Le suicide de Bérégovoy et celui de la gauche

Ce 1° mai, en marge des manifestations, notre télévision nationale a cru bon de nous ramener 16 ans en arrière et nous offrir une dramatique sur le suicide de Pierre Bérégovoy, suivie d’une émission d’enquête retraçant les détails de cet évènement. Elle nous présente un Bérégovoy ingénu, honnête, dévoué à “la gauche” et à son parti, aimant sa famille, aimé de tous… et à que les “affaires” de quelques amis du Président (mais pas le Président lui-même, qui aurait pu en douter…) auraient transformé en une cible des médias et de quelques juges mal intentionnés. Et que c’est finalement cette campagne médiatique et judiciaire qui a entraîné la défaite de la gauche en 1983, défaite dont Bérégovoy ne s’en remettra pas. Et en conclusion, tout est la faute de “la politique”…

Cette image, bien entendu, n’est pas tout à fait celle dont se souviendront ceux qui ont eu le douteux privilège de vivre cette époque-là avec les yeux ouverts. Il aurait été intéressant de connaître l’avis d’Edith Cresson sur le personnage. Bérégovoy avait ressenti la nomination de l’ancienne maîtresse de Mitterrand comme un affront personnel, et de son poste de Ministre des Finances, il avait fait tout ce qui était dans son pouvoir pour rendre la vie de la belle Edith impossible. Bérégovoy était bien loin de l’image de camaraderie et de l’humilité qu’on nous a montré sur France2. Comment peut on croire que Bérégovoy aurait pu faire la carrière qui fut la sienne dans le marigot mitterrandien sans un sens politique acéré et un « killer instinct » efficace ?


La caricature du juge Jean-Pierre qu’on a pu voir hier soir fait aussi partie d’une légende bien commode qui permet d’occulter le climat d’affairisme qui entourait les éminences socialistes en ce temps-là. Car ce n’est pas Thierry Jean-Pierre qui a inventé l’affaire Urba ou le délit d’initié dans le rachat de Triangle par Péchiney (pour lequel plusieurs amis du Président et le directeur de Cabinet de Bérégovoy ont été condamnés). La gauche au pouvoir avait pris pas mal ses aises avec la morale et avec l’éthique: il suffit de rappeler cette monstruosité qu’était la loi d’auto-amnistie votée sous Rocard. Ou était Bérégovoy alors ? Pourquoi on n’a pas entendu sa voix défendant la morale publique ? Peut-on croire un instant qu’il ignorait ce qui se passait autour de lui ? Ou a-t-il choisi de s’en désintéresser jusqu’à ce que quelques juges le rappellent à la réalité ?

La dramatique cherche aussi à nous faire croire que la gauche a perdu les élections législatives de 1993 à cause du scandale du “prêt” gratuit que Pellat fit à Bérégovoy. Là aussi, c’est une légende. La gauche a perdu les élections de 1993 comme elle avait perdue celles de 1986 pour la simple raison qu’elle n’avait rien à dire. En 1986 comme en 1993, elle n’avait plus pour but que “réconcilier la France avec l’entreprise”, que de renforcer une union européenne chaque jour plus libérale. Bérégovoy en 1993 comme Fabius en 1986 n’avait comme haut motif de fierté que la “confiance” qu’avaient en lui les milieux financiers et boursiers. Dans ces conditions, qu’est-ce que la gauche avait à dire de plus que la droite ? Plus que les “affaires” de Pierre Bérégovoy, ce fut la politique de Pierre Bérégovoy et de son gouvernement (et de son mentor, François Mitterrand) qui a été rejetée. C’est sur le chômage, sur la désindustrialisation, sur la destruction du service public, tous les corollaires de la politique du “franc fort” requise par le traité de Maastricht, que la gauche a perdu d’abord son âme, et ensuite les élections.

D’une certaine façon, la dramatique d’hier soir était une parfaite illustration des difficultés qu’éprouve la gauche en général et le PS en particulier à avoir une approche critique de son histoire récente. Au lieu d’admettre les erreurs et les fautes commises, et de chercher à comprendre leur dynamique de manière à pouvoir gouverner demain sans les répéter, on préfère croire qu’on a eu tout juste, et que tous les échecs sont la faute d’agents externes: les médias à la solde de la droite, les juges revanchards, les énarques qui “n’ont jamais accepté d’être dirigés par un ancien ouvrier” et dans les cas les plus extrêmes, “le peuple qui n’a rien compris”. Encore aujourd’hui, pas une conférence du PS qui ne commence pas avec un vibrant hommage à François Mitterrand et à “l’œuvre” de ses deux septennats. Peu importe que pour la plupart des électeurs de gauche cette époque ait été celle des abandons, des trahisons, des malhonnêtetés, des paillettes replaçant le débat politique. L’époque ou les idéaux de la gauche étaient solubles dans le discours populiste d’un Bernard Tapie.

 

En fait, le Bérégovoy d’hier n’est pas très différent, dans son discours, du Jospin de 1995 : ce n’est jamais notre faute, c’est la faute aux méchants. Ségolène, elle, propose une variation : ignorer les défaites, faire semblant d’avoir gagné en espérant que les autres ne s’en apercevront pas. Peut-être faudra-t-il attendre que disparaisse la génération de politiques qui s’est formé dans les cabinets ministériels de l’ère Mitterrand pour qu’on puisse regarder cette période d’une manière plus critique et, n’ayons pas peur de le dire, plus modeste.

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