La paranoïa grippale: du principe de précaution au principe de suspicion

L’automne n’est pas encore commencé, et déjà la grippe porcine (rebaptisée du nom plus neutre de “grippe A” pour faire plaisir aux éleveurs de porcs) fait des ravages. Pas dans nos organismes, puisque pour le moment elle ne s’avère pas plus virulente qu’une grippe ordinaire, mais dans notre débat politique et sociétale, déjà passablement ravagé par d’autres épidémies. Et dans ce domaine, pas de vaccin en vue.

Ce que ce débat montre, est que notre société est devenue une société de la suspicion. La théorie délirante de la Grande Conspiration a toujours eu ses adeptes, ceux qui affirment – sans rire, et surtout sans la moindre preuve – que la pandémie a été fabriquée de toutes pièces par l’industrie pharmaceutique pour vendre des vaccins et des antiviraux (1). Que ces théories absurdes retrouvent une audience chaque fois plus importante – comme le montrent les commentaires des auditeurs dans les émissions du style “le téléphone sonne” – devrait nous inquiéter. Mais pas nous surprendre. Après tout, ce n’est que l’application au champ politique du “principe de précaution”: si dans le doute il faut traiter chaque risque potentiel comme s’il était avéré, pourquoi ne pas considérer le risque que le ministre de la santé soit un agent de l’industrie pharmaceutique (ou de la CIA, ou des martiens) comme avéré, du moment que la possibilité existe ?

La consécration du principe de précaution nous amène en effet très naturellement à la surenchère. Si nous exigeons de nos décideurs qu’ils se comportent comme si le risque était avéré chaque fois qu’il y a un doute, alors il ne faut pas s’étonner qu’ils dépensent l’argent public – c’est à dire le notre – pour se prémunir en permanence contre des dangers largement imaginaires ou du moins fortement improbables. Car le monde est ainsi fait que les certitudes sont rares, et que les doutes nombreux. L’ennui, c’est que cette dépense effrénée va nécessairement dans la poche de quelqu’un.  Et c’est ainsi que la “société de précaution”  fabrique dialectiquement son contraire, la “société de suspicion”:  tout en exigeant de nos décideurs qu’ils prévoient et conjurent toute menace aussi improbable soit-elle, on leur reproche en même temps de mal dépenser notre argent dans des actions surdimensionnées ou inutiles avec la suspicion, toujours présentes, que cet argent n’est pas perdu pour tout le monde.

Dans la “société de précaution” dans laquelle nous vivons les politiques sont obligés d’aller toujours plus loin dans la précaution, même si cela veut dire jeter l’argent par les fenêtres. Et en fin de comptes, le politique perd toujours la partie: si l’épidémie est finalement bénigne, on lui reprochera d’en avoir trop fait, d’avoir gâché l’argent public pour engrosser l’industrie pharmaceutique. Si l’épidémie se révèle ravageuse, on lui reprochera de ne pas en avoir fait assez (car on peut toujours faire plus). Dans les deux cas il sera coupable.

Il faut ici se souvenir du début de l’épidémie du SIDA dans les années 1980: ceux qui ont proposé dès le départ des politiques actives de prévention se sont vus reprocher leur “alarmisme”, quand ils n’étaient pas accusés de vouloir marginaliser les homosexuels ou les hémophiles. Il n’était pas question de “dramatiser”.  Plus tard, lorsque l’absence de politiques de prévention a permis le développement du virus dans ces populations, l’opinion s’est retournée: elle a trainé ces mêmes responsables devant les tribunaux sous l’accusation d’avoir au contraire causé la mort de dizaines de personnes par négligence. La leçon a été bien apprise: lors de la panique sur la maladie de la vache folle, les décideurs politiques n’ont pris aucun risque: mieux vaut être accusé de jeter l’argent par les fenêtres que d’être jugé pour empoisonnement. On a donc dépensé des millions dans des actions qui, en fin de compte, se sont révélées parfaitement inutiles.

Le politique, au sens noble du terme, consiste à prendre des décisions en fonction des connaissances disponibles. Et ces connaissances sont par essence limitées, disperses et fragmentaires. Il faudrait une grande coïncidence pour que le décideur tombe, à partir des informations fractionnaires dont il dispose, sur la stratégie optimale du premier coup. Le décideur politique se trompe donc toujours, dans le sens ou il ne choisit pratiquement jamais la solution optimale à un problème. Lui en faire le reproche est une absurdité. Il y a bien entendu des cas d’incompétence ou de corruption, des erreurs qui auraient pu être évitées si l’information disponible au moment où elles ont été commises avait été prise en compte. Mais dans la plupart des cas, le décideur est compétent et se trompe de bonne foi.

Mais nous, citoyens,  sommes devenus tellement paranoïaques qu’il n’y a plus de marge pour l’erreur. Devant chaque évènement négatif, il nous faut un coupable, et ce coupable est nécessairement le décideur. Pas étonnant dans ces conditions que les décideurs mettent toutes les chances de leur côté en prenant toutes les précautions, quitte à verser dans l’excès et le gâchis. Dans le pire des cas, on sera accusé d’incompétence, ce qui est tout de même moins grave que d’être jugé pour homicide. Ceux qui ont été jugés dans le volet politique de l’affaire du sang contaminé en savent quelque chose…

Décider implique nécessairement admettre le risque – en fait, la certitude – de se tromper. Le décideur infaillible existe comme construction symbolique (Staline, Churchill, Kennedy ou De Gaulle sont passés par ce processus) parce qu’il répond au besoin humain d’être rassuré par une figure tutélaire toute-puissante qui nous protège des dangers, et que l’infaillibilité est l’un des attributs de cette toute-puissance. Mais exiger de tous nos décideurs – qu’ils soient ministres, préfets, chefs d’entreprise ou directeurs d’école – qu’ils soient infaillibles au jour le jour c’est un comportement infantile. Et pourtant, c’est bien ce qu’on leur demande: il n’y a qu’à voir la réaction des parents devant les fermetures de classes ces derniers jours. Si le Principal prévient tous les parents du collège, alors on l’accuse d’alarmisme, s’il ne prévient que les parents de la classe concernée, on l’accuse de manque de transparence. Quoi qu’il fasse, ce sera trop ou trop peu…

Notre incapacité à admettre la faillibilité chez nos dirigeants, à voir du machiavélisme ou de l’incompétence dans ce qui n’est finalement qu’une faiblesse humaine, est le témoignage de l’immaturité politique de notre société. Une immaturité qui nous coûte fort cher, puisqu’elle ne permet plus aux décideurs politiques de prendre des mesures en fonction d’une analyse rationnelle des situations. A l’heure de la démocratie d’opinion, il n’y a plus de place pour les têtes froides.

Descartes

(1) ou bien par la CIA pour dépeupler le tiers monde ou saboter la présidence Obama. Avec les théories de conspiration, on ne sait jamais où l’on s’arrête. Si Bigard et Marion Cotillard, avec les éminentes compétences qu’on leur connaît, peuvent nous révéler la vérité sur les attaques du 11 septembre 2001, tout est possible.

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