Le suicide des agents des services publics n’est que le réflet du suicide de l’Etat

La garde meurt, elle ne se rend pas (Cambronne)

 

 

Il y a quelques années, l’opinion publique avait été prise à témoin par la vague de suicides chez EDF. On se suicidait beaucoup dans les centrales nucléaires, et notamment à Chinon. Puis, ce fut la Police, qui défraya la chronique, avant qu’on parle des professeurs. Ensuite ce furent les chercheurs de Renault, et aujourd’hui on n’a pas fini avec France Télécom et on découvre – dans l’Humanité du 21 septembre – qu’au Ministère de l’équipement on trouve des taux de suicide bien supérieurs à la moyenne nationale.Et il y a fort à parier que d’autres rapports dorment un sommeil paisible dans les tiroirs d’autres ministères…

 

Qu’y a-t-il de commun entre tous ces suicides ? Et bien, ils concernent des organisations qui appartiennent ou ont appartenu jusque récemment au service public. Une “coïncidence” (guillemets de rigueur…) que personne dans le monde politico-médiatique ne semble avoir relevé. Et pourtant, on peut raisonnablement soutenir qu’il existe en France des lieux de travail ou les salariés sont soumis à une pression objective – allant jusqu’à la possibilité toujours présente du licenciement – bien supérieure à celle qu’on peut éprouver à EDF ou dans la fonction publique. Des centaines de « traders » ont été remerciés du jour au lendemain, et pourtant bien peu d’entre eux ont choisi d’en finir. Pourquoi cette différence ?

 

Les agents des services publics qui aujourd’hui décident de mettre fin à leurs jours ont vécu leur vie professionnelle dans l’idée que leur travail avait un sens qui dépassait la simple question alimentaire ou la « création de valeur pour l’actionnaire ». Nous avons la chance – et je pèse mes mots – dans notre pays, d’avoir des agents publics qui, dans leur grande majorité, croient vraiment à ce qu’ils font. Loin d’être des cyniques ou des « planqués », comme on aime souvent les caricaturer, ils font preuve d’un véritable dévouement républicain dans leur travail. Et ceci a une lourde conséquence : contrairement aux travailleurs du privé, les agents publics séparent beaucoup moins leur vie privée et leur vie professionnelle : un directeur commercial, un courtier d’assurances laissent leur profession au boulot. Un instituteur, un policier ou un préfet le restent, qu’ils soient en service ou en civil. Cela es d’ailleurs consacré par les textes, puisqu’un agent public, même en dehors de son service, est supposé avoir un comportement social “qui ne puisse jeter le discrédit sur sa fonction”, et reste soumis à certaines obligations qui ne se retrouvent pas dans le droit commun.

 

Et c’est pourquoi la question du sens ne se pose pas dans les mêmes termes. Un « trader » fait son travail parce que cela lui rapporte, de l’argent ou du plaisir, dans un cadre purement contractuel. Il doit sa force de travail en échange de sa rémunération, et ça s’arrête là.  Mais il n’a guère d’illusions quant à son utilité sociale. Que l’institution ou il travaille fasse faillite est somme toute une péripétie, qui peut être certes catastrophique en termes de niveau de vie, mais qui ne met pas en cause le sens de son travail. Il n’y a rien de traumatisant dans le fait de vendre des actions chez Lehman Brothers aujourd’hui et chez Goldman Sachs demain.

 

Chez l’agent public, la question est très différente. Car l’agent public croit à l’importance ce qu’il fait, et cela malgré vingt ans de discours du genre “l’Etat est une entreprise comme une autre”. Contrairement à la vision courtelinesque du fonctionnaire vénal et cynique, l’immense majorité des agents publics que j’ai croisé (et j’en ai croisé beaucoup) sont intimement dévoués à leur tâche. La suppression de sa fonction n’est donc pas pour eux une péripétie, c’est la négation du sens de son travail. C’est une manière de lui dire « votre travail est inutile », et de cette constatation à celle « vous êtes inutile » il n’y a qu’un pas, facile à franchir puisqu’il n’y a pas de séparation nette entre le « moi » professionnel et le « moi » personnel.

 

Or, les agents publics aujourd’hui sont les serviteurs d’un Etat qui se réduit comme peau de chagrin depuis presque trente ans sous l’impulsion de l’élite administrative et politique. Ces élites qui ont adopté la logique reagannienne selon laquelle « l’Etat fait partie du problème, et non pas de la solution ». On assiste depuis trente ans à un véritable suicide de l’Etat, qui organise lui même son appauvrissement, la décentralisation, la construction européenne et les privatisations. Des processus qui ont en commun l’idée que les services sont d’autant meilleurs qu’ils sont fournis par des gens qui y ont des intérêts, plutôt que par des gens qui ont la volonté de servir le public. Que l’énergie, le timbre ou les services de santé seront meilleurs et moins chers s’ils sont confiés à des actionnaires plutôt qu’à des fonctionnaires. En d’autres termes, que les agents publics ne sont plus utiles. Qu’ils sont donc condamnés à terme à disparaître au profit d’agents privés.

 

Lorsqu’on lit les textes que laissent certains suicidés, on est frappé par cet aspect. On y retrouve la terreur devant la dégradation d’une institution à laquelle ils sont profondément attachés, et l’impossibilité presque physique de continuer à partager cette déchéance. Et la conclusion terrifiante qu’il faut mourir pour son pays lorsqu’on ne vous laisse plus vivre pour lui.La garde meurt, elle ne se rend pas.

 

Descartes

 

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5 réponses à Le suicide des agents des services publics n’est que le réflet du suicide de l’Etat

  1. Alors là merci !!! merci de souligner que la notion de service public est une forte motivation pour les fonctionnaires !
    Je suis moi-même fonctionnaire (après avoir travaillé dans le privé), fille et petite-fille de fonctionnaires, et je peux vous dire que mon père et mon grand-père n’étaient pas des planqués ! mais
    au contraire des citoyens très attachés à l’idée d’oeuvrer pour le bien commun.

    • Descartes dit :

      Ce n’est rien! Je suis moi aussi fonctionnaire. Je suis rentré dans la fonction publique sur le tard… et j’ai été surpris de retrouver dans l’administration autant de gens “républicains”, avec
      une haute conception de leur mission. Je pense qu’il est grand temps que les gens qui nous gouvernent, mais aussi la haute fonction publique, arrêtent de suivre la Vox Populi et fassent un peu de
      pédagogie. J’ai eu l’opportunité de vivre de longues années à l’étranger. Il faut aller ailleurs pour voir les dégâts que peut faire une fonction publique démotivée, incompétente ou corrompue…

  2. Yves 93 dit :

    Bonjour,
    “La suppression de sa fonction n’est donc pas pour eux une péripétie, c’est la négation du sens de son travail. C’est une manière de lui dire « votre travail est inutile », et de cette constatation
    à celle « vous êtes inutile » il n’y a qu’un pas, facile à franchir puisqu’il n’y a pas de séparation nette entre le « moi » professionnel et le « moi » personnel.”
    Voici une analyse que je partage, et je pense qu’elle est aussi applicable aux employés du privé qui ont conservé ce qu’on appelait autrefois la “conscience professionnelle” ou le “goût du travail
    bien fait”. En fait, applicable à tous les citoyen(e)s qui ont encore une idée profondément républicaine de la société où l’individu H/F n’est pas considéré comme une marchandise (donc extérieur)
    mais au contraire comme un élément fondamental (donc intérieur) et pouvant de ce fait intervenir dans l’évolution de cette même société…
    Or il semble que depuis 1983 cela lui soit dénié…
    Je vous réitère donc ma question “existentielle” : que préconisez-vous pour sortir de cette impasse?
    Les commentaires sont les bienvenus écrivez-vous, les réponses sont attendues…

    • Descartes dit :

      Cher Yves, à partir où l’on a bien diagnostiqué le problème, on a parcouru la moitié du chemin. Reste à parcourir l’autre moitié. Je vois, malhereusement deux voies d’évolution. La première, c’est
      de voir les travailleurs se détacher de leur travail, et donc avoir avec leur employeur un rapport strictement contractuel, sans aucun investissement personnel. C’est un peu ce qui se passe dans la
      culture anglosaxonne. L’autre possibilité, c’est un retablissement d’un certain nombre de valeurs républicaines. C’est bien entendu, ce que je souhaiterais. Malhereusement, je ne vois pas encore
      d’organisation politique qui, dans notre pays, est prête à relever ces drapeaux…

  3. Yves 93 dit :

    Bonjour,
    Merci pour la réponse dont je partage globalement l’analyse.
    Et si nous aprofondissions les valeurs républicaines fondamentales susceptibles de redonner espoir et confiance aux citoyen(e)s et de les rassembler ?
    Personnellement je pense que le DROIT AU TRAVAIL, donc le PLEIN EMPLOI, doit être au centre de toute reflexion républicaine, qq soit le type de politique économique qu’il faille mettre en place
    pour y parvenir.
    De même, la JUSTICE doit à nouveau être reconnue par tous, et donc être appliquée dans “l’esprit des lois” et non à la lettre de la Loi favorisant ainsi le plus souvent les “magouilleurs” et les
    “nantis”.
    Qu’en pensez-vous, voulez-vous aller plus loin?
    Bien cdt.

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