement nous sommes passifs et non actifs : une capacité à connaitre ces vérités se donne à nous de son propre chef, c’est elle qui vient vers nous se donner à nous, et non pas nous qui faisons quoi que ce soit pour rentrer en sa possession. Et il devient normal d’accorder un minimum de confiance à nos jugements sur ce qui est moral ou pas, juste ou pas, ou sur ce qu’est une conscience digne de ce nom ou pas, etc, puisqu’une capacité imparfaite à connaitre ces vérités s’est donnée à nous.
Mais bref, je prends beaucoup de plaisir à vous répondre, mais je sens que j’abuse de votre patience. Je suis curieux de savoir comment vous vous positionnez par rapport aux problèmes que je viens de soulever, aussi ne vous gênez pas pour me dire ce que vous en pensez, si vous en avez envie. Et très sincèrement, merci encore d’avoir consacré autant de temps à me répondre ces jours ci. : )
@ samuel
[On attribue au sophiste Gorgias ces trois thèses : l’être n’est pas ; si toutefois il était, il ne serait pas connaissable ; et si même il était connaissable, il ne serait pas communicable. Si nous transposons ces thèses aux vérités sur la morale, cela donne : il n’y a pas de vérités sur la morale ; si toutefois il y en avait, les hommes n’auraient pas même une capacité imparfaite de les connaitre ; et si les hommes avaient une telle capacité, il ne pourraient néanmoins pas se communiquer ces vérités.]
Et si on « transpose » ces thèses aux recettes de cuisine, on trouve : il n’y a pas de recettes de cuisine : si toutefois il y en avait, les hommes n’auraient pas même une capacité imparfaite de les connaître ; et si les hommes avaient une telle capacité, ils ne pourraient néanmoins pas se communiquer ces vérités… et dans la même logique, on peut « transposer » ces mêmes thèses aux carottes rapées, au sexe de Brigitte Macron ou aux œuvres complètes de Houellebecq.
Moralité : il est dangereux de « transposer » un raisonnement qui concerne « l’être » à n’importe quelle autre entité sans précautions… dans la plupart des cas, cela ne marche pas.
[Si nous voulons donner à ces trois thèses un nom, nous pouvons les appeler celles des sophistes, et dans cette lancée, nous pouvons donner le nom de thèses de Platon aux trois thèses opposées : il y a des vérités sur la morale, que les hommes ont une capacité imparfaite de connaitre et de se communiquer. Personne ne pourra jamais prouver que ce sont les sophistes qui ont raison, ni que c’est Platon qui a raison.]
Là encore, si vous « transposez » les thèses de Platon aux dragons, vous aboutissez à : il y a des dragons, que les hommes ont des capacités imparfaites de connaître et de se communiquer. Vous pouvez essayer avec la quadrature du cercle ou avec les giraffes noires à pois rouges. Et à chaque fois, vous aboutirez à une absurdité.
Moralité : il est dangereux de « transposer » un raisonnement qui concerne « l’être » à n’importe quelle autre entité sans précautions… dans la plupart des cas, cela ne marche pas.
[Après tout, peut-être qu’un malin génie nous fait croire qu’il y a des vérités sur la morale, et que ces vérités sont telles ou telles, etc.]
Excusez-moi, le « nous » que vous utilisez dans cette phrase m’inclut-il ? Ou s’agit-il d’un pluriel de majesté ? Parce que moi, personnellement, JE NE CROIS PAS QU’IL Y AIT DES VERITES SUR LA MORALE.
[Mais quelle vie aurons-nous, si nous ne tenons pas pour vraies les thèses de Platon ?]
Je ne sais pas. Mais dans le cas présent, il ne s’agit pas des thèses de Platon, mais de votre « transposition » des dites thèses qui, comme je l’ai montré, est fort contestable. Il vous faudrait montrer que ce que Platon dit de « l’être » s’applique aux « vérités morales ».
[C’est en voyant toutes les conséquences que cela aurait sur notre vie, de ne pas tenir pour vraies ces thèses, que nous pouvons décider de les tenir pour vraies.]
Attendez un instant. Ce n’est pas la même chose que de prétendre qu’il y a des « vérités morales », que de penser qu’on a intérêt à croire que c’est le cas. Dans le premier cas il s’agit de la réalité, dans le deuxième d’une fiction construite sur la réalité. Ce n’est pas la même chose de dire « dieu existe » comme Saint Augustin, et de dire « l’être suprême existe » façon Robespierre. Dans le premier cas il s’agit d’une vérité, dans le second une question de convenance politique. Si vous utilisez l’argument utilitariste, alors on n’est plus du tout dans la logique de la « règle d’or » que vous énonciez tout à l’heure, ou dans le domaine de la « vérité ». Il n’y a plus que des fictions, et vous choisissez de croire celle qui vous est la plus « utile ».
Pendant longtemps, les hommes se sont demandés ce qu’ils deviendraient si leur gouvernant ne recevait pas l’onction divine. Il leur était « utile » de croire que c’était le cas. Est-ce que cela rendait le gouvernement par des monarques de droit divin « juste » ? Si je me tiens à l’argument utilitariste, c’est certainement le cas…
[Une fois cette décision prise, il devient normal de considérer qu’initialement, ce sont les vérités sur la morale qui viennent frapper à la porte de notre esprit, et non pas nous qui faisons quoi que ce soit pour rentrer en leur possession.]
Pas du tout. Si nous avons choisi de croire en ces « vérités » parce que cette croyance nous est utile, alors c’est nous qui les avons construites. Elles ne viennent donc pas « frapper à la porte de noter esprit », elles en sont issues.
[Initialement nous sommes passifs et non actifs : une capacité à connaitre ces vérités se donne à nous de son propre chef, c’est elle qui vient vers nous se donner à nous, et non pas nous qui faisons quoi que ce soit pour rentrer en sa possession.]
Encore une fois, vous ne pouvez pas avoir le beurre et l’argent du beurre. Si vous vous placez dans une logique utilitariste, vous ne pouvez pas ensuite faire comme si les objets que vous fabriquez parce qu’ils sont utiles existaient en dehors de vous. Si les « vérités morales » n’existent que parce que nous décidons, au regard des conséquences du choix contraire, d’y croire, alors notre capacité à les connaître est triviale, puisque c’est nous qui les avons fabriquées. Elles ne « viennent pas vers nous », mais elles viennent DE nous…
[Et il devient normal d’accorder un minimum de confiance à nos jugements sur ce qui est moral ou pas, juste ou pas, ou sur ce qu’est une conscience digne de ce nom ou pas, etc, puisqu’une capacité imparfaite à connaitre ces vérités s’est donnée à nous.]
Mais qu’est ce que cela veut dire « faire confiance à nos jugements sur ce qui est moral », dès lors qu’il s’agit d’une morale dans laquelle nous avons choisi de croire ? Dès lors qu’on accepte le choix utilitaire, il n’y a plus de problème de savoir si nous pouvons « connaître » une « vérité » qui nous est extérieure, puisque cette vérité n’existe pas. Si je choisis de croire que la propriété privée est sacrée, alors je sais que la propriété privée est sacrée, et il n’y a plus aucun problème…
[Mais bref, je prends beaucoup de plaisir à vous répondre, mais je sens que j’abuse de votre patience.]
Si c’était le cas je vous le dirais. Non, je m’amuse beaucoup à manier la dialectique.
@ Descartes
[les gens […] se soucient prioritairement de leurs intérêts, de leurs intérêts de classe d’abord, de leurs intérêts individuels ou claniques ensuite.]
Pour moi, les gens, dans leur immense majorité, mettent leurs intérêts individuels au premier plan. Qu’est-ce qui vous fait mettre l’intérêt de classe en premier ?
@ Bob
[Pour moi, les gens, dans leur immense majorité, mettent leurs intérêts individuels au premier plan. Qu’est-ce qui vous fait mettre l’intérêt de classe en premier ?]
C’est beaucoup plus complexe que cela. Oui, d’accord, les gens défendent leurs intérêts TELS QU’ILS LES PERCOIVENT. Seulement, comment se construit cette perception ? Chacun de nous voit le monde – et donc ses intérêts – à travers d’un prisme idéologique, et ce prisme est un prisme de classe. L’idée que le bourgeois ou le prolétaire se font de ses intérêts résulte certes d’une analyse de leur situation personnelle, mais cette analyse se fait dans le cadre de préjugés, de valeurs, d’une vision du monde qu’ils héritent de leur classe. Et c’est par le biais de ces préjugés, des valeurs, de cette vision du monde que les intérêts de classe s’infiltrent dans vos intérêts individuels.
Bonjour Descartes,
Je profite de cet échange pour vous poser quelques questions que j’ai en tête depuis un moment que je lis ce blog.
Vous écrivez :
les gens, contrairement à ce que vous suggérez, ne recherchent pas à faire triompher la justice, mais se soucient prioritairement de leurs intérêts, de leurs intérêts de classe d’abord, de leurs intérêts individuels ou claniques ensuite. Et même s’ils déguisent ces intérêts en prétendant que ce qui leur convient est dans l’intérêt de tous, c’est parfaitement faux.
En partant de ce présupposé, comment expliquez-vous votre propre engagement communiste alors que vous étiez haut fonctionnaire ?
Lors d’une révolution il peut y avoir plusieurs gagnants, mais certains peuvent gagner (beaucoup) plus que d’autres.
Dans quelle mesure un haut fonctionnaire serait sorti gagnant d’une victoire du parti ? Votre risque personnel ne serait-il pas que les prolétaires gagnent trop au détriment des cadres ?
Ou au contraire, pensez-vous qu’un gouvernement formé par le PCF d’antan serait au service d’un “clan” de la haute fonction publique avant d’être au service des prolétaires ?
Autrement dit, comment résolvez-vous la contradiction entre votre vision désillusionnée des motivations politiques individuelles avec votre propre engagement ?
@ un lecteur
[Je profite de cet échange pour vous poser quelques questions que j’ai en tête depuis un moment que je lis ce blog.]
Je vous en prie. Je ne peux que vous encourager à participer à cette discussion.
[Vous écrivez : « les gens, contrairement à ce que vous suggérez, ne recherchent pas à faire triompher la justice, mais se soucient prioritairement de leurs intérêts, de leurs intérêts de classe d’abord, de leurs intérêts individuels ou claniques ensuite. Et même s’ils déguisent ces intérêts en prétendant que ce qui leur convient est dans l’intérêt de tous, c’est parfaitement faux ». En partant de ce présupposé, comment expliquez-vous votre propre engagement communiste alors que vous étiez haut fonctionnaire ?]
Vous savez… mon engagement communiste date de bien avant d’avoir entamé la carrière professionnelle qui m’a permis d’atteindre un niveau social privilégié. Mais la question n’est pas là. Je n’ai pas été assez précis dans l’usage du mot « les gens », et je m’en excuse. Le comportement que je visais est le comportement COLLECTIF d’un groupe social, et non les comportements INDIVIDUELS de chacun de ses membres.
Le comportement d’un individu est certes influencé par ses intérêts personnels. Mais il est aussi déterminé par toute une batterie de paramètres. D’abord, parce que nous percevons nos intérêts personnels à travers un prisme idéologique, et ce prisme traduit non seulement l’idéologie dominante de la société dans laquelle nous vivons, mais aussi l’idéologie de la classe à laquelle nous appartenons, le cadre qui nous a été transmis par nos parents, nos professeurs, l’ensemble des personnes avec lesquelles nous avons établi des liens. Et finalement, il y a nos propres expériences qui ont pu nous confronter à des situations plus ou moins traumatiques. Cela explique qu’un milliardaire puisse faire des dons consistants au Parti communiste – c’était par exemple le cas de Marcel Dassault, qui n’a jamais oublié qu’il devait la vie à la solidarité de l’organisation communiste du camp de Buchenwald, où il avait été déporté – alors que ce n’était certainement pas son intérêt.
Cette variété individuelle se trouve très atténuée lorsqu’on prend des groupes sociaux. Il y a des milliardaires qui font des dons au PCF, mais ils sont extraordinairement rares. La plupart des milliardaires a un comportement conforme à ses intérêts. Et je ne crois pas qu’il y ait une majorité de hauts fonctionnaires qui partagent mon engagement communiste…
[Dans quelle mesure un haut fonctionnaire serait sorti gagnant d’une victoire du parti ? Votre risque personnel ne serait-il pas que les prolétaires gagnent trop au détriment des cadres ?]
Ca dépend quels sont les intérêts que l’on met en avant. Si je me suis engagé dans la haute fonction publique, c’est parce que pour moi la possibilité de construire des choses au bénéfice de mon pays me procure plus de satisfactions que de pouvoir conduire une Porsche dernier cri ou partir en vacances au Seychelles. Ce n’est pas là un jugement de valeur entre les deux options : simplement, je vois la réalité à travers un prisme idéologique qui m’a été transmis par mes parents, par mes professeurs, par mon environnement social, et qui fait que je vois mon « intérêt » de cette manière-là.
Et il est clair qu’après une révolution – du moins de celle que j’appelle de mes vœux – il y aura beaucoup de choses à construire, et on aura besoin de toutes les compétences – c’est-à-dire, de capital immatériel – pour le faire. Contrairement au bourgeois, dont le capital serait socialisé, mon capital immatériel conservera toute sa valeur… je ne risque donc pas grande chose. Bien sûr, tout révolutionnaire sait qu’il a des chances de finir sur l’échafaud, mais ça fait partie des risques du métier.
[Ou au contraire, pensez-vous qu’un gouvernement formé par le PCF d’antan serait au service d’un “clan” de la haute fonction publique avant d’être au service des prolétaires ?]
Cela dépend de ce que vous entendez par « au service de ». Peut-être qu’un gouvernement formé par le PCF réserverait à un « clan » les Porsche et les vacances aux Seychelles. Cela s’est déjà vu. Mais comme ce n’est pas cela que je recherche dans la vie, du point de vue stricte de mes intérêts personnels, cela ne me toucherait pas vraiment. Du point de vue personnel, ma question serait plutôt de savoir si un tel régime me donnerait l’opportunité de diriger la construction d’un barrage ou d’une centrale nucléaire.
Maintenant, pour répondre à votre question, je ne pense pas si le « PCF d’antan », celui des Thorez et des Duclos, était arrivé au pouvoir, ses dirigeants auraient roulé en Porsche ou passé leurs vacances aux Seychelles. Pour en avoir connu quelques-uns, je peux vous dire qu’ils partageaient le prisme idéologique dont je vous ai parlé. Tout simplement, parce que si vous ne l’aviez pas, vous ne veniez pas au Parti. Vous savez, la plupart de ces dirigeants auraient pu faire des carrières bien plus intéressantes en allant dans d’autres organisations politiques, ou tout bêtement dans le privé. S’ils ont choisi plutôt de devenir « permanents » au PCF, c’est qu’ils avaient une certaine indifférence envers les récompenses matérielles, parce que militer au PCF ça coûtait cher, et ça ne rapportait pas grande chose !
Aujourd’hui, je ne dirais pas la même chose. D’une part, parce que les « permanents » sont bien mieux payés – et prennent beaucoup moins de risques – que dans le temps. Et d’autre part, parce que ce n’est plus les cadors d’autrefois. Un Séguy, un Marchais, un Duclos, un Krasucki, un Laurent (Paul, le père, pas ses fils…) c’était des hommes intelligents, avec une hauteur de vues, des compétences d’organisation. S’ils étaient allés dans le privé, ils auraient fait de grandes carrières et possiblement gagné beaucoup d’argent. Ce n’est plus le cas aujourd’hui : Laurent (Pierre, le fils), Brossat… tous des médiocres.
[Autrement dit, comment résolvez-vous la contradiction entre votre vision désillusionnée des motivations politiques individuelles avec votre propre engagement ?]
Encore une fois, je fais la distinction entre les comportements individuels et les comportements collectifs. C’est là que la contradiction est dépassée.
Rien à redire sur ce long et bon papier.
Une petite erreur à la fin de la première ligne du dernier paragraphe il s’agit d’Emmanuel MAUREL, un député du parti de la Gauche Républicaine Socialiste ou GRS issu de dissidents du PS. Cette formation publie une revue “Le temps des ruptures” intéressante.
Par ailleurs le constitutionnaliste Benjamin Morel rapporte le propos de JLM ou de Manuel Bompard selon lesquels en cas de victoire du RN ils déclencheraient une révolution.
@ Cording1
[Une petite erreur à la fin de la première ligne du dernier paragraphe il s’agit d’Emmanuel MAUREL,]
Tout à fait, j’ai copié un peu vite. L’erreur a été corrigée.
[Par ailleurs le constitutionnaliste Benjamin Morel rapporte le propos de JLM ou de Manuel Bompard selon lesquels en cas de victoire du RN ils déclencheraient une révolution.]
C’est drôle… cela veut dire qu’ils pensent aujourd’hui avoir les moyens de déclencher une révolution, mais qu’ils s’abstiennent de le faire ? Il serait curieux de savoir pourquoi… Macron ne mérite même pas une révolution ?
Ces gens là se racontent des histoires. Si le RN emportait l’élection, cela voudrait dire qu’au moins 50% des votants auront voté pour eux, et que les abstentionnistes ne sont pas assez hostiles pour se déplacer dans les bureaux de vote pour leur barrer le passage. Autrement dit, si le RN l’emporte, c’est qu’il peut compter sur le soutien ou du moins la bienveillance de plus de deux tiers de la population. Est-ce qu’on peut imaginer de faire une “révolution” contre une telle masse ?
Vous avez raison cependant vous savez bien que ce sont les minorités qui déclenchent les révolutions et le “marais” suit. Cela dit je ne pense pas que cette hypothèse politique se produira. Les “petits marquis ” de la FI prennent leurs désirs pour la réalité d’autant plus que par l’usage à des fins politiciennes de la question de Gaza divise profondément la gauche dont la majeure partie reste atlantiste et pro-israélienne.
@ Cording1
[Vous avez raison cependant vous savez bien que ce sont les minorités qui déclenchent les révolutions et le “marais” suit.]
Certes. C’est la vieille idée guévariste de “l’étincelle qui met le feu à la plaine”. Seulement, pour que ça marche, il faut qu’il y ait une “plaine” prête à prendre feu. Et c’est là que le guévarisme fait sa grande erreur: celle de croire qu’une minorité, par sa seule volonté, peut mettre le feu à une pleine humide et battue par la pluie…
Aujourd’hui, il faut bien le dire, on n’est pas dans une situation révolutionnaire. D’une part, si l’on s’en tient à l’analyse marxiste classique, parce que le capitalisme continue son expansion, et qu’on ne voit pas qu’il soit aujourd’hui “un obstacle à l’expansion des forces productives”. D’autre part, parce qu’on peut s’interroger aujourd’hui sur le rôle des forces productives dans une société où l’hyper-productivité est capable de satisfaire pratiquement l’ensemble des besoins de l’humanité, et que la répartition de ce qui est produit devient un problème presque aussi crucial que la production même.
Ok : Mélenchon s’est bien complaisamment vautré dans le PS, il admire ce gangster cynique qu’a été Mitterand ; il a un caractère souvent colérique et vinaigre, agressif, tout ça ; ok, LFI n’est pas un parti “classique” mais une sorte de grosse assoce politique, certains de ses membres sont douteux, ok ok… etc etc.
Ok, machin a été dealer dans une autre vie, Aubry a fait un gros câlin à Vander Leyen, et Delogu cause le français avec une tronçonneuse diesel, ok, ça rend fous certains que Caron et Hassan soient “obsédés” par la Palestine , etc etc.
Ok, certaines et certains ont utilisé LFI comme tremplin pour leur propre carrière politicarde pour ensuite s’en faire éjecter avec une relative rudesse (ou douceur !), et venir ensuite pleurnicher hypocritement en mode Garrido, Autin (Ah celle-là ! elle ferait passer Mélenchon lui-même pour un débutant en matière de mauvais coups de la politique combinarde !), Ruffin (celui qui parle des prolétaires comme étant des “puants des aisselles”, dur de faire pire en matière de mépris de classe à peine mal dissimulé), etc etc… Mais pas de problème, et vous l’avez bien vu, ils et elles seront recyclé.es dans la fange PS.
Ok, LFI drague les Arabes dans les cités pour des raisons bassement électoralistes, et soutient la Palestine contre vents et marrées, etc etc…
Ok.
Mais enfin, c’est rien de rien, à côté des violences intra partisanes par exemple d’un parti tel que le FN-RN, cette formation où on tire à vue contre tout ce qui bouge, où la dynastie Lepen est de droit sanguin et divin, où la trahison et l’hypocrisie sont la norme ! Tiens, le micro parti Reconquête, où ils sont 3 tondus et un pelé, et où ils ont trouvé le moyen, en quelques mois d’existence, de s’exploser joyeusement au grand jour en mode trahison majeure de la Marion ! Et Sarkozy (infiniment plus “gourouyesque” que Mélenchon, à mes yeux !!) qui promettait de pendre Villepin à un croc de boucher ! Et le PS avec, là du coup, un “gourou” authentique, Miterrand, qui faisait passer les Florentins de l’Histoire pour d’aimables amateurs en politicaillerie…
LFI une secte avec un gourou ? Suuuuuupposons ! Mais malgré votre désir de nous présenter le PCF de l’époque pour un parti angélique et ultra humaniste (et je ne vous le reproche pas, vous défendez votre propre boutique, c’est parfaitement légitime), il est tout de même bien difficile de balayer sous le tapis le fait que ce PCF là était vraiment un parti totalement “””soumis””” à l’aura stalinienne dont le petit père des peuples était, du coup, l’incarnation non pas simplement d’un gourou, mais d’un gourou mortellement dangereux, à côté duquel, les petites aigreurs colériques d’un Mélenchon font rire, d’un rire gras ! (cela dit, je ne renie pas pour autant l’apport de l’ère stalinienne globale, dans le monde et dans l’histoire).
LFI une secte en mode meute ? Ca reste encore très très très gentil (et marginal) à côté d’un PS en mode “incarnation de la trahison”, ce parti qui a la trahison rivée au corps, ce parti qui a détruit le “bon vieux PCF” qui était tout de même un authentique parti de gauche (qui s’est d’ailleurs laissé faire bien complaisamment, admettons-le, malheureusement) puis qui (le PS) a jeté l’ensemble du prolétariat dans les bras venimeux du FN-RN, lequel, lorsqu’il arrivera au pouvoir, finalisera la trahison contre les prolos entamée par les socio-démocrates : le prolétariat Français boira le calice jusqu’à la lie.
Et à coté de tout cela, voilà-t-y pas que LFI est devenue l’incarnation du mal politique absolu ! Excusez du peu ! Rien que ça ! On a même proposé que ce “parti” soit interdit… Encore une fois, LFI est truffée de défauts. Mais je n’ai pas entendu à l’Assemblée Nationale des propos plus authentiquement à gauche que ceux d’un Guiraud ou d’une Guetté…
Face à la … meute (ça, c’est de a meute !) des pseudo journalistes des média mainstream, un Bompard répond toujours dignement, clairement, posément… Tout le contraire d’un illuminé d’une quelconque secte. Consultez ce qu’il dit à propos du bouquin écrit par les militants-journaleux de Libé (Libé ! tout est dit).
Bref, LFI une secte : peut-être. Supposons ! Mais alors une secte bien molle ! J’ai été désolé qu’un Guénolé en ait été exclu, un homme de gauche de valeur. Mais je ne sache pas qu’il ait reçu une balle dans la tête ou qu’on lui ait fait avaler du plutonium (Dieu merci !). Une secte dont on sort (exclusion ou désaccord) avec toute la facilité du monde, c’est vraiment de la secte bien molle ! Je ris à gorge déployée, lorsque le bon vieux concept woke (“Sous emprise”, hé hé…) est évoqué, en la matière. Il faut raison garder : si, ou lorsqu’on ne se sent plus en phase avec LFI, groupe politique créé par Mélenchon, avec ses propres idées, ses visions, ses démarches, etc. , bah, on en sort, et pissétout, ou on en est viré. C’est le minimum syndical en politique. Où est le drame, dans tout cela ?
S’il y a une meute, actuellement, c’est bien celle qui fait l’unanimité dans la traque actuelle médiatique et politique anti LFI (Lordon a parfaitement prévu et décrit ce processus il y a quelques années) . Ce groupe peut avoir un gros tas de défauts (et il en a !!!!) mais on le sait bien, lorsqu’on a à ce point TOUTE la classe médiatique et politique contre soi, c’est que, quelque part, il y a un loup. Que je sache, LFI n’est tout de même pas l’héritier du nazisme avec un sous-Adolphe à sa tête !!!!!!!!
LFI bien entendu ne sera jamais au pouvoir (retour au calme). Même si Mélenchon arrive au second tour, il y aura contre lui le fameux front républicain pour lui faire barrage. On verra alors le PS, le PCF, la Macronie, les adeptes de Retailleau et de Wauquiez, les FN-RN, les centristes, … tous tous tous, faire front pour le battre.
En attendant, que ça plaise ou non, le peu qui reste d’une politique de gauche acceptable, se trouve chez LFI. Ca peut contrarier, mais c’est comme ça.
Il y a bien une meute. Mais pas celle qu’on croit. Reste la question mystérieuse : pourquoi soudain, une telle levée de boucliers, si majeure et si consensuelle, contre LFI ? PS : j’adore Pratchett ! quel plaisir de voir que c’est votre cas aussi !
re-PS : ça fait du bien enfin de ne pas être d’accord avec vous, pour une fois ! 😀
@ Sami
[Mais enfin, c’est rien de rien, à côté des violences intra partisanes par exemple d’un parti tel que le FN-RN, cette formation où on tire à vue contre tout ce qui bouge, où la dynastie Le Pen est de droit sanguin et divin, où la trahison et l’hypocrisie sont la norme !]
Là, je vous arrête tout de suite. L’argument « chez les autres c’est pire » est pour moi un argument irrecevable. Si Marine Le Pen ou Jordan Bardella envoient des « meutes » sur les réseaux sociaux pour aboyer et mordre ceux qui leur déplaisent, si le journal du RN est géré comme Chikirou a géré le « Media », si des militants du RN ont été chassés sur la base de fausses accusations d’agression sexuelle montées de toutes pièces, et bien, le RN mériterait les mêmes critiques. Mais cela ne justifierait en rien qu’on use de ces procédés à LFI.
Au demeurant, le RN ne fonctionne pas de cette façon-là. Je ne connais pas d’exemple où Marine Le Pen ou Jordan Bardella aient organisé une chasse à l’homme ou injurié publiquement un dirigeant de leur parti au motif d’un désaccord politique. Le RN n’est pas un « mouvement gazeux », il a des instances statutaires, des élections internes, des procédures publiques. Des courants internes ont droit de cité, et on sait qu’il y a un débat tactique et stratégique interne à l’organisation. Et si la direction est fortement personnalisée, elle ne tient qu’aussi longtemps que les adhérents votent pour elle. On imagine mal Bompard excluant Mélenchon après un dérapage comme Marine Le Pen a exclu Le Pen père…
Du point de vue de son fonctionnement comme des rapports entre militants, le RN se place dans la logique des « anciens » partis politiques. Il n’a rien de « gazeux »…
[Tiens, le micro parti Reconquête, où ils sont 3 tondus et un pelé, et où ils ont trouvé le moyen, en quelques mois d’existence, de s’exploser joyeusement au grand jour en mode trahison majeure de la Marion !]
Reconquête est d’ailleurs une illustration presque caricaturale de la logique de l’égo-politique.
[Et Sarkozy (infiniment plus “gourouyesque” que Mélenchon, à mes yeux !!) qui promettait de pendre Villepin à un croc de boucher ! Et le PS avec, là du coup, un “gourou” authentique, Miterrand, qui faisait passer les Florentins de l’Histoire pour d’aimables amateurs en politicaillerie…]
Là, je pense que vous ne voulez pas voir les choses comme elles sont. Ni Sarkozy ni Mitterrand n’avaient sur leur organisation le type de contrôle que peut avoir Mélenchon. Savez-vous par exemple que LFI n’a pas d’existence légale ? Que l’argent de LFI est en fait géré par une association, « l’Ere du Peuple », association qui compte trois membres, tous des fidèles parmi les fidèles de Mélenchon, et à laquelle on ne peut adhérer que par cooptation à l’unanimité ? Autrement dit, Mélenchon et un tout petit cercle de fidèles a le contrôle complet des moyens de l’organisation. Ni Sarkozy ni Mitterrand n’ont jamais bénéficié d’un tel privilège.
Mitterrand et Sarkozy ont tous deux étaient ont été obligés de se soumettre à un vote de leurs militants pour conquérir leur parti. Et même élus, tous deux ont été contestés dans leurs organisations et ont été obligés de trouver des accords avec d’autres factions pour se maintenir au pouvoir. Pendant tout le mandat de Mitterrand, pendant tout le mandat de Sarkozy, il y eut tant au PS qu’à l’UMP des personnalités clairement opposées politiquement à ces dirigeants, et ces personnalités n’ont été exclues « a divinis », pas plus qu’elles n’ont fait l’objet de campagnes de dénigrement systématique – ou d’accusations bidon. Et pour ce qui concerne la violence, si Sarkozy a promis, dans une conversation privée, « pendre de Villepin à un croc de boucher », dans la pratique il n’en fit rien. De Villepin ne fut pas exclu de son parti, il ne perdit pas son boulot, il ne fut pas trainé dans la boue.
[LFI une secte avec un gourou ? Suuuuuupposons ! Mais malgré votre désir de nous présenter le PCF de l’époque pour un parti angélique et ultra humaniste (et je ne vous le reproche pas, vous défendez votre propre boutique, c’est parfaitement légitime), il est tout de même bien difficile de balayer sous le tapis le fait que ce PCF là était vraiment un parti totalement “””soumis””” à l’aura stalinienne dont le petit père des peuples était, du coup, l’incarnation non pas simplement d’un gourou, mais d’un gourou mortellement dangereux, à côté duquel, les petites aigreurs colériques d’un Mélenchon font rire, d’un rire gras ! (cela dit, je ne renie pas pour autant l’apport de l’ère stalinienne globale, dans le monde et dans l’histoire).]
Comme vous l’imaginez, je m’étais largement préparé à cette objection. D’abord, vous noterez que la comparaison entre Staline et Mélenchon est absurde pour une simple raison : Staline a conquis le pouvoir, et Mélenchon pas. Nous savons à quel point Staline pouvait être dangereux, mais nous ne savons rien de ce que donneraient « les petites aigreurs colériques d’un Mélenchon » devenu le dirigeant suprême d’un pays avec le pouvoir concentré dans ses mains. Si l’on se réfère à l’usage qu’il fait du peu de pouvoir qu’il a, il y a de quoi s’inquiéter.
Mais revenons au fond. Le PCF n’a jamais été un parti « totalement soumis ». On sait que le PCF a souvent été en désaccord avec les positions prises à Moscou, qu’il a fait valoir ces désaccords et que souvent il a eu gain de cause – l’exemple le plus remarquable est celui du Front Populaire, qui fut un revirement stratégique par rapport à la doctrine « classe contre classe » de l’Internationale. Mais surtout, c’est resté un parti dans lequel les relations humaines entre militants ont été un sujet de grande attention pour les directions. Au point de devenir une obsession à l’époque de Georges Marchais, qui de peur de casser le collectif militant a fait pas mal d’erreurs. Ce n’est pas par hasard si entre communistes on s’appelait « camarades », si le Parti s’organisait en contre-société. Au PCF, on pouvait parfaitement être en désaccord avec la ligne, critiquer en interne tel ou tel dirigeant sans se voir agressé, et personne n’a jamais pensé que le grand dirigeant était infaillible. Et je vous parle d’expérience.
[LFI une secte en mode meute ? Ca reste encore très très très gentil (et marginal) à côté d’un PS en mode “incarnation de la trahison”, ce parti qui a la trahison rivée au corps, ce parti qui a détruit le “bon vieux PCF” qui était tout de même un authentique parti de gauche (qui s’est d’ailleurs laissé faire bien complaisamment, admettons-le, malheureusement) puis qui (le PS) a jeté l’ensemble du prolétariat dans les bras venimeux du FN-RN, lequel, lorsqu’il arrivera au pouvoir, finalisera la trahison contre les prolos entamée par les socio-démocrates : le prolétariat Français boira le calice jusqu’à la lie.]
La question ici n’est pas la « trahison » de tel ou tel parti à ses électeurs, mais la manière dont LFI fonctionne vis-à-vis de ses propres militants, de la manière dont les dirigeants sont désignés, et de la manière dont ils exercent le pouvoir. Quel rapport avec les « trahisons » du PS ?
[Et à coté de tout cela, voilà-t-y pas que LFI est devenue l’incarnation du mal politique absolu !]
Je ne me souviens pas d’avoir dit que LFI soit « l’incarnation du mal politique absolu ». Je me contente de dire que LFI fonctionne comme une secte, et que ce fonctionnement aboutit, au fur et à mesure que le gourou s’isole, à un système fou dans lequel il n’existe plus aucun contrôle, aucun contre-pouvoir, aucune limite. Et que dans ces conditions, on peut faire beaucoup de bêtises sans même s’en apercevoir. C’est tout.
[Encore une fois, LFI est truffée de défauts. Mais je n’ai pas entendu à l’Assemblée Nationale des propos plus authentiquement à gauche que ceux d’un Guiraud ou d’une Guetté…]
Je ne sais pas. A quels propos faites vous référence ? En tout cas, je n’ai pas entendu à l’Assemblée nationale des propos plus authentiquement à droite que ceux d’une Obono ou d’une Chikirou. Ca compense.
[Face à la … meute (ça, c’est de a meute !) des pseudo journalistes des média mainstream, un Bompard répond toujours dignement, clairement, posément… Tout le contraire d’un illuminé d’une quelconque secte. Consultez ce qu’il dit à propos du bouquin écrit par les militants-journaleux de Libé (Libé ! tout est dit).]
Vous savez, on n’a pas besoin d’avoir l’air d’un « illuminé » pour diriger une secte. Ce qui caractérise le fonctionnement sectaire, c’est une forme de rapport humain asymétrique entre un leader réputé infaillible et un adepte dépendant qui abdique de toute pensée critique. C’est cela, une secte. Les robes, les signes cabalistiques et les discours « illuminés » sont facultatifs.
Bompard est de tous les séides de Mélenchon le plus intelligent – et donc le plus dangereux. Il a bien intégré le fait que Mélenchon est mortel, et que par conséquence il y aura un après-Mélenchon. Dans lequel il pense jouer un rôle prépondérant. Et il est parfaitement conscient qu’une fois le gourou disparu, personne – pas même lui-même – ne pourra le remplacer dans cette fonction. LFI ne pourra donc survivre sans abandonner le fonctionnement sectaire. C’est pourquoi c’est le seul qui réfléchit aux moyens d’institutionnaliser le mouvement. La question est de savoir si Mélenchon, dont la pulsion de mort est importante, aura le temps de lui couper la tête avant de disparaître. Car Mélenchon n’a aucune envie que LFI survive sans lui, au contraire : il tient à montrer que sans lui rien ne peut se faire.
[Bref, LFI une secte : peut-être. Supposons ! Mais alors une secte bien molle ! J’ai été désolé qu’un Guénolé en ait été exclu, un homme de gauche de valeur. Mais je ne sache pas qu’il ait reçu une balle dans la tête ou qu’on lui ait fait avaler du plutonium (Dieu merci !).]
Non, il a vu son parcours professionnel brisé par une accusation infamante qui l’accompagnera probablement toute sa vie. Et cela ne fait que vous « désoler » ? Trop peu pour vous « indigner » ?
[Une secte dont on sort (exclusion ou désaccord) avec toute la facilité du monde, c’est vraiment de la secte bien molle !]
Mais justement, on n’en sort pas aussi facilement que ça. La meilleure preuve en est que malgré la violence des rapports, les injures, les accusations, les mises à l’écart, les gens restent. Il faut souvent des années d’agressions, d’humiliations, d’injures avant qu’on se décide à partir. Et cela pour une raison simple : le fonctionnement sectaire fait que les gens se construisent leur sociabilité, leur imaginaire, quelquefois leur vie professionnelle autour de la secte. En sortir, c’est couper tous ces liens, parce que pour les membres, celui qui part est un hérétique, un traître, avec qui il faut couper toute relation. Mélenchon refuse tout contact, même amical, même informel, avec des amis de vingt ou trente ans devenus des reprouvés – le cas de Corbière est le plus notable. Il impose la même règle aux membres de son mouvement. Belaïch et Pérou donnent de nombreux exemples où certains cadres du mouvement osent à peine saluer d’anciens amis qui l’ont quitté quand ils les croisent dans les couloirs, de peur d’être repérés et rappelés à l’ordre…
[Il faut raison garder : si, ou lorsqu’on ne se sent plus en phase avec LFI, groupe politique créé par Mélenchon, avec ses propres idées, ses visions, ses démarches, etc. , bah, on en sort, et pissétout, ou on en est viré. C’est le minimum syndical en politique. Où est le drame, dans tout cela ?]
Justement, si les gens peuvent en sortir « et puis c’est tout », il n’y a pas de drame. Mais lorsque vous êtes membre d’une organisation sectaire, sortir implique couper tous les liens amicaux, spirituels, économiques que vous avez bâti dans cet univers, puisque la logique sectaire est de refuser tout contact avec celui qui s’en sépare. C’est bien le problème du fonctionnement sectaire : pour ceux qui restent, celui qui part est un « traître ». Il doit être « puni ». Tout à coup, vos amis vous tournent le dos ou vous crachent au visage. Alors, avant de partir, vous réfléchissez à deux fois. Sans compter le fait que pour beaucoup de cadres LFI, c’est de ce côté que se trouve leur gagne-pain.
[S’il y a une meute, actuellement, c’est bien celle qui fait l’unanimité dans la traque actuelle médiatique et politique anti LFI]
Et s’il y en a DEUX meutes ?
[Ce groupe peut avoir un gros tas de défauts (et il en a !!!!)]
Ah bon ? Lesquels ? J’entends les défenseurs de LFI dire en permanence « bien sur, nous avons nos défauts », mais je n’entends jamais les détails. Pourriez-vous être plus explicite ? Quels sont, selon vous, les principaux « défauts » du fonctionnement de LFI ?
[mais on le sait bien, lorsqu’on a à ce point TOUTE la classe médiatique et politique contre soi, c’est que, quelque part, il y a un loup.]
Allons, ne vous faites pas plus innocent que vous ne l’êtes. Agresser en permanence les journalistes, taper sans cesse sur la « classe médiatique et politique », c’est un CHOIX assumé et théorisé par Mélenchon. Cela permet de faire parler de soi en permanence, de saturer l’espace médiatique, selon le vieil adage des communicants qui veut qu’il vaut mieux qu’on parle de vous en mal qu’on n’en parle pas du tout. Cela permet aussi de se victimiser en permanence, comme vous le faites d’ailleurs dans ce commentaire.
[Que je sache, LFI n’est tout de même pas l’héritier du nazisme avec un sous-Adolphe à sa tête !!!!!!!!]
Du nazisme, probablement pas… mais Pol Pot n’est pas trop loin.
[LFI bien entendu ne sera jamais au pouvoir (retour au calme).]
Je pourrais vous répondre que LFI est DEJA au pouvoir. Bien sûr, Mélenchon n’est pas à l’Elysée pas plus que Panot à Matignon, et il y a heureusement peu de chances qu’ils y parviennent. Mais avec plus de soixante-dix députés, LFI a un pouvoir non négligeable, qu’ils utilisent pour « bordéliser » le fonctionnement de l’Assemblée. Le « retour au calme » que vous suggérez me semble donc un peu prématuré…
[Même si Mélenchon arrive au second tour, il y aura contre lui le fameux front républicain pour lui faire barrage. On verra alors le PS, le PCF, la Macronie, les adeptes de Retailleau et de Wauquiez, les FN-RN, les centristes, … tous tous tous, faire front pour le battre.]
Et vous-même, vous voteriez pour lui ? Je reformule la question : si de votre voix dépendait que Mélenchon entre à l’Elysée avec une majorité à l’Assemblée, quel serait votre choix ? Lui donneriez-vous le pouvoir ?
[En attendant, que ça plaise ou non, le peu qui reste d’une politique de gauche acceptable, se trouve chez LFI. Ca peut contrarier, mais c’est comme ça.]
Je ne peux dire, parce que je ne sais pas ce que vous appelez « une politique de gauche acceptable ». Par contre, je sais ce qui est inacceptable POUR MOI. Les concessions aux islamistes, c’est inacceptable. La sortie du nucléaire, c’est inacceptable. Le communautarisme, c’est inacceptable. L’Europe supranationale, c’est inacceptable. L’idée qu’on résout les problèmes économiques du pays simplement « en taxant les riches », c’est inacceptable. Les théories fumeuses de la « créolisation », c’est inacceptable. Le rejet de la méritocratie, c’est inacceptable. La contestation de la méthode scientifique, c’est inacceptable. « Ca peut contrarier, mais c’est comme ça ».
[Il y a bien une meute. Mais pas celle qu’on croit. Reste la question mystérieuse : pourquoi soudain, une telle levée de boucliers, si majeure et si consensuelle, contre LFI ?]
Mais… c’est évident : il s’agit du Grand Komplot. La seule chose à faire, c’est donc de fermer ses yeux et ses oreilles à toute information, tout discours venu de l’extérieur et ne faire confiance qu’à ceux qui sont approuvés par les dirigeants bien-aimés de LFI… vous voyez ? Là, vous avez un exemple de la manière dont se construit la logique sectaire…
Vous savez, s’il y a une levée de boucliers « majeure et consensuelle » contre les terraplanistes, c’est peut-être parce que la terre est ronde, tout simplement…
[PS : j’adore Pratchett ! quel plaisir de voir que c’est votre cas aussi !]
Tout à fait. C’est un écrivain extraordinaire, qui aborde des questions très profondes avec beaucoup d’humour et sans sacrifier à la démagogie. C’est aussi un homme très cultivé, ses livres sont parsemés de références – qui peuvent malheureusement échapper au lecteur non-anglophone. Et ce qui ne gâche rien, c’est un homme du nucléaire : il a commencé sa carrière comme chargé de communication pour British Nuclear Fuels…
[re-PS : ça fait du bien enfin de ne pas être d’accord avec vous, pour une fois !]
Faut bien un jour…
Merci Descartes pour ton papier. Merci aussi pour ta réponse que je commente.
Mais deux objections, l’une factuelle et l’autre politique :
“Savez-vous par exemple que LFI n’a pas d’existence légale ? Que l’argent de LFI est en fait géré par une association, « l’Ere du Peuple », association qui compte trois membres, tous des fidèles parmi les fidèles de Mélenchon, et à laquelle on ne peut adhérer que par cooptation à l’unanimité ?”
LFI est une formation politique créée le 23 décembre 2016 (siège à MASSY – 91, RNA W913007621), en prévision de la présidentielle de 2017. Mélenchon larguait les amarres avec le PG, jugé trop démocratique ; passage du parti au mouvement “gazeux”. Cette période postérieure au Front de Gauche et à l’expérience du M6R (Mouvement pour une 6ème République) est une fuite dans le “gauchisme” de sociaux-démocrates ayant découvert la lumière du populisme. Le siège de LFI a été transférée dans le 10ème arrondissement en 2022. Elle dispose d’une association de financement créée le 28 décembre 2016 (RNA W913007622). Il y a effectivement que 3 adhérents. La LFI est la caricature de l’égo-politiste et du culte de la personnalité.
Etant créé par des personnes imprégné de trotskisme, Corbière par exemple est aussi un lambertiste etc. leur méthode violente sont inhérentes comme leur culte de la personnalité : la figure paternelle de Trotsky pouvait même s’incarner via Mitterrand.
L’Ere du peuple est le “prestataire de service”. Cette association a été créée le 1er mars 2016 (RNA W751232265) a pour objet : “Conseil pour les affaires et autres conseils de gestion”. C’est l’outil de la TPE mélenchoniste, le lieu des affaires en famille avec évidemment les mêmes faisant tourner les affaires de Dame Chikirou.
LFI est une dégénérescence de la social-démocratie dirigée par une clique troskisante, lambertiste dégénéré d’où la haine à l’égard du pabliste Davi ; la garde prétorienne du POI, eux-même elle dégénérée issue de la scission de la CRI en 2015. Il est d’ailleurs drôle de voir que de Ruffin et Autain des sociaux-démocrates bons teints, jusqu’à Legrave ou désormais le NPA-A de Besancenot et Poutou le fond idéologique est le marxisme occidental, le business… et donc l’anti-communisme.
Et j’en arrive à l’objection politique que je t’ai déjà exprimé :
[Nous savons à quel point Staline pouvait être dangereux, mais nous ne savons rien de ce que donneraient « les petites aigreurs colériques d’un Mélenchon » devenu le dirigeant suprême d’un pays avec le pouvoir concentré dans ses mains. Si l’on se réfère à l’usage qu’il fait du peu de pouvoir qu’il a, il y a de quoi s’inquiéter.]
Mélenchon, le mitterando-trosko, est quelqu’un de dangereux. Il est un autocrate autoritaire individualiste égoïste. Il est au service du système : un faire-valoir. Il n’est nullement le chef d’un parti chargé de la dictature du prolétariat sortant d’une guerre civile et toujours et encore menacé par les puissances impérialiste et faisant face aux fascistes. Mélenchon n’est pas Lénine dialoguant avec Maxime Gorki ou Staline.
Contrairement à la vulgate kautskiste qui imprègne les discours trotskistes, la période 1917-1953 a été positive pour les peuples d’URSS et l’Humanité.
Le choix de Lénine du commissaire aux nationalités pour devenir SG du PCUS à la naissance de l’URSS en 1922 reste quelque chose de fort y compris en 1991 quand les soviétiques ont voté pour son maintien. Il a lutté contre le terrorisme individuel de Trotsky, le partisan de la militarisation, appelait à une purge de l’appareil d’Etat au nom du fraction bureaucratisée refusant les décisions des Plénums et Congrès, qui refusait les tactiques de front populaire du PCF, Eugen Fried et Giorgui Dimitriov – ce qui fait sourire quand ce petit monde parle d’Union Populaire, de NUPES ou encore de Nouveau Front Populaire avec un PS et des écologistes ouvertement “bourgeois”. Le développement de l’URSS face à l’Allemagne Nazie, maîtresse de l’Europe, puis face à l’hégémonie des Etats-Unis etc. soutient de l’internationalisme : République Espagnol et la Révolution chinoise, la lutte vietnamienne pour l’indépendance et le socialisme, il n’a pas envahi la Yougoslavie qui fut exclu du Kominform etc.
C’est plutôt l’esprit kroutchévien qui pose problème et qui a été et demeure dangereux… le brejnevisme comme kroutchésime de gauche immobile et le gorbatchevisme comme kroutchévisme de droite… une liquidation avec des mutants à la Marie-Pierre Vieu et consorts de l’ère Robert Hue… l’Achille Occhetto français.
C’est la période 1953-1989 qui devrait être étudiée car elle fut particulièrement dangereuse et mortifère : rupture avec la Chine, souveraineté limitée au sein du COMECOM, pas d’inflexion vers les non-alignés, succession de réforme “démocratique” liquidant tous les acquis du socialisme jusqu’au triomphe de la contre révolution incarnée par Eltsine implosant l’URSS contre la volonté des peuples soviétiques. L’humanité et le sens du collectif ont progressivement disparu, à cause des Althusser et compagnie avec des conséquences désastreuses, y compris ici.
@ Lafleur
[Mais deux objections, l’une factuelle et l’autre politique :
“Savez-vous par exemple que LFI n’a pas d’existence légale ? Que l’argent de LFI est en fait géré par une association, « l’Ere du Peuple », association qui compte trois membres, tous des fidèles parmi les fidèles de Mélenchon, et à laquelle on ne peut adhérer que par cooptation à l’unanimité ?”
LFI est une formation politique créée le 23 décembre 2016 (siège à MASSY – 91, RNA W913007621), en prévision de la présidentielle de 2017.]
Cela ne donne pas à LFI – en tant que mouvement politique – une existence légale. Les militants du mouvement sont-ils membres de l’association ? Non. Payent-ils une cotisation ? Non. Sont ils appelés à voter aux assemblées générales ? Non. L’association en question est une coquille vide, ayant une poignée de membres – toujours les mêmes – et à laquelle il est impossible d’adhérer ou d’avoir communication des documents financiers ou comptables.
[LFI est une dégénérescence de la social-démocratie dirigée par une clique troskisante, lambertiste dégénéré d’où la haine à l’égard du pabliste Davi ; la garde prétorienne du POI, eux-même elle dégénérée issue de la scission de la CRI en 2015. Il est d’ailleurs drôle de voir que de Ruffin et Autain des sociaux-démocrates bons teints, jusqu’à Legrave ou désormais le NPA-A de Besancenot et Poutou le fond idéologique est le marxisme occidental, le business… et donc l’anti-communisme.]
Il est vrai qu’il est amusant de voir encore aujourd’hui s’affronter les trotskystes issus des différentes scissions s’affronter. Cela rappelle des chauves se battant pour un peigne. Par contre, faire de Ruffin ou de Autain des « sociaux-démocrates bon teint », cela ne me semble pas juste. Autain est surtout une opportuniste. Ruffin est un inclassable.
[Mélenchon, le mitterando-trosko, est quelqu’un de dangereux. Il est un autocrate autoritaire individualiste égoïste. Il est au service du système : un faire-valoir. Il n’est nullement le chef d’un parti chargé de la dictature du prolétariat sortant d’une guerre civile et toujours et encore menacé par les puissances impérialiste et faisant face aux fascistes. Mélenchon n’est pas Lénine dialoguant avec Maxime Gorki ou Staline.]
Je suis d’accord sur le fait que le parallèle entre Mélenchon et les révolutionnaires russes de 1917 n’a aucun sens. Par contre, je pense que faire de Mélenchon un « faire valoir au service du système », c’est tomber dans le manichéisme d’une certaine extrême gauche pour laquelle tous ceux qui ne sont pas d’accord avec elle sont « des valets du système ». Je pense que les choses sont un peu plus complexes que cela. Je suis d’accord que LFI ne constitue pas une menace sérieuse pour le système, mais de là à dire qu’il en est « à son service »…
[Contrairement à la vulgate kautskiste qui imprègne les discours trotskistes, la période 1917-1953 a été positive pour les peuples d’URSS et l’Humanité.]
Je suis d’accord. Mais à quel prix ? Je ne suis pas de ceux qui regardent l’histoire à travers du prisme moral, et on peut discuter très longtemps pour savoir s’il n’y avait pas une autre voix, moins coûteuse en vies humaines, que celle empruntée par le « petit père des peuples ». Poser cette question n’est pas tomber dans la « vulgate kautskiste ».
[Le choix de Lénine du commissaire aux nationalités pour devenir SG du PCUS à la naissance de l’URSS en 1922 reste quelque chose de fort y compris en 1991 quand les soviétiques ont voté pour son maintien. Il a lutté contre le terrorisme individuel de Trotsky, le partisan de la militarisation, appelait à une purge de l’appareil d’Etat au nom du fraction bureaucratisée refusant les décisions des Plénums et Congrès,]
Sur ce point, je suis d’accord avec vous. Si Trotsky peut garder une image de « gentil » devant le « méchant » Staline, c’est parce qu’il n’a pas eu à gouverner. Lorsqu’on regarde son parcours, on se dit que s’il l’avait emporté sur Staline et s’était installé au pouvoir, il aurait probablement fait pire que lui.
Je l’ai dit, et je le répète. La diabolisation des figures historiques n’aide pas à comprendre. Il faut revenir au contexte, et chercher à comprendre pourquoi ces personnages ont agi de telle ou telle manière, quelles sont les forces qu’elles représentaient, et examiner leur héritage sans les œillères morales.
«Reconquête est d’ailleurs une illustration presque caricaturale de la logique de l’égo-politique.»
En effet, c’est un excellent exemple, mais attention, la personne qui est au centre n’est pas du tout celle que l’on pourrait croire au premier abord…
@ Frank
[En effet, c’est un excellent exemple, mais attention, la personne qui est au centre n’est pas du tout celle que l’on pourrait croire au premier abord…]
J’ai pas bien compris… vous pensez à qui ?
À Sarah Knafo. Depuis le début de l’aventure politique de Zemmour, c’est elle qui tire absolument toutes les ficelles. Et elle a toutes les «qualités» du parfait gourou politique. Ce n’est pas du tout le cas de Zemmour, qui n’est pas un gourou et qui n’est absolument pas fait pour la politique non plus, sous quelque forme que ce soit…
@ Frank
[À Sarah Knafo. Depuis le début de l’aventure politique de Zemmour, c’est elle qui tire absolument toutes les ficelles.]
Qu’elle essaye de tirer le plus grand profit de sa position, c’est un fait. Je pense que Zemmour a compris la logique de l’égo-politique et a essayé de l’exploiter pour faire passer ses idées et se faire une “niche” politique. Et il est incontestable que cela a marché: partant de rien, sans parti, il a réussi à faire un meilleur score que le PS ou le PCF… Après, on peut longuement discuter des raisons pour lesquelles il n’a pas pu aller plus loin. Personnellement, je pense qu’il s’est positionné sur un créneau dans lequel il n’y a pas plus de voix à glaner: son discours économique et fiscal est trop réactionnaire pour séduire l’électorat populaire, son discours sur l’immigration ou la sécurité trop effrayant pour attirer en masse les classes intermédiaires.
Cher Frank, cher Sami, cher Descartes,
J’abonde dans ce que vous dites sur Eric Zemmour et Sarah Knafo, qui sont effectivement des ego-politiciens si on reprend le sens que Descartes donne à ce terme. Je dirais plutôt qu’ils ont compris la logique et accepté d’utiliser l’opportunité qu’ils se sont construites.
Vous n’avez pas dit exactement cela, cher Frank, mais vous faites écho à un narratif complaisamment entretenu (principalement par les déçus de R! bien entendu) d’un Eric Zemmour débonnaire, brave homme mais dépassé par le machiavélisme d’une Sarah Knafo prête à tout, jusqu’à mettre un sexagénaire physiquement répugnant dans son lit pour parvenir à ses fins, et qui ne rêverait que de se présenter à la présidentielle, dont elle attend la première occasion pour se débarrasser de son pygmalion. Comme toujours, ce narratif a quelques fondements, mais il ne résiste pas à l’examen : il y a tout lieu de croire que la relation entre Eric Zemmour et Sarah Knafo est sincère. Le premier n’est évidemment pas dupe des difficultés inhérentes à leur écart d’âge tandis que la seconde est évidemment consciente de ce qu’elle a aussi été attirée par la stature du polémiste adoré des foules.
Après, au fond, à la fois c’est leur vie privée et à la fois c’est quelque chose qui n’est pas un problème à droite : on sait bien que leur relation sentimentale recouvre des intérêts de carrière bien compris de part et d’autres (parce qu’il ne faut pas oublier que sans le soutien de SK, EZ ne se serait certainement pas lancé), nous sommes simplement moins hypocrites qu’à gauche. Et le fait qu’un chad comme Zemmour serre une jolie fille brillante comme SK à vrai dire nous fait sourire (après, le narratif sur sa prétendue beauté m’agace un peu : elle est mignonne, mais ce n’est pas non plus la fille irrésistible).
Pour répondre à Descartes, je conviens avec lui que son discours sur l’immigration est effrayant, et d’ailleurs et Eric Zemmour et Sarah Knafo conviennent publiquement de ce caractère.
Si je les soutiens, c’est parce que je pense qu’ils ont raison d’être aussi alarmistes. Pour moi, il y a le feu à la maison, et si bien sûr on n’est pas à l’aube d’une guerre civile, la situation est très préoccupante.
D’abord parce que je suis comme tout le monde et observe le monde qui m’entoure, ensuite parce que j’ai eu la chance de côtoyer depuis mon enfance plusieurs hauts-fonctionnaires français spécialistes du renseignement intérieur et extérieur, amis de mes parents qui discutaient ouvertement en privé des problèmes immenses de l’immigration. Aujourd’hui d’ailleurs, ce n’était pas lui, mais l’ex-dirigeant de la DGSE, Pierre Brochant, en parle ouvertement et je peux vous garantir que plusieurs hommes politiques de droite haut-placés (ainsi qu’un autre qui est devenu complètement marginal mais que je connais perso, et ceux qui me connaissent savent à qui je fais allusion) sont beaucoup plus alarmiste en privé qu’ils ne le sont publiquement. Et vous-même d’ailleurs cher Descartes avez souvent parlé des problèmes liés à ce sujet (avec notamment ma référence personnelle Nationaliste-Ethniciste dont je ne me rappelle plus du nouveau pseudo : jacobin, non?).
Je pense que c’est le sujet ultime qui emporte tout.
Sur l’économie, je ne pense pas du tout que son programme était aussi réactionnaire que vous le prétendez, cher Descartes. Au fond, ce que proposait le Z était d’ailleurs assez timide et proche, moyennant quelques mesures bien démagos (la prime de naissance!), du programme classique LR. Il n’y avait pas de remise en cause du système de redistribution sociale français, mais simplement (1) remise en cause de ses abus (qui sont énormes à mon avis et inférieurs à ce qui ressort de la doxa) et (2) ajustements nécessaires quant aux évolutions démographiques et économiques, symbolisées par le report de l’âge de départ à la retraite à 64 ans qui in fine a d’ailleurs été adopté par Emmanuel Macron à l’année près (alors qu’il défendait le 65 ans dans sa campagne).
C’est certes pas ultra-populaire, mais ça n’est en rien un discours “trop réactionnaire”, et d’ailleurs à mon avis ce n’était pas du tout assez radical : si on me laissait faire, j’aurais taillé plus encore (et notamment, mais je sais que c’est impraticable électoralement, j’aurais au moins desindexé les retraites, puisque les boomers reçoivent et recevront une part disproportionnée par rapport à ce qu’ils ont cotisé).Enfin, pour répondre à Sami, je lui dirais que si bien entendu Reconquête est un petit parti, il a totalement tort de dire que le parti ne rassemblerait que 3 tondus et un pelé. Je suis certes à Paris, son lieu de prédilection, mais je vous assure que les effectifs d’adhérents/sympathisants sont très conséquents. Beaucoup sont partis après l’échec de la présidentielle, mais beaucoup sont restés, et je pense que le chiffre de 70.000 adhérents à jour de cotisation au 1er janvier 2025 est réél (j’ai eu accès à certains fichiers) : pour un parti de droite sans aucun élu, c’est absolument considérable.
Sur Marion Maréchal, sa trahison était prévisible et je ne m’explique toujours pas qu’Eric Zemmour et Sarah Knafo aient confirmé la première place sur la liste des Européennes (promise lors de son ralliement en 2022), ce qui est une faute majeure à mes yeux alors qu’ils auraient très bien pu lui rabattre son caquet et lui préférer le Z comme tête de liste voire même directement mettre Sarah Knafo en tête : elle serait sans doute partie avec ses quelques amis à ce moment là, mais elle aurait été à mon avis vite oubliée et sa trahison aurait fait beaucoup moins de mal tandis que les trois autres eurodéputés ayant claqué la porte, tenus par les couilles, seraient très vraisemblablement restés au sein de R!. A mon avis, la campagne n’aurait pas été polluée par les bisbilles internes et le parti aurait pu faire mieux que son piteux score de 5,4% aux Européennes (et au moins refaire les 7 de la présidentielle).Je conclus ce trop long commentaire en vous disant que je crains que votre vision du RN comme d’un espace avec une vraie démocratie interne me paraît assez naïf : Marine Le Pen règne en maître au sein de ce parti, et les opposants à sa ligne ont été écrabouillés sans pitié (Marion et surtout ses amis, qui ne bénéficient pas des liens du sang, en savent quelque chose). D’ailleurs, le sort de Marion et de ceux qui ont trahi R! est assez éloquent : le RN ne s’est même pas donné la peine de les rémunérer décemment et leur versent consciencieusement des peaux de bananes (ce qui peut se comprendre, mais est à mon avis à très courte vue, illustrant d’ailleurs a posteriori la pertinence de la démarche de Zemmour pour qui il n’est pas possible d’influer le RN de l’intérieur – il a ainsi refusé d’entrer au RN en 2019). Le drame est qu’il n’ait pas réussi à contraindre le RN à s’allier. Et il y a eu des épisodes d’une violence sans nom au RN, avec des histoires absolument sordides d’autant que s’y mêlent des coucheries pas possibles entre homosexuels (certaines sont sorties dans la presse, notamment à Hénin-Beaumont), certains cadres usant quasi ouvertement de leur pouvoir pour exiger de jeunes prometteurs qu’ils passent sous la table.
@ Tythan
[Après, au fond, à la fois c’est leur vie privée et à la fois c’est quelque chose qui n’est pas un problème à droite : on sait bien que leur relation sentimentale recouvre des intérêts de carrière bien compris de part et d’autres (parce qu’il ne faut pas oublier que sans le soutien de SK, EZ ne se serait certainement pas lancé), nous sommes simplement moins hypocrites qu’à gauche. Et le fait qu’un chad comme Zemmour serre une jolie fille brillante comme SK à vrai dire nous fait sourire (après, le narratif sur sa prétendue beauté m’agace un peu : elle est mignonne, mais ce n’est pas non plus la fille irrésistible). ]
Ici, je ne peux que penser au parallèle entre le couple de Zemmour avec Knafo et celui de Mélenchon avec Chikirou. Est-ce une coïncidence ? Ou y a-t-il quelque chose dans la structure de l’ego-politique qui pousse à la constitution de couples de cette nature, entre l’égo-politicien capable de battre les estrades et une personnalité forte tenant d’une main de fer sa communication et son entourage proche ? S’agit-il d’une forme de division du travail ou de délégation ? La question se pose d’autant qu’il existe d’autres exemples à l’étranger : Milei et sa sœur Karine ont eux aussi une relation de ce type.
[Pour répondre à Descartes, je conviens avec lui que son discours sur l’immigration est effrayant, et d’ailleurs et Eric Zemmour et Sarah Knafo conviennent publiquement de ce caractère. Si je les soutiens, c’est parce que je pense qu’ils ont raison d’être aussi alarmistes. Pour moi, il y a le feu à la maison, et si bien sûr on n’est pas à l’aube d’une guerre civile, la situation est très préoccupante.]
On peut longuement discuter sur la question de savoir si la situation réelle est aussi grave et désespérée que Zemmour la présente. Mais à supposer même qu’elle le soit, Zemmour a quand même tort. Parce qu’il n’est plus un journaliste, mais un homme politique. Et les hommes politiques ne sont pas là pour nous « effrayer », mais pour proposer des solutions, des projets, des avenirs radieux ou du moins attractifs. De Gaulle l’avait bien compris, lui qui ouvre son premier acte politique par « la France a perdu une bataille ! Mais la France n’a pas perdu la guerre ! Des gouvernants de rencontre ont pu capituler, cédant à la panique (…) Cependant, rien n’est perdu ! Rien n’est perdu parce que cette guerre est une guerre mondiale (…) ». On ne fait pas de politique avec du défaitisme. Or, le discours de Zemmour est fondamentalement défaitiste.
[D’abord parce que je suis comme tout le monde et observe le monde qui m’entoure, ensuite parce que j’ai eu la chance de côtoyer depuis mon enfance plusieurs hauts-fonctionnaires français spécialistes du renseignement intérieur et extérieur, amis de mes parents qui discutaient ouvertement en privé des problèmes immenses de l’immigration. Aujourd’hui d’ailleurs, ce n’était pas lui, mais l’ex-dirigeant de la DGSE, Pierre Brochant, en parle ouvertement et je peux vous garantir que plusieurs hommes politiques de droite haut-placés (ainsi qu’un autre qui est devenu complètement marginal mais que je connais perso, et ceux qui me connaissent savent à qui je fais allusion) sont beaucoup plus alarmiste en privé qu’ils ne le sont publiquement.]
C’est normal, c’est leur rôle. Quant on est dans ces services-là, on est payé pour s’attendre au pire, et s’y préparé. On n’a jamais reproché à un service de sécurité d’être trop inquiet, on lui a souvent reproché d’être trop complaisants. Cela étant dit, il ne s’agit pas de nier la réalité. On est devant un problème sérieux, devenu d’autant plus sérieux par l’inaction épileptique de la droite et l’angélisme de la gauche. Mais au risque de me répéter, on attend d’un homme politique plus qu’un constat ou une rêverie sur des solutions impossibles. On a attend de lui qu’il définisse une perspective, et je ne vois pas ça chez Zemmour.
[Je pense que c’est le sujet ultime qui emporte tout.]
Sur cela, nous différons. Le problème n’est pas dans l’immigration elle-même, mais dans notre incapacité à la réguler et à assimiler ceux qui y sont admis. Et si nous en sommes incapables, c’est pour des raisons structurelles. D’un côté, vous avez une bourgeoisie qui veut de l’immigration, parce que cela lui permet de disposer d’une main d’œuvre plus facilement exploitable. De l’autre, des classes intermédiaires qui ne veulent pas payer le prix de l’assimilation. Et tant que vous ne levez pas ces deux contraintes, difficile de faire une politique sérieuse de contrôle et d’assimilation.
[Sur l’économie, je ne pense pas du tout que son programme était aussi réactionnaire que vous le prétendez, cher Descartes. Au fond, ce que proposait le Z était d’ailleurs assez timide et proche, moyennant quelques mesures bien démagos (la prime de naissance!), du programme classique LR.]
C’était bien mon point ! Ce qu’on appelle « le programme classique LR », c’est le Laval des années 1930.
[Il n’y avait pas de remise en cause du système de redistribution sociale français, mais simplement (1) remise en cause de ses abus (qui sont énormes à mon avis et inférieurs à ce qui ressort de la doxa) et (2) ajustements nécessaires quant aux évolutions démographiques et économiques, symbolisées par le report de l’âge de départ à la retraite à 64 ans qui in fine a d’ailleurs été adopté par Emmanuel Macron à l’année près (alors qu’il défendait le 65 ans dans sa campagne).]
Alors, il faudra m’expliquer comment on fait pour ne pas « remettre en cause le système de redistribution sociale français » tout en réduisant les impôts et le déficit fiscal. Par la magie noire, peut-être ? Comme disait là encore mongénéral, faire de la politique c’est vouloir les conséquences de ce qu’on veut. Si on réduit le déficit fiscal et qu’on réduit les impôts, il faudra bien réduire les dépenses. Et je ne me souviens pas d’avoir entendu Zemmour proposer la réduction des subventions au patronat…
[C’est certes pas ultra-populaire, mais ça n’est en rien un discours “trop réactionnaire”, et d’ailleurs à mon avis ce n’était pas du tout assez radical : si on me laissait faire, j’aurais taillé plus encore (et notamment, mais je sais que c’est impraticable électoralement, j’aurais au moins desindexé les retraites, puisque les boomers reçoivent et recevront une part disproportionnée par rapport à ce qu’ils ont cotisé).]
Là encore, il vous faudra vouloir les conséquences de ce que vous voulez. Tailler dans les retraites – parce qu’il ne faut pas jouer sur les mots, la désindexation c’est la réduction des pensions – est une mesure fondamentalement récessive. Chez les actifs, parce qu’ils réaliseront rapidement que pour avoir le même niveau de vie à la retraite il leur faudra thésauriser, et donc moins dépenser. Chez les retraites, qui eux-mêmes auront le choix entre comprimer leurs dépenses, ou bien puiser dans leur épargne – et donc moins transmettre aux actifs, qui eux-mêmes auront moins à dépenser. Dans une économie qui est portée par la consommation, l’effet négatif compenserait largement les gains. C’est d’ailleurs pourquoi le COR, qui n’est pas précisément « de gauche », a recommandé de jouer sur l’âge plutôt que sur les montants des pensions.
Je remarque par ailleurs que l’on trouve pas mal de monde pour taper sur les retraités, et personne pour taper sur les subventions aux profits des entreprises – 200 Md€, une paille…
[Le drame est qu’il n’ait pas réussi à contraindre le RN à s’allier.]
A s’allier pour quoi faire ? Pour s’allier, il faut un projet commun. Or, le projet « social-souverainiste » du RN fait peur dans les beaux quartiers qui votent Zemmour, et le programme économique réactionnaire que propose Zemmour est rejeté à Hénin-Beaumont. A partir de là…
@ Tythan,
Allez, j’ose m’immiscer, et sans m’excuser…
[(avec notamment ma référence personnelle Nationaliste-Ethniciste dont je ne me rappelle plus du nouveau pseudo : jacobin, non?)]
Non, Carloman. Les connaisseurs auront reconnu le nom du fils aîné de Charles Martel…
[ainsi qu’un autre qui est devenu complètement marginal mais que je connais perso, et ceux qui me connaissent savent à qui je fais allusion]
NDA?
@ Descartes,
[Le problème n’est pas dans l’immigration elle-même,]
Tiens, et pourquoi donc? Où ai-je lu déjà que “répéter une affirmation n’en fait pas une vérité”? Ah si je m’en souvenais… Mais je vous taquine et je m’en excuse, n’y voyez nulle méchanceté. Par contre, je pense qu’il serait plus juste de dire que “le problème n’est pas dans l’immigration elle-même POUR VOUS”. Parce que, pour moi – et peut-être ne suis-je pas le seul – l’immigration, en particulier extra-européenne (mais pas que), est en problème en soi.
Plus sérieusement maintenant: ce que dit notre ami Tythan sur l’immigration et ce qu’en disent les hauts fonctionnaires m’interpelle. Vous avez je suppose des connaissances dans le milieu qu’il évoque: diriez-vous que vous entendez le même son de cloche?
Si c’est le cas, cela pose question: nous aurions donc d’un côté des hauts fonctionnaires qui tirent la sonnette d’alarme depuis des années, et de l’autre une montée inexorable du FN/RN depuis les années 80. J’entends que la bourgeoisie veut de la main-d’oeuvre bon marché et que les classes intermédiaires refusent le coût de l’assimilation, mais il me semble qu’un peu de clairvoyance permet quand même d’imaginer assez facilement les deux scénarii les plus probables: 1) une victoire du RN (ou le RN à un tel niveau qu’il bloquerait le fonctionnement normal des institutions); 2) une libanisation du pays débouchant sur des violences inter-communautaires (on a parfois l’impression que ça a déjà commencé en Angleterre). N’y a-t-il aucun politique un peu sensé qui se dise “essayons d’éviter la catastrophe”? A quoi attribuez-vous cela,Descartes? A l’idée répandue que “après nous le déluge”? Ou y a-t-il autre chose?
@ Carloman
[Allez, j’ose m’immiscer, et sans m’excuser…]
Bravo ! Un grand pas de franchi !
[« Le problème n’est pas dans l’immigration elle-même, » Tiens, et pourquoi donc? Où ai-je lu déjà que “répéter une affirmation n’en fait pas une vérité” ? Ah si je m’en souvenais… Mais je vous taquine et je m’en excuse, n’y voyez nulle méchanceté.]
Vous êtes surtout injuste. Parce que vous avez coupé ma phrase à la première virgule. Je ne me contente pas de « répéter une affirmation », je la justifie. Voici la phrase complète : « Le problème n’est pas dans l’immigration elle-même, mais dans notre incapacité à la réguler et à assimiler ceux qui y sont admis. Et si nous en sommes incapables, c’est pour des raisons structurelles ». Je ne recopie pas le paragraphe complet, mais je donne à la suite quelques-unes de ces « raisons structurelles ». C’est votre droit d’être en désaccord avec cette justification, mais vous n’avez pas le droit de faire comme si elle n’existait pas. « Répéter une affirmation n’en fait pas une vérité », mais la justifier, peut le faire.
[Par contre, je pense qu’il serait plus juste de dire que “le problème n’est pas dans l’immigration elle-même POUR VOUS”. Parce que, pour moi – et peut-être ne suis-je pas le seul – l’immigration, en particulier extra-européenne (mais pas que), est un problème en soi.]
Je ne suis pas sûr de comprendre ce que vous dites ici. Lorsque vous parlez d’un problème « pour vous », dois-je comprendre que vous parlez de l’immigration comme catégorie abstraite qui vous poserait un problème philosophique, ou bien des effets concrets que la présence d’immigrés peut avoir sur vous en tant qu’individu ?
[Plus sérieusement maintenant : ce que dit notre ami Tythan sur l’immigration et ce qu’en disent les hauts fonctionnaires m’interpelle. Vous avez je suppose des connaissances dans le milieu qu’il évoque : diriez-vous que vous entendez le même son de cloche ?]
Oui, assez largement. Vous savez, les hauts fonctionnaires dans notre pays sont des gens cultivés, mais sont surtout des pragmatiques. Ils sont beaucoup moins sensibles aux théories fumeuses dont la politique abonde qu’on peut l’imaginer, d’une part parce qu’ils ont souvent servi successivement sous des gouvernements de signe opposé et ont donc perdu les illusions de leur jeunesse quant aux limites des engagements idéologiques, d’autre part parce qu’ils se coltinent la réalité de tous les jours. On peut avoir des illusions lorsqu’on est assis sur les bancs de l’Assemblée, mais quand on est préfet ou commissaire de police, on voit bien d’où viennent les problèmes.
[Si c’est le cas, cela pose question: nous aurions donc d’un côté des hauts fonctionnaires qui tirent la sonnette d’alarme depuis des années, et de l’autre une montée inexorable du FN/RN depuis les années 80. J’entends que la bourgeoisie veut de la main-d’œuvre bon marché et que les classes intermédiaires refusent le coût de l’assimilation, mais il me semble qu’un peu de clairvoyance permet quand même d’imaginer assez facilement les deux scénarii les plus probables: 1) une victoire du RN (ou le RN à un tel niveau qu’il bloquerait le fonctionnement normal des institutions); 2) une libanisation du pays débouchant sur des violences inter-communautaires (on a parfois l’impression que ça a déjà commencé en Angleterre).]
Ne surestimez pas la clairvoyance de la bourgeoisie en général, et de la bourgeoisie française en particulier. C’est d’ailleurs vrai de la plupart des classes dominantes, souvent confites dans leurs certitudes – dont celle que le régime qu’elles portent est là pour toujours, illustrée caricaturalement par les élucubrations d’un Francis Fukuyama sur « la fin de l’histoire ». On peut citer l’aristocratie de la fin du XVIIIème, qui a tout fait pour bloquer des réformes qui auraient pu faire une transition à l’anglaise vers une monarchie constitutionnelle qui aurait donné à l’ancienne aristocratie la possibilité de s’embourgeoiser au lieu de passer à la guillotine. On peut aussi citer les bourgeoisies européennes qui ont soutenu la montée du fascisme et du nazisme, sans voir que tôt ou tard la machine qu’ils étaient en train de construire allait se retourner contre eux.
Les désordres auxquels vous faites allusion n’ont pour le moment pas touché la bourgeoisie. Le blocage du système institutionnel ne lui fait nullement peur, puisque pour reprendre l’adage libéral « le gouvernement qui gouverne le mieux est celui qui gouverne le moins ». En quoi par exemple le patronat souffre de la paralysie qui affecte notre pays depuis bientôt deux ans ? Quant à la « libanisation », là encore, elle n’a pas que des effets négatifs lorsqu’on la regarde du point de vue de la bourgeoisie. Au contraire : elle se traduit par une dépolitisation croissante, par une action collective peu efficace…
Il n’y a qu’un seul aspect qui à ma connaissance inquiète vraiment la bourgeoisie, et c’est la dégradation de la qualité de la main d’œuvre, qui se traduit par des difficultés de recrutement massives – alors que par ailleurs on comptabilise des millions de chômeurs, et cela sans compter les travailleurs clandestins. La réalité est qu’on n’arrive pas à recruter des travailleurs dont les activités économiques ont besoin. Et ce n’est pas seulement une question de formation : il y a un problème de simple discipline de travail, de motivation, de concentration. Et c’est pourquoi vous voyez revenir en permanence dans la bouche du patronat la question des « postes non pourvus ». Mais pour le reste…
[N’y a-t-il aucun politique un peu sensé qui se dise “essayons d’éviter la catastrophe” ? A quoi attribuez-vous cela, Descartes ? A l’idée répandue que “après nous le déluge” ? Ou y a-t-il autre chose ?]
Je pense que c’est un phénomène très complexe, qu’on ne peut expliquer par une cause unique. Oui, il y a un côté « après nous le déluge », et c’est logique dans une société d’individus-îles, chacun ne s’intéressant qu’à son petit moi. Sans l’idée de filiation, de lignée, de transcendance – qu’elle soit familiale, religieuse ou nationale – l’horizon temporel ne peut aller bien au-delà de notre propre vie, et certainement pas au-delà de celle des gens que nous avons connu. Il y a aussi une question de la perception de la « catastrophe ». Pour moi – et je pense pour vous aussi, même si vous ne voulez pas l’admettre – qui sommes attachés à une vision « française » d’une société de citoyens et non de communautés, le communautarisme annonce une « catastrophe ». Mais ce n’est pas du tout le cas pour des élites qui ont fait sienne la vision anglosaxonne, à laquelle se rattache largement la gauche aujourd’hui, tout simplement parce que ces élites pensent de par leur statut social échapper aux conséquences de cette fragmentation. Bien sûr, il faudra vivre dans des quartiers fermés et circuler dans des voitures aux portes bloquées de l’intérieur, mais c’est un petit prix à payer.
@ Descartes,
[Vous êtes surtout injuste.]
Mais non, mais non. Je confesse un brin de mauvaise foi à la rigueur…
[Lorsque vous parlez d’un problème « pour vous », dois-je comprendre que vous parlez de l’immigration comme catégorie abstraite qui vous poserait un problème philosophique, ou bien des effets concrets que la présence d’immigrés peut avoir sur vous en tant qu’individu ?]
Là, je dois avouer que vous me posez une excellente question, et je vais tâcher d’y répondre le plus précisément possible (et vous regretterez peut-être d’avoir posé la question…). J’ai envie de vous dire: les deux.
Bien sûr comme beaucoup de gens sans doute “les effets concrets que la présence d’immigrés peut avoir”, moins sur moi en tant que personne, mais plutôt sur l’ambiance générale, sur la qualité de la sociabilité dans le pays, sur la prévisibilité des comportements, tout cela est un problème.
Maintenant, oui, l’immigration, ou plutôt les migrations de manière générale, me posent en effet un “problème philosophique”. Si on regarde une carte du monde, nous pouvons tous constater qu’aujourd’hui quasiment toute la planète s’est “convertie” au principe d’état territorial: partout, des Etats – plus ou moins forts, plus ou moins efficaces – exercent une autorité sur un territoire donné, défini, circonscrit et sur les populations qui y vivent. Je n’irais pas jusqu’à dire que tous ces états sont des états-nations… Mais la plupart, c’est un fait, se réclame de ce modèle. Et même dans les états multiethniques, on voit bien une tendance à la définition d’une identité “nationale” souvent à partir de la culture du groupe majoritaire ou, à défaut, autour de la religion dominante. On voit bien par exemple en Inde la tentation de construire l’identité nationale à partir de l’hindouisme, d’où des problèmes (que faire des dizaines de millions de musulmans? Des millions de chrétiens du Kerala?).
Je pense effectivement que la fin des grands empires – au sens territorial du terme, parce qu’il existe évidemment un “empire” américain mais qui repose sur des formes de domination “déterritorialisées” si j’ose le terme – et l’établissement d’états territoriaux avec des frontières établies doit logiquement amener à terme un tarrissement des flux migratoires internationaux (je laisse de côté la question des migrations internes). Pourquoi? Parce que la migration, lorsqu’elle est numériquement importante, a TOUJOURS été au cours de l’histoire un facteur de désordre, de déstabilisation, de crise sociale et politique. On pourrait remonter aux migrations des “Peuples de la mer” durant la haute antiquité, qui provoquent la chute de l’empire hittite, le chaos en Anatolie et en Syrie, et qui menacent sérieusement l’Egypte de Ramsès III, le grand pharaon réussissant néanmoins à conjurer le péril. On pourrait évoquer les “invasions/migrations” de la fin de l’empire romain: il n’est pas inutile de rappeler à ce sujet que les peuples en questions (Francs, Alamans, Goths, Burgondes, Vandales…) n’affichaient pas des effectifs colossaux, et d’autre part, le gouvernement romain avait une réelle volonté d’intégrer voire d’assimiler les groupes barbares, mais à un moment il n’en a plus eu les moyens. Et les barbares, venus d’abord pour profiter du modèle romain qui les avait séduits, ont fragilisé ce modèle et ont fini par le détruire en partie, malgré une volonté parfois affichée de le préserver. Même si on peut émettre plein de réserves et nuancer, le fait est que le haut Moyen Âge n’est pas l’époque la plus glorieuse de l’Europe occidentale, surtout en comparaison des civilisations byzantine et arabo-musulmane. Il intéressant d’ailleurs de constater que le “décollage” de l’Europe de l’Ouest ne commence qu’après que les dernières migrations/invasions (Vikings, Hongrois, Arabes) aient été jugulées aux X°-XI° siècles.
Par conséquent, dans la perspective historique qui est la mienne, la migration “de masse” n’est pas quelque chose que je vois positivement. Tout simplement parce que le dernier arrivé, s’il est assez fort ou s’il est en nombre, impose sa culture, chassant les autres, les éliminant ou les assimilant de force. Les Berbères d’Afrique du nord en savent quelque chose, eux qui ont été islamisés de force et – partiellement – arabisés. Les descendants des Grecs d’Asie Mineure et d’Arméniens en savent aussi quelque chose, les Turcs étant les derniers arrivés en Anatolie. Et ne parlons pas des Amérindiens, pratiquement rayés de la carte en maints endroits par l’immigration européenne. On peut le regretter mais c’est un fait: les empires multiethniques, pluriconfessionnels (Autriche-Hongrie, Empire ottoman, Empire russe/URSS) résistent difficilement à l’épreuve du temps. Tôt ou tard, c’est l’assimilation forcée ou le nettoyage ethnique… Nous avons eu l’exemple de la Yougoslavie, il n’y a pas si longtemps. Or les migrations, surtout dans notre monde globalisé, créent de la diversité, donc de la division et de la discorde. Et, j’insiste là-dessus, qu’on soit dans un pays assimilateur ou un pays communautariste, les tensions sont inévitables. L’immigration est un sujet en France, mais c’en est un aussi en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis. Pourtant, chez les Anglo-saxons, ce n’est pas la fin du modèle assimilationniste qui pose problème. Simplement, au-delà d’un certain nombre, ça ne se passe pas bien. Cela se passe mal en Grande-Bretagne, un pays communautariste et multinational, ça se passe mal en Espagne où pourtant la diversité régionale est institutionnalisée, ça se passe mal en France, en Allemagne, en Irlande… Tous ces pays ont une approche différente, et pourtant il y a des problèmes d’immigration. C’est pourquoi je suis en désaccord avec votre explication qui consiste à dire que “si on n’avait pas renoncé à l’assimilation, il n’y aurait pas – ou très peu – de problème”.
Dans notre monde contemporain comme dans les époques passées, l’immigration, dès lors qu’elle dépasse un certain seuil, menace la stabilité d’une société, elle menace la sociabilité, elle menace les équilibres démographiques, économiques, sociaux, elle menace parfois l’image même qu’une nation se fait d’elle-même. Et l’assimilation ne change rien à l’affaire: les Italiens venus en France au tournant des XIX° et XX° siècles, dans une III° République très assimilationniste, ont été perçus comme un danger, comme des concurrents économiques par les ouvriers français, et ils ont été victimes de violence. Comme les Irlandais que les patrons d’industrie du nord de l’Angleterre faisaient venir pour lutter contre les mouvements ouvriers au XIX° siècle. Vous êtes, Descartes, un penseur marxiste. Ce n’est pas à vous que j’apprendrai que dans le système capitaliste, l’immigré, du moins le travailleur immigré, est depuis longtemps un instrument aux mains du patronat pour faire pression sur la classe ouvrière “de souche”.
Alors mon idéal, effectivement, est un monde stable, donc fixe: les frontières sont fixes, les peuples sont fixes, les grands mouvements de population initiés au néolithique sont terminés. Chacun chez soi. Et, point important, on peut quand même s’entendre, faire du commerce, entretenir (et encourager) l’amitié des peuples. Mais l’amitié des peuples, ce n’est pas la confusion des peuples, ce n’est pas le mélange des peuples, ce n’est pas le métissage généralisé ou la “créolisation” que certains veulent nous vendre. Bien sûr cet idéal que je défends relève de l’utopie: la réalité, la triste réalité, c’est que des gens crèvent de faim, sont victimes de persécution, bref peuvent difficilement vivre en paix dans le pays qui les a vu naître. D’aucuns me diront aussi: Et Léonard de Vinci? Et Mazarin? Et Marie Curie? Mais que serait donc la France sans ces génies issus de l’immigration? Sauf qu’on parle là d’individus. Je veux bien admettre que l’immigration INDIVIDUELLE puisse représenter, très ponctuellement, un bénéfice pour le pays d’accueil, mais l’immigration, lorsqu’elle est collective, pose presque toujours des problèmes, qu’ils soient socio-économiques ou identitaires (voire les deux).
Pour résumer, je pense en effet que, sauf rares exceptions, sauf cas exceptionnels, l’immigration est un phénomène globalement néfaste, dont les bénéfices sont largement dépassés par les inconvénients. Et ce à toute époque et en toute circonstance, même si la nature des problèmes qu’elle engendre peut varier. Limiter l’immigration au maximum est pour moi un principe fondamental, un objectif souhaitable. Et par ailleurs, je dois dire que j’adhère à l’idée selon laquelle un peuple doit d’abord et avant tout compter sur lui-même pour assurer son avenir plutôt que d’attendre son salut de l’extérieur. Lorsque la Révolution a mis fin à la monarchie, les révolutionnaires ont remplacé un armée dans laquelle se trouvaient de nombreux régiments étrangers (suisses, allemands) par une autre composée quasi-exclusivement de conscrits français. Rien ne me paraît plus supect que tous ces gens qui nous expliquent que l’immigration va en quelque sorte “régénérer” la France, que l’immigration est nécessaire, salvatrice, parfois même rédemptrice tant la nation française a commis de péchés à l’égard des “autres”.
[Pour moi – et je pense pour vous aussi, même si vous ne voulez pas l’admettre – qui sommes attachés à une vision « française » d’une société de citoyens et non de communautés, le communautarisme annonce une « catastrophe ».]
Mais j’admets très volontiers mon attachement “à une vision “française” d’une société de citoyens et non de communautés”. Là où nous différons, c’est dans les critères qui définissent le citoyen. Moi, je suis attaché à la conception athénienne de Périclès: “est citoyen athénien celui qui est né de deux parents athéniens”, et le métèque (étranger) admis à la citoyenneté est une exception rarissime; vous penchez pour la conception romaine de la citoyenneté, c’est-à-dire que, indépendamment de son origine, est citoyen romain celui qui en a les droits et qui accepte de sacrifier aux dieux protecteurs de Rome et à l’empereur. Mais Rome est un empire, alors qu’Athènes est une cité-Etat, et je pense pour ma part que la nation est davantage l’héritière de la cité (et du koinon, fédération à base ethnique) grecque que de l’empire romain. C’est pourquoi je pense que vous avez une conception “impériale” de l’identité française, dans laquelle l’allégeance à l’Etat et aux valeurs qu’il porte est primordial. Pour ma part, comme vous le savez, je tends à privilégier l’enracinement dans le territoire.
@ Carloman
[Bien sûr comme beaucoup de gens sans doute “les effets concrets que la présence d’immigrés peut avoir”, moins sur moi en tant que personne, mais plutôt sur l’ambiance générale, sur la qualité de la sociabilité dans le pays, sur la prévisibilité des comportements, tout cela est un problème.]
Oui, mais vous m’accorderez que l’assimilation résout totalement ce problème. L’étranger assimilé est, du point de vue de « la prévisibilité des comportements » ou de « la qualité de la sociabilité » impossible à distinguer du français « de souche ».
[Maintenant, oui, l’immigration, ou plutôt les migrations de manière générale, me posent en effet un “problème philosophique”. Si on regarde une carte du monde, nous pouvons tous constater qu’aujourd’hui quasiment toute la planète s’est “convertie” au principe d’état territorial: partout, des Etats – plus ou moins forts, plus ou moins efficaces – exercent une autorité sur un territoire donné, défini, circonscrit et sur les populations qui y vivent.]
Oui. Mais il faut aller plus loin : pourquoi cette conversion ? Parce que l’économie capitaliste a besoin d’une entité qui garantisse la propriété privée, le fonctionnement des marchés et la consistance des contrats. La fonction fondamentale de l’Etat, celle qui lui donne naissance, ce n’est pas la fonction législative, c’est la fonction judiciaire. Bien avant d’être législateur, le roi était juge. Un territoire dans lequel aucune autorité ayant le monopole de la violence légitime s’exerce est un territoire perdu pour l’économie capitaliste.
C’est pourquoi le fait de savoir si l’Etat est homogène ou « multiethnique », du point de vue du capital, n’a guère d’importance aujourd’hui. Un Etat peut être florissant du point de vue des affaires sans pour autant être homogène – pensez aux Etats-Unis. Il suffit de se donner les outils pour gérer cette hétérogénéité, et la forme communautariste en est un, fort efficace. Dans un système qui favorise la concurrence comme régulateur, pourquoi la concurrence entre communautés ne marcherait pas ?
Bien sûr, cela pose des problèmes aux gens comme vous et moi, qui ne regardons pas la question d’un pur angle du capital, et qui sommes attachés à des formes de sociabilité, à un cadre de vie plus qu’à la seule rentabilité. Mais il faut comprendre – et c’est là mon point – que ce « problème » n’en est pas un lorsqu’on se place d’un point de vue structurel. Une partie de nos problèmes viennent d’ailleurs du fait qu’en France nous ne nous sommes pas encore totalement résignés à vivre dans une société communautariste. Si on était allé jusqu’au bout de la démarche et créé un véritable régime de ce type, avec des droits, des lois et une séparation réelle des communautés, on serait beaucoup plus tranquilles… et c’est d’ailleurs vers cela qu’on se dirige.
[Pourquoi ? Parce que la migration, lorsqu’elle est numériquement importante, a TOUJOURS été au cours de l’histoire un facteur de désordre, de déstabilisation, de crise sociale et politique. On pourrait remonter aux migrations des “Peuples de la mer” durant la haute antiquité, qui provoquent la chute de l’empire hittite, le chaos en Anatolie et en Syrie, et qui menacent sérieusement l’Egypte de Ramsès III, le grand pharaon réussissant néanmoins à conjurer le péril.]
Je pense que vous tombez là dans le péché mortel des historiens : l’anachronisme. Les effets de l’immigration ne peuvent pas être regardés indépendamment des conditions matérielles de production d’une société, et ce qui pouvait être « un facteur de désordre, de déstabilisation, de crise sociale et politique » dans un empire antique ne l’est pas forcément dans une société capitaliste. Prenez la migration des huguenots après la révocation de l’Edit de Nantes. Diriez-vous que pour les pays qui l’ont reçu – l’Angleterre, la Hollande – ce fut un facteur « de désordre, de déstabilisation, de crise sociale et politique » ? Bien sur que non. Pas plus que la migration relativement massive des juifs venus de l’Europe orientale au début du XXème siècle ne fut un facteur de déstabilisation ou de crise aux Etats-Unis ou en Argentine, tout au contraire. Que cela ait posé des problèmes, oui, c’est vrai. Mais c’est le cas de tout changement d’une certaine importance, qu’il soit exogène ou endogène.
[Par conséquent, dans la perspective historique qui est la mienne, la migration “de masse” n’est pas quelque chose que je vois positivement.]
Je note que dans votre « perspective historique », vous vous référez systématiquement à des migrations très anciennes, autrement dit, qui se rattachent à des modes de production et de fonctionnement très différents des nôtres. Personnellement, je ne regarde pas la migration comme quelque chose de positif en soi. C’est une transformation, qui pose ses problèmes, et qui doit être gérée. Comme toute transformation sociale d’ailleurs.
[Tout simplement parce que le dernier arrivé, s’il est assez fort ou s’il est en nombre, impose sa culture, chassant les autres, les éliminant ou les assimilant de force. Les Berbères d’Afrique du nord en savent quelque chose, eux qui ont été islamisés de force et – partiellement – arabisés. Les descendants des Grecs d’Asie Mineure et d’Arméniens en savent aussi quelque chose, les Turcs étant les derniers arrivés en Anatolie. Et ne parlons pas des Amérindiens, pratiquement rayés de la carte en maints endroits par l’immigration européenne.]
Les exemples que vous donnez ici ne sont pas des exemples de « migration », mais de « conquête ». Ce n’est pas tout à fait la même chose. Il y a à mon sens une différence fondamentale qui vous échappe. Lorsque les arabes arrivent en Afrique du Nord, lorsque les européens arrivent en Amérique, lorsque les Turcs arrivent en Anatolie, ils sont d’abord attirés par les richesses naturelles, par les possibilités offertes par ces territoires pour leurs propres colons. Que ces terres soient déjà occupées ou bien vacantes, c’est la même chose pour eux, puisque leur projet est d’exploiter les richesses et les possibilités de ces territoires dans le cadre de leur propre culture. Les migrants qui arrivent en Europe sont attirés non par les ressources minérales ou géopolitiques, mais par la richesse de nos sociétés. Et cette richesse ne tient pas au territoire, mais à l’organisation de nos sociétés. Les nouveaux arrivants ne peuvent imposer « leur culture » sans détruire ce qu’ils sont venus chercher.
Pour le dire autrement, le Malien qui vient travailler à Paris n’a aucun intérêt à ce que la France devienne comme le Mali, parce que si c’était le cas on ne vivrait pas mieux à Paris qu’à Bamako, et sa venue n’aurait pas de sens. C’est là la contradiction fondamentale de l’immigration aujourd’hui : celle de vouloir vivre « comme au pays », mais en bénéficiant d’un niveau de vie qu’on ne peut justement pas atteindre qu’en vivant différemment. Si les immigrés arrivaient à « imposer leur culture », cela signerait non seulement notre échec, mais le leur aussi. C’est cette dialectique qu’il faut comprendre pour ne pas faire la confusion entre l’immigration et la conquête.
[Or les migrations, surtout dans notre monde globalisé, créent de la diversité, donc de la division et de la discorde. Et, j’insiste là-dessus, qu’on soit dans un pays assimilateur ou un pays communautariste, les tensions sont inévitables.]
Je découvre ici chez vous une tentation unanimiste. Bien sur, dès qu’il y a des différences, il y a des tensions. C’est vrai pour les différences de revenu ou de fortune. C’est vrai pour les différences politiques. Et c’est vrai, comme vous le signalez, pour les différences de mode de vie ou de cadre de référence liés à l’immigration. Faut-il pour autant désirer une société uniforme, où tout le monde gagne la même chose, a le même patrimoine, les mêmes opinions politiques et vit entouré de gens qui ont la même origine que lui ? Je ne le crois pas. Ce qui fait la santé d’une société, ce n’est certainement pas l’absence de « tensions », mais sa capacité à les gérer, à les canaliser, à les modérer. C’est peut-être là la racine de notre divergence : vous voulez éviter les problèmes, moi je veux les résoudre…
[L’immigration est un sujet en France, mais c’en est un aussi en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis. Pourtant, chez les Anglo-saxons, ce n’est pas la fin du modèle assimilationniste qui pose problème. Simplement, au-delà d’un certain nombre, ça ne se passe pas bien.]
Je ne suis pas d’accord. L’immigration est un sujet en France et aux Etats-Unis, mais ce n’est pas le même sujet. En France, et vos commentaires le montrent bien, c’est d’abord un sujet culturel. Vous noterez que dans votre argumentation les questions économiques sont pratiquement absentes, que ce soit le coût de m’immigration lui-même – CMU, par exemple – ou les effets sur les salaires. Non, pour vous – et pour beaucoup de Français – la question essentielle est celle du cadre de vie, la sociabilité, les valeurs partagées qui rendent la vie en commun possible. Ce n’est pas du tout le cas en Grande Bretagne ou aux Etats-Unis : que des gens portent le voile ou le turban à l’école ne défrise personne. Qu’on fasse des spots politiques bilingues non plus. Que chaque communauté fonctionne selon ses lois, cela ne dérange pas. C’est la question économique qui prime, et c’est pourquoi ce sont les « cols bleus » qui sont derrière les politiques restrictives en matière d’immigration de Trump…
[Dans notre monde contemporain comme dans les époques passées, l’immigration, dès lors qu’elle dépasse un certain seuil, menace la stabilité d’une société, elle menace la sociabilité, elle menace les équilibres démographiques, économiques, sociaux, elle menace parfois l’image même qu’une nation se fait d’elle-même. Et l’assimilation ne change rien à l’affaire:] les Italiens venus en France au tournant des XIX° et XX° siècles, dans une III° République très assimilationniste, ont été perçus comme un danger, comme des concurrents économiques par les ouvriers français, et ils ont été victimes de violence.]
Oui… en période de crise économique, quand ils étaient perçus comme « mangeant le pain des Français ». Mais le « danger » en question était économique, pas culturel justement. Parce que l’assimilation résout justement le problème culturel. Encore une fois, je ne fais pas de l’assimilation une panacée. Elle ne résout pas la question économique, et c’est pourquoi à supposer même qu’on arrive à refaire une société assimilatrice, il faudra des politiques d’immigration restrictives.
[Comme les Irlandais que les patrons d’industrie du nord de l’Angleterre faisaient venir pour lutter contre les mouvements ouvriers au XIX° siècle. Vous êtes, Descartes, un penseur marxiste. Ce n’est pas à vous que j’apprendrai que dans le système capitaliste, l’immigré, du moins le travailleur immigré, est depuis longtemps un instrument aux mains du patronat pour faire pression sur la classe ouvrière “de souche”.]
Je suis d’accord, mais il ne faut pas confondre les dimensions culturelle et économique. Ce n’est pas à l’historien que vous êtes que je rappellerai qu’avant que « le travailleur immigré soit l’instrument aux mains du patronat pour faire pression sur la classe ouvrière de souche », ce fut le travailleur issu de l’immigration intérieure – l’exode rural – qui fut utilisé aux mêmes fins. La question n’est donc pas celle de l’immigration stricto sensu, mais de la mise en concurrence des travailleurs…
[Mais l’amitié des peuples, ce n’est pas la confusion des peuples, ce n’est pas le mélange des peuples, ce n’est pas le métissage généralisé ou la “créolisation” que certains veulent nous vendre.]
Sur ce point, vous le savez, nous sommes d’accord. J’ai déjà dit ici tout le mal que je pense des théories fumeuses de « métissage » et de « créolisation » – qui a mon avis sont des inventions des idéologues des classes intermédiaires pour déguiser l’abandon des politiques d’assimilation. Mais je pense que votre idéal « fixiste » vous empêche de chercher des solutions au problème réel.
[Pour résumer, je pense en effet que, sauf rares exceptions, sauf cas exceptionnels, l’immigration est un phénomène globalement néfaste, dont les bénéfices sont largement dépassés par les inconvénients.]
« Déstabilisant », oui. « Problématique », possiblement. Mais « néfaste » ? Je crois que vous allez trop loin. En fait, je m’aperçois – sans vouloir vous offenser – que vous avez une conception du monde beaucoup plus conservatrice que je ne pensais. Votre idéal, semble-t-il, c’est la continuité. Et tout ce qui menace cette continuité est à craindre et à éviter. Vous pensez plus à comment éviter les changements qu’à la façon de les canaliser, de les diriger…
[Et par ailleurs, je dois dire que j’adhère à l’idée selon laquelle un peuple doit d’abord et avant tout compter sur lui-même pour assurer son avenir plutôt que d’attendre son salut de l’extérieur. Lorsque la Révolution a mis fin à la monarchie, les révolutionnaires ont remplacé une armée dans laquelle se trouvaient de nombreux régiments étrangers (suisses, allemands) par une autre composée quasi-exclusivement de conscrits français. Rien ne me paraît plus suspect que tous ces gens qui nous expliquent que l’immigration va en quelque sorte “régénérer” la France, que l’immigration est nécessaire, salvatrice, parfois même rédemptrice tant la nation française a commis de péchés à l’égard des “autres”.]
Là encore, je suis d’accord. Là encore, j’ai pas mal écrit ici sur cette détestable « haine de soi » qui est une constante de la politique française depuis les années 1930, je n’y reviens pas.
[Mais j’admets très volontiers mon attachement “à une vision “française” d’une société de citoyens et non de communautés”. Là où nous différons, c’est dans les critères qui définissent le citoyen. Moi, je suis attaché à la conception athénienne de Périclès: “est citoyen athénien celui qui est né de deux parents athéniens”, et le métèque (étranger) admis à la citoyenneté est une exception rarissime; vous penchez pour la conception romaine de la citoyenneté, c’est-à-dire que, indépendamment de son origine, est citoyen romain celui qui en a les droits et qui accepte de sacrifier aux dieux protecteurs de Rome et à l’empereur.]
J’aime bien cette analogie. Sauf que j’exige du citoyen un peu plus que le fait de « sacrifier aux dieux protecteurs de Rome et à l’empereur ». Pour moi, aujourd’hui, ce « sacrifice » prend la forme d’une solidarité inconditionnelle et impersonnelle envers ses concitoyens, et l’intégration de leur cadre de référence. Mais je garde l’analogie quand même…
[Mais Rome est un empire, alors qu’Athènes est une cité-Etat, et je pense pour ma part que la nation est davantage l’héritière de la cité (et du koinon, fédération à base ethnique) grecque que de l’empire romain. C’est pourquoi je pense que vous avez une conception “impériale” de l’identité française, dans laquelle l’allégeance à l’Etat et aux valeurs qu’il porte est primordial. Pour ma part, comme vous le savez, je tends à privilégier l’enracinement dans le territoire.]
J’ai bien compris, et je pense que vous avez là résumé d’une façon magistrale la racine de nos différences.
@ Descartes,
[Oui, mais vous m’accorderez que l’assimilation résout totalement ce problème.]
Le problème culturel peut-être – et encore en partie : car pour faire cohabiter des populations issues d’univers culturels très différents, on est souvent contraint de se rabattre sur le plus petit dénominateur commun, sachant de plus qu’on reste libre dans la sphère privée en France – mais certainement pas le problème économique, ainsi que vous le reconnaissez vous-même plus loin.
[Parce que l’économie capitaliste a besoin d’une entité qui garantisse la propriété privée, le fonctionnement des marchés et la consistance des contrats.]
Pardon, ce n’est pas propre à « l’économie capitaliste », c’est le propre de toute société un tant soit peu développée où apparaît un début de division du travail, ce qui entraîne la nécessité d’échanger, et donc d’opérer des transactions. Pourquoi croyez-vous que dans les premières cités-états mésopotamiennes on trouve des poids certifiés par l’autorité politique, ou que de très nombreux textes cunéiformes traitent de question de propriété, de location… ? L’histoire de l’humanité ne commence pas avec le capitalisme.
[Bien avant d’être législateur, le roi était juge.]
Il est même avant tout garant : garant des poids et mesures qui permettent des échanges équitables, garant des contrats, garant du droit de propriété…
[C’est pourquoi le fait de savoir si l’Etat est homogène ou « multiethnique », du point de vue du capital, n’a guère d’importance aujourd’hui.]
Certes, mais enfin la construction d’états territoriaux stables ne date pas des débuts du capitalisme. Au-delà des « besoins du capital » qui sont réels, mais que vous surestimez à mon avis, il y a une aspiration des sociétés humaines à la stabilité, à la sécurité et à la prévisibilité, pour des raisons assez évidentes d’efficacité économique et sociale. Point n’est besoin du capitalisme pour en arriver à cette conclusion.
[Il suffit de se donner les outils pour gérer cette hétérogénéité, et la forme communautariste en est un, fort efficace.]
J’ignore sur quels critères vous fondez l’efficacité du modèle communautariste américain. Je crois avoir lu qu’un jeune homme afro-américain sur dix à peu près est en prison ; nombre de quartiers des grandes métropoles sont des coupe-gorge aux mains de gangs ethniques – les maras d’Amérique centrale étant les plus féroces ; la violence, la paranoïa sont monnaie courante, avec son cortège de tueries ; dans les Appalaches, des populations blanches victimes de la désindustrialisation ont une espérance de vie assez effroyable pour un pays comme les Etats-Unis du fait des ravages de certaines drogues. Qu’entendez-vous exactement par « efficacité » ? Si l’efficacité se jauge aux dividendes des actionnaires américains, sans doute. Mais concernant la sociabilité, la sécurité – rappelons que le communautarisme a un coût en terme de présence policière – l’agrément qu’il peut y avoir à vivre dans une société apaisée, on repassera.
[Dans un système qui favorise la concurrence comme régulateur, pourquoi la concurrence entre communautés ne marcherait pas ?]
Question étonnante : à partir du moment où la concurrence engendre la violence, la société perd en stabilité et en prévisibilité. Vous partez du principe que la concurrence des communautés ne nuit pas au capitalisme. Je n’en suis pas si sûr.
[Si on était allé jusqu’au bout de la démarche et créé un véritable régime de ce type, avec des droits, des lois et une séparation réelle des communautés, on serait beaucoup plus tranquilles… ]
Je vous trouve très optimiste… Le Royaume-Uni a une société communautarisée. Est-ce pour autant un pays tranquille ? Pourquoi un simple fait divers provoque-t-il des émeutes ? Pourquoi l’English Defence League prospère-t-elle, puisque tout est tranquille ?
[Je pense que vous tombez là dans le péché mortel des historiens : l’anachronisme.]
Je pense que vous n’avez pas compris mon point, qui était d’essayer de vous montrer que les mouvements de population, les migrations en général sont presque toujours un facteur de déstabilisation pour des états territoriaux structurés. Mais bon, je me suis sans doute mal exprimé. Je ne sous-entends pas que la situation sociale, économique, politique de la Méditerranée orientale à la fin du II° millénaire avant notre ère est comparable au monde d’aujourd’hui.
Par ailleurs, il faut distinguer « migration » et « immigration ». Le terme immigration n’a guère de sens avant la constitution d’Etats-nations fondés sur une citoyenneté qui distingue juridiquement le « national » de l’étranger. Il est clair que les états territoriaux antiques de type impérial se préoccupent avant tout de contrôler le territoire sans chercher la plupart du temps à constituer un peuple, une nation homogène. De ce point de vue, les grands états antiques peuvent être considérés comme multiethniques… Mais pas les cités-états et les koina grecs qui, justement, se rapprochent davantage de la nation moderne, en ce qu’ils connaissent – on peut même dire qu’ils l’ont inventée – l’idée de citoyenneté. A Athènes, un métèque est en fait un immigré. Et il est considéré comme tel, il a un statut juridique particulier, etc.
[Prenez la migration des huguenots après la révocation de l’Edit de Nantes. Diriez-vous que pour les pays qui l’ont reçu – l’Angleterre, la Hollande – ce fut un facteur « de désordre, de déstabilisation, de crise sociale et politique » ?]
Vous avez raison. L’immigration de populations réfugiées, ayant un niveau socio-économique plutôt élevée (c’était le cas des protestants français, souvent des artisans spécialisés) peut être un atout. Cela étant dit, à la fin du XVII° siècle, les identités collectives en Europe sont encore largement structurées autour de la religion. Il ne vous aura pas échappé je pense que les Huguenots ont émigré vers des pays protestants, dont certains (l’Angleterre) avaient cherché à les soutenir dans leur combat contre le pouvoir royal catholique… De la même façon, vous avez aujourd’hui nombre de Pakistanais dont la famille est originaire d’une région située en Inde actuelle, et qui est venue au Pakistan au moment de la création du pays en 1947 pour créer la « nation musulmane » voulue par les dirigeants pakistanais. Peut-on véritablement parler d’immigration dans ces conditions ?
[Pas plus que la migration relativement massive des juifs venus de l’Europe orientale au début du XXème siècle ne fut un facteur de déstabilisation ou de crise aux Etats-Unis ou en Argentine, tout au contraire.]
Sauf que cette migration s’inscrit dans le grand mouvement de population des Européens – les Ashkénazes sont certes juifs, mais il me paraît adéquat de les considérer comme un peuple ou une ethnie européenne – vers les Amériques au XIX° et au début du XX° siècle. Et bien évidemment que ce mouvement migratoire d’ampleur a été un facteur de déstabilisation. Pas pour les autres Européens, mais demandez aux Sioux, aux Comanches, aux Apaches, aux Mapuches ou aux Patagons ce qu’ils en pensent…
[C’est une transformation, qui pose ses problèmes, et qui doit être gérée.]
C’est une transformation éminemment évitable. Il existe ce qu’on appelle des frontières. Rien n’empêche d’ériger des murs et de poster des hommes armés dessus. Et même sans en arriver à cette extrémité, il existe des moyens de contrôler ses frontières, quand on en a la volonté.
[Les exemples que vous donnez ici ne sont pas des exemples de « migration », mais de « conquête ». Ce n’est pas tout à fait la même chose.]
Attendez… Pourquoi les invasions seraient-elles exclues de la catégorie des « migrations » ? Dans l’histoire, beaucoup de mouvements de population prennent place dans le cadre de conquêtes et d’invasions. Parfois même, l’infiltration commence de manière pacifique (une forme d’ « immigration » au sens actuel du terme) et se termine brutalement. C’est ce qui serait arrivé à certaines cités grecques d’Italie du Sud, si l’on en croit les auteurs antiques, et que confirment les indices archéologiques. Je le répète : mon point est que tout mouvement migratoire d’ampleur (invasion, conquête, immigration pacifique, arrivée massive de réfugiés) est un facteur de déstabilisation. Parfois même, le problème est créé par les autorités (ou du moins la classe dominante) : ainsi à la fin du II° siècle avant notre ère, les Romains amènent en Sicile et dans le sud de l’Italie une « main d’oeuvre bon marché », des dizaines de milliers d’esclaves originaires de l’est de la Méditerranée, pour travailler dans les grands domaines. Je pense que vous avez entendu parler de Spartacus…
[Lorsque les arabes arrivent en Afrique du Nord, lorsque les européens arrivent en Amérique, lorsque les Turcs arrivent en Anatolie, ils sont d’abord attirés par les richesses naturelles, par les possibilités offertes par ces territoires pour leurs propres colons. Que ces terres soient déjà occupées ou bien vacantes, c’est la même chose pour eux, puisque leur projet est d’exploiter les richesses et les possibilités de ces territoires dans le cadre de leur propre culture. Les migrants qui arrivent en Europe sont attirés non par les ressources minérales ou géopolitiques, mais par la richesse de nos sociétés.]
Je suis d’accord avec vous… Mais je ne vois pas ce que cela change. Dans tous les cas, il y a des sociétés installées sur un territoire, et celles-ci sont déstabilisées, voire chassées ou anéanties, par un phénomène migratoire. Je veux bien que vous me disiez que nos immigrés ne cherchent pas à éradiquer les Français natifs, mais la question n’est pas ce que veulent les immigrés, mais ce qu’entraîne leur arrivée. Les Goths qui passent le Danube à la fin des années 370 n’avaient pas comme objectif de détruire l’empire romain, au contraire. Mais ils étaient très nombreux, et les autorités romaines ont tenté – maladroitement – de contrôler le flux, voire d’exploiter la détresse des Goths, provoquant une révolte. L’empereur a été tué au combat en 378 à Andrinople et Alaric a saccagé Rome trente ans plus tard. Et pourtant, à l’origine, c’étaient des réfugiés cherchant à profiter des avantages du monde romain…
La différence avec ces exemples passés, outre les changements dans les structures sociales et économiques, est qu’aujourd’hui une nation comme la France a une identité nationale relativement structurée. Et par conséquent l’irruption des migrants dans la société française a des conséquences qu’elle n’aurait pas dans des sociétés aux identités moins affirmées, plus mouvantes, comme c’était le cas dans le passé.
[C’est cette dialectique qu’il faut comprendre pour ne pas faire la confusion entre l’immigration et la conquête.]
L’immigration « pacifique », lorsqu’elle est massive, porte en elle les mêmes germes de déstabilisation des sociétés que les invasions et les conquêtes, même si ses effets sont plus diffus dans un premier temps, plus lents à se faire sentir. Au bout d’un moment cependant, un sentiment de dépossession finit par grandir au sein des natifs. Mais je vois bien que pour vous, l’immigration est un problème parmi d’autres, pas plus inquiétant, pas plus terrible, et surtout qu’il existe une solution. Effectivement, nous ne plaçons pas le problème migratoire au même endroit sur l’échelle des périls.
[Faut-il pour autant désirer une société uniforme, où tout le monde gagne la même chose, a le même patrimoine, les mêmes opinions politiques et vit entouré de gens qui ont la même origine que lui ? Je ne le crois pas.]
Vaste question. L’homogénéité complète mène droit à une société totalitaire et parfaitement insupportable, je pense que nous pouvons nous accorder là-dessus. Mais, il faut bien dire qu’une trop forte hétérogénéité rend la vie tout aussi pénible et désagréable, du moins de mon point de vue. Nous tomberons peut-être d’accord pour dire qu’il faut trouver un équilibre entre diversité et uniformité. Pour moi il est clair qu’aujourd’hui, nous sommes allés beaucoup trop loin dans l’apologie de la différence, dans le respect de l’altérité. Et je ne pense pas trop m’avancer en disant que vous partagez ce constat.
[C’est peut-être là la racine de notre divergence : vous voulez éviter les problèmes, moi je veux les résoudre… ]
Il y a du vrai dans ce que vous écrivez là, je l’admets. Mais l’honnêteté m’oblige à vous dire que je perçois chez vous une forme de paradoxe : dans la mesure où la société que nous avons sous les yeux est le produit de l’approfondissement du capitalisme, et que vous avez écrit à plusieurs reprises que le capitalisme ne donnait pas vraiment de signe d’essoufflement, si j’ose dire, j’ai un peu de mal à croire que vous pensez sincèrement résoudre des problèmes qui sont liés à des évolutions sur lesquelles pas grand-monde n’a de prise… L’optimisme méthodologique, c’est bien, mais quid de l’implacable analyse matérialiste que vous posez sur le réel ? Ma position est somme toute assez rationnelle : mieux vaut éviter des problèmes qu’on n’est pas sûr de pouvoir résoudre.
[Ce n’est pas du tout le cas en Grande Bretagne ou aux États-Unis : que des gens portent le voile ou le turban à l’école ne défrise personne. Qu’on fasse des spots politiques bilingues non plus. Que chaque communauté fonctionne selon ses lois, cela ne dérange pas.]
Je connais mal l’argumentation anti-immigration aux États-Unis, mais je ne suis pas d’accord avec vous pour la Grande-Bretagne. Il y a une problématique identitaire au Royaume-Uni.
[Je suis d’accord, mais il ne faut pas confondre les dimensions culturelle et économique.]
Mais je ne dis pas qu’il faut les confondre. Je dis simplement que l’une n’exclut pas l’autre. La problématique économique s’ajoute à la problématique identitaire dans mon esprit. Comme vous le signalez, l’assimilation traitera une dimension mais laissera l’autre en suspens.
[Ce n’est pas à l’historien que vous êtes que je rappellerai qu’avant que « le travailleur immigré soit l’instrument aux mains du patronat pour faire pression sur la classe ouvrière de souche », ce fut le travailleur issu de l’immigration intérieure – l’exode rural – qui fut utilisé aux mêmes fins.]
Je vous accorde le point.
[Mais je pense que votre idéal « fixiste » vous empêche de chercher des solutions au problème réel.]
Mais votre analyse matérialiste des rapports de force vous amène à chercher des solutions qui n’ont pas la moindre chance d’être mise en application dans un avenir prévisible. Par ailleurs, il y a un autre facteur à prendre en compte : le temps. Avec le temps, certaines évolutions deviennent très difficiles à arrêter ou à contrôler. Après, moi je ne suis pas un politique, je n’appartiens pas aux cercles du pouvoir et je n’aspire pas spécialement à en faire partie. Ce n’est pas mon boulot de chercher des solutions : il y a des universitaires, des hauts fonctionnaires, des politiciens qui sont là pour ça. En théorie.
[En fait, je m’aperçois – sans vouloir vous offenser – que vous avez une conception du monde beaucoup plus conservatrice que je ne pensais.]
Mais vous ne m’offensez nullement. D’abord parce que vous êtes toujours d’une parfaite courtoisie (voire trop indulgent), et ensuite parce que me qualifier de « conservateur » voire d’ « ultra-conservateur » n’est pas une offense, ni une injure, c’est la réalité.
[Votre idéal, semble-t-il, c’est la continuité.]
Tout à fait. Que voulez-vous, le monde a changé trop vite et trop brutalement à mon goût. Je vous l’avais dit je crois, je partage cette mélancolie qui traverse l’œuvre de Tolkien, avec cette idée que les belles choses – représentées dans le récit par les productions des elfes – sont malheureusement destinées à disparaître. Même si elles peuvent laisser des traces, un souvenir, un héritage, les plus belles réalisations appartiennent au passé, et celles du présent ne peuvent être qu’un pâle reflet de la splendeur d’antan.
[Et tout ce qui menace cette continuité est à craindre et à éviter. Vous pensez plus à comment éviter les changements qu’à la façon de les canaliser, de les diriger…]
A cela deux remarques : d’abord, en effet, je n’aime guère le changement parce que le changement introduit une part d’imprévisible, mais je ne suis pas assez stupide pour penser qu’il est évitable. Mon objectif est de limiter l’impact du changement et de conserver le plus d’éléments qui rendent le monde familier et rassurant. Je veux bien qu’on me taxe d’aversion au risque. Ensuite vous parlez de « canaliser », de « diriger les changements ». Il y a dans cette vision des choses, je le reconnais, une grande confiance dans l’esprit humain, mais peut-être aussi – sans vouloir vous offenser – une forme de présomption, un côté « apprenti-sorcier » qui me rebute, je l’avoue. Croyant canaliser les changements, ne craignez-vous pas au final d’être surtout contraint de vous y adapter ? L’esprit d’aventure, de progrès, cela a ses avantages. Mais, comme disait Patrick Buisson, il faut mesurer ce qu’on gagne, mais aussi ce qu’on perd. On peut avoir envie de réaménager la maison, de refaire les murs et les fenêtres, de casser les cloisons, de changer la porte, pour la rendre plus confortable ou plus dans l’air du temps c’est légitime. On peut aussi avoir envie de l’entretenir comme elle est, de lui conserver son charme, son « cachet », sans forcément renoncer à l’électricité et à l’eau courante, c’est aussi légitime, me semble-t-il.
L’immigration, l’identité, la culture ne sont pas des problèmes techniques, ce sont des problèmes humains. Et leur trouver des solutions satisfaisantes n’a rien de simple ou d’évident.
@ Carloman
[« Oui, mais vous m’accorderez que l’assimilation résout totalement ce problème. » Le problème culturel peut-être – et encore en partie : car pour faire cohabiter des populations issues d’univers culturels très différents, on est souvent contraint de se rabattre sur le plus petit dénominateur commun,]
Non, justement. C’est toute la différence entre « intégration » et « assimilation ». L’intégration consiste à trouver un modus vivendi qui permette aux populations venues d’ailleurs de coexister avec celles de la société d’accueil, et cela se fait, comme vous dites, autour d’un « plus petit commun dénominateur ». L’assimilation, cela implique que la population venue d’ailleurs adopte comme siennes les habitudes, les cadres de référence, les règles de sociabilité de la société d’accueil.
[sachant de plus qu’on reste libre dans la sphère privée en France]
Oui, mais je en vois pas là un obstacle réel à l’assimilation. Je puise là sur mon propre exemple : à la maison, avec mes parents, on parle toujours ma langue maternelle. C’était plus simple, parce que mes parents n’ont jamais eu l’aisance en français que moi ou mes frères pouvons avoir. Cela n’a pas empêché une assimilation pratiquement complète pour ma génération.
[– mais certainement pas le problème économique, ainsi que vous le reconnaissez vous-même plus loin.]
Tout à fait. Je n’ai jamais dit que l’assimilation soit la panacée. Mais si l’on considère le volet économique, on n’est plus sur une question purement « d’immigration ». La concurrence entre les travailleurs peut se poser aussi entre travailleurs « de souche », pensez à l’époque de l’exode rurale…
[« Parce que l’économie capitaliste a besoin d’une entité qui garantisse la propriété privée, le fonctionnement des marchés et la consistance des contrats. » Pardon, ce n’est pas propre à « l’économie capitaliste », c’est le propre de toute société un tant soit peu développée où apparaît un début de division du travail, ce qui entraîne la nécessité d’échanger, et donc d’opérer des transactions.]
Je n’ai pas dit le contraire. Que l’économie capitaliste ait besoin de ces éléments n’implique pas qu’ils ne se retrouvent pas dans les modes de production antérieurs. Mais il y a là une différence d’échelle. Toutes les économies « un tant soit peu développées » ont besoin d’une protection de la propriété privée. Mais cette protection est d’autant plus indispensable que la société repose sur une accumulation importante de capital. Or, le capitalisme est un mode de production qui requiert une accumulation de capital à une échelle inconnue dans les sociétés antérieures. Prenez l’installation de production la plus importante connue à l’époque antique et médiévale : combien d’heures de travail représentait-elle pour sa construction ? Comparez-là à une centrale nucléaire, un grand barrage, une usine de fabrication de semiconducteurs…
Même chose pour les contrats. Lorsque les échanges sont immédiats, la question de la consistance des contrats ne se pose pas. Vous me donnez une vache, je vous donne une amphore de vin, le contrat est conclu et exécuté immédiatement. C’est avec l’apparition du crédit, et donc des contrats différés, que la question devient cruciale. Or, le capitalisme a porté le crédit à une échelle jamais connue auparavant…
[« Bien avant d’être législateur, le roi était juge. » Il est même avant tout garant : garant des poids et mesures qui permettent des échanges équitables, garant des contrats, garant du droit de propriété…]
C’est bien ce que je voulais dire, désolé d’avoir été imprécis.
[« C’est pourquoi le fait de savoir si l’Etat est homogène ou « multiethnique », du point de vue du capital, n’a guère d’importance aujourd’hui. » Certes, mais enfin la construction d’états territoriaux stables ne date pas des débuts du capitalisme.]
Si. Dans les sociétés précapitalistes, les Etats s’échangeaient des territoires sans se soucier des populations concernées. Tel duché, telle principauté pouvait quitter l’empire romain germanique et passer sous la souveraineté française – vous connaissez mieux que moi l’histoire des Trois évêchés, je n’insiste pas. La « stabilité » dont vous parlez tient en grande partie au fait qu’on est passé d’une logique de territoires qu’on pouvait transférer avec leurs habitants à une logique d’attachement d’une population à un ensemble par un réseau de solidarités inconditionnelles. Et la construction de ce système commence avec les proto-capitalismes…
[Au-delà des « besoins du capital » qui sont réels, mais que vous surestimez à mon avis, il y a une aspiration des sociétés humaines à la stabilité, à la sécurité et à la prévisibilité, pour des raisons assez évidentes d’efficacité économique et sociale. Point n’est besoin du capitalisme pour en arriver à cette conclusion.]
Mais si, comme vous le dites, il y avait une « aspiration à la stabilité, à la sécurité et à la prévisibilité », comment expliquez-vous que les sociétés évoluent ? Il faut croire qu’il existe dans les sociétés d’autres aspirations qui sont encore plus fortes. Je ne nie pas qu’il y ait une aspiration humaine à la sécurité, qu’il y ait une recherche de prévisibilité – non pas au sens de savoir ce qui va arriver, mais plutôt de prévoir quelles seront les conséquences de nos actes. Mais une aspiration à la stabilité ? C’est déjà plus discutable. Je dirais au contraire qu’il y a chez l’homme une forte aspiration à améliorer sa condition, sans quoi on serait encore en train de ramasser des racines…
[« Il suffit de se donner les outils pour gérer cette hétérogénéité, et la forme communautariste en est un, fort efficace. » J’ignore sur quels critères vous fondez l’efficacité du modèle communautariste américain.]
Je parle toujours du point de vue du capital, s’entend. Je ne crois pas que le modèle communautaire ait été un obstacle pour que l’économie américaine devienne la première économie mondiale, succédant en cela à l’économie britannique, qui elle aussi était fondée sur un modèle communautaire.
[Je crois avoir lu qu’un jeune homme afro-américain sur dix à peu près est en prison ; nombre de quartiers des grandes métropoles sont des coupe-gorge aux mains de gangs ethniques – les maras d’Amérique centrale étant les plus féroces ; la violence, la paranoïa sont monnaie courante, avec son cortège de tueries ; dans les Appalaches, des populations blanches victimes de la désindustrialisation ont une espérance de vie assez effroyable pour un pays comme les Etats-Unis du fait des ravages de certaines drogues. Qu’entendez-vous exactement par « efficacité » ? Si l’efficacité se jauge aux dividendes des actionnaires américains, sans doute. Mais concernant la sociabilité, la sécurité – rappelons que le communautarisme a un coût en terme de présence policière – l’agrément qu’il peut y avoir à vivre dans une société apaisée, on repassera.]
C’est bien du point de vue des dividendes des actionnaires que je parlais. Parce que malheureusement, ce sont ces actionnaires qui constituent aujourd’hui la base du « bloc dominant ». C’était là mon point : quand le bloc dominant cesse d’avoir un intérêt à ce que la société soit « apaisée », il n’y a peu de chances pour qu’elle le soit. Le « premier capitalisme », celui qui avait une base nationale, avait besoin de sociétés organisées, fournissant une main d’œuvre disciplinée. Elle a donc mis les moyens pour construire des sociétés « apaisées », beaucoup moins violentes que les sociétés qui les avaient précédées, grâce notamment à l’Etat wébérien et son « monopole de la force légitime ». Mais le « capitalisme globalisé » n’a plus tellement besoin de cela. Ayant la capacité de mettre en concurrence l’ensemble des travailleurs de la terre et de déplacer le capital là où il est le plus rentable et le mieux sécurisé, peu lui choit qu’il y ait ici ou là des ilôts de non-droit où les gens s’entretuent. Lorsque vous n’investissez presque rien dans l’éducation ou la santé d’un noir américain, le fait qu’il soit tué à 20 ans ne constitue pas une grosse perte pour le capital…
[« Dans un système qui favorise la concurrence comme régulateur, pourquoi la concurrence entre communautés ne marcherait pas ? » Question étonnante : à partir du moment où la concurrence engendre la violence, la société perd en stabilité et en prévisibilité. Vous partez du principe que la concurrence des communautés ne nuit pas au capitalisme. Je n’en suis pas si sûr.]
Là, j’ai du mal à vous suivre. Pensez-vous que la concurrence entre les entreprises génère de la violence ? Que de son fait la société perd en « stabilité et prévisibilité » ? Et si ce n’est pas le cas pour les entreprises, pourquoi serait-ce forcément le cas pour les « communautés » ?
La concurrence est – je vous l’accorde – une source potentielle de violence. Mais cette violence peut être canalisée, organisée, ritualisée. Il y a deux boulangeries dans ma rue, et pour autant que je sache les deux boulangers n’en sont pas à se crever les pneus ou se lancer des cocktails Molotov. Ils se jalousent peut-être, ils s’épient pour savoir ce que l’autre propose comme pâtisseries et quels sont les prix qu’il pratique, mais pour le moment le sang n’a pas coulé.
[« Si on était allé jusqu’au bout de la démarche et créé un véritable régime de ce type, avec des droits, des lois et une séparation réelle des communautés, on serait beaucoup plus tranquilles… » Je vous trouve très optimiste… Le Royaume-Uni a une société communautarisée. Est-ce pour autant un pays tranquille ? Pourquoi un simple fait divers provoque-t-il des émeutes ? Pourquoi l’English Defence League prospère-t-elle, puisque tout est tranquille ?]
Je n’ai pas dit qu’on serait tranquilles, j’ai dit « on serait beaucoup plus tranquilles ». Et oui, si la société anglaise partage avec la nôtre beaucoup de conflits, il y en a d’autres qu’elle n’a pas. Par exemple, celui relatif au port des signes religieux à l’école. Pour ne donner qu’un autre exemple, on imagine mal au Royaume Uni un attentat comme celui de Charlie Hebdo, tout simplement parce que les « communautés » ont les moyens juridiques de réduire au silence ceux qui les « offensent »…
[Par ailleurs, il faut distinguer « migration » et « immigration ». Le terme immigration n’a guère de sens avant la constitution d’Etats-nations fondés sur une citoyenneté qui distingue juridiquement le « national » de l’étranger.]
Tout à fait d’accord, avec quelques nuances. Le préfixe « in » suggère l’inclusion des nouveaux arrivants dans un ensemble préexistant, alors que « migration » sans préfixe évoque simplement un déplacement de population vers un nouveau territoire, sans que cela implique un changement de statut. Mais du coup, on peut parler de « immigration » dans l’empire romain, puisque les nouveaux arrivant acqueraient un statut – pouvant aller jusqu’à la citoyenneté romaine d’ailleurs – ou dans la cité grecque. Mais pas par exemple dans l’empire égyptien, qui ne distinguait pas les individus en fonction de leur origine, mais en fonction de leur statut – libres, serfs, esclaves.
[Il est clair que les états territoriaux antiques de type impérial se préoccupent avant tout de contrôler le territoire sans chercher la plupart du temps à constituer un peuple, une nation homogène.]
Jusqu’à un certain point. Ce n’est pas le cas par exemple pour l’empire romain, qui se souciait de la « romanisation » de ses minorités, et pouvait leur accorder le statut de « citoyen romain ». En ce sens, l’empire romain préfigure peut-être quelques caractéristiques de l’état-nation moderne. Ce n’est pas par hasard que les révolutionnaires français sont allés puiser dans la tradition romaine – bien plus que la grecque – leurs références symboliques.
[Mais pas les cités-états et les koina grecs qui, justement, se rapprochent davantage de la nation moderne, en ce qu’ils connaissent – on peut même dire qu’ils l’ont inventée – l’idée de citoyenneté. A Athènes, un métèque est en fait un immigré. Et il est considéré comme tel, il a un statut juridique particulier, etc.]
Je ne suis pas d’accord. La « citoyenneté » grecque est une citoyenneté aristocratique, qui tient à l’appartenance aux familles censées être fondatrices de la cité. C’est avant tout un statut héréditaire. On peut parfaitement habiter une cité grecque, y être né, avoir même plusieurs générations de parents nés, sans pour autant devenir citoyen. On est très loin de la « nation moderne » qui tend, au contraire, à « assimiler » après une période plus ou moins longue, les « non citoyens ».
[Cela étant dit, à la fin du XVII° siècle, les identités collectives en Europe sont encore largement structurées autour de la religion. Il ne vous aura pas échappé je pense que les Huguenots ont émigré vers des pays protestants, dont certains (l’Angleterre) avaient cherché à les soutenir dans leur combat contre le pouvoir royal catholique…]
Oui et non. Les anglais de la fin du XVIIème siècle sont en fait des « faux protestants » : l’Eglise d’Angleterre est dans son organisation, dans son rituel, dans sa hiérarchie une église catholique, la seule différence étant son détachement de la papauté romaine et sa soumission au roi comme autorité suprême. Si les Huguenots sont nombreux à émigrer en Angleterre, ce n’est pas tant parce que c’est un pays protestant que parce que c’est un pays tolérant – la guerre civile du milieu du XVIIème siècle ayant établi fermement le principe du libre choix du culte tant que celui-ci reste chrétien.
[De la même façon, vous avez aujourd’hui nombre de Pakistanais dont la famille est originaire d’une région située en Inde actuelle, et qui est venue au Pakistan au moment de la création du pays en 1947 pour créer la « nation musulmane » voulue par les dirigeants pakistanais. Peut-on véritablement parler d’immigration dans ces conditions ?]
Je pense que oui, dans la mesure où les nouveaux arrivant emportent avec eux des règles de sociabilité, un cadre de référence, un droit différent. L’identité religieuse n’est qu’un facteur parmi d’autres. Pensez aux juifs qui émigrent en Israël. Je peux vous assurer par expérience familiale que la coexistence entre juifs séfarades, juifs ashkénazes, juifs « levantins » n’est pas de tout repos, alors qu’ils sont tous juifs, et qu’ils ont émigré avec l’objectif de vivre ensemble…
[« Pas plus que la migration relativement massive des juifs venus de l’Europe orientale au début du XXème siècle ne fut un facteur de déstabilisation ou de crise aux Etats-Unis ou en Argentine, tout au contraire. » Sauf que cette migration s’inscrit dans le grand mouvement de population des Européens – les Ashkénazes sont certes juifs, mais il me paraît adéquat de les considérer comme un peuple ou une ethnie européenne – vers les Amériques au XIX° et au début du XX° siècle. Et bien évidemment que ce mouvement migratoire d’ampleur a été un facteur de déstabilisation. Pas pour les autres Européens, mais demandez aux Sioux, aux Comanches, aux Apaches, aux Mapuches ou aux Patagons ce qu’ils en pensent…]
Ils n’en pensent rien, pour la simple raison qu’ils n’étaient plus là pour penser quoi que ce soit : je vous parle d’une migration qui ne devient importante que dans les dernières années du XIXème et le début du XXème. A cette époque, Sioux, Comanches, Apaches, Mapuches et Patagons étaient déjà confinés dans leurs réserves depuis une génération. Je vous parle de l’effet « destabilisateur » que cette migration aurait pu avoir sur les sociétés déjà constituées par les migrations anciennes – celles des anglo-saxons aux Etats-Unis, celles des Espagnols en Argentine.
[« C’est une transformation, qui pose ses problèmes, et qui doit être gérée. » C’est une transformation éminemment évitable. Il existe ce qu’on appelle des frontières. Rien n’empêche d’ériger des murs et de poster des hommes armés dessus. Et même sans en arriver à cette extrémité, il existe des moyens de contrôler ses frontières, quand on en a la volonté.]
« Contrôlable », oui… « évitable », je ne sais pas. Et je ne suis même pas convaincu qu’on ait intérêt à l’éviter totalement. Une circulation modérée de populations qu’on assimile présente pour la société d’accueil des avantages qui me semblent considérables. Les nouveaux arrivants peuvent apporter des connaissances, des savoir-faire, des points de vue différents, et leur assimilation tend à incorporer ces éléments dans la culture d’accueil d’une manière harmonieuse.
[« Les exemples que vous donnez ici ne sont pas des exemples de « migration », mais de « conquête ». Ce n’est pas tout à fait la même chose. » Attendez… Pourquoi les invasions seraient-elles exclues de la catégorie des « migrations » ? Dans l’histoire, beaucoup de mouvements de population prennent place dans le cadre de conquêtes et d’invasions.]
Tout à fait. Mais je ne pense pas qu’il faille confondre tout « mouvement de population » avec « immigration ». Et c’est là qu’il faut à mon avis faire une différence fondamentale entre « migration » et « conquête ». Dans le processus migratoire, l’immigrant arrive dans une société d’accueil qui prééxiste, et dans laquelle il aspire à s’insérer parce qu’elle offre des avantages que sa société d’origine n’offre pas – opportunités économiques, liberté sexuelle ou politique, etc. Son but n’est donc pas de modifier la société d’accueil, mais de profiter des avantages qu’elle offre. Le conquérant, au contraire, aspire non pas à profiter des avantages qu’offre une société donnée, mais à imposer sa propre organisation sociale, en récupérant au passage les richesses de la société conquise.
Pour vous donner un exemple, lorsque Maria Skodowska arrive à Paris, elle aspire à pouvoir faire les études et bénéficier d’opportunités auxquelles elle n’aurait pas accès en Pologne. Lorsque Hernan Cortez arrive à Tenochtitlan, bénéficier des opportunités offertes par la société Aztèque est le cadet de ses soucis.
[Je le répète : mon point est que tout mouvement migratoire d’ampleur (invasion, conquête, immigration pacifique, arrivée massive de réfugiés) est un facteur de déstabilisation.]
Elle peut l’être, oui. Mais est-ce un problème pour autant ? Vous me semblez faire de la stabilité un objectif, un but en soi. Ce n’est pas mon cas. La domestication du feu fut certainement un énorme facteur de déstabilisation des communautés humaines, tout comme l’invention de la poudre mis à bas toute une organisation féodale. Faut-il regretter ces « facteurs de déstabilisations » ? Pour moi, la « stabilité » ne peut être un objectif en soi. Ce qui ne veut pas dire que toute « destabilisation » soit positive, ou qu’il ne faille pas contrôler les facteurs de « déstabilisation » de manière à limiter les coûts du changement ou l’orienter dans le bon sens.
[Je suis d’accord avec vous… Mais je ne vois pas ce que cela change. Dans tous les cas, il y a des sociétés installées sur un territoire, et celles-ci sont déstabilisées, voire chassées ou anéanties, par un phénomène migratoire. Je veux bien que vous me disiez que nos immigrés ne cherchent pas à éradiquer les Français natifs, mais la question n’est pas ce que veulent les immigrés, mais ce qu’entraîne leur arrivée.]
Je pense qu’il faut être attentif à la dialectique des intérêts, et c’est là que se trouve la différence. Dans l’exemple moderne, il n’est pas de l’intérêt de l’immigré de « déstabiliser » et encore moins « d’anéantir » la société d’accueil, parce que cet « anéantissement » ferait disparaître ce que l’immigré est venu chercher. Si demain on travaillait en France comme au Mali, les Français seraient aussi pauvres que les Maliens, et un Malien n’aurait plus aucun intérêt à venir en France chercher fortune. C’est d’ailleurs cette dialectique qui explique que les immigrés « assimilés » soient souvent les partisans les plus résolus d’un contrôle stricte de l’immigration : ils comprennent très bien qu’une immigration incontrôlée risque de les priver de ce qu’ils sont venus chercher, et qu’ils ont conquis si difficilement.
Vous me parlez des effets de l’immigration, comme si ceux-ci étaient totalement séparables des intérêts des immigrés. Mais il existe une dialectique entre les deux, et on peut s’appuyer sur cette dialectique pour contrôler l’immigration.
[Les Goths qui passent le Danube à la fin des années 370 n’avaient pas comme objectif de détruire l’empire romain, au contraire. Mais ils étaient très nombreux, et les autorités romaines ont tenté – maladroitement – de contrôler le flux, voire d’exploiter la détresse des Goths, provoquant une révolte. L’empereur a été tué au combat en 378 à Andrinople et Alaric a saccagé Rome trente ans plus tard. Et pourtant, à l’origine, c’étaient des réfugiés cherchant à profiter des avantages du monde romain…]
Maintenant, si au lieu « d’exploiter la détresse des Goths » l’empire romain avait cherché à les assimiler au monde romain, l’histoire aurait-elle eu la même fin ?
[« C’est cette dialectique qu’il faut comprendre pour ne pas faire la confusion entre l’immigration et la conquête. » L’immigration « pacifique », lorsqu’elle est massive, porte en elle les mêmes germes de déstabilisation des sociétés que les invasions et les conquêtes, même si ses effets sont plus diffus dans un premier temps, plus lents à se faire sentir.]
Je vous ai montré le contraire. L’invasion et la conquête est le fait d’une population qui cherche à détruire – ou du moins à modifier radicalement – la société visée. L’immigration, même massive, est le fait d’une population qui au contraire a tout intérêt à ce que les modifications de la société d’accueil soient le plus faibles possibles. Pour utiliser une image, le conquérant est celui qui achète une maison pour le terrain, et qui a pour projet de la démolir pour en construire une à son goût. Le migrant l’achète au contraire pour y vivre, parce qu’elle lui offre des conditions meilleures que son précédent logement. Et son intérêt, c’est qu’elle reste debout et en bon état !
[Au bout d’un moment cependant, un sentiment de dépossession finit par grandir au sein des natifs.]
Oui. Et c’est pour cela que l’assimilation est pour moi si importante. Ne croyez pas que je néglige cet aspect, au contraire. J’ai pointé la contradiction entre l’intérêt des immigrés de maintenir la maison en pied, et l’effet que peut avoir la coexistence de leur culture avec la culture d’accueil, qui peut détruire la maison. Le dépassement de cette contradiction passe pour moi par l’assimilation, qui seule garantit que le migrant travaille à la préservation de la société à laquelle il s’assimile. Et qui répond du même coup au sentiment de dépossession, puisque l’assimilé rend hommage, par son assimilation, aux valeurs et aux références portées par les « natifs ».
De ce point de vue, j’aimais bien votre référence à la citoyenne romaine, accordée à celui « qui rend hommage aux dieux de Rome ». La version moderne, c’est l’adoption des références, de la sociabilité, des valeurs de la société d’accueil.
[Mais je vois bien que pour vous, l’immigration est un problème parmi d’autres, pas plus inquiétant, pas plus terrible, et surtout qu’il existe une solution. Effectivement, nous ne plaçons pas le problème migratoire au même endroit sur l’échelle des périls.]
Probablement. Là encore, c’est probablement le résultat d’expériences vitales différentes. Je vous avoue qu’à l’heure de défendre notre culture, notre sociabilité, nos références, je suis bien plus inquiet par l’américanisation rampante – même dans la gauche théoriquement anti-américaine on n’entend comme références que les intellectuels « woke » américains – que par l’influence de l’immigration arabe ou subsaharienne.
Mais j’attire votre attention sur un point : comme disaient les Shadock, « s’il n’y a pas de solution, il n’y a pas de problème ». Il est inutile de s’angoisser sur quelque chose qui n’a pas de remède. Trouver une solution, même improbable – parce que, vous l’aurez remarqué, je ne me fais guère d’illusions sur la possibilité de remettre en marche la machine à assimiler dans une société comme la nôtre, du moins à court terme – permet au moins de se battre. Même dans les services de l’Etat, on ne parle plus que « d’after work » (au lieu de « prenons un pot après le boulot »)…
[Vaste question. L’homogénéité complète mène droit à une société totalitaire et parfaitement insupportable, je pense que nous pouvons nous accorder là-dessus. Mais, il faut bien dire qu’une trop forte hétérogénéité rend la vie tout aussi pénible et désagréable, du moins de mon point de vue. Nous tomberons peut-être d’accord pour dire qu’il faut trouver un équilibre entre diversité et uniformité. Pour moi il est clair qu’aujourd’hui, nous sommes allés beaucoup trop loin dans l’apologie de la différence, dans le respect de l’altérité. Et je ne pense pas trop m’avancer en disant que vous partagez ce constat.]
Non, vous avez tout à fait raison. Mais je nuancerais le propos en disant que toutes les différences, toutes les diversités, ne se valent pas. Pour moi, les « diversités » qui servent à cloisonner des individus et à les isoler, qui les détournent de la logique de solidarité inconditionnelle sur laquelle est bâtie la nation sont à combattre avec la dernière résolution. Et cela concerne en particulier tout ce qui empêche les gens de communiquer entre eux, de se comprendre, d’échanger, d’interagir. Et oui, de ce point de vue, on est allé beaucoup trop loin dans la logique « diversitaire ».
Pour ce qui concerne « l’altérité », je pense à une formule de mon grand-père : « être pauvre n’est pas un motif de honte, mais ce n’est pas non plus un motif de fierté ». Etre « différent » ne devrait être ni un motif de honte, ni un motif de fierté.
[Il y a du vrai dans ce que vous écrivez là, je l’admets. Mais l’honnêteté m’oblige à vous dire que je perçois chez vous une forme de paradoxe : dans la mesure où la société que nous avons sous les yeux est le produit de l’approfondissement du capitalisme, et que vous avez écrit à plusieurs reprises que le capitalisme ne donnait pas vraiment de signe d’essoufflement, si j’ose dire, j’ai un peu de mal à croire que vous pensez sincèrement résoudre des problèmes qui sont liés à des évolutions sur lesquelles pas grand-monde n’a de prise… L’optimisme méthodologique, c’est bien, mais quid de l’implacable analyse matérialiste que vous posez sur le réel ? Ma position est somme toute assez rationnelle : mieux vaut éviter des problèmes qu’on n’est pas sûr de pouvoir résoudre.]
J’assume mes contradictions. Mon analyse me dit que la solution que je propose est inaccessible à court terme, et que le combat est donc vain. Et pourtant, je valorise ce combat en espérant me tromper. Je ne suis pas le seul matérialiste à assumer cette contradiction. Pensez à la formule de Gramsci : « je préfère l’optimisme de la volonté au pessimisme de la raison ». Cela étant dit, en bon dialecticien je dépasse cette contradiction, en me disant que le combat, même perdu, a une utilité et c’est de poser les bases pour des combattants futurs qui, lorsque le capitalisme finira par s’essouffler, reprendront peut-être mes écrits…
Quant à votre conclusion, je crains qu’elle soit aussi « irrationnelle » que la mienne : les chances « d’éviter le problème », dans le contexte actuel, me semblent aussi minces que celles de le « résoudre »…
[« Ce n’est pas du tout le cas en Grande Bretagne ou aux États-Unis : que des gens portent le voile ou le turban à l’école ne défrise personne. Qu’on fasse des spots politiques bilingues non plus. Que chaque communauté fonctionne selon ses lois, cela ne dérange pas. » Je connais mal l’argumentation anti-immigration aux États-Unis, mais je ne suis pas d’accord avec vous pour la Grande-Bretagne. Il y a une problématique identitaire au Royaume-Uni.]
Certainement. Mais elle ne se construit pas de la même manière que chez nous. Chez nous, elle se traduit par une contestation des institutions étatiques – dont l’école est d’ailleurs le centre symbolique. En Grande Bretagne, ce n’est pas du tout le cas. Elle passe plutôt par le sentiment que les institutions liées aux « communautés » traditionnelles – le village, le club, le pub – sont remises en cause. Les « identitaires » britanniques sont souvent « séparatistes », au contraire des identitaires français qui tendent aujourd’hui à être assimilationnistes.
[« Mais je pense que votre idéal « fixiste » vous empêche de chercher des solutions au problème réel. » Mais votre analyse matérialiste des rapports de force vous amène à chercher des solutions qui n’ont pas la moindre chance d’être mise en application dans un avenir prévisible.]
Certes, mais au moins elles laissent la porte ouverte à des solutions dans un avenir imprévisible… et puis il faut toujours se dire qu’on a pu faire une erreur d’analyse. C’est là toute la base de « l’optimisme méthodologique »…
[Par ailleurs, il y a un autre facteur à prendre en compte : le temps. Avec le temps, certaines évolutions deviennent très difficiles à arrêter ou à contrôler. Après, moi je ne suis pas un politique, je n’appartiens pas aux cercles du pouvoir et je n’aspire pas spécialement à en faire partie. Ce n’est pas mon boulot de chercher des solutions : il y a des universitaires, des hauts fonctionnaires, des politiciens qui sont là pour ça. En théorie.]
Oui, mais ce n’est pas mal que le peuple s’en mêle. Parce que ces universitaires, ces hauts fonctionnaires, ces politiciens viennent presque tous de la même classe… et cela influence pas mal le type de solutions qu’ils peuvent proposer.
[A cela deux remarques : d’abord, en effet, je n’aime guère le changement parce que le changement introduit une part d’imprévisible, mais je ne suis pas assez stupide pour penser qu’il est évitable. Mon objectif est de limiter l’impact du changement et de conserver le plus d’éléments qui rendent le monde familier et rassurant. Je veux bien qu’on me taxe d’aversion au risque.]
Je me découvre à travers le miroir que vous me tendez. Si l’on veut faire un peu de psychologie de comptoir, ma vie aventureuse a fait que j’ai un sentiment de toute-puissance. Je ne crains pas l’imprévisible parce que je me fais confiance pour le gérer… même si je partage jusqu’à un certain point votre mélancolie « tolkinienne », je n’ai pas une telle aversion au risque.
[Ensuite vous parlez de « canaliser », de « diriger les changements ». Il y a dans cette vision des choses, je le reconnais, une grande confiance dans l’esprit humain, mais peut-être aussi – sans vouloir vous offenser – une forme de présomption, un côté « apprenti-sorcier » qui me rebute, je l’avoue.]
Vous ne m’offensez pas. Vous faites la même analyse que moi avec des mots différents : j’ai parlé de « toute-puissance », vous parlez de « présomption ». Oui, il y a un peu de ça, je l’admets volontiers.
[Croyant canaliser les changements, ne craignez-vous pas au final d’être surtout contraint de vous y adapter ? L’esprit d’aventure, de progrès, cela a ses avantages. Mais, comme disait Patrick Buisson, il faut mesurer ce qu’on gagne, mais aussi ce qu’on perd. On peut avoir envie de réaménager la maison, de refaire les murs et les fenêtres, de casser les cloisons, de changer la porte, pour la rendre plus confortable ou plus dans l’air du temps c’est légitime. On peut aussi avoir envie de l’entretenir comme elle est, de lui conserver son charme, son « cachet », sans forcément renoncer à l’électricité et à l’eau courante, c’est aussi légitime, me semble-t-il.]
Vous me faites penser au téléfilm « la dette ». Dans ce film, un préfet (joué par Dussollier, un acteur que j’adore) explique à son stagiaire ENA, qui est tout feu tout flamme : « il y a deux types de héros, il y a ceux qui partent à l’aventure conquérir de nouveaux territoires, et il y a ceux qui restent pour garder la maison. Nous, on est de ceux qui gardent la maison. ». Oui, vous avez raison, et personnellement je ne suis pas de ceux – trop nombreux – qui valorisent le changement pour le changement, la nouveauté pour la nouveauté. Oui, il y a des maisons qu’on a envie de conserver dans leur jus, parce que même si elles n’offrent pas le confort d’une distribution moderne, elles racontent une histoire qu’on aime entendre. Il y a des changements qu’on doit encourager et accompagner, et ceux qu’on doit refuser.
[L’immigration, l’identité, la culture ne sont pas des problèmes techniques, ce sont des problèmes humains. Et leur trouver des solutions satisfaisantes n’a rien de simple ou d’évident.]
Sur ce point, on est d’accord. Croyez que je suis parfaitement conscient de la difficulté. Parler d’assimilation, ce n’est pas invoquer une solution miracle: remettre en marche l’assimilation, ce n’est pas simple. Pour des raisons économiques, qui tiennent à l’intérêt des classes dominantes, mais aussi parce que l’assimilation est un processus humain, qui s’insère comme vous le dites dans les problématiques de l’identité, de la citoyenneté, de la culture.
@Tythan
[Vous n’avez pas dit exactement cela, cher Frank, mais vous faites écho à un narratif complaisamment entretenu (principalement par les déçus de R! bien entendu) d’un Eric Zemmour débonnaire, brave homme mais dépassé par le machiavélisme d’une Sarah Knafo prête à tout, jusqu’à mettre un sexagénaire physiquement répugnant dans son lit pour parvenir à ses fins, et qui ne rêverait que de se présenter à la présidentielle, dont elle attend la première occasion pour se débarrasser de son pygmalion. Comme toujours, ce narratif a quelques fondements, mais il ne résiste pas à l’examen : il y a tout lieu de croire que la relation entre Eric Zemmour et Sarah Knafo est sincère. Le premier n’est évidemment pas dupe des difficultés inhérentes à leur écart d’âge tandis que la seconde est évidemment consciente de ce qu’elle a aussi été attirée par la stature du polémiste adoré des foules.]
En effet, et je n’aurais pas voulu faire echo à ce narratif-là; je pense moi aussi que la relation privée Knafo/Zemmour est sincère. Mais le fait est que Zemmour était beaucoup plus utile, beaucoup plus brillant et beaucoup plus à son aise dans son rôle de polémiste que dans son nouveau rôle de politique. Il a beaucoup perdu dans cette transition, et elle a beaucoup gagné.
Zemmour est incapable/ne supporte pas de collaborer, il ne sait donc pas (et ne veut pas) s’entourer, il n’a rien d’un chef, il n’a pas l’envie et/ou les capacités pour élargir son champ d’intérêts. À mon avis, la présidentielle a été gâché en grande partie à cause de ses défauts rédhibitoires.
En particulier, son discours «effrayant» sur l’immigration est surtout un probleme parce que c’est chez lui une véritable obsession. Or, même si on peut argumenter, comme cela a été fait par Tythan et Carloman avec talent dans cette discussion, que la France a bel et bien un problème réel et sérieux avec sa politique migratoire et avec les immigrés déjà présents, on ne peut pas gagner une présidentielle sur cet unique sujet, ce n’est pas sérieux. S’il avait réussi à prendre de la hauteur et à embrasser d’autres sujets essentiels avec talent, je crois qu’il aurait pu réussir. Mais ça ne l’intéresse visiblement pas plus que ça, et en tout cas celle qui décide de tout n’a pas du tout cette vision-là. Je vois donc tout cela comme étant petit, rabougri, et sans avenir (en tout cas, sans avenir positif pour la France; si le règne de l’ego-politique se confirme, Knafo a peut-être un destin individuel…).
Sur le sujet de l’immigration, je remercie Descartes et Carloman pour avoir partagé leurs idées et leurs sensibilités, c’est très intéressant et instructif.
A priori, je suis du côté de Descartes : j’ai toujours vu la France comme l’héritière de Rome, en quelque sorte, et j’ai toujours pensé que l’adhésion aux grandes idées émancipatrices des Lumières qu’elle portait suffisent, amplement, à définir un «Français.» C’est la confiance dans la force et la grandeur de ces idées qui ont fait que je suis, par exemple, pour le droit du sol.
Ainsi, à mon avis, l’immigration n’a jamais été la cause primaire des problèmes que la France rencontre. Par exemple, on met souvent sur le dos de l’immigration l’effondrement catastrophique du niveau de l’école. C’est une théorie qui ne résiste pas à l’analyse des faits. Bien sûr, une immigration massive crée une pression sur l’école. On peut dire qu’elle rend, aujourd’hui, plus difficile toute tentative de redressement du système, si quelqu’un avait le courage de s’y atteler. Mais les origines du mal n’ont strictement rien à voir avec l’immigration. Et si personne ne cherche à réformer le système pour essayer de remonter la pente, ce n’est pas non plus à cause des immigrés. Cet exemple sur l’éducation est probablement transposable ailleurs.
Ceci étant dit, l’affaiblissement de notre beau pays est aujourd’hui tel qu’il est peut-être devenu plus raisonnable de se penser en Cité (assiégée ?) plutôt qu’en Empire rayonnant et assimilateur. Les arguments de Carloman m’ont donc touché, plus qu’ils ne l’auraient fait il y a quelques années. C’est mauvais signe.
@Descartes
[Pour le dire autrement, le Malien qui vient travailler à Paris n’a aucun intérêt à ce que la France devienne comme le Mali, parce que si c’était le cas on ne vivrait pas mieux à Paris qu’à Bamako, et sa venue n’aurait pas de sens. C’est là la contradiction fondamentale de l’immigration aujourd’hui : celle de vouloir vivre « comme au pays », mais en bénéficiant d’un niveau de vie qu’on ne peut justement pas atteindre qu’en vivant différemment. Si les immigrés arrivaient à « imposer leur culture », cela signerait non seulement notre échec, mais le leur aussi. C’est cette dialectique qu’il faut comprendre pour ne pas faire la confusion entre l’immigration et la conquête.]
Votre analyse est inattaquable par le raisonnement, mais je ne pense pas que ces immigrés et qu’une grande partie de la population française actuelle aient les connaissances et la structure intellectuelle nécessaire pour le comprendre. La déconnexion totale avec la réalité de la majorité des gens, qui croient sincèrement que «tout se vaut», est un problème vertigineux. Il y a plus : l’idée que la «culture», même au sens très large, n’est absolument pour rien dans le fait qu’on vive mieux à Paris qu’à Bamako, et qu’au contraire, la seule vraie raison rationnelle et scientifique est le mal répandu dans le passé par le colonisateur blanc. Avec cette grille de lecture qui est la grille archi-dominante, admettez qu’il est difficile d’imaginer comment on va s’en sortir…
Et donc, lorsque vous expliquez plus bas la différence entre «immigration» et «conquête», on peut se demander s’il n’est pas certaines vagues migratoires qui peuvent en réalité s’apparenter à des conquêtes pures et simples. Une conquête par la migration et par le ventre des femmes, sans réel combat. Personnellement, c’est un scénario qui me paraît plausible.
@ Frank
[En effet, et je n’aurais pas voulu faire echo à ce narratif-là; je pense moi aussi que la relation privée Knafo/Zemmour est sincère. Mais le fait est que Zemmour était beaucoup plus utile, beaucoup plus brillant et beaucoup plus à son aise dans son rôle de polémiste que dans son nouveau rôle de politique. Il a beaucoup perdu dans cette transition, et elle a beaucoup gagné.]
Tout à fait. Zemmour s’est essayé à l’égo-politique, mais il n’a pas ce qu’il faut pour. D’abord, parce qu’il croit vraiment, profondément ce qu’il dit publiquement, ce qui est une grave défaut chez un politicien. Qui veut gouverner doit savoir dissimuler, disait Machiavel…
[En particulier, son discours «effrayant» sur l’immigration est surtout un probleme parce que c’est chez lui une véritable obsession. Or, même si on peut argumenter, comme cela a été fait par Tythan et Carloman avec talent dans cette discussion, que la France a bel et bien un problème réel et sérieux avec sa politique migratoire et avec les immigrés déjà présents, on ne peut pas gagner une présidentielle sur cet unique sujet, ce n’est pas sérieux.]
Surtout lorsqu’on n’a à proposer aux électeurs qu’une vision apocalyptique.
[Ceci étant dit, l’affaiblissement de notre beau pays est aujourd’hui tel qu’il est peut-être devenu plus raisonnable de se penser en Cité (assiégée ?) plutôt qu’en Empire rayonnant et assimilateur. Les arguments de Carloman m’ont donc touché, plus qu’ils ne l’auraient fait il y a quelques années. C’est mauvais signe.]
Parce que la situation est grave, il ne faut pas céder à la facilité. Ce n’est pas parce qu’on est affaiblis qu’il est difficile de se concevoir en empire rayonnant et assimilateur, c’est parce qu’on a cessé de se concevoir en empire rayonnant et assimilateur qu’on est affaiblis. Le repli sur soi, l’idée qu’on pourrait éviter les difficultés que pose l’évolution du monde plutôt que d’y faire face contribuent à vider nos institutions, notre création, notre vie sociale de sa force. Ils font le lit de l’aquabonisme et du « après nous le déluge ».
[Votre analyse est inattaquable par le raisonnement, mais je ne pense pas que ces immigrés et qu’une grande partie de la population française actuelle aient les connaissances et la structure intellectuelle nécessaire pour le comprendre. La déconnexion totale avec la réalité de la majorité des gens, qui croient sincèrement que « tout se vaut », est un problème vertigineux. Il y a plus : l’idée que la « culture », même au sens très large, n’est absolument pour rien dans le fait qu’on vive mieux à Paris qu’à Bamako, et qu’au contraire, la seule vraie raison rationnelle et scientifique est le mal répandu dans le passé par le colonisateur blanc. Avec cette grille de lecture qui est la grille archi-dominante, admettez qu’il est difficile d’imaginer comment on va s’en sortir…]
Oui, tout à fait. Mais il faut aller un peu plus loin dans l’analyse, si l’on veut pouvoir intervenir sur le réel. Le « tout se vaut », le fait qu’on ne fasse plus le lien entre la « culture » prise au sens large et les capacités économiques d’une société ne s’imposent pas comme idéologie dominante par hasard. Cette idéologie sert certains intérêts, et il est essentiel de comprendre lesquels pour pouvoir avancer. Et ces intérêts ne sont certainement pas ceux des immigrés.
Le capitalisme mondialisé a besoin d’un consommateur uniformisé et détaché de tout ce qui pourrait limiter sa capacité à consommer. Or, une culture forte s’oppose à cette uniformisation. Tant qu’on formera le goût des Français, McDonalds sera obligé à adapter ses hamburgers au goût local, au lieu de refourguer le produit standard. Imaginez ce qu’on économiserait en coûts de sous-titrage et doublage si tous les Français comprenaient le globish ? C’est pour cela qu’on nous vend une « créolisation » au sein de laquelle doivent disparaître toutes les spécificités, toutes les barrières à la consommation.
[Et donc, lorsque vous expliquez plus bas la différence entre «immigration» et «conquête», on peut se demander s’il n’est pas certaines vagues migratoires qui peuvent en réalité s’apparenter à des conquêtes pures et simples. Une conquête par la migration et par le ventre des femmes, sans réel combat. Personnellement, c’est un scénario qui me paraît plausible.]
Mais poussons le scénario jusqu’au bout. Supposons que « par la migration et le ventre des femmes », la France devenait d’ici quelque temps une Algérie bis. Dans ce cas, quel serait le premier réflexe des « conquérants » ? Si la France est devenue une Algérie bis, alors il n’y a aucune raison qu’elle offre à ses habitants un niveau de vie, une protection sociale, une liberté plus grande que ne l’a fait l’Algérie originale. Autrement dit, les « conquérants » seront forcés, comme le furent leurs parents, à quitter cette « Algérie bis » pour aller chercher meilleure fortune ailleurs…
C’est ce raisonnement qui vous montre la différence entre un « conquérant » et un « migrant ». Contrairement au premier, le second n’a aucun intérêt à provoquer un changement de la société par sa venue. Et c’est cet intérêt qui rend possible l’assimilation du migrant, alors que celle du conquérant est beaucoup plus problématique !
@ Descartes
[C’est là la contradiction fondamentale de l’immigration aujourd’hui : celle de vouloir vivre « comme au pays », mais en bénéficiant d’un niveau de vie qu’on ne peut justement pas atteindre qu’en vivant différemment. Si les immigrés arrivaient à « imposer leur culture », cela signerait non seulement notre échec, mais le leur aussi.]
Oui, mais eux qui cherchent à imposer leur culture ne le verraient pas du tout comme un échec, au contraire, là est tout le problème, pour “eux”, mais avant tout pour “nous”.
“A Rome, vis comme les Romains.”
[vous voulez éviter les problèmes, moi je veux les résoudre…]
On gagne beaucoup de temps et d’énergie – pour moi, cela signifie une meilleure vie – à ne pas avoir un problème plutôt que de l’avoir et d’essayer de le résoudre. La meilleur stratégie, si tant est qu’elle soit possible, est de NE PAS avoir de problème.
Je préfère que la carte électronique de mon lave-vaiselle ne tombe pas en panne, ce qui m’évitera de devoir le démonter, au risque de mal le remonter après changement de la carte.
@ Bob
[Oui, mais eux qui cherchent à imposer leur culture ne le verraient pas du tout comme un échec, au contraire, là est tout le problème, pour “eux”, mais avant tout pour “nous”.]
C’est très loin d’être évident. Beaucoup d’immigrés ou de leurs descendants ont conscience de cette contradiction, et c’est pourquoi beaucoup de descendants d’immigrés sont assimilationnismes, et favorables à des politiques restrictives concernant l’immigration.
[« vous voulez éviter les problèmes, moi je veux les résoudre… » On gagne beaucoup de temps et d’énergie – pour moi, cela signifie une meilleure vie – à ne pas avoir un problème plutôt que de l’avoir et d’essayer de le résoudre.]
Autrement dit, plutôt que d’avoir le problème de préparer le bac, vous préféreriez ne pas passer l’examen ? Pour éviter les problèmes de couple rester célibataire ? Vous savez, la meilleure manière de n’avoir aucun problème, c’est de se suicider.
[La meilleur stratégie, si tant est qu’elle soit possible, est de NE PAS avoir de problème.]
Alors, mettez-vous une balle dans la tête. Vous n’aurez plus aucun problème…
Vivre, c’est se créer des problèmes et les résoudre. Une vie sans problèmes serait affreusement ennuyeuse…
[Je préfère que la carte électronique de mon lave-vaiselle ne tombe pas en panne, ce qui m’évitera de devoir le démonter, au risque de mal le remonter après changement de la carte.]
Dans ce cas, le mieux est de ne pas avoir de lave-vaisselle. Et puisqu’on y est, de pas avoir de vaisselle comme ça vous vous évitez le problème du lavage…
@ Descartes
[Beaucoup d’immigrés ou de leurs descendants ont conscience de cette contradiction, et c’est pourquoi beaucoup de descendants d’immigrés sont assimilationnismes]
Ce “beaucoup” est discutable. A défaut de statistiques officielles, il faut se contenter de l’échelle locale. De mon côté, je constate “beaucoup” d’enfant d’immigrés de la 4e ou 5e génération qui portent des prénoms islamisants (Mohammed plutôt que Pierre), ce qui permet de douter de la volonté assimilatrice des parents.
[Plutôt que d’avoir le problème de préparer le bac, vous préféreriez ne pas passer l’examen ? Pour éviter les problèmes de couple rester célibataire ?]
Le bac n’est pas un problème en soi, c’est un test scolaire que chaque lycéen décide (ou non) de passer.
Rester célibataire évite par définition les problèmes de couples mais en génère d’autres, tout dépend du “problème” que j’accepte de devoir potentiellement régler.
[la meilleure manière de n’avoir aucun problème, c’est de se suicider. Mettez-vous une balle dans la tête. Vous n’aurez plus aucun problème…]
Le suicide est une fausse solution puisqu’il laisse le problème irrésolu, et à d’autres la tâche de le résoudre.
[Vivre, c’est se créer des problèmes et les résoudre. Une vie sans problèmes serait affreusement ennuyeuse…]
Là, je ne vous suis pas.
On peut très bien vivre sans se créer de problèmes. Je ne nie pas que la vie nous confronte à quantité de problèmes (autant donc éviter de s’en créer).
Imaginons M. Tuiles : il est criblé de dettes personnelles et professionnelles, sa femme lui annonce qu’elle va le quitter, sa fille ainée qu’elle va se marier mais ne veut pas qu’il assiste au mariage, on lui diagnostique une maladie grave.
Trouvez-vous sa vie remarquablement passionnante, avec tous ces problèmes à régler ?
Je la lui laisse…
[le mieux est de ne pas avoir de lave-vaisselle. Et puisqu’on y est, de pas avoir de vaisselle comme ça vous vous évitez le problème du lavage…]
Si mon problème est que je n’aime pas faire la vaisselle à la main, la solution est l’achat d’un lave-vaisselle. Ce faisant, je prends le risque qu’il tombe en panne, c’est un choix bénéfices/risques.
Ce que je dis, c’est que je préfère agir de la façon qui permettra d’éviter qu’il tombe en panne (respect des conditions d’utilisation préconisées, entretien annuel, etc.) plutôt que de me coltiner la panne.
@ Bob
[Ce “beaucoup” est discutable. A défaut de statistiques officielles, il faut se contenter de l’échelle locale. De mon côté, je constate “beaucoup” d’enfant d’immigrés de la 4e ou 5e génération qui portent des prénoms islamisants (Mohammed plutôt que Pierre), ce qui permet de douter de la volonté assimilatrice des parents.]
Je ne tirerais pas de conclusion définitive : partout ou je vais, je vois des parents donner à leurs enfants des noms en référence à des « racines » (réelles ou imaginaires). On voit revivre des prénoms à consonnance celtique, basque, provençale, espagnole, italienne… quelquefois revisités ou reconstruits. C’est la logique d’une société de déracinés qui ressentent le besoin de s’enraciner symboliquement quelque part. Pourquoi voulez-vous que les descendants de musulmans, même assimilés, échappent à ce courant ?
[« la meilleure manière de n’avoir aucun problème, c’est de se suicider. Mettez-vous une balle dans la tête. Vous n’aurez plus aucun problème… » Le suicide est une fausse solution puisqu’il laisse le problème irrésolu, et à d’autres la tâche de le résoudre.]
Pas du tout. Le problème disparaît avec vous. Le monde entier disparaît avec vous, vous ne le saviez pas ?
[« Vivre, c’est se créer des problèmes et les résoudre. Une vie sans problèmes serait affreusement ennuyeuse… » Là, je ne vous suis pas. On peut très bien vivre sans se créer de problèmes. Je ne nie pas que la vie nous confronte à quantité de problèmes (autant donc éviter de s’en créer).]
Mais pourtant, nous nous les créons en permanence. Se marier, c’est créer des problèmes. Vouloir passer un examen, c’est se créer des problèmes. Acheter une maison, c’est se créer des problèmes…
[Imaginons M. Tuiles : il est criblé de dettes personnelles et professionnelles, sa femme lui annonce qu’elle va le quitter, sa fille ainée qu’elle va se marier mais ne veut pas qu’il assiste au mariage, on lui diagnostique une maladie grave. Trouvez-vous sa vie remarquablement passionnante, avec tous ces problèmes à régler ? Je la lui laisse…]
Et pourtant, M. Tuiles ne se suicide pas, alors que cela ferait disparaître tous ses problèmes. Plus de dettes à payer, plus de problèmes avec sa femme, plus de problèmes avec sa fille, plus de problèmes de santé… faut croire que pour M. Tuiles, éviter les problèmes n’est pas la priorité.
[« le mieux est de ne pas avoir de lave-vaisselle. Et puisqu’on y est, de pas avoir de vaisselle comme ça vous vous évitez le problème du lavage… » Si mon problème est que je n’aime pas faire la vaisselle à la main, la solution est l’achat d’un lave-vaisselle.]
Ne pas avoir de vaisselle me semble une solution bien plus économique et astucieuse…
[Ce faisant, je prends le risque qu’il tombe en panne, c’est un choix bénéfices/risques.]
Autrement dit, vous admettez que le choix entre éviter un problème et le résoudre n’est qu’une question de calcul risque/avantages ? On progresse. C’était là mon point dès le départ.
@ Descartes
[ Là encore, c’est probablement le résultat d’expériences vitales différentes. Je vous avoue qu’à l’heure de défendre notre culture, notre sociabilité, nos références, je suis bien plus inquiet par l’américanisation rampante – même dans la gauche théoriquement anti-américaine on n’entend comme références que les intellectuels « woke » américains – que par l’influence de l’immigration arabe ou subsaharienne.]
Je pense que le péril le plus important que chacun place au premier rang dépend fortement de sa position sociale (et notamment de l’endroit où il habite).
|Même dans les services de l’Etat, on ne parle plus que « d’after work » (au lieu de « prenons un pot après le boulot »)…]
Que voulez-vous, le franglais est trendy. Les “open space” et autres lieux de “coworking” ont le vent en poupe, sans parler de la fameuse “start-up Nation”. Que le président de la France s’exprime officiellement en anglais lors des discours après certaines rencontres bilatérales me semble être une capitulation majeure.
J’entendais récemment à la radio un membre de l’Académie française dire que son principal combat est le franglais et qu’il craint la disparition du français d’ici 30 ans.
[Je pense que le péril le plus important que chacun place au premier rang dépend fortement de sa position sociale (et notamment de l’endroit où il habite).]
Quand je parle « d’expérience vitale », il est clair que cela comprend la position sociale et l’endroit où l’on habite – celui qui aura été élevé dans un HLM de banlieue dans une famille ouvrière n’aura certainement pas la même « expérience vitale » que celui qui aura été élévé dans le 7eme arrondissement par des parents cadres supérieurs. Mais on ne peut réduire l’expérience vitale à cela. Un professeur de lycée et un commissaire de police peuvent habiter au même endroit, avoir à peu près le même niveau social, et leurs expériences vitales seront très différentes…
@ Frank,
Je me permets de m’adresser à vous directement.
[S’il avait réussi à prendre de la hauteur et à embrasser d’autres sujets essentiels avec talent, je crois qu’il aurait pu réussir. Mais ça ne l’intéresse visiblement pas plus que ça, et en tout cas celle qui décide de tout n’a pas du tout cette vision-là.]
J’ai voté Zemmour aux présidentielles de 2022, parce que Zemmour est un homme que j’ai beaucoup écouté, un homme pour lequel j’ai beaucoup d’estime. Il a mis des mots sur une souffrance identitaire que je ressens intensément.
Je dois dire cependant que je suis d’accord avec vous. Parler en termes forts du problème d’immigration, cela ne me gêne pas, au contraire, parce que je partage cette obsession avec Zemmour. Mais il est clair qu’un candidat à la présidentielle ne peut se contenter de ce seul cheval de bataille.
Zemmour a à mes yeux commis l’erreur de se laisser prendre en otage par une clique néolibérale et anti-état issue du RN comme de la droite classique, des gens pour qui, au fond, la pression fiscale est plus un problème que la pression migratoire. Je trouve aussi que Zemmour a abandonné les éléments de discours souverainistes et qu’il n’a pas su offrir une perspective aux classes populaires (protectionnisme, défense des services publics). Son discours a fini par tourner autour de la sempiternelle “baisse des charges sur les entreprises”. Je conserve pour l’homme de l’estime et une forme de tendresse. Mais son aventure politique est une grosse déception, je l’avoue. Les cyniques diront que j’ai eu envie de croire et que cela ne pouvait guère se terminer autrement.
Ah, si seulement des gens comme Henri Guaino et Georges Kuzmanovic, par exemple, acceptaient de travailler ensemble… Il y aurait peut-être un semblant d’espoir.
@ Carloman
[Ah, si seulement des gens comme Henri Guaino et Georges Kuzmanovic, par exemple, acceptaient de travailler ensemble… Il y aurait peut-être un semblant d’espoir.]
Je ne crois pas que Guaino et Kuzmanovic refuseraient de travailler ensemble… le problème est que deux marginaux réunis, cela ne fait que deux marginaux. La logique souverainiste est une logique exigeante, dans une société qui rejette tout ce qui peut ressembler à une contrainte. C’est pourquoi leurs voix, tout intelligentes qu’elles soient, tonnent dans le désert.
Je crois que la récente affaire des tarifs douaniers illustre parfaitement l’état de notre société – et accessoirement, le fait que la véritable menace n’est pas l’immigration. Devant la volonté de Trump d’imposer ses taxes, l’Europe a capitulé sans combattre. Et non seulement cela: elle refuse même d’admettre qu’elle a capitulé, prétendant – il faut lire la déclaration de Von der Leyen – qu’il s’agit là d’un “bon accord”. Et personne parmi les dirigeants européens n’a rué dans les brancards. Parce qu’ils craignent par dessus tout le conflit. Tout ce qui dérange la petite routine. Et ils ont parfaitement raison de le craindre, parce que c’est cela que craignent leurs électeurs. En 1944, on a organisé l’examen du bac sous les bombes. En 2024, on ferme les écoles parce qu’il fait trop chaud. L’effort, la douleur, le sacrifice sont des notions qui font peur. Parcoursup, c’est déjà un stress insupportable. Comment le discours souverainiste, qui aspire sinon à une révolution au moins à une rupture, pourrait dans ces conditions attirer la masse ?
@ Descartes,
[Je puise là sur mon propre exemple : à la maison, avec mes parents, on parle toujours ma langue maternelle. C’était plus simple, parce que mes parents n’ont jamais eu l’aisance en français que moi ou mes frères pouvons avoir. Cela n’a pas empêché une assimilation pratiquement complète pour ma génération.]
J’entends. Mais, ainsi que je vous l’ai dit dans un autre échange, je suis loin d’être convaincu que votre situation soit systématiquement transposable. Il me semble, avec tout le respect que je vous dois, que vous êtes issu d’un peuple ou d’une communauté – j’ignore quel terme vous employez – très particulière, avec une histoire très spécifique.
[Dans les sociétés précapitalistes, les Etats s’échangeaient des territoires sans se soucier des populations concernées.]
Je ne suis pas d’accord. Ce que vous dites est vrai pour le Moyen Âge et l’époque moderne, et l’exemple que vous donnez est pertinent. Mais quid de l’Empire romain ? Parce que dans l’Empire romain, vous n’êtes pas seulement sujet, vous pouvez être citoyen romain. Or, après l’Édit de Caracalla de 212, tous les hommes libres de l’Empire deviennent citoyens romains. Et l’on voit bien que dès lors, les autorités romaines rechignent à abandonner des territoires peuplés de citoyens romains. Et l’on sait que lors d’abandons forcés de territoires, les autorités impériales évacuent les citoyens romains pour les ramener en territoire romain (en Dacie par exemple). Autre preuve, au V° siècle, dans le cadre des « grandes invasions », lorsque les autorités romaines doivent laisser des territoires aux Vandales ou aux Goths, elles déploient des efforts importants pour conserver nominalement la souveraineté sur lesdits territoires, par le biais de fictions juridiques, généralement des traités qui font du roi barbare le représentant de l’administration romaine dans le territoire qu’il occupe. L’idée que l’État impérial rompt tout lien avec un territoire peuplé de citoyens romains est insupportable pour les dirigeants romains. Jusqu’en 476, Goths, Francs, Vandales, Burgondes ne sont officiellement que des « fédérés », c’est-à-dire des Barbares installés sur le sol romain et théoriquement soumis à l’autorité de l’empereur, même si la réalité montre des royaumes quasi-indépendants, surtout après la mort d’Aetius en 454.
Pourtant, vous m’accorderez que l’Empire romain est bien une « société précapitaliste »…
Le fait est que l’idée de citoyenneté s’efface en Europe de l’Ouest après la chute de l’Empire, et durant tout le haut Moyen Âge.
[La « stabilité » dont vous parlez tient en grande partie au fait qu’on est passé d’une logique de territoires qu’on pouvait transférer avec leurs habitants à une logique d’attachement d’une population à un ensemble par un réseau de solidarités inconditionnelles. Et la construction de ce système commence avec les proto-capitalismes… ]
Mais cela existe déjà en partie dans l’Empire romain : indépendamment du territoire où il vit, un citoyen romain est attaché juridiquement à l’État impérial.
[Je dirais au contraire qu’il y a chez l’homme une forte aspiration à améliorer sa condition, sans quoi on serait encore en train de ramasser des racines…]
Je parlais de stabilité sociale, là vous parlez du changement technique. Je veux bien entendre que le changement technique induit jusqu’à un certain point des transformations sociales… Mais d’un autre côté, est-ce qu’une certaine stabilité et une relative sécurité ne sont pas nécessaires au progrès technique ?
[Lorsque vous n’investissez presque rien dans l’éducation ou la santé d’un noir américain, le fait qu’il soit tué à 20 ans ne constitue pas une grosse perte pour le capital… ]
Admettons. Pourquoi se sentir obligé, alors, de financer des activités philanthropiques ainsi que le font beaucoup de milliardaires américains ? Je me souviens du reportage montrant un homme d’affaires américain heureux de montrer l’école et le gymnase qu’il avait fait construire dans un quartier noir défavorisé…
[Pensez-vous que la concurrence entre les entreprises génère de la violence ?]
Je ne sais pas. Mais la concurrence entre communautés porte généralement sur le contrôle d’un espace, d’un territoire. Et dès lors qu’il y a contentieux pour le contrôle d’un territoire, la violence n’est jamais loin. C’est l’une des bases en géopolitique.
La concurrence des communautés n’est pas seulement économique : elle est culturelle, symbolique, territoriale. Et ça introduit une dimension qui n’existe pas dans la concurrence entre vos deux boulangers.
[Ce n’est pas le cas par exemple pour l’empire romain, qui se souciait de la « romanisation » de ses minorités, et pouvait leur accorder le statut de « citoyen romain ».]
Non. L’Empire romain se soucie de favoriser la loyauté des élites locales dont il a besoin pour déployer son administration, assurer la rentrée des impôts, prévenir les révoltes. Pour cela, le génie romain a créé ce qu’on appelle « le municipe de droit latin ». Je vous en explique le principe : il s’agit d’une cité dont les habitants libres sont pérégrins (c’est-à-dire sujets de l’Empire romain sans être citoyens romains) et citoyens de leur cité uniquement, mais dont les magistrats issus de l’aristocratie locale accèdent par leurs charges à la citoyenneté romaine (pour eux et leurs enfants). L’accès à la citoyenneté romaine, pendant longtemps, c’est un peu la Légion d’honneur (avec des droits importants cependant) qui récompense ceux qui ont contribué au bon fonctionnement de l’Empire (magistrats des cités de droit latin) ou à sa défense (auxiliaire recevant la citoyenneté au bout de 20 ou 25 ans de service).
[Ce n’est pas par hasard que les révolutionnaires français sont allés puiser dans la tradition romaine – bien plus que la grecque – leurs références symboliques.]
Oui, mais c’est aussi lié au fait que les auteurs grecs anciens ne sont pas encore aussi connus à cette époque que les auteurs latins. Et la figure d’Alexandre le Grand écrase encore les autres grandes figures de l’hellénisme, un peu relégués au second plan.
[La « citoyenneté » grecque est une citoyenneté aristocratique, qui tient à l’appartenance aux familles censées être fondatrices de la cité. C’est avant tout un statut héréditaire. On peut parfaitement habiter une cité grecque, y être né, avoir même plusieurs générations de parents nés, sans pour autant devenir citoyen. On est très loin de la « nation moderne » qui tend, au contraire, à « assimiler » après une période plus ou moins longue, les « non citoyens ».]
Ce que vous dites est valable pour Sparte, indéniablement, un peu moins pour Athènes ou pour d’autres cités, notamment de taille modeste. Oui, la citoyenneté est un statut héréditaire. Et alors ? Les nations modernes ne fonctionnent pas exclusivement sur le principe du droit du sol et de l’assimilation. Le droit du sang existe aussi. Par ailleurs, la cité grecque crée un lien clair et fort entre une communauté de citoyens et un territoire donné. Je trouve que vous écartez un peu vite l’apport de la cité grecque à la nation moderne.
Encore plus intéressant peut-être est le koinon (souvent traduit en français par « ligue »), communauté civique « fédérale » établie le plus souvent sur une base ethnique, avec un système de double citoyenneté : une citoyenneté locale (généralement d’une cité de petite taille) et une citoyenneté fédérale. On voit là déjà une articulation entre « petite patrie » et « grande patrie », identité locale et identité « proto-nationale », en même temps que la possibilité d’élargir la citoyenneté fédérale à des cités voisines ou alliées (ce qu’Athènes n’a jamais fait : les Athéniens soumettaient d’autres cités, les forçant à s’allier à eux, mais jamais ne leur accordaient la citoyenneté athénienne).
[l’Église d’Angleterre est dans son organisation, dans son rituel, dans sa hiérarchie une église catholique, la seule différence étant son détachement de la papauté romaine et sa soumission au roi comme autorité suprême.]
Pour le courant de la « Haute Église » (High Church), certainement. Mais cette conception de l’anglicanisme est loin de faire l’unanimité, et il existe un courant beaucoup plus « protestant ».
[Si les Huguenots sont nombreux à émigrer en Angleterre, ce n’est pas tant parce que c’est un pays protestant que parce que c’est un pays tolérant – la guerre civile du milieu du XVIIème siècle ayant établi fermement le principe du libre choix du culte tant que celui-ci reste chrétien.]
Oui, enfin cette image de tolérance, on la doit une fois de plus à l’anglomanie d’un Voltaire. Vous dites « libre choix du culte tant que celui-ci reste chrétien », vous avez omis d’ajouter « et non-catholique ». Cela paraît peut-être un détail, mais ça nuance déjà très fortement l’image d’une Angleterre tolérante face à une France catholique intolérante… Par ailleurs, vous savez comme moi que nombre de « dissidents » ont quitté l’Angleterre pour le Nouveau Monde. On se demande bien pourquoi si le pays était aussi tolérant que vous le dites. Les historiens ont récemment nuancé largement cette image de « tolérance » de l’Angleterre des derniers Stuarts et des premiers Hanovre. J’en profite d’ailleurs pour vous rappeler que les dernières mesures discriminatoires à l’encontre des catholiques anglais ont été levées bien après que la France ait accordé la pleine citoyenneté aux juifs et aux protestants… La pleine égalité des droits est en effet accordée aux catholiques anglais en 1829.
[Son but n’est donc pas de modifier la société d’accueil, mais de profiter des avantages qu’elle offre.]
Je ne dis pas le contraire. Mais la présence des immigrés, lorsqu’elle est massive, lorsque le fossé culturel est important, modifie de fait la société d’accueil, indépendamment de l’objectif des immigrés.
[Pour moi, la « stabilité » ne peut être un objectif en soi.]
C’est ce que je comprends en effet. Mais l’aventure a un coût. Les révolutions aussi, et elles amènent leur lot de charniers, de guerres civiles, de camps de travail forcé. Est-il déraisonnable de vouloir se montrer circonspect dans ces conditions ? Je ne veux surtout pas vous manquer de respect, mais je vous ferai quand même remarquer que, jusqu’à récemment, votre « esprit d’aventure » s’est exercé dans une société globalement stable, disciplinée et ordonnée. Quand la France sera plongée dans la concurrence communautaire, la paupérisation et l’anomie, on en reparlera… Je pense effectivement que ce pays a connu des changements importants, rapides, et que cela crée de l’insécurité et de l’angoisse. Souvent, vous expliquez à vos commentateurs qu’il faut hiérarchiser les priorités. Eh bien, moi, ma priorité, c’est ramener l’ordre et la sécurité.
[Maintenant, si au lieu « d’exploiter la détresse des Goths » l’empire romain avait cherché à les assimiler au monde romain, l’histoire aurait-elle eu la même fin ?]
Avant l’épisode tragique que j’ai évoqué, l’Empire romain avait déjà accueilli des groupes barbares – dont des Goths – qui avaient été installés sur le sol de l’Empire et partiellement assimilés. La question qu’il convient de se poser est : est-ce que l’Empire romain avait les moyens d’assimiler la masse des Goths qui arrive au milieu des années 370 ? On parle d’un État antique, avec une structure économique qui lui fournit des moyens limités. Et cela fait aussi écho à notre problématique : la France a-t-elle les moyens d’assimiler la masse des immigrés arrivés ces dernières décennies ?
[L’invasion et la conquête est le fait d’une population qui cherche à détruire – ou du moins à modifier radicalement – la société visée.]
Aujourd’hui, certains immigrés cherchent « à modifier radicalement » la société française, même si je vous accorde que ce n’est peut-être pas la majorité, et qu’ils sont encouragés par toute une partie de la gauche.
[Il est inutile de s’angoisser sur quelque chose qui n’a pas de remède.]
Inutile peut-être… mais peut-on faire autrement ? Nous savons tous que nous allons mourir. Pensez-vous pouvoir empêcher les hommes d’angoisser devant la mort ? Ce n’est pas parce que quelque chose paraît inexorable qu’il en est moins effrayant.
@ Carloman
[« Je puise là sur mon propre exemple : à la maison, avec mes parents, on parle toujours ma langue maternelle. C’était plus simple, parce que mes parents n’ont jamais eu l’aisance en français que moi ou mes frères pouvons avoir. Cela n’a pas empêché une assimilation pratiquement complète pour ma génération. » J’entends. Mais, ainsi que je vous l’ai dit dans un autre échange, je suis loin d’être convaincu que votre situation soit systématiquement transposable. Il me semble, avec tout le respect que je vous dois, que vous êtes issu d’un peuple ou d’une communauté – j’ignore quel terme vous employez – très particulière, avec une histoire très spécifique.]
J’utiliserais le mot « culture ». Je ne me sens pas membre d’un « peuple » ou d’une « communauté », dans la mesure où je n’ai pas de rapports privilégiés avec d’autres personnes de même origine, et je ne me sens pas une solidarité particulière envers eux. Mais je me considère par contre héritier d’une histoire et de la vision du monde qui vient avec.
Bien entendu, aucune histoire individuelle n’est généralisable ou transposable sans précautions. La culture juive comprend une boite à outils développée au cours des siècles pour gérer l’insertion dans une culture dominante différente. Et le fait que dans ma famille les trois dernières générations aient connu chacune une émigration complète cette boite à outils. Il ne reste pas moins qu’un seul contre-exemple suffit à mettre par terre une théorie. Ici, mon point était que le fait pour l’immigré de garder certains éléments de sa culture d’origine n’est pas nécessairement un frein à l’assimilation, aussi longtemps qu’il accepte le fait que ces éléments sont résiduels et sont la survivance dans le présent d’un passé révolu.
[« Dans les sociétés précapitalistes, les Etats s’échangeaient des territoires sans se soucier des populations concernées. » Je ne suis pas d’accord. Ce que vous dites est vrai pour le Moyen Âge et l’époque moderne, et l’exemple que vous donnez est pertinent. Mais quid de l’Empire romain ? Parce que dans l’Empire romain, vous n’êtes pas seulement sujet, vous pouvez être citoyen romain. Or, après l’Édit de Caracalla de 212, tous les hommes libres de l’Empire deviennent citoyens romains. Et l’on voit bien que dès lors, les autorités romaines rechignent à abandonner des territoires peuplés de citoyens romains. Et l’on sait que lors d’abandons forcés de territoires, les autorités impériales évacuent les citoyens romains pour les ramener en territoire romain (en Dacie par exemple).]
Vous posez ici une question très différente. On n’est pas dans le contexte d’un « échange de territoires entre états », mais de la conquête de ces territoires par la force. Les deux situations sont très différentes, parce que dans le cas des échanges la vie et les biens des habitants étaient en principe protégés. Ce n’était pas du tout le cas dans le contexte des invasions barbares, et on comprend donc que les populations locales fassent pression sur le pouvoir central pour être défendues et dans les cas extrêmes, évacuées. Mais peut-on voir dans ces comportements un « fait national » de même nature par exemple que la question de l’Alsace-Moselle ? Je ne le crois pas.
[« La « stabilité » dont vous parlez tient en grande partie au fait qu’on est passé d’une logique de territoires qu’on pouvait transférer avec leurs habitants à une logique d’attachement d’une population à un ensemble par un réseau de solidarités inconditionnelles. Et la construction de ce système commence avec les proto-capitalismes… » Mais cela existe déjà en partie dans l’Empire romain : indépendamment du territoire où il vit, un citoyen romain est attaché juridiquement à l’État impérial.]
Sauf que tous les « habitants » de l’Empire romain ne sont pas des « citoyens ». Vous oubliez les esclaves et autres statuts serviles. Or, ce sont eux la base du mode de production antique. C’est là à mon avis ou votre péché d’anachronisme devient mortel. La citoyenneté romaine est d’abord une citoyenneté aristocratique. Elle implique l’appartenance à une classe sociale. Les rapports de solidarité relèvent ici d’une solidarité de classe, d’une communauté d’intérêts, et non d’une citoyenneté au sens moderne, qui implique une solidarité inter-classe.
[« Je dirais au contraire qu’il y a chez l’homme une forte aspiration à améliorer sa condition, sans quoi on serait encore en train de ramasser des racines… » Je parlais de stabilité sociale, là vous parlez du changement technique. Je veux bien entendre que le changement technique induit jusqu’à un certain point des transformations sociales… Mais d’un autre côté, est-ce qu’une certaine stabilité et une relative sécurité ne sont pas nécessaires au progrès technique ?]
Non, je ne le crois pas. Le progrès technique – ou social, d’ailleurs – nécessite certes une certaine prévisibilité. Mais « stabilité » ? Non, je ne le crois pas. Dès lors que le changement est prévisible, il n’y a pas de raison pour qu’il nous fasse peur. Entre l’individu qui reste stable dans sa situation sociale, et celui qui s’enrichit de jour en jour, lequel est le plus enviable ?
[« Lorsque vous n’investissez presque rien dans l’éducation ou la santé d’un noir américain, le fait qu’il soit tué à 20 ans ne constitue pas une grosse perte pour le capital… » Admettons. Pourquoi se sentir obligé, alors, de financer des activités philanthropiques ainsi que le font beaucoup de milliardaires américains ? Je me souviens du reportage montrant un homme d’affaires américain heureux de montrer l’école et le gymnase qu’il avait fait construire dans un quartier noir défavorisé…]
Parce que nous sommes des animaux sociaux, et que nous avons besoin de légitimer notre position sociale. La philanthropie est l’une des actions qui nous permettent de jouir de nos biens sans nous sentir coupables. En France, ou le poids des impôts est très important, le riche n’a pas autant besoin de faire de la philanthropie, puisqu’il peut se justifier en expliquant qu’il « paye ses impôts en France » (comme le fit un certain milliardaire il n’y a pas si longtemps). Dans le monde anglo-saxon, ou l’Etat n’a pas socialement la même fonction redistributive, cela passe par la philanthropie privée. Peu d’hommes sont capables de porter sur leurs épaules le poids du cynisme…
[« Pensez-vous que la concurrence entre les entreprises génère de la violence ? » Je ne sais pas. Mais la concurrence entre communautés porte généralement sur le contrôle d’un espace, d’un territoire. Et dès lors qu’il y a contentieux pour le contrôle d’un territoire, la violence n’est jamais loin. C’est l’une des bases en géopolitique. La concurrence des communautés n’est pas seulement économique : elle est culturelle, symbolique, territoriale. Et ça introduit une dimension qui n’existe pas dans la concurrence entre vos deux boulangers.]
Entre mes deux boulangers non, mais entre Apple et Microsoft, c’est déjà moins évident. Quant au contrôle d’un « territoire », je pense que le contrôle d’un « marché » a tout à fait les mêmes caractéristiques dans une société ou la puissance n’est plus corrélée au territoire.
[« Ce n’est pas le cas par exemple pour l’empire romain, qui se souciait de la « romanisation » de ses minorités, et pouvait leur accorder le statut de « citoyen romain ». » Non. L’Empire romain se soucie de favoriser la loyauté des élites locales dont il a besoin pour déployer son administration, assurer la rentrée des impôts, prévenir les révoltes.]
On dit la même chose. Comme je l’ai dit plus haut, la « citoyenneté romaine » est une question de classe, puisque les esclaves et les personnes a statut servile n’y avaient pas droit. A partir de là, la « romanisation » ne pouvait concerner que les élites. Par ailleurs, vous-même m’aves indiqué que l’édit de Caracalla a fait – sous certaines conditions – de tous les hommes libres habitant l’empire des citoyens romains… cela me semble confirmer mon commentaire plus haut.
[Ce que vous dites est valable pour Sparte, indéniablement, un peu moins pour Athènes ou pour d’autres cités, notamment de taille modeste. Oui, la citoyenneté est un statut héréditaire. Et alors ? Les nations modernes ne fonctionnent pas exclusivement sur le principe du droit du sol et de l’assimilation. Le droit du sang existe aussi.]
Oui, mais très rares sont les états qui n’admettent que cette voie pour l’accès à la citoyenneté.
[Par ailleurs, la cité grecque crée un lien clair et fort entre une communauté de citoyens et un territoire donné. Je trouve que vous écartez un peu vite l’apport de la cité grecque à la nation moderne.]
Je ne vois pas très bien ce que vous voulez dire. Ce lien existe – je dirais presque par définition – dans toutes les communautés humaines sédentaires. En faire un « apport de la cité grecque » me paraît un peu étrange. En quoi le rapport avec le territoire était plus fort à Athènes qu’à Babylone ?
[Encore plus intéressant peut-être est le koinon (souvent traduit en français par « ligue »), communauté civique « fédérale » établie le plus souvent sur une base ethnique, avec un système de double citoyenneté : une citoyenneté locale (généralement d’une cité de petite taille) et une citoyenneté fédérale. On voit là déjà une articulation entre « petite patrie » et « grande patrie », identité locale et identité « proto-nationale », en même temps que la possibilité d’élargir la citoyenneté fédérale à des cités voisines ou alliées (ce qu’Athènes n’a jamais fait : les Athéniens soumettaient d’autres cités, les forçant à s’allier à eux, mais jamais ne leur accordaient la citoyenneté athénienne).]
Encore une fois, il faut garder en tête que la « citoyenneté » à l’époque ne concerne qu’une aristocratie. Ceux sur qui repose en fait la production n’y ont pas accès. C’est un peu comme si on restreignait aujourd’hui la citoyenneté française aux bourgeois. Ces structures – dont la fonction était d’abord militaire et commerciale – étaient donc des alliances à l’intérieur d’une classe.
[« Si les Huguenots sont nombreux à émigrer en Angleterre, ce n’est pas tant parce que c’est un pays protestant que parce que c’est un pays tolérant – la guerre civile du milieu du XVIIème siècle ayant établi fermement le principe du libre choix du culte tant que celui-ci reste chrétien. » Oui, enfin cette image de tolérance, on la doit une fois de plus à l’anglomanie d’un Voltaire. Vous dites « libre choix du culte tant que celui-ci reste chrétien », vous avez omis d’ajouter « et non-catholique ».]
Je ne me réfère pas à Voltaire, mais à l’étude de la guerre civile puis de la dictature de Cromwell. Une bonne partie du conflit portait sur la problématique du libre choix de sont prêcheur. En effet, alors que l’assistance au culte était obligatoire, la hiérarchie anglicane voulait garder le contrôle des prêches pour s’assurer que le bon peuple n’était pas soumis à des idées subversives – par exemples, celles portées par la bourgeoisie naissante et qui donnaient de l’urticaire à l’aristocratie traditionnelle. La victoire des rebelles consacre le droit de chacun à choisir son prêcheur, et ouvre la voie donc à la diversité religieuse – limitée du moins aux cultes chrétiens. Et jusqu’à un certain point aux juifs : même si formellement ils sont interdits de résidence, dans la pratique la politique cromwellienne leur est plutôt favorable.
La question des catholiques est différente : s’ils sont persécutés, ce n’est pas pour des raisons religieuses, mais pour des raisons politiques puisqu’ils apparaissent comme une « cinquième colonne » soumise à une autorité étrangère qui s’oppose à leur propre monarque. La politique de la papauté dans les guerres d’Irlande alimente d’ailleurs très fortement ce sentiment.
[Par ailleurs, vous savez comme moi que nombre de « dissidents » ont quitté l’Angleterre pour le Nouveau Monde. On se demande bien pourquoi si le pays était aussi tolérant que vous le dites.]
La réponse est simple : parce que le pays était jugé TROP tolérant par des populations qui auraient souhaité que l’Etat persécute bien plus résolument les « vices ». Les sectaires qui ont émigré étaient ceux qui voulaient vivre dans une théocratie, et qui ne pouvant pas l’avoir chez eux, ont émigré pour la construire ailleurs.
[Les historiens ont récemment nuancé largement cette image de « tolérance » de l’Angleterre des derniers Stuarts et des premiers Hanovre. J’en profite d’ailleurs pour vous rappeler que les dernières mesures discriminatoires à l’encontre des catholiques anglais ont été levées bien après que la France ait accordé la pleine citoyenneté aux juifs et aux protestants… La pleine égalité des droits est en effet accordée aux catholiques anglais en 1829.]
J’insiste : les catholiques déclaraient leur soumission à une puissance étrangère, ce qui n’était pas le cas ni des juifs ni des protestants en France.
[« Son but n’est donc pas de modifier la société d’accueil, mais de profiter des avantages qu’elle offre. » Je ne dis pas le contraire. Mais la présence des immigrés, lorsqu’elle est massive, lorsque le fossé culturel est important, modifie de fait la société d’accueil, indépendamment de l’objectif des immigrés.]
Tout à fait. Mais cet intérêt fait que la société d’accueil a un levier pour pousser à l’assimilation.
[« Pour moi, la « stabilité » ne peut être un objectif en soi. » C’est ce que je comprends en effet. Mais l’aventure a un coût. Les révolutions aussi, et elles amènent leur lot de charniers, de guerres civiles, de camps de travail forcé. Est-il déraisonnable de vouloir se montrer circonspect dans ces conditions ?]
J’irais jusqu’à « prudent ». Circonspect me paraît excessif…
[Je ne veux surtout pas vous manquer de respect, mais je vous ferai quand même remarquer que, jusqu’à récemment, votre « esprit d’aventure » s’est exercé dans une société globalement stable, disciplinée et ordonnée.]
Ce n’est pas tout à fait le cas, si l’on tient compte de mes aventures avant d’arriver en France. Mais oui, globalement, vous avez raison.
[Quand la France sera plongée dans la concurrence communautaire, la paupérisation et l’anomie, on en reparlera… Je pense effectivement que ce pays a connu des changements importants, rapides, et que cela crée de l’insécurité et de l’angoisse. Souvent, vous expliquez à vos commentateurs qu’il faut hiérarchiser les priorités. Eh bien, moi, ma priorité, c’est ramener l’ordre et la sécurité.]
Je peux le comprendre et jusqu’à un certain point partager cet objectif. Seulement, sans vouloir moi non plus vous manquer de respect, que les propositions que vous faites pour « ramener l’ordre et la sécurité » marquent une rupture radicale. Je me souviens de vous avoir lu proposer des expulsions massives. N’est ce pas là une « aventure » bien plus aventureuse que toutes mes propositions ? Remarquez, je ne vous le reproche pas, tout ce que je veux dire, c’est que le retour indolore à un statu quo ante est un rêve. Pour « ramener l’ordre et la sécurité », on est obligés de créer des « changements ».
[« L’invasion et la conquête est le fait d’une population qui cherche à détruire – ou du moins à modifier radicalement – la société visée. » Aujourd’hui, certains immigrés cherchent « à modifier radicalement » la société française, même si je vous accorde que ce n’est peut-être pas la majorité, et qu’ils sont encouragés par toute une partie de la gauche.]
Tout à fait. Et c’est une des pires travers de la gauche, qui trahit non seulement les intérêts du peuple, mais surtout sa propre histoire. Parce que l’assimilation, il faut le dire et le répéter, est ne invention de la gauche.
[« Il est inutile de s’angoisser sur quelque chose qui n’a pas de remède. » Inutile peut-être… mais peut-on faire autrement ? Nous savons tous que nous allons mourir. Pensez-vous pouvoir empêcher les hommes d’angoisser devant la mort ?]
Bien sur : c’est pour cela qu’on a inventé l’art… pour nous faire oublier que nous sommes mortels!
@Descartes
[Ce n’est pas tout à fait le cas, si l’on tient compte de mes aventures avant d’arriver en France.]
Pouvons-nous avoir quelques détails sur vos “aventures” ?
@ Bob
[Pouvons-nous avoir quelques détails sur vos “aventures” ?]
La question que vous posez là est très personnelle… je vais donc pas entrer dans les détails. Suffit je pense de dire que j’ai été plusieurs années militant des jeunesses communistes dans un pays où le Parti était clandestin, une partie de ses dirigeants emprisonnés et ses militants persécutés. Je ne prétend pas avoir fait une guerre, ou bien avoir contribué considérablement à la révolution mondiale, mais je peux vous assurer que c’est une expérience qui vous marque, surtout dans une période aussi formatrice que la fin de l’adolescence.
@ Descartes
[La question que vous posez là est très personnelle… Suffit je pense de dire que j’ai été plusieurs années militant des jeunesses communistes dans un pays où le Parti était clandestin, une partie de ses dirigeants emprisonnés et ses militants persécutés.]
Loin de moi l’idée d’un quelconque “voyeurisme” ni même de simplement empiéter sur votre privée.
Je posais la question d’une part parce que comme vous mentionnez ces expériences de temps à autre, vous avez attisé ma curiosité, d’autre part parce que je pense qu’en savoir un peu, de ces “expériences”, aide à comprendre certains de vos raisonnements.
Merci pour votre réponse, qui me suffit amplement.
@ Descartes,
[Sauf que tous les « habitants » de l’Empire romain ne sont pas des « citoyens ». Vous oubliez les esclaves et autres statuts serviles. Or, ce sont eux la base du mode de production antique.]
En fait, ça dépend des régions de l’empire et des périodes. Il y a des hommes libres qui sont pauvres, qui sont artisans, qui sont paysans. Quand je vous lis, j’ai l’impression que, pour vous « homme libre = homme riche membre de l’aristocratie ». Mais la réalité est un peu plus complexe. Par ailleurs, je vous rappelle que le principal pourvoyeur d’esclaves se trouve être les guerres de conquête. Or, après Trajan (qui meurt en 117), l’Empire romain ne mène pratiquement plus de grandes guerres de conquête. Bien sûr, l’esclavage et la traite restent présents, mais le fait est qu’avec les affranchissements et un tarissement progressif des sources d’approvisionnement – si j’ose dire – l’esclavage décline dans les derniers siècles de l’Empire.
[La citoyenneté romaine est d’abord une citoyenneté aristocratique.]
Jusqu’à l’édit de Caracalla de 212, je suis d’accord avec vous. Mais pas ensuite. Les hommes libres, dans la plupart des cités antiques, ne constituent pas une petite minorité ainsi que vous semblez le penser. A Athènes au V° siècle avant notre ère, les citoyens et leurs familles sont largement aussi nombreux – d’après les estimations des historiens – que les esclaves présents en Attique. Certes, l’Athènes antique héberge beaucoup d’esclaves (sans doute autour de 40 % de la population totale de la cité), mais on est loin des proportions atteintes dans les sociétés coloniales des îles à sucre au XVIII° siècle, où une petite minorité de propriétaires – blancs – dominent et exploitent une masse considérable d’esclaves noirs qui constituent la majorité de la population, à 80 ou 90 %. Athènes, ce n’est pas Saint-Domingue. Même chose pour Rome, où il existe pendant toute la République ce qu’on appelle la plèbe : des hommes libres, qui n’appartiennent pas à l’aristocratie – les fameux patriciens – dotés d’une citoyenneté « de seconde zone » si je puis dire, et qui ont lutté des siècles durant pour obtenir la plénitude des droits civiques ainsi que l’accès aux magistratures.
Je vous rappelle d’ailleurs que la force de Rome – et je parle là de la République – fut sa capacité à aligner des armées extrêmement nombreuses pour l’époque, et à combler les vides lors de défaites désastreuses, et je peux vous dire qu’Hannibal a infligé de sévères saignées aux légions romaines. Or, il faut être citoyen romain pour être mobilisé comme légionnaire. Cela nous renseigne sur l’immense réservoir d’hommes libres dont disposait Rome au III° siècle avant Jésus-Christ… Le statut de citoyen dans l’Antiquité peut être réservé à une petite minorité privilégiée (à Sparte) mais c’est loin d’être toujours le cas.
[Dès lors que le changement est prévisible, il n’y a pas de raison pour qu’il nous fasse peur.]
La vieillesse et la mort sont des « changements prévisibles ». Vous pouvez donc m’affirmer, la main sur le cœur, que vous ne redoutez pas plus la première que vous ne craignez la seconde. Sommes-nous d’accord ?
Il est assez prévisible que la France, d’ici quelques décennies, soit peuplée majoritairement d’une population aux origines variées, un mélange d’Européens, de Maghrébins, de Subsahariens avec des traditions religieuses ou culinaires diverses – car l’assimilation, en admettant qu’elle soit réactivée (ce qui est douteux selon vous), n’oblige pas les immigrés à renoncer à la totalité de leur héritage culturel et religieux. Je ne vois pas bien ce qu’il restera de « français » là-dedans. Et ce changement prévisible n’est pas propre à me rassurer.
[Entre l’individu qui reste stable dans sa situation sociale, et celui qui s’enrichit de jour en jour, lequel est le plus enviable ?]
Si cet enrichissement s’accompagne de la nécessité de vivre dans un quartier fermé, derrière des barbelés, d’avoir des gardes du corps et de rouler en voiture blindée, sans plus pouvoir compter sur la moindre espèce de solidarité de ses concitoyens, je ne sais pas. Sans accès à un minimum de bien-être et de confort, la vie est très désagréable, je suis d’accord. Mais vivre dans une société agréable et apaisée, cela n’est pas négligeable.
[A partir de là, la « romanisation » ne pouvait concerner que les élites.]
Encore une fois, avant 212, oui. Mais après, tout le monde s’est romanisé, et les paysans gaulois eux-même ont adopté un patois du bas-latin. Pouvez-vous citer un dialecte gaulois qui a survécu en France jusqu’à l’époque moderne ? Il n’y en a pas. Tous les dialectes de langue d’oïl et de langue d’oc dérivent du bas-latin. La seule langue celtique parlée en France, le breton, est une langue d’importation, amenée de Grande-Bretagne par des migrants arrivés à la toute fin de l’Empire romain. Quant aux esclaves… si vous êtes esclave dans une famille où on vit « à la romaine », où on s’habille et on mange comme les Romains, où on parle le latin, où on donne des noms romains – y compris aux esclaves ! – eh bien, vous êtes concerné par une forme de romanisation. D’autant que le jour où vous êtes affranchi – et les affranchissements sont fréquents – vous devenez probablement citoyen romain (après 212).
La romanisation a deux aspects : un aspect juridique (élargissement de la citoyenneté) et un aspect culturel (adoption de la culture romaine).
[Ce lien existe – je dirais presque par définition – dans toutes les communautés humaines sédentaires. En faire un « apport de la cité grecque » me paraît un peu étrange.]
Mon point est que la cité grecque introduit l’idée qu’une communauté de citoyens – et non un seul homme – exerce sa souveraineté sur un territoire, et que l’appartenance à cette communauté donne des droits politiques spécifiques.
Vous me citez Babylone, mais Babylone est une monarchie théocratique. Bien sûr, les Babyloniens ont des droits, mais assez peu de droits politiques, puisque la souveraineté ne réside pas dans la communauté des Babyloniens, elle appartient au roi-prêtre. Suis-je un peu plus clair ?
[Encore une fois, il faut garder en tête que la « citoyenneté » à l’époque ne concerne qu’une aristocratie. Ceux sur qui repose en fait la production n’y ont pas accès.]
Je ne suis pas d’accord avec cette idée, et je le redis : homme libre n’est pas synonyme d’aristocrates.
A Athènes au V° siècle, il y a environ 10 000 hoplites, c’est-à-dire 10 000 citoyens ayant les moyens de s’équiper comme fantassin lourd (casque, cuirasse, bouclier, lance, etc). Cela correspond grosso modo à l’aristocratie des grands propriétaires fonciers (l’équivalent des patriciens romains, qui ne sont que quelques centaines) et à la frange la plus aisée des artisans, marchands et paysans (les « bourgeois » de l’époque en quelque sorte). Mais il y a à Athènes 30 à 40 000 citoyens. La majorité n’a pas les moyens de se payer l’équipement susdit. Alors que font-ils ? Eh bien ils rament (au sens propre) : ce sont les thètes (citoyens pauvres), et ils sont obligés d’avoir une activité économique pour survivre, parfois de recourir au salariat, qui existe dans l’Antiquité. Tous d’ailleurs ne possèdent pas des esclaves. Ils sont nombreux ; à son apogée, Athènes aligne 200 trières, et une trière a besoin de 150 à 170 rameurs. Je vous laisse faire le calcul… C’est d’ailleurs la force de la flotte athénienne : les rameurs étant citoyens, ils servent la patrie et sont motivés, bien plus que des esclaves ou des prisonniers enchaînés à leur banc de galérien.
[Je me souviens de vous avoir lu proposer des expulsions massives. N’est ce pas là une « aventure » bien plus aventureuse que toutes mes propositions ?]
C’est vrai, je crois que restaurer l’ordre et la stabilité réclame parfois des mesures très dures. Personnellement, je pense que des expulsions massives sont souhaitables, et que cela favorisera l’assimilation des heureux élus qui resteront, pour lesquels la pression communautaire sera beaucoup moins forte.
Mais rassurez-vous : je ne suis pas en situation d’expulser ne serait-ce qu’un clandestin du beau pays de France. Nous aurons donc le métissage, la diversité, le communautarisme. Et peut-être – qui sait ? – l’assimilation dans quelques décennies. Reste à savoir quelle sera la communauté qui sera dominante et qui imposera ses références…
Après je vous dirais aussi que c’est le problème des gens qui ont une aversion au risque : le jour où il faut partir à l’aventure parce qu’il n’y a plus le choix, parce qu’on est acculé, on peut vite basculer dans l’extrême. Quitte à y aller…
D’ailleurs, à ce sujet, vous avez dit dans une autre réponse craindre davantage l’américanisation que l’immigration. Pour moi, le communautarisme, l’apologie de la diversité, tout cela est alimenté par l’américanisation, et alimente en retour cette dernière. Et donc, de fait, l’immigration massive contribue à l’américanisation de la société française. Nous expliquer qu’il y a une « question noire » en France ou que « l’immigration a construit la France », c’est très américain, non ?
[Remarquez, je ne vous le reproche pas, tout ce que je veux dire, c’est que le retour indolore à un statu quo ante est un rêve. Pour « ramener l’ordre et la sécurité », on est obligés de créer des « changements ».]
Vous avez tout à fait raison. Mais là, il ne s’agit plus d’accepter ou de canaliser un changement. Il s’agit de provoquer un changement avec un objectif précis.
@ Carloman
[« Sauf que tous les « habitants » de l’Empire romain ne sont pas des « citoyens ». Vous oubliez les esclaves et autres statuts serviles. Or, ce sont eux la base du mode de production antique. » En fait, ça dépend des régions de l’empire et des périodes. Il y a des hommes libres qui sont pauvres, qui sont artisans, qui sont paysans. Quand je vous lis, j’ai l’impression que, pour vous « homme libre = homme riche membre de l’aristocratie ».]
Non. Pour moi « homme libre = membre de la classe dominante ». De la même manière qu’il y a des bourgeois riches et des bourgeois pauvres, il est parfaitement concevable qu’il y ait des citoyens romains riches et des citoyens pauvres. Il est même concevable que certains esclaves aient des conditions de vie meilleures que certains citoyens, de la même manière que dans nos sociétés capitalistes certains ouvriers gagnent mieux leur vie que certains bourgeois.
[Mais la réalité est un peu plus complexe. Par ailleurs, je vous rappelle que le principal pourvoyeur d’esclaves se trouve être les guerres de conquête. Or, après Trajan (qui meurt en 117), l’Empire romain ne mène pratiquement plus de grandes guerres de conquête. Bien sûr, l’esclavage et la traite restent présents, mais le fait est qu’avec les affranchissements et un tarissement progressif des sources d’approvisionnement – si j’ose dire – l’esclavage décline dans les derniers siècles de l’Empire.]
Oui, et l’Empire avec lui !
[« La citoyenneté romaine est d’abord une citoyenneté aristocratique. » Jusqu’à l’édit de Caracalla de 212, je suis d’accord avec vous. Mais pas ensuite. Les hommes libres, dans la plupart des cités antiques, ne constituent pas une petite minorité ainsi que vous semblez le penser. A Athènes au V° siècle avant notre ère, les citoyens et leurs familles sont largement aussi nombreux – d’après les estimations des historiens – que les esclaves présents en Attique.]
Je ne suis pas convaincu, parce que je ne vois pas très bien comment l’économie grecque pouvait se soutenir dans de telles conditions. Nous sommes d’accord que les citoyens athéniens ne participaient pas des activités productives. Ils n’allaient pas dans les mines, ils ne travaillaient pas dans les champs, et le travail artisanal était considéré comme une déchéance. Alors, si les esclaves étaient si peu nombreux, qui produisait les biens et services ?
[Certes, l’Athènes antique héberge beaucoup d’esclaves (sans doute autour de 40 % de la population totale de la cité), mais on est loin des proportions atteintes dans les sociétés coloniales des îles à sucre au XVIII° siècle, où une petite minorité de propriétaires – blancs – dominent et exploitent une masse considérable d’esclaves noirs qui constituent la majorité de la population, à 80 ou 90 %. Athènes, ce n’est pas Saint-Domingue.]
Nous sommes d’accord. Mais je pense que les esclaves – je compte comme esclaves tous les statuts serviles – étaient plus nombreux que vous ne le pensez. Auriez-vous des références à l’appui de votre théorie ?
[Même chose pour Rome, où il existe pendant toute la République ce qu’on appelle la plèbe : des hommes libres, qui n’appartiennent pas à l’aristocratie – les fameux patriciens – dotés d’une citoyenneté « de seconde zone » si je puis dire, et qui ont lutté des siècles durant pour obtenir la plénitude des droits civiques ainsi que l’accès aux magistratures.]
Là, j’ai tendance au contraire à vous suivre. La citoyenneté romaine occultait en fait des statuts multiples, et certains travailleurs avaient le statut de citoyen. Mais il n’en reste pas moins que le mode de production reposait fondamentalement sur le statut servile, ce qui semble peu compatible avec les chiffres que vous indiquez.
[« Dès lors que le changement est prévisible, il n’y a pas de raison pour qu’il nous fasse peur. » La vieillesse et la mort sont des « changements prévisibles ». Vous pouvez donc m’affirmer, la main sur le cœur, que vous ne redoutez pas plus la première que vous ne craignez la seconde. Sommes-nous d’accord ?]
Je vous accorde le point…
[Il est assez prévisible que la France, d’ici quelques décennies, soit peuplée majoritairement d’une population aux origines variées, un mélange d’Européens, de Maghrébins, de Subsahariens avec des traditions religieuses ou culinaires diverses – car l’assimilation, en admettant qu’elle soit réactivée (ce qui est douteux selon vous), n’oblige pas les immigrés à renoncer à la totalité de leur héritage culturel et religieux. Je ne vois pas bien ce qu’il restera de « français » là-dedans. Et ce changement prévisible n’est pas propre à me rassurer.]
Si l’assimilation n’oblige pas les immigrés à renoncer « à la totalité de leur héritage », elle oblige quand même à renoncer – et dans le meilleur des cas à mettre entre parenthèses – une large partie de celui-ci. Que restera de « français » là-dedans ? « Le souvenir des grandes choses faites ensemble, et le désir d’en accomplir de nouvelles ». Parce que l’assimilé fait sien l’héritage des « grandes choses », même si ce ne sont pas ses ancêtres biologiques qui les ont faites. Que restera de « français » là-dedans ? La langue, la sociabilité, une vision du monde que l’assimilé aura faite sienne et qu’il transmettra à ses enfants.
Au risque de me répéter, je pense qu’aujourd’hui l’uniformisation et l’américanisation de nos sociétés est une menace bien plus grave pour notre identité que l’héritage rémanent des immigrés assimilés…
[« A partir de là, la « romanisation » ne pouvait concerner que les élites. » Encore une fois, avant 212, oui.]
En 212, on est déjà bien avancé dans l’histoire romaine, vous ne trouvez pas ?
[« Ce lien existe – je dirais presque par définition – dans toutes les communautés humaines sédentaires. En faire un « apport de la cité grecque » me paraît un peu étrange. » Mon point est que la cité grecque introduit l’idée qu’une communauté de citoyens – et non un seul homme – exerce sa souveraineté sur un territoire, et que l’appartenance à cette communauté donne des droits politiques spécifiques. Vous me citez Babylone, mais Babylone est une monarchie théocratique. Bien sûr, les Babyloniens ont des droits, mais assez peu de droits politiques, puisque la souveraineté ne réside pas dans la communauté des Babyloniens, elle appartient au roi-prêtre. Suis-je un peu plus clair ?]
Je comprends mieux ce que vous voulez dire, mais je m’interroge. Je ne sais pas jusqu’à quel point on peut parler de « souveraineté » dans le contexte des sociétés antiques, où le droit est essentiellement coutumier, et où la fonction judiciaire est bien plus importante que la fonction législative. Et si l’Athènes à l’âge classique est une démocratie aristocratique, ce n’est pas le cas général en Grèce, ou de nombreuses cités ont des « rois » qui n’ont rien à envier à ceux des autres peuplades antiques – comme le rapporte Homère.
[Mais il y a à Athènes 30 à 40 000 citoyens. La majorité n’a pas les moyens de se payer l’équipement susdit. Alors que font-ils ? Eh bien ils rament (au sens propre) : ce sont les thètes (citoyens pauvres), et ils sont obligés d’avoir une activité économique pour survivre, parfois de recourir au salariat, qui existe dans l’Antiquité. Tous d’ailleurs ne possèdent pas des esclaves. Ils sont nombreux ; à son apogée, Athènes aligne 200 trières, et une trière a besoin de 150 à 170 rameurs. Je vous laisse faire le calcul… C’est d’ailleurs la force de la flotte athénienne : les rameurs étant citoyens, ils servent la patrie et sont motivés, bien plus que des esclaves ou des prisonniers enchaînés à leur banc de galérien.]
Mais encore une fois, je ne vous parle pas de la guerre, mais de la production. Sur qui repose l’économie grecque ? Qui laboure les champs, descend dans les mines, construit les bateaux ?
[C’est vrai, je crois que restaurer l’ordre et la stabilité réclame parfois des mesures très dures.]
La question n’est pas qu’elles soient « dures ». La question est qu’elles menacent la « stabilité » que vous préconisez par ailleurs.
[Après je vous dirais aussi que c’est le problème des gens qui ont une aversion au risque : le jour où il faut partir à l’aventure parce qu’il n’y a plus le choix, parce qu’on est acculé, on peut vite basculer dans l’extrême. Quitte à y aller…]
Surtout que l’aversion au risque fait qu’on ne s’attaque pas aux problèmes au meilleur moment, mais lorsqu’il n’y a plus d’alternatives…
[D’ailleurs, à ce sujet, vous avez dit dans une autre réponse craindre davantage l’américanisation que l’immigration. Pour moi, le communautarisme, l’apologie de la diversité, tout cela est alimenté par l’américanisation, et alimente en retour cette dernière. Et donc, de fait, l’immigration massive contribue à l’américanisation de la société française. Nous expliquer qu’il y a une « question noire » en France ou que « l’immigration a construit la France », c’est très américain, non ?]
Oui. Mais sur ce point, nous sommes d’accord. Je ne crois pas avoir dit qu’il ne fallait pas réguler l’immigration. Au cas ou cela ne serait pas clair, je suis pour une politique d’immigration très restrictive concernant les nouveaux arrivants, et pour une pression assimilatrice très forte sur ceux qui sont déjà installés.
@ Descartes,
[Non. Pour moi « homme libre = membre de la classe dominante ».]
Là, j’avoue que je ne comprends pas. Si l’appartenance à une classe donnée est définie par la position occupée dans le processus de production, l’équation que vous proposez est fausse. Je suis allé vérifier dans un ouvrage récent (La Grèce classique, Belin, 2022), et pour l’Athènes du V° et du IV° siècle, les sources attestent qu’un nombre non-négligeable de citoyens (et aussi de leurs femmes) ont un travail salarié. Par conséquent, bien que possédant la citoyenneté (et encore, comme les plébéiens de Rome, les thètes athéniens n’ont accès qu’aux magistratures subalternes), les citoyens pauvres n’appartiennent pas nécessairement à la classe dominante d’un point de vue économique. En fait, j’ai l’impression que pour vous la citoyenneté ou le statut libre traduit une position dans le processus de production, mais ce n’est pas le cas. D’ailleurs à Athènes, certains métèques comptent parmi les hommes les plus riches vivant dans la cité, et pourtant, ils ne sont pas citoyens.
Les textes concernant les chantiers de l’Acropole montrent que la main-d’œuvre est de statut variable : des esclaves sont présents, indéniablement, mais, à côté des entrepreneurs (qui travaillent matériellement sur le chantier), il y a aussi des hommes libres salariés, Athéniens ou citoyens d’une autre cité, car les grands travaux de Périclès ont attiré des travailleurs de toute la Grèce.
J’attire d’ailleurs votre attention sur un point important : recourir à un artisan spécialisé de statut servile n’est pas forcément un bon calcul, car l’artisan qui a une compétence rare a intérêt à la monnayer. Un esclave, même s’il a été formé, sera moins motivé au travail sachant qu’il n’empochera aucun salaire. N’oubliez pas une chose : la main d’œuvre servile est bon marché… mais de qualité souvent médiocre. Salarier un homme libre, c’est s’assurer le concours d’une main d’œuvre plus motivée et donc plus efficace et plus productive. Les esclaves sont préférables pour les travaux pénibles qui ne requièrent pas un savoir-faire technique trop poussé.
[Il est même concevable que certains esclaves aient des conditions de vie meilleures que certains citoyens]
En bon disciple du penseur matérialiste que vous êtes, je ne vous parle pas de conditions de vie, mais de la place occupée dans le processus de production. Aurais-je mal compris vos leçons ?
[Oui, et l’Empire avec lui !]
Je vois que ce bon vieux Gibbon a la vie dure… Après la crise du III° siècle, le IV° siècle est un grand siècle pour le monde romain. Et puis, nous autres Occidentaux sommes focalisés sur la partie ouest de l’Empire. Mais l’œuvre de Justinien au VI° siècle montre que l’Empire romain d’Orient reste une très grande puissance.
[Nous sommes d’accord que les citoyens athéniens ne participaient pas des activités productives.]
Est-il indiscret de vous demander d’où vous tirez ces informations ? Tous les manuels récents d’histoire grecque s’accordent à dire qu’une partie non-négligeable des citoyens à Athènes participaient effectivement aux activités productives. Bien sûr les esclaves sont présents, particulièrement dans une cité riche et puissante comme Athènes, et ils jouent un rôle indéniable dans la production. Mais dites-vous bien que dans beaucoup de cités plus modestes, la proportion d’esclaves pouvait être nettement plus faible. Et dans ce cas, une part importante de la production devait reposer sur les hommes libres.
[Ils n’allaient pas dans les mines, ils ne travaillaient pas dans les champs, et le travail artisanal était considéré comme une déchéance.]
Pour les mines, vous avez raison : les documents indiquent l’utilisation d’une main-d’œuvre exclusivement servile dans les mines d’argent du Laurion. Pour les champs, c’est variable : en-dehors des grands propriétaires fonciers, il existe à Athènes une catégorie de petits paysans propriétaires et dotés de la citoyenneté, mais sur les grands domaines, les esclaves sont utilisés, et des salariés libres sont aussi attestés. Quant à l’artisanat, là aussi, les sources indiquent l’existence d’artisans libres et ayant le statut de citoyen. Cela n’empêche pas que les grands ateliers – certains s’apparentent à de petites manufactures, je me souviens de l’exemple d’une fabrique de boucliers – utilisent une main d’œuvre servile.
N’oubliez pas que les textes qui considèrent l’artisanat « comme une déchéance » émanent le plus souvent des riches aristocrates rentiers, les mêmes qui – ô hasard – dénoncent fréquemment le fait que des « gens de rien » participent aux affaires de la cité… L’idéal du citoyen oisif, rentier, totalement disponible pour la politique est un idéal aristocratique, pour ne pas dire oligarchique. A Sparte, c’est une réalité, et de fait les citoyens constituent une oligarchie. Mais dans les cités où le corps civique s’est élargie – c’est le cas à Athènes et pas seulement – celui-ci intègre des gens qui participent à la production.
La rude réalité de la vie conduisait nombre de citoyens athéniens modestes à louer leur force de travail voire – honte suprême – à permettre à leur femme de travailler en-dehors du foyer.
Maintenant, la question légitime que vous êtes en droit de poser est : que pesaient au total les hommes libres dans la production dans une cité comme Athènes ? Leur contribution était-elle marginale ou bien au contraire assuraient-ils une part relativement importante de la production ? Je n’ai pas de réponse, et l’honnêteté m’oblige à dire que les sources paraissent trop fragmentaires pour trancher. D’après les éléments que j’ai, je serais tenté de dire que cela dépend du secteur de production : le secteur minier, clairement, fonctionne essentiellement avec des esclaves ; pour le secteur agricole, c’est difficile à dire, parce qu’il faudrait savoir quelle est la part de la production qui provient des grands domaines, et quelle part provient des petites exploitations. Par ailleurs, même dans une petite exploitation, il n’est pas impossible que le paysan ait travaillé avec un esclave s’il avait les moyens de s’en procurer un. Du coup la production est assurée en partie par le travail d’un libre, en partie par celui d’un travailleur servile. Même chose dans l’artisanat : quid de l’artisan libre qui, tout en travaillant lui-même, « emploie » un ou deux esclaves dans son atelier, avec peut-être un apprenti libre voire un ouvrier libre salarié ? Parce que ce cas de figure semble avoir été réel.
Maintenant, la répartition des classes censitaires de citoyens à Athènes laisse penser que les thètes regroupaient entre la moitié et les trois quarts des citoyens athéniens : cela représente 20 à 30 000 citoyens plus que probablement engagés dans des activités productives pour subvenir à leurs besoins. Ce n’est pas négligeable, d’autant qu’on ne compte là que les hommes.
[Mais je pense que les esclaves – je compte comme esclaves tous les statuts serviles – étaient plus nombreux que vous ne le pensez. Auriez-vous des références à l’appui de votre théorie ?]
Je me base sur les estimations qui traînent dans tous les manuels du secondaire et du supérieur sur la population athénienne au V° siècle avant notre ère :
– 40 000 citoyens (hommes libres)
– 110 000 femmes et enfants de citoyens (libres)
– 40 000 métèques, familles comprises (libres mais exclus de la cité, beaucoup sont marchands ou artisans)
– 110 000 à 150 000 esclaves
Soit une population totale comprise entre 300 000 et 350 000 habitants, dont 35 à 40 % d’esclaves. Ces chiffres ne sont pas de moi, ce sont les estimations couramment admises.
[La citoyenneté romaine occultait en fait des statuts multiples, et certains travailleurs avaient le statut de citoyen.]
Oui, mais ces « statuts multiples » ont un point commun : le citoyen, même plébéien à Rome ou thète à Athènes, est un homme libre, quand bien même il ne bénéficie pas de la plénitude de la citoyenneté. Or, notre débat porte sur la contribution des « hommes libres » à la production.
[En 212, on est déjà bien avancé dans l’histoire romaine, vous ne trouvez pas ?]
Mais on est loin de la fin quand même. L’Empire romain d’Occident ne commence sa crise finale que dans les années 400…
[Et si l’Athènes à l’âge classique est une démocratie aristocratique, ce n’est pas le cas général en Grèce, ou de nombreuses cités ont des « rois » qui n’ont rien à envier à ceux des autres peuplades antiques – comme le rapporte Homère.]
A l’époque classique, il n’y a plus guère qu’à Sparte qu’il y a des rois. Ailleurs, il y a un fonctionnement oligarchique (généralement chez les alliés de Sparte) ou plus ou moins démocratique (chez les cités alliées d’Athènes). Pour ma part, oui, je pense qu’on peut parler de « souveraineté ». Les cités grecques sont très attachées à l’idée de « liberté », comprise au sens d’absence de sujétion, au sens aussi de capacité à fixer elle-même leurs lois et leur organisation politique. Ce n’est pas un hasard si les grandes figures de législateurs comme Lycurgue (à Sparte) ou Solon (Athènes) sont particulièrement révérées.
[Surtout que l’aversion au risque fait qu’on ne s’attaque pas aux problèmes au meilleur moment, mais lorsqu’il n’y a plus d’alternatives… ]
Ne soyez pas injuste : cela fait de longues années que je plaide pour une réduction drastique de l’immigration en France, vous pouvez m’accorder cela. Si on l’avait fait, il y aurait des problèmes, mais d’une ampleur moindre. Je ne suis en rien responsable du fait que le problème n’a pas été traité au bon moment, et que les classes dominantes ont laissé pourrir la situation.
@ Carloman
[Là, j’avoue que je ne comprends pas. Si l’appartenance à une classe donnée est définie par la position occupée dans le processus de production, l’équation que vous proposez est fausse. Je suis allé vérifier dans un ouvrage récent (La Grèce classique, Belin, 2022), et pour l’Athènes du V° et du IV° siècle, les sources attestent qu’un nombre non-négligeable de citoyens (et aussi de leurs femmes) ont un travail salarié.]
Je ne suis pas un expert du sujet. Je me souviens de mes lectures marxiennes que l’économie grecque reposait de manière écrasante sur le travail servile. Maintenant, si l’on veut approfondir il faudrait regarder exactement quel était l’apport économique du travail salarié. S’agissait-il de fonctions supérieures de supervision – comme celles qu’assure un PDG, dont vous m’accorderez que, malgré son statut de salarié, il appartient aux classes dominantes ? Ou bien labouraient-ils les champs et descendaient dans les mines ?
[J’attire d’ailleurs votre attention sur un point important : recourir à un artisan spécialisé de statut servile n’est pas forcément un bon calcul, car l’artisan qui a une compétence rare a intérêt à la monnayer. Un esclave, même s’il a été formé, sera moins motivé au travail sachant qu’il n’empochera aucun salaire. N’oubliez pas une chose : la main d’œuvre servile est bon marché… mais de qualité souvent médiocre. Salarier un homme libre, c’est s’assurer le concours d’une main d’œuvre plus motivée et donc plus efficace et plus productive. Les esclaves sont préférables pour les travaux pénibles qui ne requièrent pas un savoir-faire technique trop poussé.]
Je pense que la perspective d’éviter quelques coups de fouet est à priori tout aussi « motivante » qu’un salaire. Sans compter qu’un esclave peut parfaitement être récompensé – meilleure nourriture, sélection pour des tâches moins pénibles, horaires de travail moins longs, argent de poche – sans pour autant être salarié. Il n’y a par ailleurs aucune raison que l’homme libre soit « plus productif » que l’esclave. Si le mode de production capitaliste est plus efficient que le mode de production féodal (fondé sur le servage) ou antique (fondé sur l’esclavage), ce n’est pas parce que le salariat rend les travailleurs plus « productifs », mais parce que la liberté des acteurs permet l’allocation optimale des facteurs de production (capital et travail). Le travailleur va là où les salaires sont meilleurs, et ceux qui peuvent payer les meilleurs salaires… sont les activités les plus productives.
Pour ce qui concerne la nature des tâches, que Je crois me souvenir d’ailleurs que dans les économies antiques des esclaves pouvaient exercer certaines fonctions de confiance – régisseurs de domaine, scribes…
[« Il est même concevable que certains esclaves aient des conditions de vie meilleures que certains citoyens » En bon disciple du penseur matérialiste que vous êtes, je ne vous parle pas de conditions de vie, mais de la place occupée dans le processus de production. Aurais-je mal compris vos leçons ?]
Non, vous les avez bien comprises. Mais c’est vous qui évoquiez la « pauvreté » de certains citoyens…
[« Oui, et l’Empire avec lui ! » Je vois que ce bon vieux Gibbon a la vie dure… Après la crise du III° siècle, le IV° siècle est un grand siècle pour le monde romain. Et puis, nous autres Occidentaux sommes focalisés sur la partie ouest de l’Empire. Mais l’œuvre de Justinien au VI° siècle montre que l’Empire romain d’Orient reste une très grande puissance.]
Il serait intéressant de savoir si les « sources » d’esclaves déclinent aussi vite en Orient qu’en Occident…
[« Ils n’allaient pas dans les mines, ils ne travaillaient pas dans les champs, et le travail artisanal était considéré comme une déchéance. » Pour les mines, vous avez raison : les documents indiquent l’utilisation d’une main-d’œuvre exclusivement servile dans les mines d’argent du Laurion. Pour les champs, c’est variable : en-dehors des grands propriétaires fonciers, il existe à Athènes une catégorie de petits paysans propriétaires et dotés de la citoyenneté, mais sur les grands domaines, les esclaves sont utilisés, et des salariés libres sont aussi attestés. Quant à l’artisanat, là aussi, les sources indiquent l’existence d’artisans libres et ayant le statut de citoyen. Cela n’empêche pas que les grands ateliers – certains s’apparentent à de petites manufactures, je me souviens de l’exemple d’une fabrique de boucliers – utilisent une main d’œuvre servile.]
Exactement mon point. Qu’il y ait eu des « salariés » dans les civilisation antiques ou féodales – de la même manière que l’économie capitaliste connaît des ilôts d’économie coopérative, par exemple. Mais quel était leur poids économique vis-à-vis de la main d’œuvre servile ?
[L’idéal du citoyen oisif, rentier, totalement disponible pour la politique est un idéal aristocratique, pour ne pas dire oligarchique. A Sparte, c’est une réalité, et de fait les citoyens constituent une oligarchie. Mais dans les cités où le corps civique s’est élargie – c’est le cas à Athènes et pas seulement – celui-ci intègre des gens qui participent à la production.]
Est-ce que l’histoire enregistre la participation de ces citoyens « productifs » à Athènes ? Quel était leur poids ?
[Maintenant, la question légitime que vous êtes en droit de poser est : que pesaient au total les hommes libres dans la production dans une cité comme Athènes ? Leur contribution était-elle marginale ou bien au contraire assuraient-ils une part relativement importante de la production ? Je n’ai pas de réponse, et l’honnêteté m’oblige à dire que les sources paraissent trop fragmentaires pour trancher.]
C’était bien ma question. Si je suis les historiens marxiens, le poids du salariat est très marginal, et la plupart des « salariés » exerçait des fonctions supérieures. Mais comme vous le dites, les sources disponibles sont relativement maigres.
[Maintenant, la répartition des classes censitaires de citoyens à Athènes laisse penser que les thètes regroupaient entre la moitié et les trois quarts des citoyens athéniens : cela représente 20 à 30 000 citoyens plus que probablement engagés dans des activités productives pour subvenir à leurs besoins. Ce n’est pas négligeable, d’autant qu’on ne compte là que les hommes.]
On ne sait pas. Le fait qu’ils fussent « pauvres » du point de vue censitaire n’implique pas qu’ils ne faisaient pas travailler des esclaves…
[« Et si l’Athènes à l’âge classique est une démocratie aristocratique, ce n’est pas le cas général en Grèce, ou de nombreuses cités ont des « rois » qui n’ont rien à envier à ceux des autres peuplades antiques – comme le rapporte Homère. » A l’époque classique, il n’y a plus guère qu’à Sparte qu’il y a des rois. Ailleurs, il y a un fonctionnement oligarchique (généralement chez les alliés de Sparte) ou plus ou moins démocratique (chez les cités alliées d’Athènes).]
Pardon, je n’ai pas été clair. J’ai voulu dire que la démocratie dans les cités grecques est un « moment » de leur histoire, et non pas une constante de l’histoire grecque. La Grèce archaïque avait bien des rois.
[Pour ma part, oui, je pense qu’on peut parler de « souveraineté ». Les cités grecques sont très attachées à l’idée de « liberté », comprise au sens d’absence de sujétion, au sens aussi de capacité à fixer elle-même leurs lois et leur organisation politique. Ce n’est pas un hasard si les grandes figures de législateurs comme Lycurgue (à Sparte) ou Solon (Athènes) sont particulièrement révérées.]
De « souveraineté » au sens juridique du terme, oui. Mais cette « souveraineté » était-elle « territoriale » ?
[« Surtout que l’aversion au risque fait qu’on ne s’attaque pas aux problèmes au meilleur moment, mais lorsqu’il n’y a plus d’alternatives… » Ne soyez pas injuste : cela fait de longues années que je plaide pour une réduction drastique de l’immigration en France, vous pouvez m’accorder cela.]
Je ne parle pas de vous, et je vous donne acte volontiers de votre consistance depuis que je vous connais – et cela commence à faire un bail. Je pensais plutôt à un certain nombre de politiciens – dont beaucoup sont à gauche, mais pas que – qui ont refusé de prendre le risque de traiter le problème ou même de l’évoquer parce que cela troublait leur confort intellectuel, et qui découvrent qu’aujourd’hui il ne reste plus que de mauvaises solutions.
@ Descartes,
Je vous remercie pour cet échange, très stimulant en ce qui me concerne.
[Je ne suis pas un expert du sujet. Je me souviens de mes lectures marxiennes que l’économie grecque reposait de manière écrasante sur le travail servile.]
Je pense en effet que l’historiographie a évolué. Bien sûr, la société grecque antique est une société esclavagiste, et l’esclavage joue un rôle important dans la production. Mais il me semble que le travail fourni par la main-d’œuvre libre a été réévalué ces dernières années.
[S’agissait-il de fonctions supérieures de supervision – comme celles qu’assure un PDG, dont vous m’accorderez que, malgré son statut de salarié, il appartient aux classes dominantes ?]
Parfois, c’était le cas, probablement. Mais je voudrais vous poser une question : un régisseur, un intendant, un contremaître d’atelier de statut servile appartient-il à vos yeux aux « classes dominantes » ? Vous voyez bien que la question du statut juridique et celle de la position dans l’activité productive posent de redoutables contradictions… Parce que des intendants de grand domaine ou des responsables d’ateliers ayant le statut d’esclave, ça existait.
[Ou bien labouraient-ils les champs et descendaient dans les mines ?]
Pour les mines, non : les citoyens et les métèques n’y descendaient pas. C’est un travail réservé à une main-d’œuvre servile, à Athènes du moins (mais est-ce la cas ailleurs ? Je l’ignore). Par contre oui, certains citoyens athéniens labouraient eux-mêmes leurs champs. D’ailleurs, si le travail artisanal est déconsidéré dans les milieux aristocratiques, le travail agricole a, lui, une image bien plus valorisante. Le petit paysan quasi-autarcique est présenté comme un idéal. La réalité de cet idéal est discutable, mais il n’est pas douteux qu’il existait à Athènes des petits paysans libres.
[Je crois me souvenir d’ailleurs que dans les économies antiques des esclaves pouvaient exercer certaines fonctions de confiance – régisseurs de domaine, scribes… ]
Tout à fait. Mais un régisseur de domaine exerce une fonction de supervision. Le classeriez-vous dans les classes dominantes s’il est esclave ?
[Si je suis les historiens marxiens, le poids du salariat est très marginal, et la plupart des « salariés » exerçait des fonctions supérieures.]
Je ne sais pas. Les estimations les plus hautes pour la société athénienne du V° siècle donnent entre 35 et 40 % d’esclaves. Est-il raisonnable de penser que, dans une société ayant le niveau technique de la Grèce antique, 90 % de la production aurait reposé sur 40 % de la population ? Cela paraît difficile à croire si l’on compare avec le Moyen Âge, dont le niveau technique est un peu plus élevé, et où vraisemblablement plus de 90 % de la population participait aux activités productives.
[Le fait qu’ils fussent « pauvres » du point de vue censitaire n’implique pas qu’ils ne faisaient pas travailler des esclaves…]
Mais on peut faire travailler des esclaves, en les regardant travailler… ou en travaillant avec eux. Imaginons un artisan libre, citoyen même, qui fait travailler un esclave dans son atelier. Il lui confie certaines tâches, mais conserve pour lui, par exemple, les plus techniques ou les plus délicates. Nous sommes bien d’accord que ce citoyen « participe à l’activité productive » ? Et si je vous disais par exemple que l’artisan en question est un potier, et qu’il intervient sur le décor des vases, qui donne toute sa valeur au produit fini, en particulier à l’exportation. De fait, son intervention, en terme de production de valeur, est largement aussi importante que celle de son esclave qui aurait par exemple fabriqué le vase « brut » avant décor et cuisson.
[Mais cette « souveraineté » était-elle « territoriale » ?]
Voici le serment des éphèbes (jeunes citoyens effectuant le service militaire) athéniens, transmis par une stèle du IV° siècle avant notre ère :
« Je ne déshonorerai pas les armes sacrées que je porte ; je n’abandonnerai pas mon camarade de combat ; je lutterai pour la défense de la religion et de l’Etat et je transmettrai à mes cadets une patrie non point diminuée, mais plus grande et plus puissante, dans toute la mesure de mes forces et avec l’aide de tous.
J’obéirai aux magistrats, aux lois établies, à celles qui seront instituées ; si quelqu’un veut les renverser, je m’y opposerai de toutes mes forces et avec l’aide de tous. Je vénérerai les cultes de mes pères. Je prends à témoin de ce serment les dieux Aglaure, Hestia, Enyô, Enyalos, Arès et Athéna Aréia, Zeus, Thallô, Auxô, Hégémonè, Héraklès, les Bornes de la patrie, les Blés, les Orges, les Vignes, les Oliviers, les Figuiers. »
C’est moi qui ai mis en gras les éléments qui me paraissent plaider pour une souveraineté territoriale. A noter que « les Bornes de la patrie », qui font certainement référence à des bornes frontières, sont prises à témoin comme des divinités.
@ Carloman
[Je vous remercie pour cet échange, très stimulant en ce qui me concerne.]
Permettez-moi de dire que c’est réciproque. Je profite de l’opportunité pour vous remercier de votre patience et votre pédagogie. Vous connaissez de toute évidence en détail l’histoire ancienne et les civilisations antiques, alors que de mon côté je n’ai qu’une connaissance fractionnaire en grande partie à travers l’économie politique marxienne qui, sur ce point, garde une vision un peu datée. Nos échanges m’encouragent à regarder autrement une période qui me passionne, mais que je n’ai pas vraiment eu l’opportunité d’étudier en profondeur.
[Parfois, c’était le cas, probablement. Mais je voudrais vous poser une question : un régisseur, un intendant, un contremaître d’atelier de statut servile appartient-il à vos yeux aux « classes dominantes » ? Vous voyez bien que la question du statut juridique et celle de la position dans l’activité productive posent de redoutables contradictions… Parce que des intendants de grand domaine ou des responsables d’ateliers ayant le statut d’esclave, ça existait.]
J’aurais tendance à vous retourner la question : un PDG, un gérant « salariés », sont ils des prolétaires ou au contraire membres des classes dominantes ? Ils ne sont pas prolétaires puisqu’ils empochent largement la valeur qu’ils produisent, ils ne sont pas membres de la bourgeoisie parce qu’ils ne détiennent pas un capital qui leur permet d’acheter le travail des autres et de prélever une partie de la valeur que ce travail produit. Ils sont membres d’un groupe social dont les intérêts sont proches de ceux de la bourgeoisie. Peut-on considérer que ce groupe est une « classe » au sens marxiste du terme ? Je pense que oui, d’où ma proposition de définir une nouvelle « classe », que j’appelle « classe intermédiaire », vous connaissez ma position, je ne m’étends pas.
Maintenant, quid de ceux qui assuraient, sous un statut servile, des fonctions supérieure de conception ou de direction dans l’économie antique ? Jusqu’à un certain point, on peut raisonner par analogie : ils n’étaient pas membres des classes dominantes stricto sensu, mais constituaient un groupe social dont les intérêts étaient liés à celles-ci. Est-ce qu’on peut parler d’une « classe » séparée (au sens qu’elle avait un intérêt de classe séparé de celui, individuel, de ses membres) ? Peut-être, je ne connais pas assez l’économie antique pour le dire. J’ai l’impression que non, parce que le « capital immatériel » qui fait le pouvoir et l’intérêt des « classes intermédiaires » est absolument essentiel dans le fonctionnement d’une économie aussi complexe que l’économie moderne, et que ce n’était probablement pas le cas dans les économies antiques. Mais pour moi c’est une question ouverte.
[Je ne sais pas. Les estimations les plus hautes pour la société athénienne du V° siècle donnent entre 35 et 40 % d’esclaves. Est-il raisonnable de penser que, dans une société ayant le niveau technique de la Grèce antique, 90 % de la production aurait reposé sur 40 % de la population ? Cela paraît difficile à croire si l’on compare avec le Moyen Âge, dont le niveau technique est un peu plus élevé, et où vraisemblablement plus de 90 % de la population participait aux activités productives.]
Il y a une différence essentielle qui peut expliquer cette différence. Dans les civilisations antiques, la guerre est une activité économique comme une autre : elle permet de récupérer des richesses, mais surtout de capturer des esclaves.
[« Le fait qu’ils fussent « pauvres » du point de vue censitaire n’implique pas qu’ils ne faisaient pas travailler des esclaves… » Mais on peut faire travailler des esclaves, en les regardant travailler… ou en travaillant avec eux.]
Oui, de la même manière que Marcel Dassault faisait travailler ses ouvriers et travaillait lui-même avec eux. Et cela arrive aussi a beaucoup de patrons « pauvres ». Est-ce qu’ils sont moins « bourgeois » de ce fait ?
[Imaginons un artisan libre, citoyen même, qui fait travailler un esclave dans son atelier. Il lui confie certaines tâches, mais conserve pour lui, par exemple, les plus techniques ou les plus délicates. Nous sommes bien d’accord que ce citoyen « participe à l’activité productive » ? Et si je vous disais par exemple que l’artisan en question est un potier, et qu’il intervient sur le décor des vases, qui donne toute sa valeur au produit fini, en particulier à l’exportation. De fait, son intervention, en terme de production de valeur, est largement aussi importante que celle de son esclave qui aurait par exemple fabriqué le vase « brut » avant décor et cuisson.]
Si vous me disiez cela, je ne pourrais que vous renvoyer à la théorie de la valeur. La « valeur » d’un bien est le temps de travail nécessaire pour sa fabrication (Ricardo), ou bien le temps de travail « socialement nécessaire » pour le fabriquer (Marx). Cela n’a rien à voir avec la « qualité » du travail.
[« Mais cette « souveraineté » était-elle « territoriale » ? » C’est moi qui ai mis en gras les éléments qui me paraissent plaider pour une souveraineté territoriale. A noter que « les Bornes de la patrie », qui font certainement référence à des bornes frontières, sont prises à témoin comme des divinités.]
Je ne suis pas très convaincu. Si ma mémoire ne me trompe pas, les « bornes » étaient placées dans la Grèce antique pour délimiter les terrains sacrés, dans lesquels les criminels par exemple n’avaient pas le droit de pénétrer (voyez par exemple les « bornes de l’Agora » retrouvées à Athènes). En tout cas, vous m’accorderez que les références « territoriales » dans ce serment sont bien moins explicites que celles relatives aux institutions politiques. Je pense que la cité était une entité ethnique et politique bien plus que territoriale au sens moderne du terme.
@ Carloman, Descartes
[cet échange, très stimulant]
Il l’est pour de nombreux lecteurs j’en suis sûr.
Où trouve-t-on cette qualité de débat ailleurs ?
[votre patience et votre pédagogie]
Elles sont toutes deux également partagées entre vous deux.
[L’assimilation, cela implique que la population venue d’ailleurs adopte comme siennes les habitudes, les cadres de référence, les règles de sociabilité de la société d’accueil.]
Tu mentionnes souvent l’assimilation en la définissant selon le résultat à obtenir. Il ne me semble pas avoir lu sous ta plume une description des la politiques utilisées à ton époque pour arriver à ce résultat. Pourrais-tu les décrire s’il te plaît ?
En tant qu’immigré assimilé, qu’est-ce qui t’a paru le plus efficace ?
@ Erwan
[Tu mentionnes souvent l’assimilation en la définissant selon le résultat à obtenir. Il ne me semble pas avoir lu sous ta plume une description des politiques utilisées à ton époque pour arriver à ce résultat. Pourrais-tu les décrire s’il te plaît ?]
Pour résumer, je pense que ces « politiques » tenaient à deux éléments essentiels. Le premier était une claire séparation dans le langage, dans les relations, dans la pratique institutionnelle entre les statuts. D’un côté, il y avait les Français, quelque fussent leurs origines, auxquels la plénitude des droits était réservée. De l’autre, l’étranger, qui avait des droits limités. Et ce dernier statut était éminemment précaire et temporaire. Seul le Français avait vocation à demeurer en France de manière indéfinie. L’étranger avait vocation à rentrer chez lui à un moment ou un autre, que ce fut à sa propre initiative ou par décision de l’autorité. S’il avait envie de rester, il devait devenir Français. Et cela n’était ni une évidence, ni un acte purement administratif : la naturalisation impliquait à l’époque un dossier avec des lettres de recommandation attestant de votre « bonne conduite » au boulot, à l’école, dans les activités associatives… et bien entendu un casier totalement vierge.
Quand je suis arrivé dans ce pays, il n’y avait aucune ambigüité à ce sujet, et on sentait très bien cette pression dans la vie quotidienne. Nous, on l’a ressenti tout de suite dans nos rapports avec notre bailleur quand mon père à conclu son premier bail, avec le service des étrangers à la Préfecture où l’on a été faire nos papiers, au lycée ou mes parents sont allés m’inscrire.
Mais cette pression avait pour contrepartie une grande bienveillance envers l’étranger qui jouait le jeu. On faisait sentir que celui qui s’assimilait avait accès à tous les droits du Français natif. Et il suffisait de manifester cette volonté d’assimilation pour être aidé. Je me souviens encore d’un copain du lycée – dont toute la famille était dans la restauration – qui avait pris sur lui de faire mon éducation en matière de gastronomie. Je crois que j’ai mangé pendant un an tous les week-ends dans d’excellents restaurants à l’œil – ce qui, pour mon état de fortune de l’époque, était loin d’être négligeable. Je crois qu’à l’époque les gens étaient fiers d’être ce qu’ils étaient, et ravis que quelqu’un venu d’ailleurs veuille devenir comme eux. La « haine de soi » n’avait pas encore fait ses dégâts…
Je ne sais pas si cela répond à ta question. En fait, l’assimilation est certes une politique. On peut, par la voie normative, rétablir la séparation des statuts, préciser les obligations, les droits et les devoirs des uns et des autres, s’assurer de l’équilibre entre la carotte – l’égalité des droits – et le bâton – le statut précaire, les droits limités. Mais pour être efficace, cette politique doit être accompagnée par la société. Quand le sourire de la boulangère – ou de l’employé de la préfecture – est plus large et la bienveillance plus grande envers celui qui parle correctement le français, les gens sont encouragés à l’apprendre. Quand au contraire – et au nom des idéaux les plus nobles – on déclare qu’il faut être gentil avec celui qui ne parle pas notre langue, et même plus gentil qu’avec celui qui la parle – on encourage au contraire les gens à rester tels qu’ils sont.
On retrouve là une problématique commune a beaucoup de domaines dans notre société. C’est tout le problème de la dérive de l’assistance en assistanat. Quand le soutient de la société bénéficie à ceux qui font l’effort, elle est positive. Mais lorsque le soutient se substitue à l’effort individuel, on encourage les gens à la passivité. Et tout le monde y perd. La logique de l’assimilation fait partie d’une logique d’exigence : on exige beaucoup de l’individu, on lui donne beaucoup. C’est peut-être pour cela qu’elle est difficile à mettre en œuvre dans une société où l’idée même d’exigence sent le soufre.
[Si vous me disiez cela, je ne pourrais que vous renvoyer à la théorie de la valeur. La « valeur » d’un bien est le temps de travail nécessaire pour sa fabrication (Ricardo), ou bien le temps de travail « socialement nécessaire » pour le fabriquer (Marx). Cela n’a rien à voir avec la « qualité » du travail.]
Je trouve cette théorie de la valeur très incomplète et faible. Creuser un immense trou dans le désert (qui se comblera tout seul rapidement par la suite) représente une valeur considérable selon cette idée. C’est absurde.
Ça me rappelle les frères Bogdanov, qui expliquaient pompeusement à la télévision que leur «fameux» théorème avait nécessité des années de travail pour sa conception et sa preuve… déduisant de cela sa «valeur». Ils avaient dû lire Ricardo et/ou Marx sur le sujet, mais je ne le savais pas.
@ Frank
[« Si vous me disiez cela, je ne pourrais que vous renvoyer à la théorie de la valeur. La « valeur » d’un bien est le temps de travail nécessaire pour sa fabrication (Ricardo), ou bien le temps de travail « socialement nécessaire » pour le fabriquer (Marx). Cela n’a rien à voir avec la « qualité » du travail. » Je trouve cette théorie de la valeur très incomplète et faible. Creuser un immense trou dans le désert (qui se comblera tout seul rapidement par la suite) représente une valeur considérable selon cette idée. C’est absurde.]
Dites vous bien que si cette théorie de la valeur a dominé l’économie classique et reste aujourd’hui seulement marginalement contestée, c’est qu’elle ne doit pas être si « absurde » que ça. En fait, votre remarque montre une incompréhension fondamentale : la théorie de la valeur ne s’applique pas à toutes les créations humaines, mais seulement aux BIENS (et aux services, mais cela est arrivé plus tard), c’est-à-dire, des choses qui sont EFFECTIVEMENT produites et échangées parce qu’elles ont une utilité. Votre « trou dans le désert » n’aura d’existence que s’il a une utilité – par exemple, pour extraire du minerai. Et dans ce cas, il aura bien une « valeur » équivalente au travail qu’il aura fallu pour le creuser. S’il n’a aucune utilité, alors il ne sera pas creusé, et se poser la question de sa « valeur » est un peu comme se poser la question du prix de la peau d’un dragon à pois verts et jaunes.
[En fait, votre remarque montre une incompréhension fondamentale : la théorie de la valeur ne s’applique pas à toutes les créations humaines, mais seulement aux BIENS (et aux services, mais cela est arrivé plus tard), c’est-à-dire, des choses qui sont EFFECTIVEMENT produites et échangées parce qu’elles ont une utilité. Votre « trou dans le désert » n’aura d’existence que s’il a une utilité – par exemple, pour extraire du minerai.]
Mais non, pas du tout ! Ne connaissant pas cette théorie, je me fondais uniquement sur votre commentaire en réponse en Carloman, où vous prétendiez que le travail consistant à décorer une poterie n’avait pas plus de valeur que celui consistant à créer le pot brut (ou que la valeur de se travail ne pouvait se mesurer qu’en fonction du temps passé à l’ouvrage). C’est évidemment totalement absurde. Un ouvrier très qualifié crée plus de valeur qu’un ouvrier débutant en un intervalle de temps donné, et un dessin de Picasso effectué en quelques minutes (secondes ?) a plus de valeur que la production annuelle d’un artiste de seconde zone. Lier la valeur au temps de travail pour créer le bien en question (parlons bien de BIENS) est totalement irréaliste et absurde, il y a beaucoup d’autres facteurs qui entrent en jeu et qui sont plus importants. C’est la même chose pour les services, d’ailleurs.
Je n’ai pas une très bonne opinion des théories économiques, parce qu’elles sont bien incapables de prédire quoi que ce soit de manière un tant soit peu fiable, mais là… Je suis à peu prêt certain que la chose doit quand même être plus subtile. Si vous voulez me (nous) l’expliquer, je suis preneur.
@ Frank
[Mais non, pas du tout ! Ne connaissant pas cette théorie, je me fondais uniquement sur votre commentaire en réponse en Carloman, où vous prétendiez que le travail consistant à décorer une poterie n’avait pas plus de valeur que celui consistant à créer le pot brut (ou que la valeur de se travail ne pouvait se mesurer qu’en fonction du temps passé à l’ouvrage). C’est évidemment totalement absurde. Un ouvrier très qualifié crée plus de valeur qu’un ouvrier débutant en un intervalle de temps donné, et un dessin de Picasso effectué en quelques minutes (secondes ?) a plus de valeur que la production annuelle d’un artiste de seconde zone.]
Il faut se méfier des « évidences ». Ce que vous affirmez comme une « évidence » n’est en fait absolument pas « évident ». Pendant des siècles, les premiers économistes se sont écharpés sur cette question. Le problème, pour être schématique, c’est que l’économie cherche à trouver une définition de la « valeur » qui en fasse une caractéristique intrinsèque à l’objet, autrement dit, qui ne dépende pas des goûts et des préjugés de celui qui l’estime.
Prenons votre exemple. Vous me dites « qu’un dessin de Picasso a plus de valeur que la production annuelle d’un artiste de seconde zone ». Mais qui détermine cette échelle de « valeur » ? Prenons un exemple : ma concierge n’aime pas Picasso. Elle trouve cela laid, ces personnages qui ont les yeux dans la mauvaise place. Elle préfère un artiste médiocre qui peint des chats et des chiens. Vu de son point de vue, un dessin de Picasso n’a aucune valeur, en tout cas une moindre valeur que celle de l’artiste médiocre. Autrement dit, la valeur des travaux de Picasso telle que vous la concevez n’est pas objective, elle se trouve dans l’œil de l’observateur.
La définition de Ricardo – largement perfectionnée par Marx – a l’avantage immense d’être une définition objective : la « valeur » d’un bien ne dépend pas du contexte (comme c’était le cas chez les utilitaristes, chez qui la « valeur » d’un verre d’eau était différente à Londres et dans le Sahara), elle ne dépend pas de la subjectivité de l’observateur (comme dans votre exemple des dessins de Picasso), mais est attachée au processus de production du bien. Et c’est qui rend la théorie de la valeur si féconde : elle permet d’expliquer beaucoup de phénomènes économiques – par exemple, la baisse structurelle du taux de profit.
[Lier la valeur au temps de travail pour créer le bien en question (parlons bien de BIENS) est totalement irréaliste et absurde, il y a beaucoup d’autres facteurs qui entrent en jeu et qui sont plus importants. C’est la même chose pour les services, d’ailleurs.]
Répéter « c’est absurde » ne constitue pas une démonstration.
[Je n’ai pas une très bonne opinion des théories économiques, parce qu’elles sont bien incapables de prédire quoi que ce soit de manière un tant soit peu fiable,]
Là, vous exagérez. Si les théories économiques ne permettent pas – encore – de donner la date de l’éclipse, elles permettent de prédire qu’une éclipse aura lieu, et surtout, permet d’expliquer pourquoi elle s’est produite. La théorie des cycles économiques est un excellent exemple.
[mais là… Je suis à peu prêt certain que la chose doit quand même être plus subtile. Si vous voulez me (nous) l’expliquer, je suis preneur.]
Je vous conseille la lecture de la page Wikipédia sur la « valeur-travail » et celle sur la « théorie de la valeur » marxiste. Elles sont fort bien faites…
@Descartes
[Parce que la situation est grave, il ne faut pas céder à la facilité. Ce n’est pas parce qu’on est affaiblis qu’il est difficile de se concevoir en empire rayonnant et assimilateur, c’est parce qu’on a cessé de se concevoir en empire rayonnant et assimilateur qu’on est affaiblis. Le repli sur soi, l’idée qu’on pourrait éviter les difficultés que pose l’évolution du monde plutôt que d’y faire face contribuent à vider nos institutions, notre création, notre vie sociale de sa force. Ils font le lit de l’aquabonisme et du « après nous le déluge ».]
100% d’accord.
[Oui, tout à fait. Mais il faut aller un peu plus loin dans l’analyse, si l’on veut pouvoir intervenir sur le réel. Le « tout se vaut », le fait qu’on ne fasse plus le lien entre la « culture » prise au sens large et les capacités économiques d’une société ne s’imposent pas comme idéologie dominante par hasard. Cette idéologie sert certains intérêts, et il est essentiel de comprendre lesquels pour pouvoir avancer. Et ces intérêts ne sont certainement pas ceux des immigrés.]
100% d’accord également. Mais la difficulté est que les gens (les immigrés eux-mêmes, et une partie de la population qui prétend être en emphase avec eux) n’ont pas du tout conscience de cela. De ce point de vu, la destruction de l’école et le lavage de cerveau médiatique ont fait leur œuvre. C’est du très bel ouvrage.
Il faut insister là-dessus car c’est le fondement de tout. Le relativisme («tout ce vaut») justifie l’abandon de l’assimilation et permet d’argumenter que le malheur des anciens peuples colonisés vient exclusivement du Mal représenté par le Blanc occidental colonisateur. C’est un tout.
L’idée que la culture, au sens large, d’un peuple, ses modes de fonctionnement institutionnels et sociaux, ses usages, les liens qui lient les individus qui le compose (ce que vous appelez «la solidarité inconditionnelle», par exemple), etc., jouent un rôle absolument prédominant dans le «niveau» d’une société (niveau économique, scientifique, social, etc.), a totalement disparu de l’équation. C’est l’éléphant dans la pièce que personne ne voit plus. L’idéologie dominante empêche totalement d’en tenir compte.
[Si la France est devenue une Algérie bis, alors il n’y a aucune raison qu’elle offre à ses habitants un niveau de vie, une protection sociale, une liberté plus grande que ne l’a fait l’Algérie originale. Autrement dit, les « conquérants » seront forcés, comme le furent leurs parents, à quitter cette « Algérie bis » pour aller chercher meilleure fortune ailleurs…
C’est ce raisonnement qui vous montre la différence entre un « conquérant » et un « migrant ». Contrairement au premier, le second n’a aucun intérêt à provoquer un changement de la société par sa venue. Et c’est cet intérêt qui rend possible l’assimilation du migrant, alors que celle du conquérant est beaucoup plus problématique !]
Oui, je comprends votre point de vue. Vous assimilez (pardonnez le jeu de mot) les vagues d’immigrations modernes aux nuées de sauterelles… On peut donc convenir que l’on doit définir deux catégories de «conquête». Du point de vue des autochtones, elles sont à peu près indistinguables, en tout cas sur le long terme; du point de vue des conquérants, elles sont bien distinctes (et je persiste à appeler «conquête» la version «migration et ventre des femmes» car sur le long terme l’autochtone est proprement éliminé).
[Maintenant, si au lieu « d’exploiter la détresse des Goths » l’empire romain avait cherché à les assimiler au monde romain, l’histoire aurait-elle eu la même fin ?]
Ce commentaire m’a fait peur. Parce que si on regarde la réalité en face, je pense qu’on peut s’accorder qu’on ne fait probablement pas mieux que les Romains…
[Oui, mais ce n’est pas mal que le peuple s’en mêle. Parce que ces universitaires, ces hauts fonctionnaires, ces politiciens viennent presque tous de la même classe… et cela influence pas mal le type de solutions qu’ils peuvent proposer.]
Oh que oui. C’est affligeant de le constater tous les jours à l’université…
@Carloman
[Tout à fait. Que voulez-vous, le monde a changé trop vite et trop brutalement à mon goût. Je vous l’avais dit je crois, je partage cette mélancolie qui traverse l’œuvre de Tolkien, avec cette idée que les belles choses – représentées dans le récit par les productions des elfes – sont malheureusement destinées à disparaître. Même si elles peuvent laisser des traces, un souvenir, un héritage, les plus belles réalisations appartiennent au passé, et celles du présent ne peuvent être qu’un pâle reflet de la splendeur d’antan.]
J’aime beaucoup Tolkien et je saisis très bien ce que vous voulez dire. En tant que scientifique, néanmoins, je peux vous soutenir qu’il existe des réalisations modernes de l’esprit humain qui tiennent tout à fait la route par rapport à ce que l’on a fait dans le passé, et j’ai tendance à croire que ceci continuera. C’est vrai que le «beau» semble avoir totalement déserté les réalisations architecturales ou même artistiques modernes. Mais le beau et le vrai vivent encore, au moins dans la recherche en mathématiques et en sciences dures.
[Je me permets de m’adresser à vous directement.]
Avec plaisir !
[S’il avait réussi à prendre de la hauteur et à embrasser d’autres sujets essentiels avec talent, je crois qu’il aurait pu réussir. Mais ça ne l’intéresse visiblement pas plus que ça, et en tout cas celle qui décide de tout n’a pas du tout cette vision-là.]J’ai voté Zemmour aux présidentielles de 2022, parce que Zemmour est un homme que j’ai beaucoup écouté, un homme pour lequel j’ai beaucoup d’estime. Il a mis des mots sur une souffrance identitaire que je ressens intensément. Je dois dire cependant que je suis d’accord avec vous.
…
Zemmour a à mes yeux commis l’erreur de se laisser prendre en otage par une clique néolibérale et anti-état issue du RN comme de la droite classique, des gens pour qui, au fond, la pression fiscale est plus un problème que la pression migratoire. Je trouve aussi que Zemmour a abandonné les éléments de discours souverainistes et qu’il n’a pas su offrir une perspective aux classes populaires (protectionnisme, défense des services publics). Son discours a fini par tourner autour de la sempiternelle “baisse des charges sur les entreprises”. Je conserve pour l’homme de l’estime et une forme de tendresse. Mais son aventure politique est une grosse déception, je l’avoue. Les cyniques diront que j’ai eu envie de croire et que cela ne pouvait guère se terminer autrement.]
Je partage en grande partie votre analyse, et j’ai aussi une certaine tendresse pour Zemmour. J’aime bien les gens qui cherchent à convaincre avec sincérité, et il n’est pas dépourvu d’intelligence et d’une certaine érudition. Pour le reste… Je crois qu’il y avait pour lui une fenêtre étroite en 2022, mais l’organisation de SK n’a jamais permis d’ajuster le tir.
@ Frank
[100% d’accord également. Mais la difficulté est que les gens (les immigrés eux-mêmes, et une partie de la population qui prétend être en emphase avec eux) n’ont pas du tout conscience de cela.]
Le propre de l’idéologie dominante, et bien, c’est d’être… dominante. Et pour la combattre, malheureusement, il n’y a pas grand monde. Hier, le parti tribunitien qu’était le PCF avait une position clairement assimilationniste et un discours positif sur en direction des immigrés sur ces questions. Le parti tribunicien d’aujourd’hui est beaucoup plus ambigu, parce qu’il a historiquement une approche de l’immigration qui rend beaucoup plus difficile de tenir un tel discours, d’autant plus que la défaite de l’équipe social-souverainiste se traduit par un recentrement du RN sur ses obsessions traditionnelles.
Quant aux autre partis… ils tiennent le discours des classes intermédiaires, qui sont vent debout contre une assimilation qui fait des immigrés des concurrents pour leurs propres enfants.
[L’idée que la culture, au sens large, d’un peuple, ses modes de fonctionnement institutionnels et sociaux, ses usages, les liens qui lient les individus qui le compose (ce que vous appelez «la solidarité inconditionnelle», par exemple), etc., jouent un rôle absolument prédominant dans le «niveau» d’une société (niveau économique, scientifique, social, etc.), a totalement disparu de l’équation. C’est l’éléphant dans la pièce que personne ne voit plus. L’idéologie dominante empêche totalement d’en tenir compte.]
Tout à fait. La gauche, qui était censée combattre l’idéologie dominante, l’a épousée depuis que les classes intermédiaires sont passées du côté dominant. Parce que la gauche ne s’intéresse plus à la production, qu’elle ne pense qu’en termes de redistribution, elle ne s’intéresse plus aux conditions qui font qu’une société est productive – que ce soit dans le domaine économique, scientifique, social et même démographique. En fait, la production est devenu un processus magique : les usines ne produisent en fait plus que des emplois…
[Oui, je comprends votre point de vue. Vous assimilez (pardonnez le jeu de mot) les vagues d’immigrations modernes aux nuées de sauterelles…]
Non. Parce que je ne pense pas l’immigration comme un pur phénomène parasitaire par essence. Lorsque la société d’accueil les met au travail, les immigrés peuvent être un phénomène très productif (pensez ce que fut l’immigration aux Etats-Unis au début du XXème siècle). Vous faites de l’immigration un processus négatif par essence, ce n’est pas mon opinion.
[On peut donc convenir que l’on doit définir deux catégories de «conquête». Du point de vue des autochtones, elles sont à peu près indistinguables, en tout cas sur le long terme; du point de vue des conquérants, elles sont bien distinctes (et je persiste à appeler «conquête» la version «migration et ventre des femmes» car sur le long terme l’autochtone est proprement éliminé).]
Si vous pensez les « autoctones » comme des entités passives, peut-être. Mais là encore, ce n’est pas une fatalité. Pour des « autoctones » actifs, qui font ce qu’il faut pour faire fonctionner la machine à assimiler, les deux phénomènes donnent des résultats très différents.
[Je vous conseille la lecture de la page Wikipédia sur la « valeur-travail » et celle sur la « théorie de la valeur » marxiste. Elles sont fort bien faites…]
Merci pour les références, les lire fut instructif même si ça ne m’a pas vraiment fait changer d’avis sur la science économique (même si il s’agit là de très vieux points de vue… je m’étonne qu’ils puissent encore être au centre du jeu).
La confusion dans notre discussion vient en partie de la définition du mot “valeur” (la définition de Marx n’étant pas vraiment celle du langage courant) mais aussi de l’applicabilité d’une définition précise dans une situation donnée.
Dans notre discussion, qui est en relation avec ce que disait Carloman, je faisais clairement référence à la valeur d’échange. La valeur d’un bien est donnée par ce qu’un acheteur est prêt à payer pour l’acquérir. Ce point de vue est parfaitement objectif, même si elle est fondée en partie sur la subjectivité de l’acquéreur.
“[Lier la valeur au temps de travail pour créer le bien en question (parlons bien de BIENS) est totalement irréaliste et absurde, il y a beaucoup d’autres facteurs qui entrent en jeu et qui sont plus importants. C’est la même chose pour les services, d’ailleurs.]
Répéter « c’est absurde » ne constitue pas une démonstration.”
Si on prend le point de vue que la valeur est déterminée par ce qu’un acheteur est prêt à payer, c’est clairement absurde. Avec la définition de Marx, c’est différent.
Carloman faisait allusion au cas où l’ajout d’une touche artistique sur un vase augmentait considérablement sa valeur. Il faisait clairement référence à la valeur d’échange : le prix qu’un acheteur accepterait de payer, le profit que l’artisant en tirerait. C’est la seule donnée pertinente dans ce contexte, les idéalisations abstraites de Marx ou d’autres sont totalement déconnectés ici.
[La définition de Ricardo – largement perfectionnée par Marx – a l’avantage immense d’être une définition objective : la « valeur » d’un bien ne dépend pas du contexte (comme c’était le cas chez les utilitaristes, chez qui la « valeur » d’un verre d’eau était différente à Londres et dans le Sahara), elle ne dépend pas de la subjectivité de l’observateur (comme dans votre exemple des dessins de Picasso), mais est attachée au processus de production du bien. Et c’est qui rend la théorie de la valeur si féconde : elle permet d’expliquer beaucoup de phénomènes économiques – par exemple, la baisse structurelle du taux de profit.]
Je comprends maintenant beaucoup mieux ce que vous voulez dire, mais je ne suis pas du tout d’accord avec l’idée que mon exemple d’un dessin de Picasso soit subjectif. Certes, tout le monde n’aime pas forcément Picasso, et «aimer un Picasso» est une notion subjective. Mais dans tous les cas je pourrai trouver un acheteur (il suffit d’un seul) qui acceptera de payer beaucoup, beaucoup plus cher parce que c’est un Picasso, ou simplement parce que Picasso aura passé quelques minutes à y rajouter une touche personnelle. Ceci est un fait parfaitement objectif qui se traduira de manière certaine par de la monnaie sonnante et trébuchante. Et c’est ce qui fait ici la valeur de l’objet.
@ Frank
[Merci pour les références, les lire fut instructif même si ça ne m’a pas vraiment fait changer d’avis sur la science économique (même si il s’agit là de très vieux points de vue… je m’étonne qu’ils puissent encore être au centre du jeu).]
Vous savez, la mécanique newtonienne date de la fin du XVIIème siècle, et elle domine toujours le travail de l’ingénieur trois siècles plus tard… Je pense que l’économie devient intéressante quand on l’étudie avec un œil historique. A chaque étape, les économistes ont cherché à expliquer et à trouver les lois pour modéliser ce qu’ils observaient, en essayant – sans toujours réussir – à échapper aux biais idéologiques et aux pressions politiques de leur époque. Mais c’est vrai de toutes les sciences : l’astronomie est soumise à la pression de l’Eglise jusqu’à l’âge moderne – la condamnation de Galilée est un bon exemple.
Pour comprendre la théorie de la valeur, il faut chercher à comprendre quel est le problème qu’on cherche à résoudre. Et ce problème reste très actuel. Si vous lisez les journaux, vous lirez sous la plume de beaucoup de commentateurs l’idée que les biens et les services devraient s’échanger au « juste prix ». Mais c’est quoi, le « juste prix » ? Les économistes classiques s’étaient déjà posé cette question : ils avaient remarqué que les prix varient en fonction de l’offre et de la demande jusqu’à produire – par le biais de l’accaparement – des situations aberrantes. Pour reprendre l’exemple classique, un verre d’eau au milieu du Sahara peut se vendre infiniment plus cher que ce même verre d’eau au milieu de la ville de Londres. Mais celui qui, profitant de la détresse du voyageur, demande un prix d’or pour un verre d’eau, est-il « juste » ?
La « valeur », c’est en fait le « juste prix » vers lequel convergerait un marché « pur et parfait ». Pour les classiques, cette « valeur » dépend exclusivement des conditions de production, et par un raisonnement qu’il serait un peu trop long de reproduire ici, on arrive très vite à montrer que la valeur est liée au travail nécessaire (ou socialement nécessaire, si l’on est marxiste) à la production.
[Dans notre discussion, qui est en relation avec ce que disait Carloman, je faisais clairement référence à la valeur d’échange. La valeur d’un bien est donnée par ce qu’un acheteur est prêt à payer pour l’acquérir. Ce point de vue est parfaitement objectif, même si elle est fondée en partie sur la subjectivité de l’acquéreur.]
La problématique dans l’échange avec Carloman était la création de valeur au sens de la théorie de la valeur, et non la « valeur d’échange » qui, comme vous le notez bien, ne peut être « créée » puisqu’elle n’est pas contenue dans l’objet lui-même, mais dans le rapport que l’acheteur a avec lui. Vous noterez par ailleurs qu’un bien ou un service qui n’est pas sur le marché n’a pas de « valeur d’échange ». Or, dans notre civilisation, ce type de bien ou de service est très répandu. Prenez par exemple la police, les pompiers, le métro. Les gens qui y travaillent ne créent pas de la valeur, pour vous ?
[Carloman faisait allusion au cas où l’ajout d’une touche artistique sur un vase augmentait considérablement sa valeur. Il faisait clairement référence à la valeur d’échange : le prix qu’un acheteur accepterait de payer, le profit que l’artisan en tirerait.]
Je n’ai aucune raison de penser que Carloman fasse référence à la « valeur d’échange », au contraire. Carloman, termine la question en posant la question de la contribution de l’artisan à la « production de valeur ». Or, la « valeur d’échange » ne peut être « produite », puisqu’elle n’est pas contenue dans l’objet, mais dans le rapport entre l’offre et la demande.
[Je comprends maintenant beaucoup mieux ce que vous voulez dire, mais je ne suis pas du tout d’accord avec l’idée que mon exemple d’un dessin de Picasso soit subjectif. Certes, tout le monde n’aime pas forcément Picasso, et « aimer un Picasso » est une notion subjective. Mais dans tous les cas je pourrai trouver un acheteur (il suffit d’un seul) qui acceptera de payer beaucoup, beaucoup plus cher parce que c’est un Picasso, ou simplement parce que Picasso aura passé quelques minutes à y rajouter une touche personnelle.]
Mais rien ne vous garantit que vous trouverez cet acheteur. Van Gogh, qui s’arrache aujourd’hui à des prix millionnaires, n’a pas réussi à vendre une toile pour un prix raisonnable de son vivant. Et des artistes qu’on se disputait du temps de Louis XIV sont aujourd’hui oubliés ou presque. Rien ne vous assure que dans cent ans vous trouverez quelqu’un prêt à payer beaucoup, beaucoup plus cher parce que c’est un Picasso. Par ailleurs, vous noterez qu’il y a des gens qui sont prêts à payer, beaucoup, beaucoup pour le rasoir de Picasso ou la chaise dans laquelle il aimait s’asseoir, alors qu’il n’a certainement mis une « touche personnelle » à ces objets. Cela s’appelle « fétichisme ». Diriez-vous que Picasso a « produit de la valeur » en touchant son rasoir, ou du simple fait de s’asseoir sur sa chaise ? Encore une fois, dès lors qu’on examine la PRODUCTION de valeur, il ne peut s’agir de la « valeur d’échange », puisque celle-ci n’est pas « produite ». Lorsque je revends un Picasso que j’ai acheté 1 M€ pour 3 M€, quel est le processus qui « produit » les 2 M€ supplémentaires ? Ce ne peut pas être un processus objectif, puisque l’objet – la peinture de Picasso – n’a pas été modifiée entre les deux ventes…
Vous voyez ici pourquoi le concept de valeur est important : parce qu’il est lié au processus de production. La « valeur d’échange » (ou le « prix », pour faire court) est lié non pas à la question de la production du bien, mais à sa rareté relative.
@Carloman
Votre pseudo pique ma curiosité : pourquoi cette préférence pour le fils aîné ?
@ Descartes
[d’autant plus que la défaite de l’équipe social-souverainiste se traduit par un recentrement du RN sur ses obsessions traditionnelles.]
je note tout de même qu’un Tanguy a encore une très bonne visibilité dans les médias, quasiment autant que Bardella en fait, et qu’il est d’un très bon niveau. En fait il se révèle à la lumière des projecteurs, alors que Bardella c’est plutôt l’inverse. Je trouve qu’il peine à habiter son discours qui sonne très opportuniste. Tout ça pour dire que je ne suis pas sûr que la ligne souverainiste soit totalement enterrée au RN.
@ P2R
[je note tout de même qu’un Tanguy a encore une très bonne visibilité dans les médias, quasiment autant que Bardella en fait, et qu’il est d’un très bon niveau. (…) Tout ça pour dire que je ne suis pas sûr que la ligne souverainiste soit totalement enterrée au RN.]
Les social-souverainistes n’ont pas perdu la guerre au RN, mais il me semble clair qu’ils ont au moins perdu une bataille avec la prééminence de Jordan Bardella et un certain “recentrage” à la fois vers le discours de la droite libérale et vers le populisme de droite.
[Non. Parce que je ne pense pas l’immigration comme un pur phénomène parasitaire par essence. Lorsque la société d’accueil les met au travail, les immigrés peuvent être un phénomène très productif (pensez ce que fut l’immigration aux Etats-Unis au début du XXème siècle). Vous faites de l’immigration un processus négatif par essence, ce n’est pas mon opinion.]
Mais non, pas du tout ! Je faisais référence à un mode d’immigration qui ressemble à celui qui semble nous affliger présentement. En l’absence de possibilité d’assimilation et lorsque le nombre devient trop important, je ne vois pas bien quel autre scénario que celui de la nuée de sauterelles est possible. Sinon, de manière générale, mon point de vue sur l’immigration est assez proche du vôtre. Votre description (ailleurs) de l’assimilation (ailleurs dans ce fil) est en accord parfait avec ce que j’ai toujours pensé et senti.
@ Frank
[« Vous faites de l’immigration un processus négatif par essence, ce n’est pas mon opinion. » Mais non, pas du tout ! Je faisais référence à un mode d’immigration qui ressemble à celui qui semble nous affliger présentement. En l’absence de possibilité d’assimilation et lorsque le nombre devient trop important, je ne vois pas bien quel autre scénario que celui de la nuée de sauterelles est possible.]
Tout à fait. Mais vous excluez je pense un peu vite la « possibilité d’assimilation ».
[Sinon, de manière générale, mon point de vue sur l’immigration est assez proche du vôtre. Votre description (ailleurs) de l’assimilation (ailleurs dans ce fil) est en accord parfait avec ce que j’ai toujours pensé et senti.]
J’en suis ravi. Le combat pour l’assimilation est à mon avis un combat essentiel, parce que c’est à mon sens là que se joue un peu « l’âme » de la France. Sans l’assimilation, nous seront forcés soit à nous résigner à une dilution de la nation, soit d’avoir recours à des politiques qui, par leur brutalité, risquent de faire des dégâts considérables. Cela étant dit, je ne pense pas non plus que l’assimilation permettrait de gérer une forme d’effacement des frontières. L’assimilation repose d’ailleurs sur une distinction très précise entre ce qui est « dedans » et ce qui est « dehors ». Une politique d’assimilation implique nécessairement un politique migratoire restrictive. L’avantage de l’assimilation c’est qu’elle légitime cette restriction.
@ Frank,
[Votre pseudo pique ma curiosité : pourquoi cette préférence pour le fils aîné ?]
Le cadet, Pépin le Bref, a eu un destin royal. J’aurais quelque scrupule à utiliser un nom aussi prestigieux.
Plus prosaïquement, il se trouve que je suis le fils aîné…
@ Descartes
[Le combat pour l’assimilation est à mon avis un combat essentiel, parce que c’est à mon sens là que se joue un peu « l’âme » de la France]
Ce combat est essentiel, oui.
Je ne dirais pas que “l’âme” de la France s’y joue “un peu”, elle s’y joue VISCERALEMENT.
[Vous savez, la mécanique newtonienne date de la fin du XVIIème siècle, et elle domine toujours le travail de l’ingénieur trois siècles plus tard…]
Parce qu’elle permet de faire des prédictions suffisamment précises et certaines pour les applications que les ingénieurs ont en tête. Comparer cela aux diverses versions de la théorie de la valeur datant du XIXème est très osé.
Sinon, d’un point de vue conceptuel, la théorie de Newton est totalement dépassée et ne joue aucun rôle dans la manière dont la physique tente d’appréhender le monde aujourd’hui. Je me demande si des concepts plus profonds et pertinents ont remplacé les veilles théories de la valeur dont nous parlons dans la science économique…
[Pour comprendre la théorie de la valeur, il faut chercher à comprendre quel est le problème qu’on cherche à résoudre. ]
Tout à fait d’accord, et je comprends l’intérêt de la définition de Ricardo ou de Marx pour cela. Mon point est que leur définition, en rendant le concept assez précis, ne permet plus d’appréhender l’idée initiale dans sa globalité, ce qui fut sans doute à l’origine de notre petite discussion.
[La problématique dans l’échange avec Carloman était la création de valeur au sens de la théorie de la valeur, et non la « valeur d’échange » qui, comme vous le notez bien, ne peut être « créée » puisqu’elle n’est pas contenue dans l’objet lui-même, mais dans le rapport que l’acheteur a avec lui.]
Je n’avais pas compris sa remarque comme vous – les deux interprétations sont possibles, à lui de nous éclairer alors sur ce qu’il voulait vraiment dire.
[Vous noterez par ailleurs qu’un bien ou un service qui n’est pas sur le marché n’a pas de « valeur d’échange ». Or, dans notre civilisation, ce type de bien ou de service est très répandu. Prenez par exemple la police, les pompiers, le métro. Les gens qui y travaillent ne créent pas de la valeur, pour vous ?]
Bien sûr qu’ils créent de la valeur. Ceci va dans mon sens : une définition étroite de la notion de valeur, quelle qu’elle soit, n’est pas très utile en toute généralité. De la même manière que dire qu’une toile de Picasso n’a pas beaucoup de valeur parce que le Maître l’a produite en une heure est absurde de manière générale (même si ça a un sens à l’intérieur d’une définition précise mais très incomplète du concept de valeur), il est tout aussi absurde de dire qu’un bien ou un service qui n’est pas sur la marché ne peut avoir de valeur. Je n’ai jamais dit ou suggéré cela – contrairement à vous je ne pense pas qu’une définition très restreinte et précise de la notion de valeur puisse avoir une pertinence universelle.
[Or, la « valeur d’échange » ne peut être « produite », puisqu’elle n’est pas contenue dans l’objet, mais dans le rapport entre l’offre et la demande.]
Vous jouez ici sur les mots. Mais nous ne sommes pas en train de faire des mathématiques, et malheureusement, même chez Marx, les concepts ne sont pas rigoureusement définis. Que veux dire «contenu dans l’objet» ? Pouvez-vous définir très précisément ce que vous entendez par là, parce que ce n’est pas du tout clair et j’ai du mal à concevoir une définition qui puisse être scientifique, objective, *et* pertinente en même temps pour le concept que l’on essaie de capturer. En particulier, ce n’est pas parce que la valeur d’échange est très fortement corrélée à l’offre et à la demande que la valeur ne peut pas, en même temps, être contenu dans l’objet; il n’y a aucune contradiction entre les deux, ce sont deux facettes du problème.
[Mais rien ne vous garantit que vous trouverez cet acheteur. Van Gogh, qui s’arrache aujourd’hui à des prix millionnaires, n’a pas réussi à vendre une toile pour un prix raisonnable de son vivant. Et des artistes qu’on se disputait du temps de Louis XIV sont aujourd’hui oubliés ou presque. Rien ne vous assure que dans cent ans vous trouverez quelqu’un prêt à payer beaucoup, beaucoup plus cher parce que c’est un Picasso.]
Bien sûr, la valeur d’un objet dépend du temps t. Pour une kyrielle de raisons : son vieillissement, les modes, les goûts, etc etc. Difficile là aussi d’imaginer une définition du concept de valeur qui soit au moins un peu utile et qui soit totalement indépendante du temps.
[Diriez-vous que Picasso a « produit de la valeur » en touchant son rasoir, ou du simple fait de s’asseoir sur sa chaise ?]
Oui, je le dirai, si quelqu’un est d’accord pour payer à cause de ça (et donc à échanger peut-être des heures de son travail pour acquérir cet objet).
[Encore une fois, dès lors qu’on examine la PRODUCTION de valeur, il ne peut s’agir de la « valeur d’échange », puisque celle-ci n’est pas « produite ». Lorsque je revends un Picasso que j’ai acheté 1 M€ pour 3 M€, quel est le processus qui « produit » les 2 M€ supplémentaires ? Ce ne peut pas être un processus objectif, puisque l’objet – la peinture de Picasso – n’a pas été modifiée entre les deux ventes…]
Votre raisonnement semble fondé sur l’idée que le concept de «valeur» a le statut d’un principe fondamental de la physique alors que pour moi c’est un concept fondamentalement humain ayant une dimension subjective incontournable (et dire ceci peut être totalement objectif; je maintiens qu’il est objectif de dire qu’une toile de Picasso produite en 1 heure a plus de valeur que la totalité de mes propres œuvres picturales produites en 50 ans). Le processus qui a produit les 2M€ supplémentaire est un processus social et/ou historique complexe mais que l’on peut chercher à objectiver. Il y a bien des raisons à cette plus-value et, même si j’ai le plus grand respect pour le travail fourni, je ne m’avancerais pas à mettre une échelle de valeur (sans mauvais jeu de mots) entre les deux manière de créer de la valeur. Un autre exemple : imaginez qu’une nouvelle loi décide qu’on ne pourra plus jamais contruire de piscine dans les maisons individuelles. La valeur des maisons avec piscine va immédiatement et très objectivement augmenter, et avec le temps cette valeur ne fera qu’augmenter pour les biens bien entretenus. Idem pour un terrain qui devient constructible du jour au lendemain : il a bien gagné de la valeur. J’ai bien compris que dans la définition marxienne ce n’est pas le cas; la discussion n’est pas là. Ce que je veux dire, c’est que toute définition de la valeur qui ne tient pas compte de ce genre de choses ne peut être vraiment satisfaisante.
Ce qui compte, c’est surtout l’utilité des définitions précises que l’on donne dans le plus grand nombre possible de cas (exactement comme en mathématiques). Si vous expliquez au potier de l’Antiquité que son geste artistique, qui va lui permettre de multiplier ses profits par 10, n’a quasiment aucune valeur parce qu’il ne rajoute presque rien au «contenu» de l’objet, je ne crois pas qu’il vous prendra vraiment au sérieux. De même pour l’heureux propriétaire de terrains devenus constructibles… Dans d’autres contextes, au contraire, des définitions à la Marx et al. seront très utiles pour rendre précise une analyse. Mais elles n’ont rien d’universelles et ne me semblent pas particulièrement profondes.
Vous aurez compris que je ne connais rien au domaine : j’applique ma simple logique à partir du peu de données que j’ai, au risque d’être ridicule, mais ça fait du bien, parfois, de pouvoir parler de choses que l’on ne connait pas. Ma méfiance envers toutes les théories économiques est quand même relativement fondée, des discussions lointaines mais approfondies que j’ai pu avoir lorsque j’étais à Normale Sup avec un ami très cynique et rationnel qui avaient choisi de passer des maths à l’économie (et qui a eu un grand succès grâce à ce choix) à ma constatation objective que ce que disent les économistes est en général, tout simplement, faux, si l’on juge un savoir à sa capacité à comprendre et donc à prédire.
@ Frank
[« Vous savez, la mécanique newtonienne date de la fin du XVIIème siècle, et elle domine toujours le travail de l’ingénieur trois siècles plus tard… » Parce qu’elle permet de faire des prédictions suffisamment précises et certaines pour les applications que les ingénieurs ont en tête. Comparer cela aux diverses versions de la théorie de la valeur datant du XIXème est très osé.]
Absolument pas. Si la théorie newtonienne reste dominante trois siècles plus tard, c’est parce qu’elle permet de faire « des prédictions suffisamment précises et certaines ». Et si elle permet de faire ces prédictions, c’est parce qu’elle constitue une modélisation suffisamment proche du réel. C’est le cas aussi de la théorie ricardienne/marxiste de la valeur : on peut constater expérimentalement que dans les conditions de concurrence est « pure et parfaite », les prix tendent à s’aligner sur la « valeur » ainsi définie. De la même manière qu’on peut constater que dans un mouvement sans frottement le principe d’inertie reste valable…
[Sinon, d’un point de vue conceptuel, la théorie de Newton est totalement dépassée et ne joue aucun rôle dans la manière dont la physique tente d’appréhender le monde aujourd’hui.]
Mais bien sûr que si. Sauf à croire à l’existence d’un Grand Horloger qui aurait construit le monde physique en pensant à des lois immuables, toutes les théories physiques sont des MODELES de la réalité, qui l’approchent plus ou moins bien. Et de ce point de vue, le statut « conceptuel » de la mécanique newtonienne ou de la mécanique relativiste est exactement le même : ce sont des modèles, et rien de plus. Seulement, il se fait que l’un approche les résultats expérimentaux de plus près que l’autre. A partir de là, le choix du modèle à utiliser est un simple calcul du rapport complexité/précision. Il y a beaucoup de domaines de la physique – y compris des domaines de pointe – où l’on continue à faire les calculs en utilisant le modèle newtonien. Ce n’est que dans les domaines ou les dimensions sont très grandes et les vitesses très importantes que la mécanique relativiste a un intérêt, alors que lorsqu’on descend à des échelles très petites ce serait plutôt le modèle de la mécanique quantique qui est utilisé.
[Je me demande si des concepts plus profonds et pertinents ont remplacé les veilles théories de la valeur dont nous parlons dans la science économique…]
Et bien, pas vraiment. Il y a bien entendu des économistes qui contestent l’idée même de valeur – c’est-à-dire, l’existence d’un invariant attaché à un bien et dont l’utilisation en tant qu’équivalence dans les échanges conduirait à un optimum. Il y a d’autres qui proposent d’autres méthodes d’optimisation des échanges – en particulier parce que les marchés réels sont imparfaits. Mais en tant que concept, ce qu’on appelle la « valeur travail » reste un concept fondamental dans la pensée économique.
[« Pour comprendre la théorie de la valeur, il faut chercher à comprendre quel est le problème qu’on cherche à résoudre. » Tout à fait d’accord, et je comprends l’intérêt de la définition de Ricardo ou de Marx pour cela. Mon point est que leur définition, en rendant le concept assez précis, ne permet plus d’appréhender l’idée initiale dans sa globalité, ce qui fut sans doute à l’origine de notre petite discussion.]
Je ne vois pas quelle est « l’idée initiale dans sa globalité », est surtout, en quoi le fait de définir un concept « en le rendant assez précis » pourrait le rendre moins apte à refléter une idée. Que voulez-vous, je reste attaché à l’idée que « ce qui se comprend bien s’énonce clairement ».
[« Vous noterez par ailleurs qu’un bien ou un service qui n’est pas sur le marché n’a pas de « valeur d’échange ». Or, dans notre civilisation, ce type de bien ou de service est très répandu. Prenez par exemple la police, les pompiers, le métro. Les gens qui y travaillent ne créent pas de la valeur, pour vous ? » Bien sûr qu’ils créent de la valeur.]
Autrement dit, pour vous on peut définir une « valeur d’échange » pour un bien ou un service qui ne s’échange pas. J’aimerais connaître votre définition de « valeur d’échange »…
[Ceci va dans mon sens : une définition étroite de la notion de valeur, quelle qu’elle soit, n’est pas très utile en toute généralité.]
Autrement dit, pour vous il faut une « définition » assez vague, qui permette d’y faire rentrer ce que vous estimez intuitivement être de la valeur, et en faire sortir ce que vous estimez ne pas en faire partie. Et comme mon intuition – ou celle de n’importe quel être humain – n’est pas la même que la vôtre, on continuera à discuter en utilisant un terme qui désigne pour chacun de nous un ensemble d’éléments différent. Je ne pense pas que cette façon de procéder soit très constructive.
[De la même manière que dire qu’une toile de Picasso n’a pas beaucoup de valeur parce que le Maître l’a produite en une heure est absurde de manière générale (même si ça a un sens à l’intérieur d’une définition précise mais très incomplète du concept de valeur),]
Répéter « c’est absurde, c’est absurde » ne constitue pas une démonstration. Et oui, une toile de Picasso peut avoir un « prix » (ou une « valeur d’échange » si vous préférez, même s’il est rare qu’on échange un Picasso contre autre chose que de la monnaie) considérable, et en même temps une « valeur » (au sens de la théorie de la valeur travail) faible. Qu’est ce qui vous gêne dans ce fait ? En quoi est-ce « absurde » ? Cela ne vous paraît « absurde » que parce que vous tenez absolument à trouver une identité entre les deux concepts. Mais il n’y a aucune raison qu’ils coïncident : l’un décrit les conditions de concurrence, l’autre les conditions de production. Et ils ne coïncident que lorsque la concurrence est « pure et parfaite », ce qui n’est bien entendu pas le cas sur le marché de l’art.
[il est tout aussi absurde de dire qu’un bien ou un service qui n’est pas sur la marché ne peut avoir de valeur.]
Ce n’est pas ce que j’ai dit. Ce que j’ai dit, c’est qu’un bien ou un service qui ne fait pas l’objet d’un échange – ne peut avoir de VALEUR D’ECHANGE. Ce qui, vous m’excuserez d’insister, c’est presque une évidence. Mais j’aimerais savoir comment vous définissez la « valeur » d’un bien ou d’un service qui ne fait pas l’objet d’un échange. Vous ne pouvez pas prendre sa « valeur d’échange », puisqu’il n’est pas échangé. Vous contestez l’idée qu’il puisse avoir une valeur liée au travail nécessaire à sa production. Alors ?
[je ne pense pas qu’une définition très restreinte et précise de la notion de valeur puisse avoir une pertinence universelle.]
Ah bon ? Appliqueriez-vous cette même règle à des concepts tels que « masse », « force », « vitesse », « accélération » ? Et sinon, pourquoi pas ?
Soyons sérieux : la pensée a besoin d’opérer sur des concepts définis de manière restreinte et précise. Les concepts flous, qui veulent dire ce qui arrange celui qui les manie au moment ou il les manie, cela donne des théories ad hoc qui ne servent qu’à justifier des préjugés.
[« Or, la « valeur d’échange » ne peut être « produite », puisqu’elle n’est pas contenue dans l’objet, mais dans le rapport entre l’offre et la demande. » Vous jouez ici sur les mots.]
Absolument pas. C’est au contraire un point fondamental. La « valeur travail » permet de fixer un indicateur qui est lié au processus de production d’un bien ou d’un service (ou, pour la version marxiste, aux conditions sociales de production de ce même bien ou service). La « valeur d’échange », elle, reflète le rapport de force entre l’offre et la demande. Le prix d’un Picasso n’a aucun rapport avec les conditions de sa production.
[Mais nous ne sommes pas en train de faire des mathématiques, et malheureusement, même chez Marx, les concepts ne sont pas rigoureusement définis.]
C’est très possible. Mais c’est là une défaillance que l’auteur lui-même a essayé d’éviter – même s’il n’a pas réussi. Et ses successeurs ont généralement cherché à combler cette faille plutôt qu’à l’élargir…
[Que veux dire «contenu dans l’objet» ? Pouvez-vous définir très précisément ce que vous entendez par là, parce que ce n’est pas du tout clair et j’ai du mal à concevoir une définition qui puisse être scientifique, objective, *et* pertinente en même temps pour le concept que l’on essaie de capturer.]
« Contenue dans l’objet » veut dire qu’elle dépend exclusivement du processus qui lui a donné naissance. Ainsi, par exemple, la « valeur travail » d’un verre d’eau dépend exclusivement des conditions sociales de production d’un verre d’eau dans une civilisation donnée. Il ne dépend pas – contrairement à la « valeur d’échange » – du besoin pressant du voyageur assoiffé ou du monopole détenu par celui qui l’offre.
[En particulier, ce n’est pas parce que la valeur d’échange est très fortement corrélée à l’offre et à la demande que la valeur ne peut pas, en même temps, être contenu dans l’objet ; il n’y a aucune contradiction entre les deux, ce sont deux facettes du problème.]
On voit mal comment la « valeur d’échange » pourrait ne dépendre que du processus de production, et être déconnecté du rapport de force entre vendeur et acheteur…
[« Mais rien ne vous garantit que vous trouverez cet acheteur. Van Gogh, qui s’arrache aujourd’hui à des prix millionnaires, n’a pas réussi à vendre une toile pour un prix raisonnable de son vivant. Et des artistes qu’on se disputait du temps de Louis XIV sont aujourd’hui oubliés ou presque. Rien ne vous assure que dans cent ans vous trouverez quelqu’un prêt à payer beaucoup, beaucoup plus cher parce que c’est un Picasso. » Bien sûr, la valeur d’un objet dépend du temps t. Pour une kyrielle de raisons : son vieillissement, les modes, les goûts, etc etc.]
Encore une fois, parlez-vous de la « valeur » ou de la « valeur d’échange » ? La « valeur » d’un objet, définie comme le travail nécessaire à sa production, est contenue dans l’objet et ne dépend nullement « du temps t ». La « valeur » définie comme le temps de travail socialement nécessaire à sa production (définition marxienne) varie dans le temps, mais non pas parce qu’il vieillit, parce que les modes ou les goûts changent, mais parce que l’évolution technologique modifie le temps nécessaire à sa production. Maintenant, si vous faites référence à la « valeur d’échange », oui, elle varie constamment en fonction du rapport de force entre le vendeur et l’acheteur, qui lui-même dépend de la mode, des guerres, du temps qu’il fait et de toutes sortes d’accidents.
[Difficile là aussi d’imaginer une définition du concept de valeur qui soit au moins un peu utile et qui soit totalement indépendante du temps.]
Du temps qui passe ou du temps qu’il fait ? La question n’est pas d’être « indépendant du temps » : dans la mesure où cette dépendance est prévisible et liée à des facteurs historiques, cela ne pose pas de problème.
[« Diriez-vous que Picasso a « produit de la valeur » en touchant son rasoir, ou du simple fait de s’asseoir sur sa chaise ? » Oui, je le dirai, si quelqu’un est d’accord pour payer à cause de ça (et donc à échanger peut-être des heures de son travail pour acquérir cet objet).]
Très bien. Maintenant, imaginons un faussaire, qui prétend qu’un rasoir a été utilisé par Picasso alors que ce n’est pas le cas. Et qu’il est suffisamment persuasif pour réussir à convaincre un client et à lui vendre le rasoir en question pour une somme faramineuse. Ce faussaire, selon votre raisonnement, a « produit de la valeur », puisque « quelqu’un est d’accord pour payer à cause de ça ». J’ai bien compris ?
Vous voyez finalement que votre définition identifie finalement la « valeur » et la « valeur d’échange », autrement dit, vous n’admettez pas qu’il existe une notion autonome et distincte de celle-ci. Et du coup, vous n’avez pas de réponse à la question du « juste prix »…
[« Encore une fois, dès lors qu’on examine la PRODUCTION de valeur, il ne peut s’agir de la « valeur d’échange », puisque celle-ci n’est pas « produite ». Lorsque je revends un Picasso que j’ai acheté 1 M€ pour 3 M€, quel est le processus qui « produit » les 2 M€ supplémentaires ? Ce ne peut pas être un processus objectif, puisque l’objet – la peinture de Picasso – n’a pas été modifiée entre les deux ventes… » Votre raisonnement semble fondé sur l’idée que le concept de «valeur» a le statut d’un principe fondamental de la physique alors que pour moi c’est un concept fondamentalement humain ayant une dimension subjective incontournable.]
Vous pouvez répéter une affirmation, cela n’en fait pas une vérité. Le concept de « valeur » n’a pas le statut d’un « principe fondamental », mais il a le statut d’un « concept fondamental ». Il a été défini par d’éminents économistes pour résoudre un problème, celui de la détermination du « juste prix », autrement dit, du prix qui optimise économiquement l’échange. Et définir la « valeur » comme le travail socialement nécessaire pour produire un bien et considérer que l’optimum est atteint lorsque le prix (ou la « valeur d’échange ») coïncide avec cette « valeur travail » résout ce problème. J’ai du mal à comprendre en quoi cela vous choque d’admettre qu’il puisse y avoir, à côté de la « valeur d’échange », un concept différent qui permet de résoudre un problème réel…
[(et dire ceci peut être totalement objectif; je maintiens qu’il est objectif de dire qu’une toile de Picasso produite en 1 heure a plus de valeur que la totalité de mes propres œuvres picturales produites en 50 ans)]
Plus de « valeur d’échange », certainement. Mais encore une fois, j’ai du mal à comprendre pourquoi cela vous choque l’idée que la « valeur travail » puisse être supérieure pour vos 50 ans de travail que pour une heure de Picasso…
[Le processus qui a produit les 2M€ supplémentaire est un processus social et/ou historique complexe mais que l’on peut chercher à objectiver. Il y a bien des raisons à cette plus-value et, même si j’ai le plus grand respect pour le travail fourni, je ne m’avancerais pas à mettre une échelle de valeur (sans mauvais jeu de mots) entre les deux manières de créer de la valeur.]
Vous ne répondez pas à la question.
[Un autre exemple : imaginez qu’une nouvelle loi décide qu’on ne pourra plus jamais contruire de piscine dans les maisons individuelles. La valeur des maisons avec piscine va immédiatement et très objectivement augmenter,]
Autrement dit, la création de monopoles crée de la « valeur », puisqu’elle fait augmenter les prix. Vous ne trouvez pas qu’il y a là une petite contradiction ? En fait, si on suit votre raisonnement, bruler des Picasso crée de la valeur, puisque cela augmente la « valeur » des Picasso restants…
[Idem pour un terrain qui devient constructible du jour au lendemain : il a bien gagné de la valeur. J’ai bien compris que dans la définition marxienne ce n’est pas le cas; la discussion n’est pas là. Ce que je veux dire, c’est que toute définition de la valeur qui ne tient pas compte de ce genre de choses ne peut être vraiment satisfaisante.]
Mais bien sûr que si, et vos exemples le montrent. L’utilité de la définition « marxienne » est justement qu’elle permet de distinguer les processus qui créent véritablement des biens et des services susceptibles de satisfaire des besoins, des processus qui ne font que déplacer la richesse sans en créer. Lorsque la « valeur d’échange » de mon Picasso passe de 1 M€ à 3 M€ par le jeu du marché, il n’y a pas de bien ou de service créé : je me suis enrichi de 2 M€, et celui qui me l’a acheté (et qui aurait pu l’acheter un an plus tôt pour 1 M€) s’est appauvri de la même somme. Le Picasso ainsi vendu ne satisfait pas mieux ou moins bien le besoin de son acheteur. Par contre, lorsque la « valeur travail » d’un bien s’accroit, cela traduit un processus productif qui augmente la capacité totale à satisfaire les besoins humains.
[Ce qui compte, c’est surtout l’utilité des définitions précises que l’on donne dans le plus grand nombre possible de cas (exactement comme en mathématiques). Si vous expliquez au potier de l’Antiquité que son geste artistique, qui va lui permettre de multiplier ses profits par 10, n’a quasiment aucune valeur parce qu’il ne rajoute presque rien au « contenu » de l’objet, je ne crois pas qu’il vous prendra vraiment au sérieux.]
Autrement dit, pour vous les concepts doivent être définis non pas en fonction de leur utilité dans la construction d’une théorie, mais de manière à faire plaisir aux acteurs concernés ? Effectivement, si je définis « secte » comme un groupe de personnes soumises à l’emprise d’un gourou, je ne vais pas faire plaisir aux différents sectateurs. Mieux vaut la définir comme un groupe de personnes heureuses de suivre un gourou, et comme ça tout le monde est content.
La science, comme disait je ne sais plus qui, ne se soucie ni de plaire, ni de déplaire. Si le concept de « valeur » tel que défini permet de construire une théorie économique expliquant les faits observables, son existence se justifie. Et si le potier n’est pas content, tant pis pour lui.
[Dans d’autres contextes, au contraire, des définitions à la Marx et al. seront très utiles pour rendre précise une analyse. Mais elles n’ont rien d’universelles et ne me semblent pas particulièrement profondes.]
Je ne sais pas ce que vous appelez une « définition universelle ». Un concept, quel qu’il soit, ne fonctionne qu’à l’intérieur d’une théorie. Et comme aucune théorie n’est « universelle »…
[Vous aurez compris que je ne connais rien au domaine : j’applique ma simple logique à partir du peu de données que j’ai,]
Vous n’appliquez pas « votre simple logique », vous appliquez votre simple intuition, et ce n’est pas du tout la même chose. Vous avez une vision intuitive de ce qu’est la « valeur », et vous voulez à tout prix que la définition économique corresponde à cette vision. Le problème est que, comme souvent, la vision intuitive conduit à des contradictions. Ainsi, par exemple, après avoir postulé que la « valeur » d’un bien ou service se confond avec sa « valeur d’échange », vous vous trouvez devant la difficulté de donner une « valeur » à des biens ou services qui ne sont pas soumis à échange. Si l’on se tient à la « valeur d’échange », ces biens et services n’ont pas valeur. Mais comme cela heurte votre intuition, vous affirmez qu’ils en ont une… sans expliquer d’ailleurs comment on arrive à la définir. De même, vous êtes conduit par votre intuition à affirmer qu’un simple acte administratif peut « créer de la valeur » puisqu’il peut augmenter la valeur d’un terrain… mais vous vous trouvez ensuite gêné par le fait que cette « création de valeur », loin de se traduire par une augmentation des besoins satisfaits, se traduit plutôt par une restriction.
Votre admission d’ignorance vous honore. Mais il faut aller jusqu’au bout de la démarche. Dites vous bien que si la théorie de la valeur travail a joué et joue encore un rôle aussi important dans la réflexion économique, si des intelligences comme celle de Ricardo ont travaillé à l’établir ou à la raffiner, il doit bien y avoir une raison.
[Ma méfiance envers toutes les théories économiques est quand même relativement fondée, (…) à ma constatation objective que ce que disent les économistes est en général, tout simplement, faux, si l’on juge un savoir à sa capacité à comprendre et donc à prédire.]
Ce commentaire est amusant parce que vous apportez le contre-exemple vous-même dans ce même commentaire. Je cite ce que vous avez écrit plus haut : « imaginez qu’une nouvelle loi décide qu’on ne pourra plus jamais construire de piscine dans les maisons individuelles. La valeur des maisons avec piscine va immédiatement et très objectivement augmenter ». Qu’est ce que cette affirmation, sinon l’application d’une loi économique (celle qui veut que réduire l’offre tend à faire augmenter les prix) ? Et vous noterez que vous tenez la conséquence (« augmentation de prix ») comme EVIDENTE. Autrement dit, vous accordez à cette loi économique un caractère PREDICTIF.
L’économie est, dans beaucoup de domaines, capable de prédire avec un degré d’exactitude tout à fait comparable à celui des sciences humaines en général le résultat d’une expérience. Elle peut même rivaliser avec certaines sciences naturelles – la biologie, par exemple. Bien entendu, cette capacité de prédiction devient de moins en moins évidente au fur et à mesure que le nombre de paramètres à prendre en compte augmente… mais cela est aussi vrai pour la physique !
On le voit bien là aussi, car la droite et son extrême en font parti, même des partis de gauche comme le PCF on peur de l’arrivée au pouvoir de la FI et que celui-ci applique enfin son programme qui est très proche de celui du ex-NFP. Car ça n’est évidemment pas avec 2% aux dernières présidentielles que le PCF arrivera prochainement au pouvoir, celui-ci préférant se maintenir au second tour ou s’allier avec la gauche molle pour contrer la FI, afin de conserver ses postes. Le loup hurle avec la meute pour garantir sa survie.
Je pense que si Mélenchon est élu, grâce peut-être à l’émiettement des partis, il est le seul qui est capable d’appliquer réellement son programme de rupture avec le capitalisme, même s’il faudrait aller plus loin probablement. Tout le monde capitaliste est en alerte contre la FI et son incarnation, Mélenchon, car nos gouvernants et nos dirigeants sentent les choses venir progressivement, le système actuel ne fonctionne plus et ça se voit.
La FI est un mouvement politique composé d’atomes du peuple, anti-racistes, écologistes, salariés, solidaires et peut-être parfois avec des défauts, mais c’est le peuple.
Toute cette agitation qui nous détourne de notre but est détestable pour le citoyen que je suis, car je crois profondément que la FI à le reflet exact de son image sur un miroir
que d’autres veulent déformant.
@ joel lemarie
[On le voit bien là aussi, car la droite et son extrême en font partie, même des partis de gauche comme le PCF ont peur de l’arrivée au pouvoir de la FI et que celui-ci applique enfin son programme qui est très proche de celui du ex-NFP.]
Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de monde pour croire que si LFI devait demain arriver au pouvoir, elle appliquerait « son programme ». Même un homme comme Varoufakis, pourtant proche de Mélenchon, n’y croit pas. N’est ce pas lui qui avait déclaré « il est inutile de discuter le programme de Mélenchon, parce que s’il arrivait au pouvoir, il en appliquerait un autre » (je cite de mémoire). Entre autres choses parce que certains éléments de ce programme sont tout simplement impossibles dans le monde réel. Au risque de me répéter, je vous cite l’exemple de la « règle verte », que Mélenchon définit comme le fait de ne pas prélever sur la nature des matières plus vite qu’elles ne se renouvellent. Mettre en œuvre une telle disposition rendrait inaccessible l’accès aux ressources minérales, qui ne se renouvellent pas, ou alors très lentement…
[Car ça n’est évidemment pas avec 2% aux dernières présidentielles que le PCF arrivera prochainement au pouvoir, celui-ci préférant se maintenir au second tour ou s’allier avec la gauche molle pour contrer la FI, afin de conserver ses postes.]
Le PCF est un mouvement résiduel dominé par les classes intermédiaires, réduit à essayer de préserver ce qui reste d’un patrimoine construit du temps où le PCF regroupait derrière lui les couches populaires. La question de l’arrivée au pouvoir ne se pose même pas. S’il peut jouer un rôle, c’est par son influence intellectuelle, qui n’est pas tout à fait nulle.
[Je pense que si Mélenchon est élu, grâce peut-être à l’émiettement des partis, il est le seul qui est capable d’appliquer réellement son programme de rupture avec le capitalisme, même s’il faudrait aller plus loin probablement.]
Je n’en suis pas convaincu. Ce n’est pas pour rien que Mélenchon admire Mitterrand, cet homme qui, lorsqu’il était dans l’opposition, portait « un programme de rupture avec le capitalisme », et qui une fois élu est devenu l’efficace promoteur de la révolution néolibérale en Europe. Je ne suis pas du tout convaincu que Mélenchon ait la volonté d’appliquer un « programme de rupture avec le capitalisme ». Souvenez-vous qu’il n’y a pas si longtemps Mélenchon qualifiait ceux qui voulaient sortir de l’Euro de « maréchalistes ». Peut-on imaginer une « rupture avec le capitalisme » tout en restant dans la discipline de l’Euro et des traités européens ?
Et même si l’on admet un instant qu’il ait cette volonté, je doute fortement de sa capacité à le faire. On ne « rompt avec le capitalisme » sans réunir autour de soi une équipe idéologiquement soudée et capable de gérer un appareil économique aussi complexe que l’est l’économie française. Où sont les pointures intellectuelles autour de Mélenchon ? Panot, Aubry , Bompard, Vannier sont peut-être des militants hors pair, capables de galvaniser une assemblée générale universitaire. Mais qui parmi eux est capable de piloter la politique énergétique ou les armées ?
[Tout le monde capitaliste est en alerte contre la FI et son incarnation, Mélenchon, car nos gouvernants et nos dirigeants sentent les choses venir progressivement, le système actuel ne fonctionne plus et ça se voit.]
Si ça vous fait plaisir de croire que la Révolution est pour demain, je m’en voudrais de vous en priver. Mais il faut être sérieux. D’une part, je ne vois pas où « le monde capitaliste est en alerte contre LFI ». Je vous invite à comparer le traitement dont LFI bénéficie aujourd’hui avec celui dont était victime le PCF du temps de sa splendeur. A ma connaissance, on n’interdit pas aux militants LFI de passer les concours de la fonction publique – comme on le fit au sieur Borel, interdit parce que communiste de passer le concours de l’ENA. Aucun journaliste n’a été chassé de la radio ou de la télévision parce qu’il était chez LFI – même CNEWS leur offre une tribune, voir le cas Raquel Garrido. Je ne sais pas que le siège de LFI ait été saccagé – comme le fut celui du PCF en 1956. Franchement, je ne vois pas « le monde capitaliste » très inquiet…
[La FI est un mouvement politique composé d’atomes du peuple, anti-racistes, écologistes, salariés, solidaires et peut-être parfois avec des défauts, mais c’est le peuple.]
Pardon, mais « le peuple » serait exclusivement composés de « anti-racistes, écologistes, salariés, solidaires » ? Les racistes, les productivistes, les retraités et les égoïstes » ne font pas partie du « peuple » ? Je ne vois pas en quoi la base de LFI est plus représentative du « peuple » que celle du RN, pour ne donner qu’un exemple.
[Toute cette agitation qui nous détourne de notre but est détestable pour le citoyen que je suis,]
Pardon, mais quand vous parlez d’une agitation qui « nous détourne de notre but », c’est qui ce « nous » auquel vous vous référez ?
[(…) car je crois profondément que la FI à le reflet exact de son image sur un miroir que d’autres veulent déformant.]
Je ne suis pas sûr d’avoir compris ce que vous voulez dire, alors corrigez-moi si je me trompe. Vous pensez que « cette agitation » – le livre « la meute », je suppose, mais aussi mon article – présente une image déformée de LFI. C’est cela ? Dans ce cas, pouvez-vous me dire en quoi cette image est « déformée » ? Contestez-vous le fait que Mélenchon exerce aujourd’hui un pouvoir sans limites sur les structures de LFI, que c’est lui qui décide qui sera désigné à tel poste, et qui en sera chassé, qu’il peut réformer toute décision de toute instance – comme il le fait par exemple quand il décida d’être candidat à Marseille en déplaçant le candidat désigné par la commission électorale et sans même prendre la peine de l’en avertir, et qu’il n’existe aucune instance capable de limiter son pouvoir ? Contestez-vous le rapport asymétrique qui existe entre Mélenchon et les militants insoumis, dans lequel ces derniers sont amenés à abdiquer de tout sens critique et de se soumettre sans limite aux ordres venues d’en haut ?
Si vous les contestez, alors je vous demande un exemple, un seul, qui illustrerait la position contraire. Quelle est la dernière fois qu’un ordre, qu’une décision de Mélenchon a été contrée par une instance quelconque au sein de LFI ? Quelle est la dernière fois qu’une position critique a été tolérée au sein de LFI ?
Si vous ne contestez pas ces points, alors l’image que le livre ou mon commentaire donne de LFI n’est pas si « déformée » que cela. Parce que tous les autres vices que le livre et moi nous dénonçons proviennent de cela. Le pouvoir absolu corrompt absolument.
Votre description de LFI est inquiétante par un aspect que je ne comprend pas. Nombre des cadres, des adhérents, des soutiens proches et éduqués, connaissent les dangers de ces organisations « sectaires ». Et ils sont très nombreux (au moins une dizaine de milliers ?). Comment est-ce possible, alors que l’histoire proche leur a appris les dangers de ce type de comportements ? Ils doivent penser que ce n’est pas important, car si LFI déçoit leurs attentes, ils pourront cesser leur participation, leur soutien, et que alors LFI s’effondrera.Il doivent également penser que même au pouvoir LFI ne sera pas dangereux.Est-ce bien cela ?
@ Marc Malesherbes
[Votre description de LFI est inquiétante par un aspect que je ne comprends pas. Nombre des cadres, des adhérents, des soutiens proches et éduqués, connaissent les dangers de ces organisations « sectaires ». Et ils sont très nombreux (au moins une dizaine de milliers ?). Comment est-ce possible, alors que l’histoire proche leur a appris les dangers de ce type de comportements ?]
Comment se fait-il que tant de gens, le plus souvent éduqués et appartenant aux couches supérieures de la société, comme le montre l’affaire récente du directeur général de l’INA, consomment de la cocaïne – ils sont plus d’un million à le faire, selon les statistiques officielles – alors que personne ou presque n’ignore les dangers de cette substance ? Que tant de gens prennent le volant sous l’effet de l’alcool ou des stupéfiants, alors que les dangers d’une telle situation sont bien connus et documentés, et que les médias nous les rappellent à longueur de journée ?
Il y a plusieurs mécanismes psychologiques qui expliquent cette fragilité. Il y a ce que certains appellent « le complexe d’invulnérabilité », résumé par la formule « les accidents n’arrivent qu’aux autres », et qui nous permet de prendre des risques qui défient toute analyse rationnelle. Mais surtout, il y a un phénomène d’accoutumance et de fragilité psychologique. Les sectes recrutent souvent en exploitant ces mécanismes. Vous êtes jeune, vous peinez à trouver votre place dans la vie, vous avez quitté les études et perdu la sociabilité qui va avec, et vous découvrez que le monde du travail n’offre pas les mêmes possibilités. Et tout à coup vous vous trouvez une collectivité qui vous accepte, qui s’intéresse à vous, qui vous donne la possibilité de communier dans un ensemble de valeurs et d’idéaux plus ou moins vagues. Et qui fait même plus : elle vous présente un Leader infaillible, qui a réponse à tout et qui veut vous conduire à la terre promise. En échange, il ne vous demande pas grande chose… du moins au début.
Et une fois entré dans cette logique, on peut vous demander de plus en plus, parce que vous aurez de plus en plus peur d’être chassé de cette collectivité, de perdre cette sociabilité que vous vous êtes construite, de revenir dans un monde ou personne n’a réponse à tout et la terre promise n’existe pas. Alors, vous restez, et même si pour cela il vous faut fermer les yeux sur des aberrations, ou même vous en rendre complice…
[Ils doivent penser que ce n’est pas important, car si LFI déçoit leurs attentes, ils pourront cesser leur participation, leur soutien, et que alors LFI s’effondrera. Il doivent également penser que même au pouvoir LFI ne sera pas dangereux. Est-ce bien cela ?]
Non. Il n’y a pas de calcul rationnel, mais une logique de peur d’être chassé du paradis…
Question à rebours : que serait devenue la gauche française sans la création du Parti de gauche en 2008 puis de la LFI ? Aurait-elle sombré avec Hollande et le PS comme la gauche italienne inexistante jusqu’à récemment
Autre observation : Corbyn vient de créer le mouvement “Your Party” au Royaume-Uni
Le mouvement est calqué sur la LFI : participation sans adhésion avec déjà 650 000 personnes ayant manifesté leur intérêt en à peine un mois ; radicalité des prises de positions par rapport à la politique néo-libérale de Starmer et en particulier par rapport à son ignoble soutien au génocide des Palestiniens
Autrement dit, LFI n’est pas qu’un « mouvement sectaire ». Un mouvement sectaire n’aurait pas pu maintenir la gauche à ce niveau depuis près de 20 ans et n’aurait pas inspiré Corbyn.
@ Ovni de Mars
[Question à rebours : que serait devenue la gauche française sans la création du Parti de gauche en 2008 puis de la LFI ? Aurait-elle sombré avec Hollande et le PS comme la gauche italienne inexistante jusqu’à récemment]
Ni vous ni moi n’en savons rien. Imaginer ce qu’aurait été l’histoire si le nez de Cléopâtre avait été plus court, cela n’a qu’un intérêt limité. Peut-être que Sarkozy aurait remporté l’élection présidentielle de 2012 – c’est Mélenchon qui le dit, puisqu’il a affirmé que Hollande avait été élu grâce aux voix du Front de Gauche – et que la gauche « aurait sombré avec Hollande et le PS ». Et Macron n’aurait jamais été ministre et encore moins président. Est-ce que le pays aurait perdu quelque chose ? Je ne suis pas sûr.
[Autre observation : Corbyn vient de créer le mouvement “Your Party” au Royaume-Uni. Le mouvement est calqué sur la LFI : participation sans adhésion avec déjà 650 000 personnes ayant manifesté leur intérêt en à peine un mois ; radicalité des prises de positions par rapport à la politique néo-libérale de Starmer et en particulier par rapport à son ignoble soutien au génocide des Palestiniens]
Et alors ? Corbyn constate ce que tout le monde peut constater : l’égo-politique marche. Avec ce type de fonctionnement, Macron a réussi à se faire élire et Mélenchon à devenir la personnalité dominante de la gauche. Quoi d’étonnant que Corbyn, lui aussi un ancien trotskyste, cherche à s’en inspirer ?
[Autrement dit, LFI n’est pas qu’un « mouvement sectaire ». Un mouvement sectaire n’aurait pas pu maintenir la gauche à ce niveau depuis près de 20 ans et n’aurait pas inspiré Corbyn.]
Et pourquoi ça ? Il y a des mouvements sectaires qui se maintiennent depuis plus d’un demi-siècle avec des niveaux d’adhésion très élevés (pensées à la secte Moon, par exemple). Et on comprend mal ce qui empêcherait Corbyn de s’inspirer d’une secte…
[Le gourou crée un rapport de dépendance psychologique qui lui permet de se substituer à l’image du père, et qui rend donc toute rupture avec lui extraordinairement coûteuse. Alors, quand le gourou jette la pierre on fait la même chose, parce qu’on a peur de ce qui pourrait arriver si l’on était déshérité.]
Je n’ai pas compris ce paragraphe, quel rapport il y a entre “l’image du père” et “un gourou” ? Je ne saisis pas.
@ Glarrious
[« Le gourou crée un rapport de dépendance psychologique qui lui permet de se substituer à l’image du père, et qui rend donc toute rupture avec lui extraordinairement coûteuse. Alors, quand le gourou jette la pierre on fait la même chose, parce qu’on a peur de ce qui pourrait arriver si l’on était déshérité. » Je n’ai pas compris ce paragraphe, quel rapport il y a entre “l’image du père” et “un gourou” ? Je ne saisis pas.]
Nous sommes convaincus que notre mère nous aimera toujours, que son amour est inconditionnel. Mais le père ne nous aime que conditionnellement : si on viole les règles, si on déçoit ses espoirs, il pourrait nous rejeter. C’est pourquoi la figure du père est essentielle dans la constitution du surmoi. Le pouvoir du gourou tient en partie au fait qu’il prend la position du père : le décevoir, c’est risquer de perdre son amour. Quitter une secte, c’est un peu un meurtre du père…
[Nous sommes convaincus que notre mère nous aimera toujours, que son amour est inconditionnel. Mais le père ne nous aime que conditionnellement]
Mais d’où vient cette conviction ?
@ Glarrious
[Mais d’où vient cette conviction ?]
En partie, de nos instincts. Dans la plupart des mammifères, la survie du nouveau né dépend du lien avec la mère. C’est elle qui le porte sur le dos, c’est elle qui l’allaite, c’est elle qui le protège. Le rôle du mâle, lorsqu’il en a un, est bien plus lointain. Une espèce dont la femelle n’aurait pas instinctivement tendance à établir avec son nouveau né ces liens inconditionnellement aurait bien moins de chances de survivre. La sélection naturelle a donc fait le reste.
Cette tendance instinctive est bien sur traduite et renforcée dans un discours social. Ce n’est pas par hasard si le juge, en cas de conflit, donne la garde de l’enfant à la mère en cas de divorce, par exemple…
@ Descartes
[Ce n’est pas par hasard si le juge, en cas de conflit, donne la garde de l’enfant à la mère en cas de divorce, par exemple…]
Exact. On n’entend pas beaucoup les féministes, pour qui la parité des droits est essentielle, indépendemmant du sexe, dénoncer cela, bizarrement.
@Descartes
[Oui, mais vous m’accorderez que l’assimilation résout totalement ce problème. L’étranger assimilé est, du point de vue de « la prévisibilité des comportements » ou de « la qualité de la sociabilité » impossible à distinguer du français « de souche ».]
L’assimilation se fait par rapport à une référence et avec des moyens. Dans le temps présent, le français de souche de retrouve défranciser et les institutions se déchirent alors comment voulez-vous assimiler quoi que ce soit ?
@ Glarrious
[L’assimilation se fait par rapport à une référence et avec des moyens. Dans le temps présent, le français de souche de retrouve défranciser et les institutions se déchirent alors comment voulez-vous assimiler quoi que ce soit ?]
C’est une bonne remarque. Une société qui ne s’aime pas elle-même, qui dévalorise son histoire, qui méprise ses réalisations ne peut « assimiler », parce qu’il est difficile d’imposer à un étranger de faire l’effort de l’assimilation si ce qu’on offre en échange n’est pas une perspective désirable… le discours de la “haine de soi” est l’un des éléments qui a été utilisé pour bloquer l’assimilation, et ce n’est pas étonnant qu’il soit tenu pour ceux-là mêmes qui rejettent l’assimilation pour lui préférer une vague “intégration”…
@ Carloman
[Ah, si seulement des gens comme Henri Guaino et Georges Kuzmanovic, par exemple, acceptaient de travailler ensemble… Il y aurait peut-être un semblant d’espoir.]
Les deux font partie de l’institut Valmy. C’est donc le cas.
@ P2R
Eh bien c’est une bonne nouvelle!
[Mais bien sûr que si. Sauf à croire à l’existence d’un Grand Horloger qui aurait construit le monde physique en pensant à des lois immuables, toutes les théories physiques sont des MODELES de la réalité, qui l’approchent plus ou moins bien. Et de ce point de vue, le statut « conceptuel » de la mécanique newtonienne ou de la mécanique relativiste est exactement le même : ce sont des modèles, et rien de plus]
Votre réponse est totalement hors-sujet. Je peux m’accorder avec vous pour dire que la connaissance humaine en générale est limitée et ne peux jamais atteindre la Vérité avec un V majuscule (hormis, peut-être, en mathématiques; discuter ceci pourrait mener loin). Donc, oui, la Physique ne discute que de «modèles» (et encore ceci doit être précisé, j’en reparle plus bas), c’est une position philosophique solide. Mais les modèles de la physique peuvent être fondés sur des concepts totalement différents et même incompatibles entre eux, avec des conséquences qui dépassent très largement le problème particulier pour lequel ces nouveaux concepts ont parfois été introduits pour la première fois.
[Et de ce point de vue, le statut « conceptuel » de la mécanique newtonienne ou de la mécanique relativiste est exactement le même : ce sont des modèles, et rien de plus. Seulement, il se fait que l’un approche les résultats expérimentaux de plus près que l’autre. A partir de là, le choix du modèle à utiliser est un simple calcul du rapport complexité/précision]
Non, le statut «conceptuel» des deux théories n’est absolument pas le même. L’une est fondée sur l’idée de l’existence d’un temps absolu, idée fondamentale à laquelle on s’était accroché depuis l’aube de la pensée humaine, l’autre montre que le temps n’est pas une notion absolue : c’est de ce point de vue une révolution conceptuelle majeure, qui oblige à repenser pas seulement les lois de la mécanique mais en fait toute la physique. Et qui mènera, par ricochet, à repenser la théorie relativiste elle-même, etc.
Notez aussi que l’on peut considérer que la théorie relativiste einsteinienne est plus simple que la théorie newtonienne, dans le sens où elle permet de se passer d’hypothèses bizarres, comme l’existence de l’éther etc.
[Il y a beaucoup de domaines de la physique – y compris des domaines de pointe – où l’on continue à faire les calculs en utilisant le modèle newtonien. Ce n’est que dans les domaines ou les dimensions sont très grandes et les vitesses très importantes que la mécanique relativiste a un intérêt, alors que lorsqu’on descend à des échelles très petites ce serait plutôt le modèle de la mécanique quantique qui est utilisé]
Votre vision de la Physique me semble extrêmement naïve. NON, ce n’est pas que lorsque les vitesses sont très importantes que la mécanique relativiste a un intérêt, alors que lorsqu’on descend à des échelles très petites ce serait plutôt le modèle de la mécanique quantique qui est utilisé. Peut-être est-ce comme cela que l’on apprend les choses dans certaines écoles d’ingénieurs?
Je ne vais pas commencer un cours de physique, mais permettez moi de donner quelques exemples.
1) Savez-vous que dans une description de la physique où les concepts classiques sont utilisés (c’est-à-dire en dehors de cadre conceptuel de la mécanique quantique), il est totalement impossible d’expliquer l’existence même de corps macroscopiques (par exemple, une table) ? Que de nombreux effets macroscopiques (par exemple, l’existence d’aimants) ne peuvent exister dans un cadre classique ? Que la structure de l’Univers à très grande échelle (amas de galaxie, etc.) est déterminée par des effets quantiques ? Que le soleil ne brillerait pas sans la mécanique quantique ? Que vous seriez immédiatement grillé sur place si le rayonnement électromagnétique était régis par des lois classiques ? Etc etc etc.
C’est précisément parce que le passage à la description quantique est un bond conceptuel majeur par rapport à la description classique que l’on peut aujourd’hui comprendre ces choses. Donc non, la théorie quantique n’a rien à voir, fondamentalement, avec un modèle compliqué mais nécessaire pour décrire la physique à très courte distance comme vous semblez le croire. C’est beaucoup plus profond que cela. C’est un *cadre* conceptuel totalement incompatible avec les idées classiques, mais en dehors duquel à peu près rien de ce que l’on expérimente ne peux s’expliquer quand on réfléchit aux choses un peu en profondeur, y compris aux échelles macroscopiques. Et ce cadre conceptuel nécessite de revenir sur des idées qui semblent évidentes, comme l’existence d’une réalité objective indépendante des observations, etc.
Notez qu’il est utile en fait ici de distinguer la notion de «cadre conptuel» et la notion de «modèles». Ce sont deux choses très différentes, que vous semblez confondre (en parlant de la mécanique quantique comme vous le faites). La mécanique quantique est un cadre conceptuel extrêmement général dans lequel absolument toutes les théories de la physique modernes sont formulées. Les théories individuelles (par exemple, la théorie de l’interaction électromagnétique, la théorie de l’atome d’hydrogène, etc.) sont les «modèles». Mais *tous* les modèles sont toujours formulés dans le cadre quantique. On pourra changer, peut-être, la description des interactions fondamentales en proposant un nouveau modèle (théorie grande unifiée par exemple); mais ce sera toujours dans le cadre quantique.
En particulier, le cadre quantique n’a pas de paramètre, et il ne peux être modifié «légèrement». Les tentatives en ce sens ont toutes lamentablement échouées, car précisément elles demandent de changer les concepts et c’est très très difficile de généraliser les concepts de la mécanique quantique. Alors qu’un modèle est souvent facilement généralisable : on rajoute des particules, des paramètres, etc.
2) La théorie einsteinienne de la relativité n’a pas le même statut que la mécanique quantique en tant que cadre général pour la physique, car elle doit être abandonnée si on veut tenir compte de la gravité. Oublions donc la gravité (discuter la gravité nécessiterait beaucoup trop de concepts) mais admettons la relativité du temps et l’absence d’éther. Est-ce que ceci n’a d’intérêt que lorsque «les dimensions sont très grandes et les vitesses très importantes» comme vous semblez le croire ? Absolument pas. Par exemple, savez-vous que l’incorporation de la relativité einsteinienne dans le cadre quantique implique, par exemple, l’existence de particules strictement identiques (indiscernables) en nombre illimité ? Ce fait absolument fondamental (par exemple, il existe des électrons en nombre illimité qui sont tous strictement identiques) est totalement incompréhensible dans le cadre classique, mais aussi dans le cadre quantique sans relativité einsteinienne; mais c’est une conséquence inéluctable du mariage des deux. Vous conviendrez que le monde serait un peu différent sans cela (sans particules strictement identiques, par de possibilité de contruire des corps macroscopiques… eh oui, sans relativité, pas de table !). Il y a bien d’autres conséquences de la relativité einsteinienne ayant des conséquences majeures sans aucun lien avec les «grandes vitesses»; par exemple le fait que particules ordinaires (électrons, protons, neutrons) se comportent au niveau macroscopique en suivant une distribution de Fermi, sans laquelle là aussi le monde macroscopique qui nous entoure serait très différent, etc.
Mon but a été d’illustrer, certes superficiellement, la signification de la notion de «concepts» en physique. L’introduction d’un nouveau concept va bien au-delà de la formulation d’un nouveau modèle à l’intérieur d’un cadre conceptuel donné. Elle nécessite souvent une remise en cause complète de la manière d’appréhender des problèmes qui n’avaient rien à voir avec le problème initial qui a suggéré la pertinence de la nouvelle idée. Ce processus est au fondement du progrès en physique fondamental.
Ma question était : a-t-on quelque chose de semblable dans les sciences économiques ? Ou raisonne-t-on encore avec des outils conceptuels qui datent du XIXème siècle ?
Pour ce qui est de la discussion sur la notion de «valeur», je pense que vous avez lu trop vite ce que j’écrivais et/ou vous vous êtes sentis agressé d’une manière ou d’une autre, mais vous m’attribuez dans vos réponses des idées que je n’ai jamais exprimées, parfois jusqu’à la caricature. Par exemple, lorsque vous dites :
[Cela ne vous paraît « absurde » que parce que vous tenez absolument à trouver une identité entre les deux concept]
[Vous contestez l’idée qu’il puisse avoir une valeur liée au travail nécessaire à sa production. Alors ]
[Vous avez une vision intuitive de ce qu’est la « valeur », et vous voulez à tout prix que la définition économique corresponde à cette vision]
En fait, si vous m’aviez lu attentivement, vous vous seriez rendu compte que l’idée que j’exprimais est qu’il était difficile de capturer l’essence de ce que l’on entend lorsque l’on parle de «valeur» avec une définition unique. Ce qui est à peu prêt l’exact opposé à l’assertion : «vous tenez absolument à trouver une identité entre les deux concept». D’ailleurs, vous le dites vous-même (et je suis bien d’accord) : il faut, a minima, distinguer les concepts de valeur-travail et de valeur d’échange. Je comprends bien la différence et c’est précisément mon point; j’irai même jusqu’à prétendre qu’il faudra encore d’autres définitions de la «valeur», chacune correspondant à des idées distinctes, pour capturer l’intuition de départ.
En fait, le départ de la discussion était précisément cela : est-ce que Carloman faisait référence à la valeur d’échange (ce que je crois) ou à la valeur travail (ce que vous croyez) dans la situation qu’il décrivait. Rien de plus.
Je vous remercie cependant d’avoir pris le temps de me répondre : j’ai appris des choses et ma curiosité a été éveillée, je vais essayer de lire un peu plus sur ces sujets dorénavant.
[Ce commentaire est amusant parce que vous apportez le contre-exemple vous-même dans ce même commentaire. Je cite ce que vous avez écrit plus haut : « imaginez qu’une nouvelle loi décide qu’on ne pourra plus jamais construire de piscine dans les maisons individuelles. La valeur des maisons avec piscine va immédiatement et très objectivement augmenter ». Qu’est ce que cette affirmation, sinon l’application d’une loi économique (celle qui veut que réduire l’offre tend à faire augmenter les prix) ? Et vous noterez que vous tenez la conséquence (« augmentation de prix ») comme EVIDENTE. Autrement dit, vous accordez à cette loi économique un caractère PREDICTIF]
C’est vous qui m’avez amusé en reprenant ce commentaire. Qu’est-ce que vous pouvez être de mauvaise fois, quand vous vous y mettez ! Croyez-vous vraiment que mes critiques de la sciences économiques impliquaient que je croyais qu’aucune prédiction n’était possible en économie ? Vraiment ? Par exemple, en cas de disparition totale des forces productives (disons, suite à un holocauste nucléaire), je pense qu’en effet on peut prédire une diminution du PIB.
(sourire)
Non, la discussion était d’évaluer la position de la science économique par rapport à d’autres sciences; et c’est vous qui avez voulu faire une comparaison avec la Physique.
Pour finir sur un note légère et parce que je ne résiste pas à l’envie de vous titiller encore un peu :
[Ah bon ? Appliqueriez-vous cette même règle à des concepts tels que « masse », « force », « vitesse », « accélération » ? Et sinon, pourquoi pas ?Soyons sérieux : la pensée a besoin d’opérer sur des concepts définis de manière restreinte et précise. Les concepts flous, qui veulent dire ce qui arrange celui qui les manie au moment ou il les manie, cela donne des théories ad hoc qui ne servent qu’à justifier des préjugés]
Certes, ce n’est pas un scientifique pur et dur comme moi que vous devez convaincre. MAIS, si vous vous obstinez à utiliser une définition précise de la notion de masse, par exemple, et que vous n’en revenez jamais, vous êtes cuits. C’était un peu l’objet de certaines de mes questions : voit-on encore la notion de «valeur» en 2025 comme on la comprenait au XIXème siècle ?
Parce que la notion de «masse», elle, a bien évolué en Physique… La «masse» pour Newton est un paramètre dans un équation. Et, dans la théorie newtonienne, on a en fait trois notions distinctes de masse, un peu comme les deux notions de valeur-travail et valeur-échange (la masse inertiel; la masse gravitationnelle active; la masse gravitationnelle passive). Newton identifie les masses grav active et passive en rajoutant un principe bizarre dans ses lois, l’action-réaction. Et il identifie la masse grav à la masse inertiel parce que les expériences semblent montrer qu’elles coïncident, mais ça reste pour lui un mystère profond…
Puis Einstein arriva, puis la mécanique quantique arriva … et aujourd’hui, on continue à avoir une notion de «masse» en physique, mais la définition n’a strictement plus rien à voir avec les «masses» précédentes; je ne la donnerai pas ici, c’est trop abstrait.
Et donc… y a-t-il un processus similaire en économie ? NON.
@ Frank
[« Mais bien sûr que si. Sauf à croire à l’existence d’un Grand Horloger qui aurait construit le monde physique en pensant à des lois immuables, toutes les théories physiques sont des MODELES de la réalité, qui l’approchent plus ou moins bien. Et de ce point de vue, le statut « conceptuel » de la mécanique newtonienne ou de la mécanique relativiste est exactement le même : ce sont des modèles, et rien de plus » Votre réponse est totalement hors-sujet.]
Je ne vois pas en quoi ma réponse serait « hors sujet ». C’est vous qui avez affirmé « d’un point de vue conceptuel, la théorie de Newton est totalement dépassée et ne joue aucun rôle dans la manière dont la physique tente d’appréhender le monde aujourd’hui ». Et bien, je vous ai montré que cette vision est fausse : dès lors qu’on admet que les différentes théories physiques sont des « modèles », elles ont toutes le même statut « conceptuel ». En fait, c’est votre idée selon laquelle « la physique tente d’appréhender le monde » qui vous conduit à cette erreur : vous confondez physique et métaphysique. La physique ne cherche pas à EXPLIQUER le monde, elle cherche à MODELISER les comportements expérimentaux.
[Donc, oui, la Physique ne discute que de « modèles » (et encore ceci doit être précisé, j’en reparle plus bas), c’est une position philosophique solide.]
Autrement dit, le « modèle » newtonien, le « modèle » relativiste et le « modèle » quantique ont tous trois le même statut « conceptuel ». CQFD. Et bien, pour revenir à notre discussion, la question se pose exactement dans les mêmes termes pour l’économie. On cherche à modéliser les comportements d’un système, c’est-à-dire, à établir des « lois » qui, à partir d’un état initial connu, permettent de modéliser l’évolution de certains paramètres. La précision des modèles économiques n’atteint certes pas encore celle des modèles physiques, mais il faut se souvenir que la physique a quelques siècles d’avance…
[Non, le statut « conceptuel » des deux théories n’est absolument pas le même. L’une est fondée sur l’idée de l’existence d’un temps absolu, idée fondamentale à laquelle on s’était accroché depuis l’aube de la pensée humaine, l’autre montre que le temps n’est pas une notion absolue : c’est de ce point de vue une révolution conceptuelle majeure, qui oblige à repenser pas seulement les lois de la mécanique mais en fait toute la physique. Et qui mènera, par ricochet, à repenser la théorie relativiste elle-même, etc.]
En fait, les concepts sont les mêmes : masse, force, vitesse, accélération, distance, temps sont des concepts communs aux deux théories. Simplement, l’une postule que la vitesse de la lumière est la même dans tous les référentiels, et l’autre non. Ce ne sont pas les concepts qui changent, c’est leur articulation.
[Votre vision de la Physique me semble extrêmement naïve. NON, ce n’est pas que lorsque les vitesses sont très importantes que la mécanique relativiste a un intérêt, alors que lorsqu’on descend à des échelles très petites ce serait plutôt le modèle de la mécanique quantique qui est utilisé. Peut-être est-ce comme cela que l’on apprend les choses dans certaines écoles d’ingénieurs?]
Oui. Mais aussi au DEA de Physique théorique de l’Université de Paris. Et dans les laboratoires de physique des gaz ionisés du CEA. Tiens, par exemple, lorsqu’on calcule le mouvement des électrons dans un plasma de Tokamak, on utilise la mécanique classique. Parce que dans un plasma thermique, les électrons sont suffisamment lents pour que la correction relativiste soit négligeable. Vous devriez leur expliquer qu’ils ont tort…
[Je ne vais pas commencer un cours de physique, mais permettez moi de donner quelques exemples.
1) Savez-vous que dans une description de la physique où les concepts classiques sont utilisés (c’est-à-dire en dehors de cadre conceptuel de la mécanique quantique), il est totalement impossible d’expliquer l’existence même de corps macroscopiques (par exemple, une table) ? Que de nombreux effets macroscopiques (par exemple, l’existence d’aimants) ne peuvent exister dans un cadre classique ? Que la structure de l’Univers à très grande échelle (amas de galaxie, etc.) est déterminée par des effets quantiques ? Que le soleil ne brillerait pas sans la mécanique quantique ? Que vous seriez immédiatement grillé sur place si le rayonnement électromagnétique était régis par des lois classiques ? Etc etc etc.]
Quand vous écrivez que « le soleil ne brillerait pas sans la mécanique quantique », vous exposez sans la moindre ambigüité l’erreur de votre conception. Le soleil brille certes du fait d’un phénomène (qui d’ailleurs est un phénomène à l’échelle microscopique) qu’on ne sait modéliser autrement qu’au moyen de la mécanique quantique. Mais c’est le PHENOMENE, et non le MODELE PHYSIQUE qui fait que le soleil brille. Dans votre expression, on voit bien que vous ne séparez pas les deux, que pour vous le « modèle » EST le « phénomène ».
[C’est précisément parce que le passage à la description quantique est un bond conceptuel majeur par rapport à la description classique que l’on peut aujourd’hui comprendre ces choses.]
Encore une fois, la physique ne « comprend » rien. Elle modélise. Nous ne savons pas « pourquoi » deux corps massifs s’attirent, ou bien pourquoi la fusion de deux noyaux d’hydrogène dégage de l’énergie. Nous constatons qu’il est ainsi, et construisons un modèle qui se justifie dès lors que ses prédictions sont proches de l’expérience. J’ai l’impression que vous adhérez encore à l’idée qu’il existe des lois physiques indépendamment de nous, et qu’il s’agit pour l’homme de les « découvrir » (ce qui, entre parenthèses, pose la question du « Grand Horloger » qui les aurait conçues et mises là). Mais ce n’est pas le cas : les « lois de la nature » sont une construction humaine, un modèle artificiel qui cherche à s’approcher le plus possible du comportement réel.
[La mécanique quantique est un cadre conceptuel extrêmement général dans lequel absolument toutes les théories de la physique modernes sont formulées. Les théories individuelles (par exemple, la théorie de l’interaction électromagnétique, la théorie de l’atome d’hydrogène, etc.) sont les «modèles». Mais *tous* les modèles sont toujours formulés dans le cadre quantique. On pourra changer, peut-être, la description des interactions fondamentales en proposant un nouveau modèle (théorie grande unifiée par exemple); mais ce sera toujours dans le cadre quantique.]
De toute évidence, ce n’est pas le cas. Il y a de nombreux domaines de la physique où l’on continue à travailler avec des modèles non-quantiques. Prenez, par exemple les calculs de propagation de houle en mécanique des fluides. Je peux vous assurer qu’on utilise encore les équations de Navier-Stokes, inventées alors que la mécanique quantique n’était pas encore inventée…
[2) La théorie einsteinienne de la relativité n’a pas le même statut que la mécanique quantique en tant que cadre général pour la physique, car elle doit être abandonnée si on veut tenir compte de la gravité.]
La mécanique quantique a le même problème lorsqu’elle se confronte à la dualité onde-particule. Voir par exemple la difficulté d’expliquer les expériences d’interférence à deux fentes par une simple description quantique…
[Oublions donc la gravité (discuter la gravité nécessiterait beaucoup trop de concepts)]
Ne l’oublions pas trop vite. Si on est obligé de laisser de côté la mécanique quantique pour traiter la gravité, n’est-ce pas parce que, comme tout modèle, il est incomplet ? Autrement dit, parce que conçue pour modéliser une famille de phénomènes elle ne peut modéliser d’autres ?
[Est-ce que ceci n’a d’intérêt que lorsque «les dimensions sont très grandes et les vitesses très importantes» comme vous semblez le croire ? Absolument pas.]
Eh bien, donnez-moi un seul exemple où pour faire des calculs concernant un phénomène à faible dimension et à petite vitesse, on utilise le modèle relativiste. Je suis curieux d’en voir un…
[Par exemple, savez-vous que l’incorporation de la relativité einsteinienne dans le cadre quantique implique, par exemple, l’existence de particules strictement identiques (indiscernables) en nombre illimité ? Ce fait absolument fondamental (par exemple, il existe des électrons en nombre illimité qui sont tous strictement identiques) est totalement incompréhensible dans le cadre classique mais aussi dans le cadre quantique sans relativité einsteinienne; mais c’est une conséquence inéluctable du mariage des deux. Vous conviendrez que le monde serait un peu différent sans cela (sans particules strictement identiques, par de possibilité de construire des corps macroscopiques… eh oui, sans relativité, pas de table !).]
Encore une fois, vous confondez le modèle et le phénomène. Que la table existe, c’est un phénomène. Et ce phénomène est constatable expérimentalement, indépendamment de tout modèle, de toute théorie physique. Maintenant, je construis un modèle théorique, la mécanique quantique, et ce modèle ne me conduit pas à pouvoir montrer qu’il existe des électrons indiscernables en nombre illimité. Et puis quand je le marie avec un autre modèle, le modèle relativiste, oh miracle, j’obtiens le résultat recherché, résultat indispensable pour modéliser la formation des corps macroscopiques.
Maintenant, souvenez-vous que ce n’est pas le seul cas où l’on a cherché à marier des modèles. Des fois ça marche… et des fois ça ne marche pas. Des fois on aboutit à des contradictions avec les résultats empiriques – et dans ce cas on élimine. Et on retient celles qui marchent, est c’est ainsi qu’on raffine les modèles… mais cela n’a aucun effet sur la réalité. Les tables existaient avant le mariage de la mécanique quantique et de la relativité, et existeront probablement lorsqu’une autre théorie aura remplacé ces deux-là.
[Ma question était : a-t-on quelque chose de semblable dans les sciences économiques ? Ou raisonne-t-on encore avec des outils conceptuels qui datent du XIXème siècle ?]
C’est exactement la même chose : de la même manière qu’en physique on utilise des concepts venus de la nuit des temps – force, accélération, vitesse, masse – qu’on redefinit et qu’on articule de manière différente. Et quelquefois on rajoute des concepts nouveaux en fonction des observations. Ainsi, par exemple, les théories monétaires sont une invention du XXème siècle.
[En fait, si vous m’aviez lu attentivement, vous vous seriez rendu compte que l’idée que j’exprimais est qu’il était difficile de capturer l’essence de ce que l’on entend lorsque l’on parle de « valeur » avec une définition unique.]
Pardon, mais qui est ce « on » qui parle de valeur ? Bien sûr, si vous prenez un « on » suffisamment grand, il est clair qu’il est « difficile de capturer l’essence de ce que l’on entend lorsqu’on parle de » quelque concept que ce soit. Cela est aussi vrai pour le mot « valeur » que pour le mot « force » ou « temps ». Et pourtant, on ne peut conduire un débat sans une définition rigoureuse de ces termes. Il ne s’agit pas de « capturer l’essence de ce que l’on entend par valeur », mais d’utiliser un concept qui, en théorie économique, a une définition rigoureuse.
[Ce qui est à peu prêt l’exact opposé à l’assertion : «vous tenez absolument à trouver une identité entre les deux concept». D’ailleurs, vous le dites vous-même (et je suis bien d’accord) : il faut, a minima, distinguer les concepts de valeur-travail et de valeur d’échange.]
Le terme « valeur » est utilisé classiquement comme synonyme de « valeur travail ». J’ai utilisé ce dernier terme justement pour éviter toute ambigüité.
[En fait, le départ de la discussion était précisément cela : est-ce que Carloman faisait référence à la valeur d’échange (ce que je crois) ou à la valeur travail (ce que vous croyez) dans la situation qu’il décrivait. Rien de plus.]
Il n’y a aucune ambigüité. Carloman parle de « produire de la valeur ». Or, la « valeur d’échange » ne peut être « produite », puisqu’elle dépend exclusivement de l’équilibre entre offre et demande.
[Je vous remercie cependant d’avoir pris le temps de me répondre : j’ai appris des choses et ma curiosité a été éveillée, je vais essayer de lire un peu plus sur ces sujets dorénavant.]
Si cela peut vous ouvrir à l’économie, je n’aurai pas œuvré en vain…
[C’est vous qui m’avez amusé en reprenant ce commentaire. Qu’est-ce que vous pouvez être de mauvaise fois, quand vous vous y mettez ! Croyez-vous vraiment que mes critiques de la sciences économiques impliquaient que je croyais qu’aucune prédiction n’était possible en économie ?]
Je ne peux que me fier à vos écrits : « ce que disent les économistes est en général, tout simplement, faux, si l’on juge un savoir à sa capacité à comprendre et donc à prédire ».
[Certes, ce n’est pas un scientifique pur et dur comme moi que vous devez convaincre. MAIS, si vous vous obstinez à utiliser une définition précise de la notion de masse, par exemple, et que vous n’en revenez jamais, vous êtes cuits. C’était un peu l’objet de certaines de mes questions : voit-on encore la notion de « valeur » en 2025 comme on la comprenait au XIXème siècle ?]
C’est exactement comme pour la masse en physique : on a affiné la définition, mais elle recouvre encore assez bien ce que Ricardo puis Marx ont imaginé.
Ma réponse étant apparemment trop longue, je la coupe en deux !
[Et bien, je vous ai montré que cette vision est fausse : dès lors qu’on admet que les différentes théories physiques sont des « modèles », elles ont toutes le même statut « conceptuel »]
Vous n’avez strictement rien démontré. Vous utiliser un sens du mot “conceptuel” qui n’est pas pertinent et qu’aucun physicien ne prendrait au sérieux. J’ai expliqué en détail ce que j’entendais par là.
[vous confondez physique et métaphysique. La physique ne cherche pas à EXPLIQUER le monde, elle cherche à MODELISER les comportements expérimentaux.]
Je ne crois pas, vraiment. Ce serait triste pour moi…
Pour répondre précisément à votre remarque, il faudrait s’entendre sur la définition du mot “expliquer.” Il est clair qu’avec votre point de vue, on n’explique strictement jamais rien dans aucune sciences (ou à l’intérieur d’aucun savoir humain).
Vous sembler croire que la physique est une science purement descriptive, un peu comme la zoologie au XIX ème siècle. Ce n’est pas le cas.
Permettez donc de vous donner la définition universellement acceptée, je crois, en physique (mais aussi en mathématiques) pour une notion ou un concept “explicatif”: c’est une notion ou un concept qui permet d’unifier la compréhension d’un très grand nombre de phénomènes à partir de très peu d’hypothèses (en math : une notion qui permet de comprendre un grand nombre de théorèmes comme cas particulier, en quelque sorte, d’une structure plus générale, plus abstraite). C’est dans ce sens qu’on emploit le mot “expliquer” en physique et en math. Sans que ça implique une confusion entre la pratique scientifique et la métaphysique. Et je peux vous garantir que la puissance explicative de la physique, dans le sens précis que je viens de donner, est impressionnant.
[Autrement dit, le « modèle » newtonien, le « modèle » relativiste et le « modèle » quantique ont tous trois le même statut « conceptuel ». CQFD.]
Vous ne comprenez toujours pas la notion de “concept” en physique…
[En fait, les concepts sont les mêmes : masse, force, vitesse, accélération, distance, temps sont des concepts communs aux deux théories. Simplement, l’une postule que la vitesse de la lumière est la même dans tous les référentiels, et l’autre non. Ce ne sont pas les concepts qui changent, c’est leur articulation.]
Faux, archi-faux. Vous semblez croire que parce qu’on utilise toujours les mêmes mots (ce que les physiciens aiment faire pour garder un semblant de lien avec le langage courant) on a affaire aux mêmes concepts. Vous savez, la physique a énormément progressé, au niveau conceptuel, depuis Newton… Je m’étonne de cette confusion chez vous, vous qui insistez en général, et à juste titre, sur le fait que les choses doivent être définies précisément pour leur donner un sens (ce qui implique que vous admettez que ce qui est pertinent n’est pas le nom donné à la chose).
Donc, non, il ne s’agit pas d’une articulation différente mais bien de concepts qui prennent un nouveau sens. La “masse” en relativité ne peut pas se définir comme en mécanique newtonienne, via un paramètre dans les équations, en général; c’est une propriété du Casimir des représentations du groupe de Lorentz qui interviennent pour décrire les particules. La masse newtonienne est remplacée par une notion de tenseur énergie-impulsion, notion sans objet en mécanique newtonienne. Et si on inclut la gravitation, c’est encore beaucoup plus compliqué (la notion d’énergie même n’est plus définie, même si le tenseur énergie-impulsion existe; au niveau conceptuel, il faut se ramener à des études de propriétés asymptotiques de l’espace-temps pour essayer de trouver un sens à ces concepts, c’est encore objet de recherches actuelles). Etc.
[Oui. Mais aussi au DEA de Physique théorique de l’Université de Paris. Et dans les laboratoires de physique des gaz ionisés du CEA.]
L’argument d’autorité, maintenant ! Mais que se passe-t-il ? Je ne vous reconnais plus.
Vous savez, lorsque je suis sorti du DEA de Physique théorique de la rue d’Ulm, major de ma promotion (major, aussi, pour le cursus général de physique), je ne savais, vraiment, pas grand-chose… Comme j’ai par la suite fait de la physique théorique mon métier, en passant par l’IAS de Princeton entre beaucoup d’autres endroits, j’ai eu la chance d’apprendre et de comprendre pas mal de choses, tout en me rendant aussi compte que nous sommes encore loin du compte . La science de haut niveau est une merveilleuse école d’humilité.
@ Frank
[« Et bien, je vous ai montré que cette vision est fausse : dès lors qu’on admet que les différentes théories physiques sont des « modèles », elles ont toutes le même statut « conceptuel » » Vous n’avez strictement rien démontré.]
J’ai écrit « montré », pas « démontré »…
[Vous utiliser un sens du mot “conceptuel” qui n’est pas pertinent et qu’aucun physicien ne prendrait au sérieux.]
De grâce, évitons les arguments d’autorité. Je connais pas mal de physiciens qui considèrent très pertinent l’usage du mot.
[« vous confondez physique et métaphysique. La physique ne cherche pas à EXPLIQUER le monde, elle cherche à MODELISER les comportements expérimentaux. » Je ne crois pas, vraiment. Ce serait triste pour moi…]
Pour connaître un peu le milieu des physiciens, je le comprends parfaitement. On aime tous penser que le monde a un sens, et que notre travail permet de dévoiler, ne serait-ce qu’en partie, ce sens.
[Vous sembler croire que la physique est une science purement descriptive, un peu comme la zoologie au XIX ème siècle. Ce n’est pas le cas.]
Je n’ai pas dit ça. La physique ne se contente pas de décrire le monde tel qu’il est, elle a développé des modèles qui permettent de prédire – à une certaine précision près – ce qu’il sera.
[Permettez donc de vous donner la définition universellement acceptée, je crois, en physique (mais aussi en mathématiques) pour une notion ou un concept “explicatif” : c’est une notion ou un concept qui permet d’unifier la compréhension d’un très grand nombre de phénomènes à partir de très peu d’hypothèses (en math : une notion qui permet de comprendre un grand nombre de théorèmes comme cas particulier, en quelque sorte, d’une structure plus générale, plus abstraite). C’est dans ce sens qu’on emploie le mot “expliquer” en physique et en math.]
Je ne suis pas persuadé. Je pense que pour beaucoup de physiciens – le cas des mathématiques est très différent parce que c’est une discipline qui construit elle-même les objets qu’elle étudie – le mot « expliquer » est entendu comme la possibilité de répondre à la question « pourquoi ». Et la raison, vous la dites vous-même plus haut : « ce serait triste » s’il n’y avait pas de réponse à cette question…
[Vous ne comprenez toujours pas la notion de “concept” en physique…]
Expliquez-moi, alors…
[« En fait, les concepts sont les mêmes : masse, force, vitesse, accélération, distance, temps sont des concepts communs aux deux théories. Simplement, l’une postule que la vitesse de la lumière est la même dans tous les référentiels, et l’autre non. Ce ne sont pas les concepts qui changent, c’est leur articulation. » Faux, archi-faux. Vous semblez croire que parce qu’on utilise toujours les mêmes mots (ce que les physiciens aiment faire pour garder un semblant de lien avec le langage courant) on a affaire aux mêmes concepts. Vous savez, la physique a énormément progressé, au niveau conceptuel, depuis Newton…]
Possiblement. Mais ou bien mes professeurs de physique étaient très nuls, ou bien les concepts comme « force », « vitesse », « accélération », « masse » interviennent bien dans la théorie de la relativité restreinte telle que formulée par Einstein, et sont une généralisation des termes utilisés dans la théorie newtonienne.
[Donc, non, il ne s’agit pas d’une articulation différente mais bien de concepts qui prennent un nouveau sens. La “masse” en relativité ne peut pas se définir comme en mécanique newtonienne, via un paramètre dans les équations,]
On parle bien de la relativité RESTREINTE…
[« Oui. Mais aussi au DEA de Physique théorique de l’Université de Paris. Et dans les laboratoires de physique des gaz ionisés du CEA. » L’argument d’autorité, maintenant !]
Je ne vois pas où est l’argument d’autorité. Vous me demandez « Peut-être est-ce comme cela que l’on apprend les choses dans certaines écoles d’ingénieurs ? ». Je vous donne des exemples d’autres endroits où je sais, par expérience, que l’on apprend les choses de cette manière. Cela n’implique pas qu’ils aient raison ou tort, que ce soit juste ou faux. Il n’y a donc pas « d’argument d’autorité ». J’ajoute que me reprocher d’user l’argument d’autorité après avoir écrit « Vous utiliser un sens du mot “conceptuel” qui n’est pas pertinent et qu’aucun physicien ne prendrait au sérieux », c’est l’hôpital se foutant de la charité…
[Vous savez, lorsque je suis sorti du DEA de Physique théorique de la rue d’Ulm, major de ma promotion (major, aussi, pour le cursus général de physique), je ne savais, vraiment, pas grand-chose… Comme j’ai par la suite fait de la physique théorique mon métier, en passant par l’IAS de Princeton entre beaucoup d’autres endroits, j’ai eu la chance d’apprendre et de comprendre pas mal de choses, tout en me rendant aussi compte que nous sommes encore loin du compte . La science de haut niveau est une merveilleuse école d’humilité.]
Vous me tendez la perche… mais non, je ne vais pas la saisir.
Je profite de l’occasion pour vous dire combien ces échanges me sont utiles. Malgré la chaleur du débat (et l’ironie et le sarcasme qui en font le sel), j’apprends beaucoup de choses de nos échanges. Si j’ai pu vous offenser, je le regrette sincèrement. Vous devez être un excellent enseignant, et je dois dire que ces échanges me rappellent l’époque où je fréquentais les laboratoires et j’envisageais de devenir physicien… et les discussions passionnées sur le statut de la physique qu’on avait à l’époque. Mais je crois que je n’avais pas ce qu’il fallait pour ce métier, alors j’ai vite bifurqué vers la physique expérimentale, puis l’ingénierie des grands appareils !
@ Descartes
[Je profite de l’occasion pour vous dire combien ces échanges me sont utiles]
Pas qu’à vous. Votre débat sur la physique (et les mathématiques) est très riche.
@ Frank
[Vous savez, lorsque je suis sorti du DEA de Physique théorique de la rue d’Ulm, major de ma promotion (major, aussi, pour le cursus général de physique), je ne savais, vraiment, pas grand-chose… Comme j’ai par la suite fait de la physique théorique mon métier, en passant par l’IAS de Princeton entre beaucoup d’autres endroits, j’ai eu la chance d’apprendre et de comprendre pas mal de choses, tout en me rendant aussi compte que nous sommes encore loin du compte . La science de haut niveau est une merveilleuse école d’humilité.]
Votre dernière phrase contredit le reste du paragraphe.
Vous qui parliez d’argument d’autorité…
[Tiens, par exemple, lorsqu’on calcule le mouvement des électrons dans un plasma de Tokamak, on utilise la mécanique classique. Parce que dans un plasma thermique, les électrons sont suffisamment lents pour que la correction relativiste soit négligeable. Vous devriez leur expliquer qu’ils ont tort…]
Êtes-vous sérieux ? Mais franchement… Avez-vous essayer de comprendre ce que j’essaie de vous expliquer ?
Vous savez, je ne suis pas votre ennemi : je suis au contraire votre admirateur, car votre blog est le meilleur que je connaisse. J’apprends énormément avec vous. Mais je souhaiterais, quand même, que vous preniez comme hypothèse de départ que je ne suis pas un imbécile et que, donc, si c’est ce que vous déduisez de ce que j’écris, il est possible que vous ayez mal compris…
[Quand vous écrivez que « le soleil ne brillerait pas sans la mécanique quantique », vous exposez sans la moindre ambigüité l’erreur de votre conception. ]
Mais pas du tout : j’utilise simplement le langage universellement employé en physique. Ce que je veux dire, c’est que, en dehors du cadre quantique, on ne sait pas comprendre le phénomène; et que ceci nécessite des concepts fondamentalement neufs par rapport à la mécanique newtonienne… On ne peut pas toujours écrire comme dans un livre de Bourbaki, vous savez, on compte sur l’intelligence de son interlocuteur pour qu’il vous comprenne (ce qui est possible en éliminant les interprétations absurdes au premier degré). Même dans les papiers de recherche en math on fait cela assez souvent, car sinon le texte devient tellement lourd qu’il devient illisible et incompréhensible…
[Dans votre expression, on voit bien que vous ne séparez pas les deux, que pour vous le « modèle » EST le « phénomène ».]
Bon, j’ai répondu ci-dessus… Il faut que vous changiez de lunette quand vous me lisez…
[Encore une fois, la physique ne « comprend » rien. Elle modélise. Nous ne savons pas « pourquoi » deux corps massifs s’attirent, ou bien pourquoi la fusion de deux noyaux d’hydrogène dégage de l’énergie.]
J’ai déjà répondu à cette critique, je n’y reviens pas.
[J’ai l’impression que vous adhérez encore à l’idée qu’il existe des lois physiques indépendamment de nous, et qu’il s’agit pour l’homme de les « découvrir » (ce qui, entre parenthèses, pose la question du « Grand Horloger » qui les aurait conçues et mises là). Mais ce n’est pas le cas : les « lois de la nature » sont une construction humaine, un modèle artificiel qui cherche à s’approcher le plus possible du comportement réel.]
Votre remarque est intéressante. J’y répondrai en deux temps.
Premièrement, rien dans ce que j’ai dit ne donne une indication sur ce que je pense au fond de moi sur le statut “philosophique” des lois de la physique (est-ce qu’on les découvre, est-ce qu’on les invente ? Etc. Noter qu’on pourrait aussi se poser la question pour les théorèmes en math). On pourrait en parler, ce serait intéressant, mais ce serait long.
Deuxièmement, vous semblez croire que le point de vue que vous donnez sur la question est une vérité établie («les « lois de la nature » sont une construction humaine, un modèle artificiel qui cherche à s’approcher le plus possible du comportement réel.»). C’est un point de vue qui se tient, mais ne le présentez pas comme un fait démontré. Ce n’est rien de plus qu’une opinion. Noter que cette opinion n’est d’ailleurs pas majoritaire parmi les physiciens théoriciens et les mathématiciens. La plupart des grands mathématiciens vous diront qu’il est «clair», pour eux, que l’on découvre les théorèmes, de par leur pratique. Si ça vous intéresse, on pourrait entamer une discussion là-dessus.
Pour faire court, j’aime bien le point de vue de Jean-Pierre Serre : «Le vrai en mathématiques est un vrai absolu. C’est sans doute ce qui fait l’impopularité des mathématiques dans le public. L’homme de la rue veut bien tolérer l’absolu quand il s’agit de religion, mais pas quand il s’agit de mathématique. Conclusion : croire est plus facile que démontrer». J’aime bien aussi ce que disait Bott sur la physique et les mathématiques : «Les Sciences cherchent à trouver les lois que Dieu a choisies; les mathématiques à trouver les lois auxquelles Dieu a dû obéir.”
[De toute évidence, ce n’est pas le cas. Il y a de nombreux domaines de la physique où l’on continue à travailler avec des modèles non-quantiques. Prenez, par exemple les calculs de propagation de houle en mécanique des fluides. Je peux vous assurer qu’on utilise encore les équations de Navier-Stokes, inventées alors que la mécanique quantique n’était pas encore inventée…]
De toute évidence, vous ne cherchez pas à comprendre ce que je veux dire. Arght. 🙂
Il est en effet parfaitement évident que l’on peut continuer à utiliser des théories physiques dépassées conceptuellement pour modéliser certains phénomènes avec une excellente précision : on utilisera toujours les lois de Newton pour envoyer des satellites dans le système solaire comme on utilisera toujours les équations de Navier-Stokes pour modéliser une kyrielle de phénomènes mettant en jeu des fluides. Il ne s’agit plus ici de physique fondamentale de pointe, mais de technologie ou d’ingénierie.
[La mécanique quantique a le même problème lorsqu’elle se confronte à la dualité onde-particule. Voir par exemple la difficulté d’expliquer les expériences d’interférence à deux fentes par une simple description quantique…]
Euh… c’est exactement l’inverse. Les expériences à deux fentes sont impossibles à expliquer (tient, vous osez, finalement, vous aussi, utiliser ce mot; comme quoi !!!) dans le cadre classique, mais sont parfaitement comprises dans le cadre quantique.
[Ne l’oublions pas trop vite. Si on est obligé de laisser de côté la mécanique quantique pour traiter la gravité, n’est-ce pas parce que, comme tout modèle, il est incomplet ? Autrement dit, parce que conçue pour modéliser une famille de phénomènes elle ne peut modéliser d’autres ?]
Pas du tout, du tout, ce n’est pas ce que j’ai dit. J’ai dit que ça nous amènerait trop loin.
Pour vous donner quand même une petite idée, pendant assez longtemps, on a cru qu’il y avait en effet une incompatibilité entre la mécanique quantique et la gravitation. Cette croyance était dû au fait qu’en essayant d’utiliser le formalisme de la théorie quantique des champs (pour faire court, la théorie quantique relativiste qui marche parfaitement pour les autres interactions) dans un cadre quantique gravitationnelle, on faisait face à des difficultés mathématiques insurmontables. Aujourd’hui, on pense exactement le contraire. D’abord, on a compris l’origine des difficultés mathématiques pré-citées, et on sait donc qu’elles ne sont le signe d’aucune incohérence fondamentale. Ensuite, on a enfin réussi à construire des exemples de théorie quantique contenant la gravitation qui sont parfaitement cohérentes mathématiquement, ce depuis la fin des années 1990 (et je travaille activement sur ce genre de choses). Je n’ai pas dit que l’on prétendait que ces théories décrivaient exactement le monde réel, nous n’en sommes pas là; mais leur existence démontre de manière définitive qu’il n’y a aucune incompabibilité entre mécanque quantique et la gravitation, décrite par la théorie d’Einstein dans la limite classique. Et en fait, et c’est le point le plus spectaculaire, dans ces modèles, l’existence même de l’espace est un effet quantique fort ! Non seulement il n’y a plus d’incompatibilité, mais on voit que l’existence d’un continuum d’espace-temps macroscopique n’est possible qu’en raison d’effets quantiques forts dans la description fondamentale ! Ainsi, de nombreux concepts fondamentaux de mécanique quantique, comme par exemple l’intrication quantique et l’information quantique, sont au cœur des recherches actuelles pour comprendre la structure de l’espace-temps. C’est un renversement total de paradigme par rapport à la situation des années 70 ou 80.
[Eh bien, donnez-moi un seul exemple où pour faire des calculs concernant un phénomène à faible dimension et à petite vitesse, on utilise le modèle relativiste. Je suis curieux d’en voir un…]
Je vous ai donné un exemple : la structure d’un atome, par exemple, même pour les petits atomes où les vitesses ne sont pas grandes; sans tenir compte de la relativité vous ne savez pas pourquoi les électrons sont des fermions, vous avez une erreur de facteur 2 (oui, 2, même avec une vitesse qui tend vers zéro) dans le couplage magnétique (moment magnétique anormal de l’électron), etc. Vous pouvez bien sûr admettre ces résultats et essayer de travailler avec sans connaître la relativité, mais alors vous utilisez ses conséquences sans le savoir, rien de plus.
Un autre exemple, mais qui est là d’une autre nature car, in fine, il est relié à la nécessité d’avoir une grande précision au niveau microscopique (notez la différence avec le facteur 2 pré-cité) : celui du GPS. Le GPS ne met pas en jeu de grande vitesse et s’applique au positionnement de votre voiture, qui n’a pas la taille d’une galaxie… Le cas du GPS est d’ailleurs un cas d’école : on doit tenir compte non seulement des corrections relativistes einsteiniennes, mais aussi de l’effet de distortion du temps par le champ gravitationnel terrestre ! Sans quoi on ne pourrait avoir une précision de plus d’un mètre environ !
[Des fois on aboutit à des contradictions avec les résultats empiriques – et dans ce cas on élimine. Et on retient celles qui marchent, est c’est ainsi qu’on raffine les modèles…]
Comme expliqué précédemment, ce n’est pas vraiment comme ça que ça marche… Essayer de modifier la mécanique quantique, ce n’est pas du tout pareil qu’améliorer un modèle pour un ingénieur…
[C’est exactement la même chose : de la même manière qu’en physique on utilise des concepts venus de la nuit des temps – force, accélération, vitesse, masse – qu’on redefinit et qu’on articule de manière différente. Et quelquefois on rajoute des concepts nouveaux en fonction des observations. Ainsi, par exemple, les théories monétaires sont une invention du XXème siècle.]
Votre remarque me permet de remettre l’accent sur ce que je voulais dire : que, justement, en physique, ON N’UTILISE ABSOLUMENT PAS DES CONCEPTS VENUS DE LA NUIT DES TEMPS. Ces vieux concepts sont totalement inadéquats et impossibles à incorporer dans la physique moderne, dans laquelle, au niveau fondamental (j’insiste – au niveau fondamental), les concepts de masse, force, accélération, vitesse, ne jouent absolument aucun rôle (et/ou ne peuvent même pas être définis; ce sont des notions dites émergentes). Si on s’acharne à vouloir les utiliser, on ne ferait, et on n’aurait pu faire, aucun progrès. C’était un peu l’origine de l’une de mes critiques des vieux concepts en économie…
[Le terme « valeur » est utilisé classiquement comme synonyme de « valeur travail ». J’ai utilisé ce dernier terme justement pour éviter toute ambigüité.]
C’est noté.
J’espère avoir réussi à mieux me faire comprendre cette fois !
Et ça fait du bien, dans tous les cas, de pouvoir penser à autre chose qu’à l’assassinat de Charlie Kirk et (surtout) aux réactions ignobles d’une grande partie de la gauche suite à cet assassinat (y compris des gens que je tenais en estime même si je ne partage plus leurs idées depuis longtemps; je précise aussi que je n’aimais pas vraiment Charlie jusqu’ici…); à notre brillant nouveau PM, champion de la rupture, qui démarre en fanfare dans la démagogie en réformant les avantages des anciens ministres alors que notre beau pays est en train de sombrer; à mes 2 semaines de jurys en tout genre où l’abandon définitif de toute ambition académique ou même moral dans notre vieux monde n’a jamais été aussi violemment évidente; etc., etc., etc.
@ Frank
[« Tiens, par exemple, lorsqu’on calcule le mouvement des électrons dans un plasma de Tokamak, on utilise la mécanique classique. Parce que dans un plasma thermique, les électrons sont suffisamment lents pour que la correction relativiste soit négligeable. Vous devriez leur expliquer qu’ils ont tort… » Êtes-vous sérieux ? Mais franchement… Avez-vous essayer de comprendre ce que j’essaie de vous expliquer ?]
Je ne peux que vous retourner la question…
[Vous savez, je ne suis pas votre ennemi : je suis au contraire votre admirateur, car votre blog est le meilleur que je connaisse. J’apprends énormément avec vous. Mais je souhaiterais, quand même, que vous preniez comme hypothèse de départ que je ne suis pas un imbécile et que, donc, si c’est ce que vous déduisez de ce que j’écris, il est possible que vous ayez mal compris…]
Je ne pense pas que vous soyez un imbécile, au contraire. Autrement, je ne prendrais pas la peine de vous répondre d’une manière détaillée. Et je pense – je peux me tromper – vous avoir bien compris. Simplement, nous avons des visions différentes de la physique. Pour vous, il semblerait qu’il existe des « lois » inscrites dans la nature même, que le physicien cherche à dévoiler. A l’appui de cette interprétation, je vous a vu énoncer l’idée que les lois physiques « expliquent » le fonctionnement de la nature. Et c’est pourquoi vous êtes convaincu qu’une théorie physique falsifiée par l’expérience, est « conceptuellement dépassée » puisqu’elle ne peut plus « expliquer » les phénomènes. Pour moi, au contraire, les théories physiques sont des MODELES du comportement réel des objets, et à ce titre elles sont TOUTES des approximations. Elles ont donc TOUTES pour destin d’être falsifiées un jour, et par conséquent ont toutes le même statut. La théorie newtonienne et la théorie de la relativité sont toutes les deux des approximations, simplement l’une approche la réalité expérimentale mieux que l’autre.
[« Quand vous écrivez que « le soleil ne brillerait pas sans la mécanique quantique », vous exposez sans la moindre ambigüité l’erreur de votre conception. » Mais pas du tout : j’utilise simplement le langage universellement employé en physique. Ce que je veux dire, c’est que, en dehors du cadre quantique, on ne sait pas comprendre le phénomène ;]
Franchement, j’ai pas mal arpenté des laboratoires, et je n’ai pas souvent entendu ce langage « universel ». Non, cette formule contient une conception de la physique. Non pas celle, littérale, que c’est la théorie qui fait fonctionner la réalité, mais que la théorie d’une certaine manière permet de « comprendre » le phénomène. Non, le phénomène est là, et je peux le modéliser. Mais le modèle et le phénomène sont deux choses totalement différentes. Le modèle me permet de prédire certains phénomènes avec une certaine approximation, et pas d’autres. Mais il n’explique rien.
[« Dans votre expression, on voit bien que vous ne séparez pas les deux, que pour vous le « modèle » EST le « phénomène ». » Bon, j’ai répondu ci-dessus… Il faut que vous changiez de lunette quand vous me lisez…]
C’est bien connu. Le mauvais lecteur, c’est toujours l’autre…
[Premièrement, rien dans ce que j’ai dit ne donne une indication sur ce que je pense au fond de moi sur le statut “philosophique” des lois de la physique (est-ce qu’on les découvre, est-ce qu’on les invente ?]
Au contraire. Vos écrits fournissent plein d’informations sur cette question. L’idée par exemple que les théories physiques « expliquent » le phénomène, par exemple, montre bien que pour vois les lois de la physique existent en dehors de nous, et que nous ne faisons que les découvrir. Et cette impression est renforcée par l’idée qu’une théorie peut être « conceptuellement dépassée », ce qui suppose que la connaissance humaine tend vers une « vérité » qui existe en dehors d’elle. Parce que si ces lois ne sont que des « modèles » inventés par nous, non seulement il n’y a aucune raison que la nature fonctionne réellement comme le modèle (et donc que celui ait un caractère explicatif) mais surtout s’il s’agit de modèles, la seule différence entre eux c’est qu’ils approchent plus ou moins l’expérience, et par conséquence ils ne peuvent être « dépassés ».
Pour le dire autrement, vous pensez que le monde EST quantique et relativiste, moi je pense que le monde est ce qu’il est, et que les modèles quantique et relativiste permettent de prédire certains phénomènes.
[Etc. Noter qu’on pourrait aussi se poser la question pour les théorèmes en math). On pourrait en parler, ce serait intéressant, mais ce serait long.]
Pas tout à fait. Les mathématiques opèrent sur des objets créés de toutes pièces, sous la seule contrainte de certains principes logiques, dont le principe de non contradiction. Ce sont des « modèles » qui ne « modélisent » rien…
[Deuxièmement, vous semblez croire que le point de vue que vous donnez sur la question est une vérité établie («les « lois de la nature » sont une construction humaine, un modèle artificiel qui cherche à s’approcher le plus possible du comportement réel.»).]
Certainement pas. Tout ce que j’écris n’est que mon opinion, et je suis tout à fait disposé à ce qu’elle soit remise en cause. Pensez-vous que je devrais mettre un avertissement au début de chaque paragraphe pour le rappeler ?
[Noter que cette opinion n’est d’ailleurs pas majoritaire parmi les physiciens théoriciens et les mathématiciens. La plupart des grands mathématiciens vous diront qu’il est « clair », pour eux, que l’on découvre les théorèmes, de par leur pratique. Si ça vous intéresse, on pourrait entamer une discussion là-dessus.]
J’aimerais bien que vous me donniez un exemple de « grand mathématicien » qui ait dit ça. Etant plutôt de l’école Bourbaki, je vois mal comment on pourrait « découvrir » un théorème. La « découverte » implique que l’objet existait avant que vous le « découvriez ». Or, les objets mathématiques eux-mêmes n’ont pas d’existence indépendante de nous. Ce sont des objets créés par un processus axiomatique.
[Pour faire court, j’aime bien le point de vue de Jean-Pierre Serre : « Le vrai en mathématiques est un vrai absolu. C’est sans doute ce qui fait l’impopularité des mathématiques dans le public. L’homme de la rue veut bien tolérer l’absolu quand il s’agit de religion, mais pas quand il s’agit de mathématique. Conclusion : croire est plus facile que démontrer ». J’aime bien aussi ce que disait Bott sur la physique et les mathématiques : «Les Sciences cherchent à trouver les lois que Dieu a choisies; les mathématiques à trouver les lois auxquelles Dieu a dû obéir.”]
La formule de Serre me paraît juste. Mais le « vrai » en mathématique ne mesure que la conformité à un système d’axiomes qui, eux, sont arbitraires sous réserve qu’ils obéissent à certaines contraintes logiques. C’est en partie vrai en physique, sauf que les « principes » (qui tiennent lieu d’axiomes) non seulement sont soumis à des contraintes logiques, mais que leurs conséquences doivent raisonnablement approcher les résultats de l’expérience. Par contre, la formule de Bott, même si elle est très jolie, ne me paraît pas juste. Les lois « auxquelles Dieu a dû obéir » sont celles de la logique, mais pas des mathématiques puisqu’on peut, en jouant sur les axiomes, construire des « mathématiques » différentes (pensez aux géométries non euclidiennes).
J’ajoute que je ne suis pas étonné que la formule de Bott vous plaise : elle reprend la vision que j’ai cru déceler de votre conception de la physique. Celle de lois existantes en dehors de nous (ici, « que Dieu a choisies ») et que nous devons « découvrir ».
[Il est en effet parfaitement évident que l’on peut continuer à utiliser des théories physiques dépassées conceptuellement pour modéliser certains phénomènes avec une excellente précision : on utilisera toujours les lois de Newton pour envoyer des satellites dans le système solaire comme on utilisera toujours les équations de Navier-Stokes pour modéliser une kyrielle de phénomènes mettant en jeu des fluides. Il ne s’agit plus ici de physique fondamentale de pointe, mais de technologie ou d’ingénierie.]
Mais si on continue à les utiliser, si elles continuent à fournir d’excellentes approximations, en quel sens sont-elles « conceptuellement dépassées » ?
[« La mécanique quantique a le même problème lorsqu’elle se confronte à la dualité onde-particule. Voir par exemple la difficulté d’expliquer les expériences d’interférence à deux fentes par une simple description quantique… » Euh… c’est exactement l’inverse. Les expériences à deux fentes sont impossibles à expliquer (tient, vous osez, finalement, vous aussi, utiliser ce mot; comme quoi !!!) dans le cadre classique, mais sont parfaitement comprises dans le cadre quantique.]
J’utilise le mot « expliquer » ironiquement… mais venons au fait. L’électromagnétisme classique permet parfaitement d’expliquer l’expérience d’interférence à deux fentes par superposition d’ondes. On peut d’ailleurs faire l’expérience avec de l’eau et un agitateur, et on arrive au même résultat.
[Ensuite, on a enfin réussi à construire des exemples de théorie quantique contenant la gravitation qui sont parfaitement cohérentes mathématiquement, ce depuis la fin des années 1990 (et je travaille activement sur ce genre de choses). Je n’ai pas dit que l’on prétendait que ces théories décrivaient exactement le monde réel, nous n’en sommes pas là ; mais leur existence démontre de manière définitive qu’il n’y a aucune incompatibilité entre mécanique quantique et la gravitation, décrite par la théorie d’Einstein dans la limite classique. Et en fait, et c’est le point le plus spectaculaire, dans ces modèles, l’existence même de l’espace est un effet quantique fort ! Non seulement il n’y a plus d’incompatibilité, mais on voit que l’existence d’un continuum d’espace-temps macroscopique n’est possible qu’en raison d’effets quantiques forts dans la description fondamentale ! Ainsi, de nombreux concepts fondamentaux de mécanique quantique, comme par exemple l’intrication quantique et l’information quantique, sont au cœur des recherches actuelles pour comprendre la structure de l’espace-temps. C’est un renversement total de paradigme par rapport à la situation des années 70 ou 80.]
Mais ce que vous décrivez ici, c’est bien la création d’un MODELE. Autrement dit, d’un système qui a sa cohérence interne, qui permet de reproduire un certain nombre de phénomènes (tout en admettant qu’ils ne collent pas « exactement » à la réalité), mais rien de plus.
[« Eh bien, donnez-moi un seul exemple où pour faire des calculs concernant un phénomène à faible dimension et à petite vitesse, on utilise le modèle relativiste. Je suis curieux d’en voir un… » Je vous ai donné un exemple : la structure d’un atome, par exemple, même pour les petits atomes où les vitesses ne sont pas grandes; sans tenir compte de la relativité vous ne savez pas pourquoi les électrons sont des fermions, vous avez une erreur de facteur 2 (oui, 2, même avec une vitesse qui tend vers zéro) dans le couplage magnétique (moment magnétique anormal de l’électron), etc. Vous pouvez bien sûr admettre ces résultats et essayer de travailler avec sans connaître la relativité, mais alors vous utilisez ses conséquences sans le savoir, rien de plus.]
Je vous accorde le point. Il y a des phénomènes macroscopiques difficiles à modéliser autrement qu’à partir de la mécanique relativiste, même à des vitesses et des dimensions relativement raisonnables. Mais le point de fond de notre différence demeure. Je peux postuler que les électrons sont des fermions, et mon calcul sera juste. Ou bien, je peux postuler que la lumière se déplace à la même vitesse dans tous les référentiels, et j’arrive à partir de ce postulat à démontrer que les électrons sont des fermions. Dans les deux cas, le résultat repose sur un postulat. Mais dans tous les cas, je suis obligé d’établir un principe, principe qui ne se justifiera que « par la logique de ses conséquences ». Autrement dit, dans les deux cas, je « n’explique » rien. Dans el premier cas, je ne sais pas pourquoi les électrons sont des fermions, dans le second je ne sais pas pourquoi la vitesse de la lumière est la même dans tous les référentiels… on revient toujours au même problème : si les théories sont des modèles, elles ne peuvent rien « expliquer ».
[« Des fois on aboutit à des contradictions avec les résultats empiriques – et dans ce cas on élimine. Et on retient celles qui marchent, est c’est ainsi qu’on raffine les modèles… » Comme expliqué précédemment, ce n’est pas vraiment comme ça que ça marche… Essayer de modifier la mécanique quantique, ce n’est pas du tout pareil qu’améliorer un modèle pour un ingénieur…]
Je vous trouve bien méprisant pour un métier que vous ne pratiquez pas…
Je regrette, mais c’est bien comme ça que ça marche. J’ai l’impression que vous croyez à l’immaculée conception des théories, qui viendraient au monde toutes faites. La mécanique quantique n’est pas née en un jour, ni même en sept.
[C’est exactement la même chose : de la même manière qu’en physique on utilise des concepts venus de la nuit des temps – force, accélération, vitesse, masse – qu’on redefinit et qu’on articule de manière différente. Et quelquefois on rajoute des concepts nouveaux en fonction des observations. Ainsi, par exemple, les théories monétaires sont une invention du XXème siècle.]
[Votre remarque me permet de remettre l’accent sur ce que je voulais dire : que, justement, en physique, ON N’UTILISE ABSOLUMENT PAS DES CONCEPTS VENUS DE LA NUIT DES TEMPS. Ces vieux concepts sont totalement inadéquats et impossibles à incorporer dans la physique moderne, dans laquelle, au niveau fondamental (j’insiste – au niveau fondamental), les concepts de masse, force, accélération, vitesse, ne jouent absolument aucun rôle (et/ou ne peuvent même pas être définis; ce sont des notions dites émergentes).]
Oui. Seulement, vous noterez que la physique EN GENERAL ne se réduit pas au « niveau fondamental », et que dans de très nombreux champs de la physique moderne, les concepts de masse, force, accélération et vitesse jouent encore un rôle absolument fondamental.
Il y a peut-être des économistes qui réfléchissent « au niveau fondamental », à la grande unification de l’ensemble des interactions économiques, et que pour eux la théorie de la valeur travail est totalement dépassée, ainsi que les concepts qui l’accompagnent. Personnellement, j’en doute. L’économie, comme discipline scientifique, n’en est pas là. Elle est encore au stade des prédictions qualitatives.
[Et ça fait du bien, dans tous les cas, de pouvoir penser à autre chose qu’à l’assassinat de Charlie Kirk et (surtout) aux réactions ignobles d’une grande partie de la gauche suite à cet assassinat (y compris des gens que je tenais en estime même si je ne partage plus leurs idées depuis longtemps; je précise aussi que je n’aimais pas vraiment Charlie jusqu’ici…);]
Soyez honnête. Si un activiste de la gauche radicale avait été assassiné, on aurait eu probablement le même type de « réactions ignobles » d’une grande partie de la droite. La polarisation galopante, qui prend de plus en plus la forme d’une guerre civile larvée, est l’une des malédictions de notre époque.
[à notre brillant nouveau PM, champion de la rupture, qui démarre en fanfare dans la démagogie en réformant les avantages des anciens ministres alors que notre beau pays est en train de sombrer;]
Oui, c’est un mauvais départ. Débattre de deux jours fériés ou des avantages des premiers ministres alors qu’on attend depuis deux ans qu’on définisse une politique énergétique, que nos usines ferment, que l’éducation coule, cela a un côté surréaliste. Et ce n’est pas la faute de Lecornu – enfin, pas SEULEMENT sa faute. Il lui faut obtenir une majorité dans une assemblée où tous les chefs de groupe sont au ras des pâquerettes. Je n’étais pas convaincu au départ, mais de plus en plus je penche pour le besoin d’avancer l’élection présidentielle…
[à mes 2 semaines de jurys en tout genre où l’abandon définitif de toute ambition académique ou même moral dans notre vieux monde n’a jamais été aussi violemment évidente; etc., etc., etc.]
Courage, camarade ! « Le présent est lutte, l’avenir est à nous » !
@Descartes,
Et bien, voilà!!! Enfin, vous devenez raisonnable!
Si on enlève l’aversion que j’ai depuis 2017 pour le Méprisant de la République, je crois sincèrement qu’il aurait dû passer la main à l’issue des législatives de l’an dernier, qui ont donné une Assemblée Nationale ingouvernable, plus encore que celle dont il a hérité en 2022 lors de sa réélection. Sans compter qu’en termes de ministrables, on a fini par racler les fonds de tiroir de tous les renégats de la politique française depuis Mitterrand II…
Pour moi, le pourrissement est la pire des situations possibles, et bien trop de personnes, y compris au RN, s’en accommode, alors que les finances du pays sont calamiteuses, et que l’anomie sociale s’installe.
Vous disiez “Bayrou doit partir”, cela aurait plutôt dû être “P’tit Cron démission”…
@ CVT
[Et bien, voilà!!! Enfin, vous devenez raisonnable !]
Il n’y a que les imbéciles qui ne changent jamais d’avis…
Personnellement, je suis attaché aux institutions. Il est toujours dangereux de les affaiblir. Le départ d’un président de la République avant la fin de son mandat, c’est un coup porté aux institutions. Mais la permanence d’un président rendu impuissant par le rejet massif du peuple bloque les institutions, et les affaiblit aussi. La question est donc de choisir le moins pire des deux maux. Je continue à penser qu’en 2024 il restait encore à Macron un capital suffisant pour permettre aux institutions de fonctionner, à condition de faire amende honorable et de constater son échec, et de le manifeste en nommant un gouvernement qui ne lui soit pas acquis. Il ne l’a pas fait avec Barnier, et encore moins avec Bayrou, un homme associé dès le départ à l’aventure macroniste – et un imbécile en plus. Cette façon de faire a crispé l’opinion et rendu l’atmosphère irrespirable au Parlement. J’en suis conduit à penser que Macron a épuisé son capital, et qu’en s’accrochant à son fauteuil il fait plus de mal aux institutions qu’en partant. Je n’en dis pas plus, je prépare un papier la dessus.