Retraites, morne plaine…

Ya no hay locos, amigos, ya no hay locos

Se murio aquel manchego, aquel estrafalario fantasma de la mancha… (Leon Felipe)

 

 

 

Le débat sur les retraites met en évidence par ricochet l’un des côtés les plus inquiétants de notre société. Nous sommes devenus frileux. Jugez-en: La gauche proclame qu’il faut “sauver la retraite à soixante ans”, la droite, qu’elle réforme dans le but de “sauver nos retraites par répartition”. Qu’est-ce que ces deux discours ont en commun ? Que dans les deux cas, il ne s’agit nullement d’ouvrir de nouveaux horizons, d’améliorer l’existant, d’explorer des nouvelles voies, mais de conserver, de “sauver” ce qui existe. La politique a cessé d’être proactive, de rechercher volontairement un mieux , pour devenir réactive, c’est à dire, de réagir devant une contrainte pour éviter que cela n’empire.

 

Tout le monde sait que notre système de retraites est loin d’être parfait. Ces défauts sont connus depuis des décennies: la mauvaise prise en compte de la pénibilité, son opacité quant au montant final des pensions (notamment pour les polypensionnés), pour n’en nommer que deux. Pourtant, aucun parti, que ce soit à droite où à gauche, n’a cherché dans les vingt dernières années à reformer le système sur ces points. Depuis le “tournant de la rigueur” de 1983, pas une seule réforme des retraites qui ait eu pour objectif d’améliorer le fonctionnement du système. Il faut une contrainte extérieure (les difficultés de financement, en général) pour obliger, nolens volens, nos hommes politiques à faire des propositions.

 

La rupture de 1983 est en fait plus profonde qu’on ne le croit souvent. En choisissant le “tournant de la rigueur”, le PS a éteint les derniers feux du volontarisme d’Etat qui a rendu possibles les “trente glorieuses”. On a du mal à imaginer aujourd’hui, à quarante ou cinquante ans de distance, qu’il y a eu une France qui embrassait sans complexe la modernité et qui savait en faire “sa” modernité, différente de celle de l’Allemagne ou des Etats-Unis. Une France où le gouvernement prenait des décisions de politique industrielle (et de politique tout court) parce qu’il était convaincu de leurs mérites, et non pas parce qu’il craignait les foudres de Bruxelles. Une France où les projets nouveaux n’étaient pas accueillis frileusement dans la conviction que réforme est synonyme de recul. Cette France est en fait tout autour de nous. Elle est dans le programme de grands barrages (tous construits entre 1950 et 1970), l’équipement électronucléaire (démarré en 1974 pour s’achever dans les années 1980), de l’infrastructure autoroutière  (qui connut son heure de gloire dans les années 1960-80), du plan télécom, d’Airbus (lui même fils des programmes Caravelle et Concorde), du TGV (démarré dans les années 1970)… mais aussi dans la sécurité sociale (qui date des années 1940) et de notre régime politique original, construit dans les années 1960. Mais… ou sont les projets originaux des décénnies 1990 ou 2000 ? Il faut reconnaître qu’on n’a pas fait grande chose… à part détricoter une bonne partie de ce qui avait été fait avant.

 

Ce qui frappe, c’est combien nous vivons aujourd’hui sur les acquis. Et combien le débat politique tourne non pas sur la manière d’en acquérir de nouveaux, mais sur la manière de les préserver. De conquérante, la France est devenue subissante. Le “petit pays” de Michel Rocard, dont le comble de l’ambition est “la convergence avec l’Allemagne” (c’est à dire, l’alignement sur le système allemand). Au fond, un pays de petits bourgeois qui tournent le dos à toute “vocation universelle” pour se concentrer sur leurs petites affaires et leurs petits bonheurs.

 

Cela fait froid dans le dos d’entendre des jeunes manifestants contre les retraites déclarer qu’ils manifestent parce que “on veut pouvoir partir à 60 ans pour pouvoir encore profiter de la vie”. Comme si l’on ne “profitait de la vie” qu’à la retraite. Comme si l’âge adulte, la période finalement la plus productive, la plus féconde de la vie d’un individu, n’était qu’une parenthèse qu’on voudrait refermer au plus vite pour finalement “profiter de la vie”. Le discours de gauche sur les retraites aboutit au fonds au même résultat que le discours sur les trente-cinq heures: à dévaloriser le travail et à valoriser le loisir. Comme si seul le loisir pouvait être source de plaisir, de créativité, de réalisation de soi, alors que le travail n’est qu’aliénation, stress et misère. Cette idée, curieusement véhiculée par la gauche, trouve son origine… dans les écrits des théoriciens libéraux tels Adam Smith et a en Marx l’un de ses plus virulents critiques: « Tu travailleras à la sueur de ton front ! C’est la malédiction dont Jéhovah a gratifié Adam en le chassant. Et c’est ainsi qu’Adam Smith conçoit le travail comme une malédiction. Le « repos » apparaît alors comme l’état adéquat, synonyme de « liberté » et de « bonheur ». Que l’individu se trouvant « dans un état normal de santé, de force, d’activité et d’habileté » [Smith] puisse éprouver quand même le besoin d’effectuer une part normale de travail et de suspension de son repos semble peu intéresser Adam Smith. Il est vrai que la mesure du travail paraît elle-même donnée de l’extérieur, par le but à atteindre et par les obstacles que le travail doit surmonter pour y parvenir. Mais Adam Smith semble tout aussi peu avoir l’idée que surmonter des obstacles puisse être en soi une activité de liberté (…), être donc l’auto-effectuation, l’objectivation du sujet, et, par la même, la liberté réelle dont l’action est précisément le travail » (1)

 

Cela fait froid dans le dos de voir le corps enseignant, qu’il soit du primaire, du secondaire ou de l’université, réagir à toute proposition de réforme (2) avec “les oreilles fermées et la bouche ouverte”. Mais lorsqu’on demande aux représentants des enseignants ce qu’ils proposent, eux, la réponse est toujours la même: “plus de moyens”. Comme si les moyens, par eux mêmes, constituaient une politique. En 1945, on avait le projet Wallon-Langevin. Aujourd’hui, qu’est-ce que le politique, gauche et droite confondue, a comme “plan” à proposer ?

 

Marx a raison. “Surmonter les obstacles est une activité de liberté”. C’en est même la seule. Le refus de la difficulté, la peur de l’expérimentation, la frilosité devant le changement nous éloignent de la liberté. Et font de nous les esclaves des contraintes qui, en l’absence de toute réflexion positive, finissent par s’imposer comme seul déterminant des politiques. En refusant de réflechir à des projets, nous nous condamnons à réagir plutôt qu’à agir. C’est pourquoi il est urgent pour la gauche de sortir d’une vision pleurnicharde de “défense des acquis” pour entrer dans une véritable réflexion de projet. De centrer le travail non pas sur les moyens d’empêcher que telle ou telle chose se fasse, mais sur ce que nous voudrions faire. Ce qui revient à revaloriser en même temps le volontarisme, qui se fixe des objectifs ambitieux, et le travail qui permet de les atteindre.

 

Descartes

 

(1) Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858, Paris, Ed. sociales, 1980, tome 2, p. 101.

 

(2) Quelqu’elle soit, d’ailleurs. La création des IUFM avait été aussi “unanimement condamnée” que leur suppression.

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10 réponses à Retraites, morne plaine…

  1. Poyo dit :

    Le travail est et restera le ponos, la peine, la souffrance. Le travail n’est pas le plaisir. Le plaisir est oisiveté et non-productif par essence. Le travail est une activité productrice qui
    procure de la satisfaction car il permet de réaliser des objectifs. Mais la satisfaction n’est pas le plaisir, deux concept différents. Par contre je te rejoins totalement sur ta conclusion (comme
    quoi on peut ne pas être d’accord sur un ou deux points de ton propos et en conclure la même chose).

    • Descartes dit :

      Je trouve ta distinction entre “satisfaction” et “plaisir” très artificielle. Un chef d’orchestre, lorsqu’il fait son travail, éprouve-t-il de la “satisfaction” ? Du “plaisir” ? Les deux ? Même
      question pour un professeur qui réussit à “sortir” un cancre, un artisan qui fait un bel objet, un avocat qui finit une grande plaidoirie. Le travail peut aussi être “le plaisir”…

  2. argeles39 dit :

    C’est un très bon article, peut-être le meilleur de ton blog si je peux me permettre une appréciation forcément subjective..
    Je partage l’idée que nous vivons sur l’inertie du passé, celle, à mon sens,de De Gaulle et du CNR (et aussi de Napoléon pour tout dire de ma pensée). Nous manquons d’ambition, nous somme étriqués,
    nous avons des élites médiocres, formatées sur le dogme néolibéral et incapables de projection vers une société meilleure. Mélenchon me semble très différent et c’est un des rares à exprimer avec
    talent et conviction son ambition pour un modèle de civilisation supérieure, c’est pour ça que j’apprecie Mélenchon, même si je le trouve “léger” sur quelques points.

    • Descartes dit :

      Je te remercie, je suis content que quelqu’un apprécie ma prose…

      Oui, nous vivons sur le passé. Mais pas, à mon avis, pour les raisons que tu indiques. Prenons par exemple les “élites”. Comment les élites sont elles arrivées à être “médiocres” et “formatées
      sur le dogme néo-libéral” ? Ou sont passées les “élites” (de droite et de gauche) qui ont rendu possible le CNR et les “trente glorieuses” ? Pourquoi ont-elles changé ? Je pense qu’il faut
      chercher la cause dans le grand mouvement dont mai 1968 fut le premier symptôme et mai 1981 fut le dernier coup: le triomphe des idées “libérales-libertaires” et le rejet de toute forme de
      méritocratie. Les “élites” méritocratiques ont été remplacées par des “élites” de communication. Et ces élites tapent depuis trente ans sur notre “roman national”. La France est sommé d’abjurer
      son passé colonialiste, sexiste, raciste, homophobe et j’en passe. Commet formuler une ambition collective dans ces condtions ?

      Et malheureusement, Mélenchon n’et guère différent. Je le dis avec d’autant plus de tristesse que j’y ai moi aussi cru qu’il pouvait constituer une proposition différente. Mais il faut regarder
      les choses en face: Mélenchon n’a pas su, ou pas pu, ou pas voulu se défaire de ses tendances gauchistes. Son mépris des “experts” l’empêche d’organiser autour de lui un réséau de compétences qui
      pourrait lui permettre de clarifier ses idées. Sa passion de la “combinazione” fait que le PG n’a pas de fonctionnement démocratique interne, et devient de plus en plus une coquille vide (qui se
      souvient du “congrès programmatique” prévu pour novembre après deux reports ?). Il tombe de plus en plus dans un langage de guerre civile qui fait peut-être bander le public gauchiste, mais qui
      lui fait perdre toute crédibilité. Et sa tendance à faire des “coups” en s’en prenant à des journalistes personnellement (Chabot hier, Poujadas aujourd’hui…) n’arrange rien. T’as qu’à voir son
      blog… dans lequel je suis désormais systématiquement censuré comme la plupart des critiques. Ce qui me rappelle ce bon vieu Beaumarchais: “sans liberté de blâmer, il n’est pas d’éloge
      flatteur”…

  3. argeles39 dit :

    Certains pays qui nous entourent n’ont pas eu de mai 68 ou de Mai 81, et pourtant leurs élites sont les mêmes qu’en France. Pour ma part je pense que cette évolution est très complexe (Le choc
    pétrolier de 75, l’échec et l’effondrement du bloc de l’est, les idées de Milton Friedman qui ont eu un boulevard et ont été bien relayées, hier par Reagan et Thatcher, aujourd’hui par toute
    l’oligarchie, le FMI, l’OMC…..).

    • Descartes dit :

      Quels sont les pays qui nous entourent et qui n’ont pas eu “mai 68” ? A ma connaissance, tous les pays européens (et bien au délà) ont eu dans les années 1960 des mouvements
      “libéraux-libertaires” du même type. Qui se sont exprimés d’une manière différente en fonction de la tradition politique et sociale de chaque pays, mais qui ont abouti au même “aggiornamento”
      idéologique. Woodstock, connais pas ?

      Quant à mai 1981 come paradigme de la transformation de la gauche socialiste au “réalisme” libéral, tu trouves le même phénomène partout, mais pas en même temps, puisque cela dépend de l’accès de
      la gauche au pouvoir. La conversion des travaillistes au libéralisme a lieu avec Blair, celle des allemands avec Schroeder… mais partout elle a eu lieu.

      Je pense qu’on commet une sérieuse erreur en cherchant les causes dans les années postérieures au choc de 74. Puisque le modèle économique et social des “trente glorieuses” était entré en crise à
      la fin des années 1960. Je pense au contraire qu’il faut chercher la cause de la transformation dans le phénomène fondamental des années 1960: la constitution d’une classe moyenne puissante. Une
      classe qui se distingue d’une part par son désir de jouissance immédiate et d’autre part par sa terreur du déclassement. Parce qu’elle veut jouir tout de suite, elle met le présent avant le
      futur, la consommation avant l’investissement. Parce qu’elle est terrorisée par le déclassement, elle cherche a casser l’ascenseur social, seule manière de s’assurer que les classes populaires ne
      puissent concurrencer ses propres enfants. Le Mai 68 étudiant est le véritable miroir de cette classe.

  4. argeles39 dit :

    Une anectode hors de propos.
    Bien que manchego d’origine je ne connaissais pas Léon Felipe.
    Un ami à moi, avec lequel je collabore pour réhabiliter la mémoire historique des républicains espagnols de notre village (la roda – albacete)viens d’écrire un article avec pour titre une autre
    citation de Léon Felipe :
    “Español del éxodo de ayer / y español del éxodo de hoy: / te salvarás como hombre / pero no como español”
    Deux citations dans la même semaine d’un écrivain que je ne connais pas, j’ai envie de combler mes lacunes….

    • Descartes dit :

      Ca vaut la peine de le lire… tu peux lire le poème complet d’ou j’ai pris cet extrait ici.

      Je ne suis pas descendants d’immigrés espagnols, mais j’ai passé des années en Amérique Latine, dans un milieu où il y en avait beaucoup, surtout des communistes. Du coup j’ai été nourri de Leon
      Felipe, de Rafael Alberti…

  5. dudu87 dit :

    Bonjour à vous,

    Travail,plaisir et/ou satisfaction?

    Dans ma carrière professionnelle, j’ai souvent ressenti les 2; Satisfaction du résultat et plaisir d’avoir trouvé le moyen pour arriver au résultat. Pourtant l’ ambiance n’était pas au beau fixe.
    Notre direction nous fixait comme objectifs: Coût, délai, qualité pour la “satisfaction” du client et de l’actionnaire tout ça, dans une démarche gestionnaire et non technique.

    Tant qu’à 68, tout à fait d’accord sut ton analyse, Descarte. Dans les mois qui ont précédés mai, la négociation sociale était bloquée par le CNPF. (grêves à St Nazaire, mouvements sociaux chez
    Renault et ses filiales…ect). Dans les usines, nous étions contre cette violence gauchiste et policière qui se développait. Les revendications étudiantes n’étaient pas les nôtres. Le changement
    de société n’était pas à l’ordre du jour pour nous, ouvriers. Et puis, leurs méthodes de luttes étaient condamnés par nous et souvent PCF et CGT étaient traités de “vendus” et nous affrontions
    parfois les “mao” et autres “gauchos”. Le déclic est arrivé lorsque nous avons compris que les violences venaient surtout du gouvernement donc de notre ennemi de classe. C’est sur des positions de
    classe que nous sommes rentrés dans la lutte et ouvert les cahiers de revendication bloqués depuis plusieurs mois.
    Mais en aucun cas, nous nous sommes identifiés à cette “révolution bourgeoise” même si dans nos rangs, certains s’y ralliaient
    A bientôt

    • Descartes dit :

      Tout à fait d’accord. Le “mai étudiant” et le “mai ouvrier” n’avaient rien en commun. Du côté des ouvriers, il s’agissait de remettre sur les rails la négociation collective et de gagner des
      droits syndicaux dans l’entreprise. Du côté des classes moyennes, il s’agissait de réagir aux prémisses de la crise économique en sanctuarisant son statut et en cassant tous les mécanismes de
      promotion sociale (notamment l’école, il faut relire aujourd’hui Ivan Illitch…) qui pouvaient créer une concurrence à ses propres enfants. Que les classes moyennes ait voulu manipuler le
      mouvement ouvrier pour ses propres fins, c’est incontestable (relire Cohn Bendit déclarant que sa plus grande fierté en mai 68 a été de “faire défiler les staliniens de la CGT derrière le drapeau
      noir”). D’où la “légende dorée” de mai 68 avec sa “convergence étudiants-ouvriers” empêchée par les méchantes directions syndicales et communistes…

      Le PCF a tort d’avoir honte de sa posture en mai 68. Au contraire, il devrait en être fier: dans un contexte où l’aventurisme eut été la solution de facilité, il a correctement analysé la
      situation et suivi une ligne de sagesse. Il a peut-être évité à la France une guerre civile.

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