« Les peuples qui oublient leur passé sont condamnés à le revivre »
Il paraît que dans notre beau pays nous manquons d’esprit de compromis. Qu’il est urgent d’importer cette denrée si rare dans nos contrées et si abondante chez nos voisins. Car si l’on croit les commentateurs qui hantent nos étranges lucarnes, les citoyens allemands, italiens, espagnols, hollandais et même belges vivent dans un bonheur sans égal, dirigés par des gouvernements qui travaillent pour leur bien dans un climat apaisé grâce à ce fameux « esprit » qui nous manque tant.
Pourtant, il y a de bonnes raisons d’être sceptique à propos de ces discours. La principale nous est fournie par l’histoire. Elle nous rappelle qu’avant la « monarchie présidentielle » instaurée en 1958, nous avons connu deux républiques parlementaires, la IIIème entre 1871 et 1940, la IVème entre 1946 et 1958. Pendant plus de quatre-vingt ans, la formation des gouvernements a reposé sur ce fameux « esprit de compromis » qu’on nous vante tant aujourd’hui. Résultat : une instabilité chronique qui conduisit à l’impuissance du politique et la toute-puissance de l’administration (1). Car il faut bien comprendre qu’on n’envisage pas la tâche de gouverner de la même manière lorsqu’on sait qu’on est là pour quelques jours et lorsqu’on a devant soi plusieurs années. Un ministre qui ne reste en poste que quelques mois, qui consacre l’essentiel de son énergie à survivre face à une assemblée qui peut l’éjecter à tout moment n’a pas les moyens d’approfondir sa connaissance des politiques de son ministère. Tout au plus il pourra s’engager dans un petit nombre de dossiers qui lui tiennent à cœur, et laissera le reste dans les mains de hauts fonctionnaires qui, ayant pour eux la permanence, exerceront l’essentiel du pouvoir. Ce sont les généraux, pas les politiques, qui ont décidé de la politique de défense dans les années 1930 – oubliant la formule cinglante de Clemenceau selon laquelle la guerre est une affaire trop sérieuse pour être confiée aux militaires. Dans la période cruciale qui va de 1933 à 1940, c’est l’inamovible secrétaire général du Quai d’Orsay Alexis Léger, germanophile convaincu, qui fait l’essentiel de la politique extérieure. Y compris sous le Front Populaire : on lui attribue un rôle déterminant dans la politique de non-intervention dans la guerre civile espagnole et dans le sabotage de l’alliance soviétique. La IIIème et la IVème, c’est l’âge d’or de la technocratie française, la période pendant laquelle les « grands commis » ont eu le plus de pouvoir, pour le meilleur souvent, pour le pire quelquefois. Et notamment lorsqu’il faut, pour faire face à une crise, le genre d’impulsion que seul le politique peut donner. La IIIème République, minée par le clanisme parlementaire, n’a pas su préparer le pays à la guerre. La IVème, pour les mêmes raisons, s’est révélée incapable de gérer la décolonisation.
La Vème République n’est pas issue de la simple volonté d’un homme ou d’un « coup d’Etat » contre la volonté du peuple. Elle est née de la lassitude des citoyens français de ces régimes où « l’esprit de compromis » permettait toutes les compromissions, où le politique donnait le spectacle de l’impuissance et de l’irresponsabilité (2). Et il faut noter que, lorsqu’elle est établie entre 1958 et 1962, la « monarchie présidentielle » a été adoptée à une large majorité par les citoyens, toutes classes confondues, alors qu’elle a été l’objet d’un rejet quasi-unanime de la classe politique. Pourquoi ce décalage ? Parce que si les citoyens ont un intérêt à ce que le pays soit bien gouverné et bien administré par des hommes qui assument la responsabilité de leurs actes, la classe politique, elle, a des intérêts bien différents.
Lorsque les notaires proposent une réforme du notariat, on est en droit de se demander s’ils ont en tête leurs propres intérêts, ou celui de leurs clients. Et c’est vrai aussi pour les avocats, pour les médecins, et plus généralement pour n’importe quelle profession. Alors pourquoi en irait-il différemment des politiques, devenus eux aussi des professionnels ? Lorsqu’on nous propose d’importer « l’esprit de compromis », de réduire le mandat présidentiel, d’interdire le cumul des mandats ou d’élire à la proportionnelle, sont-ils en train de penser à nous, ou pensent-ils à eux ?
Si la classe politique a toujours détesté la « monarchie présidentielle », c’est parce qu’elle amène avec elle deux choses que nos politiques abhorrent : la stabilité et son corollaire, la responsabilité. Car il faut comprendre que l’instabilité gouvernementale est pour nos politiques une aubaine. D’une part, elle multiplie les opportunités d’accéder à des postes – si le gouvernement tombe une fois par mois, cela fait douze opportunités par an de décrocher un poste ministériel. D’autre part, elle leur permet de se consacrer à l’activité qu’ils préfèrent et pour laquelle ils sont le mieux préparés : les conspirations de couloir et les coups tactiques. Elle les dispense du « pénible devoir » de gouverner. Comme Don Juan, les politiques de nos jours aiment la conquête du pouvoir et craignent son exercice. L’histoire de ces dernières années est remplie de politiciens qui ont montré un flair, un talent manœuvrier, une clairvoyance remarquable dans la conquête du pouvoir, et qui se sont ridiculisés – ou qui n’ont tout simplement pas su quoi faire – lorsqu’ils ont eu à exercer ce pouvoir si brillamment conquis : Hollande, Sarkozy, Macron… je continue ?
Enfin, et c’est peut-être là le plus important, l’instabilité permet de diluer les responsabilités. Quand on reste longtemps en poste, les citoyens sont en mesure de juger votre action à ses résultats. Quand les majorités se succèdent plusieurs fois par an, quand leur politique est dépendante de l’humeur quotidienne d’une assemblée, difficile de savoir qui, de ceux qui sont à l’origine d’une décision à ceux qui ont été responsables de sa mise en œuvre, est coupable de son échec ou emporte le mérite de son succès. Et du coup personne n’est vraiment responsable de rien. La IVème République, c’était le rêve de la classe politique devenu réalité, la Vème, son cauchemar… Et c’est pourquoi notre classe politique propose périodiquement un retour en arrière dans ce que le professeur Maurice Duverger appelait « la nostalgie de l’impuissance ». Une nostalgie qu’on déguise sous des étiquettes plaisantes comme celle d’une « VIème République » dont on ne voit pas en quoi elle diffère significativement de la IVème.
Depuis la fin du gaullisme « historique », les politiques ont tout fait pour diluer le pouvoir, quitte à organiser leur propre impuissance. On a transféré les pouvoirs du politique au niveau supranational, aux juges, aux autorités « indépendantes ». On a décentralisé des compétences de plus en plus étendues à un « mille-feuilles » où tout le monde fait tout, et donc personne n’est responsable de rien. Et on a fabriqué ainsi un système où voter n’a plus grand sens, parce que voter consiste maintenant à choisir celui qui ne doit pas gouverner, et à élire des gens qui vous expliqueront pourquoi on ne peut rien faire.
La crise actuelle offre au monde politique une opportunité de nous resservir l’une de ses plus anciennes revendications : la proportionnelle, et avec elle, cet « esprit de compromis » qui nous manque tant. Et là encore, il faut s’interroger sur les intérêts qu’une telle réforme servirait. Pensons la chose du côté individuel d’un politique. Avec le système majoritaire, celui qui souhaite devenir député doit se faire connaître des électeurs, arpenter les marchés, coller des affiches, être présent aux cérémonies officielles, organiser des réunions et distribuer des tracts pour faire connaître ses propositions et son caractère. Et gare à celui qui aurait un passé trouble et des choses à se reprocher, il aurait à s’en expliquer. Bien sûr, l’investiture d’un parti politique aide. Mais ne garantit nullement l’élection. Souvenez-vous de Ségolène Royal, investie par le PS à La Rochelle contre l’avis des militants locaux, et battue par leur candidat qui s’est présenté sans investiture partisane.
Avec le système proportionnel, point besoin de tout cela. Pour se faire élire, pas besoin d’aller séduire le vulgum pecus et de le persuader de voter pour vous. Il vous suffit d’obtenir – par les magouilles, des négociations de couloir, par le chantage si nécessaire – que les dirigeants d’un parti vous inscrivent en position éligible dans la liste. Pas besoin d’aller voir les électeurs, de les convaincre. Pas même besoin d’avoir un comportement irréprochable, puisque les électeurs voteront en fonction de l’étiquette, peut-être de la personnalité du chef de file, mais certainement pas en fonction de l’ensemble des noms inscrits sur la liste, qu’en général personne ne connaît. Sur la liste de candidats que vous avez voté aux élections européennes, combien de noms seriez-vous capable de citer aujourd’hui ?
Résumons : dans le système majoritaire, est élu celui qui sait le mieux se vendre aux électeurs, dans le système proportionnel, celui qui sait le mieux se vendre aux dirigeants d’un parti. Vous comprenez maintenant pourquoi nos politiques, plus intéressés par les batailles de couloirs et de congrès que par le travail de terrain, préfèrent de loin la sécurité du système proportionnel aux aléas du système majoritaire. Mais il y a plus : dans le système majoritaire – on l’a vu avec le NFP – vous avez intérêt pour être élu à conclure des « coalitions » avant l’élection, de constituer des « programmes communs » qui sont présentés aux électeurs avant qu’ils mettent le bulletin dans l’urne. Et comme les électeurs ont voté en connaissance de cause, vous aurez du mal à changer de « coalition » après l’élection. Avec la proportionnelle, chacun ira à l’élection avec son programme, et pourra ensuite expliquer que si le programme n’est pas appliqué, c’est parce qu’il faut bien faire des compromis – compromis dont il est seul juge – avec les autres pour constituer une majorité. Avec la proportionnelle, les accords de coalition se constitueront après le vote, sans donner l’opportunité aux électeurs de se prononcer. Autrement dit, dans le système majoritaire les électeurs se prononcent sur la « coalition » qui prétend gouverner, dans le système proportionnel les partis sont libres de conclure la « coalition » qui fait leur affaire sans que les électeurs aient leur mot à dire, si ce n’est à l’élection suivante. Là encore, on comprend pourquoi les politiques préfèrent le système proportionnel, qui leur permet de faire ce qu’ils veulent dans le dos des électeurs.
Bien sur, il y a un autre versant à la chose, plus collectif. Le système majoritaire pénalise les projets les plus « clivants », qui ont plus de difficulté à former des coalitions, et avantage les projets plus « consensuels », qui peuvent plus facilement faire des alliances. Le système avantageait donc les deux grands partis de gouvernement, la gauche socialiste et la droite libérale. Mais avec le morcellement du spectre politique et la radicalisation des différentes organisations, le système perd ses gros soutiens centristes, alors que du côté des radicaux, LFI ou RN, l’avantage de la proportionnelle est assez évident. Aujourd’hui, même Hollande est pour la proportionnelle. Tout un aveu…
Voilà pourquoi nos politiques n’ont pas « l’esprit de compromis » qu’ils peuvent avoir dans d’autres pays. Parce qu’en France les « compromis » ne peuvent pas être faits dans des débats de couloir, ils doivent être conclus sous la surveillance des électeurs. Quand nos politiques nous parlent d’importer chez nous « l’esprit de compromis », ce qu’ils veulent en fait c’est d’être libérés de la tutelle de ces empêcheurs de négocier en rond que sont les citoyens, pour pouvoir éventuellement conclure des coalitions orthogonales au mandat qu’ils ont reçu. Et la crise politique actuelle en donne un exemple criant de vérité : le seul obstacle à la constitution d’une majorité stable, c’est l’impossibilité de détacher socialistes et écologistes du NFP pour constituer une majorité « centrale », que les députés en question seraient ravis d’intégrer… mais qui les obligerait à assumer la trahison du programme qu’ils ont imprudemment signé.
La crise politique dans laquelle nous sommes ne tient pas, contrairement à ce qu’on nous raconte, aux institutions, à la loi électorale ou au « refus de compromis ». Le scrutin majoritaire à deux tours permet presque toujours à une coalition qui se présente unie devant les électeurs d’obtenir une majorité. Et c’est exactement ce qui s’est passé cette fois-ci : les partis de « l’arc républicain » ont constitué une coalition électorale avec désistement réciproque pour le parti le mieux placé à l’issue du premier tour. Cette coalition, le « front républicain », a bien obtenu une majorité qu’on pourrait qualifier d’écrasante. Seulement voilà : le « front républicain » est constitué par des partis qui refusent catégoriquement de gouverner ensemble, et ne se sont pas posé la question de ce qu’ils feraient après leur victoire. N’ayant pas expliqué aux électeurs qu’ils gouverneraient ensemble avant qu’ils mettent le bulletin dans l’urne, ils ont du mal maintenant à le faire publiquement. C’est de là que vient tout le problème. Et c’est très bien ainsi. Voulons-nous vraiment un système où les candidats se présentent dans une coalition pour ensuite gouverner dans une autre ?
Au fondement même de la démocratie représentative, il y a le principe de responsabilité. Il n’y a pas de démocratie si le peuple ne sait pas à qui demander des comptes, si ceux qui représentent n’ont pas à répondre des conséquences de leurs actions. C’est pourquoi toute réforme qui vise à occulter les responsabilités ou à les diluer doit être regardée avec la plus grande méfiance.
Descartes
(1) Il y eut quelque 110 gouvernements entre 1871 et 1940, soit une vie moyenne de 7 mois et demi. Entre 1946 et 1958 se sont succédés 24 gouvernements, soit une vie moyenne de 6 mois. A titre de comparaison, depuis 1958 nous avons eu 45 gouvernements, soit une vie moyenne de 18 mois. Il ne semble donc pas que « l’esprit de compromis » ait conduit à une plus grande stabilité que la « monarchie présidentielle ».
(2) Mais, me direz-vous, il y a pourtant des pays où le régime parlementaire ne conduit pas à l’instabilité, alors même qu’aucun parti n’a une majorité. En Allemagne, par exemple, des coalitions stables se forment qui généralement tiennent toute la durée d’une législature. Cependant, lorsqu’on examine de près ces exemples, on s’aperçoit vite que sous une apparente stabilité, ces régimes ne font qu’organiser une forme d’impuissance. Le gouvernement fédéral gouverne en fait très peu, parce que les pouvoirs sont très dispersés entre le niveau fédéral, les länder et les municipalités. En France, le premier ministre est un véritable chef, qui « détermine et conduit la politique de la nation », et les autres ministres ne tiennent leurs pouvoirs que de lui. On s’attend donc à ce que tous les ministres concourent à la mise en œuvre d’un même projet, et lorsqu’un désaccord surgit entre eux c’est le premier ministre qui tranche. En Allemagne, chaque ministère est un château, tenu par un seigneur qui tient son autorité non pas du chancelier, mais de « l’accord de coalition ». On peut donc avoir des ministères qui poursuivent des politiques divergentes, et dans ce cas le chancelier n’a pas de pouvoir d’arbitrage. Dans leurs réunions avec leurs homologues français, il arrive que deux représentants de deux ministères allemands défendent des positions orthogonales… voire qu’ils refusent de participer à la réunion pour ne pas avoir à contredire une position d’un autre ministère que leur ministre ne partage pas. Le ministre de la défense peut déclarer qu’il faut renforcer la Bundeswehr, et celui des finances déclarer qu’il ne donnera pas l’argent. Et personne n’arbitrera entre les deux : faute d’accord, la chose ne se fera pas. Autrement dit, dans ces pays l’instabilité ne se situe pas au niveau des hommes, mais des politiques. Au gré des accords qui se font et se défont entre les différents « châteaux », les décisions peuvent changer d’une semaine à l’autre.
Bonjour
très bel article.
Plutôt d’accord sur le fond, à une réserve près, paradoxalement la proportionnelle aurait permis très vite au RN d’être réellement présent comme maintenant et aurait peut-être empêché la tactique du barrage électoral, tactique qui pour moi est le degré zéro de la politique encore plus bas que ce que vous décrivez…
@ kaiser hans
[Plutôt d’accord sur le fond, à une réserve près, paradoxalement la proportionnelle aurait permis très vite au RN d’être réellement présent comme maintenant et aurait peut-être empêché la tactique du barrage électoral, tactique qui pour moi est le degré zéro de la politique encore plus bas que ce que vous décrivez…]
Pas vraiment. Oui, la proportionnelle aurait permis au RN d’être mieux représenté à l’Assemblée depuis des années. Mais en même temps – comme dirait l’autre – elle aurait exclu toute possibilité d’arriver au gouvernement avec une majorité propre. Le système proportionnel aurait permis au RN d’être mieux représenté, mais aurait réduit ses chances de pouvoir gouverner.
“Le système proportionnel aurait permis au RN d’être mieux représenté, mais aurait réduit ses chances de pouvoir gouverner.”
pas faux mais en même temps est ce que ce n’est pas mieux pour un parti de l’extrêmité de l’échiquier politique qui suscite un rejet viscéral de la part de la population. (et je mets LFI dans le même lot)
Etant donné une forte hostilité envers la perspective de voir le RN accéder au pouvoir n’est-il pas permis de penser qu’il n’arrivera jamais au pouvoir en se contentant d’exercer un rôle tribunitien comme le PCF de jadis.
@ Cording1
[Etant donné une forte hostilité envers la perspective de voir le RN accéder au pouvoir n’est-il pas permis de penser qu’il n’arrivera jamais au pouvoir en se contentant d’exercer un rôle tribunitien comme le PCF de jadis.]
C’est très possible. Cependant, il y a quelques différences importantes. Le « cordon sanitaire » autour du PCF tenait entre autres choses à l’existence de l’URSS et à un rapport de forces international. En 1947, l’expulsion des communistes du gouvernement tient en grande partie aux pressions américaines, et en 1981, avant de prendre des ministres communistes, Mitterrand avait dû convaincre les Américains que cela ne changerait en rien le positionnement international de la France. La route vers le pouvoir du RN ne connait pas ce type d’obstacle : si Bruxelles regarde avec une certaine méfiance l’arrivée au pouvoir de mouvements qui se proclament eurosceptiques, l’expérience Meloni prouve que les bonzes de la Commission arrivent très bien à vivre avec eux, voire à les acheter. Quant aux Américains, ils se foutent royalement de la question.
Cela étant dit, on voit progressivement se configurer dans les rapports RN/LR une situation similaire à ceux du PCF avec les socialistes. D’un côté un parti « tribunitien » ghéttoïsé, de l’autre un parti intégré au système mais qui, pour garder ses électeurs, se voit obligé à intégrer dans son programme une partie des revendications des couches populaires, quitte à les trahir une fois au pouvoir…
[La IIIème et la IVème, c’est l’âge d’or de la technocratie française, la période pendant laquelle les « grands commis » ont eu le plus de pouvoir, pour le meilleur souvent, pour le pire quelquefois. ]
Pouvez-vous donner quelques exemples de ces deux occurences ?
[L’histoire de ces dernières années est remplie de politiciens qui ont montré un flair, un talent manœuvrier, une clairvoyance remarquable dans la conquête du pouvoir, et qui se sont ridiculisés – ou qui n’ont tout simplement pas su quoi faire – lorsqu’ils ont eu à exercer ce pouvoir si brillamment conquis]
Au premier rang desquels Chirac, bel animal politique qui, sitôt le pouvoir conquis, s’est transformé en une espèce de rad-soc à la sauce corrézienne.
@ maleyss
[« La IIIème et la IVème, c’est l’âge d’or de la technocratie française, la période pendant laquelle les « grands commis » ont eu le plus de pouvoir, pour le meilleur souvent, pour le pire quelquefois. » Pouvez-vous donner quelques exemples de ces deux occurrences ?]
Pour le meilleur, on peut citer le programme « barrages » des années 1950, qui fut le premier grand programme conduit par EDF après sa nationalisation, ou la modernisation des chemins de fer impulsée par Raoul Dautry entre les deux guerres. Pour le pire, on peut citer les erreurs commises dans la politique du logement, qui ont conduit à la crise de la fin des années 1950.
Bonsoir,
[La IIIème République, minée par le clanisme parlementaire, n’a pas su préparer le pays à la guerre.]
Un esprit facétieux serait tenté de vous demander: quelle guerre? Si la III° République n’a pas su préparer la Seconde Guerre Mondiale, elle avait réussi à préparer la Première, à encaisser une offensive allemande qui, en 1914, ne fut pas loin d’atteindre Paris, à galvaniser un peuple au point de lui faire supporter “l’enfer de Verdun”, et finalement à tenir les élites et les rênes du pays jusqu’à la victoire finale. Ce n’est pas si mal…
[La IIIème et la IVème, c’est l’âge d’or de la technocratie française, la période pendant laquelle les « grands commis » ont eu le plus de pouvoir, pour le meilleur souvent, pour le pire quelquefois.]
C’est amusant que vous écriviez cela car j’avais lu – ou entendu – je ne sais plus où que certains historiens considéraient le régime de Vichy comme un âge d’or de la technocratie. Au début tout du moins, quand le régime avait encore quelques marges de manoeuvre, il avait apparemment attiré un certain nombre de technocrates qui pensaient avoir les mains plus libres que sous la III° République pour mener certaines réformes.
A ce sujet, je me permettrai une petite remarque: je n’aime pas être l’arbitre des élégances linguistiques, mais j’ai remarqué que dans plusieurs articles vous utilisiez le terme “vichyssois” comme adjectif qualifiant quelque chose en lien avec le régime de Vichy. Or on utilise plutôt l’adjectif “vichyste” pour ce qui est relatif au régime de Pétain, et “vichyssois” pour ce qui concerne la ville de Vichy. Ainsi les habitants de Vichy sont les Vichyssois, quelle que soient leurs opinions politiques, et les partisans du régime de Vichy sont des vichystes. Je sais, c’est un détail, mais une partie de ma famille a été vichyssoise et l’amalgame entre la population de la ville et le régime de Pétain n’est jamais très agréable.
[alors qu’elle a été l’objet d’un rejet quasi-unanime de la classe politique.]
Y compris le parti communiste 😉
[L’histoire de ces dernières années est remplie de politiciens qui ont montré un flair, un talent manœuvrier, une clairvoyance remarquable dans la conquête du pouvoir, et qui se sont ridiculisés – ou qui n’ont tout simplement pas su quoi faire – lorsqu’ils ont eu à exercer ce pouvoir si brillamment conquis : Hollande, Sarkozy, Macron…]
Je n’aime pas Sarkozy, mais n’est-ce pas un peu sévère de dire qu’il s’est ridiculisé – ou qu’il n’a pas su quoi faire – une fois arrivé au pouvoir? Il me semble qu’il a toujours tenu un discours plutôt volontariste. Chirac par contre…
@ Carloman
[« La IIIème République, minée par le clanisme parlementaire, n’a pas su préparer le pays à la guerre. » Un esprit facétieux serait tenté de vous demander : quelle guerre ? Si la III° République n’a pas su préparer la Seconde Guerre Mondiale, elle avait réussi à préparer la Première, à encaisser une offensive allemande qui, en 1914, ne fut pas loin d’atteindre Paris, à galvaniser un peuple au point de lui faire supporter “l’enfer de Verdun”, et finalement à tenir les élites et les rênes du pays jusqu’à la victoire finale. Ce n’est pas si mal…]
On peut dire raisonnablement que la troisième République sut GERER la guerre de 1914-18, mais on ne peut pas vraiment dire qu’elle a su la PREPARER. La victoire tient plus à la capacité d’improvisation une fois la guerre commencée, qu’à la qualité de la préparation de l’armée française. L’état-major français était resté sur l’idée d’une attaque allemande par la Lorraine, négligeant complètement la manœuvre d’enveloppement en passant par la Belgique. Nos fantassins avaient encore des pantalons garance, qui permettait de les repérer de loin pour pouvoir facilement tirer dessus (ils passeront au « bleu horizon » qu’après une année de guerre). Ils étaient armés d’un fusil Lebel modèle 1886 (30 ans d’âge…).
[« La IIIème et la IVème, c’est l’âge d’or de la technocratie française, la période pendant laquelle les « grands commis » ont eu le plus de pouvoir, pour le meilleur souvent, pour le pire quelquefois. » C’est amusant que vous écriviez cela car j’avais lu – ou entendu – je ne sais plus où que certains historiens considéraient le régime de Vichy comme un âge d’or de la technocratie. Au début tout du moins, quand le régime avait encore quelques marges de manœuvre, il avait apparemment attiré un certain nombre de technocrates qui pensaient avoir les mains plus libres que sous la III° République pour mener certaines réformes.]
Ça se discute. Il est vrai qu’il y eut une fenêtre d’opportunité pendant les premières années de Vichy pendant lesquelles les « technocrates » ont pu faire signer des textes – souvent très techniques – qui étaient remisés dans des tiroirs du fait de l’impuissance du politique à résister aux « lobbies » sous la IIIème République. Pour donner quelques exemples, l’acte dit loi du 27 septembre 1941 relatif à la réglementation des fouilles archéologiques, qui institue le premier régime de protection des objets et sites archéologiques, ou le décret du 18 janvier 1943 portant règlement sur les appareils à pression de gaz, qui crée le premier régime de contrôle des appareils sous pression qui provoquaient auparavant des accidents fréquents et graves dans les usines. Ces deux textes – qui ont d’ailleurs été ratifiés à la Libération et sont toujours partiellement en vigueur – étaient déjà écrits en grande partie en 1940, mais n’avaient pas été signés du fait de l’opposition de différents lobbies.
Cela étant dit, Vichy ne fait que prolonger et couronner le pouvoir acquis par la technocratie pendant les années 1920 et 1930. Les technocrates qui « ont eu les mains libres » en 1941 et 1943 avaient été formés et fait leur nid au sein de l’Etat pendant la période de l’entre-deux-guerres…
[A ce sujet, je me permettrai une petite remarque: je n’aime pas être l’arbitre des élégances linguistiques, mais j’ai remarqué que dans plusieurs articles vous utilisiez le terme “vichyssois” comme adjectif qualifiant quelque chose en lien avec le régime de Vichy (…).]
Vous avez tout à fait raison, et je vous remercie de me le faire remarquer. A ma décharge, je dois dire qu’il n’est pas aisé quelquefois de choisir. Le gouvernement de l’Etat français était par définition « vychiste », mais il était aussi « vychissois » au sens où il était installé à Vichy… mais je prends votre remarque, et je ferai plus attention à l’avenir. Les habitants de Vichy n’ont pas à charger avec un héritage qu’ils n’ont pas nécessairement voulu : si Vichy fut la capitale de l’Etat français, c’est moins par la volonté de ses habitants que par sa logistique hôtelière…
[« alors qu’elle a été l’objet d’un rejet quasi-unanime de la classe politique. » Y compris le parti communiste]
Certainement, mais pas pour les mêmes raisons. Entre 1947 et 1962, le Parti communiste n’a participé à aucun gouvernement. On peut donc difficilement imaginer que les élus communistes se soient opposés à la « monarchie républicaine » instaurée par De Gaulle avec l’objectif de préserver leurs possibilités de devenir ministres, ou d’éviter d’assumer les responsabilités de leurs actes de gouvernement. Et vous noterez que les communistes – du moins ceux d’avant la « mutation » – se sont positionnés généralement du côté « jacobin », refusant le transfert des pouvoirs vers les juges, les instances supranationales, les autorités indépendantes, et jusqu’à un certain point aux échelons locaux. Le bloc dominant a organisé l’impuissance du politique sans eux, et souvent contre eux.
L’opposition des communistes en 1962 était moins motivée par la défense des privilèges des élus et notables, que d’une opposition idéologique mais aussi sentimentale à la logique de « l’homme fort » et du pouvoir personnel. Vous noterez que les partis communistes, lorsqu’ils sont arrivés au pouvoir et installé des régimes avec des « hommes forts », ont toujours maintenu la fiction d’une direction collective. Même au zénith de son pouvoir, Staline n’a jamais été führer, duce, empereur ou grand mamamouchi. On n’a jamais inventé pour lui un titre « singulier » qui le mettrait à part, qui en ferait un être unique. Officiellement, il n’était que président du conseil des ministres, et secrétaire du comité central du PCUS. Autrement dit, le « primum inter pares » dans des instances collégiales. Protocolairement, il n’était même pas le premier personnage de l’Etat.
Les communistes voyaient en De Gaulle un « général factieux » porté par l’armée pour instaurer une dictature militaire, et ont eu beaucoup de mal à comprendre que mongénéral n’entendait pas « commencer une carrière de dictateur ». Mais une fois qu’ils l’ont compris, on ne peut pas dire qu’ils aient été les avocats les plus résolus d’un retour au statu quo ante.
[« L’histoire de ces dernières années est remplie de politiciens qui ont montré un flair, un talent manœuvrier, une clairvoyance remarquable dans la conquête du pouvoir, et qui se sont ridiculisés – ou qui n’ont tout simplement pas su quoi faire – lorsqu’ils ont eu à exercer ce pouvoir si brillamment conquis : Hollande, Sarkozy, Macron… » Je n’aime pas Sarkozy, mais n’est-ce pas un peu sévère de dire qu’il s’est ridiculisé – ou qu’il n’a pas su quoi faire – une fois arrivé au pouvoir? Il me semble qu’il a toujours tenu un discours plutôt volontariste. Chirac par contre…]
Vous savez que je suis loin d’être un antisarkozyste primaire, et que j’ai même une certaine tendresse pour le personnage. Mais il faut avouer que la première année de sa présidence est remplie d’affaires qu’on peut qualifier de « ridicules » ou pire : ses sorties « bling bling », ses excès de langage, ce « ministère de l’immigration » Potemkine, le contournement du vote de 2005… Sarkozy est peut-être le seul de nos présidents qui se soit bonifié avec l’âge, qui ait montré une capacité d’apprendre de ses erreurs et de s’améliorer. Il lui a fallu presque un an pour prendre la mesure de sa fonction, pour se couler dans la dignité du poste. On peut regretter qu’il n’ait pas été réélu, on aurait peut-être eu une bonne présidence, bien meilleure en tout cas que celle d’Hollande.
[Même au zénith de son pouvoir, Staline n’a jamais été führer, duce, empereur ou grand mamamouchi]
Pas vraiment, il etait le vojd (guide) ce qui de facon amusante est ce que veut dire führer en allemand
https://fr.wikipedia.org/wiki/Vojd
Et vu le culte de la personnalite autour de staline, il etait clair qui etait le patron en URSS a l epoque
@ cdg
[« Même au zénith de son pouvoir, Staline n’a jamais été führer, duce, empereur ou grand mamamouchi » Pas vraiment, il etait le vojd (guide) ce qui de facon amusante est ce que veut dire führer en allemand]
J’avais bien pris la peine de préciser ma formule : « Même au zénith de son pouvoir, Staline n’a jamais été führer, duce, empereur ou grand mamamouchi. On n’a jamais inventé pour lui un titre « singulier » qui le mettrait à part, qui en ferait un être unique ». Staline n’a jamais été « LE vojd », il a été « UN vodj ». Le terme « vodj » (« guide ») a été utilisé dans l’histoire russe à propos d’un grand nombre de dirigeants, et sous le régime soviétique pour désigner les dirigeants suprêmes du PCUS, mais n’a jamais été un titre singulier. Le Führer était unique dans l’histoire allemande, tout comme le Duce était un être unique dans l’histoire italienne. Staline n’était qu’un « vodj » parmi d’autres…
[Et vu le culte de la personnalité autour de Staline, il était clair qui était le patron en URSS à l’époque]
Je n’ai pas dit le contraire. Cependant, vous noterez que contrairement à Hitler ou Mussolini – et même à Pétain, il n’a jamais formalisé cette autorité absolue qu’on lui prête. Formellement, il n’a jamais été qu’un « primum inter pares », que le président d’organes de direction collective. Je pense que cette position, très différente de celle des autres régimes dictatoriaux de l’époque, est une concession à la culture communiste, très méfiante vis-à-vis des régimes fondés sur un « homme fort ».
Comparaison n’est pas raison.
Vous devriez prendre du recul sur les assimilations mensongères et ineptes entre Socialisme soviétique et Fascismes, notamment germanique.
Pour Adolf Hitler, “Mein Führer” n’est pas qu’un surnom populaire ; comme l’expression “Petit père des peuples”, issue du tsarisme (cf. царь-батюшка). Il s’agit d’une fonction statutaire ou autrement un titre officiel.
Adolf Hitler était “Oberstführer” (Guide suprême) du NSDAP et de la SA, soit doté d’un pouvoir personnel unique et total.
Après avoir été l’élu de la bourgeoisie réactionnaire, il sera nommé comme Reichskanzler (Chancelier). Le processus de coup d’Etat est passé notamment par la loi du 24 mars 1933 de “réparation de la détresse du peuple et du Reich” lui donnant le droit de gouverner par décret, c’est-à-dire de prendre des textes législatifs sans aucune procédure parlementaire. A ce moment, il est de facto le Führer. Après le décès du maréchal Hindenburg le 2 août 1934, il assure les fonctions de chef de l’Etat, après autorisation du Conseil des ministre, avec le titre officiel de “Führer du Reich”. Et finalement par plébiscite du 19 août 1934, Adolf Hitler fait entériner, en droit, sa fonction de chef de l’Allemagne autant que le chef du gouvernement avec le titre de Führer.
C’est le Führerstaat.
Il a concentré, à partir de ce moment-là, sur sa personne les fonctions de chef du gouvernement, de chef de l’État, de chef du parti unique et de commandant en chef de l’armée, obtenant même que les militaires lui prêtent un serment personnel, et ensuite même de juge suprême.
Je ne reviens pas sur le culte de la personnalité “autour de Staline”. Ce dernier n’a jamais été chef de l’Etat etc. Ces mensonges servent, qui plus est, à salir la Grande Révolution française car, derrière Staline, c’est Robespierre : l’homme du comité de salut public qui s’est opposé au terrorisme des membres du comité de sûreté générale et de leurs représentants. Staline est l’incarnation de la victoire de l’URSS sur les fascismes, dont le IIIème Reich et de ses alliés et satellites d’Europe continentale et orientale (Hongrie etc.).
A ce titre, je vous invite à lire le livre de l’historien américain Grover Furr, “Khrouchtchev a menti”, formidable travail de recherche qui sort des escroqueries et mensonges trotskistes et d’une social-démocratie démagogique et révisionniste à la François Furet et compagnie.
@ cdg
Je laisse cdg vous répondre sur le fond, mais il y a quelques points que je voudrais préciser…
[Je ne reviens pas sur le culte de la personnalité “autour de Staline”. Ce dernier n’a jamais été chef de l’Etat etc.]
C’était là justement mon point. Hitler et Staline ont été tous deux « divinisés », mais d’une manière très différente. Sur le plan symbolique, la figure de Hitler est une figure de pouvoir, un homme capable de plier les hommes et les choses à sa volonté. La figure de Staline est celle d’un guide, d’un homme qui cumule toutes les vertus et que par conséquence tout le monde suit. C’est pourquoi le premier apparaît seul, singulier, alors que l’autre n’est que la tête visible d’une direction collective.
[Ces mensonges servent, qui plus est, à salir la Grande Révolution française car, derrière Staline, c’est Robespierre :]
Il y a là à mon sens une grande incompréhension, que les communistes ont d’ailleurs internalisé et contribué à installer. Si l’on veut raisonner par analogie avec la Révolution française, la figure qui se rapproche le plus à celle de Robespierre, c’est le couple Lénine-Trotsky, qui ont à faire face à la fois à l’attaque extérieure et à la guerre civile à l’intérieur. Comme Robespierre, ils répondent par l’appel à « la patrie en danger », et par des mesures de terreur pour anesthésier la société. Staline, c’est plutôt Napoléon Bonaparte, l’homme qui stabilise le régime, qui pose les « masses de granit » en organisant une administration.
[A ce titre, je vous invite à lire le livre de l’historien américain Grover Furr, “Khrouchtchev a menti”, formidable travail de recherche qui sort des escroqueries et mensonges trotskistes et d’une social-démocratie démagogique et révisionniste à la François Furet et compagnie.]
Que Khrouchtchev ait menti, c’est dans l’ordre des choses. Après tout, il ne pouvait s’installer au pouvoir qu’en dégageant les suppôts du régime précédent. Il a donc lourdement chargé son prédécesseur. C’est de bonne guerre. Cela étant dit, la terreur stalinienne est une réalité qu’il est difficile de contester…
@ Descartes,
[Staline, c’est plutôt Napoléon Bonaparte, l’homme qui stabilise le régime, qui pose les « masses de granit » en organisant une administration.]
A ceci près que Napoléon arrive après la phase de Terreur révolutionnaire, et on ne peut pas dire qu’il ait à proprement parler relancer une politique de terreur. Il a plutôt agi comme réconciliateur des Français, ceux acquis à la Révolution mais aussi ceux qui se montraient plus circonspects (comme nombre de catholiques), même s’il n’a pas hésité parfois à user de répression.
Staline bâtit certes des institutions, mais ne paraît pas avoir été en mesure de sortir de la politique de Terreur. Mon hypothèse – si on laisse de côté la question de la paranoïa et de la cruauté éventuelles de Joseph Vissarionovitch – est que Staline était beaucoup plus idéologue, en un sens beaucoup plus “révolutionnaire convaincu” que Napoléon. Napoléon est l’héritier de la Révolution mais aussi celui qui la termine. Staline certes stabilise le régime bolchévique mais en même temps il veut poursuivre la Révolution, la transformation sociale, la collectivisation des terres, l’industrialisation à marche forcée. Et ces transformations, même si l’objectif peut paraître louable, ont été menées avec une certaine brutalité voire une réelle violence (dans un pays il est vrai où la violence est historiquement très présente), ce qui entre en contradiction avec la politique de stabilisation: quand vous voulez stabiliser un régime politique, il faut pacifier la société, non la violenter.
Par conséquent, ne faudrait-il pas comprendre la terreur stalinienne comme la conséquence de l’impossibilité de concilier deux impératifs contradictoires: construire la “société socialiste” d’un côté, et mettre fin aux soubresauts de la Révolution de l’autre?
En effet, l’idée que la terreur stalinienne trouve son explication dans l’hostilité des autres pays au régime soviétique ne me convainc guère. Napoléon aussi était en butte à l’hostilité généralisée des autres pays d’Europe et il n’a pas eu besoin d’envoyer des centaines de milliers de Français dans un équivalent du goulag.
Voilà quelques réflexions en passant.
@ Carloman
[Staline bâtit certes des institutions, mais ne paraît pas avoir été en mesure de sortir de la politique de Terreur. Mon hypothèse – si on laisse de côté la question de la paranoïa et de la cruauté éventuelles de Joseph Vissarionovitch – est que Staline était beaucoup plus idéologue, en un sens beaucoup plus “révolutionnaire convaincu” que Napoléon. Napoléon est l’héritier de la Révolution mais aussi celui qui la termine. Staline certes stabilise le régime bolchévique mais en même temps il veut poursuivre la Révolution, la transformation sociale, la collectivisation des terres, l’industrialisation à marche forcée. Et ces transformations, même si l’objectif peut paraître louable, ont été menées avec une certaine brutalité voire une réelle violence (dans un pays il est vrai où la violence est historiquement très présente), ce qui entre en contradiction avec la politique de stabilisation: quand vous voulez stabiliser un régime politique, il faut pacifier la société, non la violenter.]
Je ne pense pas que la différence se trouve dans le fait que l’un était plus « idéologue » que l’autre. Staline voulait certainement continuer l’œuvre de la révolution mais a su, comme Napoléon, se montrer pragmatique pour chercher une certaine « pacification » de la société. Sa politique vis-à-vis de l’église orthodoxe est assez similaire à celle poursuivie par Napoléon vis-à-vis du catholicisme.
Non, je pense que la différence fondamentale tient à une question de classe. Napoléon arrive alors que la France a déjà une bourgeoisie constituée, qui a un intérêt à ce que les conquêtes de la révolution soient stabilisées et l’ordre rétabli. Staline n’a pas cette chance : la révolution « prolétarienne » s’appuie en fait sur un « prolétariat » relativement maigre : la grande masse de la population est faite de paysans qui ont profité du désordre des années révolutionnaires pour se saisir des terres de l’aristocratie, qui sont en fait des bourgeois ou aspirent à l’être – les fameux « koulaks ». Alors que Napoléon peut s’appuyer confortablement sur une base sociale qui est acquise à ses réformes, qui est même demandeuse à ce que le régime « bourgeois » soit ancré sur des « masses de granit », les réformes staliniennes ont une base sociale beaucoup plus maigre. D’où une double dérive, à la fois vers un volontarisme absolu et vers la terreur.
[En effet, l’idée que la terreur stalinienne trouve son explication dans l’hostilité des autres pays au régime soviétique ne me convainc guère. Napoléon aussi était en butte à l’hostilité généralisée des autres pays d’Europe et il n’a pas eu besoin d’envoyer des centaines de milliers de Français dans un équivalent du goulag.]
Il faut dire que Robespierre, mutatis mutandis, l’avait fait pour lui ! Mais je suis d’accord sur le fait que la SEULE hostilité des autres pays n’est pas une explication suffisante. Il faut tenir compte aussi du problème de la base sociale. Les révolutionnaires français ont fait une révolution bourgeoise avec une bourgeoisie puissante, les révolutionnaires russes ont fait une révolution prolétarienne sans prolétaires…
A mon tour, je précise et rebondis sur quelques points de votre réponse :
[C’était là justement mon point. Hitler et Staline ont été tous deux « divinisés », mais d’une manière très différente. (…) C’est pourquoi le premier apparaît seul, singulier, alors que l’autre n’est que la tête visible d’une direction collective.]
“Tous deux” s’avère une erreur. Entrer dans ce “jeu des 7 familles” signifie succomber à notre terrible époque de communication et de spectacle. En effet, ils sont diamétralement opposés, d’où ma réaction écrite initiale au message de cdg. Les assimiler, c’est une forme de pyrrhonisme, en d’autres termes un relativisme bien confus.
Et cet antisoviétisme contribue depuis déjà suffisamment de temps à ouvrir le chemin au retour du fascisme à ce siècle.
Manifestement, l’éducation/transmission depuis 1968 est défaillante. Nous le devons aux BHL, François Furet… Et si je réagis, c’est qu’il est difficile de vous lire dans cette veine.
Comparerions nous Georges Clemenceau, le Tigre ou encore le Petit père de la Victoire etc., ou De Gaulle, à Adolf Hitler ?
La comparaison de l’amalgame est une paresse intellectuelle et un refus de la vérité pour mieux calomnier avec l’époque.
L’URSS de Staline, mais aussi donc de Molotov, Joukov, Tchouïkov etc. a vaincu le fascisme hitlérien n’en déplaise.
Je vous recommande les travaux du regretté Marc Ferro (socialiste), publié en 1999 : “Nazisme et communisme”.
[Si l’on veut raisonner par analogie avec la Révolution française, la figure qui se rapproche le plus à celle de Robespierre, c’est le couple Lénine-Trotsky, qui ont à faire face à la fois à l’attaque extérieure et à la guerre civile à l’intérieur. Comme Robespierre, ils répondent par l’appel à « la patrie en danger », et par des mesures de terreur pour anesthésier la société. Staline, c’est plutôt Napoléon Bonaparte, l’homme qui stabilise le régime, qui pose les « masses de granit » en organisant une administration.]
Votre raisonnement est révisionniste. Le couple Lénine-Trotski (1917-1924) est une construction de ce dernier. Trotski a été ouvertement un terroriste notoire, comme un Tallien ou un Carrier. Aucune comparaison avec Robespierre, lequel a été assassiné car il dénonçait les terroristes.
L’élimination terroriste de Sergueï Kirov le 1er décembre 1934, proche de Staline, rappelle celui de Marat ou de St Fargeau, acte déclencheur d’une nouvelle étape de la lutte entre fractions. Robespierre a été sincère et honnête jusqu’au bout. Trotski a menti devant l’Histoire. Pierre Broué, historien troskiste français, qui a eu accès dès 1980 aux archives de Léon Trotsky, a pourtant admis bien des mensonges et arrangements avec la vérité du “Vieux” (à ce propos, il serait urgent qu’une certaine gauche, gauchiste, qui psalmodie des slogans – je parle des zinzininsoumis : du POI et de la GES – déconstruise le culte de la personnalité du dirigeant seul devant l’histoire et totalement infaillible).
Les historiens italiens et états-uniens notamment, comme Grover Furr que je citais, ont balayé les mensonges lesquels sont toujours nos lieux communs issus du “gauchisme culturel” et du “néo-conservatisme droit de l’hommiste”.
Il est d’ailleurs bien étonnant et triste qu’en France le culte de la personnalité de Léon Trotski ait pénétré, si avant, créant de fait une autophobie manifeste et un vrai recul de l’analyse et de la compréhension de notre histoire. Cette domination par la culpabilité inversée a été un adjuvant de la mutation prônée par Robert Hue au sein du parti communiste français à la fin des années 90. Elle est bien le produit de Khrouchtchev et du liquidateur Gorbatchev.
Non, Staline n’est pas Napoléon Bonaparte. L’analogie historique serait Vladimir Poutine = Napoléon Bonaparte. Le premier joue le rôle historique “progressiste” et de consolidation comme Bonaparte (“ni talon rouge, ni bonnet rouge”), ou plus près de nous au XXème siècle du Général de Gaulle. Napoléon Bonaparte est une réaction à la dictature de la bourgeoisie (le Directoire, avec sa Terreur Thermidorienne) ; Vladimir Poutine mettant fin à leur phase de “Directoire” (1991-1999), mettant au pas les oligarques.
La qualification de Staline en “Bonaparte” est une vision puérile due au trotskisme de nos Alain Krivine etc. Trotski a passé son temps à tout analyser à travers ce “césarisme”.
C’est bien le couple bolchévique “Lénine-Staline” qui sort vainqueur de la guerre civile et étrangère de 1918-1922, créant l’URSS. Ce couple méfiant a toujours pensé que le menchévisme était in fine un opportunisme de droite.
La patrie du socialisme soviétique a lutté, au-delà de 1922, et jusqu’au paroxysme de la “patrie socialiste en danger”: soit la Grande Guerre patriotique de 1941-1945, qui a commencé bien avant par le proxy de la Guerre d’Espagne.
Surtout, Robespierre est tombé, sans procès, n’ayant pas vaincu définitivement les fractions. Que cela soit Lénine ou Staline, ils étaient bien au fait des évènements français. Comme Robespierre, face aux indulgents (ou dantonistes, les “droitiers”) ou aux enragés (ou hébertistes, les trotskistes), les staliniens furent confrontés à cette lutte.
Lutte imposée par les partisans des “baïonnettes” pour “exporter” la Révolution et espérant aussi la fin de celle-ci.
[Que Khrouchtchev ait menti, c’est dans l’ordre des choses. Après tout, il ne pouvait s’installer au pouvoir qu’en dégageant les suppôts du régime précédent. Il a donc lourdement chargé son prédécesseur. C’est de bonne guerre. Cela étant dit, la terreur stalinienne est une réalité qu’il est difficile de contester…]
Votre constat de la première phrase est insuffisante car c’est une “excuse”. Khrouchtchev, terroriste, n’est pas excusable. Il est cependant la preuve que certains ont survécus à la “terreur stalinienne”, comme par exemple V. Astrov etc. Ce dernier, partisan de Boukharine, est mort en 1993 et n’établit pas la légende noire de la “terreur stalinienne” par Staline.
Non, ce n’est pas “de bonne guerre”. Je ne me place pas de son point de vue. Mon propos n’est pas sa “tactique”. Accepter son point de vue, comme les légendes trotskistes, c’est ne pas comprendre les faits et réécrire le contexte avec un diable de confort : Staline. Oublier d’où vient et pourquoi la “terreur” a existé à ce moment, qui a créé les outils (cf. Danton avec le tribunal révolutionnaire) et tiré les fils (cf. les Girondins et les commissionnaires à la Jean-Nicolas Pache).
Je m’explique sur le cas de ce triste personnage :
Khrouchtchev, responsable du parti dans l’oblast de Moscou, s’est opposé aux élections libres à bulletin secret en 1935 proposées par Staline et les siens – Molotov, Jdanov, Mikoïan etc. ; comme de nombreux bureaucrates. Il est d’ailleurs assez intéressant de penser que la “terreur stalinienne” tournerait le dos à la “démocratie bourgeoise” et serait la victoire de la bureaucratie de parti et de la tyrannie aveugle ; avec souvent au passage un repli “nationaliste”, voire de la fin du socialisme (à savoir la dictature du prolétariat).
Il a soutenu le “droitier” Iagoda, qui a mené le pire : notamment en Espagne en étant à la tête du NKVD, pour discréditer Staline et les siens. Il a appuyé la création des “troïka” en 37 qui ont engendré la “Grande Terreur” (pour les historiens trotskistes et bourgeois officiels). Il a eu avec Redens et Maslov une attitude violemment terroriste. Ces deux derniers sont tombés avec Iejov, pas Khrouchtchev; quand Staline a pu mettre fin à la “iejovchtchina” de 37/38.
Il est bien difficile de contester cette “iejovchtchina”. Mais elle est en fait ignorée, car menée par des trotskistes et des droitiers, au profit du politiquement correct : “la terreur stalinienne”. En Russie, c’est une des raisons pour laquelle la figure de Staline n’est pas diabolisée, comme il l’est en Occident, à l’exception des bureaucrates liquidateurs russes.
Il en est a fortiori de la figure de Lénine, comme le prouve la mémoire vivace et l’attachement dans le Donbass. J’emploie figure pour faire écho à votre réponse sur le “symbolisme”.
@ Lafleur
[« C’était là justement mon point. Hitler et Staline ont été tous deux « divinisés », mais d’une manière très différente. (…) C’est pourquoi le premier apparaît seul, singulier, alors que l’autre n’est que la tête visible d’une direction collective. » “Tous deux” s’avère une erreur. Entrer dans ce “jeu des 7 familles” signifie succomber à notre terrible époque de communication et de spectacle. En effet, ils sont diamétralement opposés, d’où ma réaction écrite initiale au message de cdg. Les assimiler, c’est une forme de pyrrhonisme, en d’autres termes un relativisme bien confus.]
Je ne suis pas d’accord. Si l’on veut combattre l’assimilation des différents totalitarismes, il faut rentrer dans le détail de leurs différences. Que Staline ait été divinisé est, hélas, une réalité. La nier, c’est faire le jeu des adversaires du socialisme, c’est refuser tout regard critique. Il faut rentrer au contraire dans le détail pour montrer que s’il a bien été divinisé, il l’a été sous des formes et pour des raisons très différentes à celles qui ont présidé à la divinisation des leaders nazi ou fasciste.
[Comparerions nous Georges Clemenceau, le Tigre ou encore le Petit père de la Victoire etc., ou De Gaulle, à Adolf Hitler ?]
Que cela vous plaise ou non, il y a des gens qui font ces comparaisons. Et si vous voulez les combattre, alors il faut argumenter sérieusement, et non pas rejeter le débat d’un revers de manche. Accessoirement, il est difficile de parler de « divinisation » à propos de Clemenceau ou même de De Gaulle. Quand De Gaulle meurt, un hebdo bien connu publie en titre « Bal tragique à Colombey, un mort ». Pensez-vous que quelqu’un aurait osé le faire pour Staline ? Non, bien sur que non. Et pas forcément par peur, mais parce qu’on ne touche pas impunément à une figure « sacrée ». Celui qui aurait fait ça aurait eu peut-être des problèmes avec la police, mais il aurait certainement eu des ennuis avec les voisins.
[La comparaison de l’amalgame est une paresse intellectuelle et un refus de la vérité pour mieux calomnier avec l’époque.]
Certainement. Mais elle existe. Il faut donc se demander quelle est la meilleure façon de la combattre.
[« Si l’on veut raisonner par analogie avec la Révolution française, la figure qui se rapproche le plus à celle de Robespierre, c’est le couple Lénine-Trotsky, qui ont à faire face à la fois à l’attaque extérieure et à la guerre civile à l’intérieur. Comme Robespierre, ils répondent par l’appel à « la patrie en danger », et par des mesures de terreur pour anesthésier la société. Staline, c’est plutôt Napoléon Bonaparte, l’homme qui stabilise le régime, qui pose les « masses de granit » en organisant une administration. » Votre raisonnement est révisionniste.]
Mon dieu ! Pardonnez-moi mon père, parce que j’ai péché ! Je dois réciter combien de fois le « manifeste » pour avoir l’absolution ?
Admettons que mon raisonnement soit « révisionniste ». Est-il faux pour autant ? Je ne le crois pas. Après les affres de la révolution et la guerre civile, après la terreur indispensable pour empêcher les complots contre-révolutionnaires de compromettre le combat contre les ennemis intérieurs et extérieurs, il fallait un retour vers la paix civile qui permette d’organiser le pays et de faire repartir l’économie. Trotsky, comme Robespierre, représente une forme de fuite en avant de la révolution, Staline, comme Bonaparte, une consolidation. On peut objecter, comme l’a fait un autre commentateur, que Staline instaure, lui aussi, une forme de terreur. Mais c’est une terreur très différente de celle des années 1920, et qui tient à une spécificité de la révolution russe, qui est une révolution faite au nom d’une classe largement minoritaire.
[Le couple Lénine-Trotski (1917-1924) est une construction de ce dernier. Trotski a été ouvertement un terroriste notoire, comme un Tallien ou un Carrier. Aucune comparaison avec Robespierre, lequel a été assassiné car il dénonçait les terroristes.]
Le couple Lénine-Trotski n’a rien d’une « construction ». C’est à Trotsky que Lénine confie les questions militaires, questions absolument vitales dans l’état ou se trouvait l’état soviétique naissant. Qu’il y eut entre eux des différences, c’est un fait. Mais lorsqu’il s’est agi d’imposer la terreur, ils ont été d’accord. Quant à Robespierre, il n’a pas été assassiné « parce qu’il dénonçait les terroristes », mais parce que sa disparition était indispensable pour arrêter une dynamique qui avait été nécessaire pour assurer les victoires révolutionnaires, mais qui était devenue inutile et même nuisible. La tragédie de Robespierre est celle-là : il a mis en route une machine qui était indispensable à ce moment-là, mais qu’ensuite on ne pouvait arrêter qu’avec sa mort.
[Robespierre a été sincère et honnête jusqu’au bout. Trotski a menti devant l’Histoire.]
Je suis d’accord. Mais la question n’était pas ici la moralité des uns et des autres, mais la fonction qu’ils ont joué dans le processus révolutionnaire. Dans beaucoup de révolutions, on voit deux phases distinctes, une première pendant laquelle on abat l’ancien, et une seconde où l’on consolide le nouveau. La première phase est souvent très violente, parce que l’ancien résiste, et nécessite des actions « terroristes » ou militaires. La seconde est une phase de pacification, d’organisation, de création institutionnelle. Et la transition entre les deux phases est souvent violente, parce que la machine à « détruire l’ancien » s’emballe.
[Il est d’ailleurs bien étonnant et triste qu’en France le culte de la personnalité de Léon Trotski ait pénétré, si avant, créant de fait une autophobie manifeste et un vrai recul de l’analyse et de la compréhension de notre histoire.]
Le culte à la figure de Léon Trotsky a surtout été un outil pour attaquer le PCF.
[Non, Staline n’est pas Napoléon Bonaparte. L’analogie historique serait Vladimir Poutine = Napoléon Bonaparte.]
On voit mal quelle est la « révolution » dont Poutine viendrait consolider les acquis…
[C’est bien le couple bolchévique “Lénine-Staline” qui sort vainqueur de la guerre civile et étrangère de 1918-1922, créant l’URSS. Ce couple méfiant a toujours pensé que le menchévisme était in fine un opportunisme de droite.]
Le rôle joué par Staline entre 1918 et 1922 est, pour être gentil, quasi négligeable. En faire le « couple bolchévique », c’est – je suis gentil – une exagération. Que le rôle de Trotsky – est surtout des trotskystes – ait été néfaste après la mort de Lénine n’implique pas qu’on doive oublier le rôle essentiel qu’il a joué au début de la révolution.
[« Que Khrouchtchev ait menti, c’est dans l’ordre des choses. Après tout, il ne pouvait s’installer au pouvoir qu’en dégageant les suppôts du régime précédent. Il a donc lourdement chargé son prédécesseur. C’est de bonne guerre. Cela étant dit, la terreur stalinienne est une réalité qu’il est difficile de contester… » Votre constat de la première phrase est insuffisante car c’est une “excuse”.]
Non, c’est la constatation d’un fait. Je ne suis pas très intéressé par les jugements moraux. J’ai l’impression que pour vous l’histoire est un conte moral, où il y a les « bons » et les « méchants », et tout ce qui importe est de savoir qui est qui. Ce n’est pas du tout ma démarche.
[Il est cependant la preuve que certains ont survécus à la “terreur stalinienne”, comme par exemple V. Astrov etc. Ce dernier, partisan de Boukharine, est mort en 1993 et n’établit pas la légende noire de la “terreur stalinienne” par Staline.]
Encore heureux ! Quand je vous dis que la « terreur stalinienne » est une réalité, je ne parle pas de la présentation qui en a été faite par des « historiens » trotskystes, ou tout simplement ayant pour objectif de trouver dans l’histoire des armes pour combattre le mouvement ouvrier. Là encore, le meilleur moyen de combattre ces fables est d’exposer la réalité, et non de la nier.
@ Descartes,
Merci de votre réponse… même si vous allez amèrement la regretter, je le crains.
[Staline voulait certainement continuer l’œuvre de la révolution mais a su, comme Napoléon, se montrer pragmatique pour chercher une certaine « pacification » de la société.]
Je ne souscris absolument pas à ce jugement, qui me paraît accorder une bienveillance excessive à Joseph Djougatchivili. Je pense que Staline et son œuvre doivent être considérés dans toute leur complexité, sans simplisme ni volonté de condamnation systématique. Mais il ne faut pas trop pousser non plus en sens inverse.
Voyons vos assertions :
[Sa politique vis-à-vis de l’église orthodoxe est assez similaire à celle poursuivie par Napoléon vis-à-vis du catholicisme.]
Eh bien nous n’avons pas lu les mêmes spécialistes de l’histoire de l’Église orthodoxe russe… Mais avant même d’évoquer la politique de Staline, la comparaison que vous faites est plus que discutable : d’abord, Napoléon est amené à négocier avec une entité extérieure à la France, à savoir la papauté romaine ; au contraire, Staline a affaire à une Église qui est déjà une Église nationale, dont la structure de direction, le patriarcat de Moscou, non seulement se trouve sur le territoire russe, mais de surcroît subit une forme de césaropapisme depuis au moins Pierre le Grand. Au contraire la papauté a construit son pouvoir sur la résistance aux ingérences des autorités séculières. Cela fait une sacrée différence.
Ensuite, Napoléon se dit de confession catholique (indépendamment de ses convictions personnelles). Je ne sache pas que Staline – ancien élève d’un séminaire si ma mémoire ne me trompe pas – se soit jamais présenté comme orthodoxe, russe ou géorgien d’ailleurs. Napoléon, après certains excès antireligieux de la Révolution, ne cherche pas à affaiblir davantage le catholicisme. Staline, à la tête d’un État communiste, entend promouvoir l’athéisme. Quand vous écrivez « politique assez similaire », je trouve que vous y allez un peu fort. « Politique avec quelques similitudes » à la limite, et encore.
C’est lors de l’invasion allemande de 1941 que Staline s’avise qu’il serait utile de mobiliser les grandes figures de la tradition et de l’histoire russes. A ce moment, effectivement, des églises rouvrent, la persécution contre les prêtres diminue.
[Napoléon arrive alors que la France a déjà une bourgeoisie constituée, qui a un intérêt à ce que les conquêtes de la révolution soient stabilisées et l’ordre rétabli.]
J’ajouterai : et qu’une paysannerie qui a obtenu la satisfaction de certaines revendications a aussi intérêt à ce que l’ordre soit rétabli. Je suis toujours étonné de la manière dont la paysannerie est – un peu hâtivement – sortie de l’histoire par les penseurs d’obédience marxiste. Les acquis de la Révolution ont pu être conservés en France parce que la bourgeoisie a su donner des gages à la paysannerie. Cela a son importance, notamment pour comparer avec la situation de la Russie soviétique.
[Staline n’a pas cette chance : la révolution « prolétarienne » s’appuie en fait sur un « prolétariat » relativement maigre : la grande masse de la population est faite de paysans qui ont profité du désordre des années révolutionnaires pour se saisir des terres de l’aristocratie, qui sont en fait des bourgeois ou aspirent à l’être – les fameux « koulaks ». Alors que Napoléon peut s’appuyer confortablement sur une base sociale qui est acquise à ses réformes, qui est même demandeuse à ce que le régime « bourgeois » soit ancré sur des « masses de granit », les réformes staliniennes ont une base sociale beaucoup plus maigre. D’où une double dérive, à la fois vers un volontarisme absolu et vers la terreur.]
Désolé, ce n’est pas une question de « chance » mais bel et bien une question d’aveuglement idéologique. Un aveuglement que Lénine, plus fin, partageait moins.
Ce que vous m’expliquez dans ce paragraphe, c’est que Staline et les bolcheviks ont tout bonnement décidé de faire le bonheur du peuple russe – ou plutôt des peuples de l’URSS – sans se donner la peine de chercher l’adhésion des populations. Alors même que la masse de la population russe, ukrainienne, biélorusse, etc, était composée de paysans – comme dans la France de 1789 – le régime communiste n’a pas vraiment cherché à se concilier cette population, pire il n’a pas hésité à en sacrifier une partie (notamment une partie de la paysannerie ukrainienne) à son objectif de « révolution prolétarienne ». Les koulaks avaient en effet profité de la Révolution de 17 (et de la NEP) pour améliorer leurs conditions de vie, comme les paysans français ont profité de celle de 1789 pour se débarrasser d’une domination seigneuriale devenue injustifiée et donc insupportable. Les koulaks étaient peut-être des anticommunistes, mais ils faisaient partie du peuple. Et la question se pose de savoir si un des échecs du communisme en URSS n’est pas d’avoir été incapable de répondre aux besoins d’une part importante de la population. Au final, je me demande même si Staline et le régime communiste ne tirent pas l’essentiel de leur légitimité de la victoire – chèrement acquise – contre le III° Reich.
Vous avez accepté – et parfois revendiqué – le qualificatif de « stalinien ». Vous avez expliqué, à moult reprises, que le politique « doit partir de ce que les gens ont dans la tête ». Je vous pose la question, avec je l’admets une pointe de malice que vous me pardonnerez je l’espère : êtes-vous certain, en toute franchise, que Joseph Vissarionovitch soit réellement parti « de ce que les gens avaient dans la tête » ? Pensez-vous qu’une politique qui prétend s’appuyer sur une base sociale restreinte soit de nature à pacifier et à stabiliser une société ? Non, bien sûr que non. Dans un tel contexte, la Terreur n’était plus seulement nécessaire, elle était inévitable. Il fallait, par la peur, non point susciter l’adhésion, mais au moins obtenir la passivité de la population.
Et pourquoi ce choix a-t-il été fait ? Parce que, sans doute, Staline et les bolcheviks se pensaient au fond comme une « avant-garde éclairée », des gens détenant le Bien, le Beau, le Vrai. Et de ce point de vue-là, force est de constater que les communistes, même si c’est à un degré moindre, partagent une matrice commune avec leurs frères ennemis gaucho-trotskystes. Si « le peuple » n’a pas compris la grandeur du projet socialiste, c’est bien que ses membres étaient mauvais, corrompus, hérétiques, que sais-je encore. Et donc la brutalisation de cette population, le Goulag, les procès truqués devenaient des instruments indispensables pour faire comprendre au peuple qu’il n’avait pas à empêcher Staline, « le bien guidé » (pour reprendre un qualificatif que la tradition islamique donne aux quatre premiers califes), de faire son bonheur…
D’une certaine manière, les bolcheviks ont floué une bonne partie des Russes (et des autres) : la guerre civile a été en partie gagnée grâce au ralliement d’une partie des paysans, sans doute alléchée par les promesses de Lénine, qui d’ailleurs se sont concrétisées en partie avec la NEP mise en place au début des années 20. Mais ensuite, Staline a voulu collectiviser à tout va, avec des résultats tout de même mitigés, si l’on veut être indulgent, voire catastrophiques, si l’on est plus sévère (la famine du début des années 30 est une réalité, et n’a d’ailleurs pas touché que l’Ukraine contrairement à ce que racontent les Ukrainiens).
[les révolutionnaires russes ont fait une révolution prolétarienne sans prolétaires…]
Donc une révolution dans l’intérêt d’une classe presque inexistante, et au mépris des intérêts des autres classes sociales…
Alors vous-même Descartes, communiste assumé, êtes-vous prêt à faire le bonheur du peuple contre sa volonté ? Et qu’est-ce qui différencie un Staline d’un Macron, en tant que dirigeant servant les intérêts d’une minorité de la population ? La noblesse apparente du projet de l’un justifie-t-elle les dérives qu’on aura plus de peine à reprocher à l’autre ?
@ Carloman
[Merci de votre réponse… même si vous allez amèrement la regretter, je le crains.]
Pourquoi irais-je la regretter ? Le pire qui puisse arriver, c’est que j’aie écrit des bêtises, auquel cas vous les corrigerez et j’aurai appris quelque chose. Vous le savez, je ne suis pas sectaire, et je ne fais pas du débat une affaire d’amour propre…
[« Staline voulait certainement continuer l’œuvre de la révolution mais a su, comme Napoléon, se montrer pragmatique pour chercher une certaine « pacification » de la société. » Je ne souscris absolument pas à ce jugement, qui me paraît accorder une bienveillance excessive à Joseph Djougatchivili. Je pense que Staline et son œuvre doivent être considérés dans toute leur complexité, sans simplisme ni volonté de condamnation systématique. Mais il ne faut pas trop pousser non plus en sens inverse.]
Je pense qu’en parlant d’une « certaine » pacification, et en mettant ce dernier mot entre guillemets, j’ai fait preuve de nuance et de modération… mais voyons le détail :
[« Sa politique vis-à-vis de l’église orthodoxe est assez similaire à celle poursuivie par Napoléon vis-à-vis du catholicisme. » Eh bien nous n’avons pas lu les mêmes spécialistes de l’histoire de l’Église orthodoxe russe… Mais avant même d’évoquer la politique de Staline, la comparaison que vous faites est plus que discutable (…)]
Je ne fais pas une « comparaison », tout au plus une analogie. Il y a entre Napoléon et Staline plus d’un siècle et un continent de distance. Une « comparaison » n’aurait pas véritablement de sens. On peut tout au plus trouver des ressemblances. Comme Napoléon, Staline cherche une forme de modus vivendi avec les institutions lorsqu’il ne pense pas avoir la force de les soumettre. Ca ne va pas plus loin.
[(…) : d’abord, Napoléon est amené à négocier avec une entité extérieure à la France, à savoir la papauté romaine ; au contraire, Staline a affaire à une Église qui est déjà une Église nationale, dont la structure de direction, le patriarcat de Moscou, non seulement se trouve sur le territoire russe, mais de surcroît subit une forme de césaropapisme depuis au moins Pierre le Grand. Au contraire la papauté a construit son pouvoir sur la résistance aux ingérences des autorités séculières. Cela fait une sacrée différence.]
Je suis bien entendu d’accord avec vous sur ce point.
[Ensuite, Napoléon se dit de confession catholique (indépendamment de ses convictions personnelles). Je ne sache pas que Staline – ancien élève d’un séminaire si ma mémoire ne me trompe pas – se soit jamais présenté comme orthodoxe, russe ou géorgien d’ailleurs. Napoléon, après certains excès antireligieux de la Révolution, ne cherche pas à affaiblir davantage le catholicisme. Staline, à la tête d’un État communiste, entend promouvoir l’athéisme. Quand vous écrivez « politique assez similaire », je trouve que vous y allez un peu fort. « Politique avec quelques similitudes » à la limite, et encore.]
Comme je l’ai dit, la différence dans les contextes ne permet pas une véritable « comparaison », tout au plus une analogie. Pour l’église, parler de laïcité en 1800 c’était aussi irritant que parler d’athéisme en 1920. Napoléon n’a pas besoin de « affaiblir davantage le catholicisme », parce qu’il trouve rapidement un accord avec la papauté. Staline, malgré toutes ses tentatives, n’arrivera pas à obtenir une « main tendue » de l’autorité orthodoxe avant que la guerre change radicalement le contexte.
[« Napoléon arrive alors que la France a déjà une bourgeoisie constituée, qui a un intérêt à ce que les conquêtes de la révolution soient stabilisées et l’ordre rétabli. » J’ajouterai : et qu’une paysannerie qui a obtenu la satisfaction de certaines revendications a aussi intérêt à ce que l’ordre soit rétabli. Je suis toujours étonné de la manière dont la paysannerie est – un peu hâtivement – sortie de l’histoire par les penseurs d’obédience marxiste.]
Peut-être parce que la « satisfaction de certaines revendications » a abouti à une forme de réforme agraire qui a fait du paysan le propriétaire de sa terre, et donc dans une certaine mesure un capitaliste tout autant qu’un travailleur… peut-être une préfiguration des « classes intermédiaires » ?
[Les acquis de la Révolution ont pu être conservés en France parce que la bourgeoisie a su donner des gages à la paysannerie. Cela a son importance, notamment pour comparer avec la situation de la Russie soviétique.]
Effectivement. Mais si la bourgeoisie a pu donner des gages à la paysannerie, c’était surtout parce que la paysannerie en question était devenue « bourgeoise »… Il était beaucoup plus difficile à un régime qui se posait comme objectif de bâtir un état « prolétarien » de satisfaire les revendications d’une paysannerie « bourgeoise ».
[Ce que vous m’expliquez dans ce paragraphe, c’est que Staline et les bolcheviks ont tout bonnement décidé de faire le bonheur du peuple russe – ou plutôt des peuples de l’URSS – sans se donner la peine de chercher l’adhésion des populations. Alors même que la masse de la population russe, ukrainienne, biélorusse, etc, était composée de paysans – comme dans la France de 1789 – le régime communiste n’a pas vraiment cherché à se concilier cette population, pire il n’a pas hésité à en sacrifier une partie (notamment une partie de la paysannerie ukrainienne) à son objectif de « révolution prolétarienne ».]
Il ne faut pas trop exagérer. Le prolétariat industriel était relativement peu nombreux en Russie, et le prolétariat paysan était très nombreux, mais faible, arriéré et mal organisé. La base sociale des bolchéviks était donc beaucoup moins solide que celle dont disposaient les révolutionnaires français. Après on peut reprocher aux bolchéviques de ne pas avoir cherché à se « concilier » les bourgeois – dans les villes ou dans les campagnes – de la même manière que les révolutionnaires de 1791 n’ont pas cherché à se concilier l’aristocratie. Mais il faut admettre que les bolchéviks sont arrivés à se « concilier » une assez large majorité du « peuple ». Sans quoi, comment expliquez-vous qu’ils aient réussi à gagner la guerre civile contre des forces contre-révolutionnaires largement soutenues par les puissances de l’époque ?
[Les koulaks avaient en effet profité de la Révolution de 17 (et de la NEP) pour améliorer leurs conditions de vie, comme les paysans français ont profité de celle de 1789 pour se débarrasser d’une domination seigneuriale devenue injustifiée et donc insupportable. Les koulaks étaient peut-être des anticommunistes, mais ils faisaient partie du peuple.]
La différence est qu’en 1789, en saisissant les terres de l’aristocratie, les paysans ont réjoint les classes révolutionnaires. En 1920, en saisissant les terres des aristocrates, les koulaks sont devenus des bourgeois, et ont donc rejoint les classes contre-révolutionnaires. La question n’est pas de savoir s’ils étaient « communistes » ou « anti-communistes », mais où étaient leurs intérêts. Les intérêts des koulaks n’était certainement pas la constitution d’un état prolétarien. Un état capitaliste leur était infiniment plus agréable.
[Et la question se pose de savoir si un des échecs du communisme en URSS n’est pas d’avoir été incapable de répondre aux besoins d’une part importante de la population. Au final, je me demande même si Staline et le régime communiste ne tirent pas l’essentiel de leur légitimité de la victoire – chèrement acquise – contre le III° Reich.]
La réponse est clairement « non ». Le régime est solidement installé à la fin des années 1930, et le succès des deux premiers plans quinquennaux – qui ont permis « de répondre aux besoins d’une part importante de la population » – y sont pour beaucoup. La victoire de 1945 a certainement apporté une légitimité supplémentaire, mais à un coût énorme. Le régime soviétique a gagné la guerre, mais c’était une victoire à la Pyrrhus. Le prix de la victoire fut un retard économique et social irrattrapable dans les conditions d’une guerre froide.
[Vous avez accepté – et parfois revendiqué – le qualificatif de « stalinien ». Vous avez expliqué, à moult reprises, que le politique « doit partir de ce que les gens ont dans la tête ». Je vous pose la question, avec je l’admets une pointe de malice que vous me pardonnerez je l’espère : êtes-vous certain, en toute franchise, que Joseph Vissarionovitch soit réellement parti « de ce que les gens avaient dans la tête » ?]
Certain. On ne conquiert pas le pouvoir absolu, on ne le garde pas vingt-cinq ans, on ne gagne pas une guerre mondiale si l’on ne part pas de ce que les gens ont dans la tête. C’est un fait que le régime stalinien a antagonisé des secteurs importants de la société. Mais il ne faudrait pas oublier qu’il a été massivement soutenu par la masse des Soviétiques.
[Pensez-vous qu’une politique qui prétend s’appuyer sur une base sociale restreinte soit de nature à pacifier et à stabiliser une société ? Non, bien sûr que non. Dans un tel contexte, la Terreur n’était plus seulement nécessaire, elle était inévitable.]
C’est bien ce que j’ai dit à une nuance près : le problème n’est pas sur qui on « entend s’appuyer », mais sur qui on PEUT s’appuyer. Le prolétariat était, stricto sensu, majoritaire en Russie. Mais il se divisait entre un prolétariat industriel, urbain, relativement instruit, politisé et conscient de ses intérêts, et un prolétariat paysan très pauvre, analphabète, dominé par les prêtres, très faiblement instruit. Les bolchéviks pouvaient « entendre » s’appuyer sur l’ensemble, mais en pratique ne pouvaient compter au départ que sur la première partie…
[Et pourquoi ce choix a-t-il été fait ? Parce que, sans doute, Staline et les bolcheviks se pensaient au fond comme une « avant-garde éclairée », des gens détenant le Bien, le Beau, le Vrai.]
Certainement, comme tous les révolutionnaires. On ne fait pas des révolutions avec des doutes et des « peut-être ». Les hommes qui sont prêts à sacrifier leurs vies pour une cause sont toujours convaincus d’être dans le vrai. Les autres restent chez eux et au mieux écrivent des blogs 😉
[Et de ce point de vue-là, force est de constater que les communistes, même si c’est à un degré moindre, partagent une matrice commune avec leurs frères ennemis gaucho-trotskystes. Si « le peuple » n’a pas compris la grandeur du projet socialiste, c’est bien que ses membres étaient mauvais, corrompus, hérétiques, que sais-je encore.]
Comme tous les révolutionnaires…
[D’une certaine manière, les bolcheviks ont floué une bonne partie des Russes (et des autres) : la guerre civile a été en partie gagnée grâce au ralliement d’une partie des paysans, sans doute alléchée par les promesses de Lénine, qui d’ailleurs se sont concrétisées en partie avec la NEP mise en place au début des années 20. Mais ensuite, Staline a voulu collectiviser à tout va, avec des résultats tout de même mitigés, si l’on veut être indulgent, voire catastrophiques, si l’on est plus sévère (la famine du début des années 30 est une réalité, et n’a d’ailleurs pas touché que l’Ukraine contrairement à ce que racontent les Ukrainiens).]
C’est un peu plus compliqué que ça. Staline n’était pas un dieu, il ne lui suffisait pas de tendre le doigt pour que tombe la foudre. Si la collectivisation a été mise en œuvre, et pas forcément dans les meilleures conditions, c’est parce qu’il y avait des gens sur le terrain pour la mettre en œuvre. Et ces gens ont aussi contribué à donner forme à la collectivisation. Si les koulaks ont été tellement maltraités, ce n’est pas seulement parce que Staline ne les aimait pas, mais parce que sur le terrain il y eut un véritable affrontement entre les koulaks enrichis, et les paysans sans terre, ouvriers agricoles maltraités par ceux-ci, et qui ont vu dans la collectivisation une chance de tourner les tables. Je vous conseille la lecture du livre de A.S. Makarenko, qui racontent son expérience de pédagogue dans la région de Poltava en Ukraine dans les années 1920. On trouve en arrière-plan les conflits internes à la paysannerie soviétique, et en particulier la détestation dont faisaient l’objet les koulaks enrichis.
[« les révolutionnaires russes ont fait une révolution prolétarienne sans prolétaires… » Donc une révolution dans l’intérêt d’une classe presque inexistante, et au mépris des intérêts des autres classes sociales…]
Pas tout à fait. Une révolution dans l’intérêt d’une majorité de la population, mais d’une majorité dont seule une petite section était en 1918 en mesure de comprendre et des soutenir la révolution.
[Alors vous-même Descartes, communiste assumé, êtes-vous prêt à faire le bonheur du peuple contre sa volonté ?]
Bien entendu, s’il n’y a pas d’autre alternative. Avec les yeux ouverts sur les risques qu’une telle position impliquent…
[Et qu’est-ce qui différencie un Staline d’un Macron, en tant que dirigeant servant les intérêts d’une minorité de la population ?]
Que l’un défend les intérêts de ceux qui produisent de la valeur, et l’autre les intérêts de ceux qui prélèvent une partie de cette valeur sans rien produire. Pour un marxiste, ce n’est pas le nombre qui fait la légitimité… Mais comme je l’ai expliqué plus haut, je ne pense pas que Staline ait servi les intérêts d’une minorité de la population…
@ Descartes,
[Je ne fais pas une « comparaison », tout au plus une analogie. Il y a entre Napoléon et Staline plus d’un siècle et un continent de distance. Une « comparaison » n’aurait pas véritablement de sens. On peut tout au plus trouver des ressemblances. Comme Napoléon, Staline cherche une forme de modus vivendi avec les institutions lorsqu’il ne pense pas avoir la force de les soumettre.]
J’entends. Mais dans ce cas votre formulation initiale « Sa politique vis-à-vis de l’église orthodoxe est assez similaire à celle poursuivie par Napoléon vis-à-vis du catholicisme. » était un peu ambiguë, sauf votre respect. Si vous me dites : « on peut relever certaines ressemblances entre ces politiques », je veux bien. Mais « politique assez similaire », ça n’a pas tout à fait ce sens.
[Pour l’église, parler de laïcité en 1800 c’était aussi irritant que parler d’athéisme en 1920.]
Pardon, Napoléon n’est pas dans une logique de laïcité, mais dans une logique de contrôle. Ce n’est pas la même chose. La laïcité proprement dite – c’est-à-dire la séparation des Églises et de l’État – date de 1905, même si le principe commence à s’appliquer, dans les écoles par exemple, dès les années 1880. Et l’on peut constater aujourd’hui que la logique napoléonienne était bien plus efficace : ah, si seulement aujourd’hui en France on pouvait contrôler le culte musulman, choisir les imams, neutraliser les structures contrôlées par les islamistes ou par des pays étrangers… On s’épargnerait peut-être certains soucis.
[Peut-être parce que la « satisfaction de certaines revendications » a abouti à une forme de réforme agraire qui a fait du paysan le propriétaire de sa terre, et donc dans une certaine mesure un capitaliste tout autant qu’un travailleur… peut-être une préfiguration des « classes intermédiaires » ?]
C’est possible. Il n’est pas dit que le socialisme ait été un modèle applicable en France.
[Il était beaucoup plus difficile à un régime qui se posait comme objectif de bâtir un état « prolétarien » de satisfaire les revendications d’une paysannerie « bourgeoise ».]
Mais était-il raisonnable de vouloir bâtir un état prolétarien ? Le prolétariat est une classe sociale, le prolétariat n’est pas le peuple.
[Le prolétariat industriel était relativement peu nombreux en Russie, et le prolétariat paysan était très nombreux, mais faible, arriéré et mal organisé.]
Pardon, pardon, ce n’est pas du tout ce que vous aviez écrit, je vous cite : « la révolution « prolétarienne » s’appuie en fait sur un « prolétariat » relativement maigre : la grande masse de la population est faite de paysans qui ont profité du désordre des années révolutionnaires pour se saisir des terres de l’aristocratie, qui sont en fait des bourgeois ou aspirent à l’être – les fameux « koulaks ». » Dans cette phrase, on comprend que le prolétariat – et pas seulement le prolétariat « conscientisé » – est peu nombreux, et votre formulation laisse entendre que la masse des paysans sont « des bourgeois ou aspirent à l’être ». Maintenant, vous me dites : « si, si, en fait les prolétaires étaient largement majoritaires dans la paysannerie ». Faudrait savoir…
[Mais il faut admettre que les bolchéviks sont arrivés à se « concilier » une assez large majorité du « peuple ».]
Bof. Il est aussi possible que les bolchéviks aient tétanisé la population qui a fini par se résigner. Après tout, mieux vaut un État et un ordre imparfaits que le chaos. Quant à mesurer le degré d’adhésion au projet socialiste de Staline…
[Sans quoi, comment expliquez-vous qu’ils aient réussi à gagner la guerre civile contre des forces contre-révolutionnaires largement soutenues par les puissances de l’époque ?]
Lénine n’aurait-il pas, par le plus grand des hasards, fait quelques promesses aux paysans quant à la possibilité d’accéder à la propriété des terres ? Parmi les premiers décrets pris par Lénine au moment du coup de force bolchévik, l’un concernerait justement l’appropriation des terres par les paysans.
[La différence est qu’en 1789, en saisissant les terres de l’aristocratie, les paysans ont réjoint les classes révolutionnaires. En 1920, en saisissant les terres des aristocrates, les koulaks sont devenus des bourgeois, et ont donc rejoint les classes contre-révolutionnaires.]
Tout cela devient un peu confus. Je ne suis pas sûr de bien comprendre ce que vous entendez par « bourgeois ». Ici vous me dites que les paysans français en 1789 ont rejoint les classes révolutionnaires. Plus haut vous disiez que la paysannerie française était devenue « bourgeoise ». Du coup, je comprends qu’en 1789, la bourgeoisie est en France la classe révolutionnaire, je pense que nous sommes d’accord sur ce point.
Ensuite vous dites que les koulaks – comme les paysans français de 1789 – en devenant bourgeois se sont eux retrouvés dans le camp des contre-révolutionnaires. Je trouve que vous allez un peu vite en besogne. D’abord, il n’est pas impossible qu’en 1917 une partie de la bourgeoisie russe ait été « révolutionnaire »… mais pas au sens bolchévik du terme. Car il y a deux révolutions en Russie en 1917. Les bolchéviks ont eu une petite tendance à confisquer l’étiquette de « révolutionnaire ». Je n’ai pas creusé la question, mais je me demande si la situation n’était pas un brin plus complexe que ce que raconte la geste bolchévique…
Enfin, vous êtes – peut-être – un tout petit peu injuste à l’égard des koulaks : ils n’ont pas toujours été considérés comme d’odieux contre-révolutionnaires. Il me semble même que la NEP les a quelque peu favorisés. Et pour ma part, je pense que l’idée d’appuyer la Révolution sur une classe de paysans moyens, propriétaires de leurs terres – une idée qui a je crois effleuré certains dirigeants bolchéviks, mais vous connaissez mieux la question que moi – était loin d’être idiote. Mais ce n’est que mon opinion.
[Les intérêts des koulaks n’était certainement pas la constitution d’un état prolétarien. Un état capitaliste leur était infiniment plus agréable.]
Avoir favorisé l’émergence des koulaks pour ensuite les exterminer relève quand même d’une forme de machiavélisme politique assez pervers… L’apparition des koulaks est bien la conséquence d’une révolution, mais pas de LA révolution voulue par Staline et ses partisans. Ce que je veux dire par là, c’est que les koulaks n’avaient pas forcément envie de revenir à l’Ancien régime tsariste. En 1917, le passage à une société capitaliste avec un fonctionnement plus libéral représentait déjà une révolution.
[Le régime est solidement installé à la fin des années 1930,]
Je ne suis pas d’accord. Les purges à répétition montrent que le régime est fébrile et instable. Quant aux succès des plans quinquennaux… Il est certain qu’avec quelques millions d’habitants en moins, cela réduisait un peu les besoins. Mais je vous accorde que les progrès en matière de production industrielle sont très importants. En terme de production agricole, c’est moins évident.
[Les hommes qui sont prêts à sacrifier leurs vies pour une cause sont toujours convaincus d’être dans le vrai.]
Sacrifier leur vie ? Il s’est agi essentiellement de sacrifier celles des autres surtout, amis comme ennemis d’ailleurs…
[Les autres restent chez eux et au mieux écrivent des blogs 😉]
« Au mieux écrivent des blogs » ? Vous êtes sévère… certains écrivent des poèmes, des romans, des essais philosophiques 🙂
[Comme tous les révolutionnaires…]
Alors ces gens sont dangereux. Il faut envisager de les éliminer…
[Je vous conseille la lecture du livre de A.S. Makarenko, qui racontent son expérience de pédagogue dans la région de Poltava en Ukraine dans les années 1920. On trouve en arrière-plan les conflits internes à la paysannerie soviétique, et en particulier la détestation dont faisaient l’objet les koulaks enrichis.]
Je pense que cette affaire est très complexe. Il faudrait savoir précisément quel pourcentage de la population rurale représentaient les koulaks et assimilés, quel était précisément leur niveau de richesse, quel écart social les séparait des autres paysans, et tout cela pas seulement dans la région de Poltava. La situation, telle que vous me la décrivez, à savoir qu’ « il y eut un véritable affrontement entre les koulaks enrichis, et les paysans sans terre, ouvriers agricoles maltraités par ceux-ci, et qui ont vu dans la collectivisation une chance de tourner les tables. », sent à plein nez la justification de la politique stalinienne, et semble s’inscrire dans le récit voulu par les autorités communistes, avec une diabolisation en règle des koulaks. En toute honnêteté, je n’ai pas les éléments pour trancher.
[Une révolution dans l’intérêt d’une majorité de la population, mais d’une majorité dont seule une petite section était en 1918 en mesure de comprendre et des soutenir la révolution.]
Pensez-vous que les famines de 1931-1933 qui ont fortement touché l’Ukraine et le sud de la Russie ont épargné cette « majorité » dont le régime soviétique disait défendre les intérêts ?
[Bien entendu, s’il n’y a pas d’autre alternative. Avec les yeux ouverts sur les risques qu’une telle position impliquent… ]
Votre honnêteté vous honore, mais ce n’est pas très rassurant.
[Que l’un défend les intérêts de ceux qui produisent de la valeur, et l’autre les intérêts de ceux qui prélèvent une partie de cette valeur sans rien produire. Pour un marxiste, ce n’est pas le nombre qui fait la légitimité…]
Je ne vois pas ce qui permet d’affirmer, par exemple, que les koulaks ne produisaient aucune valeur et se contentaient de « prélever une partie de cette valeur ». De la même façon, lorsque vous affirmez que les paysans français de 1789 deviennent « bourgeois », doit-on comprendre que la paysannerie cesse de produire de la richesse au motif qu’elle n’est plus – ou moins – exploitée ? N’y aurait-il donc que les gens exploités qui « produisent de la valeur » ? Si c’est le cas, on ne voit pas bien l’intérêt de supprimer l’exploitation…
@ Carloman
[J’entends. Mais dans ce cas votre formulation initiale « Sa politique vis-à-vis de l’église orthodoxe est assez similaire à celle poursuivie par Napoléon vis-à-vis du catholicisme. » était un peu ambiguë, sauf votre respect. Si vous me dites : « on peut relever certaines ressemblances entre ces politiques », je veux bien. Mais « politique assez similaire », ça n’a pas tout à fait ce sens.]
Je veux bien admettre l’ambiguïté de mon expression. La similarité était dans la structure, et non dans les politiques elles-mêmes.
[« Pour l’église, parler de laïcité en 1800 c’était aussi irritant que parler d’athéisme en 1920. » Pardon, Napoléon n’est pas dans une logique de laïcité, mais dans une logique de contrôle. Ce n’est pas la même chose.]
D’une certaine façon, si. Avec Napoléon, la religion est réduite du point de vue de l’Etat à un rituel, à un instrument civil de contrôle des populations. La législation impériale est parfaitement indifférente aux religions, les religieux n’ont plus de statut personnel, la propriété religieuse n’échappe plus aux règles communes, les délits comme le blasphème disparaissent. Je pense qu’on peut parler d’une indifférence à la religion qui n’est pas très loin de la laïcité telle qu’on l’entend en France. Bien sûr, il n’y a pas de séparation formelle de l’Eglise et de l’Etat, mais plutôt une prise de contrôle de l’Eglise par l’Etat.
[La laïcité proprement dite – c’est-à-dire la séparation des Églises et de l’État – date de 1905, même si le principe commence à s’appliquer, dans les écoles par exemple, dès les années 1880. Et l’on peut constater aujourd’hui que la logique napoléonienne était bien plus efficace : ah, si seulement aujourd’hui en France on pouvait contrôler le culte musulman, choisir les imams, neutraliser les structures contrôlées par les islamistes ou par des pays étrangers… On s’épargnerait peut-être certains soucis.]
Effectivement, la laïcité napoléonienne était beaucoup plus pragmatique que la laïcité idéaliste du début du XXème siècle. Napoléon avait probablement compris bien plus que Jaurès l’utilité sociale et politique des églises…
[« Peut-être parce que la « satisfaction de certaines revendications » a abouti à une forme de réforme agraire qui a fait du paysan le propriétaire de sa terre, et donc dans une certaine mesure un capitaliste tout autant qu’un travailleur… peut-être une préfiguration des « classes intermédiaires » ? » C’est possible. Il n’est pas dit que le socialisme ait été un modèle applicable en France.]
Aujourd’hui, non. Mais le processus de concentration, qui transforme l’artisan en ouvrier, est aussi à l’œuvre dans les campagnes…
[« Il était beaucoup plus difficile à un régime qui se posait comme objectif de bâtir un état « prolétarien » de satisfaire les revendications d’une paysannerie « bourgeoise ». » Mais était-il raisonnable de vouloir bâtir un état prolétarien ? Le prolétariat est une classe sociale, le prolétariat n’est pas le peuple.]
Certes. Mais la légitimité du prolétariat face à la bourgeoisie ne vient pas du nombre, elle vient du fait que c’est lui qui produit de la valeur, et que la bourgeoisie vit en parasite sur la valeur qu’il produit.
[Pardon, pardon, ce n’est pas du tout ce que vous aviez écrit, je vous cite : « la révolution « prolétarienne » s’appuie en fait sur un « prolétariat » relativement maigre : la grande masse de la population est faite de paysans qui ont profité du désordre des années révolutionnaires pour se saisir des terres de l’aristocratie, qui sont en fait des bourgeois ou aspirent à l’être – les fameux « koulaks ». » Dans cette phrase, on comprend que le prolétariat – et pas seulement le prolétariat « conscientisé » – est peu nombreux, et votre formulation laisse entendre que la masse des paysans sont « des bourgeois ou aspirent à l’être ». Maintenant, vous me dites : « si, si, en fait les prolétaires étaient largement majoritaires dans la paysannerie ». Faudrait savoir…]
J’admets que je me suis mal exprimé. Oui, la paysannerie a profité des années révolutionnaires pour se saisir des terres. Mais une partie de la paysannerie – la plus éduquée, la plus avancée, la plus industrieuse – a bénéficié du processus, et une autre beaucoup plus importante est devenue le prolétariat de la première. La violence des rapports entre ces deux groupes explique d’ailleurs en partie la violence de la collectivisation. Encore une fois, où pensez-vous que le régime est allé chercher les troupes qui ont collectivisé de force les koulaks ? Dans les villes ? Certainement pas. La collectivisation, ce fut aussi une guerre entre les paysans enrichis, cette nouvelle « bourgeoisie » paysanne, et les paysans pauvres, pour la plupart ouvriers agricoles.
[« Mais il faut admettre que les bolchéviks sont arrivés à se « concilier » une assez large majorité du « peuple ». » Bof. Il est aussi possible que les bolchéviks aient tétanisé la population qui a fini par se résigner. Après tout, mieux vaut un État et un ordre imparfaits que le chaos. Quant à mesurer le degré d’adhésion au projet socialiste de Staline…]
C’est toujours difficile de savoir quelle est l’adhésion à un projet politique. Mais je suis toujours méfiant des théories qui imaginent qu’un homme peut gouverner longtemps un état moderne contre son peuple et ses intérêts. Quand on m’explique que Mitterrand a trahi ses électeurs, ma première question est de savoir pourquoi alors ils l’ont réélu. Et penser qu’un régime, même imparfait, est le meilleur des possibles, c’est aussi une forme d’adhésion.
[« Sans quoi, comment expliquez-vous qu’ils aient réussi à gagner la guerre civile contre des forces contre-révolutionnaires largement soutenues par les puissances de l’époque ? » Lénine n’aurait-il pas, par le plus grand des hasards, fait quelques promesses aux paysans quant à la possibilité d’accéder à la propriété des terres ? Parmi les premiers décrets pris par Lénine au moment du coup de force bolchévik, l’un concernerait justement l’appropriation des terres par les paysans.]
Mais si tel est le raisonnement, alors les paysans n’auraient pas dû soutenir le régime après que cette promesse ait été trahie par la collectivisation stalinienne. Et pourtant, ils sont allés comme un seul homme défendre le régime soviétique contre l’attaque nazie. Toutes les tentatives d’exploiter le sentiment antisoviétique en créant des unités se battant contre les soviétiques – comme l’armée Vlasov ou les troupes ukrainiennes de Bandera – se sont soldés par des échecs retentissants.
[Tout cela devient un peu confus. Je ne suis pas sûr de bien comprendre ce que vous entendez par « bourgeois ». Ici vous me dites que les paysans français en 1789 ont rejoint les classes révolutionnaires. Plus haut vous disiez que la paysannerie française était devenue « bourgeoise ». Du coup, je comprends qu’en 1789, la bourgeoisie est en France la classe révolutionnaire, je pense que nous sommes d’accord sur ce point.]
Je m’excuse si je suis confus, mais ici vous m’avez parfaitement compris. C’est effectivement mon point.
[Ensuite vous dites que les koulaks – comme les paysans français de 1789 – en devenant bourgeois se sont eux retrouvés dans le camp des contre-révolutionnaires. Je trouve que vous allez un peu vite en besogne. D’abord, il n’est pas impossible qu’en 1917 une partie de la bourgeoisie russe ait été « révolutionnaire »…]
Non. Il est possible que certains individus « bourgeois » aient été parmi les révolutionnaires, de la même manière que certains individus « aristocrates » ont été révolutionnaires en 1789. Mais cela en fait pas de la bourgeoisie dans le premier cas, de l’aristocratie dans le second, des « classes révolutionnaires ».
[(…) mais pas au sens bolchévik du terme. Car il y a deux révolutions en Russie en 1917.]
Tout à fait. Il y a une révolution « bourgeoise » incomplète, qui conduit au renversement du pouvoir autocratique du Tsar et la constitution d’une forme de gouvernement bourgeois, à la chute de l’aristocratie dans les campagnes et la prise de la terre par les paysans, au renforcement d’une bourgeoisie urbaine à travers de la NEP, et puis une révolution socialiste qui aboutira plus tard à la collectivisation presque complète de l’appareil de production. Et les deux sont imbriquées, presque simultanées, avec des aller-retour entre l’une et l’autre…
[Les bolchéviks ont eu une petite tendance à confisquer l’étiquette de « révolutionnaire ». Je n’ai pas creusé la question, mais je me demande si la situation n’était pas un brin plus complexe que ce que raconte la geste bolchévique…]
Comme toujours, l’histoire est beaucoup plus complexe que le « roman national ». De mes lectures, je tire cette vision de deux révolution imbriquées, qui tiennent au fait que les bolchéviks se trouvent vouloir aller au socialisme dans un pays ou le modèle capitaliste est incomplet et n’a pas atteint ses limites productives – ce qui est, il faut le rappeler, la condition posée par Marx pour que son « dépassement » soit possible.
[Enfin, vous êtes – peut-être – un tout petit peu injuste à l’égard des koulaks : ils n’ont pas toujours été considérés comme d’odieux contre-révolutionnaires. Il me semble même que la NEP les a quelque peu favorisés.]
Cela ne les rend pas moins « odieux ». La NEP est une forme de retour à un capitalisme contrôlé, et qui favorise donc autant les bourgeoisies urbaines (les « nepmen ») que les bourgeoisies paysannes (les « koulaks »).
[Et pour ma part, je pense que l’idée d’appuyer la Révolution sur une classe de paysans moyens, propriétaires de leurs terres – une idée qui a je crois effleuré certains dirigeants bolchéviks, mais vous connaissez mieux la question que moi – était loin d’être idiote. Mais ce n’est que mon opinion.]
Une révolution qui s’appuie sur une bourgeoisie est une révolution bourgeoise. Pourquoi s’appuyer sur « des paysans moyens propriétaires de leurs terres » (et les faisant travailler par des ouvriers agricoles donc) et pas sur des « industriels moyens propriétaires de leurs ateliers » (et faisant travailler des ouvriers) ? Ça s’appelle « le capitalisme », je crois… et ça ne marche pas comme ça longtemps : au fur et à mesure du progrès technique, les terres et les ateliers se concentrent…
Je ne sais pas si votre idée a « effleuré certains dirigeants bolchéviks », mais c’était un peu le drapeau des « socialistes révolutionnaires », beaucoup plus proches de la vision socialdémocrate d’un capitalisme régulé par une forme de coopérativisme. C’était à l’époque une possibilité, mais cela n’aurait pas conduit au socialisme.
[« Les intérêts des koulaks n’était certainement pas la constitution d’un état prolétarien. Un état capitaliste leur était infiniment plus agréable. » Avoir favorisé l’émergence des koulaks pour ensuite les exterminer relève quand même d’une forme de machiavélisme politique assez pervers… ]
Je dirais plutôt du pragmatisme politique. Quand il fallait combattre l’aristocratie et la bourgeoisie urbaine, les koulaks étaient des alliés. Quand ces ennemis ont été vaincus et qu’on s’est fixé comme objectif la construction d’un état socialiste, ils sont devenus des ennemis.
[L’apparition des koulaks est bien la conséquence d’une révolution, mais pas de LA révolution voulue par Staline et ses partisans. Ce que je veux dire par là, c’est que les koulaks n’avaient pas forcément envie de revenir à l’Ancien régime tsariste. En 1917, le passage à une société capitaliste avec un fonctionnement plus libéral représentait déjà une révolution.]
Tout à fait. Si les communistes avaient renoncé à faire une révolution socialiste, la Russie aurait peut-être eu un développement capitaliste similaire… disons au Brésil (territoire important, faiblement peuplé, beaucoup de ressources naturelles, terrain de jeu pour les capitaux des grandes puissances…).
[« Le régime est solidement installé à la fin des années 1930, » Je ne suis pas d’accord. Les purges à répétition montrent que le régime est fébrile et instable.]
Les « purges à répétition » tendent à disparaître à la fin des années 1930.
[Quant aux succès des plans quinquennaux… Il est certain qu’avec quelques millions d’habitants en moins, cela réduisait un peu les besoins.]
Non seulement c’est un commentaire schématique indigne de vous, mais en plus il est faux : quelques millions en moins, cela réduit non seulement les besoins, mais aussi la main d’œuvre disponible pour les satisfaire…
[Mais je vous accorde que les progrès en matière de production industrielle sont très importants. En termes de production agricole, c’est moins évident.]
Non seulement les progrès en termes de production industrielle sont très importants, mais aussi en termes de modernisation de la société. L’électrification, par exemple, a des effets qui vont bien au-delà de la simple comptabilité du kWh produit. Et à cela il faut ajouter le succès en matière d’infrastructures et d’éducation. Peu de sociétés ont réussi, en partant d’aussi bas, à obtenir une alphabétisation quasi-totale en une génération.
[« Les hommes qui sont prêts à sacrifier leurs vies pour une cause sont toujours convaincus d’être dans le vrai.» Sacrifier leur vie ? Il s’est agi essentiellement de sacrifier celles des autres surtout, amis comme ennemis d’ailleurs…]
Dois-je vous rappeler que la révolution dévore ses propres enfants ? Parmi les « purgés » par Staline, une large proportion se trouve parmi les révolutionnaires…
[Je pense que cette affaire est très complexe. Il faudrait savoir précisément quel pourcentage de la population rurale représentaient les koulaks et assimilés, quel était précisément leur niveau de richesse, quel écart social les séparait des autres paysans, et tout cela pas seulement dans la région de Poltava.]
Compte tenu des convulsions de l’époque, je doute qu’il y ait beaucoup de statistiques fiables sur la question. On est obligé de se reposer sur des témoignages, avec toute la prudence que ceux-ci exigent. Ce que je retire de mes lectures, c’est que les koulaks ne roulaient pas sur l’or, mais qu’ils avaient des conditions de vie confortables – notamment en termes alimentaires – alors que ceux qu’on appelle « les paysans pauvres » – salariés ou journaliers – croupissaient dans ce qu’il faut bien appeler la misère. Mais encore une fois, il s’agit de descriptions de témoins, pas d’une statistique.
[La situation, telle que vous me la décrivez, à savoir qu’ « il y eut un véritable affrontement entre les koulaks enrichis, et les paysans sans terre, ouvriers agricoles maltraités par ceux-ci, et qui ont vu dans la collectivisation une chance de tourner les tables. », sent à plein nez la justification de la politique stalinienne, et semble s’inscrire dans le récit voulu par les autorités communistes, avec une diabolisation en règle des koulaks. En toute honnêteté, je n’ai pas les éléments pour trancher.]
Je trouve que vous me faites là un procès d’intention injustifié. Je vous ai indiqué l’une de mes sources, les récits de Makarenko. Ceux-ci sont écrits à partir de 1925, bien avant qu’il y ait une « politique stalinienne » à justifier.
[Une révolution dans l’intérêt d’une majorité de la population, mais d’une majorité dont seule une petite section était en 1918 en mesure de comprendre et des soutenir la révolution.]
Pensez-vous que les famines de 1931-1933 qui ont fortement touché l’Ukraine et le sud de la Russie ont épargné cette « majorité » dont le régime soviétique disait défendre les intérêts ? Par ailleurs, Makarenko n’est pas vraiment tendre avec les kolkhozes non plus… alors qu’il décrit ses rapports avec les sovkhozes d’une manière nettement plus positive.
Je vous conseille la lecture du « Poème pédagogique » si vous arrivez à le trouver. Au-delà de la description purement pédagogique de son travail, Makarenko donne une idée assez claire de ce que pouvait être l’Ukraine soviétique au milieu des années 1920, avec les séquelles de la guerre civile, une administration erratique, et des structures rurales archaïques que le nouveau pouvoir n’arrivait pas à moderniser.
[Votre honnêteté vous honore, mais ce n’est pas très rassurant.]
Que voulez-vous que je vous dise. Le monde est un endroit dangereux, et toute politique a un élément tragique.
[Je ne vois pas ce qui permet d’affirmer, par exemple, que les koulaks ne produisaient aucune valeur et se contentaient de « prélever une partie de cette valeur ».]
Je vous concède le point, je creformule donc mon commentaire : certains koulaks travaillaient eux-mêmes la terre, et produisaient de la valeur. Cela n’empêche que s’ils vivaient mieux que leurs salariés ou leurs journaliers, c’est en prélevant sur eux une partie de la valeur qu’ils produisaient.
@ Descartes,
[Mais une partie de la paysannerie – la plus éduquée, la plus avancée, la plus industrieuse – a bénéficié du processus, et une autre beaucoup plus importante est devenue le prolétariat de la première.]
Donc la Révolution socialiste passait par l’élimination de la frange « la plus éduquée, la plus avancée, la plus industrieuse » – autrement dit la plus entreprenante – de la paysannerie. Tout ça en s’appuyant logiquement sur les ignorants, les arriérés, les malhabiles. J’avoue que je me perds en conjecture sur ce qui peut inciter un homme comme vous à juger louable voire désirable un tel projet. Si la justice sociale est à ce prix… Mais je comprends ceux qui accusent le communisme de « couper tout ce qui dépasse » et d’entraîner une forme de nivellement par la médiocrité.
[La collectivisation, ce fut aussi une guerre entre les paysans enrichis, cette nouvelle « bourgeoisie » paysanne, et les paysans pauvres, pour la plupart ouvriers agricoles.]
Le problème est que cette « bourgeoisie » paysanne – si j’en crois ce que vous dites – avait manifestement des compétences en terme d’organisation de la production que les autres n’avaient pas. Que Staline et les bolchéviks aient jugé nécessaire d’améliorer les conditions de vie du prolétariat rural croupissant dans la misère, je l’entends. Mais se passer des compétences des koulaks, était-ce un bon calcul ? Si je comprends bien ce que vous écrivez, les koulaks formaient une sorte d’élite des campagnes. Se débarrasser brutalement de ces élites, c’était courir le risque de désorganiser la production… Ce qui arriva, d’ailleurs.
[Et pourtant, ils sont allés comme un seul homme défendre le régime soviétique contre l’attaque nazie.]
Vous allez un peu vite en besogne, en omettant d’évoquer les millions de soldats soviétiques qui se sont rendus, notamment au début de la guerre, ce qui ne dénote pas une combativité très soutenue.
Ajoutons qu’en 1941, la collectivisation des terres est terminée. La frange de la paysannerie hostile au stalinisme a été impitoyablement éliminée. L’industrialisation à marche forcée a réduit les effectifs du prolétariat rural au profit du prolétariat urbain, certainement plus réceptif à l’idéologie communiste. Mais si les Allemands avaient attaqué dix ans plus tôt…
[Toutes les tentatives d’exploiter le sentiment antisoviétique en créant des unités se battant contre les soviétiques – comme l’armée Vlasov ou les troupes ukrainiennes de Bandera – se sont soldés par des échecs retentissants.]
Mais Staline a eu le temps – certains diront même l’intelligence – d’éliminer les secteurs de la société les plus hostiles à sa politique. Ensuite, la propagande a fait son office, et les Soviétiques, de ce point de vue, étaient loin d’être mauvais.
Beaucoup de soldats soviétiques, au début de la guerre, ne semblent pas avoir manifesté une très forte combativité. De là à combattre contre le régime soviétique, il y avait un pas. Évidemment, au fur et à mesure de l’avancée allemande, des destructions et des actes de cruauté commis par le III° Reich, l’Armée rouge a certainement vu la combativité de ses soldats augmenter.
[dans un pays ou le modèle capitaliste est incomplet et n’a pas atteint ses limites productives – ce qui est, il faut le rappeler, la condition posée par Marx pour que son « dépassement » soit possible.]
Ne serait-ce pas là le fond du problème ? Est-ce que, d’une certaine manière, Staline n’a pas cherché à brûler les étapes ?
[Une révolution qui s’appuie sur une bourgeoisie est une révolution bourgeoise.]
C’est ce qu’on a fait en France en 1789, et je ne trouve pas que les résultats soient si mauvais. D’autant que nos révolutionnaires, tout bourgeois qu’ils aient été, ont assez tôt eu le souci de mener une politique « sociale » qui prenne en compte les intérêts des couches populaires urbaines. C’est visible chez les Montagnards.
[la Russie aurait peut-être eu un développement capitaliste similaire… disons au Brésil (territoire important, faiblement peuplé, beaucoup de ressources naturelles, terrain de jeu pour les capitaux des grandes puissances…).]
Je n’en sais rien. Mais ce n’est pas vous qui nous expliquiez que les pays latino-américains – vous donniez l’exemple du Chili je crois – avaient un fonctionnement semi-féodal plutôt que capitaliste ?
Cela étant dit, la Russie a une tradition étatiste et centralisée qu’on ne trouve pas forcément au Brésil, plus fédéral. Et dès lors qu’il y a un État centralisé, la tentation de réguler/contrôler au moins partiellement l’économie n’est jamais très loin.
[Non seulement c’est un commentaire schématique indigne de vous,]
Je ne comprends pas cette remarque. Mais peut-être aurais-je dû préciser que je parlais des morts liés aux famines du début des années 30, non des victimes de la répression stalinienne. Contrairement à certains historiens à mon avis aveuglés par un anticommunisme primaire, je ne suis pas convaincu que Staline et ses subordonnés aient sciemment cherché à provoquer cette famine. J’y vois pour ma part une conséquence d’une collectivisation mal pensée, mal menée, et qui a désorganisé la production agricole. Mais quelle que soit la part de responsabilité de Staline et des bolchéviks, le fait est qu’entre 4 et 8 millions de personnes sont mortes dans les famines du début des années 30, principalement en Ukraine et dans le Kouban, mais pas seulement (contrairement à la légende ukrainienne qui voit dans cet épisode un « génocide » ukrainien que je conteste).
[mais en plus il est faux : quelques millions en moins, cela réduit non seulement les besoins, mais aussi la main d’œuvre disponible pour les satisfaire…]
C’est très discutable : un historien spécialiste des épidémies et des famines vous dirait certainement que la famine a d’abord tué les plus faibles, à savoir les personnes malades, âgées ou très jeunes. Autrement dit la partie la moins productive de la population.
[L’électrification, par exemple, a des effets qui vont bien au-delà de la simple comptabilité du kWh produit. Et à cela il faut ajouter le succès en matière d’infrastructures et d’éducation. Peu de sociétés ont réussi, en partant d’aussi bas, à obtenir une alphabétisation quasi-totale en une génération.]
Les progrès sont réels. Staline a indéniablement bâti l’URSS, développé son économie, transformé la société. Mais au prix d’une violence extrême, et avec quelques ratés aux conséquences catastrophiques pour une partie de la population.
[Parmi les « purgés » par Staline, une large proportion se trouve parmi les révolutionnaires…]
Oui, enfin Staline (et quelques autres) ont survécu. Staline n’a pas été emporté par la Terreur qu’il a initiée. Robespierre ne peut pas en dire autant. Staline est mort au pouvoir et au faîte de sa gloire. Napoléon ne peut pas en dire autant. Staline a eu une chance incroyable, vous ne trouvez pas ? D’autant que beaucoup de ses camarades n’ont pas eu la même chance, et il se murmure que Joseph y serait pour quelque chose.
[Je trouve que vous me faites là un procès d’intention injustifié.]
Je parlais plutôt de la vision que donnent des sources et des témoignages à mon avis biaisés que de votre opinion personnelle.
[Je vous ai indiqué l’une de mes sources, les récits de Makarenko. Ceux-ci sont écrits à partir de 1925, bien avant qu’il y ait une « politique stalinienne » à justifier.]
Je ne doute pas que ce qu’écrit Makarenko est éclairant sur la situation dans les campagnes du secteur de Poltava. Seulement, l’Ukraine, c’est grand, et la Russie, c’est immense. Généraliser à partir de quelques exemples me pose un problème de méthodologie. Je ne voulais pas remettre en cause votre honnêteté intellectuelle, et si vous l’avez compris ainsi, je vous prie de m’excuser.
@ Carloman
[« Mais une partie de la paysannerie – la plus éduquée, la plus avancée, la plus industrieuse – a bénéficié du processus, et une autre beaucoup plus importante est devenue le prolétariat de la première. » Donc la Révolution socialiste passait par l’élimination de la frange « la plus éduquée, la plus avancée, la plus industrieuse » – autrement dit la plus entreprenante – de la paysannerie.]
Non. Une révolution socialiste digne de ce nom ne se pose pas comme objectif l’élimination de quelque « frange » que ce soit. Il ne s’agit pas d’éliminer les bourgeois, mais de supprimer la bourgeoisie, et ce sont là deux choses très différentes. Bien sûr, certains bourgeois résistent y compris les armes à la main, et il faut alors prendre des mesures violentes contre eux. D’autres peuvent ne pas résister, et être des victimes malheureuses de la passion révolutionnaire. On l’a vu en 1789 : tous les aristocrates décapités n’étaient pas des contre-révolutionnaires.
[Tout ça en s’appuyant logiquement sur les ignorants, les arriérés, les malhabiles. J’avoue que je me perds en conjecture sur ce qui peut inciter un homme comme vous à juger louable voire désirable un tel projet. Si la justice sociale est à ce prix… Mais je comprends ceux qui accusent le communisme de « couper tout ce qui dépasse » et d’entraîner une forme de nivellement par la médiocrité.]
Une accusation qui vaut pour toute révolution. Quand les révolutionnaires de 1793 tranchent le cou des aristocrates, ne sont-ils pas en train d’éliminer la frange la plus éduquée, la plus raffinée, la plus cultivée de la société, en s’appuyant sur « les ignorants, les arriérés, les malhabiles » ? Si vous lisez les critiques de la Révolution (Burke notamment), vous trouverez exactement cette affirmation, et peut-être même l’interrogation que vous formulez plus haut.
Si le projet se limitait à s’appuyer sur « les ignorants, les arriérés, les malhabiles » pour mettre à bas l’ordre existant, je n’y souscrirais pas. Mais pour moi la révolution n’est pas un « projet », c’est un moyen. Mettre à bas l’ordre ancien n’a de sens que si c’est pour mettre en place un nouvel ordre qui permette « aux ignorants, aux arriérés, aux malhabiles » de devenir cultivés, avancés et performants. C’est pourquoi je me suis toujours méfié des partisans de la « révolution permanente », de ceux qui pratiquent le culte du désordre et n’assument pas les deux phases de la révolution, celle des Robespierre et celles des Napoléon, celle qui met à bas l’ordre ancien et celle qui construit un nouvel ordre. Que cela puisse avoir un coût, que celui-ci soit très élevé, je ne le conteste pas. Mais le coût doit être regardé à l’échelle historique.
[« La collectivisation, ce fut aussi une guerre entre les paysans enrichis, cette nouvelle « bourgeoisie » paysanne, et les paysans pauvres, pour la plupart ouvriers agricoles. » Le problème est que cette « bourgeoisie » paysanne – si j’en crois ce que vous dites – avait manifestement des compétences en terme d’organisation de la production que les autres n’avaient pas. Que Staline et les bolchéviks aient jugé nécessaire d’améliorer les conditions de vie du prolétariat rural croupissant dans la misère, je l’entends. Mais se passer des compétences des koulaks, était-ce un bon calcul ? Si je comprends bien ce que vous écrivez, les koulaks formaient une sorte d’élite des campagnes. Se débarrasser brutalement de ces élites, c’était courir le risque de désorganiser la production… Ce qui arriva, d’ailleurs.]
Contrairement à ce que vous semblez penser, je ne suis pas en train de défendre les choix politiques du gouvernement soviétique. Etait-il possible en termes d’organisation de collectiviser l’agriculture sous d’autres formes, qui auraient permis de récupérer le réservoir de compétences que représentaient les koulaks ? Etait-il possible politiquement d’imposer aux paysans pauvres le maintien des privilèges des koulaks le temps de mettre en œuvre un tel programme ? Je ne connais pas le contexte assez bien pour pouvoir répondre à ces questions sérieusement. Tout ce que je peux modestement dire est que je comprends la difficulté pour un gouvernement révolutionnaire de contrôler ses propres troupes et d’éviter les excès dans un contexte où les difficultés exacerbent la violence. Dans un pays ou les rapports sociaux étaient traditionnellement d’une brutalité extrême, la réaction d’une paysannerie maintenue dans une misère extrême, de fonctionnaires obsédés par le ravitaillement des villes devant l’égoïsme d’un groupe social ne devait pas être facile à tenir.
La question que vous posez est celle du « bon calcul ». Mais était-ce un véritable « calcul » ? Le gouvernement soviétique de l’époque s’est-il vraiment posé les questions que vous vous posez, ou a-t-il réagi aux évènements avec les rares outils dont il disposait ? On a tendance à penser que le gouvernement soviétique était monolithique, qu’il avait un contrôle de fer sur les populations sur le terrain. La « bureaucratisation » stalinienne, tant dénoncée par les trotskystes, c’était une tentative de réorganiser le pays, en mettant fin au désordre révolutionnaire, et on comprend qu’elle ait provoqué l’affrontement violent entre les partisans de la « révolution permanente » et ceux qui pensaient que le chaos révolutionnaire devait laisser le pas à un état organisé. Mais cet état ne verra le jour que dans la deuxième moitié des années 1930. Dans les années 1920, l’administration a été brisée, la chaine de commandement n’est pas fiable, les fonctionnaires locaux se comportent souvent comme de véritables potentats et n’hésitent pas à interpréter les ordres qu’ils reçoivent à leur avantage, le banditisme qui mélange politique et profit personnel reste très présent dans les campagnes. Le problème n’est donc pas seulement de définir une politique, mais de se faire obéir sur le terrain.
[« Toutes les tentatives d’exploiter le sentiment antisoviétique en créant des unités se battant contre les soviétiques – comme l’armée Vlasov ou les troupes ukrainiennes de Bandera – se sont soldés par des échecs retentissants. » Mais Staline a eu le temps – certains diront même l’intelligence – d’éliminer les secteurs de la société les plus hostiles à sa politique. Ensuite, la propagande a fait son office, et les Soviétiques, de ce point de vue, étaient loin d’être mauvais.]
Il ne faut pas exagérer. Les purges staliniennes ont certainement tué des milliers, peut-être même des millions – de soviétiques. Mais à l’échelle de la paysannerie russe, quelque 120 millions à l’époque, ce n’est pas suffisant pour « éliminer les secteurs de la société les plus hostiles à sa politique ». Quant à la « propagande », je n’en ai jamais vu une qui soit efficace quand il s’agit de faire croire aux gens des choses qu’ils n’ont pas envie de croire…
[Beaucoup de soldats soviétiques, au début de la guerre, ne semblent pas avoir manifesté une très forte combativité. De là à combattre contre le régime soviétique, il y avait un pas. Évidemment, au fur et à mesure de l’avancée allemande, des destructions et des actes de cruauté commis par le III° Reich, l’Armée rouge a certainement vu la combativité de ses soldats augmenter.]
L’état d’impréparation de l’armée soviétique lors de la première attaque allemande et la sidération qui l’a accompagnée peuvent parfaitement expliquer ce manque de combativité, sans avoir recours à des explications plus « politiques ».
[« dans un pays ou le modèle capitaliste est incomplet et n’a pas atteint ses limites productives – ce qui est, il faut le rappeler, la condition posée par Marx pour que son « dépassement » soit possible. » Ne serait-ce pas là le fond du problème ? Est-ce que, d’une certaine manière, Staline n’a pas cherché à brûler les étapes ?]
C’est certainement l’un des problèmes – et selon certains théoriciens, la raison finale de l’échec de l’expérience soviétique. La question reste brûlante du point de vue théorique.
[« Une révolution qui s’appuie sur une bourgeoisie est une révolution bourgeoise. » C’est ce qu’on a fait en France en 1789, et je ne trouve pas que les résultats soient si mauvais. D’autant que nos révolutionnaires, tout bourgeois qu’ils aient été, ont assez tôt eu le souci de mener une politique « sociale » qui prenne en compte les intérêts des couches populaires urbaines. C’est visible chez les Montagnards.]
Mais… les classes dominantes ont toujours, et dans tous les régimes, eu le souci de « mener une politique sociale ». Déjà dans la Rome antique on s’occupait des indigents, et la société féodale laissait l’Eglise canaliser les aumônes vers les pauvres. Toutes les classes dominantes le font parce qu’elles comprennent parfaitement le danger que représentent les classes dominées – en général les plus nombreuses – lorsqu’elles sont désespérées. De ce point de vue, la bourgeoisie de 1789 n’a pas vraiment innové.
La révolution bourgeoise de 1789 n’a pas, comme vous dites, « des résultats si mauvais », au contraire. Mais il ne faut pas lui faire dire plus qu’elle n’a dit. C’est une révolution bourgeoise, qui a remplace le mode de production féodal par le mode de production capitaliste. Ce qui est certes un progrès, que ce soit du point de vue de l’émancipation des individus ou de l’amélioration du niveau de vie, mais qui a une limitation intrinsèque sur ces deux domaines, qui tient au fait que le travailleur ne touchera qu’une partie de la valeur qu’il produit, le reste étant empoché par le capitaliste. Pour dépasser cette limite, il faudra une autre révolution…
[« la Russie aurait peut-être eu un développement capitaliste similaire… disons au Brésil (territoire important, faiblement peuplé, beaucoup de ressources naturelles, terrain de jeu pour les capitaux des grandes puissances…). » Je n’en sais rien. Mais ce n’est pas vous qui nous expliquiez que les pays latino-américains – vous donniez l’exemple du Chili je crois – avaient un fonctionnement semi-féodal plutôt que capitaliste ?]
Oui, certains plus que d’autres.
[Cela étant dit, la Russie a une tradition étatiste et centralisée qu’on ne trouve pas forcément au Brésil, plus fédéral. Et dès lors qu’il y a un État centralisé, la tentation de réguler/contrôler au moins partiellement l’économie n’est jamais très loin.]
Il est très difficile d’imaginer ce qu’aurait pu être le développement de la Russie si la révolution s’était arrêtée à une révolution bourgeoise. On peut cependant, à partir de ce qu’on peut observer du développement d’un premier capitalisme en Russie au début du XXème siècle, penser que le pays aurait servi comme réservoir de matières premières et de main d’œuvre au capital européen.
[« Non seulement c’est un commentaire schématique indigne de vous, » Je ne comprends pas cette remarque. Mais peut-être aurais-je dû préciser que je parlais des morts liés aux famines du début des années 30, non des victimes de la répression stalinienne.]
La précision ne change rien. Je vous prie de m’excuser si ma réaction a été un peu vive, mais cela devient exaspérant cette manie de jeter les morts à la figure de l’autre dans ce genre de débats. Même si le nombre de morts liés aux famines – comme à la répression stalinienne d’ailleurs – est important en termes humanitaires, cela ne représente qu’une goutte d’eau en relation à la population totale. Prétendre que cela a rendu la tâche de satisfaire les besoins des populations plus facile est un commentaire à la fois schématique et faux.
[« mais en plus il est faux : quelques millions en moins, cela réduit non seulement les besoins, mais aussi la main d’œuvre disponible pour les satisfaire… » C’est très discutable : un historien spécialiste des épidémies et des famines vous dirait certainement que la famine a d’abord tué les plus faibles, à savoir les personnes malades, âgées ou très jeunes. Autrement dit la partie la moins productive de la population.]
Mais aussi celle qui a les besoins les plus réduits, si vous allez par là…
[« L’électrification, par exemple, a des effets qui vont bien au-delà de la simple comptabilité du kWh produit. Et à cela il faut ajouter le succès en matière d’infrastructures et d’éducation. Peu de sociétés ont réussi, en partant d’aussi bas, à obtenir une alphabétisation quasi-totale en une génération. » Les progrès sont réels. Staline a indéniablement bâti l’URSS, développé son économie, transformé la société. Mais au prix d’une violence extrême, et avec quelques ratés aux conséquences catastrophiques pour une partie de la population.]
Indiscutablement. Mais pouvait-il en être autrement ? Quand on voit la brutalité des rapports humains en Russie avant la révolution de 1917, on peut en douter. Personnellement, je pense que la paix civile tient aussi à une culture, à un cadre de référence commun qui fait que, même dans des situations extrêmes, certaines choses « se font » et d’autres « ne se font pas ». Cette culture ne se bâtit pas en un jour, c’est une affaire de siècles. J’ai eu l’opportunité, ayant vécu une partie de ma vie à l’étranger, de comparer la réaction de différents peuples à la violence. Et je suis toujours étonné du « réflexe d’ordre » des Français, alors qu’ailleurs on tolère un niveau de désordre très grand avant de réagir.
[« Parmi les « purgés » par Staline, une large proportion se trouve parmi les révolutionnaires… » Oui, enfin Staline (et quelques autres) ont survécu. Staline n’a pas été emporté par la Terreur qu’il a initiée. Robespierre ne peut pas en dire autant.]
Je pense que vous faites une erreur dans votre comparaison. La terreur de 1793 n’a pas les mêmes ressorts que la terreur stalinienne du milieu des années 1930. S’il fallait faire une analogie, ce serait plutôt la « terreur rouge » imposée par Lénine et Trotski dans les années 1920. Staline représente au contraire la pacification et l’organisation de la société, après la tourmente révolutionnaire. Mais dans un pays où les rapports sociaux étaient traditionnellement d’une brutalité extrême, et parce que le régime avait une base sociale beaucoup plus étroite, la « pacification » en question a été beaucoup plus violente que ne le fut la pacification napoléonienne.
[Staline est mort au pouvoir et au faîte de sa gloire. Napoléon ne peut pas en dire autant.]
Si Staline avait perdu la guerre, il aurait subi le sort de Napoléon – ou pire… seulement voilà, il a gagné. Vae victis…
[« Je vous ai indiqué l’une de mes sources, les récits de Makarenko. Ceux-ci sont écrits à partir de 1925, bien avant qu’il y ait une « politique stalinienne » à justifier. » Je ne doute pas que ce qu’écrit Makarenko est éclairant sur la situation dans les campagnes du secteur de Poltava. Seulement, l’Ukraine, c’est grand, et la Russie, c’est immense. Généraliser à partir de quelques exemples me pose un problème de méthodologie.]
Bien sûr… mais où trouver les sources ? L’agitation de l’époque et les destructions de la seconde guerre mondiale font qu’il n’y a pas d’archive publique ou de statistique fiable au niveau local. Les archives centrales, largement exploitées par les historiens anticommunistes, donnent une idée de ce que pouvaient penser les échelons centraux, mais pas de la manière dont les politiques étaient conduites et comprises au niveau local. On est obligé, pour se faire une opinion, de se reposer sur des récits, avec toute la prudence que le « problème de méthodologie » impose…
[Je ne voulais pas remettre en cause votre honnêteté intellectuelle, et si vous l’avez compris ainsi, je vous prie de m’excuser.]
Vous êtes tout excusé.
@Descartes
[(…) mais qui a une limitation intrinsèque sur ces deux domaines, qui tient au fait que le travailleur ne touchera qu’une partie de la valeur qu’il produit, le reste étant empoché par le capitaliste.]
Et concrètement, ça changeait quoi pour l’ouvrier d’être employé à la RNUR à la place de PSA ? De fabriquer des Lada 2101 à l’usine AvtoVAZ de Togliatti à la place de Fiat 124 à l’usine FIAT de Mirafiori ? Ça change quoi pour l’ouvrier de travailler chez Bosch, ZF Friedrichshafen d’un côté, à la place de Valeo, Faurecia de l’autre ? Chez Servier à la place de Sanofi ?
Combien de travailleurs au moment de chercher un employeur, mettent en première des priorités que ce soit une SCOP, ou tout du moins une entreprise dont les dividendes sont reversés dans une fondation d’utilité publique ?
@ François
[« (…) mais qui a une limitation intrinsèque sur ces deux domaines, qui tient au fait que le travailleur ne touchera qu’une partie de la valeur qu’il produit, le reste étant empoché par le capitaliste. » Et concrètement, ça changeait quoi pour l’ouvrier d’être employé à la RNUR à la place de PSA ?]
Et bien, il suffit pour répondre à votre question de regarder quels étaient les salaires et les avantages sociaux dont bénéficiaient les employés de la RNUR, et de les comparer à ceux acquis par les employés de Peugeot ou de Citroën à la même époque. Ce n’est pas pour rien qu’on parlait de la RNUR comme d’une « vitrine sociale »…
[Combien de travailleurs au moment de chercher un employeur, mettent en première des priorités que ce soit une SCOP, ou tout du moins une entreprise dont les dividendes sont reversés dans une fondation d’utilité publique ?]
Je ne comprends pas très bien le sens de cette question. Le fait que la plusvalue que le capitaliste prélève sur votre travail soit versée à la SPA au lieu d’aller dans les poches du dit capitaliste ne change rien à votre situation. Quant aux SCOP, d’où tirent-elles leur capital ? Avec quels moyens achètent-t-elles bâtiments, machines, brevets ? Soit ils le font avec l’argent de leurs sociétaires, qui sont pauvres et par conséquent n’ont que des faibles moyens, et dans ce cas elles ont une productivité faible, soit elles empruntent et c’est alors le prêteur qui empoche la plusvalue. Donc, vous n’échappez pas au mécanisme d’exploitation.
Très différent est le cas d’un travailleur d’une entreprise nationalisée ou de l’Etat : dans ce cas, la plus-value – si tant est qu’il y en ait – est versée… aux travailleurs eux-mêmes par le biais de la redistribution. Mais cela n’est vrai qu’à condition que l’Etat ne se finance pas par l’emprunt… ce qui tend à vous montrer que dans un régime capitaliste, il n’est pas possible d’échapper à cette logique.
@Descartes
[Ce n’est pas pour rien qu’on parlait de la RNUR comme d’une « vitrine sociale »…]
Je ne sais pas si la RNUR sous George Besse pouvait être qualifiée de vitrine sociale.
L’usine PSA de Poissy et l’usine RNUR de Flins, situées l’une de l’autre à moins de 20km partageaient donc le même bassin d’emploi. Reste à savoir laquelle des deux recevait plus de demande d’embauches, si les ouvriers de l’usine de Poissy n’attendaient que des places se libèrent à Flins.
[Je ne comprends pas très bien le sens de cette question. Le fait que la plusvalue que le capitaliste prélève sur votre travail soit versée à la SPA au lieu d’aller dans les poches du dit capitaliste ne change rien à votre situation.]
Alors j’aimerais bien comprendre. Quel est le problème avec le prélèvement de la plus-value du travail ? Qu’elle aille dans les poches de particuliers ? Ou le simple fait qu’elle existe, y compris pour servir des intérêts collectifs ?
[Soit ils le font avec l’argent de leurs sociétaires, qui sont pauvres et par conséquent n’ont que des faibles moyens, et dans ce cas elles ont une productivité faible]
En tous cas, elles ont une pérennité à cinq ans plus importante que les entreprises privées (74% contre 61% sur la période 2011-2015) :
Les sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC) et les coopératives d’activité et d’emploi (CAE)
[soit elles empruntent et c’est alors le prêteur qui empoche la plusvalue. Donc, vous n’échappez pas au mécanisme d’exploitation.]
Mais ce prêteur peut-être une banque mutualiste/étatique (d’ailleurs sur les six plus grands groupes bancaires français, seuls deux sont « capitalistes » : la BNP et la Société Générale).
Alors on peut considérer l’épargne, et son corolaire le prêt à intérêt comme un mal à éradiquer. Mais même les soviétiques faisaient appel à l’épargne.
[Très différent est le cas d’un travailleur d’une entreprise nationalisée ou de l’Etat : dans ce cas, la plus-value – si tant est qu’il y en ait – est versée… aux travailleurs eux-mêmes par le biais de la redistribution.]
Encore faut-il qu’il que tous les travailleurs soient dans des entreprises étatiques, et que chaque entreprise verse le même dividende par employé.
@ François
[« Ce n’est pas pour rien qu’on parlait de la RNUR comme d’une « vitrine sociale »… » Je ne sais pas si la RNUR sous George Besse pouvait être qualifiée de vitrine sociale.]
Georges Besse ne présidera la Régie que pendant un peu moins d’un an, entre 1985 et son assassinat en novembre 1986. On se trouve en pleine austérité imposée par le gouvernement socialiste, avec la perspective d’une privatisation. Dans ces conditions, difficile de faire de la politique sociale.
[L’usine PSA de Poissy et l’usine RNUR de Flins, situées l’une de l’autre à moins de 20km partageaient donc le même bassin d’emploi. Reste à savoir laquelle des deux recevait plus de demande d’embauches, si les ouvriers de l’usine de Poissy n’attendaient que des places se libèrent à Flins.]
Je vous invite à une petite expérience de raisonnement. L’usine A et l’usine B appartiennent à la même branche professionnelle. Dans l’usine A il y a des syndicats forts et combatifs, avec un fort relais politique. Dans l’usine B il y a seulement un syndicat maison, connu pour sa mansuétude envers le patronat. Sans autre information, pouvez-vous me dire dans laquelle de ces deux usines les conditions de travail seront meilleures, le comité d’entreprise mieux financé, les salaires supérieurs ?
[« Je ne comprends pas très bien le sens de cette question. Le fait que la plusvalue que le capitaliste prélève sur votre travail soit versée à la SPA au lieu d’aller dans les poches du dit capitaliste ne change rien à votre situation. » Alors j’aimerais bien comprendre. Quel est le problème avec le prélèvement de la plus-value du travail ? Qu’elle aille dans les poches de particuliers ?]
Cela pose deux problèmes. Le premier est un problème éthique. Est-il juste qu’une partie de la valeur produite par le travail humain aille nourrir des gens qui ne se sont donnés que la peine de naître ? Mais ce n’est pas là le principal problème. Le pire est que vous vous trouvez dans une société où ceux qui prennent les décisions – c’est-à-dire, les couches dominantes – tirent leur revenu de ce prélèvement, et ont donc tout intérêt à l’augmenter à court terme, même si pour cela ils doivent sacrifier le reste de la société… et même leurs propres intérêts de long terme.
[« Soit ils le font avec l’argent de leurs sociétaires, qui sont pauvres et par conséquent n’ont que des faibles moyens, et dans ce cas elles ont une productivité faible » En tous cas, elles ont une pérennité à cinq ans plus importante que les entreprises privées (74% contre 61% sur la période 2011-2015).]
Dans la mesure où beaucoup de ces entreprises sont plus ou moins soutenues par l’Etat ou par les collectivités territoriales, ce n’est pas étonnant. Cela ne nous dit rien par contre sur leur productivité.
[« soit elles empruntent et c’est alors le prêteur qui empoche la plusvalue. Donc, vous n’échappez pas au mécanisme d’exploitation. » Mais ce prêteur peut-être une banque mutualiste/étatique (d’ailleurs sur les six plus grands groupes bancaires français, seuls deux sont « capitalistes » : la BNP et la Société Générale).]
Je ne vous ai pas parlé de la banque, mais du prêteur. La banque ne prête pas son argent, elle prête de l’argent qu’elle a elle-même emprunté, et pour laquelle elle paye de l’intérêt.
[Alors on peut considérer l’épargne, et son corolaire le prêt à intérêt comme un mal à éradiquer. Mais même les soviétiques faisaient appel à l’épargne.]
Quand le niveau de l’intérêt est seulement la rémunération de l’abstention à consommer, pourquoi pas. Quand il dépasse ce niveau, cela devient problématique. A ma connaissance, les soviétiques n’ont jamais laissé le marché fixer les taux…
[Très différent est le cas d’un travailleur d’une entreprise nationalisée ou de l’Etat : dans ce cas, la plus-value – si tant est qu’il y en ait – est versée… aux travailleurs eux-mêmes par le biais de la redistribution.]
Encore faut-il qu’il que tous les travailleurs soient dans des entreprises étatiques, et que chaque entreprise verse le même dividende par employé.
@Descartes
[On se trouve en pleine austérité imposée par le gouvernement socialiste, avec la perspective d’une privatisation. Dans ces conditions, difficile de faire de la politique sociale.]
Renault, comme n’importe-quelle entreprise commerciale, fut-elle publique, traversait surtout une mauvaise période difficile.
[(…) Sans autre information, pouvez-vous me dire dans laquelle de ces deux usines les conditions de travail seront meilleures, le comité d’entreprise mieux financé, les salaires supérieurs ?]
Tout dépend du taux de chômage du bassin d’activité. En cas de plein emploi (durant les trente glorieuses donc), l’entreprise B a intérêt à s’aligner sur les conditions de l’entreprise A, pour ce qui est de la rémunération (monétaire et en nature). Je vais même plus loin : un climat social dégradé doit être compensé par une rémunération plus élevée pour inciter les ouvrier à venir, à rester.
Quand Henri Ford décida unilatéralement d’augmenter les salaires de son entreprise, ça n’était pas par charité. C’était tout simplement un moyen pour attirer, fidéliser les ouvriers, en raison d’un travail devenu abrutissant avec le taylorisme.
Et pour reprendre une anecdote personnelle, je me rappelle lors d’un travail d’été dans une entreprise où les syndicats sont verboten, qu’au moment de la distribution des bulletins de salaire, un simple manutentionnaire avec environ trente ans d’ancienneté dans la boite, s’approcha de moi et me dit : « Et voilà, 3000€ de plus dans les poches ! ».
[Cela pose deux problèmes. Le premier est un problème éthique. Est-il juste qu’une partie de la valeur produite par le travail humain aille nourrir des gens qui ne se sont donnés que la peine de naître ? Mais ce n’est pas là le principal problème. Le pire est que vous vous trouvez dans une société où ceux qui prennent les décisions – c’est-à-dire, les couches dominantes – tirent leur revenu de ce prélèvement]
Seulement voilà, les rentiers qui ne se sont seulement donné la peine de naître au bon endroit et au bon moment ont (quasi-)disparu depuis 1914.
[Quand le niveau de l’intérêt est seulement la rémunération de l’abstention à consommer, pourquoi pas. Quand il dépasse ce niveau, cela devient problématique. ]
Et comment détermine t-on ce niveau ? 4% pour le Livret d’Épargne Populaire, c’est problématique ?
[A ma connaissance, les soviétiques n’ont jamais laissé le marché fixer les taux…]
Remarque, une grosse partie de l’épargne en France a les taux fixés administrativement. Et quand on sort de l’épargne règlementée, les taux d’intérêts nets (70% du taux brut) sont soit en dessous, ou légèrement supérieurs à certains livrets d’épargne règlementée : https://www.comparabanques.fr/livrets-epargne
@ François
[« On se trouve en pleine austérité imposée par le gouvernement socialiste, avec la perspective d’une privatisation. Dans ces conditions, difficile de faire de la politique sociale. » Renault, comme n’importe-quelle entreprise commerciale, fut-elle publique, traversait surtout une mauvaise période difficile.]
Les situations difficiles n’empêchent pas nécessairement de faire des politiques sociales, au contraire. On ne peut pas dire que la situation de la France en 1945 était florissante, et pourtant c’est le moment qu’on a choisi pour créer la sécurité sociale… Je pense que vous partez du postulat que les politiques sociales représentent seulement un coût. Mais ce n’est pas le cas : la sécurité sociale a été un investissement très rentable à long terme, parce qu’une main d’œuvre en bonne santé et rassurée sur les protections dont elle bénéficie travaille mieux et réclame des salaires moins élevés. Seulement voilà, le capital est myope…
[« (…) Sans autre information, pouvez-vous me dire dans laquelle de ces deux usines les conditions de travail seront meilleures, le comité d’entreprise mieux financé, les salaires supérieurs ? » Tout dépend du taux de chômage du bassin d’activité. En cas de plein emploi (durant les trente glorieuses donc), l’entreprise B a intérêt à s’aligner sur les conditions de l’entreprise A, pour ce qui est de la rémunération (monétaire et en nature).]
Autrement dit, les conditions de travail dans l’entreprise B seront AU MIEUX égales à celles de l’entreprise B, et dans les conditions qui ont été celles des quarante dernières années, moins bonnes. CQFD.
[Je vais même plus loin : un climat social dégradé doit être compensé par une rémunération plus élevée pour inciter les ouvriers à venir, à rester.]
Si les patrons raisonnent ainsi, on comprend mal que les salaires restent collés au SMIC…
[Quand Henri Ford décida unilatéralement d’augmenter les salaires de son entreprise, ça n’était pas par charité. C’était tout simplement un moyen pour attirer, fidéliser les ouvriers, en raison d’un travail devenu abrutissant avec le taylorisme.]
C’était surtout parce que Ford a compris que l’automobile ne pouvait devenir une industrie de masse que si la masse avait les moyens d’acheter des automobiles. En fait, Ford a fait du keynésianisme avant la lettre. Mais comme vous le signalez, il ne l’a fait qu’en pensant à son propre intérêt. C’est là tout le problème. Le capitalisme soumet l’activité économique au seul intérêt d’un groupe improductif.
[Et pour reprendre une anecdote personnelle, je me rappelle lors d’un travail d’été dans une entreprise où les syndicats sont verboten, qu’au moment de la distribution des bulletins de salaire, un simple manutentionnaire avec environ trente ans d’ancienneté dans la boite, s’approcha de moi et me dit : « Et voilà, 3000€ de plus dans les poches ! ».]
Et vous tirez quelle conclusion ? Peut-être que dans une entreprise ou les syndicats étaient fort, ils vous aurait dit « voilà 4000€ de plus dans les poches ».
[« Cela pose deux problèmes. Le premier est un problème éthique. Est-il juste qu’une partie de la valeur produite par le travail humain aille nourrir des gens qui ne se sont donnés que la peine de naître ? Mais ce n’est pas là le principal problème. Le pire est que vous vous trouvez dans une société où ceux qui prennent les décisions – c’est-à-dire, les couches dominantes – tirent leur revenu de ce prélèvement » Seulement voilà, les rentiers qui ne se sont seulement donné la peine de naître au bon endroit et au bon moment ont (quasi-)disparu depuis 1914.]
Pas du tout. « L’euthanasie des rentiers », dont parlait Keynes, était une réalité pendant les trente glorieuses, parce que l’inflation, l’action de l’Etat et le rapport de force avec les travailleurs avait limité très fortement le revenu du capital, les rendant même négatifs. Mais depuis les années 1980, la rentabilité du capital a augmenté régulièrement, et atteint aujourd’hui des niveaux relativement semblables – voire plus élevés – que ceux de 1900. Et du coup, les rentiers ont ressuscité.
Mais j’aimerais vous poser une question pour bien comprendre votre raisonnement. Aujourd’hui, vous le savez, les taux de rémunération du capital sont relativement élevés, au point qu’aucune entreprise ne lance un projet si elle ne peut espérer un TRI de l’ordre de 8-9%. Alors, expliquez-moi où va tout cet argent. A l’investissement ? Cela fait longtemps qu’il n’atteint plus ses valeurs historiques…
[« Quand le niveau de l’intérêt est seulement la rémunération de l’abstention à consommer, pourquoi pas. Quand il dépasse ce niveau, cela devient problématique. » Et comment détermine-t-on ce niveau ? 4% pour le Livret d’Épargne Populaire, c’est problématique ?]
J’aurais tendance à dire qu’on le détermine expérimentalement : on baisse le taux, et lorsqu’on commence à observer que les gens retirent leur argent pour le dépenser, on a le taux qui représente la rémunération de la propension à consommer. On le voit bien en France : on a réduit le taux du livret A jusqu’à un taux qui couvre à peine l’inflation… et on ne voit pas les dépôts fléchir.
[« A ma connaissance, les soviétiques n’ont jamais laissé le marché fixer les taux… » Remarque, une grosse partie de l’épargne en France a les taux fixés administrativement.]
Faut pas exagérer. L’encours des différents instruments d’épargne réglementée représentent autour de 600 Md€, contre 2000 Md€ pour l’assurance vie. Et l’assurance vie est investie soit en actions, soit en obligations, dont la valeur et la rémunération dépendent des marchés.
[Et quand on sort de l’épargne règlementée, les taux d’intérêts nets (70% du taux brut) sont soit en dessous, ou légèrement supérieurs à certains livrets d’épargne règlementée :]
Normal, puisque ces livrets sont conçus pour donner un petit coup de pouce aux petits épargnants. Seulement voilà, ces livrets ont souvent des plafonds relativement bas, ou bien des conditions de revenu draconiennes.
Bonjour Descartes,
Je partage pleinement votre constat. En fait, vous en aviez souvent parlé, mais voilà que le “retour du refoulé” provoqué par cette séquence politique actualise cruellement la théorie freudienne: ce que l’on n’a pas mémorisé vient se répéter et nous mettre en échec.
Pour ma part, je suis effaré par l’appauvrissement intellectuel et culturel de nos “élites” politiques. Qu’est-ce que ce sera avec la proportionnelle… Je me rends compte également de mon propre désintéressement des développements récents. Je me rends compte ne pas être le seul dans ce cas. Je crains aussi que maintenant, tout échappe au citoyen.
Je trouve un accent populiste de rejet des élites dans votre post, que je ne vous connaissais pas. Loin de moi l’idée de vous le reprocher, il repose sur tant de justesse d’analyse, mais doit-on y voir un découragement de votre part ?
@ Paul
[Je partage pleinement votre constat. En fait, vous en aviez souvent parlé, mais voilà que le “retour du refoulé” provoqué par cette séquence politique actualise cruellement la théorie freudienne: ce que l’on n’a pas mémorisé vient se répéter et nous mettre en échec.]
Sans vouloir vous offenser, je me méfie des interprétations freudiennes appliquées aux collectifs. Les catégories de la théorie freudienne sont par essence individuelles, et leur extension aux entités collectives – « l’inconscient social », « le surmoi social » – relèvent à mon avis plus d’une image qu’autre chose, et il faut donc les utiliser avec une grande précaution.
Maintenant sur le fond : je ne crois pas qu’on puisse parler de « retour du refoulé », parce que notre classe politique n’a jamais « refoulé » sa préférence idéologique pour le régime d’assemblée ou le scrutin proportionnel. Le peuple français non plus n’a « refoulé » sa préférence pour un régime personnalisé, conscient que, comme le disait mongénéral « Délibérer est le fait de plusieurs. Agir est le fait d’un seul ». Aujourd’hui, on n’assiste pas au « retour du refoulé », mais à la continuité de la lutte de la classe politique pour revenir en arrière, de vendre au peuple un retour au régime d’assemblée, profitant du fait que la mémoire des républiques antérieures s’éteint lentement.
[Pour ma part, je suis effaré par l’appauvrissement intellectuel et culturel de nos “élites” politiques.]
Oui, c’est terrifiant. Et la gauche a dans ce domaine une responsabilité écrasante, avec sa vision démagogique du « venez comme vous êtes ».
[Je me rends compte également de mon propre désintéressement des développements récents. Je me rends compte ne pas être le seul dans ce cas. Je crains aussi que maintenant, tout échappe au citoyen.]
Je partage ce diagnostic. Il y a quelques années, je lisais encore tout ce qui me passait sous le nez : programmes, débats, comptes rendus… Aujourd’hui je me dis « à quoi bon… ».
[Je trouve un accent populiste de rejet des élites dans votre post, que je ne vous connaissais pas. Loin de moi l’idée de vous le reprocher, il repose sur tant de justesse d’analyse, mais doit-on y voir un découragement de votre part ?]
Votre remarque m’a poussé à relire mon article… et non, je ne retrouve aucun « accent populiste ». Vous noterez par exemple que le mot « élite » ne figure pas dans mon papier. Loin de moi l’idée d’opposer des « élites » au « peuple ». Je parle d’une « classe politique » ou plus généralement « des politiques ». Mais celles-ci ne constituent pas pour moi une « élite », au contraire. Je l’ai écrit dans un papier antérieur : parce qu’on a organisé l’impuissance du politique – et plus largement de l’Etat – les « meilleurs » sont partis vers d’autres cieux plus cléments et mieux payés.
Je n’ai aucun penchant populiste, au contraire. Je suis convaincu qu’il faut dans une République une « aristocratie du mérite » qui « tire » le reste de la société vers le haut en servant de référence, d’idéal à atteindre. Et j’insiste sur les deux mots : « aristocratie », parce qu’il faut que ce groupe soit porteuse de valeurs d’honneur, de dévouement à la chose publique pour résister à la monétarisation de tous les rapports humains qui vient avec le capitalisme ; et « mérite » parce que dans une République l’accès à cette aristocratie doit être ouverte à tous « dans la mesure de leurs vertus et de leurs talents ». Je ne crois pas à la vision « populiste » qui s’imagine qu’on peut se passer des « sachants » et des « experts », et que le peuple réuni en assemblée à une sorte de science infuse. Il faut des « sachants » et des « experts », et il faut imaginer des rapports entre eux et le peuple souverain qui permette à chacun de jouer son rôle sans empiéter sur celui des autres.
Je n’oppose pas « peuple » et « élites ». Je note simplement qu’une partie de ces « élites » – ou prétendu telle – ne joue pas son rôle. Je serais “populiste” si je disais que le “peuple” peut les remplacer avantageusement. Mais ce n’est pas le cas.
Au temps pour moi, désolé. En effet, le terme “populiste” était mal choisi. Et vous m’éclairez sur ce dont il est porteur.
Bonjour, hors sujet: quand je reprends publiquement vos idées, souhaitez vous que je vous cite ou, pour votre sécurité ou tranquillité, non?
@ Did
[Bonjour, hors sujet: quand je reprends publiquement vos idées, souhaitez vous que je vous cite ou, pour votre sécurité ou tranquillité, non?]
La politique de ce blog est exprimée dans son en-tête: vous pouvez librement reproduire ou citer mes papiers, à condition d’indiquer l’origine.
De gauche (même si la gauche politique n’existe plus) j’ai défendu la proportionnelle jusqu’en 1986 quand j’ai découvert que les effets ne sont pas ceux attendus. Aussi je suis d’accord avec cette formule : « Résumons : dans le système majoritaire, est élu celui qui sait le mieux se vendre aux électeurs, dans le système proportionnel, celui qui sait le mieux se vendre aux dirigeants d’un parti. »
Ceci étant tout comme il existe plusieurs systèmes majoritaires il existe plusieurs systèmes proportionnels.
La Troisième république a eu un système majoritaire (sauf en 1919 et 1925) aux effets différents de ceux de la Cinquième république car le système majoritaire ne conduit à la stabilité que dans un univers politique précis.
De même le système proportionnel en Espagne par exemple a longtemps était facteur de stabilité en période de bipartisme.
Les appels en France à la proportionnelle imaginent plaquer sur le résultat du scrutin majoritaire sur celui à la proportionnelle or c’est une erreur grave. Avec le majoritaire, au premier tour on choisit, au second on élimine (ce qui comme le dit l’article fait que le citoyen décide de l’alliance qui va gouverner). Avec le scrutin proportionnel dès le premier tour on élimine et ça réduit fortement la marge des « petites » listes. C’est ce que le PCF a découvert en 1986 avec une proportionnelle départementale. Là où il était fort il s’en sort, mais là où il était faible, il perd (alors que le vote était présenté comme plus utile que jamais) ce qui accroit l’écart entre les zones géographiques.
@JEAN PAUL DAMAGGIO
[Ceci étant tout comme il existe plusieurs systèmes majoritaires il existe plusieurs systèmes proportionnels. La Troisième république a eu un système majoritaire (sauf en 1919 et 1925) aux effets différents de ceux de la Cinquième république car le système majoritaire ne conduit à la stabilité que dans un univers politique précis.]
Votre commentaire soulève un point essentiel : les systèmes électoraux ne s’analysent pas in abstracto, mais fonctionnent plus ou moins en fonction du contexte politique. En fonction de la structuration du champ politique, les défauts d’un système peuvent rester cachés ou au contraire devenir rédhibitoires.
De ce point de vue, l’exemple israélien est intéressant. Israël a un régime parlementaire à l’anglaise, sans Constitution écrite. Le président n’a qu’un rôle cérémonial, et le pouvoir est exercé par un cabinet dirigé par un premier ministre issu d’un parlement unicaméral, la Knesset. Les députés sont élus à la proportionnelle intégrale sans seuil. Ce système a assuré des gouvernements forts et relativement stables dans la période qui va de la fondation jusqu’aux années 1980. Pourquoi ? Parce que les élites israéliennes étaient relativement homogènes, qu’elles étaient soumises à une menace existentielle, et que l’opposition « gauche/droite » structurait le champ politique. La tentation de fragmentation a toujours été là, mais elle ne se manifestait pas. Au tournant du siècle, la société israélienne est très différente. L’état d’Israël ne paraît plus une construction fragile et temporaire, et la société israélienne est devenue beaucoup plus hétérogène. La fragmentation joue donc à plein, sans qu’il y ait des partis dominants capable de constituer des majorités stables. Et du coup, tous les défauts du scrutin proportionnel se manifestent.
En France, le scrutin majoritaire avait pour objectif de maintenir le PCF – qui, il ne faut pas l’oublier, restait le « premier parti de France » – éloigne du pouvoir institutionnel, et joue aujourd’hui le même rôle vis-à-vis du RN. Dans le contexte de l’époque, c’était indispensable pour assurer la stabilité des institutions. Et c’était tolérable parce que le parti « tribunitien », même éloigné du pouvoir « institutionnel », avait les moyens de se faire entendre dans la rue et dans les usines. La droite dans les ministères, la gauche dans la rue, tout le monde pouvait participer à la définition de la politique de la nation. Ce qui a changé aujourd’hui, c’est qu’une section majoritaire de la population est condamnée à l’impuissance politique. Et du coup, l’injustice du système majoritaire apparaît clairement.
Il m’a toujours semblé que le principal défaut de la Vème République était celui-ci :
De Gaulle considérait que le grand pouvoir accordé par la Constitution de 1958 au Président de la République allait avec une contrepartie : celle de retourner régulièrement devant le peuple, et de démissionner en cas de désaveu. Or, cette contrepartie n’a pas été inscrite dans la Constitution, et certains de ses successeurs ne se sont pas sentis liés par elle. Cela a notamment permis au dernier en date de gouverner contre le peuple français depuis déjà plusieurs années.
Que penseriez-vous d’une réforme visant à inscrire dans la Constitution l’obligation pour le Président de la République d’organiser tous les ans un référendum, avec obligation de quitter sa fonction si l’option qu’il défend est battue dans les urnes ?
Cela dit, je précise que la réforme des institutions me paraît nettement moins prioritaire pour renforcer la démocratie que de museler le pouvoir des marchés financiers, de sortir de l’UE ou de mettre fin à la concentration des médias entre les mains du grand capital.
@ Spinoza
[Il m’a toujours semblé que le principal défaut de la Vème République était celui-ci : De Gaulle considérait que le grand pouvoir accordé par la Constitution de 1958 au Président de la République (…)]
Je pense que vous faites une erreur – au demeurant très courant – dans la lecture de la Constitution de la Vème République. Celle-ci n’accorde pas, contrairement à ce que l’on croit, un « grand pouvoir » au président. Si on laisse de côté l’article 16, qui relève d’une situation exceptionnelle, quels sont exactement les « grands pouvoirs » du président ? Il nomme certes le Premier ministre (mais ne peut le renvoyer). Il peut dissoudre l’Assemblée nationale, il peut s’adresser aux Assemblées. C’est à peu près tout : dans tous les autres domaines, il n’a qu’un pouvoir de véto : il nomme les membres du gouvernement, mais seulement sur proposition du Premier ministre ; il peut soumettre un projet de loi à référendum, mais seulement avec l’accord du gouvernement ; il peut autoriser le gouvernement à utiliser le 49.3. Mais cela ne va pas beaucoup plus loin. C’est le Premier ministre qui « détermine et conduit la politique de la nation », et seule l’Assemblée peut le censurer.
Le « grand pouvoir » du président n’est pas issu de la Constitution elle-même, mais de la légitimité que lui donne son mode de l’élection, et qui fait que – normalement – la majorité parlementaire est élue su son nom. On l’a vu lors des cohabitations : lorsque cette condition n’est pas remplie, lorsque le lien entre le président et le peuple est rompu, il ne lui reste qu’à inaugurer les chrysanthèmes. Il ne conserve tout au plus qu’un pouvoir de nuisance. Notre Constitution fournit un exemple assez intéressant qui illustre le fait qu’une Constitution est un texte politique avant d’être un texte juridique, et que la lecture du texte ne donne qu’une idée assez imparfaite du fonctionnement réel du pouvoir politique, que ce que les anglosaxons appellent les « conventions de la Constitution » sont au moins aussi importantes que le texte lui-même.
[(…) allait avec une contrepartie : celle de retourner régulièrement devant le peuple, et de démissionner en cas de désaveu. Or, cette contrepartie n’a pas été inscrite dans la Constitution, et certains de ses successeurs ne se sont pas sentis liés par elle. Cela a notamment permis au dernier en date de gouverner contre le peuple français depuis déjà plusieurs années.]
Je pense qu’aucun des constitutionnalistes de 1958 n’a imaginé la France de 2024. Il ne faudrait pas oublier que, vu de 1958, la France reste un pays éruptif, où les partis et syndicats « tribunitiens » – et au premier rang le PCF – ont un pouvoir considérable du fait de leur capacité de mobilisation. Même si ces organisations sont tenues à distance des lieux de pouvoir, leur capacité à sortir dans la rue et à arrêter l’économie du pays fait que le politique doit en tenir compte et chercher un modus vivendi avec elles. En 1958, l’idée qu’un gouvernement pourrait se maintenir contre le pays est presque inimaginable, et lorsqu’un gaulliste dit que le meilleur système est celui où la droite est forte au gouvernement et que la gauche est forte dans la rue, il décrit assez bien l’équilibre trouvé par le gaullisme dans les années 1960, et qu’on appelle quelquefois le « gaullo-communisme ».
La question de « retourner régulièrement devant le peuple » ne se posait donc pas en 1958, puisque pour garder sous contrôle ce peuple éruptif, le président était pratiquement obligé de le faire, sous des formes aussi diverses que le référendum, la dissolution ou tout simplement la négociation avec les partis « tribunitiens ».
La France a beaucoup changé depuis. Nous sommes devenus un pays beaucoup plus « pacifié », du fait surtout que les couches populaires sont enfermées dans un rapport de forces qui leur est tellement défavorable qu’on peut se passer de leur avis – et on ne se gêne pas. Après mai 1968, le président ne pouvait politiquement faire autrement que de rétablir sa légitimité par une consultation populaire, même si la Constitution ne l’obligeait pas. C’était le seul moyen de reprendre la main sur la rue, de rétablir la légitimité des institutions. Un demi-siècle plus tard, Macron est sorti de la crise des « Gilets Jaunes » avec de vagues « grands débats ». Il n’a pas eu besoin de consulter le peuple, parce qu’il n’avait pas devant lui des organisations « tribunitiennes » capables de menacer véritablement son pouvoir.
[Que penseriez-vous d’une réforme visant à inscrire dans la Constitution l’obligation pour le Président de la République d’organiser tous les ans un référendum, avec obligation de quitter sa fonction si l’option qu’il défend est battue dans les urnes ?]
Je pense que ce serait tout à fait inutile. Le président aurait toujours la possibilité de consulter le peuple sur une option où il serait par avance sûr d’obtenir une majorité – genre « êtes vous contre l’interdiction du beurre au petit-déjeuner » – et cela deviendrait une mascarade. Non, il faut s’attaquer à la maladie, et non au symptôme. Le véritable problème, il se trouve au niveau des partis politiques et de leur capacité à représenter le « peuple » dans toutes ses composantes. Depuis quarante ans, nous avons des gouvernements issus de et gouvernant pour les classes intermédiaires. Les étiquettes, les références, les expressions sont différentes – et quelquefois opposées – mais les politiques mises en œuvre sont, sur le fond, les mêmes. Les gouvernements n’ont plus de véritable légitimité populaire, ils le savent, et ils s’en foutent parce que leur pouvoir ne vient pas de cette légitimité, mais d’un rapport de forces. C’est cela qu’il faut comprendre : le gaullisme tirait son pouvoir d’un accord tacite avec les couches populaires, et c’est cela qui lui a permis plusieurs fois de défier le pouvoir de l’argent. Depuis les années 1980, les couches populaires ont été écrasées et la bourgeoisie, associée aux classes intermédiaires, gouverne. C’est pour cette raison que l’interprétation de la Constitution a changé radicalement…
[Pardon, mais son « amour de l’humanité » a rapporté à l’Abbé une large notoriété, un pouvoir considérable, et last but not least la possibilité d’assouvir un certain nombre de bas instincts. Je vois donc pas mal de raisons de « douter » du désintéressement total du personnage. Quant à la « somme de ses bienfaits », je la trouve plutôt maigre quand on la compare à ses méfaits, et je ne pense pas seulement aux agressions sexuelles. Il est bien connu que la communauté d’Emmaüs avait un fonctionnement quasi sectaire, soumise à l’autorité absolue d’un leader charismatique. Comment expliquez-vous sinon que les aventures sexuelles de l’Abbé soient restés aussi longtemps secrètes, à l’âge de Médiapart ? Pourquoi a-t-il fallu attendre quinze ans après la mort du personnage pour que les langues commencent à se délier ? Et je ne vous parle même pas de la conception particulière de l’application du code du Travail portée par l’Abbé…
Si j’ai choisi cet exemple, c’est parce qu’il montre bien combien votre vision de ce qu’est un « grand homme » rejoint en fait la vision chrétienne de la sainteté. Dès lors qu’il a vécu dans la pauvreté et pratiqué la charité, tout le reste est pardonnable.]
Il faut dire que je connais beaucoup moins bien la vie de l’Abbé Pierre que celle de Napoléon. Si je lisais un jour sa biographie et que je constatais comme vous que la soif de pouvoir peut expliquer davantage ses actes que son amour de l’humanité, alors je changerais d’avis. Mais je répète que ce n’est pas le genre de personnage qui m’intéresse prioritairement.
Je vois 2 différences importantes entre mon grand homme et le saint chrétien :
1) Le saint chrétien est irréprochable et unidimensionnel. Mon grand homme est principalement bien intentionné et son œuvre peut comporter des taches si le bilan global reste très largement positif.
2) Le saint chrétien souffre dans sa vie terrestre et ne sera récompensé que dans l’au-delà. Chez moi la pratique de l’action vertueuse est à elle-même sa propre récompense. La distinction entre égoïsme et altruisme est dépassée car les deux sont indémêlables.
[Tout à fait. Mais l’application du rasoir d’Ockham conduit fatalement à la conclusion la plus simple et la plus communément observée, à savoir, que les hommes agissent essentiellement pour des raisons égoïstes. Je ne trouve pas d’exemple où l’explication la plus simple à l’action d’un homme soit altruiste…]
Je répète qu’un homme vertueux est un homme qui a compris que se consacrer à la connaissance et à la collectivité est le meilleur moyen de travailler à son propre bonheur. L’altruisme purement désintéressé n’existe pas. L’altruisme n’est donc pas l’explication à rechercher, mais l’amour de la connaissance ou de sa famille/sa patrie/l’humanité, dont celui qui agit tire lui aussi satisfaction.
[Oui, parce que la justice est imparfaite, et soumise à la pression de l’opinion publique. Mais en théorie juridique, la personnalité de la victime ne devrait avoir aucune incidence sur la condamnation. D’ailleurs, que faites-vous du cas où le mari violent est aussi un juge anticorruption ?]
Et bien dans ce cas il faut chercher si ce qui gênait le plus l’assassin était la violence conjugale exercée par la victime ou son combat contre la corruption.
[Le problème, c’est que les gens « avant tout guidés par l’aspiration à comprendre l’univers et par l’amour du genre humain » ont rarement fait de grandes choses. C’est triste, mais c’est comme ça. Louis XIV ou Napoléon ont laissé derrière eux des merveilles que nous admirons aujourd’hui encore. Sur ce plan, les « amoureux du genre humain » ne leur arrivent pas à la cheville. Mieux vaut donc fabriquer des « grands hommes » en prenant ceux qui ont fait de grandes choses, quitte à plaquer sur eux des vertus qu’ils n’avaient pas, ou d’oublier certains vices qu’ils avaient…]
Deux remarques :
1) Je ne suis pas convaincu que parmi les plus grands penseurs et les plus grands scientifiques, les hommes principalement guidés par l’amour de la connaissance soient si rares.
2) Sur le plan de l’action politique en revanche, il est évident que les hommes guidés avant tout par l’amour du genre humain sont très fortement concurrencés par ceux qui sont avant tout guidés par la soif de pouvoir et d’argent. Et la lutte est très déséquilibrée dans la course à l’accession au pouvoir, puisque ces derniers ne rencontrent généralement pas l’hostilité des intérêts dominants et sont rarement gênés par les scrupules. Mais j’y vois une raison supplémentaire d’honorer les Robespierre, Varlin et Jaurès, même si l’histoire ne leur a pas laissé l’occasion de bâtir autant que Napoléon.
Par ailleurs je pense que vous ne me contredirez pas si je vous dis que le PCF est à la fois une organisation dont l’héritage est immense, et dont nombre des dirigeants correspondaient à ma définition du grand homme. C’est la preuve que collectivement les grands hommes comme je les entends peuvent faire des grandes choses autant qu’un Napoléon ou un Louis XIV.
Enfin, parmi les hauts fonctionnaires, pensez-vous que les réalisations de ceux qui ont été guidés avant tout par la poursuite l’intérêt général « n’arrivent pas à la cheville » des réalisations de ceux qui ont été guidés avant tout par la soif de pouvoir et d’argent ? C’est une vraie question, je pense que vous avez les moyens d’y répondre mieux que moi.
Le fond du problème est qu’à mon avis, en honorant plutôt Louis XIV et Napoléon que Robespierre et Jaurès, on subordonne les fins aux moyens, alors qu’il faudrait faire l’inverse.
Un Etat fort n’est pas une bonne chose en lui-même. C’est comme un outil : il peut être utilisé pour l’émancipation comme pour l’oppression, en fonction des intentions de celui qui en dispose. Pour le dire autrement : un Etat fort fonctionnant au service de l’intérêt général est une bonne chose, un Etat fort instrumentalisé au service d’intérêts particuliers au détriment de l’intérêt général est une mauvaise chose. Cela implique qu’on ne peut pas se contenter de valoriser aveuglément tout renforcement de l’État, il faut plutôt encourager le renforcement de l’État dans le but de le mettre au service de l’intérêt général.
D’où ma distinction : hommage « global » à Robespierre et Jaurès, hommage « de technicien » à Louis XIV et Napoléon.
[Mais il ne les aurait pas eus. Et cela vous montre que ce qui fait le « grand homme » n’est pas nécessairement le geste lui-même ou le risque pris.]
Et bien je n’aurais pas trouvé justifié qu’il ne les eût pas eus.
[Autrement dit, vous postulez que lorsqu’un homme politique fait un geste en apparence altruiste, c’est pour protéger son propre pouvoir. Si vous admettez ce principe, selon votre propre définition un politique ne pourra jamais être un grand homme…]
Rasoir d’Ockham : Devant un geste qui laisse un doute sérieux sur les intentions de son auteur, on regarde quels sont les principes qui guident habituellement son action. Si la plupart du temps il s’agit de la soif de pouvoir et d’argent, et qu’en l’espèce le geste peut être expliqué par la soif de pouvoir et d’argent, alors il est rationnel d’expliquer ce geste par la soif de pouvoir et d’argent.
[Je doute franchement que le peuple français en 1799 ait eu pour préoccupation essentielle l’étude des monuments égyptiens. Penser l’expédition scientifique en Egypte comme une opération de propagande me paraît pour le moins osé.]
Pourtant il me semble que même les historiens favorables à Napoléon n’ont pas de mal à reconnaître que l’expédition scientifique a été utilisée de manière très profitable comme propagande.
[Je ne vois pas très bien votre raisonnement. Le Code civil de 1804 prévoit le divorce, et si Napoléon choisit l’annulation plutôt que le divorce, c’est pour pouvoir se remarier religieusement pour des raisons politiques.]
Un décret de 1806 interdisait le divorce aux membres de la famille impériale. Et par ailleurs la réalité du consentement de Joséphine semble pour le moins sujet à caution.
[Admettons. “Avec les informations dont il disposait”, le De Gaulle de 1940 ne doutait pas un instant de la victoire, et il explique d’ailleurs pourquoi dans sa proclamation du 18 juin. De son point de vue donc, il ne prenait aucun risque, au contraire, il était sûr d’être dans le camp des vainqueurs…]
S’il était aussi convaincu que vous le dites qu’il ne prenait aucun risque pour sa carrière en allant à Londres, alors effectivement on ne peut pas dire que c’était une décision courageuse. Cependant était-il vraiment si aveugle qu’il n’a pas douté un instant en juin 1940 que le Royaume Uni allait vaincre Hitler seul ?
@ Spinoza
[Je vois 2 différences importantes entre mon grand homme et le saint chrétien :
1) Le saint chrétien est irréprochable et unidimensionnel. Mon grand homme est principalement bien intentionné et son œuvre peut comporter des taches si le bilan global reste très largement positif.]
Les sains chrétiens ne sont pas forcément « irréprochables et unidimensionnels ». Ils peuvent tomber dans l’erreur, trahir même, et connaître ensuite la rédemption. Pensez à Saint Pierre, qui renia par trois fois le Christ. Ou Saul de Tarse, persécuteur des chrétiens, qui eut une révélation sur le chemin de Damas – ou il allait justement pour envoyer quelques chrétiens aux lions – et devint Saint Paul.
[2) Le saint chrétien souffre dans sa vie terrestre et ne sera récompensé que dans l’au-delà. Chez moi la pratique de l’action vertueuse est à elle-même sa propre récompense. La distinction entre égoïsme et altruisme est dépassée car les deux sont indémêlables.]
Cette ambiguïté existe aussi pour les saints chrétiens. Certes ils souffrent le martyre, mais cette souffrance n’est pas tout à fait réelle : ainsi Saint Laurent mis a rôtir sur le grill se permet de faire des plaisanteries.
[Deux remarques : 1) Je ne suis pas convaincu que parmi les plus grands penseurs et les plus grands scientifiques, les hommes principalement guidés par l’amour de la connaissance soient si rares.]
Je pense que les hommes guidés par le PLAISIR de la connaissance – plaisir égoïste s’il en est – ne sont pas rares. Mais par le pur « amour de la connaissance »…
[2) Sur le plan de l’action politique en revanche, il est évident que les hommes guidés avant tout par l’amour du genre humain sont très fortement concurrencés par ceux qui sont avant tout guidés par la soif de pouvoir et d’argent. Et la lutte est très déséquilibrée dans la course à l’accession au pouvoir, puisque ces derniers ne rencontrent généralement pas l’hostilité des intérêts dominants et sont rarement gênés par les scrupules. Mais j’y vois une raison supplémentaire d’honorer les Robespierre, Varlin et Jaurès, même si l’histoire ne leur a pas laissé l’occasion de bâtir autant que Napoléon.]
L’histoire, c’est aussi ce qu’on en fait.
[Par ailleurs je pense que vous ne me contredirez pas si je vous dis que le PCF est à la fois une organisation dont l’héritage est immense, et dont nombre des dirigeants correspondaient à ma définition du grand homme. C’est la preuve que collectivement les grands hommes comme je les entends peuvent faire des grandes choses autant qu’un Napoléon ou un Louis XIV.]
Mais qui seraient pour vous les « grands hommes » du PCF ? Je pense à Marcel Paul, à qui on doit la nationalisation du gaz et de l’électricité. Je pense à Ambroise Croizat, qui nous laisse la Sécurité sociale…
[Enfin, parmi les hauts fonctionnaires, pensez-vous que les réalisations de ceux qui ont été guidés avant tout par la poursuite l’intérêt général « n’arrivent pas à la cheville » des réalisations de ceux qui ont été guidés avant tout par la soif de pouvoir et d’argent ? C’est une vraie question, je pense que vous avez les moyens d’y répondre mieux que moi.]
Je ne suis pas assez naïf pour penser que les hauts fonctionnaires soient exclusivement guidés par leur « amour de l’humanité ». L’argent et le pouvoir, non. Mais la soif de reconnaissance…
[Le fond du problème est qu’à mon avis, en honorant plutôt Louis XIV et Napoléon que Robespierre et Jaurès, on subordonne les fins aux moyens, alors qu’il faudrait faire l’inverse.]
Mais l’un n’empêche pas l’autre. Richelieu, Louis XIV, Robespierre ou Napoléon sont les constructeurs de la France. Il n’y aurait pas eu de Napoléon est ses « masses de granit » s’il n’y avait pas eu au préalable un Robespierre pour mettre à bas l’ordre ancien et ouvrir la porte au nouveau. Et la Révolution n’aurait pas réussi à façonner une nation s’il n’y avait pas eu Richelieu ou Louis XIV pour en développer les prémisses. Les « grands hommes » ne sont pas isolés, ils reprennent ce que leurs prédécesseurs ont laissé. Le cas de Jaurès est différent : son œuvre est finalement assez réduite. Si on lui rend hommage, c’est plus pour ce qu’il représente – la lutte pour la paix – que pour son héritage.
[Un Etat fort n’est pas une bonne chose en lui-même. C’est comme un outil : il peut être utilisé pour l’émancipation comme pour l’oppression, en fonction des intentions de celui qui en dispose.]
Certes. Mais il y a de bons et des mauvais outils. Et quand l’outil est mauvais, quelque soient les intentions de celui qui en dispose, les résultats sont désastreux.
[« Mais il ne les aurait pas eus. Et cela vous montre que ce qui fait le « grand homme » n’est pas nécessairement le geste lui-même ou le risque pris. » Et bien je n’aurais pas trouvé justifié qu’il ne les eût pas eus.]
Mais au-delà de votre jugement, il y a là un fait. Et s’il en est ainsi, c’est qu’il y a une raison. Vous n’avez pas la curiosité de savoir pourquoi ?
[Pourtant il me semble que même les historiens favorables à Napoléon n’ont pas de mal à reconnaître que l’expédition scientifique a été utilisée de manière très profitable comme propagande.]
Pourriez-vous en citer une référence ?
[« Je ne vois pas très bien votre raisonnement. Le Code civil de 1804 prévoit le divorce, et si Napoléon choisit l’annulation plutôt que le divorce, c’est pour pouvoir se remarier religieusement pour des raisons politiques. » Un décret de 1806 interdisait le divorce aux membres de la famille impériale. Et par ailleurs la réalité du consentement de Joséphine semble pour le moins sujet à caution.]
Je vous rappelle qu’on parlait du code civil, pas du décret de 1806, qui n’a jamais été considéré que je sache comme une « masse de granit ».
[« Admettons. “Avec les informations dont il disposait”, le De Gaulle de 1940 ne doutait pas un instant de la victoire, et il explique d’ailleurs pourquoi dans sa proclamation du 18 juin. De son point de vue donc, il ne prenait aucun risque, au contraire, il était sûr d’être dans le camp des vainqueurs… » S’il était aussi convaincu que vous le dites qu’il ne prenait aucun risque pour sa carrière en allant à Londres, alors effectivement on ne peut pas dire que c’était une décision courageuse. Cependant était-il vraiment si aveugle qu’il n’a pas douté un instant en juin 1940 que le Royaume Uni allait vaincre Hitler seul ?]
Je n’ai jamais dit qu’il ait pensé que « le Royaume Uni allait vaincre Hitler seul ». Dès le 18 juin 1940, il parle d’une « guerre mondiale », d’une alliance avec le Royaume-Uni et les Etats-Unis.
Pardonnez-moi de n’avoir pas une référence exacte, mais j’ai le souvenir très net d’avoir lu cela chez Jean Tulard. Pour être précis, il me semble que c’est Talleyrand qui, cherchant un général pour achever la Révolution, après la mort de Hoche, et ne pouvant compter ni sur Joubert, ni sur Masséna, ni sur Moreau, résolut de s’appuyer sur Bonaparte. Cela dit, il fallait encore entretenir la gloire du général, qui s’étiolait en métropole, faute d’emploi. C’est Talleyrand qui sortit des cartons ce projet, dont il jugea qu’il flatterait le goût “oriental” qui naissait alors, d’autant plus qu’on en ferait une expédition scientifique.
Bonaparte, pour sa part, fut sans doute flatté, mais il n’est pas tout à fait à l’origine de “l’opération de propagande”, même s’il en fut le principal bénéficiaire. Homme des Lumières, il lui paraissait dans le (nouvel) ordre des choses que les soldats pavent la voie des savants. Napoléon fut habile (c’est le moins qu’on puisse dire), sans aucun doute cynique, ou du moins désabusé, mais il avait des idéaux qu’une géniale crapule sans aucun scrupule comme Talleyrand n’avait pratiquement pas.
@ Louis
[Pardonnez-moi de n’avoir pas une référence exacte, mais j’ai le souvenir très net d’avoir lu cela chez Jean Tulard. Pour être précis, il me semble que c’est Talleyrand qui, cherchant un général pour achever la Révolution, après la mort de Hoche, et ne pouvant compter ni sur Joubert, ni sur Masséna, ni sur Moreau, résolut de s’appuyer sur Bonaparte. Cela dit, il fallait encore entretenir la gloire du général, qui s’étiolait en métropole, faute d’emploi. C’est Talleyrand qui sortit des cartons ce projet, dont il jugea qu’il flatterait le goût “oriental” qui naissait alors, d’autant plus qu’on en ferait une expédition scientifique.]
Je ne comprends pas très bien. Selon cette théorie, c’est quand que Talleyrand aurait « sorti des cartons ce projet » ? Lorsque Bonaparte est envoyé en Egypte, c’est entre autres choses parce que ses ennemis tenaient à éloigner un général prestigieux en qui ils voyaient une menace. Difficile donc d’imaginer que Talleyrand l’ait envoyé en Egypte pour redorer son blason. Si la décision d’utiliser le matériel recueilli en Egypte pour faire la propagande de Bonaparte après son retour, cela implique que la décision d’amener en Egypte une mission scientifique a été prise avant qu’on songe à cet usage, et donc que la motivation n’était nullement la « propagande ».
Je pense que sur cette question notre ami Spinoza est très injuste avec Bonaparte. On sait que le corse était un passionné de sciences, au point de se faire admettre à l’académie des sciences et d’avoir des débats de haut niveau avec des personnalités comme Monge, qui en furent séduites. Napoléon était d’ailleurs un homme d’une grande curiosité intellectuelle. Alors qu’il n’était pas juriste, il a tenu à assister fréquemment aux séances du conseil d’Etat lors de la rédaction de ses codes. Alors qu’il n’avait aucun intérêt politique à le faire.
[Homme des Lumières, il lui paraissait dans le (nouvel) ordre des choses que les soldats pavent la voie des savants. Napoléon fut habile (c’est le moins qu’on puisse dire), sans aucun doute cynique, ou du moins désabusé, mais il avait des idéaux qu’une géniale crapule sans aucun scrupule comme Talleyrand n’avait pratiquement pas.]
Je suis d’accord. C’est pourquoi pour moi Napoléon est un « grand homme », alors que Talleyrand, dont on peut admirer la maitrise technique de la politique et de la diplomatie, ne l’est pas.
Quand j’y aurais accès, j’irai vérifier si je me trompe : il me semble que c’est dans les Thermidoriens, de Tulard, que je l’ai lu. Talleyrand a toujours eu plusieurs fers au feu. D’une part, comme tous les intrigants du Directoire, il voyait dans les généraux des empêcheurs de tourner en rond, puisque leur action, rendue nécessaire aux hommes politiques en raison de leur incurie, afin de maintenir l’ordre, leur donnait progressivement la main haute sur les affaires politiques du pays.
Après la chute de Robespierre, la perspective d’un Monk à la française semblait inéluctable, mais 1) on ignorait qui jouerait ce rôle, 2) on préférait retarder l’échéance autant que possible pour continuer à profiter de la Révolution. Tulard signale que, mis à part quelques idéalistes comme Siéyès, la plupart des thermidoriens s’attendaient tout à fait à voir la France vaincue et la monarchie restaurée. Ce qui comptait à leurs yeux, c’était de préparer l’avenir en se faisant une situation sociale de poids, qui leur permettrait de rester aux affaires lors d’une prochaine restauration, ou de s’être assez enrichi pour se terrer ou se tirer loin de tout, et éviter les fâcheuses conséquences d’un retour des émigrés.
Talleyrand est tout à fait conscient de tout cela, et il servira la soupe aux uns et aux autres. Pour sa part, il accumule une fortune formidable ET ils se prépare à la Restauration ; il sort des cartons l’expédition d’Egypte pour rassurer ses collègues ET pour entretenir la gloire de celui qui lui paraît le meilleur “Monk” possible. C’est d’ailleurs Talleyrand qui proposera Bonaparte à Siéyès, si je me souviens bien. Il aura joué sur tous les tableaux, et il aura toujours gagné.
Disons plutôt qu’il y avait plusieurs motivations à cette expédition, et plusieurs utilités au caractère scientifique de cette dernière. Que la propagande n’ait été que l’une d’entre elles, et sans doute pas la plus déterminante, je veux bien l’admettre.
Nous sommes d’accord là-dessus. Cependant, votre opposition sur ce point donnait l’impression que vous souteniez que le prestige que Bonaparte a retiré de cette expédition était tout à fait accessoire, voire adventice, ce qui n’est pas le cas, je le crois. Cependant, si nous sommes d’accord pour dire que ce qui tenait de la propagande n’était ni la motivation exclusive ni déterminante de cette expédition, je n’aurais rien à rajouter.
[Les sains chrétiens ne sont pas forcément « irréprochables et unidimensionnels ». Ils peuvent tomber dans l’erreur, trahir même, et connaître ensuite la rédemption. Pensez à Saint Pierre, qui renia par trois fois le Christ. Ou Saul de Tarse, persécuteur des chrétiens, qui eut une révélation sur le chemin de Damas – ou il allait justement pour envoyer quelques chrétiens aux lions – et devint Saint Paul.]
Vous avez raison, il n’est pas rare que les saints chrétiens aient eu un début d’existence chaotique. Cependant, après leur conversion/révélation, ils deviennent généralement irréprochables et unidimensionnels.
[Cette ambiguïté existe aussi pour les saints chrétiens. Certes ils souffrent le martyre, mais cette souffrance n’est pas tout à fait réelle : ainsi Saint Laurent mis a rôtir sur le grill se permet de faire des plaisanteries.]
L’opposition entre la « vallée de larmes » terrestre et le « royaume de Dieu », les maximes comme « Les derniers seront premiers et les premiers seront derniers » restent un marqueur fort du christianisme, et que je ne fais pas mien du tout.
[Je pense que les hommes guidés par le PLAISIR de la connaissance – plaisir égoïste s’il en est – ne sont pas rares. Mais par le pur « amour de la connaissance »…]
L’amour n’est en fait que le sentiment que nous portons aux choses qui nous procurent de la joie. Donc si vous cherchez à éprouver la joie de la connaissance, vous êtes bien guidé par l’amour de la connaissance.
J’ajoute qu’aucun progrès de la connaissance ne peut se faire au détriment d’autrui, au contraire chaque recul de l’ignorance est profitable à l’humanité. La joie tirée de la connaissance ne peut donc pas être appelée un plaisir purement égoïste – je rappelle toutefois que tous les joies sont au moins partiellement égoïstes -.
[Mais qui seraient pour vous les « grands hommes » du PCF ? Je pense à Marcel Paul, à qui on doit la nationalisation du gaz et de l’électricité. Je pense à Ambroise Croizat, qui nous laisse la Sécurité sociale…]
J’avais les mêmes noms en tête, pour ce qui concerne l’héritage institutionnel laissé en tous cas.
[Je ne suis pas assez naïf pour penser que les hauts fonctionnaires soient exclusivement guidés par leur « amour de l’humanité ». L’argent et le pouvoir, non. Mais la soif de reconnaissance…]
Je vous ai déjà dit plus haut que la poursuite de la gloire et des honneurs « justifiés » ne sont pas à mettre dans le même panier que la poursuite du pouvoir et de l’argent. L’amour de l’humanité ne suppose pas l’oubli de soi. Il est sain d’éprouver une joie tirée de la reconnaissance que nous portent nos semblables pour les bienfaits que nous leur avons apportés. Cela me fait penser que je devrais certainement m’intéresser de plus près aux parcours de hauts fonctionnaires qui ont laissé leur empreinte dans l’appareil d’Etat. Sans doute y a-t-il des “héros méconnus” qui n’attendent que d’être remis à l’honneur.
[Mais l’un n’empêche pas l’autre. Richelieu, Louis XIV, Robespierre ou Napoléon sont les constructeurs de la France. Il n’y aurait pas eu de Napoléon est ses « masses de granit » s’il n’y avait pas eu au préalable un Robespierre pour mettre à bas l’ordre ancien et ouvrir la porte au nouveau. Et la Révolution n’aurait pas réussi à façonner une nation s’il n’y avait pas eu Richelieu ou Louis XIV pour en développer les prémisses. Les « grands hommes » ne sont pas isolés, ils reprennent ce que leurs prédécesseurs ont laissé. Le cas de Jaurès est différent : son œuvre est finalement assez réduite. Si on lui rend hommage, c’est plus pour ce qu’il représente – la lutte pour la paix – que pour son héritage.]
Oui je n’ai jamais nié que Louis XIV et Napoléon était de grands bâtisseurs de « l’outil », mais encore une fois l’hommage à un homme ne peut faire l’impasse sur ses intentions – en dehors du cas des « hommages de techniciens »-.
[Certes. Mais il y a de bons et des mauvais outils. Et quand l’outil est mauvais, quelque soient les intentions de celui qui en dispose, les résultats sont désastreux.]
C’est vrai, et c’est pour cela que j’ai dit que le critère des intentions était nécessaire mais pas suffisant pour faire un grand homme.
[Mais au-delà de votre jugement, il y a là un fait. Et s’il en est ainsi, c’est qu’il y a une raison. Vous n’avez pas la curiosité de savoir pourquoi ?]
Si vous avez une explication sur le pourquoi je suis bien sûr preneur. Mais l’explication de ce qui est n’est pas toujours utile pour savoir ce qui devrait être.
[Pourriez-vous en citer une référence ?]
Je n’ai pas de référence précise mais j’ai lu entre autres Madelin et Bainville et vous êtes pourtant la première personne que j’entends contester que l’expédition scientifique ait pu être très profitable pour la renommée de Bonaparte en 1799.
Quant à l’intérêt de Napoléon pour les sciences et à son admission à l’Académie, tout cela est très surestimé. Il semble que ses connaissances en mathématiques ne dépassaient pas le Bezout, qui était le manuel des étudiants du secondaire :
https://academiesciencesmoralesetpolitiques.fr/2011/10/17/quand-les-premiers-intellectuels-appartenaient-a-linstitut/
[Je n’ai jamais dit qu’il ait pensé que « le Royaume Uni allait vaincre Hitler seul ». Dès le 18 juin 1940, il parle d’une « guerre mondiale », d’une alliance avec le Royaume-Uni et les Etats-Unis.]
Au temps pour moi alors. Il n’en reste pas moins que la prévision que les Etats-Unis entreraient en guerre contre l’Allemagne n’était alors pas si évidente. Sinon il y aurait eu plus de carriéristes à Londres qu’à Vichy…
@ Spinoza
[« Je pense que les hommes guidés par le PLAISIR de la connaissance – plaisir égoïste s’il en est – ne sont pas rares. Mais par le pur « amour de la connaissance »… » L’amour n’est en fait que le sentiment que nous portons aux choses qui nous procurent de la joie. Donc si vous cherchez à éprouver la joie de la connaissance, vous êtes bien guidé par l’amour de la connaissance.]
Pas du tout. « Il n’y a pas d’amour qui ne soit à douleur/ il n’y a pas d’amour dont on ne soit flétri/ il n’y a pas d’amour dont on ne soit pas meurtri/ et pas plus que de toi l’amour de la Patrie/ Dites ces mots, ma mie, et retenez vos larmes/ Il n’y a pas d’amour heureux », chantait Aragon.
[J’ajoute qu’aucun progrès de la connaissance ne peut se faire au détriment d’autrui,]
Les victimes des expériences du docteur Mengele ne partageraient certainement pas cette opinion…
[(…) au contraire chaque recul de l’ignorance est profitable à l’humanité.]
Vous allez vous faire des amis… Si ce que vous affirmez ici est peut-être GLOBALEMENT vrai, c’est de toute évidence localement faux. Les progrès des connaissances sur la navigation au XVIème siècle a certainement été très profitable aux européens, mais pour les Aztèques, ce fut un désastre.
[La joie tirée de la connaissance ne peut donc pas être appelée un plaisir purement égoïste – je rappelle toutefois que tous les joies sont au moins partiellement égoïstes -.]
Ici, vous renversez votre propre raisonnement. Vous m’avez expliqué très explicitement que c’était d’abord l’intention qui comptait. Même si toute connaissance nouvelle profite à l’humanité toute entière, cela n’implique nullement que ce soit là la motivation du scientifique.
[« Mais qui seraient pour vous les « grands hommes » du PCF ? Je pense à Marcel Paul, à qui on doit la nationalisation du gaz et de l’électricité. Je pense à Ambroise Croizat, qui nous laisse la Sécurité sociale… » J’avais les mêmes noms en tête, pour ce qui concerne l’héritage institutionnel laissé en tous cas.]
Autrement dit, ici vous jugez « l’héritage institutionnel » et non les « intentions ». Dans un autre paragraphe, vous incluiez Jaurès, dont « l’héritage institutionnel » est quasi-nul. J’ai l’impression que pour vous, c’est à la tête du client.
[Je vous ai déjà dit plus haut que la poursuite de la gloire et des honneurs « justifiés » ne sont pas à mettre dans le même panier que la poursuite du pouvoir et de l’argent.]
Mais pourquoi cette différence ? Pourquoi « la gloire et les honneurs » peuvent être « justifiés », et pas « l’argent », par exemple ? Pourquoi une médaille si, et un chèque non ? Je retrouve là ce que je vous disais plus haut, c’est-à-dire, votre vision très « chrétienne » du « grand homme » assimilé à une forme de sainteté. « L’argent qui corrompt » (pour reprendre la formule d’un président resté très catholique) ne peut avoir sa place dans les récompenses légitimes…
[L’amour de l’humanité ne suppose pas l’oubli de soi. Il est sain d’éprouver une joie tirée de la reconnaissance que nous portent nos semblables pour les bienfaits que nous leur avons apportés.]
Mais pourquoi cette reconnaissance ne peut-elle pas prendre la forme de l’argent ?
[Cela me fait penser que je devrais certainement m’intéresser de plus près aux parcours de hauts fonctionnaires qui ont laissé leur empreinte dans l’appareil d’Etat. Sans doute y a-t-il des “héros méconnus” qui n’attendent que d’être remis à l’honneur.]
Je me suis intéressé à eux quand je suis rentré dans la fonction publique. Et oui, il y a de véritables héros méconnus, et surtout très discrets. Je me souviens par ailleurs du commentaire du préfet (joué par cet incroyable acteur qu’est André Dusollier) à son stagiaire ENA dans le téléfilm – que je ne peux que vous conseiller – « La Dette ». « Il y a deux types de héros, ceux qui partent dans des contrées lointaines pour de nouvelles conquêtes, et ceux qui gardent la maison. Nous, nous sommes ceux qui gardent la maison ».
[Oui je n’ai jamais nié que Louis XIV et Napoléon était de grands bâtisseurs de « l’outil », mais encore une fois l’hommage à un homme ne peut faire l’impasse sur ses intentions – en dehors du cas des « hommages de techniciens ».]
Dès lors que l’homme en question est mort, le but de l’hommage n’est pas de récompenser le récipiendaire, mais de le donner en exemple. A partir de là, ce qui est important est moins la réalité que le symbole. On ne rend pas hommage à un homme réel, mais à un personnage socialement construit. Il n’est même pas nécessaire que le personnage ait existé réellement. Dans chaque église de notre beau pays on rend hommage à un homme dont l’existence n’est nullement attestée historiquement…
[« Mais au-delà de votre jugement, il y a là un fait. Et s’il en est ainsi, c’est qu’il y a une raison. Vous n’avez pas la curiosité de savoir pourquoi ? » Si vous avez une explication sur le pourquoi je suis bien sûr preneur.]
Je pense que c’est un bon exemple de la différence qu’il y a à rendre hommage aux vivants et aux morts. Le vivant est une personne active. Et celui qui aujourd’hui a sauvé un enfant de la noyade peut demain commettre un crime. L’image que je dresse de lui dans mon hommage risque toujours d’être démentie. Le mort, lui, est passif. Je peux lui rendre hommage, l’offrir comme exemple au peuple, sans risquer un démenti. Vous me direz qu’on peut toujours découvrir des zones d’ombre dans le passé d’un mort, ce à quoi je vous répondrai que pour éviter cela il y avait un principe de base que nos grands-mères résumaient parfaitement : « des morts, rien que du bien ». On ne disait pas du mal d’un mort, parce qu’il n’est plus là pour se défendre. Et notre droit pénal consacre ce principe en décrétant que « la mort de l’accusé éteint l’action pénale ». Le vivant est une réalité, le mort est une fiction.
[Mais l’explication de ce qui est n’est pas toujours utile pour savoir ce qui devrait être.]
Non, mais c’est essentiel pour comprendre ce qui POURRAIT être. Et ce n’est pas du tout négligeable.
[« Pourriez-vous en citer une référence ? » Je n’ai pas de référence précise mais j’ai lu entre autres Madelin et Bainville et vous êtes pourtant la première personne que j’entends contester que l’expédition scientifique ait pu être très profitable pour la renommée de Bonaparte en 1799.]
Ce n’est pas tout à fait ce que j’ai dit. Le point ici n’est pas de savoir si l’expédition a été profitable, mais si elle avait été pensée avec cette intention.
[Quant à l’intérêt de Napoléon pour les sciences et à son admission à l’Académie, tout cela est très surestimé. Il semble que ses connaissances en mathématiques ne dépassaient pas le Bezout, qui était le manuel des étudiants du secondaire :]
Je n’ai pas dit que Napoléon fut un grand mathématicien. Ce que j’ai dit, c’est qu’il était « passionné de sciences », ce qui n’est pas tout à fait la même chose.
[« Je n’ai jamais dit qu’il ait pensé que « le Royaume Uni allait vaincre Hitler seul ». Dès le 18 juin 1940, il parle d’une « guerre mondiale », d’une alliance avec le Royaume-Uni et les Etats-Unis. » Au temps pour moi alors. Il n’en reste pas moins que la prévision que les Etats-Unis entreraient en guerre contre l’Allemagne n’était alors pas si évidente.]
Je ne sais pas si elle était « évidente », mais elle était en tout cas très probable. N’oubliez pas qu’il y avait le précédent de 1914-18, et que les Etats-Unis apparaissent déjà à la fin des années 1930 comme une puissance mondiale. On imaginait mal les Américains laisser l’Allemagne devenir la puissance dominante en Europe. D’autant que dès le début de la guerre Roosevelt manifeste son intention de s’engager du côté de la Grande Bretagne et prépare une opinion fondamentalement isolationniste à l’éventualité d’un engagement.
[Sinon il y aurait eu plus de carriéristes à Londres qu’à Vichy…]
Pourquoi ? Les carriéristes les plus intelligents sont allés à Vichy quand les possibilités de carrière à court terme étaient de ce côté, et ont changé de taquet au bon moment. C’est comme ça qu’on maximise ses chances. Suivez mon regard…
Je m’excuse, j’ai placé le commentaire précédent dans le mauvais fil de conversation, et je n’ai pas trouvé le moyen d’annuler mon envoi.
Pour cette conversation-ci je ne trouve rien de mieux à faire que de vous remercier pour cette intéressante réponse.
Enfin si, j’ai trouvé :
Voyez-vous un changement qu’il serait tout de même profitable d’apporter à la Constitution ?
Voyez vous des pistes pour rebâtir un parti capable de porter les intérêts des classes populaires ? J’ai bien conscience que le contexte actuel est très défavorable à l’organisation de ces classes, mais il faut bien commencer quelque part malgré tout.
@ Spinoza
[Enfin si, j’ai trouvé : Voyez-vous un changement qu’il serait tout de même profitable d’apporter à la Constitution ?]
Oui, tout à fait. Il faudrait par exemple préciser à l’article 55 que la formule « Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois » ne s’applique qu’aux dispositions explicitement prévues dans le texte du traité, et non au droit dérivé, c’est-à-dire, aux normes édictées par les organismes créés par ces traités. Autrement dit, ces normes n’auraient une valeur supérieure aux lois que si elles sont ratifiées dans les mêmes formes que le traité qui leur a donné naissance.
J’aurais tendance aussi à supprimer un certain nombre d’ajouts faits ces dernières décennies. En particulier, la « charte de l’environnement » et son principe de précaution, ou bien la question prioritaire de constitutionnalité. Je supprimerai aussi le référendum d’initiative populaire, qui est d’ailleurs parfaitement inopérant vu les conditions restrictives mises à son exercice.
Enfin, j’inscrirais en dur l’article du préambule de la constitution de 1946 qui précise que « Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité. ».
Mais j’imagine que votre question portait sur le fonctionnement des pouvoirs publics. Sur ce point, je toucherai un minimum. Je rétablirais le septennat en gardant la possibilité de réélection. Je redonnerais au gouvernement la maîtrise de l’ordre du jour des assemblées – pour éviter ces « niches parlementaires » qui ne sont en fait qu’un exercice de communication.
[Voyez-vous des pistes pour rebâtir un parti capable de porter les intérêts des classes populaires ? J’ai bien conscience que le contexte actuel est très défavorable à l’organisation de ces classes, mais il faut bien commencer quelque part malgré tout.]
Ce parti existe : c’est le RN. Il existe par défaut, parce que la nature a horreur du vide et que dès lors que l’électorat populaire était orphelin et privé de représentation, il est allé vers le seul parti qui apparaissait comme extérieur au « système ». Et comme tout parti est otage de son électorat, si le RN arrivait demain au pouvoir il serait obligé de porter les intérêts de ses électeurs… ou risquer leur colère.
Bien sur, cette représentation “par défaut” ne vaut pas celle du PCF de naguère, qui avait développé une action qui allait au delà des intérêts immédiats des couches populaires, parce qu’il avait des instruments théoriques pour analyser la société et penser le dépassement du capitalisme.
[Enfin, j’inscrirais en dur l’article du préambule de la constitution de 1946 qui précise que « Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité. ».]
Etant donné que le préambule de 1946 fait partie du « bloc de constitutionnalité », je ne vois pas quel effet pourrait avoir l’inscription de cet article « en dur » – j’imagine que vous voulez dire directement dans le texte de la Constitution de 1958 – . Pouvez vous préciser ?
[Ce parti existe : c’est le RN. Il existe par défaut, parce que la nature a horreur du vide et que dès lors que l’électorat populaire était orphelin et privé de représentation, il est allé vers le seul parti qui apparaissait comme extérieur au « système ». Et comme tout parti est otage de son électorat, si le RN arrivait demain au pouvoir il serait obligé de porter les intérêts de ses électeurs… ou risquer leur colère.
Bien sur, cette représentation “par défaut” ne vaut pas celle du PCF de naguère, qui avait développé une action qui allait au delà des intérêts immédiats des couches populaires, parce qu’il avait des instruments théoriques pour analyser la société et penser le dépassement du capitalisme.]
On ne peut pas se satisfaire que le RN soit le principal représentant de l’électorat populaire. D’abord il restera un représentant « incomplet » car il ne représente ni les classes populaires des « quartiers », ni celles qui se reconnaissent encore dans ce qui reste du mouvement ouvrier. Et ensuite il ne fait guère de doute qu’il préfèrera trahir les classes populaires plutôt que d’affronter sérieusement les intérêts de la bourgeoisie.
En fait, l’idéal serait effectivement de pouvoir rebâtir un parti sur le modèle de l’ancien PCF, mais pour cela il faut des conditions favorables, et les conditions favorables ont besoin elles-mêmes de l’action organisée des classes populaires. C’est un cercle que ne semble pouvoir être lancé que par un choc extérieur. Alors faut-il se résoudre à attendre ce choc extérieur ?
Vous l’avez sans doute déjà dit ailleurs, mais je n’ai pas trouvé l’information. Avez-vous à ce jour une activité militante au sein d’un parti/syndicat/association ? Sinon y a-t-il une organisation actuelle qui a votre sympathie ?
@ Spinoza
[Etant donné que le préambule de 1946 fait partie du « bloc de constitutionnalité », je ne vois pas quel effet pourrait avoir l’inscription de cet article « en dur » – j’imagine que vous voulez dire directement dans le texte de la Constitution de 1958 – . Pouvez vous préciser ?]
Oui, bien sûr. Le préambule de 1946 fait partie du « bloc de constitutionnalité », mais le Conseil constitutionnel lui accorde un statut prescriptif, et non normatif. En d’autres termes, le préambule énonce un objectif à rechercher, et non une obligation qui s’impose aux pouvoirs publics. Je n’ai pas la référence de la décision en tête, mais je crois me souvenir que le Conseil avait été appelé à se prononcer sur le sens à donner à la formule « tout français a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi », qui figure lui aussi au préambule de 1946. Le Conseil a considéré qu’il s’agit d’un objectif, et qu’il ne devait pas être interprété comme une obligation de la part de l’Etat de trouver un emploi à chaque français.
Quand je parle d’inscrire la question « en dur », ce que je voudrais c’est quelle devienne une disposition normative.
[On ne peut pas se satisfaire que le RN soit le principal représentant de l’électorat populaire.]
Je ne me « satisfait » pas de cet état de fait. Je ne fais que le constater. Je serais le plus heureux des hommes si un parti de tradition républicaine et marxiste disputait cette représentation. Je ne peux que constater que ce n’est pas le cas. Tenez, j’ai pris le temps de regarder le débat organisé à la Fête de l’Humanité précisément sur ce thème, avec la présence de Lucie Castets, Sophie Binet et Fabien Roussel. J’ai entendu un constat qui n’est pas très loin du mien, une liste des péchés réels et supposés du RN… mais aucune proposition pour lui disputer la représentation des classes populaires, si ce n’est de continuer avec une stratégie de dénonciation qui, de toute évidence, ne donne aucun résultat.
[D’abord il restera un représentant « incomplet » car il ne représente ni les classes populaires des « quartiers », ni celles qui se reconnaissent encore dans ce qui reste du mouvement ouvrier.]
Votre premier verbe est au futur, le second au présent. Cela pose un problème : le fait qu’il ne « représente » pas aujourd’hui les classes populaires des quartiers n’implique nullement qu’il « restera » dans cette situation. Je ne vois aucune raison de fonds pour laquelle il ne pourrait pas conquérir une partie de l’électorat des quartiers. Vous pensez peut-être à la position du RN sur l’immigration ? N’oubliez pas que pour les immigrés installés les nouveaux arrivants sont des concurrents… N’oubliez pas non plus qu’on avait dit et répété que le RN n’arriverait jamais à conquérir l’électorat juif, ou l’électorat jeune… et regardez où nous en sommes.
[Et ensuite il ne fait guère de doute qu’il préfèrera trahir les classes populaires plutôt que d’affronter sérieusement les intérêts de la bourgeoisie.]
« Il ne fait guère de doute » ? Vous allez un peu vite en besogne. Difficile d’anticiper ce que ferait un parti qui n’a jamais gouverné. Si on analyse d’un point de vue de classe, on peut raisonnablement penser que les dirigeants du RN, venus eux aussi des couches moyennes, auront un tropisme vers les intérêts de ces classes, qui coïncident aujourd’hui avec ceux de la bourgeoisie. Mais ce tropisme entrera en conflit avec l’électorat qui aura porté le RN au pouvoir. N’oubliez pas que tout parti politique est l’otage de son électorat : « je suis leur leader, je dois les suivre »… Il y a là une dialectique bien plus complexe que la simple idée qu’on se fait élire par les uns pour ensuite servir les autres.
[En fait, l’idéal serait effectivement de pouvoir rebâtir un parti sur le modèle de l’ancien PCF, mais pour cela il faut des conditions favorables, et les conditions favorables ont besoin elles-mêmes de l’action organisée des classes populaires. C’est un cercle que ne semble pouvoir être lancé que par un choc extérieur. Alors faut-il se résoudre à attendre ce choc extérieur ?]
Les « conditions favorables » sont surtout la conséquence d’une structure économique sous-jacente. Les partis et les syndicats « ouvriers » surgissent au moment où s’établit entre capital et travail un rapport de forces équilibré, qui tient au fait que le travail et le capital ont besoin l’un de l’autre dans le cadre d’un capitalisme « national », dépendant d’une base productive nationale. La libre circulation du capital et des marchandises à modifié profondément ce rapport de forces, puisqu’elle a permis au capital de mettre les travailleurs de sa base « nationale » en concurrence avec ceux du monde entier. Ce n’est donc pas tant un « choc » qu’on attend, mais une transformation de la structure. Et en attendant, il faut affiner les instruments politiques, organisationnels, théoriques, qui permettront de profiter à fond de la fenêtre d’opportunité lorsqu’elle s’ouvrira.
[Vous l’avez sans doute déjà dit ailleurs, mais je n’ai pas trouvé l’information. Avez-vous à ce jour une activité militante au sein d’un parti/syndicat/association ? Sinon y a-t-il une organisation actuelle qui a votre sympathie ?]
Je ne peux pas dire que j’ai une « activité militante » au sens d’un véritable engagement dans l’activisme politique ou syndical. Depuis que mon Parti – le PCF – m’a quitté au tournant du siècle, je n’ai pas trouvé d’organisation qui m’ait donné vraiment envie de revenir dans le militantisme actif. J’écris en espérant être lu par des militants, je participe quelquefois à des débats ou des formations lorsqu’on m’invite, j’ai toujours ma carte au syndicat, mais on ne peut pas dire que je sois un militant. Quant aux organisations qui ont ma sympathie… le PCF bien sûr, parce qu’on ne guérit pas de sa jeunesse et qu’il reste des vieux militants qui sont des gens hautement estimables, « République souveraine », qui tente de créer un lieu de rencontre des différents courants souverainistes… mais dont l’action reste, malheureusement, confidentielle.
[Votre premier verbe est au futur, le second au présent. Cela pose un problème : le fait qu’il ne « représente » pas aujourd’hui les classes populaires des quartiers n’implique nullement qu’il « restera » dans cette situation. Je ne vois aucune raison de fonds pour laquelle il ne pourrait pas conquérir une partie de l’électorat des quartiers. Vous pensez peut-être à la position du RN sur l’immigration ? N’oubliez pas que pour les immigrés installés les nouveaux arrivants sont des concurrents… N’oubliez pas non plus qu’on avait dit et répété que le RN n’arriverait jamais à conquérir l’électorat juif, ou l’électorat jeune… et regardez où nous en sommes.]
Je ne sais pas. Réussir à tourner les habitants des quartiers ayant la nationalité française contre les autres, par delà les solidarités communautaires, tout en conservant l’électorat actuel, ce n’est peut être pas tout à fait impossible mais cela me semble encore loin au-delà de l’horizon.
[« Il ne fait guère de doute » ? Vous allez un peu vite en besogne. Difficile d’anticiper ce que ferait un parti qui n’a jamais gouverné. Si on analyse d’un point de vue de classe, on peut raisonnablement penser que les dirigeants du RN, venus eux aussi des couches moyennes, auront un tropisme vers les intérêts de ces classes, qui coïncident aujourd’hui avec ceux de la bourgeoisie. Mais ce tropisme entrera en conflit avec l’électorat qui aura porté le RN au pouvoir. N’oubliez pas que tout parti politique est l’otage de son électorat : « je suis leur leader, je dois les suivre »… Il y a là une dialectique bien plus complexe que la simple idée qu’on se fait élire par les uns pour ensuite servir les autres.]
Où peut-on adresser nos paris ?
[Les « conditions favorables » sont surtout la conséquence d’une structure économique sous-jacente. Les partis et les syndicats « ouvriers » surgissent au moment où s’établit entre capital et travail un rapport de forces équilibré, qui tient au fait que le travail et le capital ont besoin l’un de l’autre dans le cadre d’un capitalisme « national », dépendant d’une base productive nationale. La libre circulation du capital et des marchandises à modifié profondément ce rapport de forces, puisqu’elle a permis au capital de mettre les travailleurs de sa base « nationale » en concurrence avec ceux du monde entier. Ce n’est donc pas tant un « choc » qu’on attend, mais une transformation de la structure. Et en attendant, il faut affiner les instruments politiques, organisationnels, théoriques, qui permettront de profiter à fond de la fenêtre d’opportunité lorsqu’elle s’ouvrira.]
Oui vous avez raison d’insister sur la transformation de la structure, c’est bien ainsi que je l’entendais également. Le « choc » ne serait que l’étincelle qui mettrait le feu à la poudrière créée par la transformation de la structure.
[Je ne peux pas dire que j’ai une « activité militante » au sens d’un véritable engagement dans l’activisme politique ou syndical. Depuis que mon Parti – le PCF – m’a quitté au tournant du siècle, je n’ai pas trouvé d’organisation qui m’ait donné vraiment envie de revenir dans le militantisme actif. J’écris en espérant être lu par des militants, je participe quelquefois à des débats ou des formations lorsqu’on m’invite, j’ai toujours ma carte au syndicat, mais on ne peut pas dire que je sois un militant. Quant aux organisations qui ont ma sympathie… le PCF bien sûr, parce qu’on ne guérit pas de sa jeunesse et qu’il reste des vieux militants qui sont des gens hautement estimables, « République souveraine », qui tente de créer un lieu de rencontre des différents courants souverainistes… mais dont l’action reste, malheureusement, confidentielle.]
Qu’un homme comme vous, qui êtes insatisfait de la situation actuelle, qui avez une idée claire de ce que vous voulez et qui ne semblez pas du genre à rechigner à l’action ne trouve pas d’organisation qui lui donne envie de revenir dans le militantisme actif, voilà qui en dit long sur notre époque.
@ Spinoza
[Je ne sais pas. Réussir à tourner les habitants des quartiers ayant la nationalité française contre les autres, par-delà les solidarités communautaires, tout en conservant l’électorat actuel, ce n’est peut-être pas tout à fait impossible mais cela me semble encore loin au-delà de l’horizon.]
Ne croyez pas ça. Si la situation budgétaire continue à se dégrader, à un certain moment il faudra tailler dans les prestations sociales. Et à ce moment-là, le conflit d’intérêts entre les nouveaux arrivants et les immigrés « installés » apparaîtra de façon flagrante. Lorsque le PCF demandait dans les années 1970 qu’on ferme le robinet migratoire, cela n’a pas eu d’effet négatif sur son implantation chez les immigrés « installés ».
[« Vous allez un peu vite en besogne. Difficile d’anticiper ce que ferait un parti qui n’a jamais gouverné. Si on analyse d’un point de vue de classe, on peut raisonnablement penser que les dirigeants du RN, venus eux aussi des couches moyennes, auront un tropisme vers les intérêts de ces classes, qui coïncident aujourd’hui avec ceux de la bourgeoisie. Mais ce tropisme entrera en conflit avec l’électorat qui aura porté le RN au pouvoir. N’oubliez pas que tout parti politique est l’otage de son électorat : « je suis leur leader, je dois les suivre »… Il y a là une dialectique bien plus complexe que la simple idée qu’on se fait élire par les uns pour ensuite servir les autres. » Où peut-on adresser nos paris ?]
On peut déjà regarder ce qui se passe dans les mairies ou le RN a gagné les municipales. Prenez Hénin-Beaumont, commune populaire s’il en est. Il faut croire qu’à l’heure des choix ceux-ci n’ont pas été trop défavorables à l’électorat populaire, et que celui-ci ne s’est pas senti trahi, puisque cette commune ou cet électorat est largement majoritaire à réélu le maire RN à une confortable majorité.
Vous me direz qu’une mairie n’est pas un pays, et vous aurez raison. Mais cette expérience semble montrer que le RN d’aujourd’hui – ce n’était pas le cas hier, souvenez-vous de l’expérience municipale du FN dans les années 1990, qui avait abouti au résultat inverse – est très sensible à son électorat « populaire ». Aurait-il un comportement très différent s’il arrivait au pouvoir au niveau national ? Ce n’est pas évident.
[Qu’un homme comme vous, qui êtes insatisfait de la situation actuelle, qui avez une idée claire de ce que vous voulez et qui ne semblez pas du genre à rechigner à l’action ne trouve pas d’organisation qui lui donne envie de revenir dans le militantisme actif, voilà qui en dit long sur notre époque.]
Possiblement. Cela dit surtout beaucoup de choses sur la période qui s’étend sur les trente ou quarante dernières années. Beaucoup de militants de ma génération se sont battus pied à pied, ont pour certains sacrifié une partie de leur vie familiale ou de leur carrière, et n’ont collectionné que défaite après défaite. Ils ont vu leur organisation « captée » par des dirigeants qui les méprisaient profondément et qui ont utilisé leur dévouement pour faire avancer leur carrière. J’ai encore dans les oreilles la formule de Marie-Pierre Vieu du temps de la « mutation » : « on ne fera pas le nouveau Parti communiste avec les militants de l’ancien ». Cette expérience a rendu pas mal de militants méfiants et amers. Le souvenir de ce don de soi trahi fait que beaucoup hésitent à s’engager à nouveau.
Le militantisme nécessite un don de soi, et ce don se fait en confiance que l’organisation vous payera en retour. Aujourd’hui, aucun parti, aucune organisation ne mérite pour moi cette confiance. Je ne connais pas une seule organisation dont les cadres là-haut ne soient prêts à sacrifier père et mère – et ne parlons même pas des militants – pour faire avancer leurs petites ambitions personnelles. C’est triste à dire, mais c’est comme ça.
@ Spinoza
[Je ne sais pas. Réussir à tourner les habitants des quartiers ayant la nationalité française contre les autres, par-delà les solidarités communautaires, tout en conservant l’électorat actuel, ce n’est peut-être pas tout à fait impossible mais cela me semble encore loin au-delà de l’horizon.]
Ne croyez pas ça. Si la situation budgétaire continue à se dégrader, à un certain moment il faudra tailler dans les prestations sociales. Et à ce moment-là, le conflit d’intérêts entre les nouveaux arrivants et les immigrés « installés » apparaîtra de façon flagrante. Lorsque le PCF demandait dans les années 1970 qu’on ferme le robinet migratoire, cela n’a pas eu d’effet négatif sur son implantation chez les immigrés « installés ».
[« Vous allez un peu vite en besogne. Difficile d’anticiper ce que ferait un parti qui n’a jamais gouverné. Si on analyse d’un point de vue de classe, on peut raisonnablement penser que les dirigeants du RN, venus eux aussi des couches moyennes, auront un tropisme vers les intérêts de ces classes, qui coïncident aujourd’hui avec ceux de la bourgeoisie. Mais ce tropisme entrera en conflit avec l’électorat qui aura porté le RN au pouvoir. N’oubliez pas que tout parti politique est l’otage de son électorat : « je suis leur leader, je dois les suivre »… Il y a là une dialectique bien plus complexe que la simple idée qu’on se fait élire par les uns pour ensuite servir les autres. » Où peut-on adresser nos paris ?]
On peut déjà regarder ce qui se passe dans les mairies ou le RN a gagné les municipales. Prenez Hénin-Beaumont, commune populaire s’il en est. Il faut croire qu’à l’heure des choix ceux-ci n’ont pas été trop défavorables à l’électorat populaire, et que celui-ci ne s’est pas senti trahi, puisque cette commune ou cet électorat est largement majoritaire à réélu le maire RN à une confortable majorité.
Vous me direz qu’une mairie n’est pas un pays, et vous aurez raison. Mais cette expérience semble montrer que le RN d’aujourd’hui – ce n’était pas le cas hier, souvenez-vous de l’expérience municipale du FN dans les années 1990, qui avait abouti au résultat inverse – est très sensible à son électorat « populaire ». Aurait-il un comportement très différent s’il arrivait au pouvoir au niveau national ? Ce n’est pas évident.
[Qu’un homme comme vous, qui êtes insatisfait de la situation actuelle, qui avez une idée claire de ce que vous voulez et qui ne semblez pas du genre à rechigner à l’action ne trouve pas d’organisation qui lui donne envie de revenir dans le militantisme actif, voilà qui en dit long sur notre époque.]
Possiblement. Cela dit surtout beaucoup de choses sur la période qui s’étend sur les trente ou quarante dernières années. Beaucoup de militants de ma génération se sont battus pied à pied, ont pour certains sacrifié une partie de leur vie familiale ou de leur carrière, et n’ont collectionné que défaite après défaite. Ils ont vu leur organisation « captée » par des dirigeants qui les méprisaient profondément et qui ont utilisé leur dévouement pour faire avancer leur carrière. J’ai encore dans les oreilles la formule de Marie-Pierre Vieu du temps de la « mutation » : « on ne fera pas le nouveau Parti communiste avec les militants de l’ancien ». Cette expérience a rendu pas mal de militants méfiants et amers. Le souvenir de ce don de soi trahi fait que beaucoup hésitent à s’engager à nouveau.
Le militantisme nécessite un don de soi, et ce don se fait en confiance que l’organisation vous payera en retour. Aujourd’hui, aucun parti, aucune organisation ne mérite pour moi cette confiance. Je ne connais pas une seule organisation dont les cadres là-haut ne soient prêts à sacrifier père et mère – et ne parlons même pas des militants – pour faire avancer leurs petites ambitions personnelles. C’est triste à dire, mais c’est comme ça.
À Descartes et tous:
Juste pour signaler la parution sur le site de Bertrand Renouvin d’une série d’articles concernant l’histoire du parlement et du parlementarisme, écrits avec le soin et la culture historique bien connue du personnage, en commentaire du livre récent « Le parlement temple de la république, de 1789 à nos jours » de Benjamin Morel.
Je joins le lien du premier article de la série.
https://www.bertrand-renouvin.fr/aux-origines-du-parlement/
Salut tous et merci à Descartes pur son papier et les échanges qui le suivent.
@ Geo
[Juste pour signaler la parution sur le site de Bertrand Renouvin d’une série d’articles concernant l’histoire du parlement et du parlementarisme, écrits avec le soin et la culture historique bien connue du personnage,]
En effet, on peut partager ou non les idées de Renouvin, mais on ne peut pas contester son sérieux et sa culture historique. IL y a un point dans l’article qu’il n’approfondit pas mais qui est intéressante: c’est la méfiance des jacobins pour tout ce qui peut ressembler à un pouvoir exécutif séparé du législatif, méfiance qui se prolonge encore aujourd’hui dans la gauche française.
[Pas du tout. « Il n’y a pas d’amour qui ne soit à douleur/ il n’y a pas d’amour dont on ne soit flétri/ il n’y a pas d’amour dont on ne soit pas meurtri/ et pas plus que de toi l’amour de la Patrie/ Dites ces mots, ma mie, et retenez vos larmes/ Il n’y a pas d’amour heureux », chantait Aragon.]
Ce qui est chanté là par le poète, c’est que l’amour fait souffrir lorsqu’il s’attache à un objet qui fluctue, qui peut disparaître, qui peut s’éloigner, qui peut finir. C’est là le sort de l’amour ordinaire, mais ce n’est pas l’amour lui-même qui fait souffrir. Il existe bien un amour immaculé de douleur et qui est celui qui s’attache à la Nature entière, infinie, immuable, omniprésente et toute puissante.
[Vous allez vous faire des amis… Si ce que vous affirmez ici est peut-être GLOBALEMENT vrai, c’est de toute évidence localement faux. Les progrès des connaissances sur la navigation au XVIème siècle a certainement été très profitable aux européens, mais pour les Aztèques, ce fut un désastre.]
Ce que je voulais dire, c’est que le progrès de la connaissance en lui-même est toujours bon. Ce ne sont pas les progrès de la connaissance en eux-mêmes qui ont nui aux victimes du docteur Mengele, mais les moyens utilisés pour les obtenir. S’ils avaient été obtenus par des moyens respectueux de la vie humaine, personne n’aurait eu à s’en plaindre. De même, ce ne sont pas les progrès des connaissances sur la navigation en eux-mêmes qui ont nui aux Aztèques, mais leur utilisation au service de l’avidité des colons espagnols.
[Ici, vous renversez votre propre raisonnement. Vous m’avez expliqué très explicitement que c’était d’abord l’intention qui comptait. Même si toute connaissance nouvelle profite à l’humanité toute entière, cela n’implique nullement que ce soit là la motivation du scientifique.]
Je rappelle que toute joie est au moins partiellement égoïste. Ce qu’il faut distinguer, ce sont d’une part les joies purement égoïstes, qui n’impliquent pas nécessairement un bien pour autrui, et d’autre part les joies « égoïsto-altruistes » qui consistent à se réjouir personnellement de quelque chose qui profite également à la collectivité. Dans ce dernier genre de joie, il est inutile de chercher à démêler la part purement égoïste et la part purement altruiste, l’une ne va pas sans l’autre. L’accroissement de nos connaissances augmente tout à la fois notre puissance personnelle et celle de l’humanité dont nous faisons partie, ce dont nous bénéficions en retour. Aucun scientifique n’a jamais cherché à conserver secrète une découverte qu’il aurait faite juste pour le plaisir de la savourer tout seul – je ne parle pas des cas où il pouvait craindre une utilisation de la découverte à des fins qu’il jugerait mauvaises – . Il en résulte que la joie tirée de la connaissance en elle-même est de type « égoïsto-altruiste ».
[Autrement dit, ici vous jugez « l’héritage institutionnel » et non les « intentions ». Dans un autre paragraphe, vous incluiez Jaurès, dont « l’héritage institutionnel » est quasi-nul. J’ai l’impression que pour vous, c’est à la tête du client.]
Vous oubliez à chaque fois que j’ai donné deux critères cumulatifs pour le grand homme. La lecture des biographies de Croizat et de Paul me laisse penser qu’il s’agissait d’hommes qui étaient sincèrement guidés par le souci de l’émancipation humaine (1er critère, les intentions), ce qui, cumulé à leur héritage institutionnel positif (2ème critère, le bilan ou l’héroisme), en fait des grands hommes selon ma définition. J’ai pensé à eux car la conversation portait ici sur ceux qui ont un héritage institutionnel, mais il y a eu également au PCF des grands hommes qui remplissent le second critère d’une autre manière : leur bilan dans la construction d’un parti au sevice de la classe ouvrière, leurs activités dans la résistance…
Il reste que quelque soit le bilan ou l’héroïsme d’un homme, je ne l’appellerai pas grand homme sans avoir examiné aussi ses intentions.
En ce qui concerne Jaurès, il remplit également les deux critères. Seulement pour lui, le deuxième critère tient à son bilan dans la construction de la SFIO, à la loi de séparation de l’église et de l’État, à ses combats pour les premières lois sociales, pour Dreyfus. Quant à son martyr, il prouve a minima que son combat pour la paix comportait un risque sérieux, bien que je ne sais pas s’il avait conscience de prendre un grand risque.
[Mais pourquoi cette différence ? Pourquoi « la gloire et les honneurs » peuvent être « justifiés », et pas « l’argent », par exemple ? Pourquoi une médaille si, et un chèque non ? Je retrouve là ce que je vous disais plus haut, c’est-à-dire, votre vision très « chrétienne » du « grand homme » assimilé à une forme de sainteté. « L’argent qui corrompt » (pour reprendre la formule d’un président resté très catholique) ne peut avoir sa place dans les récompenses légitimes…]
[Mais pourquoi cette reconnaissance ne peut-elle pas prendre la forme de l’argent ?]
Je vous l’ai dit plus haut : si vous vous donnez comme objectif final de jouir de la connaissance ou de la reconnaissance de vos semblables pour un bienfait que vous leur avez apporté, vous avez un objectif « égoïsto-altruiste ». Vous poursuivez un objectif qui, en lui-même, sera bon pour la collectivité dont vous faites partie et vous bénéficiera en retour également.
Si vous vous donnez pour objectif final d’accumuler du pouvoir ou de vous enrichir le plus possible, vous pouvez « réussir votre vie » à la Bernard Tapie sans contribuer en rien à l’émancipation humaine. Cela demanderait de long développements mais je ne crois pas à la fable libérale selon laquelle l’enrichissement privé fait toujours l’enrichissement public. L’observation des faits atteste bien plutôt du contraire.
Quant à la forme que prend la récompense de la collectivité, il peut à la rigueur s’agir d’un chèque. Mais la question qui compterait alors est celle-ci : ce chèque était-il poursuivi comme preuve de reconnaissance pour l’action au service de la collectivité ou l’était-il pour sa seule valeur marchande ?
[Je me suis intéressé à eux quand je suis rentré dans la fonction publique. Et oui, il y a de véritables héros méconnus, et surtout très discrets. Je me souviens par ailleurs du commentaire du préfet (joué par cet incroyable acteur qu’est André Dusollier) à son stagiaire ENA dans le téléfilm – que je ne peux que vous conseiller – « La Dette ». « Il y a deux types de héros, ceux qui partent dans des contrées lointaines pour de nouvelles conquêtes, et ceux qui gardent la maison. Nous, nous sommes ceux qui gardent la maison ».]
Merci pour cette recommandation. Je suis tout à fait preneur si vous avez d’autres œuvres à conseiller sur ce thème.
[Dès lors que l’homme en question est mort, le but de l’hommage n’est pas de récompenser le récipiendaire, mais de le donner en exemple. A partir de là, ce qui est important est moins la réalité que le symbole. On ne rend pas hommage à un homme réel, mais à un personnage socialement construit. Il n’est même pas nécessaire que le personnage ait existé réellement. Dans chaque église de notre beau pays on rend hommage à un homme dont l’existence n’est nullement attestée historiquement…]
C’est bien ce souci de faire des exemples que je partage. Mais un homme manifestement aliéné par une soif de pouvoir et d’argent, qui ne dirige pas son effort vers l’émancipation à la fois individuelle et collective représente justement un cas de fourvoiement à ne pas suivre. A mon sens, un homme qui a “réussi sa vie”, celui dont on peut faire un exemple, est un homme qui a compris que son suprême intérêt était que lui-même et ses semblables puissent vivre dans la compréhension et dans l’amour de la Nature au sens le plus large possible.
[Ce n’est pas tout à fait ce que j’ai dit. Le point ici n’est pas de savoir si l’expédition a été profitable, mais si elle avait été pensée avec cette intention.]
Je vous rappelle que vous demandiez « Pourquoi amener des scientifiques dans son expédition en Egypte ? » si Bonaparte avait été d’abord motivé par son intérêt personnel. Puis vous « doutiez franchement » que le peuple français en 1799 « ait eu pour préoccupation essentielle l’étude des monuments égyptiens ».
Cela ne suppose-t-il pas que vous doutiez que l’opération ait été profitable pour les intérêts strictement personnels de Bonaparte ?
Mais si vous ne doutez pas qu’elle a été profitable, alors je ne vois pas pourquoi vous trouvez improbable qu’elle ait pu être pensée – au moins partiellement – avec cette intention.
[Je ne sais pas si elle était « évidente », mais elle était en tout cas très probable. N’oubliez pas qu’il y avait le précédent de 1914-18, et que les Etats-Unis apparaissent déjà à la fin des années 1930 comme une puissance mondiale. On imaginait mal les Américains laisser l’Allemagne devenir la puissance dominante en Europe. D’autant que dès le début de la guerre Roosevelt manifeste son intention de s’engager du côté de la Grande Bretagne et prépare une opinion fondamentalement isolationniste à l’éventualité d’un engagement.]
Je pense que vous cédez un peu à l’illusion rétrospective. Vous dites que dès le début de la guerre Roosevelt manifeste son intention de s’engager du côté de la Grande Bretagne et prépare une opinion fondamentalement isolationniste à l’éventualité d’un engagement. Cela ne correspond pas du tout à son discours du 3 septembre 1939, qui se termine ainsi : « I hope the United States will keep out of this war. I believe that it will. And I give you assurance(s) and reassurance that every effort of your Government will be directed toward that end »
http://docs.fdrlibrary.marist.edu/090339.html
Je rappelle enfin que les Etats-Unis étaient un pays qui n’avait plus qu’une armée minimaliste au début de 1940, qu’une part non négligeable des élites américaines admiraient le régime nazi, et qu’il a tout de même fallu un an et demi de résistance britannique, la perspective de devoir faire face à une superpuissance eurasiatique en cas de défaite de l’URSS, une attaque japonaise et une déclaration de guerre allemande pour que la guerre avec l’Allemagne soit finalement ouverte.
Miser sa carrière sur la probabilité d’une guerre Etats-Unis – Allemagne en juin 1940 me semble donc bien une prise de risque réelle.
[Pourquoi ? Les carriéristes les plus intelligents sont allés à Vichy quand les possibilités de carrière à court terme étaient de ce côté, et ont changé de taquet au bon moment. C’est comme ça qu’on maximise ses chances. Suivez mon regard…]
Il faut savoir, plus haut vous me défendiez le départ à Londres comme un choix de carrière intelligent, désormais vous me dites qu’il est normal que peu de carriéristes soient allés à Londres. A moins que de Gaulle ne soit le seul carriériste qui n’a pas compris qu’il aurait “maximisé ses chances” en allant à Vichy, quitte à tourner casaque ensuite, et qu’il n’aurait pas manqué de le faire s’il l’avait compris. Ce serait-là une position bien iconoclaste.
@ Spinoza
[« Vous allez vous faire des amis… Si ce que vous affirmez ici est peut-être GLOBALEMENT vrai, c’est de toute évidence localement faux. Les progrès des connaissances sur la navigation au XVIème siècle a certainement été très profitable aux européens, mais pour les Aztèques, ce fut un désastre. » Ce que je voulais dire, c’est que le progrès de la connaissance en lui-même est toujours bon.]
Comme je vous l’ai montré, le progrès de la connaissance n’est pas forcément « bon » pour tout le monde. Il peut avoir des effets néfastes pour tel ou tel groupe, telle ou telle classe. Je me demande si ce que vous voulez dire n’est pas plutôt que le progrès de la connaissance est un « bien ». Mais c’est là un postulat métaphysique, et non une réalité empirique.
[De même, ce ne sont pas les progrès des connaissances sur la navigation en eux-mêmes qui ont nui aux Aztèques, mais leur utilisation au service de l’avidité des colons espagnols.]
Mais dans la même logique, vous pourriez dire que ce ne sont pas les progrès des connaissances en eux-mêmes qui ont fait pratiquement disparaître la poliomyélite ou la diphtérie, mais le travail des industries pharmaceutiques et des professionnels de santé qui ont conduit les campagnes de vaccination… ou bien la connaissance est en elle-même une cause, et dans ce cas c’est à elle que revient le mérite pour la polyomiélite et le blâme pour le massacre des Aztèques, ou bien elle n’est en elle-même cause de rien, et alors on ne peut lui attribuer ni mérite ni blâme. Vous ne pouvez pas avoir le beurre et l’argent du beurre…
[Je rappelle que toute joie est au moins partiellement égoïste. Ce qu’il faut distinguer, ce sont d’une part les joies purement égoïstes, qui n’impliquent pas nécessairement un bien pour autrui, et d’autre part les joies « égoïsto-altruistes » qui consistent à se réjouir personnellement de quelque chose qui profite également à la collectivité. Dans ce dernier genre de joie, il est inutile de chercher à démêler la part purement égoïste et la part purement altruiste, l’une ne va pas sans l’autre. L’accroissement de nos connaissances augmente tout à la fois notre puissance personnelle et celle de l’humanité dont nous faisons partie, ce dont nous bénéficions en retour. Aucun scientifique n’a jamais cherché à conserver secrète une découverte qu’il aurait faite juste pour le plaisir de la savourer tout seul]
Vous n’en savez rien. S’il a fait une découverte et qu’elle l’a gardé secrète, par définition elle ne vous est pas connue. Et accessoirement, vous faites erreur. Il y a pas mal de travaux que leurs auteurs n’ont jamais songé à publier et qu’on a retrouvé dans leurs papiers de manière posthume. Il faut croire que la satisfaction de les avoir conduit suffisait à leurs auteurs, puisqu’ils n’ont pas cherché à les publier. Prenez le célèbre commentaire de Fermat concernant la démonstration de sa « grande proposition ». C’est une annotation dans une marge, qui dit (je cite de mémoire) « j’ai trouvé une démonstration très élégante de ce principe, mais elle est trop longue pour la développer ici ». Cette démonstration, Fermat ne l’a pas fait connaître…
[« Autrement dit, ici vous jugez « l’héritage institutionnel » et non les « intentions ». Dans un autre paragraphe, vous incluiez Jaurès, dont « l’héritage institutionnel » est quasi-nul. J’ai l’impression que pour vous, c’est à la tête du client. » Vous oubliez à chaque fois que j’ai donné deux critères cumulatifs pour le grand homme. La lecture des biographies de Croizat et de Paul me laisse penser qu’il s’agissait d’hommes qui étaient sincèrement guidés par le souci de l’émancipation humaine (1er critère, les intentions), ce qui, cumulé à leur héritage institutionnel positif (2ème critère, le bilan ou l’héroisme), en fait des grands hommes selon ma définition.]
Ou du moins, que leurs biographes les présentent comme tels. Mais je vous assure que d’autres biographes réussiraient à construire une image totalement différente, tant les intentions des hommes sont insondables… La biographie participe, elle aussi, à construire un mythe. Vous avez des biographes qui vous montreront Napoléon comme un gouvernant altruiste soucieux d’abord de la France et surtout des Français, et d’autres vous le présenteront comme un ambitieux prêt à vendre père et mère pour satisfaire ses propres intérêts.
J’aurais tendance à dire que le « grand homme » n’existe pas en tant que tel. La véritable et unique condition pour être un « grand homme », c’est d’avoir un bon biographe, capable de transformer un parcours pour le faire résonner avec le besoin d’exemplarité du moment. Aujourd’hui, est devenue une « grande femme » et repose au Panthéon. Qu’est ce qu’elle a fait pour cela ? Pas grande chose, en fait. La déportation ? Elle tient à son ascendance juive, et non à des faits de résistance. La décision de présenter un projet de loi légalisant l’avortement ? Ce n’est pas elle qui l’a prise – et qui a assumé le risque politique. C’est Valéry Giscard d’Estaing, qui était le président, et Jacques Chirac, son premier ministre. A qui personne, curieusement, ne reconnaît le moindre mérite dans l’affaire. Sa présidence du Parlement européen, son passage par les fonctions gouvernementales ? Ils ne laissent derrière aucune œuvre digne d’être rappelée. Rien dans son parcours ne permet de dire qu’elle fut plus attachée à « l’émancipation humaine » qu’à sa propre carrière. Mais elle a des thuriféraires pour alimenter le mythe, et surtout elle s’ajuste parfaitement à l’image de ce que notre société veut montrer en exemple : la victime discriminée par son sexe et par ses origines ; l’européenne convaincue.
En face, prenez une Marie-Claude Vaillant-Couturier. Déportée elle aussi, mais pour des faits de résistance. Auteure de plusieurs projets de loi sur l’égalité salariale entre les hommes et les femmes ainsi que du projet de loi qui aboutit à rendre imprescriptibles les crimes contre l’humanité en droit français. Secrétaire générale de la Fédération internationale démocratique des femmes, son engagement pour « l’émancipation humaine » semble indiscutable. Et pourtant, elle n’a pas été retenue parmi les « grandes femmes », tout simplement parce qu’elle ne correspond pas du tout à ce que la société veut retenir comme « exemplaire ».
[Mais pourquoi cette différence ? Pourquoi « la gloire et les honneurs » peuvent être « justifiés », et pas « l’argent », par exemple ? Pourquoi une médaille si, et un chèque non ? Je retrouve là ce que je vous disais plus haut, c’est-à-dire, votre vision très « chrétienne » du « grand homme » assimilé à une forme de sainteté. « L’argent qui corrompt » (pour reprendre la formule d’un président resté très catholique) ne peut avoir sa place dans les récompenses légitimes…]
[Mais pourquoi cette reconnaissance ne peut-elle pas prendre la forme de l’argent ?]
[Je vous l’ai dit plus haut : si vous vous donnez comme objectif final de jouir de la connaissance ou de la reconnaissance de vos semblables pour un bienfait que vous leur avez apporté, vous avez un objectif « égoïsto-altruiste ».]
Même si cette « reconnaissance » prend la forme d’espèces sonnantes et trébuchantes ?
[Quant à la forme que prend la récompense de la collectivité, il peut à la rigueur s’agir d’un chèque.]
Mais pourquoi « à la rigueur » ? Pourquoi pas « franchement » ? Encore une fois, votre réticence à voir dans l’argent une récompense valable montre combien pour vous le « grand homme » relève de la catégorie chrétienne du saint, forcément désintéressé.
[Mais la question qui compterait alors est celle-ci : ce chèque était-il poursuivi comme preuve de reconnaissance pour l’action au service de la collectivité ou l’était-il pour sa seule valeur marchande ?]
Vous voulez dire que le chèque n’est une récompense légitime que s’il est destiné à être encadré, et pas à être encaissé ?
[Merci pour cette recommandation. Je suis tout à fait preneur si vous avez d’autres œuvres à conseiller sur ce thème.]
Vous trouverez je pense dans les archives un documentaire de 2014 sur Jacques Jaujard, personnage fascinant. Il rentre à l’administration des musées nationaux en 1925 comme sous-directeur pour devenir directeur en 1940. C’est lui qui, pendant la guerre civile espagnole, organisera la sauvegarde des trésors du musée du Prado à Madrid, et qui en 1940 préparera et conduira l’évacuation et la mise en sécurité des collections du Louvre, ainsi que de certaines collections privées menacées « d’arianisation » et d’autres collections publiques qui grâce à lui sont protégées de la rapacité des Allemands. Résistant, il sera nommé à la libération directeur général des Beaux-Arts, et en 1959 sera le premier secrétaire général du ministère de la culture créé par De Gaulle pour Malraux. Il prend sa retraite en 1961, mais continue à conseiller différentes administrations et à participer dans l’organisation d’expositions. Il meurt en 1967, toujours inconnu du grand public.
Sinon, le deuxième tome des « Français de l’an 40 » de Crémieux-Brilhac dresse un portrait saisissant de Raoul Dautry, là aussi un personnage extraordinaire… et qui mériterait largement une place au Panthéon, en tout cas bien mieux que certains.
[C’est bien ce souci de faire des exemples que je partage. Mais un homme manifestement aliéné par une soif de pouvoir et d’argent, qui ne dirige pas son effort vers l’émancipation à la fois individuelle et collective représente justement un cas de fourvoiement à ne pas suivre.]
Un tel homme peut constituer un danger vivant, mais une fois mort, on peut parfaitement raboter ce qui dépasse et en faire un exemple à suivre.
[« Ce n’est pas tout à fait ce que j’ai dit. Le point ici n’est pas de savoir si l’expédition a été profitable, mais si elle avait été pensée avec cette intention. » Je vous rappelle que vous demandiez « Pourquoi amener des scientifiques dans son expédition en Egypte ? » si Bonaparte avait été d’abord motivé par son intérêt personnel. Puis vous « doutiez franchement » que le peuple français en 1799 « ait eu pour préoccupation essentielle l’étude des monuments égyptiens ».]
Exactement. Puisqu’il s’agit des intentions, la question qui se pose n’est pas de savoir si l’expédition lui a été profitable, mais s’il pouvait anticiper qu’elle le serait lorsqu’il l’a organisée.
[Cela ne suppose-t-il pas que vous doutiez que l’opération ait été profitable pour les intérêts strictement personnels de Bonaparte ?]
Non, cela suppose que je doutais que Bonaparte ait pu anticiper qu’elle le serait.
[Je pense que vous cédez un peu à l’illusion rétrospective. Vous dites que dès le début de la guerre Roosevelt manifeste son intention de s’engager du côté de la Grande Bretagne et prépare une opinion fondamentalement isolationniste à l’éventualité d’un engagement. Cela ne correspond pas du tout à son discours du 3 septembre 1939, qui se termine ainsi : « I hope the United States will keep out of this war. I believe that it will. And I give you assurance(s) and reassurance that every effort of your Government will be directed toward that end »]
Ne me dites pas que vous croyez aux discours des politiciens… Souvenez-vous de la formule de Churchill : « on ne ment jamais autant qu’après la chasse, pendant la guerre et avant les élections ». En septembre 1939, Roosevelt est en campagne électorale, et doit persuader son parti de lui accorder une troisième candidature à la convention qui se tiendra neuf mois plus tard. Alors que le congrès est fermement isolationniste, on imagine mal Roosevelt tenant publiquement un autre discours. Mais les actes, eux, racontent une autre histoire : en novembre 1939, il obtient du congrès la levée de l’embargo automatique qui touchait l’exportation d’armes et munitions. En décembre 1940, dans un discours à la radio, il parle de la transformation de l’industrie américaine pour en faire « l’arsenal des démocraties ».
[Je rappelle enfin que les Etats-Unis étaient un pays qui n’avait plus qu’une armée minimaliste au début de 1940, qu’une part non négligeable des élites américaines admiraient le régime nazi, et qu’il a tout de même fallu un an et demi de résistance britannique, la perspective de devoir faire face à une superpuissance eurasiatique en cas de défaite de l’URSS, une attaque japonaise et une déclaration de guerre allemande pour que la guerre avec l’Allemagne soit finalement ouverte.]
Que les Américains allaient laisser les belligérants s’user, et qu’ils n’arriveraient qu’à la fin, au moment de rafler la mise, c’était prévisible. C’était leur intérêt, et il y avait le précédent lors de la première guerre mondiale. Mais il était tout aussi évident qu’ils n’allaient pas laisser une puissance dominer l’ensemble du continent européen. On n’avait pas besoin d’être un grand analyste politique pour comprendre où était l’intérêt des uns et des autres.
[Miser sa carrière sur la probabilité d’une guerre Etats-Unis – Allemagne en juin 1940 me semble donc bien une prise de risque réelle.]
Toute anticipation implique une prise de risque. Mais dans ce cas, le risque était relativement raisonnable…
[« Pourquoi ? Les carriéristes les plus intelligents sont allés à Vichy quand les possibilités de carrière à court terme étaient de ce côté, et ont changé de taquet au bon moment. C’est comme ça qu’on maximise ses chances. Suivez mon regard… » Il faut savoir, plus haut vous me défendiez le départ à Londres comme un choix de carrière intelligent, désormais vous me dites qu’il est normal que peu de carriéristes soient allés à Londres.]
Pas tout à fait. Tout dépend ce que vous visez comme carrière. Si vous visez la tête, alors le choix de De Gaulle était optimal. S’il avait rallié Vichy, il aurait été un « général deux étoiles à titre temporaire » parmi d’autres. Et même s’il avait rallié la résistance à temps, il n’aurait pas été le chef. Par contre, si vous visiez une carrière de sous-fifre, la rentabilité du choix était moins évidente par rapport à celui d’un ralliement à Vichy. C’est d’ailleurs pourquoi on trouve beaucoup plus de carriéristes à Vichy qu’à Londres en 1940. Ce ne sera plus le cas en 1943…
[A moins que de Gaulle ne soit le seul carriériste qui n’a pas compris qu’il aurait “maximisé ses chances” en allant à Vichy, quitte à tourner casaque ensuite, et qu’il n’aurait pas manqué de le faire s’il l’avait compris. Ce serait-là une position bien iconoclaste.]
C’est une question d’aversion au risque. Le départ à Londres offrait pour De Gaulle plus de risques que le ralliement à Vichy, mais la récompense était beaucoup plus grande en cas de succès. Certains préfèrent investir dans des titres sûrs à faible rendement, d’autres dans des titres risqués à fort rendement. Les deux choix sont également rationnels…
[Comme je vous l’ai montré, le progrès de la connaissance n’est pas forcément « bon » pour tout le monde. Il peut avoir des effets néfastes pour tel ou tel groupe, telle ou telle classe. Je me demande si ce que vous voulez dire n’est pas plutôt que le progrès de la connaissance est un « bien ». Mais c’est là un postulat métaphysique, et non une réalité empirique]
[Mais dans la même logique, vous pourriez dire que ce ne sont pas les progrès des connaissances en eux-mêmes qui ont fait pratiquement disparaître la poliomyélite ou la diphtérie, mais le travail des industries pharmaceutiques et des professionnels de santé qui ont conduit les campagnes de vaccination… ou bien la connaissance est en elle-même une cause, et dans ce cas c’est à elle que revient le mérite pour la polyomiélite et le blâme pour le massacre des Aztèques, ou bien elle n’est en elle-même cause de rien, et alors on ne peut lui attribuer ni mérite ni blâme. Vous ne pouvez pas avoir le beurre et l’argent du beurre…]
Je ne me plaçais pas sur le plan de la causalité.
Il n’y a pas de bien ou de mal absolument parlant, mais toujours relativement à un souverain bien qu’on se fixe. Dans une perspective humaniste, le souverain bien est l’émancipation humaine, et toute chose qui a pour effet de s’en approcher peut être appelée bien, toute chose qui a pour effet de s’en éloigner peut être appelée mal. L’émancipation humaine passant nécessairement par la connaissance de l’univers, tout ce qui permet de mieux connaître l’univers peut être appelé un bien. Malgré le massacre des aztèques, on ne peut pas dire que les marins du 15ème siècle ont eu tort d’améliorer la science de la navigation.
[Vous n’en savez rien. S’il a fait une découverte et qu’elle l’a gardé secrète, par définition elle ne vous est pas connue. Et accessoirement, vous faites erreur. Il y a pas mal de travaux que leurs auteurs n’ont jamais songé à publier et qu’on a retrouvé dans leurs papiers de manière posthume. Il faut croire que la satisfaction de les avoir conduit suffisait à leurs auteurs, puisqu’ils n’ont pas cherché à les publier. Prenez le célèbre commentaire de Fermat concernant la démonstration de sa « grande proposition ». C’est une annotation dans une marge, qui dit (je cite de mémoire) « j’ai trouvé une démonstration très élégante de ce principe, mais elle est trop longue pour la développer ici ». Cette démonstration, Fermat ne l’a pas fait connaître…]
C’est évident car, du moment que vous ne craignez pas son utilisation à des fins mauvaises, il n’y a que des inconvénients et aucun avantage à garder pour soi une découverte scientifique. L’annotation de Fermat que vous mentionnez ne prouve pas que Fermat avait l’intention de garder pour lui sa démonstration, elle suggère juste que quelque chose l’a empêché de la publier.
[Ou du moins, que leurs biographes les présentent comme tels. Mais je vous assure que d’autres biographes réussiraient à construire une image totalement différente, tant les intentions des hommes sont insondables… La biographie participe, elle aussi, à construire un mythe. Vous avez des biographes qui vous montreront Napoléon comme un gouvernant altruiste soucieux d’abord de la France et surtout des Français, et d’autres vous le présenteront comme un ambitieux prêt à vendre père et mère pour satisfaire ses propres intérêts.]
Un historien, à défaut de pouvoir être objectif, doit être intellectuellement honnête, c’est-à-dire ne pas chercher à masquer les faits qui ne cadrent pas avec son option personnelle, ne pas adopter un cadrage délibérément trompeur. Et lorsque plusieurs interprétations s’opposent, il revient au lecteur de retenir, en utilisant sa raison uniquement, celle qui est la plus cohérente avec les faits.
[J’aurais tendance à dire que le « grand homme » n’existe pas en tant que tel. La véritable et unique condition pour être un « grand homme », c’est d’avoir un bon biographe, capable de transformer un parcours pour le faire résonner avec le besoin d’exemplarité du moment. Aujourd’hui, est devenue une « grande femme » et repose au Panthéon. Qu’est ce qu’elle a fait pour cela ? Pas grande chose, en fait. La déportation ? Elle tient à son ascendance juive, et non à des faits de résistance. La décision de présenter un projet de loi légalisant l’avortement ? Ce n’est pas elle qui l’a prise – et qui a assumé le risque politique. C’est Valéry Giscard d’Estaing, qui était le président, et Jacques Chirac, son premier ministre. A qui personne, curieusement, ne reconnaît le moindre mérite dans l’affaire. Sa présidence du Parlement européen, son passage par les fonctions gouvernementales ? Ils ne laissent derrière aucune œuvre digne d’être rappelée. Rien dans son parcours ne permet de dire qu’elle fut plus attachée à « l’émancipation humaine » qu’à sa propre carrière. Mais elle a des thuriféraires pour alimenter le mythe, et surtout elle s’ajuste parfaitement à l’image de ce que notre société veut montrer en exemple : la victime discriminée par son sexe et par ses origines ; l’européenne convaincue.
En face, prenez une Marie-Claude Vaillant-Couturier. Déportée elle aussi, mais pour des faits de résistance. Auteure de plusieurs projets de loi sur l’égalité salariale entre les hommes et les femmes ainsi que du projet de loi qui aboutit à rendre imprescriptibles les crimes contre l’humanité en droit français. Secrétaire générale de la Fédération internationale démocratique des femmes, son engagement pour « l’émancipation humaine » semble indiscutable. Et pourtant, elle n’a pas été retenue parmi les « grandes femmes », tout simplement parce qu’elle ne correspond pas du tout à ce que la société veut retenir comme « exemplaire ».]
Je suis tout à fait d’accord avec ce que vous dites de S. Veil (vous avez omis le nom mais la suite la désigne clairement) et de M.-C. Vaillant-Couturier, et plus généralement pour dire que ceux qui sont à ce jour le plus largement reconnus comme « grand homme » sont sont ceux qui ont un bon biographe et dont la vie résonne avec le besoin d’exemplarité du moment.
Seulement on ne peut pas s’en tenir là. Comme pour ce que j’ai dit plus haut sur le bien et le mal, il faut replacer la notion de « grand homme » dans une perspective humaniste. Je ne dirai pas à mon fils : « Colle aux préoccupations du moment, trouve toi un bon biographe, et tu seras un grand homme aux yeux de la plupart des gens ». Je lui dirai : « Consacre tes efforts à la connaissance et à l’émancipation humaine, c’est le meilleur moyen pour toi d’avoir une vie satisfaisante. Et si tu réussis à faire un grand pas dans cette voie, alors tu seras un grand homme d’un point de vue humaniste ».
[Mais pourquoi « à la rigueur » ? Pourquoi pas « franchement » ? Encore une fois, votre réticence à voir dans l’argent une récompense valable montre combien pour vous le « grand homme » relève de la catégorie chrétienne du saint, forcément désintéressé.]
J’ai dit à la rigueur, car si vous aidez un quidam par conviction humaniste, et que ce dernier vous offre un chèque en récompense, cela signifie peut-être que le quidam croit que vous ne l’avez aidé que par appât du gain, ce qui n’est pas valorisant pour vous. Mais s’il ne fait aucun doute que le voisin a bien compris que vos intentions étaient humanistes, alors vous pouvez accepter son chèque sans réserve et vous en satisfaire franchement. Ce n’est pas être désintéressé que de vouloir être récompensé par la gratitude d’autrui.
[Vous voulez dire que le chèque n’est une récompense légitime que s’il est destiné à être encadré, et pas à être encaissé ?]
Il peut tout à fait être encaissé, car cela ne diminue en rien la reconnaissance reçue.
[Un tel homme peut constituer un danger vivant, mais une fois mort, on peut parfaitement raboter ce qui dépasse et en faire un exemple à suivre.]
Pour un hommage « de technicien » oui. Pour en faire un exemple de vie globale non.
[Non, cela suppose que je doutais que Bonaparte ait pu anticiper qu’elle le serait.]
Donc l’expédition scientifique a bien été profitable à la réputation de Bonaparte, mais il n’était pas possible pour des hommes aussi habiles que Bonaparte et Talleyrand d’anticiper ce fait. Pourquoi cela ?
[C’est une question d’aversion au risque. Le départ à Londres offrait pour De Gaulle plus de risques que le ralliement à Vichy, mais la récompense était beaucoup plus grande en cas de succès. Certains préfèrent investir dans des titres sûrs à faible rendement, d’autres dans des titres risqués à fort rendement. Les deux choix sont également rationnels…]
Bien, pour vous l’intérêt de la France n’entrait pas même dans l’équation… Je ne suis pas un inconditionnel du général de Gaulle, mais le voir ainsi ravalé au rang d’un vulgaire trader me désarçonne assez.
@ cdg
[Je ne me plaçais pas sur le plan de la causalité. Il n’y a pas de bien ou de mal absolument parlant, mais toujours relativement à un souverain bien qu’on se fixe.]
Autrement dit, le « souverain bien » dépend de celui – ce « on » dans votre formule – qui le fixe ? Il n’est donc pas universel ?
[Dans une perspective humaniste, le souverain bien est l’émancipation humaine, et toute chose qui a pour effet de s’en approcher peut-être appelée bien, toute chose qui a pour effet de s’en éloigner peut-être appelée mal.]
Ok. Mais de quel point de vue se juge cette contribution à « émancipation humaine » ? Vu du côté des européens, les découvertes et les inventions de la renaissance sont sans aucun doute « émancipatrices ». Mais vu du point de vue des Aztèques, le jugement serait différent. Quand vous parlez de la connaissance comme facteur « d’émancipation humaine », vous parlez d’une humanité « abstraite », en négligeant les effets que telle ou telle découverte ont pu avoir sur telle ou telle fraction de l’humanité « concrète ».
Seulement, si vous vous placez dans cette hypothèse, alors il faut reconnaître à Napoléon un caractère « émancipateur » – par ses codes, les coups qu’il a porté aux régimes aristocratiques en Europe, par sa protection des sciences et des arts – sans prendre en compte les millions de morts qui ont accompagné ses actions…
[L’émancipation humaine passant nécessairement par la connaissance de l’univers, tout ce qui permet de mieux connaître l’univers peut être appelé un bien. Malgré le massacre des aztèques, on ne peut pas dire que les marins du 15ème siècle ont eu tort d’améliorer la science de la navigation.]
La question n’est pas de savoir s’ils ont eu « tort » ou « raison », mais si on peut leur élever des statues…
[C’est évident car, du moment que vous ne craignez pas son utilisation à des fins mauvaises, il n’y a que des inconvénients et aucun avantage à garder pour soi une découverte scientifique.]
Il y a pas mal d’inconvénients et aucun avantage à la publier, du moins si vous ne recherchez pas la publicité et les honneurs…
[L’annotation de Fermat que vous mentionnez ne prouve pas que Fermat avait l’intention de garder pour lui sa démonstration, elle suggère juste que quelque chose l’a empêché de la publier.]
Le fait est qu’il ne l’a pas publiée…
[Un historien, à défaut de pouvoir être objectif, doit être intellectuellement honnête, c’est-à-dire ne pas chercher à masquer les faits qui ne cadrent pas avec son option personnelle, ne pas adopter un cadrage délibérément trompeur.]
Sauf que les « faits » ne nous arrivent pas tels quels. Prenez le cas de Jésus. Tout ce que nous savons de lui nous arrive par ses apologues. Aucune voix critique n’est parvenue jusqu’à nous. Et la raison est très simple : d’une part, Jésus était en son temps un personnage négligeable, et personne n’avait de raison de son vivant d’écrire des méchantes choses à son propos. D’autre part, dès lors que le christianisme a pris le pouvoir, il a pris soin d’éliminer tout texte qui irait contre le dogme. Alors, comment un historien « intellectuellement honnête » pourrait retenir les faits « négatifs » sur la vie de Jésus, alors qu’aucun document n’y fait mention ?
[Et lorsque plusieurs interprétations s’opposent, il revient au lecteur de retenir, en utilisant sa raison uniquement, celle qui est la plus cohérente avec les faits.]
L’expérience montre que les lecteurs retiennent l’interprétation qui est le plus conforme avec leur idéologie, et donc le plus souvent avec l’idéologie dominante. Et cela même lorsque l’interprétation CONTREDIT les faits connus.
[Je suis tout à fait d’accord avec ce que vous dites de S. Veil (vous avez omis le nom mais la suite la désigne clairement) et de M.-C. Vaillant-Couturier, et plus généralement pour dire que ceux qui sont à ce jour le plus largement reconnus comme « grand homme » sont ceux qui ont un bon biographe et dont la vie résonne avec le besoin d’exemplarité du moment.]
Tout à fait. Le fait qu’on ait dressé hier des statues à Napoléon et qu’on les abatte aujourd’hui ne nous dit rien sur Napoléon, et tout sur l’évolution de la société…
[Seulement on ne peut pas s’en tenir là. Comme pour ce que j’ai dit plus haut sur le bien et le mal, il faut replacer la notion de « grand homme » dans une perspective humaniste. Je ne dirai pas à mon fils : « Colle aux préoccupations du moment, trouve toi un bon biographe, et tu seras un grand homme aux yeux de la plupart des gens ». Je lui dirai : « Consacre tes efforts à la connaissance et à l’émancipation humaine, c’est le meilleur moyen pour toi d’avoir une vie satisfaisante. Et si tu réussis à faire un grand pas dans cette voie, alors tu seras un grand homme d’un point de vue humaniste ».]
Ca lui fera une belle jambe… vous pouvez toujours encourager les gens à suivre telle ou telle voie à titre personnel, mais il a ce que la société encourage et ce que la société décourage. C’est là une réalité à laquelle vous ne pouvez pas échapper.
[J’ai dit à la rigueur, car si vous aidez un quidam par conviction humaniste, et que ce dernier vous offre un chèque en récompense, cela signifie peut-être que le quidam croit que vous ne l’avez aidé que par appât du gain, ce qui n’est pas valorisant pour vous.]
Mais c’est la même chose avec les honneurs et les médailles. S’il me donne une médaille, il pourrait penser que je l’ai fait par l’appât de la médaille, s’il m’élève une statue, il peut croire que je l’ai fait par appât de la statue… alors pourquoi pour vous l’argent a un statut différent ?
[« Un tel homme peut constituer un danger vivant, mais une fois mort, on peut parfaitement raboter ce qui dépasse et en faire un exemple à suivre. » Pour un hommage « de technicien » oui. Pour en faire un exemple de vie globale non.]
Mais bien sur que si. Pensez à l’abbé Pierre…
[« Non, cela suppose que je doutais que Bonaparte ait pu anticiper qu’elle le serait. » Donc l’expédition scientifique a bien été profitable à la réputation de Bonaparte, mais il n’était pas possible pour des hommes aussi habiles que Bonaparte et Talleyrand d’anticiper ce fait. Pourquoi cela ?]
Parce que ce qui fait réagir l’opinion publique est souvent imprévisible. C’est faire un grand crédit aux capacités de prévision de Talleyrand et Bonaparte que d’imaginer qu’ils avaient prévu l’égyptomanie du XIXème siècle…
[« C’est une question d’aversion au risque. Le départ à Londres offrait pour De Gaulle plus de risques que le ralliement à Vichy, mais la récompense était beaucoup plus grande en cas de succès. Certains préfèrent investir dans des titres sûrs à faible rendement, d’autres dans des titres risqués à fort rendement. Les deux choix sont également rationnels… » Bien, pour vous l’intérêt de la France n’entrait pas même dans l’équation…]
Ce n’est pas ce que j’ai dit. Je vous ai montré simplement que la geste gaullienne peut être interprétée comme un acte altruiste, ou au contraire comme un choix de carrière. Je ne vous ai pas dit laquelle des deux interprétations je retiens…
Pardon, pardon, mais Volney, par exemple, après ses Voyages en Egypte et en Syrie, de 1787, publie ses Ruines en 1791, qui rencontrent un succès retentissant parmi les classes aisées de la France révolutionnaire. Son ton larmoyant, mi-prophétique, mi-désespéré, à l’endroit d’un Orient fantasmé (et, en partie, de l’Egypte), touche leur corde sensible qu’on n’appelle pas encore romantique. Qu’on ait pu imaginer l’égyptomanie née de cette expédition, bien sûr que non. Qu’on ait flairé la faveur grandissante de l’orientalisme, c’est peut-être bien vu, mais ce n’est pas non plus prophétique : c’était dans l’air du temps.
J’ai retrouvé les extraits des Thermidoriens de Tulard, mais j’ai trouvé dans son Napoléon un morceau plus synthétique, mais qui m’oblige à corriger ce que j’ai pu dire :
“L’opinion, quand elle eut connaissance du projet, s’enthousiasme pour une expédition vers une contrée mystérieuse mise à la mode par Volney dans Les Ruines ; le Directoire voyait enfin sans déplaisir s’éloigner une menace redoutable.
[…]
L’expédition d’Orient mêlait à des objectifs militaires et économiques des préoccupations scientifiques. Elle s’inscrivait dans la grande lignée des voyages d’exploration du XVIIIe siècle. […] En donnant un caractère scientifique à son expédition, Bonaparte confirmait ainsi son alliance avec les idéologues.”
Pour ce qu’il en est de l’initiative, qui revient à Talleyrand, de son double jeu, je tiens à votre disposition les textes des historiens qui le soutiennent. Cependant, je dois bien reconnaître que je n’ai pas retrouvé, contrairement à ce que je pensais, de textes qui affirment explicitement que Talleyrand voyait dans le prestige scientifique d’une telle mission, une raison supplémentaire d’envoyer Bonaparte en Egypte, ni quant à lui-même, ni dans la discussion au cours de laquelle il proposa cette expédition au général.
Néanmoins, ce prestige semble aller de soi, tant pour Talleyrand lui-même, touché par le pré-romantisme fin de siècle comme tous les directoriens et leurs soutiens, que pour Bonaparte, qui voit dans ce caractère scientifique un moyen d’action politique, comme le relève le texte cité : il fallait bien que l’orient fût à l’honneur, pour qu’une expédition montée à la hâte pût tout de même symboliquement sceller l’alliance des idéologues et du général, car rien n’était acquis.
Quoi qu’il en soit, je suis bien obligé d’être moins catégorique que je ne l’étais. Il n’est pas dit que le prestige scientifique qu’on pouvait espérer retirer d’une telle expédition, n’ait été autre chose qu’un espoir dans l’air du temps, mais qui ne valait pas le coup d’être discuté, encore moins d’être avancé comme une bonne raison de le faire. On peut le supposer, mais rien ne permet de trancher, si je m’en tiens à ce que j’ai lu. A tout le moins, tout le monde en avait conscience, il semblerait que Bonaparte ait compté dessus, Talleyrand n’a pas pu ne pas l’envisager, mais je ne peux pas affirmer que ç’ait été une motivation, même secondaire, à défaut d’être déterminante.
@ Louis
[Pardon, pardon, mais Volney, par exemple, après ses Voyages en Egypte et en Syrie, de 1787, publie ses Ruines en 1791, qui rencontrent un succès retentissant parmi les classes aisées de la France révolutionnaire. Son ton larmoyant, mi-prophétique, mi-désespéré, à l’endroit d’un Orient fantasmé (et, en partie, de l’Egypte), touche leur corde sensible qu’on n’appelle pas encore romantique. Qu’on ait pu imaginer l’égyptomanie née de cette expédition, bien sûr que non. Qu’on ait flairé la faveur grandissante de l’orientalisme, c’est peut-être bien vu, mais ce n’est pas non plus prophétique : c’était dans l’air du temps.]
Si ma mémoire ne me trompe pas, l’orientalisme à la Volney touche surtout l’orient « musulman » (Turquie, Syrie, Palestine). Il reste peu de temps en Egypte, alors ravagé par la peste, et sa vision du pays et ses monuments est particulièrement négative – il y voit dans la pyramide de Kéops un exemple du « luxe inutile »… pas tout à fait la vision qui sera celle des « égyptomanes » plus tard.
[“L’opinion, quand elle eut connaissance du projet, s’enthousiasme pour une expédition vers une contrée mystérieuse mise à la mode par Volney dans Les Ruines ; le Directoire voyait enfin sans déplaisir s’éloigner une menace redoutable.
[…]
L’expédition d’Orient mêlait à des objectifs militaires et économiques des préoccupations scientifiques. Elle s’inscrivait dans la grande lignée des voyages d’exploration du XVIIIe siècle. […] En donnant un caractère scientifique à son expédition, Bonaparte confirmait ainsi son alliance avec les idéologues.”]
C’était mon point. A l’époque, les différents acteurs avaient des préoccupations très éloignées de celles d’un voyage de propagande. Pour le Directoire, c’était surtout une possibilité de se défaire d’un personnage encombrant. Pour Talleyrand, c’était comme d’habitude du double jeu : si Bonaparte revenait couvert de gloire, il pourrait se prévaloir du mérite de l’avoir envoyé ; si l’expédition était un échec, il pouvait compter sur la reconnaissance du Directoire pour lui avoir ôté une épine du pied. Mais je ne pense pas que la composante « scientifique » les ai beaucoup intéressé, les uns comme les autres.
Je pense qu’on oublie ici une dimension importante du personnage napoléonien : Napoléon était un homme extraordinairement curieux. Sans être un grand scientifique, il appréciait l’opportunité de discuter avec les scientifiques, et il existe beaucoup de témoignages dans ce sens, en particulier celui de Monge. Sans être un grand juriste, on sait qu’il aimait assister aux séances du Conseil d’Etat lors du processus d’élaboration des codes civil et pénal. Napoléon était, dans tous les sens, un homme des Lumières : agnostique et curieux de tout.
[Néanmoins, ce prestige semble aller de soi, tant pour Talleyrand lui-même, touché par le pré-romantisme fin de siècle comme tous les directoriens et leurs soutiens, que pour Bonaparte, qui voit dans ce caractère scientifique un moyen d’action politique, comme le relève le texte cité : il fallait bien que l’orient fût à l’honneur, pour qu’une expédition montée à la hâte pût tout de même symboliquement sceller l’alliance des idéologues et du général, car rien n’était acquis.]
On oublie aussi que les scientifiques qui ont accompagné Bonaparte n’étaient pas seulement des archéologues. Il y avait aussi des experts en hydrologie, des ingénieurs, des agronomes, qui s’inscrivaient dans un projet de mise en valeur du pays – et tout particulièrement de la construction ou reconstruction d’une voie d’eau entre la Méditerranée et la Mer Rouge. L’idée d’une « mission civilisatrice » de la France, et celle que la connaissance scientifique était nécessaire pour mettre en valeur un territoire venait en ligne directe des Lumières. Comme souvent, la réponse est dans le juste milieu. Bonaparte était un homme de son temps, et donc sensible aux courants intellectuels qui se manifestaient. A titre personnel, je pense que sa curiosité et son adhésion aux idées des Lumières rendaient l’idée d’une mission scientifique assez naturelle sans besoin de recourir à une explication « machiavélique ». Et d’un autre côté, précisément parce que ces idées étaient dans l’air, l’expédition ne pouvait qu’attirer un intérêt « populaire »… et les acteurs le savaient sans qu’il soit besoin de le formaliser.
[Autrement dit, le « souverain bien » dépend de celui – ce « on » dans votre formule – qui le fixe ? Il n’est donc pas universel ?]
C’est justement là qu’est selon moi la supériorité de la perspective humaniste. A défaut de pouvoir viser un universel absolu, on recherche l’universel humain. Connaissez-vous une meilleure alternative ?
[Ok. Mais de quel point de vue se juge cette contribution à « émancipation humaine » ? Vu du côté des européens, les découvertes et les inventions de la renaissance sont sans aucun doute « émancipatrices ». Mais vu du point de vue des Aztèques, le jugement serait différent. Quand vous parlez de la connaissance comme facteur « d’émancipation humaine », vous parlez d’une humanité « abstraite », en négligeant les effets que telle ou telle découverte ont pu avoir sur telle ou telle fraction de l’humanité « concrète ».
Seulement, si vous vous placez dans cette hypothèse, alors il faut reconnaître à Napoléon un caractère « émancipateur » – par ses codes, les coups qu’il a porté aux régimes aristocratiques en Europe, par sa protection des sciences et des arts – sans prendre en compte les millions de morts qui ont accompagné ses actions…]
[La question n’est pas de savoir s’ils ont eu « tort » ou « raison », mais si on peut leur élever des statues…]
Quand je disais que les Aztèques n’ont pas à se plaindre des découvertes de la Renaissance en elles-mêmes, c’est parce que seules, ces découvertes ne pouvaient pas entrainer les tragédies vécues par ce peuple. Il a fallu combiner cette cause avec d’autres causes, et notamment le fait que les colons espagnols qui ont traversé l’Atlantique étaient principalement des hommes avides, qui ne considéraient pas les indigènes comme leurs égaux et qui étaient porteurs de virus dont on ne savait pas prévenir la propagation et qui causaient des maladies mortelles que l’on n’avait pas les moyens de soigner. Mais ces découvertes n’ont rien d’intrinsèquement incompatible avec des causes différentes, par exemple si les Espagnols étaient arrivés en Amérique avec des intentions humanistes et une médecine suffisament avancée pour prévenir les grandes épidémies, alors les Aztèques n’auraient eu qu’à se réjouir de leur arrivée, et donc des découvertes qui l’ ont rendue possible.
En revanche, si on considère les découvertes de la Renaissance EN ELLES-MEMES, sans y ajouter des causes supplémentaires, elles n’impliquent aucun effet néfaste, au contraire même puisque, toujours sans qu’il soit besoin d’y ajouter des causes supplémentaires, elles ont permis à l’humanité de mieux comprendre l’univers, ce qui est un bien dans une perspective humaniste.
Quand je disais que ceux qui ont fait ces découvertes n’ont pas eu tort de les faire, je voulais dire qu’il n’ont pas mal agi en les faisant, au contraire même. Ils ont rempli le second critère pour être un « grand homme » que je vous ai exposé.
Il ne s’agit pas de nier que les découvertes de la Renaissance ont été une des causes, qui, combinée avec de nombreuses autres, ont entrainé la fin de la civilisation Aztèque. Il s’agit de savoir si ces découvertes doivent être considérées comme une mauvaise chose pour l’humanité. La réponse est clairement non, car à elles seules ces découvertes n’avaient le pouvoir de nuire à personne, pas même aux Aztèques. Sinon vous devez aussi considérer que l’invention de la roue était une mauvaise chose car sans cela personne n’aurait pu mourir écrasé par un véhicule.
Quant à Napoléon, je n’ai jamais nié qu’une part non négligeable de son bilan avait un caractère émancipateur dans une perspective humaniste. Appuyons nous donc là-dessus pour en faire un exemple « pour technicien » dans les écoles militaires et les écoles d’administration, mais je vous ai déjà expliqué pourquoi en tant qu’humaniste je ne peux le regarder comme un grand homme digne d’être pris en exemple par la population générale.
[Il y a pas mal d’inconvénients et aucun avantage à la publier, du moins si vous ne recherchez pas la publicité et les honneurs…]
Belle tautologie. Oui, si vous partez du principe qu’il ne faut pas rechercher la publicité, alors effectivement mieux vaut ne pas publier… Mais dans une perspective humaniste toujours, la publication est bonne car elle permet d’augmenter la connaissance de l’univers dont dispose l’humanité, ce dont vous bénéficierez en tant qu’être humain. Vous pourrez bénéficier de retours et de récompenses pour vos travaux, ce qui vous permettra de les pousser encore plus loin. Et la connaissance est la seule chose que l’on peut partager à l’infini sans perdre une part de ce qui a été partagé.
[Sauf que les « faits » ne nous arrivent pas tels quels. Prenez le cas de Jésus. Tout ce que nous savons de lui nous arrive par ses apologues. Aucune voix critique n’est parvenue jusqu’à nous. Et la raison est très simple : d’une part, Jésus était en son temps un personnage négligeable, et personne n’avait de raison de son vivant d’écrire des méchantes choses à son propos. D’autre part, dès lors que le christianisme a pris le pouvoir, il a pris soin d’éliminer tout texte qui irait contre le dogme. Alors, comment un historien « intellectuellement honnête » pourrait retenir les faits « négatifs » sur la vie de Jésus, alors qu’aucun document n’y fait mention ?]
Il est bien évident que l’on ne peut faire qu’avec ce qu’on a. La liste des faits solidement établis sur la vie de Jésus étant très maigre, ça n’en fait pas une matière très intéressante pour réfléchir sur ce qu’est une vie exemplaire.
Après vous pouvez toujours créer un mythe pour servir vos objectifs, mais dans ce cas ce n’est pas Jésus le personnage historique que vous honorez, mais le mythe que vous avez créé.
Vous souhaitiez peut-être me dire qu’un mythe Napoléon peut être utile. Mais la situation est ici inverse de Jésus : la vie de Napoléon étant très bien documentée, c’est une excellente matière pour réfléchir à partir d’une vie réelle et une très mauvaise matière pour faire des mythes.
[L’expérience montre que les lecteurs retiennent l’interprétation qui est le plus conforme avec leur idéologie, et donc le plus souvent avec l’idéologie dominante. Et cela même lorsque l’interprétation CONTREDIT les faits connus.]
L’expérience montre que les gens sont sujets à de nombreux biais cognitifs. Faut-il pour autant abandonner la pensée rationnelle ?
[Ca lui fera une belle jambe… vous pouvez toujours encourager les gens à suivre telle ou telle voie à titre personnel, mais il a ce que la société encourage et ce que la société décourage. C’est là une réalité à laquelle vous ne pouvez pas échapper.]
Ca lui fera une belle jambe d’avoir une vie pleinement satisfaisante, et de disposer de solides raisons d’être honoré par ses sembables, par delà les modes et les différences culturelles ? Que peut-on viser de mieux selon vous ?
[Mais c’est la même chose avec les honneurs et les médailles. S’il me donne une médaille, il pourrait penser que je l’ai fait par l’appât de la médaille, s’il m’élève une statue, il peut croire que je l’ai fait par appât de la statue… alors pourquoi pour vous l’argent a un statut différent ?]
Je vous ai dit qu’un homme qui place l’enrichissement comme valeur suprême est un homme qui n’a pas compris que, non seulement à partir d’un certain seuil l’argent ne fait pas le bonheur, mais aussi que la volonté d’accumuler de l’argent à tout prix le conduira presque certainement à nuire à ses semblables, ce qui l’affectera également négativement en retour. C’est donc un aliéné, un médiocre dans un système de valeurs rationnellement fondé.
Un homme qui place les honneurs justifiés selon des critères humanistes comme valeur suprême est un homme qui a compris qu’en consacrant son effort à l’émancipation humaine par des moyens rationnels, il contribuera à créér une société pacifiée, moins sujette aux désastres causés par la misère et l’ignorance, bénéficiera de la gratitude de ses semblables, se réjouira de leur joie dont il est l’une des causes et aura ainsi toutes les raisons de se satisfaire de sa propre action. « L’appât de la médaille » justifiée rationnellement selon des critères humanistes – et non pas de la médaille accordée selon la lubie du moment, ou pour le service de la partie au détriment du tout – est donc un signe non pas d’aliénation mais de ce qu’on peut appeler liberté ou vertu.
[Mais bien sur que si. Pensez à l’abbé Pierre…]
Soit l’abbé Pierre répond aux critères que j’ai donnés du « grand homme », qui servent justement à identifier quelles vies sont dignes d’être prises en exemple. Dans une telle hypothèse, nous avons un homme dont les intentions étaient très largement bonnes et dont le bilan est très largement bon: si tout le monde venait à suivre son exemple, il devrait logiquement en résulter beaucoup plus de bien que de mal. Dans cette hypothèse donc, l’intérêt de « raboter » est minime. Mais surtout comment faire ? Faire des moitiés de noms de rue ? Des moitiés de statue ?
Soit il n’y répond pas car la part de « mauvais » est trop importante, mais vous trouvez qu’une partie de son bilan est tout de même digne d’être prise en exemple par des « techniciens ». Dans ce cas, pas de noms de rues, pas de statues sur la voie publique, les statues seront installées dans les séminaires de prêtres ou dans les bâtiments des associations qui luttent contre le mal logement.
[Ce n’est pas ce que j’ai dit. Je vous ai montré simplement que la geste gaullienne peut être interprétée comme un acte altruiste, ou au contraire comme un choix de carrière. Je ne vous ai pas dit laquelle des deux interprétations je retiens…]
Alors laquelle retenez vous et pourquoi ?
@ Spinoza
[« Autrement dit, le « souverain bien » dépend de celui – ce « on » dans votre formule – qui le fixe ? Il n’est donc pas universel ? » C’est justement là qu’est selon moi la supériorité de la perspective humaniste. A défaut de pouvoir viser un universel absolu, on recherche l’universel humain. Connaissez-vous une meilleure alternative ?]
Je n’ai pas compris la différence entre un « universel absolu » et un « universel humain ». Pourriez-vous expliciter ?
[Quand je disais que les Aztèques n’ont pas à se plaindre des découvertes de la Renaissance en elles-mêmes, c’est parce que seules, ces découvertes ne pouvaient pas entrainer les tragédies vécues par ce peuple.]
J’ai bien compris. Mais si vous acceptez cette logique, personne ne peut non plus se féliciter des découvertes de la Renaissance, parce que seules, ces découvertes n’ont procuré aucun bénéfice aux peuples. Je vous le répète : si les connaissances ne sont pas cause efficiente des malheurs – ce sont les hommes qui les utilisent qui en prennent la responsabilité – alors elles ne peuvent non plus être cause efficient des bonheurs – tout le mérite revient, là encore, aux hommes qui les utilisent.
Or, votre formulation qui fait de la connaissance un « bien » au motif qu’elle contribue à l’émancipation contredit cette logique. De la même manière que les découvertes de la Renaissance ont « contribué » à émanciper les européens, elles ont « contribué » à l’extermination des aztèques.
[« Il y a pas mal d’inconvénients et aucun avantage à la publier, du moins si vous ne recherchez pas la publicité et les honneurs… » Belle tautologie. Oui, si vous partez du principe qu’il ne faut pas rechercher la publicité, alors effectivement mieux vaut ne pas publier… Mais dans une perspective humaniste toujours, la publication est bonne car elle permet d’augmenter la connaissance de l’univers dont dispose l’humanité, ce dont vous bénéficierez en tant qu’être humain. Vous pourrez bénéficier de retours et de récompenses pour vos travaux, ce qui vous permettra de les pousser encore plus loin. Et la connaissance est la seule chose que l’on peut partager à l’infini sans perdre une part de ce qui a été partagé.]
Autrement dit, le scientifique qui publie ses découvertes fait le bien QUELQUE SOIENT SES MOTIVATIONS POUR PUBLIER. Pourquoi ne pas admettre alors qu’un Napoleon ait « fait le bien » en publiant ses codes, en organisant le pays, et cela indépendamment des motivations plus ou moins égoïste qu’il poursuivait ? Vous ne pouvez pas à la fois courir avec le lièvre et chasser avec les chiens. Si vous faites de la MOTIVATION un critère pour définir le grand homme, alors le chercheur qui publie en pensant à sa publicité personnelle ou à sa gloire, quand bien même apporterait une contribution considérable au bien-être et la connaissance de l’humanité, n’aurait pas droit au titre.
[Il est bien évident que l’on ne peut faire qu’avec ce qu’on a. La liste des faits solidement établis sur la vie de Jésus étant très maigre, ça n’en fait pas une matière très intéressante pour réfléchir sur ce qu’est une vie exemplaire.]
Au contraire ! Ici, vous avez un personnage sur lequel on ne sait pratiquement rien, et pourtant sa vie a été rendue « exemplaire » au-delà de toute description. Est-ce que cela ne vous donne pas une très bonne idée de ce qu’il faut pour rendre une « vie exemplaire » ? Je vous le répète : si vous avez un bon biographe capable de broder un récit qui résonne avec les besoins du moment, votre exemplarité est assurée… et cela même si vous n’existez pas !
[Après vous pouvez toujours créer un mythe pour servir vos objectifs, mais dans ce cas ce n’est pas Jésus le personnage historique que vous honorez, mais le mythe que vous avez créé.]
C’est bien mon point. Le « grand homme » est un mythe. Même si le mythe s’appuie sur une réalité historique, c’est une fabrication dans laquelle on oublie ce qui ne correspond pas et on met en exergue ce qui correspond à l’objectif poursuivi. Et c’est pourquoi les grands hommes d’une époque ne sont pas forcément ceux de l’époque suivante…
[Vous souhaitiez peut-être me dire qu’un mythe Napoléon peut être utile. Mais la situation est ici inverse de Jésus : la vie de Napoléon étant très bien documentée, c’est une excellente matière pour réfléchir à partir d’une vie réelle et une très mauvaise matière pour faire des mythes.]
Ne croyez pas ça. L’esprit humain est ainsi fait qu’il ne retient que ce qu’il a envie de retenir. Pendant un siècle, Napoléon ou Colbert ont été considérés des « grands hommes ». Depuis une dizaine d’années, on renverse leurs statues. Est-ce qu’on a trouvé quelque chose de nouveau dans les archives, susceptible de changer radicalement notre vision de ces personnages ? Non, bien sûr que non. On a toujours su que Colbert est l’auteur du « code noir », et que l’Empereur à rétabli l’esclavage aux Antilles. C’est notre vision qui a changé, et non les faits.
[« L’expérience montre que les lecteurs retiennent l’interprétation qui est le plus conforme avec leur idéologie, et donc le plus souvent avec l’idéologie dominante. Et cela même lorsque l’interprétation CONTREDIT les faits connus. » L’expérience montre que les gens sont sujets à de nombreux biais cognitifs. Faut-il pour autant abandonner la pensée rationnelle ?]
L’abandonner ? Non. Mais être conscient que ce n’est pas la « pensée rationnelle » qui gouverne la plupart de nos congénères…
[Ca lui fera une belle jambe d’avoir une vie pleinement satisfaisante, et de disposer de solides raisons d’être honoré par ses semblables, par-delà les modes et les différences culturelles ? Que peut-on viser de mieux selon vous ?]
Et bien… être honoré effectivement. A votre avis, si vous donnez à quelqu’un le choix entre être honoré à tort de son vivant, ou être honoré à raison après sa mort, quel est le choix le plus probable ?
[« Mais c’est la même chose avec les honneurs et les médailles. S’il me donne une médaille, il pourrait penser que je l’ai fait par l’appât de la médaille, s’il m’élève une statue, il peut croire que je l’ai fait par appât de la statue… alors pourquoi pour vous l’argent a un statut différent ? » Je vous ai dit qu’un homme qui place l’enrichissement comme valeur suprême est un homme qui n’a pas compris que, non seulement à partir d’un certain seuil l’argent ne fait pas le bonheur, mais aussi que la volonté d’accumuler de l’argent à tout prix le conduira presque certainement à nuire à ses semblables, ce qui l’affectera également négativement en retour. C’est donc un aliéné, un médiocre dans un système de valeurs rationnellement fondé.]
Oui, mais vous ne m’avez pas expliqué pourquoi il irait autrement si la récompense était une statue ou d’une médaille… que je sache, une statue ou une médaille ne font pas davantage le bonheur qu’un bon chèque. Et pourtant vous traitez différemment les deux modes de reconnaissance. Pourquoi ?
Puisque vous ne répondez pas, je vais essayer de répondre à votre place. Parce que derrière l’argent, il y a le plaisir. On ne peut faire grande chose avec une médaille ou une statue, autre que la montrer à ses connaissances. Mais l’argent, on peut le transformer en beaucoup de choses qui alimentent notre plaisir. Et c’est pourquoi la tradition catholique – qui se méfie de tout hédonisme – fait de l’argent un corrupteur – alors que la médaille ne corrompt pas. Qu’en pensez-vous ?
[« Mais bien sûr que si. Pensez à l’abbé Pierre… » Soit l’abbé Pierre répond aux critères que j’ai donnés du « grand homme », qui servent justement à identifier quelles vies sont dignes d’être prises en exemple. Dans une telle hypothèse, nous avons un homme dont les intentions étaient très largement bonnes et dont le bilan est très largement bon : si tout le monde venait à suivre son exemple, il devrait logiquement en résulter beaucoup plus de bien que de mal. Dans cette hypothèse donc, l’intérêt de « raboter » est minime. Mais surtout comment faire ? Faire des moitiés de noms de rue ? Des moitiés de statue ?]
Pardon, mais vous passez à côté de mon commentaire. L’Abbé Pierre était, jusqu’à il y a quelques mois, le prototype même du « grand homme » contemporain, et il n’a pas manqué de voix pour demander qu’on en fasse un saint ou qu’on le fasse entrer au Panthéon. Et pourtant beaucoup de gens savaient que sont comportement était loin d’être irréprochable. Mais ces gens n’ont pas voulu voir, non pas voulu entendre et, surtout, n’ont pas voulu parler. Et s’ils avaient continué à garder le silence, l’Abbé Pierre continuerait à être un « grand homme », un exemple à suivre.
Seulement voilà, des gens ont parlé et, ce qui est essentiel dans l’affaire, la société avait envie d’écouter. Si l’affaire était sortie il y a vingt ans, personne n’aurait prêté attention. Mais aujourd’hui, le climat est à la dépose des statuts et la glorification des victimes. La figure de l’Abbé a donc été dûment condamnée à la damnatio memoriae, et à sa place on aura des places, des rues et des peintures murales de Gisèle Pelicot – je n’invente rien, il y a en déjà une. Que voulez-vous, les critères de ce que fait un « grand homme » ont changé… hier, vous le deveniez en créant des logements et du travail pour les pauvres, aujourd’hui vous pouvez devenir « exemplaire » en vous faisant droguer et violer pendant dix ans.
[Soit il n’y répond pas car la part de « mauvais » est trop importante, mais vous trouvez qu’une partie de son bilan est tout de même digne d’être prise en exemple par des « techniciens ». Dans ce cas, pas de noms de rues, pas de statues sur la voie publique, les statues seront installées dans les séminaires de prêtres ou dans les bâtiments des associations qui luttent contre le mal logement.]
Mais ce bilan n’a aucune importance. La question à se poser est : « en faisant de l’Abbe Pierre un « grand homme », en occultant ses travers et en soulignant ses qualités pour le donner comme exemple à imiter par la société, est ce que je contribue à l’améliorer ? ». Si la réponse est « oui », alors les statues, les rues et les places sont parfaitement justifiées. Parce qu’elles sont consacrées à l’Abbe Pierre tel qu’il aurait du être, et non tel qu’il a été.
[« Ce n’est pas ce que j’ai dit. Je vous ai montré simplement que la geste gaullienne peut être interprétée comme un acte altruiste, ou au contraire comme un choix de carrière. Je ne vous ai pas dit laquelle des deux interprétations je retiens… » Alors laquelle retenez-vous et pourquoi ?]
Je retiens la première. Mais je la retiens non pas parce qu’elle est vraie, mais parce qu’elle est utile. Compte tenu de l’œuvre considérable laissée par mongénéral, le pays a tout intérêt à ce que les jeunes générations grandissent dans la croyance qu’on peut faire tout ça pour des raisons altruistes. Le fait que De Gaulle ait EFFECTIVEMENT été mû par ces raisons est intéressant du point de vue des historiens, mais n’a aucune espèce d’importance à l’heure d’en faire un « grand homme ».
Je pense que notre désaccord tient en grande partie au fait que vous pensez que l’étiquette de « grand homme » appartient au registre de l’histoire, alors que pour moi elle appartient au registre du « récit national ». Pour l’historien, il n’y a pas de « grands hommes », tout juste des personnages historiques, avec leurs forces et leurs faiblesses, leur noblesse et leur égoïsme.
Tout à fait. L’orientalisme d’origine anglaise correspond tout à fait à l’esprit fin de siècle qui régnait sur les classes dominantes du dernier quart du XVIIIe. On admire les ruines, mais on se délecte qu’elles en soient. Il y a quelque chose d’analogue dans ce goût des empires défunts, qui trouve dans l’Orient une matière plus propre au fantasme que la Rome de Gibbon, à la fascination contemporaine pour “l’effondrement”, le grand bon en arrière d’un monde sans pétrole, ou des supposés cataclysmes climatiques… Un monde se meurt, et l’on parle sans arrêt d’une toute autre mort, pour ne pas y penser.
Il faut donc reconnaître à l’expédition d’Egypte d’avoir subverti ce décadentisme gnangnan, en prolongeant bien plus loin que le XVIIIe siècle l’esprit des Lumières. L’optimisme conquérant de chercheurs qui inventent quasiment leur objet de recherche, la diffusion quasi-instantanée (pour les moyens de l’époque) des dernières recherches, l’universelle curiosité humaine recouvrant une partie de l’humanité rejetée loin dans l’espace et dans le temps… Il y a un héroïsme des Lumières auquel Bonaparte a sans aucun doute été sensible, mais qui transparaît nettement dans les rapports et les mémoires des savants. (Pour ceux-là, je suis désolé, je me souviens de mes cours, mais je serais bien incapable de retrouver ce que nous faisait lire notre professeur.)
Cela dit, le point de départ de notre discussion était la possibilité qu’on puisse gager qu’on tirerait du prestige d’une telle expédition scientifique. Que la tonalité de cette dernière ait détonné dans les miasmes préromantiques auquel on s’était habitué, ne change pas qu’on avait déjà le goût de ces choses, parce qu’elles étaient déjà à la mode.
Je vous prie de croire que je ne l’oublie pas. Ce n’est pas parce que je suis intervenu dans une discussion qui vous opposait à Spinoza, que je me range à ses côtés. Bonaparte, à certains égards, est vraiment le dernier homme des Lumières, et c’est une facette que les temps qu’il ouvre ont obscurci, alors que c’est l’un de ses charmes, et l’une des raisons de son génie.
Pour sa part, je le crois certainement. Qu’il y ait trouvé un intérêt politique, qu’il l’ait mesuré par avance, ou qu’il en ait profité sur le fait, c’est une autre histoire. Il n’avait en tout cas pas besoin de ça. Nous sommes d’accord, sur ça, et sur tout le reste de votre message, auquel je n’ai pas grand chose à rajouter.
@ Louis
[Tout à fait. L’orientalisme d’origine anglaise correspond tout à fait à l’esprit fin de siècle qui régnait sur les classes dominantes du dernier quart du XVIIIe. On admire les ruines, mais on se délecte qu’elles en soient. Il y a quelque chose d’analogue dans ce goût des empires défunts, qui trouve dans l’Orient une matière plus propre au fantasme que la Rome de Gibbon, à la fascination contemporaine pour “l’effondrement”, le grand bond en arrière d’un monde sans pétrole, ou des supposés cataclysmes climatiques… Un monde se meurt, et l’on parle sans arrêt d’une toute autre mort, pour ne pas y penser.]
Je n’y avais jamais pensé, mais le parallèle est intéressant avec toute une filmographie hollywoodienne « cataclysmique » qui montre dans la scène finale les ruines du Capitole, de la Maison Blanche, la Statue de la Liberté, ou de n’importe quel autre monument emblématique.
[Il faut donc reconnaître à l’expédition d’Egypte d’avoir subverti ce décadentisme gnangnan, en prolongeant bien plus loin que le XVIIIe siècle l’esprit des Lumières. L’optimisme conquérant de chercheurs qui inventent quasiment leur objet de recherche, la diffusion quasi-instantanée (pour les moyens de l’époque) des dernières recherches, l’universelle curiosité humaine recouvrant une partie de l’humanité rejetée loin dans l’espace et dans le temps… Il y a un héroïsme des Lumières auquel Bonaparte a sans aucun doute été sensible, mais qui transparaît nettement dans les rapports et les mémoires des savants. (Pour ceux-là, je suis désolé, je me souviens de mes cours, mais je serais bien incapable de retrouver ce que nous faisait lire notre professeur.)]
Tout à fait d’accord.
[Cela dit, le point de départ de notre discussion était la possibilité qu’on puisse gager qu’on tirerait du prestige d’une telle expédition scientifique. Que la tonalité de cette dernière ait détonné dans les miasmes préromantiques auquel on s’était habitué, ne change pas qu’on avait déjà le goût de ces choses, parce qu’elles étaient déjà à la mode.]
Oui, mais elles étaient à la mode sur une tonique très différente, celle du « décadentisme » à laquelle l’expédition d’Egypte est radicalement opposée. Il n’y avait rien d’évident à l’idée que l’Egypte présenté de cette manière déclencherait un tel enthousiasme.
[Je vous prie de croire que je ne l’oublie pas. Ce n’est pas parce que je suis intervenu dans une discussion qui vous opposait à Spinoza, que je me range à ses côtés. Bonaparte, à certains égards, est vraiment le dernier homme des Lumières, et c’est une facette que les temps qu’il ouvre ont obscurci, alors que c’est l’un de ses charmes, et l’une des raisons de son génie.]
Tout à fait, et c’est peut-être le meilleur angle pour réhabiliter sa figure aujourd’hui, pour en faire un personnage exemplaire, dans une société ou la prouesse militaire est regardée avec méfiance.
Si vous ne vous êtes jamais prêté à ce jeu, essayez la prochaine fois de dépouiller n’importe quel film à grand spectacle, de tout ce qu’il comporte de fantastique. Vous y trouverez, au fond, des intrigues simples, toujours les mêmes, qui permettent aux spectateurs de formuler des questions qu’ils se posent, et d’y répondre. Dans un film d’action, typiquement, c’est régulièrement la figure du père qui doit se racheter auprès de ses enfants (quel renversement !). Dans un film catastrophe, c’est la vanité du pouvoir politique, incapable de sauver l’humanité, dont le salut repose sur quelques surhommes indispensables (mais toujours invisibles aux yeux de tous, voire brimés, au début du film).
C’est comme s’il fallait enrober ces questions banales quoique essentielles, ainsi que leurs réponses, d’un fatras d’explosions et de monstres, pour les rendre acceptables. C’est une expérience de pensée un peu vaine, mais je ne suis pas sûr, par exemple, que la plupart des Américains (et des étrangers qui regardent leurs films) reconnaissent publiquement être hantés par le fait de décevoir leurs enfants. En leur for intérieur, ils le sont certainement, ils en parlent peut-être dans leur intimité, et leur action publique en témoigne abondamment (ce qui fait l’objet d’une autre de nos discussions, par exemple), mais la question n’est jamais formulée telle quelle. Sauf au cinéma, à condition de la rehausser du prestige d’enjeux apocalyptiques à grand renfort d’événements extraordinaires. Alors qu’il s’agit banalement de notre ordinaire quotidien.
Du structuralisme à la petite semaine nous ferait remarquer que l’autre, dans ces films catastrophes, c’est ou bien la masse des damnés (qu’ils soient morts, ou zombies, ou extraterrestres, etc.) ou bien le traître (toujours frappé d’une jalousie morbide, ou possédé d’une mission, tout comme le héros, sauf que le héros a raison, et que le méchant a tort). L’Etat n’y peut rien, il n’a rien su prévoir, n’a rien préparé, a toujours échoué. C’est à force de volonté, et d’une foi de charbonnier (qui s’exprime toujours dans les situations critiques, où par une phrase lapidaire, le héros rend courage à ceux qu’ils sauvent, alors qu’ils étaient prêts à abandonner) qu’on peut faire son salut, dans un monde qui s’effondre où nous sommes entourés par des traîtres qui conspirent à notre perte, et des morts ou des monstres, tous damnés.
Sympathique vision du monde, non ? Il semblerait qu’elle se vende bien.
@ Louis
[Si vous ne vous êtes jamais prêté à ce jeu, essayez la prochaine fois de dépouiller n’importe quel film à grand spectacle, de tout ce qu’il comporte de fantastique. Vous y trouverez, au fond, des intrigues simples, toujours les mêmes, qui permettent aux spectateurs de formuler des questions qu’ils se posent, et d’y répondre.]
Souvenez-vous des travaux de Vladimir Popp. En fait, on peut rattacher presque n’importe quel récit à un certain nombre de structures simples qui se répètent dans presque toutes les cultures. Ce squelette simple peut être habillé de différentes façons, placé dans des contextes historiques ou esthétiques très différents, mais on revient toujours à la même chose…
[C’est comme s’il fallait enrober ces questions banales quoique essentielles, ainsi que leurs réponses, d’un fatras d’explosions et de monstres, pour les rendre acceptables.]
Vous supposez là que les auteurs de ces films ont pour objectif de poser des questions, et non de vendre des entrées. Ce sont les explosions et les monstres qui permettent de vendre à chaque fois une intrigue qui se répète. Sans ces accessoires, le spectateur aurait l’impression de regarder le même film, et n’achèterait donc pas le ticket. La technique de vente est donc de prendre un thème classique – et donc universellement émouvant – et lui donner des habits neufs.
[C’est une expérience de pensée un peu vaine, mais je ne suis pas sûr, par exemple, que la plupart des Américains (et des étrangers qui regardent leurs films) reconnaissent publiquement être hantés par le fait de décevoir leurs enfants.]
Je pense que si. Et c’est pourquoi cette crainte de décevoir – pas seulement ses enfants, mais aussi son conjoint, ses voisins, son patron, ses amis – apparaît d’une manière aussi répétitive, aussi explicite, dans beaucoup de produits culturels américains.
[Sympathique vision du monde, non ? Il semblerait qu’elle se vende bien.]
Le plus paradoxal dans ce succès, c’est que dans une société qui porte aux nues la victime, le cinéma et la télévision rendent culte aux héros « héroïques », qui refusent d’être des victimes et l’emportent contre toutes les forces qui cherchent à leur imposer un destin. On comprend pourquoi notre société met la victime sur un piédestal. Le statut de victime est le seul statut « démocratique », puisqu’il est ouvert à tous. Devenir un héros, à l’inverse, nécessite du travail, de l’effort, de la souffrance… et une bonne dose de chance – du moins si l’on veut jouir de ce statut de son vivant. Ce que je comprends moins bien, c’est pourquoi le cinéma n’accompagne pas ce mouvement. Peut-être parce que la structure même du récit ne laisse à la victime qu’une place secondaire ? L’histoire de quelqu’un qui souffre tout le temps et qui ne se venge même pas, c’est plutôt ennuyeux…
Figurez-vous que je l’ai relu il y a peu de temps !
Vous vous méprenez. Je suppose bien la même chose que vous. Je pense au contraire que les intrigues, qui passent les procédures de sélection des boîtes de production, témoignent involontairement de l’air du temps, au même titre que n’importe quelle oeuvre d’art nous renseigne sur l’idéologie dominante, sans avoir besoin de supposer qu’Annie Ernaux veut absolument nous renseigner sur la vacuité de la littérature, ou que tout réalisateur parisien veut nous convaincre qu’il n’y a rien de plus fascinant que les émois amoureux de trentenaires célibataires ou de quarantenaires divorcés. Ils le font sans faire exprès, et c’est d’ailleurs ce qui rend cette analyse plus générale que le simple commentaire des intentions supposées de l’auteur.
Je pense que vous avez tort : les mêmes thèmes ne se retrouvent pas de décennies en décennies, et, si l’on peut repérer des motifs qui se répètent d’âge en âge, certains connaissent à telle époque une faveur qui nous dit quelque chose de cette époque elle-même (et, vous l’aurez compris, tant des classes sociales qui produisent et consomment ces oeuvres, que plus généralement des classes dominantes qui les sanctionnent).
D’autre part, l’habillage lui-même n’est pas toujours le même, et par-là même est révélateur à son tour. On n’a pas toujours fait tout exploser, ou tenu à montrer des scènes de panique, ou les ravages d’une attaque nucléaire, d’une pandémie, d’une invasion extraterrestre, etc. Souvenez-vous, par exemple, que jusqu’aux années 60, à Hollywood, le grand spectacle prend plus volontiers les traits d’un exotisme de bon aloi : tempêtes maritimes, explosions volcaniques, jungles étouffantes… Et l’on aurait bien du mal à trouver parmi les plus grands succès des films qui mettent à mal, au même point que les grands succès actuels, la figure du père.
Je tiens cependant à préciser que je n’ai pas une idée arrêtée de la signification de ce genre d’intrigues, non plus que de leur habillage, pas plus que je ne pense pouvoir limiter ce que je dis à la seule question du père, qui n’était qu’un exemple…
C’est une réflexion intéressante, mais je la tempérerais tout de même. Aujourd’hui, il n’est justement pas rare, jusque dans les films de super-héros, qu’on cherche à les présenter comme des victimes, qui se battent en tant que victimes, ou qui prennent fait et causes pour les victimes, en tant que telles (et non plus “pour la plus grande gloire des Etats-Unis d’Amérique”, et tutti quanti).
D’autre part, mais je suppose que c’est une omission volontaire (sans être malhonnête), vous faites comme s’il n’y avait pas pléthore de films ou de téléfilms spécifiquement produits pour rendre culte à telle ou telle victime, ou catégorie de victime.
Pas seulement. La victime n’a besoin de l’absolution de personne. Elle est pure et sans tache. Le héros se salit les mains, et ce n’est pas un hasard si, précisément, le héros est toujours un être littéralement extraordinaire, qui ose faire “ce qui ne se fait pas” (moralement, politiquement, etc.). La figure du héros des comédies de Charlot, ou d’une tragédie comme Toni (que je ne peux que vous recommander, si vous ne l’avez pas vu), est bien loin.
Il l’accompagne, mais dans un genre différent, de la même manière qu’on ne traite pas des mêmes thèmes dans une tragédie du XVIIe, et dans la poésie lyrique du même siècle.
Connaissez-vous notre sauveur et seigneur Jésus-Christ ?
@ Louis
[Vous vous méprenez. Je suppose bien la même chose que vous. Je pense au contraire que les intrigues, qui passent les procédures de sélection des boîtes de production, témoignent involontairement de l’air du temps,]
Jusque-là, je suis d’accord, mais avec une nuance : Mais ce choix témoigne de ce que le public demande, et pas forcément de ce que le bloc dominant veut lui transmettre. C’est donc un témoignage de l’idéologie dominante, mais passée par le tamis des différents publics. Et on ne trouve pas la même chose dans les cinémas du quartier Latin et dans les multiplexes de la banlieue de Valenciennes…
[Je pense que vous avez tort : les mêmes thèmes ne se retrouvent pas de décennies en décennies, et, si l’on peut repérer des motifs qui se répètent d’âge en âge,]
Je me suis mal exprimé. Je pensais à la répétition à un moment donné, et non la répétition dans le temps.
[D’autre part, l’habillage lui-même n’est pas toujours le même, et par-là même est révélateur à son tour. On n’a pas toujours fait tout exploser, ou tenu à montrer des scènes de panique, ou les ravages d’une attaque nucléaire, d’une pandémie, d’une invasion extraterrestre, etc. Souvenez-vous, par exemple, que jusqu’aux années 60, à Hollywood, le grand spectacle prend plus volontiers les traits d’un exotisme de bon aloi : tempêtes maritimes, explosions volcaniques, jungles étouffantes… Et l’on aurait bien du mal à trouver parmi les plus grands succès des films qui mettent à mal, au même point que les grands succès actuels, la figure du père.]
Je me le demande. Après tout, « la guerre des mondes » d’Orson Welles date de 1938 et a marqué les annales de la radio. On voit des scènes de panique dans King Kong, qui date de 1933. En fait, le film « catastrophe » connaît un premier âge d’or après la grande dépression, dans les années 1930. Comme la bombe atomique n’avait pas encore été inventée, on se contentait si l’on peut dire de catastrophes naturelles (tremblements de terre, volcans, etc.) mais les thèmes qui seront repris dans les années 1970 sont déjà là. Par contre, vous avez raison de souligner que la figure du père est très rarement remise en cause…
[C’est une réflexion intéressante, mais je la tempérerais tout de même. Aujourd’hui, il n’est justement pas rare, jusque dans les films de super-héros, qu’on cherche à les présenter comme des victimes, qui se battent en tant que victimes, ou qui prennent fait et causes pour les victimes, en tant que telles (et non plus “pour la plus grande gloire des Etats-Unis d’Amérique”, et tutti quanti).]
J’avoue que j’évite soigneusement tout film de super-héros, et que j’ai donc du mal à répondre à votre commentaire. La figure du héros qui souffre au début du film pour ensuite se venger et un classique, et on ne peut pas assimiler cela à une « victime ». C’est plutôt un recours narratif qui permet que le spectateur ne s’insurge pas lorsque le héros tue les méchants par centaines.
[D’autre part, mais je suppose que c’est une omission volontaire (sans être malhonnête), vous faites comme s’il n’y avait pas pléthore de films ou de téléfilms spécifiquement produits pour rendre culte à telle ou telle victime, ou catégorie de victime.]
Bien entendu, il y en a des tonnes. Mais on s’attend à cela dans le cadre du victimisme ambiant. Les films « héroïques », par contre, semblent aller contre la ligne du parti.
[Pas seulement. La victime n’a besoin de l’absolution de personne. Elle est pure et sans tache. Le héros se salit les mains, et ce n’est pas un hasard si, précisément, le héros est toujours un être littéralement extraordinaire, qui ose faire “ce qui ne se fait pas” (moralement, politiquement, etc.). La figure du héros des comédies de Charlot, ou d’une tragédie comme Toni (que je ne peux que vous recommander, si vous ne l’avez pas vu), est bien loin.]
Vous pensez au film de Jean Renoir, j’imagine. Oui, j’aime beaucoup Renoir et Chaplin, précisément parce que leurs héros sont absolument ordinaires, et non des « super » quelque chose.
[« L’histoire de quelqu’un qui souffre tout le temps et qui ne se venge même pas, c’est plutôt ennuyeux… » Connaissez-vous notre sauveur et seigneur Jésus-Christ ?]
Mais à la fin il se venge, le bougre, et terriblement… vous n’avez pas entendu parler de l’Apocalypse ?
C’est juste, avec une objection cependant : on n’a toujours pas vu de grandes productions hollywoodiennes adopter des thèmes, et encore moins des thèses, “trumpistes”. Et pourtant, la demande est là. Le tamis est parfois si resserré que rien n’en ressort.
Bien vu. Toutefois, si je devais chercher la petite bête, je vous dirais par analogie que vous prenez deux exemples qui suivent une grave crise, en remarquant que ces thèmes ne seront repris eux aussi qu’après une autre grande crise. Ce n’est peut-être pas un hasard. Je n’ai pas souvenir de pareils thèmes jusque dans les années 20, où c’est plutôt les reconstitutions à la Griffith, monumentales et fourmillant de figurants, qui assurent le spectacle.
Du parti victimaire, sans doute. Mais ils sont dans la droite ligne du libertarisme tendance Ayn Rand, bien souvent. Le héros est un “maverick”, qui se passe de l’avis de ses supérieurs, voire qui leur désobéit, qui n’a aucun égard pour les convenances, qui tourne en dérision la faiblesse de la démocratie, de la politique, de la “vile multitude”, etc. Un point commun qu’il partage avec les héros des dessins-animés abrutissants d’aujourd’hui, c’est que l’immoralité, parfois confondante, de leurs actes, est systématiquement rachetée par le succès de leur mission, de même que la bêtise de leur comportement est absoute par la bonté de leurs intentions.
C’est exactement ce que je voulais dire.
Je me rends !
@ Louis
[« Jusque-là, je suis d’accord, mais avec une nuance : Mais ce choix témoigne de ce que le public demande, et pas forcément de ce que le bloc dominant veut lui transmettre. C’est donc un témoignage de l’idéologie dominante, mais passée par le tamis des différents publics. Et on ne trouve pas la même chose dans les cinémas du quartier Latin et dans les multiplexes de la banlieue de Valenciennes… » C’est juste, avec une objection cependant : on n’a toujours pas vu de grandes productions hollywoodiennes adopter des thèmes, et encore moins des thèses, “trumpistes”. Et pourtant, la demande est là. Le tamis est parfois si resserré que rien n’en ressort.]
Je ne sais pas si « la demande est là ». Est-ce que les électeurs de Trump vont au cinéma ? Je n’en suis pas sûr. Il faudrait peut-être regarder plutôt ce qui passe à la télévision ou le câble pour se faire une idée. Et si l’on juge par ce qui nous arrive en Europe, il y pas mal de thèmes « trumpistes », et notamment celui de la famille. Des séries comme « The Middle » ou « Young Sheldon » font l’apologie de la famille comme institution, ne mentionnent l’avortement ne serait-ce que comme possibilité, et les personnages proclament à tout bout de champ leur amour de l’Amérique. Un discours qui n’est pas tout à fait celui de Kamala Harris…
La production hollywoodienne aujourd’hui – surtout quand il s’agit des « grandes productions » – est profondément consensuelle. Autrement dit, elle reprend l’idéologie dominante sous une forme qui soit acceptable autant par les partisans de Trump que ceux de Harris. Parce que le but de ces productions n’est pas en premier lieu la diffusion d’une idéologie, mais de vendre du « temps de cerveau disponible », et que l’on rentabilise mieux un film ou une série quand il rencontre un public le plus large possible. Faire un film « trumpiste » ou « harriste », c’est se barrer la moitié du public. C’est pourquoi la production audiovisuelle reprend les valeurs « communes » : la famille, la grandeur de l’Amérique… sur le reste, on est très prudent.
[Bien vu. Toutefois, si je devais chercher la petite bête, je vous dirais par analogie que vous prenez deux exemples qui suivent une grave crise, en remarquant que ces thèmes ne seront repris eux aussi qu’après une autre grande crise. Ce n’est peut-être pas un hasard. Je n’ai pas souvenir de pareils thèmes jusque dans les années 20, où c’est plutôt les reconstitutions à la Griffith, monumentales et fourmillant de figurants, qui assurent le spectacle.]
Le cinéma était d’abord un spectacle « technologique », où les gens appréciaient le réalisme des images (souvenez-vous de la panique causée par la locomotive qui semblait foncer sur le public) et les spectacles grandioses. Ce n’est qu’à partir du milieu des années 1910 qu’on commence à raconter des histoires à travers la pellicule. La première crise qui aurait pu donner lieu à des films catastrophe était celle de la première guerre mondiale… Et d’une certaine façon, c’est le cas. Griffith d’une certaine façon inaugure le film catastrophe avec la première partie de « Intolerance », qui montre la destruction de Babylone par les Perses (1916)…
[« Les films « héroïques », par contre, semblent aller contre la ligne du parti. » Du parti victimaire, sans doute. Mais ils sont dans la droite ligne du libertarisme tendance Ayn Rand, bien souvent. Le héros est un “maverick”, qui se passe de l’avis de ses supérieurs, voire qui leur désobéit, qui n’a aucun égard pour les convenances, qui tourne en dérision la faiblesse de la démocratie, de la politique, de la “vile multitude”, etc. Un point commun qu’il partage avec les héros des dessins-animés abrutissants d’aujourd’hui, c’est que l’immoralité, parfois confondante, de leurs actes, est systématiquement rachetée par le succès de leur mission, de même que la bêtise de leur comportement est absoute par la bonté de leurs intentions.]
Je ne sais pas si on peut qualifier ces personnages de « héros ». Les hauts faits dont ils peuvent se réclamer sont finalement assez banals, et souvent se limitent à l’acquisition de l’argent, de la célébrité ou d’une position sociale enviée. Prenez l’exemple de « Top Gun » : qu’accomplit à la fin le personnage ? Il gagne un combat aérien. La belle affaire…
[« Mais à la fin il se venge, le bougre, et terriblement… vous n’avez pas entendu parler de l’Apocalypse ? » Je me rends !]
Plus sérieusement : le schéma selon lequel le héros souffre aux mains des méchants appelle presque inévitablement la rétribution – qu’elle soit l’œuvre du personnage lui-même ou d’une justice immanente. Un récit dans lequel le méchant accomplit sa volonté et ne reçoit aucun châtiment serait une menace pour l’ordre social. C’est pourquoi cette rétribution est pratiquement obligatoire : dans le code hollywoodien, pendant très longtemps les fins où le méchant s’en sortait étaient interdites et jugées « immorales ». Le récit biblique donne pas mal d’exemples de cette logique, mais vous en trouverez presque partout. L’acceptation du récit où le méchant s’en sort, vit heureux et meurt dans son lit entouré d’une nombreuse descendance est une invention relativement moderne… et laisse toujours un goût d’immoralité!
Tout d’abord je vous remercie pour votre billet sur l’austérité, c’est tout à fait le genre d’analyse sur des sujets essentiels que j’aimerais voir plus souvent relayée dans le débat public. Je reprends maintenant notre conversation.
[Je n’ai pas compris la différence entre un « universel absolu » et un « universel humain ». Pourriez-vous expliciter ?]
Ca risque de nous emmener loin, je vais essayer de ne pas faire trop long.
Si on admet que la Nature n’a pas de finalité (ce que Spinoza démontre dans la partie I de son Ethique), alors il ne peut y avoir ni bien ni mal universellement valable du point de vue de toute chose. Les choses singulières qui font partie de la Nature sont déterminées à exister puis à disparaitre selon l’ordre défini par les lois naturelles, mais l’Univers lui-même ne change pas de nature. En quelque sorte la Nature atteint à chaque instant son but, et rien ne peut la perturber car il n’y a rien d’extérieur à elle. Du point de vue de l’Univers entier, les crimes nazi n’ont pas plus de raison d’être qualifiés de mal (ou de bien) que l’écrasement de millions de micro-organismes quand vous posez la main sur la table, ou que n’importe quel autre évènement.
En revanche, chaque chose singulière (càd chaque partie de la Nature) tend à persévérer dans son être et cet effort peut être gêné ou secondé par l’effort d’une autre chose singulière. Du point de vue de cette chose singulière, tout ce qui l’aide à persévérer dans son être, ou à augmenter sa puissance d’agir (ce qui revient au même) peut être appelé « bien ». Tout ce qui constitue un obstacle à sa perséverance dans l’être, ou diminue sa puissance d’agir, peut être appelé « mal ». Etant nous-mêmes des humains, c’est à dire des choses singulières, il nous est donc possible de dégager une éthique en examinant rationnellement notre nature propre, ce qui la favorise et ce qui s’y oppose.
L’humanisme est un universalisme car il constate que du seul fait que les êtres humains se ressemblent, l’humanité tend à exister – Rien de ce qui est humain ne m’est étranger dirait le poète -. Et s’il y a une humanité qui tend à perséverer dans son être, alors on peut définir un bien universellement valable du point de vue humain – mais du point de vue humain seulement. Toute chose qui a pour effet d’augmenter la puissance d’agir de l’humanité (c’est-à-dire toute chose qui contribue à l’émancipation humaine) est un bien d’un point de vue humaniste.
C’est ainsi que l’on peut concilier ce qui à première vue paraît antinomique : l’ « antihumanisme théorique » (absolument parlant, il n’y a aucun privilège humain, aucune prééminence de l’humanité qui est une partie de la Nature comme une autre, entièrement soumise aux lois naturelles) et l’« humanisme pratique » (nous autres humains sommes fondés rationellement à poursuivre l’émancipation humaine comme souverain bien universel).
[J’ai bien compris. Mais si vous acceptez cette logique, personne ne peut non plus se féliciter des découvertes de la Renaissance, parce que seules, ces découvertes n’ont procuré aucun bénéfice aux peuples. Je vous le répète : si les connaissances ne sont pas cause efficiente des malheurs – ce sont les hommes qui les utilisent qui en prennent la responsabilité – alors elles ne peuvent non plus être cause efficient des bonheurs – tout le mérite revient, là encore, aux hommes qui les utilisent.
Or, votre formulation qui fait de la connaissance un « bien » au motif qu’elle contribue à l’émancipation contredit cette logique. De la même manière que les découvertes de la Renaissance ont « contribué » à émanciper les européens, elles ont « contribué » à l’extermination des aztèques.]
Et pourtant si, la simple augmentation des connaissances, avant même leur mise en application, est un bien. En effet, la personne qui a vu ses connaissances augmenter a subi de ce fait une transformation : elle dispose d’une plus grande capacité d’action, d’une plus grande capacité pour faire face à l’adversité.
[Autrement dit, le scientifique qui publie ses découvertes fait le bien QUELQUE SOIENT SES MOTIVATIONS POUR PUBLIER. Pourquoi ne pas admettre alors qu’un Napoleon ait « fait le bien » en publiant ses codes, en organisant le pays, et cela indépendamment des motivations plus ou moins égoïste qu’il poursuivait ? Vous ne pouvez pas à la fois courir avec le lièvre et chasser avec les chiens. Si vous faites de la MOTIVATION un critère pour définir le grand homme, alors le chercheur qui publie en pensant à sa publicité personnelle ou à sa gloire, quand bien même apporterait une contribution considérable au bien-être et la connaissance de l’humanité, n’aurait pas droit au titre.]
Je reprends mon exemple du mécanicien de daech qui aurait inventé la voiture volante dans l’objectif de commettre des attentats suicides. Même si un seul attentat était commis et que son invention était ensuite utilisée à des fins honorables pendant des siècles, et que donc sur le long terme son bilan était largement positif, je ne ferais pas d’un tel homme un exemple, sauf pour les techniciens. Le bon exemple est donné par un homme qui a recherché le chemin de l’émancipation – et qui a un bon bilan- , pas par un homme aliéné par ses passions et ses jugements erronés. Par construction, ce dernier genre d’homme ne peut faire le bien qu’accidentellement, puisque ce n’était pas le bien qu’il recherchait.
[Au contraire ! Ici, vous avez un personnage sur lequel on ne sait pratiquement rien, et pourtant sa vie a été rendue « exemplaire » au-delà de toute description. Est-ce que cela ne vous donne pas une très bonne idée de ce qu’il faut pour rendre une « vie exemplaire » ? Je vous le répète : si vous avez un bon biographe capable de broder un récit qui résonne avec les besoins du moment, votre exemplarité est assurée… et cela même si vous n’existez pas !]
[C’est bien mon point. Le « grand homme » est un mythe. Même si le mythe s’appuie sur une réalité historique, c’est une fabrication dans laquelle on oublie ce qui ne correspond pas et on met en exergue ce qui correspond à l’objectif poursuivi. Et c’est pourquoi les grands hommes d’une époque ne sont pas forcément ceux de l’époque suivante…]
[Ne croyez pas ça. L’esprit humain est ainsi fait qu’il ne retient que ce qu’il a envie de retenir. Pendant un siècle, Napoléon ou Colbert ont été considérés des « grands hommes ». Depuis une dizaine d’années, on renverse leurs statues. Est-ce qu’on a trouvé quelque chose de nouveau dans les archives, susceptible de changer radicalement notre vision de ces personnages ? Non, bien sûr que non. On a toujours su que Colbert est l’auteur du « code noir », et que l’Empereur à rétabli l’esclavage aux Antilles. C’est notre vision qui a changé, et non les faits.]
[L’abandonner ? Non. Mais être conscient que ce n’est pas la « pensée rationnelle » qui gouverne la plupart de nos congénères…]
Je suis tout à fait d’accord, c’est exactement comme cela que ça se passe actuellement, les grands hommes changent avec les époques. Mais c’est là le signe d’une société qui navigue à vue, sans véritable cap. Faut-il s’y résigner ?
De mon côté je pense qu’on a tout intérêt à se fixer un cap clair en direction duquel cheminer, qui est celui de l’émancipation humaine. Alors érigeons les grands hommes que ce cap appelle, qui sont à mon sens ceux que j’ai défini, servons nous-en comme repères pour suivre ce cap, et si nous y parvenons il ne sera plus jamais nécessaire de déboulonner leurs statues. L’européisme et la sacralisation de la victime disparaitront un jour, l’exigence de justice sociale non. Simone Veil sera un jour tout à fait oubliée, Jaurès et Croizat pourront être reconvoqués tant qu’il y aura des hommes.
[Et bien… être honoré effectivement. A votre avis, si vous donnez à quelqu’un le choix entre être honoré à tort de son vivant, ou être honoré à raison après sa mort, quel est le choix le plus probable ?]
Le vrai choix me semble plutôt entre être honoré à tort par une majorité d’ignorants qui vous oublieront ou pire vous renieront dès que le vent tournera, ou honoré à raison par une minorité de gens lucides tant qu’il y aura des hommes. Si on ajoute à cela que le second choix s’accompagne de la satisfaction d’avoir bien agi, ce choix me semble éminemment préférable.
[Oui, mais vous ne m’avez pas expliqué pourquoi il irait autrement si la récompense était une statue ou d’une médaille… que je sache, une statue ou une médaille ne font pas davantage le bonheur qu’un bon chèque. Et pourtant vous traitez différemment les deux modes de reconnaissance. Pourquoi ?
Puisque vous ne répondez pas, je vais essayer de répondre à votre place. Parce que derrière l’argent, il y a le plaisir. On ne peut faire grande chose avec une médaille ou une statue, autre que la montrer à ses connaissances. Mais l’argent, on peut le transformer en beaucoup de choses qui alimentent notre plaisir. Et c’est pourquoi la tradition catholique – qui se méfie de tout hédonisme – fait de l’argent un corrupteur – alors que la médaille ne corrompt pas. Qu’en pensez-vous ?]
Je ne sais pas trop que penser de cette réponse, j’ai écrit tout un paragraphe pour expliquer pourquoi je pense que la reconnaissance d’autrui justifiée rationnellement selon des critères humanistes fait davantage le bonheur que l’argent, et plutôt que de contre argumenter vous l’ignorez purement et simplement.
Que l’argent soit lié au plaisir, c’est certain. Mais la roue de hamster « frustration et recherche du plaisir » puis « jouissance » puis « ennui » puis bis repetita ne mène pas au bonheur véritable qui consiste dans la satisfaction imperturbable qui accompagne l’amour de la Nature entière, et qui passe par la compréhension de celle-ci.
[Pardon, mais vous passez à côté de mon commentaire. L’Abbé Pierre était, jusqu’à il y a quelques mois, le prototype même du « grand homme » contemporain, et il n’a pas manqué de voix pour demander qu’on en fasse un saint ou qu’on le fasse entrer au Panthéon. Et pourtant beaucoup de gens savaient que sont comportement était loin d’être irréprochable. Mais ces gens n’ont pas voulu voir, non pas voulu entendre et, surtout, n’ont pas voulu parler. Et s’ils avaient continué à garder le silence, l’Abbé Pierre continuerait à être un « grand homme », un exemple à suivre.
Seulement voilà, des gens ont parlé et, ce qui est essentiel dans l’affaire, la société avait envie d’écouter. Si l’affaire était sortie il y a vingt ans, personne n’aurait prêté attention. Mais aujourd’hui, le climat est à la dépose des statuts et la glorification des victimes. La figure de l’Abbé a donc été dûment condamnée à la damnatio memoriae, et à sa place on aura des places, des rues et des peintures murales de Gisèle Pelicot – je n’invente rien, il y a en déjà une. Que voulez-vous, les critères de ce que fait un « grand homme » ont changé… hier, vous le deveniez en créant des logements et du travail pour les pauvres, aujourd’hui vous pouvez devenir « exemplaire » en vous faisant droguer et violer pendant dix ans.]
[Mais ce bilan n’a aucune importance. La question à se poser est : « en faisant de l’Abbe Pierre un « grand homme », en occultant ses travers et en soulignant ses qualités pour le donner comme exemple à imiter par la société, est ce que je contribue à l’améliorer ? ». Si la réponse est « oui », alors les statues, les rues et les places sont parfaitement justifiées. Parce qu’elles sont consacrées à l’Abbe Pierre tel qu’il aurait du être, et non tel qu’il a été.]
Même si vos intentions sont louables, il est dangereux et au final contre-productif de légitimer l’occultation de la vérité historique.
Si vous trouvez acceptable de raboter la vérité historique comme cela vous arrange, vous perdez le droit de reprocher aux autres de faire de même. C’est un magnifique cadeau à des gens comme les négationnistes, ou comme ceux qui vous expliquent aujourd’hui que l’URSS porte autant que l’Allemagne la responsabilité de la seconde guerre mondiale.
La vérité est toujours la meilleure alliée des gens rationnels, car le rationnel est réel et le réel est rationnel. Il serait mal avisé de s’en priver. De manière générale, je préfère autant que possible éviter le recours aux mythes, croyances irrationnelles et aux religions, qui sont moins solides que les énoncés rationnellement fondés.
Je peux néanmoins admettre qu’on y ait recours lorsque ces mythes sont utiles à l’amélioration de la société, que les connaissances scientifiques sont lacunaires et que la raison ne s’y oppose pas catégoriquement.
Ainsi, votre méthode peut marcher pour un personnage comme Jesus, car les faits historiques ne pourront vraisemblablement plus émerger et ainsi venir gêner votre entreprise. Mais vous ne réussirez pas à faire disparaître toutes les archives sur la vie de Napoléon ou de l’abbé Pierre.
Dès lors, chaque fois que vous occulterez ce qui dérange sur ces derniers personnages, il se trouvera quelqu’un pour rappeler la vérité historique et votre tentative d’en faire des exemples se retournera contre vous.
[Je retiens la première. Mais je la retiens non pas parce qu’elle est vraie, mais parce qu’elle est utile. Compte tenu de l’œuvre considérable laissée par mongénéral, le pays a tout intérêt à ce que les jeunes générations grandissent dans la croyance qu’on peut faire tout ça pour des raisons altruistes. Le fait que De Gaulle ait EFFECTIVEMENT été mû par ces raisons est intéressant du point de vue des historiens, mais n’a aucune espèce d’importance à l’heure d’en faire un « grand homme ».
Je pense que notre désaccord tient en grande partie au fait que vous pensez que l’étiquette de « grand homme » appartient au registre de l’histoire, alors que pour moi elle appartient au registre du « récit national ». Pour l’historien, il n’y a pas de « grands hommes », tout juste des personnages historiques, avec leurs forces et leurs faiblesses, leur noblesse et leur égoïsme.]
Comme vous je pense que l’étiquette de « grand homme » appartient au registre du récit national, mais contrairement à vous je pense que si vous chassez la vérité historique elle vous reviendra tôt ou tard en pleine figure. Même si vous aviez les meilleurs intentions du monde, ce sera au final contre-productif.
Si votre objectif est d’améliorer la société, pourquoi préférer l’occultation des travers de personnages pas vraiment exemplaires à la mise en avant de personnages réellement exemplaires – du moins en l’état des connaissances dont nous disposons – ?
Ayant la vérité de leur côté, les seconds seront des repères beaucoup plus solides et beaucoup plus efficaces.
@ Spinoza
[En revanche, chaque chose singulière (càd chaque partie de la Nature) tend à persévérer dans son être et cet effort peut être gêné ou secondé par l’effort d’une autre chose singulière. Du point de vue de cette chose singulière, tout ce qui l’aide à persévérer dans son être, ou à augmenter sa puissance d’agir (ce qui revient au même) peut être appelé « bien ». Tout ce qui constitue un obstacle à sa perséverance dans l’être, ou diminue sa puissance d’agir, peut être appelé « mal ». Etant nous-mêmes des humains, c’est à dire des choses singulières, il nous est donc possible de dégager une éthique en examinant rationnellement notre nature propre, ce qui la favorise et ce qui s’y oppose.]
Ici, vous passez un peu vite sur une question pourtant essentielle. A partir de cette réflexion, vous pouvez définir un « bien » du point de vue de chaque « chose singulière ». Mais comment généraliser ce « bien » à une catégorie de « choses singulières » ? Autrement dit, comment passer de l’individu humain à l’espèce humaine ? Pour faire ce pas, il vous faut admettre que l’humanité est elle-même une « chose singulière » ayant collectivement une « puissance à agir ». Le problème, c’est que pour cela il lui faudrait une volonté, et donc une constitution politique. Or, si les tribus, les royaumes, les nations ont une constitution politique, « l’humanité » n’en a pas…
[L’humanisme est un universalisme car il constate que du seul fait que les êtres humains se ressemblent, l’humanité tend à exister – Rien de ce qui est humain ne m’est étranger dirait le poète -. Et s’il y a une humanité qui tend à persévérer dans son être, alors on peut définir un bien universellement valable du point de vue humain – mais du point de vue humain seulement. Toute chose qui a pour effet d’augmenter la puissance d’agir de l’humanité (c’est-à-dire toute chose qui contribue à l’émancipation humaine) est un bien d’un point de vue humaniste.]
Mais… y a-t-il une « humanité qui tend à persévérer dans son être » ? A-t-elle une « puissance à agir » ? Là est la question. On peut parler de « puissance à agir » d’une communauté politique, mais « l’humanité » est-elle une communauté politique ? Rien n’est moins sûr… J’ajoute que le terme « émancipation » ici n’évoque pas l’émancipation des INDIVIDUS, mais celle de l’humanité en tant qu’entité indivisible…
[C’est ainsi que l’on peut concilier ce qui à première vue paraît antinomique : l’ « antihumanisme théorique » (absolument parlant, il n’y a aucun privilège humain, aucune prééminence de l’humanité qui est une partie de la Nature comme une autre, entièrement soumise aux lois naturelles) et l’« humanisme pratique » (nous autres humains sommes fondés rationellement à poursuivre l’émancipation humaine comme souverain bien universel).]
C’est là un retour à la logique cartésienne. Il existe bien un « privilège humain » qui tient au fait que nous sommes la seule espèce qui pense le monde, et que notre « point de vue » est le seul possible. Nous ne pouvons pas confronter notre philosophie à celle de notre chien…
[Et pourtant si, la simple augmentation des connaissances, avant même leur mise en application, est un bien. En effet, la personne qui a vu ses connaissances augmenter a subi de ce fait une transformation : elle dispose d’une plus grande capacité d’action, d’une plus grande capacité pour faire face à l’adversité.]
Mais aussi une plus grande capacité pour exterminer une autre section de l’humanité. Pourquoi privilégier le point de vue de la première partie de l’humanité, et pas la seconde ? Autrement dit, ce qui est un « bien » pour une partie de l’humanité est un « mal » pour une autre. A partir de là, comment pouvez-vous dire que cette « plus grande capacité » est un « bien » pour L’ENSEMBLE de l’humanité ?
[Je reprends mon exemple du mécanicien de daech qui aurait inventé la voiture volante dans l’objectif de commettre des attentats suicides. Même si un seul attentat était commis et que son invention était ensuite utilisée à des fins honorables pendant des siècles, et que donc sur le long terme son bilan était largement positif, je ne ferais pas d’un tel homme un exemple, sauf pour les techniciens. Le bon exemple est donné par un homme qui a recherché le chemin de l’émancipation – et qui a un bon bilan – , pas par un homme aliéné par ses passions et ses jugements erronés.]
Vous aurez beaucoup de mal à trouver des hommes qui aient accompli de grandes choses sans être « aliénés par ses passions et ses jugements erronés ».
[Je suis tout à fait d’accord, c’est exactement comme cela que ça se passe actuellement, les grands hommes changent avec les époques. Mais c’est là le signe d’une société qui navigue à vue, sans véritable cap. Faut-il s’y résigner ?]
Je ne crois pas que ce soit là « le signe d’une société qui navigue à vue ». Au contraire : chaque époque se choisit les « grands hommes » dont elle a besoin. Qu’on passe progressivement du culte des « conquérants » au culte des « victimes » traduit une évolution des sociétés occidentales : on est passé d’une conception active, où les hommes modèlent leur avenir, à une conception passive, où l’homme subit un destin qu’il ne choisit pas.
[De mon côté je pense qu’on a tout intérêt à se fixer un cap clair en direction duquel cheminer, qui est celui de l’émancipation humaine. Alors érigeons les grands hommes que ce cap appelle, qui sont à mon sens ceux que j’ai défini, servons nous-en comme repères pour suivre ce cap, et si nous y parvenons il ne sera plus jamais nécessaire de déboulonner leurs statues.]
Pouvez-vous donner quelques exemples des « grands hommes » que vous retiendriez comme exemplaires de ce point de vue ?
[L’européisme et la sacralisation de la victime disparaitront un jour, l’exigence de justice sociale non. Simone Veil sera un jour tout à fait oubliée, Jaurès et Croizat pourront être reconvoqués tant qu’il y aura des hommes.]
A quel titre ? On peut avoir une certaine tendresse pour le combat de Jaurès, mais le fait est qu’il s’est trompé – comme l’ensemble de la social-démocratie européenne d’ailleurs – sur toute la ligne dans son analyse de la situation. Son pacifisme était peut-être animé par les plus nobles intentions, mais on peut difficilement soutenir qu’il ait fait preuve d’une grande clairvoyance dans l’affaire. Quant à Croizat, vous ne pouvez faire un « grand homme » qu’en effaçant le fait qu’il fut un stalinien impénitent… Mais surtout, vous ne pouvez pas faire des « grands hommes » tout seul : encore faut-il que la société les reprenne, c’est-à-dire, qu’il y ait une sorte de consensus pour en faire des exemples. Pensez-vous que ce soit le cas aujourd’hui pour Jaurès et Croizat ?
[Le vrai choix me semble plutôt entre être honoré à tort par une majorité d’ignorants qui vous oublieront ou pire vous renieront dès que le vent tournera, ou honoré à raison par une minorité de gens lucides tant qu’il y aura des hommes. Si on ajoute à cela que le second choix s’accompagne de la satisfaction d’avoir bien agi, ce choix me semble éminemment préférable.]
Je crains que vous n’ayez une vision très idéalisée du genre humain…
[Je ne sais pas trop que penser de cette réponse, j’ai écrit tout un paragraphe pour expliquer pourquoi je pense que la reconnaissance d’autrui justifiée rationnellement selon des critères humanistes fait davantage le bonheur que l’argent, et plutôt que de contre argumenter vous l’ignorez purement et simplement.]
Je vous ai vu affirmer, mais je n’ai pas vu d’arguments auxquels je pourrais répondre. En particulier, vous n’expliquez pas pourquoi la « reconnaissance d’autrui justifiée rationnellement selon des critères humanistes » ne peut pas prendre la forme d’un chèque plutôt que d’une médaille…
[Que l’argent soit lié au plaisir, c’est certain. Mais la roue de hamster « frustration et recherche du plaisir » puis « jouissance » puis « ennui » puis bis repetita ne mène pas au bonheur véritable qui consiste dans la satisfaction imperturbable qui accompagne l’amour de la Nature entière, et qui passe par la compréhension de celle-ci.]
N’ayant aucun moyen de mesurer le bonheur, je ne me risquerais pas à juger où se trouve le « bonheur véritable ». Je ne peux que constater que la plupart de mes congénères, lorsqu’ils ont à choisir entre un poste de commercial bien payé et un poste de chercheur payé des clopinettes, préfèrent la première option. Sauf à supposer que je connais mieux qu’eux ce qui ferait leur « bonheur », je suis forcé de conclure que la chose est bien plus ambiguë que vous ne le pensez…
[« Mais ce bilan n’a aucune importance. La question à se poser est : « en faisant de l’Abbe Pierre un « grand homme », en occultant ses travers et en soulignant ses qualités pour le donner comme exemple à imiter par la société, est ce que je contribue à l’améliorer ? ». Si la réponse est « oui », alors les statues, les rues et les places sont parfaitement justifiées. Parce qu’elles sont consacrées à l’Abbe Pierre tel qu’il aurait du être, et non tel qu’il a été. » Même si vos intentions sont louables, il est dangereux et au final contre-productif de légitimer l’occultation de la vérité historique.]
Il ne s’agit nullement de « occulter la vérité historique ». La vérité historique, c’est l’affaire des livres d’histoire. Je vous parle du récit à travers duquel une société se raconte elle-même aux nouvelles générations. Ce récit ne traduit pas le passé tel qu’il a été, mais tel qu’on aurait voulu qu’il soit. Il ne relève pas de l’histoire, mais du mythe.
[Si vous trouvez acceptable de raboter la vérité historique comme cela vous arrange, vous perdez le droit de reprocher aux autres de faire de même. C’est un magnifique cadeau à des gens comme les négationnistes, ou comme ceux qui vous expliquent aujourd’hui que l’URSS porte autant que l’Allemagne la responsabilité de la seconde guerre mondiale.]
Je cède volontiers ce « droit » – qui ne m’apporte, en fait, qu’une satisfaction morale. Parce que, que je le veuille ou non, les « autres » feront de même. L’expérience montre qu’on ne combat pas un « récit » avec la « vérité historique », on le combat avec un autre « récit ». L’esprit humain est ainsi fait qu’il lui faut des « grands hommes » sans peur et sans reproche. Or, comme le disait si bien Beaumarchais, « il n’y a pas de grand homme pour son valet de chambre ».
[La vérité est toujours la meilleure alliée des gens rationnels, car le rationnel est réel et le réel est rationnel. Il serait mal avisé de s’en priver. De manière générale, je préfère autant que possible éviter le recours aux mythes, croyances irrationnelles et aux religions, qui sont moins solides que les énoncés rationnellement fondés.]
Deux mille ans d’histoire – au moins ! – vous démontrent le contraire.
[Ainsi, votre méthode peut marcher pour un personnage comme Jesus, car les faits historiques ne pourront vraisemblablement plus émerger et ainsi venir gêner votre entreprise. Mais vous ne réussirez pas à faire disparaître toutes les archives sur la vie de Napoléon ou de l’abbé Pierre.]
Je n’ai pas besoin de rien faire « disparaître ». Si les gens ont envie de croire – autrement dit, si ces personnages résonnent avec les besoins de la société d’aujourd’hui – les gens ignoreront ce que les archives peuvent dire. Pensez à l’élection de Mitterrand en 1981 : son détour par Vichy, ses amis collabos, sa Francisque, son action pendant la guerre d’Algérie, ses accointances avec l’OAS, le faux attentat de l’Observatoire, tout ça était non seulement dans les archives, mais avait été publié. Et pourtant, la gauche en a fait son porte-drapeau, et voté pour lui. Dix ans plus tard, on a tout à coup « découvert » tout ça. Que s’est-il passé ? Des archives inconnues ont été retrouvées ? Des témoins silencieux jusqu’alors se sont mis à parler ? Non, absolument pas. On n’a rien appris qu’on ne sut déjà dix ou vingt ans plus tôt. Seulement voilà, le contexte avait changé, et le « peuple de gauche » n’avait plus envie de croire…
[Dès lors, chaque fois que vous occulterez ce qui dérange sur ces derniers personnages, il se trouvera quelqu’un pour rappeler la vérité historique et votre tentative d’en faire des exemples se retournera contre vous.]
Qui, en 1981, a écouté ceux qui « rappelaient la vérité historique » sur Mitterrand ? Personne ou presque. Et il fut élu malgré toutes ces casseroles.
[Comme vous je pense que l’étiquette de « grand homme » appartient au registre du récit national, mais contrairement à vous je pense que si vous chassez la vérité historique elle vous reviendra tôt ou tard en pleine figure. Même si vous aviez les meilleurs intentions du monde, ce sera au final contre-productif.]
En quoi ? Même si on renverse l’Abbé Pierre de son piédestal aujourd’hui, pendant cinquante ans sa figure aura mobilisé pas mal de gens pour faire le bien. Son renversement ne détruira pas ce travail. Si les écarts de l’Abbé avaient été connus dès les années 1950, Emmaüs n’aurait pas vu le jour, et plein de gens n’auraient pas fait ce qu’ils ont fait inspirés par son récit. Le monde s’en trouverait mieux aujourd’hui ? Je ne le crois pas.
[Si votre objectif est d’améliorer la société, pourquoi préférer l’occultation des travers de personnages pas vraiment exemplaires à la mise en avant de personnages réellement exemplaires – du moins en l’état des connaissances dont nous disposons – ?]
Comme par exemple ? Quelle personnalité connaissez-vous dont le parcours soit inspirant et qui puisse se targuer d’être « réellement exemplaire » ? Et surtout, comment vous assurez-vous qu’elles le resteront une fois que les langues se délient ? Finalement, on peut admirer l’intelligence de l’église catholique : à l’heure de choisir ses saints, on préfère prendre des personnages lointains dont on ne sait pas vraiment grande chose… ainsi, le risque de voir apparaître une escroquerie ou un adultère dans l’horizon est minime.
[Ici, vous passez un peu vite sur une question pourtant essentielle. A partir de cette réflexion, vous pouvez définir un « bien » du point de vue de chaque « chose singulière ». Mais comment généraliser ce « bien » à une catégorie de « choses singulières » ? Autrement dit, comment passer de l’individu humain à l’espèce humaine ? Pour faire ce pas, il vous faut admettre que l’humanité est elle-même une « chose singulière » ayant collectivement une « puissance à agir ». Le problème, c’est que pour cela il lui faudrait une volonté, et donc une constitution politique. Or, si les tribus, les royaumes, les nations ont une constitution politique, « l’humanité » n’en a pas…]
[Mais… y a-t-il une « humanité qui tend à persévérer dans son être » ? A-t-elle une « puissance à agir » ? Là est la question. On peut parler de « puissance à agir » d’une communauté politique, mais « l’humanité » est-elle une communauté politique ? Rien n’est moins sûr… J’ajoute que le terme « émancipation » ici n’évoque pas l’émancipation des INDIVIDUS, mais celle de l’humanité en tant qu’entité indivisible…]
Vous posez une excellente question, qui fait l’objet du maitre ouvrage du « pape » du spinozisme français Alexandre Matheron : « Individu et communauté chez Spinoza ». Je n’ai pas les moyens de bien résumer l’analyse ici, je ne peux que vous renvoyer à cet ouvrage si cette question vous intéresse, car autant Spinoza est difficile d’accès, autant Matheron parvient à le rendre lumineux. Je dirai simplement que la réponse repose sur l’imitation des affects entre semblables, qui fait émerger une communauté politique dans tout groupe humain.
[Mais aussi une plus grande capacité pour exterminer une autre section de l’humanité. Pourquoi privilégier le point de vue de la première partie de l’humanité, et pas la seconde ? Autrement dit, ce qui est un « bien » pour une partie de l’humanité est un « mal » pour une autre. A partir de là, comment pouvez-vous dire que cette « plus grande capacité » est un « bien » pour L’ENSEMBLE de l’humanité ?]
Notre nature nous conduit fondamentalement à vouloir persévérer dans notre être, pas à vouloir exterminer une autre section de l’humanité. Si nous en venons parfois à exterminer une autre section de l’humanité, c’est parce que des causes extérieures à notre nature nous peuvent nous y conduire. Donc si vous enlevez ces causes extérieures de l’équation – car elles n’ont pas a priori plus de raison d’être présentes que les causes extérieures qui poussent à des comportements prosociaux -, nous trouvons bien que l’augmentation de la connaissance en elle-même est une augmentation de la puissance d’agir de l’humanité en direction de la persévérance dans son être.
[Vous aurez beaucoup de mal à trouver des hommes qui aient accompli de grandes choses sans être « aliénés par ses passions et ses jugements erronés ».]
Encore une fois, pas besoin de trouver des hommes irréprochables, juste des hommes « au dessus de la masse », moins aliénés que les autres. Cela suffit pour servir d’exemple profitable à ladite masse.
[Je ne crois pas que ce soit là « le signe d’une société qui navigue à vue ». Au contraire : chaque époque se choisit les « grands hommes » dont elle a besoin. Qu’on passe progressivement du culte des « conquérants » au culte des « victimes » traduit une évolution des sociétés occidentales : on est passé d’une conception active, où les hommes modèlent leur avenir, à une conception passive, où l’homme subit un destin qu’il ne choisit pas.]
C’est bien ce que je dis, le changement de « grands hommes » traduit un changement de cap. Mais pourquoi aurions nous besoin de changer de grands hommes si nous souhaitons conserver un même cap ?
[Pouvez-vous donner quelques exemples des « grands hommes » que vous retiendriez comme exemplaires de ce point de vue ?]
[A quel titre ? On peut avoir une certaine tendresse pour le combat de Jaurès, mais le fait est qu’il s’est trompé – comme l’ensemble de la social-démocratie européenne d’ailleurs – sur toute la ligne dans son analyse de la situation. Son pacifisme était peut-être animé par les plus nobles intentions, mais on peut difficilement soutenir qu’il ait fait preuve d’une grande clairvoyance dans l’affaire. Quant à Croizat, vous ne pouvez faire un « grand homme » qu’en effaçant le fait qu’il fut un stalinien impénitent… Mais surtout, vous ne pouvez pas faire des « grands hommes » tout seul : encore faut-il que la société les reprenne, c’est-à-dire, qu’il y ait une sorte de consensus pour en faire des exemples. Pensez-vous que ce soit le cas aujourd’hui pour Jaurès et Croizat ?]
Le combat de Jaurès ne se limite pas au pacifisme, c’est un grand artisan de la construction du socialisme, et de la lutte pour la justice et la liberté de conscience.
Quant à Croizat, sachant votre histoire personnelle vous vous faites sans doute l’avocat du diable, mais avoir été stalinien en France dans les années 30 et 40 n’est certainement pas de nature à entacher sérieusement son œuvre.
Vous demandez d’autres « grands hommes » selon moi, je pourrais vous citer tous les grands révolutionnaires, les communards, les grands résistants qui ont pris des risques insensés pour leur cause, à tel point que leurs actes apparaissent incompréhensibles à des médiocres qui ne voient jamais rien d’autre que leur intérêt matériel à courte vue.
Vous n’avez également qu’à ouvrir un Maitron pour trouver les biographies de centaines de militants qui n’ont peut-être pas une action singulière éclatante à faire valoir, mais qui ont consacré une grande part de leur vie avec courage et dévouement à la construction d’un monde meilleur. Le choix de « grands hommes » a pour défaut de trop mettre l’accent sur l’action individuelle, mais ériger certains de ces « travailleurs de l’ombre » en grands hommes pourrait permettre paradoxalement de revaloriser l’action collective.
[Je crains que vous n’ayez une vision très idéalisée du genre humain…]
Détrompez-vous je suis parfaitement conscient qu’à ce jour, ceux qui feraient le même choix que moi sont minoritaires. Mais je considérerai l’éducation de mon fils comme réussie s’il fait ce choix, car lui comme le reste de l’humanité y ont intérêt.
[Je vous ai vu affirmer, mais je n’ai pas vu d’arguments auxquels je pourrais répondre. En particulier, vous n’expliquez pas pourquoi la « reconnaissance d’autrui justifiée rationnellement selon des critères humanistes » ne peut pas prendre la forme d’un chèque plutôt que d’une médaille…]
Je vous ai dit que cette reconnaissance peut prendre la forme d’un chèque, tant qu’il n’y a pas de doute que celui qui fait le chèque effectue bien un acte de reconnaissance et non un acte de paiement.
[N’ayant aucun moyen de mesurer le bonheur, je ne me risquerais pas à juger où se trouve le « bonheur véritable ». Je ne peux que constater que la plupart de mes congénères, lorsqu’ils ont à choisir entre un poste de commercial bien payé et un poste de chercheur payé des clopinettes, préfèrent la première option. Sauf à supposer que je connais mieux qu’eux ce qui ferait leur « bonheur », je suis forcé de conclure que la chose est bien plus ambiguë que vous ne le pensez…]
C’est un risque, c’est vrai, mais il faut le prendre car sans une solide conception du bonheur il est impossible de bien orienter son action.
Vous avez le droit de prétendre savoir mieux que les autres où se trouve leur bonheur si vous avez des arguments mieux fondés en raison que les leurs. D’ailleurs l’expérience montre que beaucoup de gens ont une idée confuse du bonheur, et se rendent compte trop tard qu’ils se sont engagés dans une voie qui ne les rend pas vraiment heureux.
[Il ne s’agit nullement de « occulter la vérité historique ». La vérité historique, c’est l’affaire des livres d’histoire. Je vous parle du récit à travers duquel une société se raconte elle-même aux nouvelles générations. Ce récit ne traduit pas le passé tel qu’il a été, mais tel qu’on aurait voulu qu’il soit. Il ne relève pas de l’histoire, mais du mythe.]
Je ne comprends pas comment il serait possible de « traduire le passé non pas tel qu’il a été, mais tel qu’on aurait voulu qu’il soit » sans faire violence à la vérité historique.
[Je cède volontiers ce « droit » – qui ne m’apporte, en fait, qu’une satisfaction morale. Parce que, que je le veuille ou non, les « autres » feront de même. L’expérience montre qu’on ne combat pas un « récit » avec la « vérité historique », on le combat avec un autre « récit ». L’esprit humain est ainsi fait qu’il lui faut des « grands hommes » sans peur et sans reproche. Or, comme le disait si bien Beaumarchais, « il n’y a pas de grand homme pour son valet de chambre ». ]
Pardon, il n’apporte certainement pas juste une satisfaction morale. Je vous accorde qu’on ne combat un récit qu’avec un autre récit, mais un récit fondé sur la vérité historique est, toutes choses égales par ailleurs, plus puissant qu’un récit qu’un récit qui ne l’est pas.
[Deux mille ans d’histoire – au moins ! – vous démontrent le contraire.]
Personnellement je ne doute pas que la théorie de l’évolution triomphera définitivement sur le créationnisme.
[Je n’ai pas besoin de rien faire « disparaître ». Si les gens ont envie de croire – autrement dit, si ces personnages résonnent avec les besoins de la société d’aujourd’hui – les gens ignoreront ce que les archives peuvent dire. Pensez à l’élection de Mitterrand en 1981 : son détour par Vichy, ses amis collabos, sa Francisque, son action pendant la guerre d’Algérie, ses accointances avec l’OAS, le faux attentat de l’Observatoire, tout ça était non seulement dans les archives, mais avait été publié. Et pourtant, la gauche en a fait son porte-drapeau, et voté pour lui. Dix ans plus tard, on a tout à coup « découvert » tout ça. Que s’est-il passé ? Des archives inconnues ont été retrouvées ? Des témoins silencieux jusqu’alors se sont mis à parler ? Non, absolument pas. On n’a rien appris qu’on ne sut déjà dix ou vingt ans plus tôt. Seulement voilà, le contexte avait changé, et le « peuple de gauche » n’avait plus envie de croire…]
[Qui, en 1981, a écouté ceux qui « rappelaient la vérité historique » sur Mitterrand ? Personne ou presque. Et il fut élu malgré toutes ces casseroles. ]
Vous apportez de l’eau à mon moulin. L’envie de croire fondée sur un faux historique fluctue facilement, l’envie de croire fondée sur la vérité historique dispose d’un meilleur ancrage.
On peut tout de même admirer les qualités de dissimulation de Mitterrand… Tout récemment encore un livre est paru pour démonter le mythe du Mitterrand « décolonisateur de l’Afrique noire » sous la IVème République, qui avait résisté jusqu’ici… Cela montre bien que même les créateurs de mythes les plus habiles ne résistent pas au passage du temps lorsqu’il existe des archives quelque part.
[En quoi ? Même si on renverse l’Abbé Pierre de son piédestal aujourd’hui, pendant cinquante ans sa figure aura mobilisé pas mal de gens pour faire le bien. Son renversement ne détruira pas ce travail. Si les écarts de l’Abbé avaient été connus dès les années 1950, Emmaüs n’aurait pas vu le jour, et plein de gens n’auraient pas fait ce qu’ils ont fait inspirés par son récit. Le monde s’en trouverait mieux aujourd’hui ? Je ne le crois pas.]
Si les écarts de l’Abbé avaient été connus dès les années 50, on aurait toujours pu ériger un autre « grand homme » pour inspirer les gens.
[Comme par exemple ? Quelle personnalité connaissez-vous dont le parcours soit inspirant et qui puisse se targuer d’être « réellement exemplaire » ? Et surtout, comment vous assurez-vous qu’elles le resteront une fois que les langues se délient ? Finalement, on peut admirer l’intelligence de l’église catholique : à l’heure de choisir ses saints, on préfère prendre des personnages lointains dont on ne sait pas vraiment grande chose… ainsi, le risque de voir apparaître une escroquerie ou un adultère dans l’horizon est minime.]
Je vous ai cité plus haut Jaurès, Croizat et cie. Bien sûr nous n’avons pas la garantie absolue qu’il n’y aura pas un jour où les langues vont se délier, où des archives compromettantes seront retrouvées. Mais si cela arrive alors tant pis, on déboulonnera les statues et on les remplacera par d’autres, l’important étant que les exemples que nous érigeons ne contreviennent pas l’état des connaissances historiques actuelles.
De la même manière, nous n’avons pas la garantie que le modèle standard de la physique des particules soit toujours dominant dans un siècle. Mais nous pouvons tout de même l’utiliser car c’est que nous avons de mieux pour l’instant, et si un jour il est invalidé nous le remplacerons par un autre modèle.
Ou alors, si vous y tenez, inspirez vous de l’église catholique et créez une biographie exemplaire d’homme d’État Romain ou Gaulois sur lequel il ne reste presque rien. Si vous arrivez comme cela à générer une envie de croire que je trouve utile sans que les historiens ne puissent vous contredire, je ne trouverai rien à redire.
@ Spinoza
[Je dirai simplement que la réponse repose sur l’imitation des affects entre semblables, qui fait émerger une communauté politique dans tout groupe humain.]
Diriez-vous que l’humanité entière (c’est bien un groupe humain ?) constitue une « communauté politique » ?
[Mais aussi une plus grande capacité pour exterminer une autre section de l’humanité. Pourquoi privilégier le point de vue de la première partie de l’humanité, et pas la seconde ? Autrement dit, ce qui est un « bien » pour une partie de l’humanité est un « mal » pour une autre. A partir de là, comment pouvez-vous dire que cette « plus grande capacité » est un « bien » pour L’ENSEMBLE de l’humanité ?]
[Notre nature nous conduit fondamentalement à vouloir persévérer dans notre être, pas à vouloir exterminer une autre section de l’humanité. Si nous en venons parfois à exterminer une autre section de l’humanité, c’est parce que des causes extérieures à notre nature nous peuvent nous y conduire.]
Pourtant, cette tendance à exterminer une autre section de l’humanité apparaît dans toutes les cultures et dans toutes les époques. Qu’est ce qui vous permet de dire, dans ces conditions, que ce n’est pas dans notre « nature » ?
[Vous aurez beaucoup de mal à trouver des hommes qui aient accompli de grandes choses sans être « aliénés par ses passions et ses jugements erronés ».]
[Encore une fois, pas besoin de trouver des hommes irréprochables, juste des hommes « au dessus de la masse », moins aliénés que les autres. Cela suffit pour servir d’exemple profitable à ladite masse.]
J’attends toujours un exemple…
[C’est bien ce que je dis, le changement de « grands hommes » traduit un changement de cap. Mais pourquoi aurions-nous besoin de changer de grands hommes si nous souhaitons conserver un même cap ?]
Quand vous parlez de « changement de cap », vous suggérez qu’il y a dans l’affaire une volonté. Après tout, il faut bien que quelqu’un fixe le cap. Mais ce n’est pas ainsi que je vois les choses : les structures changent sans que ces changements découlent d’une volonté humaine. « Les hommes font l’histoire, mais ils ne savent pas quelle histoire ils font ».
[Le combat de Jaurès ne se limite pas au pacifisme, c’est un grand artisan de la construction du socialisme, et de la lutte pour la justice et la liberté de conscience.]
Mais que laisse-t-il comme héritage ? C’est quoi son œuvre ?
[Quant à Croizat, sachant votre histoire personnelle vous vous faites sans doute l’avocat du diable, mais avoir été stalinien en France dans les années 30 et 40 n’est certainement pas de nature à entacher sérieusement son œuvre.]
Pour quelqu’un comme moi, qui pardonne aux hommes de se laisser emporter « par leurs passions et leurs jugements erronés », certainement. Mais j’avais cru comprendre que ce n’était pas votre cas…
[Vous demandez d’autres « grands hommes » selon moi, je pourrais vous citer tous les grands révolutionnaires, les communards, les grands résistants qui ont pris des risques insensés pour leur cause, à tel point que leurs actes apparaissent incompréhensibles à des médiocres qui ne voient jamais rien d’autre que leur intérêt matériel à courte vue. Vous n’avez également qu’à ouvrir un Maitron pour trouver les biographies de centaines de militants qui n’ont peut-être pas une action singulière éclatante à faire valoir, mais qui ont consacré une grande part de leur vie avec courage et dévouement à la construction d’un monde meilleur.]
Je vous rappelle que, selon votre propre définition, il ne suffit pas d’avoir pris de grands risques, de faire preuve de courage ou de dévouement pour être un « grand homme ». Il faut aussi laisser derrière soi un bilan, un œuvre. Or, si le Maitron contient une longue liste de gens qui ont essayé, ceux qui ont réussi sont très, très rares. Et si en plus vous exigez qu’ils aient réussi sans se laisser attirer par l’argent, les honneurs ou les « passions »… il ne reste plus personne.
Mais votre commentaire montre, une fois de plus, combien pour vous le « grand homme » est proche du martyr chrétien…
[« Je vous ai vu affirmer, mais je n’ai pas vu d’arguments auxquels je pourrais répondre. En particulier, vous n’expliquez pas pourquoi la « reconnaissance d’autrui justifiée rationnellement selon des critères humanistes » ne peut pas prendre la forme d’un chèque plutôt que d’une médaille… » Je vous ai dit que cette reconnaissance peut prendre la forme d’un chèque, tant qu’il n’y a pas de doute que celui qui fait le chèque effectue bien un acte de reconnaissance et non un acte de paiement.]
C’est quoi, pour vous, la différence entre les deux ? Si vous essayez de les définir, vous verrez qu’il est loin d’être évident de faire la différence.
[C’est un risque, c’est vrai, mais il faut le prendre car sans une solide conception du bonheur il est impossible de bien orienter son action.]
Mais cette « conception » est-elle universelle ? Au nom de quoi puis-je décréter que ce qui fait mon bonheur est susceptible de faire celui des autres ?
[Vous avez le droit de prétendre savoir mieux que les autres où se trouve leur bonheur si vous avez des arguments mieux fondés en raison que les leurs. D’ailleurs l’expérience montre que beaucoup de gens ont une idée confuse du bonheur, et se rendent compte trop tard qu’ils se sont engagés dans une voie qui ne les rend pas vraiment heureux.]
Mais c’est peut-être aussi votre cas. Qui vous dit que dans dix ans vous ne regretterez pas de vous être engagé dans une voie qui ne vous rend pas heureux ? Quel est « l’argument bien fondé » qui vous permet de penser que vous échapperez à cette éventualité ?
[« Il ne s’agit nullement de « occulter la vérité historique ». La vérité historique, c’est l’affaire des livres d’histoire. Je vous parle du récit à travers duquel une société se raconte elle-même aux nouvelles générations. Ce récit ne traduit pas le passé tel qu’il a été, mais tel qu’on aurait voulu qu’il soit. Il ne relève pas de l’histoire, mais du mythe. » Je ne comprends pas comment il serait possible de « traduire le passé non pas tel qu’il a été, mais tel qu’on aurait voulu qu’il soit » sans faire violence à la vérité historique.]
Prenez « La légende dorée » de Jacques de Voragine, ou plus récemment « les trois mousquetaires » d’Alexandre Dumas. Pensez-vous que ces ouvrages « font violence à la vérité historique » ? Non. Ce sont des récits qui, sur une base historique, n’ont pas de prétention à une vérité scientifique. Le premier poursuit un but d’édification, le second d’amusement.
Pour ne donner qu’un exemple, les livres d’histoire de Lavisse, qui ont eu une influence considérable dans la propagation du « roman national » de la IIIème République, ne sont pas des livres d’histoire scientifique – même si leur auteur était un historien – mais des récits construits sur une base historique avec une finalité politique. Ils ne peuvent « trahir » la vérité historique parce qu’ils ne prétendent pas la servir.
[Pardon, il n’apporte certainement pas juste une satisfaction morale. Je vous accorde qu’on ne combat un récit qu’avec un autre récit, mais un récit fondé sur la vérité historique est, toutes choses égales par ailleurs, plus puissant qu’un récit qu’un récit qui ne l’est pas.]
Un exemple ?
[« Deux mille ans d’histoire – au moins ! – vous démontrent le contraire. » Personnellement je ne doute pas que la théorie de l’évolution triomphera définitivement sur le créationnisme.]
Et alors ? La question ici était la « solidité » des mythes et croyances comparées aux énoncés rationnels. Et force est de constater que les mythes et croyances sont incroyablement solides : ils survivent alors même qu’ils sont contredits quotidiennement par l’expérience. A l’opposé, un énoncé rationnel ne survit généralement pas à la première contradiction…
[Vous apportez de l’eau à mon moulin. L’envie de croire fondée sur un faux historique fluctue facilement, l’envie de croire fondée sur la vérité historique dispose d’un meilleur ancrage.]
Ce n’est pas une question de « fluctuation ». La question est de savoir si on a envie de croire ou pas, ou pour être plus précis, si le fait de croire est fonctionnel à vos intérêts. Il y a des mythes et des idées fausses qui subsistent pendant des millénaires, parce qu’ils sont fonctionnels aux intérêts de la société. Et d’autres qui ne durent que quelques années, parce qu’ils ne sont utiles que conjoncturellement. Vous raisonnez comme si la « vérité historique » (ou plus généralement la vérité scientifique) avait un statut privilégié, qui la rendait plus « croyable » que les autres récits. Mais ce n’est pas le cas. C’est l’envie de croire qui gouverne : si on a envie de croire à la « vérité historique », alors on la prendra en compte. Et si on a envie de croire le contraire – parce qu’on y a intérêt – la « vérité historique » ira se rhabiller.
[On peut tout de même admirer les qualités de dissimulation de Mitterrand… Tout récemment encore un livre est paru pour démonter le mythe du Mitterrand « décolonisateur de l’Afrique noire » sous la IVème République, qui avait résisté jusqu’ici… Cela montre bien que même les créateurs de mythes les plus habiles ne résistent pas au passage du temps lorsqu’il existe des archives quelque part.]
Vous faites erreur. Mitterrand n’a rien eu à « dissimuler ». Tout ce que nous savons aujourd’hui de Mitterrand était déjà public. Mais la gauche avait envie de croire, et parce qu’elle avait envie de croire elle n’aurait pas vu la vérité même si elle lui avait marché sur la tête. Et si le mythe se défait aujourd’hui, ce n’est pas parce que le temps a passé ou parce qu’on a sorti les archives, mais parce que l’intérêt à croire a disparu.
[« En quoi ? Même si on renverse l’Abbé Pierre de son piédestal aujourd’hui, pendant cinquante ans sa figure aura mobilisé pas mal de gens pour faire le bien. Son renversement ne détruira pas ce travail. Si les écarts de l’Abbé avaient été connus dès les années 1950, Emmaüs n’aurait pas vu le jour, et plein de gens n’auraient pas fait ce qu’ils ont fait inspirés par son récit. Le monde s’en trouverait mieux aujourd’hui ? Je ne le crois pas. » Si les écarts de l’Abbé avaient été connus dès les années 50, on aurait toujours pu ériger un autre « grand homme » pour inspirer les gens.]
Et on aurait découvert quelques années plus tard qu’il sodomisait son chien. Au risque de me répéter : LE GRAND HOMME N’EXISTE PAS, c’est la société qui le fabrique selon ses besoins.
[Ou alors, si vous y tenez, inspirez-vous de l’église catholique et créez une biographie exemplaire d’homme d’État Romain ou Gaulois sur lequel il ne reste presque rien. Si vous arrivez comme cela à générer une envie de croire que je trouve utile sans que les historiens ne puissent vous contredire, je ne trouverai rien à redire.]
C’est un peu ce qu’a fait la Révolution française, en ressuscitant les exemples romains…