« si je dois un million à la banque et je ne peux pas payer, c’est mon problème. Si je dois mille milliards et je ne peux payer, c’est le problème du banquier » José Ber Gelbard, ministre de l’économie argentin.
Ainsi, notre brillant premier ministre – interdit de rigoler – a réuni un « comité d’alerte du budget ». Il faut lui rendre grâce de sa créativité : sans cela, les partenaires sociaux, les collectivités locales, les parlementaires, les représentants des organismes de sécurité sociale, les fonctionnaires présents à cette réunion auraient pu passer à côté d’un fait capital : le déficit budgétaire n’est plus tenu et la dette continue à se creuser. On peut imaginer la surprise de tous ces gens si mal informés, découvrant tout à coup que la dette atteint 113% du PIB, que le budget est systématiquement en déficit depuis cinquante ans. Comme si ces gens-là ne regardaient jamais BFMTV, ne lisaient jamais « Le Monde », n’écoutaient jamais France Inter, bref, comme s’ils vivaient dans une caverne…
Ce qui est plus étonnant, c’est que François Bayrou, qui prétend avoir une conscience aigüe de la situation budgétaire catastrophique de la France, soutienne depuis 2017 un Emmanuel Macron qui a eu la main budgétaire particulièrement généreuse, avec une « politique de l’offre » fort coûteuse et un suivi de l’équilibre budgétaire très approximatif. On ne l’a pas beaucoup entendu du temps où il était Commissaire au Plan, fonction qui pourtant consiste à travailler sur la prospective. Il est vrai qu’à l’époque la priorité était de ne pas désespérer Euronext…
Ce qui nous arrive était pourtant parfaitement prévisible. Pire : c’était inscrit dans la logique du système libre-échangiste – certains diront néolibéral – mis en place progressivement depuis les années 1970. Précisément à l’époque où les déficits budgétaires ont commencé à déraper, une coïncidence, sans doute. Il y a un lien très étroit entre libre-échange et dette. Essayons de comprendre ce lien :
Les partisans du « marché libre et non faussé » nous expliquent combien la concurrence est bénéfique pour le consommateur. Des entreprises en concurrence « pure et parfaite » doivent en effet se battre pour offrir leurs produits au meilleur prix, sous peine d’être balayées par leurs concurrents. Il s’ensuit une baisse continue des prix, qui tendent à se rapprocher des coûts de production. Ce que ces partisans ne nous disent pas, c’est que ce qui est vrai sur le marché des biens et services l’est aussi sur le marché du travail. La mise en concurrence des travailleurs se traduit par une baisse continue du prix du travail – c’est-à-dire, des salaires directs ou différés – puisque le travailleur plus cher sera, lui aussi, balayé par ses concurrents. La « concurrence libre et non faussée » se traduit donc par deux phénomènes contradictoires : celui de la baisse des prix des biens et celui de la baisse des revenus des travailleurs. A qui profite le crime ? A ceux qui peuvent échapper à la concurrence, autrement dit, aux activités protégées par un statut ou un monopole de fait ou de droit, aux travailleurs aux compétences rares, à tous ceux qui savent et peuvent exploiter les imperfections du marché pour se constituer des rentes.
Quand ce phénomène commence à se manifester à la fin des années 1970 avec les premières délocalisations et le début du chômage de masse, quelle est la réaction des élites gouvernantes ? Certains embrassent la logique néolibérale, quitte à plonger une partie de leurs travailleurs dans la misère. C’est le cas par exemple des conservateurs britanniques qui, à partir du début des années 1980, assument pleinement la mise en « concurrence libre et non faussée » des travailleurs en supprimant progressivement l’ensemble des statuts et barrières syndicales et commerciales à cette concurrence, plongeant des régions entières dans la misère et créant un traumatisme dont le pays ne s’est jamais tout à fait relevé. En France, on a aussi mis les travailleurs en concurrence, mais on n’a pas assumé les conséquences. Par crainte d’un mouvement ouvrier beaucoup plus radicalisé et réactif qu’en Grande Bretagne, les gouvernements successifs ont évité la déflation du revenu des travailleurs en injectant de l’argent public – que ce soit sous forme d’allocations, d’exemption de charges, de subventions à l’énergie, réduction d’impôts, etc. – pour maintenir artificiellement la compétitivité des productions locales. Cet argent ne pouvait pas être prélevé sur l’activité économique elle-même : aider la compétitivité de l’industrie avec de l’argent prélevé sur l’industrie, c’est jouer au Baron de Munchhausen. Cet argent ne pouvait donc venir que de l’extérieur de l’économie, c’est-à-dire, de l’endettement.
La « concurrence libre et non faussée » conduit automatiquement à enrichir le consommateur et appauvrir le producteur. L’un bénéficie de la baisse des prix, l’autre est victime de la baisse des salaires. Lequel des deux effets est le plus puissant ? Cela dépend de l’évolution de la productivité. Lorsque celle-ci est importante, c’est l’effet sur les prix qui est prédominant. Mais lorsque la productivité croit lentement – comme c’est le cas depuis les années 1970 – c’est l’effet sur les salaires qui est le plus fort. Nous avons fait le choix d’appauvrir l’Etat plutôt que les producteurs, en multipliant aides et allocations financées à crédit.
La dette résulte de ce choix par défaut. Car c’est là un point fondamental, que le débat public aujourd’hui ignore. Le problème ne se trouve pas dans une dépense publique excessive, mais dans le déséquilibre entre ce qu’on produit et ce qu’on consomme. Aujourd’hui, nous consommons collectivement plus que nous ne produisons, et la différence doit bien être couverte par l’emprunt. Après, on peut discuter la manière dont cet emprunt est distribué : on peut transférer la dépense publique vers la dépense privée ou vice-versa. Si on réduit la dépense publique en la transférant vers le privé – par exemple, en supprimant des subventions aux services publics ou des allocations – les acteurs privés n’auront d’autre voie pour maintenir leur niveau de vie que de s’endetter pour remplacer ce financement avec leurs deniers privés. On aura donc réduit le besoin d’endettement public et augmenté l’endettement privé. Prenons un exemple : si demain on cessait de subventionner l’enseignement supérieur pour le rendre payant, les étudiants seraient obligés à souscrire des emprunts pour financer leurs études… ou bien renoncer à en faire, comme cela se produit aux Etats-Unis. On voit là une loi implacable de l’économie : lorsque les ressources sont insuffisantes, ou bien on baisse le niveau de vie, ou bien on emprunte pour le maintenir.
Réduire la dépense publique ne changera donc rien au problème de l’endettement. Tout au plus, cela soulagera la dette publique au prix d’un creusement de la dette privée. et on sait par expérience que, lorsque la dette privée est excessive… les Etats se trouvent obligés de la « nationaliser » pour éviter l’effondrement du système bancaire, comme on l’a vu dans le cas des « subprimes ». Autrement dit, si l’on « dé-mutualise » la dépense en transférant du public au privé, on se trouve obligé en fin de course de « ré-mutualiser » la dette qui en résulte.
Il faut bien comprendre que la nature de la dépense publique n’est pas la même que celle de la dépense privée. Lorsque j’achète une voiture, je le fais pour me faire plaisir, pour aller à mon travail, pour promener ma famille ou pour partir en vacances. Lorsque l’Etat achète une rame TGV, ce n’est pas pour permettre à l’Etat de partir en vacances ou d’aller au travail. C’est pour me permettre, moi citoyen, de le faire. Et éventuellement, de me dispenser de prendre ma voiture. Autrement dit, lorsque l’Etat dépense, cette dépense est en fait de la dépense privée mutualisée. Au lieu d’acheter une voiture qui me transportera moi, je donne cet argent à la collectivité qui achète un TGV qui nous transportera tous. Bien sûr, l’Etat achète lui aussi des biens pour les consommer: du papier des crayons, des bâtiments, du mobilier… mais ces dépenses sont minimes en comparaison aux dépenses qui retournent au citoyen. Le rapport entre la dépense publique et le PIB reflète donc le niveau de mutualisation des dépenses. Et le sens du progrès a toujours été celui d’une mutualisation croissante des risques et des dépenses. En quoi le fait de payer mes médicaments plutôt que de payer une cotisation pour que la Sécurité sociale achète le médicament pour moi serait un progrès ? Avoir l’un des ratios entre la dépense publique et le PIB les plus élevés du monde n’est donc pas un motif de honte, il devrait plutôt être un sujet de fierté. Cela ne nous dit rien de l’inefficacité ou de l’efficacité de la dépense publique, puisque pour tirer des conclusions à ce sujet il faudrait évaluer à périmètre constant. En fait, ce qu’il faudrait regarder dans un souci d’efficacité, ce n’est pas la dépense publique mais la consommation publique, c’est à dire la part des prélèvements qui est consommée par l’activité des administrations et ne revient pas au citoyen sous forme de services ou de transferts. Et cette part est bien inférieure aux coûts d’administration privée, comme le montre une comparaison faite entre la Sécurité sociale (de 1 à 4% selon les branches) et les assurances privées (entre 17 et 20%).
Mais pourquoi alors nos élites politico-médiatiques persistent à centrer le débat sur les déficits publics ? Parce qu’il y a un tropisme du « bloc dominant » contre la dépense publique, censée paver le chemin – horreur ! malheur ! – vers la redistribution. La dépense privée est sous le contrôle de celui qui la décide : le milliardaire décide sur ses milliards, le smicard sur son smic. Mutualiser la dépense, c’est la soumettre à un mécanisme de décision dans lequel le smicard ne pèse certes pas aussi lourd que le milliardaire – la démocratie a ses limites – mais où leur poids est nettement plus équilibré. C’est pourquoi le bloc dominant combat toutes les formes de mutualisation. Son idéal, c’est la retraite par capitalisation, l’école privée, des services publics privatisés. Comme ça, chacun aura le sien en fonction de sa capacité à payer.
Il faut donc revenir aux fondamentaux, c’est-à-dire, à l’équilibre entre la production et la consommation. Pour rétablir cet équilibre, on nous parle depuis sept ans de « politique de l’offre ». Mais la politique de l’offre, telle qu’elle est présentée et mise en œuvre par Emmanuel Macron repose sur un malentendu. On s’imagine chez les macronistes qu’on pourrait conserver en France un haut niveau de vie, une normative écologique contraignante, une protection sociale de qualité, tout en étant concurrentiel sur un marché « libre et non faussé » par rapport aux pays où l’activité économique n’est soumise à aucune de ces contraintes. Et bien, cela ne peut pas marcher. Il suffit de regarder ce qu’est devenue notre économie : les activités qui subsistent sont ou bien protégées de la concurrence par des barrières de droit ou de fait (tourisme, luxe, défense, nucléaire, aéronautique) ou bien lourdement subventionnées par la dépense publique financée par la dette. Tout le reste migre lentement vers des cieux plus cléments… pour le capital.
Bayrou explique qu’on ne travaille pas assez. Il a raison, mais il ne semble pas comprendre que cela résulte logiquement du système qu’il a toujours défendu, celui de la libre concurrence. On ne travaille pas assez parce qu’il n’y a pas assez d’emplois, et il n’y a pas assez d’emplois parce qu’il est plus rentable d’aller produire ailleurs. Pour que les emplois qui sont partis en Chine reviennent chez nous dans un contexte de « concurrence libre et non faussée », il faudrait payer des salaires chinois, avoir une protection sociale à la chinoise et des normes écologiques idem. Ou alors faire ce qu’on fait depuis 2017 : subventionner des activités avec de l’argent public et donc creuser la dette. Il n’y a pas de meilleure solution à ce problème dans un contexte d’économie ouverte, et c’est pourquoi dans son « comité d’alerte du budget » le premier ministre a exposé le problème, sans proposer la moindre solution. Comment le pourrait-il ? Il n’y a pas de solution présentable – c’est-à-dire, hors déflation salariale – sans remettre en cause le cœur de la pensée du « bloc central », à savoir, la foi dans le marché « libre et non faussé ».
Pour s’attaquer au problème, il faut un « protectionnisme intelligent », qui viserait non pas l’autarcie, mais des échanges équilibrés, non pas l’excédent commercial, mais un résultat neutre de notre balance des échanges, dans la droite ligne du raisonnement exposé dans la Charte de La Havane. Ce qui, bien entendu, pose un certain nombre de problèmes relatifs à nos rapports avec le reste de l’Union européenne et avec la monnaie unique dans un contexte où les transferts inconditionnels tels qu’ils existent à l’intérieur des nations sont exclus au niveau européen.
Pendant ce temps, la perspective d’une dégradation continue du niveau de vie de la masse des travailleurs soumis à la concurrence et à l’inverse de l’enrichissement tout aussi continu de ceux échappant à cette concurrence remet de plus en plus en cause la cohésion de nos sociétés. C’est ce que les gens commencent à réaliser, et c’est pourquoi le protectionnisme cesse d’être une proposition marginale, défendue par quelques économistes fous, pour redevenir une option réaliste. Au lieu d’admettre la crise du libre-échange et d’en tirer les conséquences, les élites politiques, à gauche comme à droite, se refusent à regarder la réalité en face : à gauche on ne pense qu’à redistribuer, à droite on est obsédé par les impôts. Tout ça laisse le champ libre aux populistes, les seuls qui mettent la question de la production locale en haut de l’agenda. Le réveil risque d’être rude.
Descartes