“Il n’y a que les imbéciles qui ne changent jamais d’avis”
S’il fallait encore se convaincre de l’exceptionnel entêtement de notre président de la République, sa sortie sur la réforme des retraites qui serait « décalée » et non « suspendue » devrait suffire à le faire admettre aux plus fanatiques de ses partisans. A ce niveau-là, on se demande s’il s’agit d’entêtement ou d’une complète perte de contact avec la réalité. Emmanuel Macron ne semble toujours pas comprendre que la violence et la morgue avec laquelle il a imposé au pays cette réforme en a fait, très largement au delà de son contenu réel, un totem. Un totem dans les deux camps, d’ailleurs.
Que pour le camp des adversaires de la réforme celle-ci soit devenue le symbole de l’autoritarisme, de la morgue, du refus de négocier du pouvoir ; que les syndicats veuillent laver l’affront – et pour le Parti socialiste, l’impression de s’être fait rouler dans la farine par François Bayrou – ; que les gens qui ont perdu des journées de salaire à faire la grève et à manifester veuillent marquer une victoire fut-elle symbolique, on peut le comprendre.
La position des partisans du président est, elle, incompréhensible. Cette réforme est somme toute banale – on a depuis longtemps renoncé au « big bang » du système à points, pourtant bien plus intelligent, pour se replier sur la bonne vieille réforme paramétrique dans la continuité des Touraine et autres Balladur. La procédure employée pour faire voter la réforme peut par ailleurs difficilement être proposée en modèle de méthode. Comment expliquer alors qu’elle soit devenue le marqueur de la présidence Macron, l’œuvre par l’intermédiaire de laquelle il espère passer à l’histoire, la perle quasi unique de son bilan, au point que sa simple « suspension » reviendrait à détruire l’héritage macronien devant l’Histoire ? La manière dont les partisans du président s’accrochent à cette mesure, comme s’ils n’avaient rien d’autre à mettre en avant, met douloureusement en évidence un bilan particulièrement pauvre de ses huit années passées à l’Elysée.
Je crois l’avoir écrit plusieurs fois ici : la réforme des retraites telle qu’elle a été votée en 2022 est devenue un symbole de tout ce qu’il ne faut pas faire. Et c’est pour cette raison que Macron, s’il avait été fin politique, aurait renoncé à la mettre en oeuvre – comme le fit Mitterrand avec la loi Savary ou Chirac avec le CPE – alors même qu’il avait les moyens de l’imposer. S’il avait retiré la réforme avec un prétexte intelligent puis remis l’ouvrage sur le métier avec une meilleure concertation avec les partenaires sociaux, on n’en serait pas là. Mais Macron n’est pas un fin politique, fait qui échappe à beaucoup de commentateurs, qui tendent à confondre la ruse avec l’intelligence. Macron est un enfant gâté, tellement habitué au succès qu’il ne supporte pas l’échec. Il tient donc à la victoire, quand bien même elle lui serait plus coûteuse qu’une défaite. Il a fait – et fait encore – de cette affaire une blessure d’orgueil. Avec le risque d’entraîner les institutions dans sa chute.
Cela étant dit, les adversaires de la réforme ont tort de faire de son abrogation – ou de sa suspension, puisque c’est le vocabulaire choisi – l’alpha et l’oméga du débat politique. Parce que, soyons sérieux, le sort de la France ne se joue pas à une année près dans l’âge de départ à la retraite. Dans la hiérarchie des maux qui affectent la France en général et chaque Français en particulier – et ce ne sont pas nécessairement les mêmes – la question de partir un an avant ou un an après n’occupe certainement pas la première place. La France voit son industrie se faire la malle, sa croissance faiblir, l’équilibre de ses échanges s’enfoncer dans le rouge, les déficits fiscaux se creuser, ses infrastructures vieillir, son système éducatif s’effondrer et sa recherche péricliter. Les Français voient l’école partir à la dérive, les services publics se dégrader, leur cadre de vie se détériorer, une sociabilité à laquelle ils sont attachés se perdre, la précarité devenir un mode de vie. A côté de ces menaces, la question de l’âge de départ est, sans conteste, secondaire.
On aimerait voir les gouvernements tenir ou tomber sur ces questions- là. On aimerait voir les ministères structurés en fonction de leur capacité à s’attaquer à ces problématiques. On aimerait entendre à l’Assemblée les ministres interpellés sérieusement sur ces questions. On aimerait voir les partis politiques organiser des colloques, des débats, des publications sur ces sujets et préparer des projets sérieux qui ne se réduisent pas à des listes de « propositions » sans cohérence, à l’injonction « plus d’emplois, plus d’argent » financés sur des recettes imaginaires, voire à « une grande loi sur telle question », sans qu’on précise ce qu’on voudrait y mettre.
Il faut réaliser ce qui vient de se passer : le Parti socialiste aurait pu mettre le pistolet sur la tempe de Lecornu pour faire passer un projet de réforme de l’éducation, du système de soins, pour remettre en état les infrastructures, pour soutenir la recherche. Il a préféré l’utiliser pour que les gens puissent pendant un an et demi partir à la retraite à 63 ans plutôt que 64. Même la taxe Zucman, qui avait été présentée comme une revendication, est passée à la trappe (1). Rendez-vous compte : des heures et des heures de débats, la menace d’une censure et d’une dissolution pour régler une affaire dont l’effet sur la vie des gens sera marginal, alors que personne ou presque ne s’intéresse aux questions où se joue notre avenir On peut certes comprendre le poids symbolique que revêt la suspension de la réforme, mais lorsqu’on privilégie à ce point le symbole sur la réalité, il y a un problème. On peut même se demander si le symbole n’est utilisé pour mettre la réalité sous le tapis, si le débat sur la suspension de la réforme n’est un moyen commode pour la classe politico-médiatique de se dispenser de réfléchir aux questions de fond.
Descartes
(1) Et attention, je parle du Parti socialiste, mais ce n’est pas mieux ailleurs : Les Républicains auraient pu profiter de la faiblesse du gouvernement pour faire avancer des projets, il n’ont finalement qu’une seule ligne rouge : « pas d’impôts (surtout pour les riches) ». Quant aux autres, personne n’a songé à négocier son soutien au gouvernement en échange de l’adoption par celui-ci d’un projet dans ces domaines… peut-être parce que personne n’en a un de prêt !