L’Oncle Sam est une ordure

“Heaven has no rage like love to hatred turned, Nor Hell a Fury like a woman scorned” (William Congreve)

Je voudrais commencer ce papier par une minute de silence. Il me semble en effet indispensable d’exprimer notre solidarité morale avec une population en détresse. Je parle, bien entendu, de tous ceux – hommes et femmes politiques, commentateurs, intellectuels médiatiques, enseignants – souffrant de cette terrible maladie qu’est l’americanolâtrie. Certains rêvaient d’américaniser la France en faisant d’elle une « start-up nation ». D’autres ont bénéficié dans leur jeunesse des programmes destinés à former les dirigeants européens en herbe aux délices de « l’american way of life », ou plutôt de « l’american way of thinking » et ne s’en sont jamais remis. Il y en a même qui sont devenus des agents d’influence, conseillant des chefs d’Etat « amis » et couvrant derrière leur passeport français la nature de leur véritable employeur. Mais tous ont – ou ont eu, car il faut maintenant parler au passé – en commun la confiance absolue dans l’Oncle Sam, cet oncle tout-puissant, éclairé et bienveillant, tout dévoué à la défense de la liberté, de la démocratie, bref, de tout ce qui est bon et juste.

On a presque de la peine – entre deux moments de Schadenfreude – à les voir, tout déconfits, allant de sommet en sommet, d’écran en écran, brûlant aujourd’hui ce qu’ils ont adoré hier. Où sont passés ceux qui nous expliquaient que les institutions américaines étaient un exemple à suivre pour le monde entier, que leur système de « checks and balances » conduisait à un gouvernement éclairé et modéré, à un équilibre harmonieux et un gouvernement bien plus démocratique et rationnel que celui de nos contrées françaises ? Où sont passés ceux qui expliquaient doctement que les Etats-Unis seraient toujours du côté du bien, de la justice et de la liberté ? Tous ces beaux discours sont oubliés, remplacés par le langage de l’incompréhension quand ce n’est pas de l’amour trahi. On en trouve même qui poussent le vice jusqu’à se soucier des intérêts des Américains comme si c’était leur problème, telle une Christine Lagarde qui explique doctement que la politique de Donald Trump « n’est pas dans l’intérêt des Américains ». Depuis quand « l’intérêt des Américains » est un paramètre qui intéresse la présidente de la BCE ?

Le plus amusant dans cette affaire, c’est que sur le fond, la politique américaine n’a pas véritablement changé. Avec un style qui est certes différent de celui de ses prédécesseurs, Trump s’inscrit dans une remarquable continuité. Car lorsqu’on laisse de côté les discours publicitaires et qu’on regarde l’histoire, on arrive vite à la conclusion que l’Oncle Sam n’a jamais été cet oncle bienveillant dont ses thuriféraires nous parlent. En 1914-18 comme en 1939-45, il a laissé les européens s’épuiser dans les combats avant de venir sur le tard rafler la mise (1). Quant à l’attention accordée à ses « alliés », ce n’est pas une constante de la politique américaine que de les consulter avant de prendre les décisions critiques. Lorsque Nixon trouve en 1971 que son économie se portera mieux en mettant fin à la convertibilité du dollar en or, elle est supprimée sans consulter personne. Et tant pis pour le système de Bretton Woods, dont la convertibilité était l’un des piliers. Le secrétaire au Trésor, John Connally, résumera parfaitement le caractère unilatéral de la décision en déclarant à l’égard du reste du monde : « le dollar est notre monnaie, mais votre problème ». Et on pourrait donner bien d’autres exemples, de l’invasion de l’Irak au retrait d’Afghanistan. En matière économique, on pousse des grands cris aujourd’hui sur les mesures protectionnistes décidées par l’administration américaine, mais on oublie que l’Oncle Sam n’a jamais été un grand partisan de la « concurrence libre et non faussée » quand celle-ci menace les entreprises américaines : la « buy american act » de 1933, qui réserve les marchés publics aux biens produits aux Etats-Unis est toujours en vigueur, et en 2008 Barack Obama instaure la « buy american provision » qui réserve le programme de relance américain aux infrastructures bâties avec des matériels américains. L’Oncle Sam est par ailleurs coutumier des aventures impériales – souvenez-vous de l’Irak – et adhère depuis plus d’un siècle à la politique « du gros bâton » (Théodore Roosevelt dixit). L’Oncle Sam n’hésite pas à espionner ses alliés, à rançonner leurs banques ou utiliser son système judiciaire pour faire pression sur leurs entreprises. Pas plus qu’il n’a hésité à saboter les gouvernements, même des pays « alliés », lorsque ceux-ci ne lui convenaient pas – le cas de De Gaulle est un bon exemple. Et finalement, l’Oncle Sam n’a jamais hésité, lorsque ses intérêts le commandaient, à abandonner ses alliés en rase campagne – pensez aux Afghans qui ont soutenu l’occupation américaine, et qui ont du jour au lendemain été abandonnés à leur sort. C’est Henry Kissinger qui a le mieux résumé l’affaire : « être l’ennemi des Etats-Unis peut être dangereux, être leur ami peut être fatal ».

N’en déplaise aux « amis de l’Amérique », lorsqu’on examine cette longue suite d’exemples, on voit que sur le fond, loin de constituer une rupture, la politique trumpienne est parfaitement alignée avec l’histoire des Etats-Unis. Quoi que les americanolâtres qui pullulent dans les institutions européennes et nationales puissent penser, pendant que l’Union européenne s’égosillait à défendre le bien, la vérité et la justice, de l’autre côté de l’Atlantique cela a toujours été « America first ». La seule différence entre Trump et ses prédécesseurs est le style. Obama, Clinton ou Biden avaient la politesse – ou la ruse – de déguiser leurs positions derrière un discours lénifiant permettant à ses « alliés » de sauver la face. Alors que sous Trump – comme sous Bush, d’ailleurs, dont on a oublié la campagne antifrançaise lors du conflit irakien : « today Bagdad, tomorrow Paris » – les rapports de force apparaissent nus, dans toute leur violence. Donald Trump a déchiré le voile derrière lequel nos dirigeants se berçaient – et nous berçaient – de douces illusions quant à nos rapports avec la puissance dominante. Ce qui oblige nos dirigeants, nos journalistes, nos intellectuels, à se livrer à un exercice tout à fait nouveau pour eux : regarder la réalité. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que cela ne leur vient pas naturellement.

Il y a cependant un étrange paradoxe dans la situation que nous vivons aujourd’hui. Personne je pense ne me contredira si je dis que Donald Trump se classe plutôt à droite. Dans son entourage, on trouve une belle brochette de milliardaires, d’entrepreneurs à succès venus autant de l’industrie que des services. On peut difficilement dire que cette administration ne soit « pro-business ». Elle montre d’ailleurs par des actes concrets d’une incroyable brutalité son engagement à réduire la taille de l’Etat et de faire disparaître des pans entiers de la réglementation qui limite la marge d’action des entreprises. Partout, on nous a expliqué que Trump était le candidat des riches. Mais les riches sont-ils bien servis par leur candidat ? Ce serait plutôt le contraire : la politique trumpienne provoque la panique dans les marchés financiers. Si je crois « Le Monde », les annonces protectionnistes de l’administration américaine ont effacé sur les marchés financiers américains 6.000 milliards de dollars de capitalisation boursière en deux jours – et cela ne compte pas les pertes de valeur des sociétés américaines cotées sur d’autres marchés, qui ont eux aussi lourdement chuté. Par ailleurs, nos économistes médiatiques promettent aux Etats-Unis l’enfer de la récession. Le moins qu’on puisse dire, c’est que le protectionnisme trumpien ne fait pas vraiment les affaires d’un Thiel, d’un Musk ou d’un Bezos…

Ce qui est encore plus paradoxal est que des commentateurs qui se situent plutôt à gauche trouvent dans cet effondrement des bourses le signe que l’économie américaine va mal, et se réjouissent de ce que la pression de Wall Street puisse infléchir la politique économique trumpienne, autrement dit, que la politique américaine « se fasse à la corbeille », selon la formule gaullienne.  Il est vrai que depuis que la gauche s’est reconvertie au social-libéralisme, on tend à confondre l’économie réelle avec le monde immatériel de la finance, et à supposer que parce que les petits papiers échangés dans les bourses montrent des chiffres de plus en plus gros, l’économie réelle, celle qui produit des voitures et des machines à laver, des poireaux et des ordinateurs, se porte bien. Mais c’est là une illusion. On peut parfaitement voir les bourses monter alors que le chômage atteint des sommets, que le pouvoir d’achat des ménages populaires recule, et que les services publics se dégradent. Et à l’inverse, on peut voir l’économie réelle décoller alors que les bourses stagnent ou reculent. Ce que l’évolution de la bourse révèle, c’est les anticipations de l’évolution de la rémunération du capital. Regarder l’économie par l’évolution des indices boursiers, c’est la regarder par le petit bout de la lorgnette.

Il n’est pas clair si Trump réussira à gagner son pari. Est-ce que la relocalisation des emplois aux Etats-Unis réussira à compenser les effets récessifs du protectionnisme ? On le verra dans quelques années, si l’administration américaine tient bon sur cette ligne, ce qui n’est guère acquis compte tenu de la pression que les milieux financiers mettront sans aucun doute sur elle. Il est aussi intéressant de noter qu’un président qu’on classe volontiers dans l’extrême droite populiste a fait le choix clair de donner la priorité absolue à une revendication des travailleurs – celle de la relocalisation des emplois – quitte à sacrifier les intérêts des financiers. Qu’est-ce que ce choix nous dit, à nous Français ?

J’ai tendance à voir dans ce choix la confirmation d’une théorie que j’ai exposée maintes fois dans ces colonnes, celle qui veut que tout dirigeant politique, quelles que soient ses opinions personnelles, est l’otage de l’électorat sur lequel il a bâti son pouvoir. Pour arriver à la Maison blanche, Donald Trump est allé chercher le vote de l’électorat populaire américain. Pas celui des gratte-ciel de New York, mais de l’Amérique d’un étage de Milwaukee ou de Detroit, celui des cols bleus plutôt que celui des cols blancs. Un électorat plus sensible à la question de l’emploi et du pouvoir d’achat dans sa banlieue qu’aux états d’âme des européens. Et on peut noter que la pression contre la politique économique de Trump ne vient pas des usines ou des bureaux, mais de Wall Street, comme le signalent d’ailleurs de manière fort complaisante nos commentateurs télévisuels.

Peut-on projeter ce raisonnement sur la France ? Si demain le RN entrait au gouvernement, pourrait-il se permettre de faire une politique qui ferait fi des préoccupations de la France d’Hénin-Beaumont, de Thionville ou de Tourcoing ? Si LFI arrivait au pouvoir, pourrait-il aller contre les préjugés des « communautés » qui auront assuré son élection ? Imagine-t-on les socialistes au pouvoir faire autre chose que la politique des classes intermédiaires, qui constituent l’essentiel de son électorat ? Dis-moi qui vote structurellement pour toi, et je te dirai qui tu es…

Descartes

(1) Rappelons que, pour ce qui concerne la première guerre mondiale, les Etats-Unis déclarent la guerre à l’Allemagne le 6 avril 1917, et que les premières troupes arrivent à partir de la fin juin. Pour la seconde guerre mondiale, les Etats-Unis restent neutres et c’est l’Allemagne qui leur déclare la guerre, en décembre 1941. Les premiers soldats américains arriveront sur le continent européen… en septembre 1943.

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16 réponses à L’Oncle Sam est une ordure

  1. Vincent dit :

    “Les premiers soldats américains arriveront sur le continent européen… en juin 1944.”

    Vous semblez oublier les débarquements en Italie…
     
    Sinon, parfaitement en ligne avec vous. Comme d’habitude. Je me désespère de ne pas réussir à faire comprendre à mes proches que Trump n’est aucunement une rupture avec ses prédécesseurs du point de vue du fond de la politique internationale…

    • Descartes dit :

      @ Vincent

      [Vous semblez oublier les débarquements en Italie…]

      Vous avez parfaitement raison. Les premiers soldats américains débarquent en Italie en septembre 1943. Cela ne change pas significativement l’argument: en janvier 1943, les allemands ont subi une défaite majeure à Stalingrad, en juillet de la même année ils ont échoué à casser la contre-offensive soviétique à Koursk. Lorsque les Américains débarquent en Italie en septembre 1943, l’issue de la guerre ne fait plus de doute.

      [Je me désespère de ne pas réussir à faire comprendre à mes proches que Trump n’est aucunement une rupture avec ses prédécesseurs du point de vue du fond de la politique internationale…]

      C’est très difficile, compte tenu du poids de la mythologie soigneusement cultivée par les americanolâtres européens après la guerre et alimentée par Hollywood auprès des générations qui n’ont pas connu les événements. Tout le monde n’a pas la clairvoyance d’un De Gaulle, qui refusait de payer de sa personne lors des célébrations du débarquement en Normandie, parce qu’il y voyait non pas un geste de générosité désintéressé mais un choix guidé par les intérêts des Etats-Unis d’abord. Combien d’européens savent aujourd’hui qu’en 1914-18 comme en 1939-45 les matériels fournis par les Etats-Unis n’étaient nullement des dons, mais ont été fournies contre rémunération, payées par des emprunts qu’il a fallu rembourser après la guerre ?

      • delendaesteu dit :

        @descartes
        « Je voudrais commencer ce papier par une minute de silence……………………souffrant de cette terrible maladie qu’est l’americanolâtrie »

        J’ai peur qu’une minute de silence pour ceux qui souffrent de germanolâtrie ne soit pas pour tout de suite .
        Quand j’essaie de faire comprendre à mes proches que le réarmement de l’Europe compte tenu de l’état de nos finances, ce sera avant tout le réarmement des allemands et que cela m’inquiète beaucoup plus que la pseudo menace russe (la Russie est à 6000 km de la France , l’Allemagne de l’autre coté du Rhin) .
        Je me fais traiter de germanophobe (tu n’y penses pas l’Allemagne est notre amie).
        Le jour où les gens comprendront qu’un pays n’a pas d’amis mais seulement des intérêts.

        • Descartes dit :

          @ delendaesteu

          [J’ai peur qu’une minute de silence pour ceux qui souffrent de germanolâtrie ne soit pas pour tout de suite.]

          Que voulez-vous, si l’Oncle Sam a failli, il faut bien qu’on se trouve un autre oncle de substitution pour combattre la terreur de se retrouver à devoir prendre ses décisions tout seuls et à en prendre la responsabilité. De Gaulle notait déjà la tendance des Français à penser que l’herbe était plus verte de l’autre côté de la frontière, et à croire que les solutions à leurs problèmes viendraient de l’extérieur. Même en 1940 il n’y a pas manqué de gens pour se réjouir que les Allemands viennent « mettre de l’ordre » chez nous…

          [Quand j’essaie de faire comprendre à mes proches que le réarmement de l’Europe compte tenu de l’état de nos finances, ce sera avant tout le réarmement des allemands et que cela m’inquiète beaucoup plus que la pseudo-menace russe (la Russie est à 6000 km de la France, l’Allemagne de l’autre côté du Rhin).]

          Tout à fait. Il faut penser notre défense « tous azimuts », pour utiliser l’expression gaullienne. Parce que si nos « amis américains » peuvent se retourner contre nous, nos « amis allemands » pourraient faire de même. Comme disait Cromwell, il faut prier Dieu et garder la poudre sèche. Et c’est particulièrement vrai pour l’arme nucléaire, qui est la garantie de nos intérêts vitaux.

          [Je me fais traiter de germanophobe (tu n’y penses pas l’Allemagne est notre amie).]

          Faudrait peut-être leur rappeler que jusqu’à hier, les Etats-Unis étaient eux aussi « nos amis »…

          • Bob dit :

            @ Descartes
             
            [Comme disait Cromwell, il faut prier Dieu et garder la poudre sèche.]
             
            J’espère qu’un jour vous nous ferez une synthèse de vos différentes “maximes” favorites.
             

            • Descartes dit :

              @ Bob

              [J’espère qu’un jour vous nous ferez une synthèse de vos différentes “maximes” favorites.]

              C’est vrai que j’aime beaucoup citer. C’est une façon de rattacher ce qu’on peut dire à l’histoire… vous trouvez que j’en fais trop ?

  2. François dit :

    Bonsoir Descartes,
    [La seule différence entre Trump et ses prédécesseurs est le style.]
    Mais justement, à partir d’un moment, ne peut-on pas dire que la forme constitue aussi le fond ? Les États-Unis à l’issue de la SGM, on construit le fameux « multilatéralisme », dans lequel chaque nation (officiellement) est censée être traitée avec la même considération, les USA étant le « primum inter pares » chargé de lutter contre les brebis galeuses. Bien entendu, je ne suis pas dupe de tout ceci, mais le fait qu’ils décident de détruire les institutions qu’ils ont bâti, fussent-elles seulement cosmétiques, me semble significatif, qu’ils ne fassent plus semblant un tant soit peu de ménager leurs alliés, considérant qu’ils sont suffisament puissants pour faire comme bon leur semble. L’avenir nous dira si Trump n’est qu’un feu de paille ou si son approche de la diplomatie sera poursuivie par ses successeurs. Voici en attendant un article intéressant à lire :
    https://legrandcontinent.eu/fr/2025/03/20/mercantilisme-et-capitalisme-de-la-finitude-aux-origines-de-lempire-trump/
     
    [(…) – comme sous Bush, d’ailleurs, dont on a oublié la campagne antifrançaise lors du conflit irakien : « today Bagdad, tomorrow Paris »]
    Cette campagne anti-française tenait au fait que le veto français constituait un sérieux camouflet à la prétention des États-Unis de faire le Bien au nom de l’Humanité. Alors certes, la voix de la France ne porte plus autant que par le passé, mais en admettant qu’elle porte toujours autant, pensez vous que Trump en aurait quelque chose à faire à ce qu’elle dise que l’Oncle Sam n’agit pas pour le Bien commun ?
     
    Bref, user de la ruse, ou user de la force pour parvenir à ses fins, ça ne veut pas tout à fait dire la même chose.

    • Descartes dit :

      @ François

      [Mais justement, à partir d’un moment, ne peut-on pas dire que la forme constitue aussi le fond ?]

      Il y a, bien entendu, une dialectique entre les deux. Ici, le « fond » est probablement le déséquilibre croissant entre la puissance militaire américaine et sa puissance économique. La puissance militaire américaine reste prédominante, mais elle ne suffit plus à assurer aux Etats-Unis la domination économique du monde. D’où un raidissement sous une forme de plus en plus agressive.

      [Les États-Unis à l’issue de la SGM, on construit le fameux « multilatéralisme », dans lequel chaque nation (officiellement) est censée être traitée avec la même considération, les USA étant le « primum inter pares » chargé de lutter contre les brebis galeuses. Bien entendu, je ne suis pas dupe de tout ceci, mais le fait qu’ils décident de détruire les institutions qu’ils ont bâti, fussent-elles seulement cosmétiques, me semble significatif, qu’ils ne fassent plus semblant un tant soit peu de ménager leurs alliés, considérant qu’ils sont suffisamment puissants pour faire comme bon leur semble.]

      Le « multilatéralisme » était utile aux américains en 1945 parce qu’il s’agissait pour eux de gérer la fin des empires coloniaux européens et leur remplacement par le néocolonialisme américain. Ce processus reposait en grande partie sur l’accession des anciennes colonies au statut d’Etat souverain. Le « multilatéralisme » permettait aussi de maintenir la fiction d’un « monde libre » fait d’Etats adhérant formellement à un certain nombre de « valeurs » contre le totalitarisme soviétique dans la perspective de la guerre froide.

      Aujourd’hui, les problèmes ne sont plus tout à fait les mêmes. La « peur du communisme », permettait aux Américains de compter sur un appui inconditionnel des bourgeoisies locales effrayées à l’idée que les revendications ouvrières puissent remettre en cause leurs intérêts avec l’appui ou du moins la bienveillance des soviétiques. Cette « peur » n’est plus, et du coup, les vassaux ne sont plus aussi fiables. Hier, il suffisait de faire les gros yeux pour qu’ils passent à la caisse. Maintenant, il faut aller bien plus loin…

      [L’avenir nous dira si Trump n’est qu’un feu de paille ou si son approche de la diplomatie sera poursuivie par ses successeurs.]

      Sous des formes différentes, possiblement, mais le fil conducteur sera le même, parce qu’il reflète une transformation structurelle du capitalisme, et non le simple caprice d’un homme.

      [Voici en attendant un article intéressant à lire : (…)]

      Je ne l’ai pas trouvé si intéressant que ça. J’y retrouve un vieux discours, celui qui oppose le « bon » capitalisme (ici qualifié de « libéral », et dont « l’horizon eschatologique » serait « la croissance économique et la paix mondiale »), et un « mauvais » capitalisme (« prédateur, violent, rentier »). En fait, c’est la vision idéaliste qui transforme le capitalisme en une entité, oubliant que la prédation, la violence ou la rente existent au bénéfice non pas du « capitalisme », mais d’une classe bien particulière. Vous noterez d’ailleurs que l’auteur arrive à parler du capitalisme et de ses transformations sans utiliser pas une seule fois le mot « classe »… or, comment voulez-vous comprendre l’évolution d’un système alors que le « moteur » de cette évolution, la lutte des classes, est évacué ?

      Et c’est ainsi qu’on découvre que « lors de la première période du capitalisme de la finitude, entre le XVIe et le XVIIIe siècle, les Européens se sont battus sur terre et sur mer pour s’approprier avant les autres des espaces transformés en colonies avec leurs mines, leurs comptoirs, leurs ports et leurs plantations ». Ah bon ? Qui étaient ces « Européens » qui ont fait tout ça ? Les paysans européens ? Les ouvriers européens ? Ou bien les bourgeois européens ?

      [Cette campagne anti-française tenait au fait que le veto français constituait un sérieux camouflet à la prétention des États-Unis de faire le Bien au nom de l’Humanité. Alors certes, la voix de la France ne porte plus autant que par le passé, mais en admettant qu’elle porte toujours autant, pensez vous que Trump en aurait quelque chose à faire à ce qu’elle dise que l’Oncle Sam n’agit pas pour le Bien commun ?]

      Pardon, mais si la voix de la France a porté lors de la guerre d’Irak, ce n’est pas parce qu’on s’est contenté de DIRE que les Etats-Unis n’agissaient pas pour le bien commun. Si on s’était contenté de déclarations, on n’aurait pas eu autant d’ennuis. La France a fait alors bien plus que dire, elle a usé de son droit de véto, privant du même coup les Américains d’une légitimité juridique dont ils avaient bien besoin, et a refusé de participer à la croisade, ce qui revenait à leur refuser un certain nombre de facilités.

  3. Cording1 dit :

    La classe dirigeante française a toujours besoin d’un modèle politique, économique et social de préférence étranger. En effet il n’y a pas que la fascination des États-Unis par elle. Il y a aussi le modèle allemand au nom duquel l’Europe est faite avec une monnaie clone dirigeante Deutsche Mark par le sérieux et la rigueur germanique et non la frivolité et l’amateurisme français. Le prétendu modèle économique allemand a pris un sérieux coup avec la guerre en Ukraine qui a mis en évidence le talon d’Achille de cette prospérité économique à base d’énergie russe à bon marché et d’une monnaie sous-évaluée qui lui a permis d’engranger des bénéfices records au détriment de ses présumés partenaires européens.

    • Descartes dit :

      @ Cording1

      [La classe dirigeante française a toujours besoin d’un modèle politique, économique et social de préférence étranger. En effet il n’y a pas que la fascination des États-Unis par elle. Il y a aussi le modèle allemand au nom duquel l’Europe est faite avec une monnaie clone dirigeante Deutsche Mark par le sérieux et la rigueur germanique et non la frivolité et l’amateurisme français.]

      J’aurais tendance à dire que c’est la face sombre de ce qui fait la grandeur de notre pays, à savoir, son ouverture sur le monde. Les Britanniques, les Allemands, les Américains sont beaucoup plus « provinciaux » que nous. Quand on travaille avec eux on découvre qu’ils ont beaucoup de mal à concevoir que l’on puisse faire les choses autrement que leur manière de faire. Pour eux, il y a une bonne façon de faire, et c’est la leur, et il n’y a rien à apprendre des autres. Chez nous, on tombe facilement dans l’excès inverse : il n’y a de bonne manière pour faire les choses que chez les autres…

      [Le prétendu modèle économique allemand a pris un sérieux coup avec la guerre en Ukraine qui a mis en évidence le talon d’Achille de cette prospérité économique à base d’énergie russe à bon marché et d’une monnaie sous-évaluée qui lui a permis d’engranger des bénéfices records au détriment de ses présumés partenaires européens.]

      Un modèle fondé sur l’exportation et l’excédent de la balance des échanges ne peut de toute façon être universalisable. Pour pouvoir faire des excédents, faut bien avoir des partenaires qui acceptent de faire du déficit. Et tôt ou tard, ils seront trop endettés pour pouvoir continuer à le faire.

      • Cording1 dit :

        Les pays ayant un modèle économique de type allemand sont très souvent les plus touchés en cas de crise mondiale comme actuellement. 
        Tout pays a tendance à se prendre pour le centre du monde en considérant qu’il est le meilleur. Du fait de notre plus grande ouverture au monde les Français ont tendance à voir ailleurs que “l’herbe est plus verte. Quant aux Américains dont le pays est un continent en soi  nous ne voyons, et cela est d’autant plus vrai pour nos journalistes, que celles de la côte est et ouest plus ouvertes et influencées par le reste du monde. D’où la stupéfaction en raison de cette ignorance, l’incompréhension et l’hostilité envers l’Amérique de Trump. 

        • Descartes dit :

          @ Cording1

          [Tout pays a tendance à se prendre pour le centre du monde en considérant qu’il est le meilleur.]

          Vous trouvez qu’aujourd’hui nos médias, nos élites, nos gouvernants « considèrent que nous sommes les meilleurs » ? On ne doit pas lire les mêmes choses, ou regarder les mêmes médias. Il suffit d’ouvrir un journal (au hasard, « Le Monde », qui reste le journal des élites) ou d’allumer la radio (au hasard, « France Inter », la première matinale de France) pour entendre des doctes commentateurs expliquer que nous sommes en retard sur presque tout, que notre histoire est émaillée des pires crimes, que nous sommes mal gouvernés, que nos institutions sont archaïques et poussiéreuses, que notre école devrait copier les finlandais, nos entreprises se mettre à l’heure allemande, qu’en matière de diversité et inclusion les Américains, les Britanniques ou les Suédois font mieux que nous. Même devant des réussites incontestables que le reste du monde nous reconnaît – le programme nucléaire, l’organisation des jeux olympiques – il se trouvera des gens pour en faire des défaites.

  4. Goupil dit :

    @Descartes
     
    [J’ai tendance à voir dans ce choix la confirmation d’une théorie que j’ai exposé maintes fois dans ces colonnes, celle qui veut que tout dirigeant politique, quelque soient ses opinions personnelles, est l’otage de l’électorat sur lequel il a bâti son pouvoir.]
     
    Je suis globalement d’accord avec cette thèse.
     
    J’aurais peut-être mes propres hypothèses pour répondre à cette question mais je vous la pose par curiosité et parce qu’elle me semble de nature à nuancer votre théorie : quid de Mitterrand en 1981 ?
     
    Si j’en crois ce que j’ai pu trouver 72% des ouvriers et 62% des employés auraient voté pour lui au second tour de la présidentielle de 1981, et il aurait bénéficié du report des voix de 98% des électeurs communistes (désolé, mais il semble que vous étiez très minoritaire parmi les communistes – du moins chez leurs électeurs – à refuser de voter pour un socialiste…). Logiquement, suivant votre théorie (certes, il faudrait prendre en compte les effets de composition de l’électorat, mais vous ne les évoquez pas dans votre papier, d’où j’ai considéré que nous pourrions laisser ça de côté pour le moment), Mitterrand aurait dû être l’otage du vote des classes populaires, or il ne me semble pas que cela ait été le cas.
     
    On pourrait presque dire la même chose de Sarkozy en 2007. Il a eu beau capter une partie de l’électorat lepéniste, dès le premier tour qui plus est, sans que cela ne le rendre véritablement captif de ce dernier – du moins, il ne me semble pas.
     
    Comment expliqueriez-vous ces cas ?
     
    Dans la réponse @delendaesteu
    [De Gaulle notait déjà la tendance des Français à penser que l’herbe était plus verte de l’autre côté de la frontière, et à croire que les solutions à leurs problèmes viendraient de l’extérieur. Même en 1940 il n’y a pas manqué de gens pour se réjouir que les Allemands viennent « mettre de l’ordre » chez nous…]
     
    Mais ce sont là deux choses différentes.
     
    Qu’une nation aille chercher l’inspiration ailleurs, où est le problème ? En effet, la France l’a largement fait (souvent en Allemagne) mais pas toujours pour le pire : c’est le modèle de l’université humboldtienne que les jeunes universitaires républicains des années 1880 ont été cherché, c’est le marxisme du Parti social-démocrate que Guesde y a été cherché aussi…et même De Gaulle : la comparaison entre les deux textes montre que la Constitution de Weimar a inspiré largement les constituants de 1958.
     
    Et la France n’est pas la seule à suivre un modèle étranger. Engels disait que tout le monde devrait prendre comme modèle le système d’école primaire français. Et c’est ce qu’a fait le Japon en 1945, quand il a explicitement choisi de réformer son organisation scolaire sur le modèle français.
     
    Ensuite, il n’y a pas que les bourgeois français qui se réjouissent que leurs voisins viennent « mettre de l’ordre » dans leurs affaires…
     
    Rien que pour prendre l’exemple de l’Allemagne, quand la Rhénanie a été occupée par la France et la Belgique en 1923 et que des grèves ont été organisées dans les régions occupées, il s’est trouvé nombre de patrons allemands qui sont allé pleurer dans les jupes des occupants pour qu’ils les aident à réprimer les méchants ouvriers nationalistes. Et c’est à la même époque qu’un certain Konrad Adenauer, entre autres, a cherché à négocier l’indépendance de la Rhénanie avec les Franco-Belges…

    • Descartes dit :

      @Descartes

      [J’aurais peut-être mes propres hypothèses pour répondre à cette question mais je vous la pose par curiosité et parce qu’elle me semble de nature à nuancer votre théorie : quid de Mitterrand en 1981 ?]

      Je pense qu’il faut faire une distinction entre l’électorat « structurel » d’un parti – c’est-à-dire, celui qui constitue la base du fonctionnement et du recrutement du parti lui-même et qui influence fortement son idéologie – et les électorats « conjoncturels », sur lesquels le parti peut compter dans une situation particulière mais qui reste mobile. Pour le dire autrement, il y a un électorat « en CDI » et un autre « en CDD ».

      En 1981, Mitterrand est élu par une coalition des classes intermédiaires et des couches populaires. Mais l’électorat « structurel » de Mitterrand est celui des classes intermédiaires. Les électeurs des couches populaires ne sont qu’un électorat « conjoncturel », qu’on utilise à un moment et qu’on peut jeter impunément par la suite. Mitterrand le dira d’ailleurs lui-même, lorsqu’il déclare « je veux prouver que trois millions d’électeurs communistes peuvent voter socialiste ». Les électeurs en question sont qualifiés de « électeurs communistes », marquant leur appartenance « structurelle ». Ils peuvent à l’occasion « voter socialiste », mais ils ne deviennent pas « électeurs socialistes » pour autant. Et ce n’est pas d’ailleurs le but déclaré de Mitterrand. Autrement, il aurait déclaré « je veux montrer que trois millions d’électeurs communistes peuvent devenir des électeurs socialistes »…

      [On pourrait presque dire la même chose de Sarkozy en 2007. Il a eu beau capter une partie de l’électorat lepéniste, dès le premier tour qui plus est, sans que cela ne le rendre véritablement captif de ce dernier – du moins, il ne me semble pas.]

      C’est un peu rapide comme conclusion. Sarkozy est resté assez proche pendant tout son mandat des préoccupations de cet électorat, notamment sur des questions touchant à l’identité nationale, à la sécurité, aux services publics. Quand on voit ce qu’est le discours habituel de la droite française – sur le travail, sur la fiscalité, sur l’Etat – on peut difficilement lui faire le reproche d’y avoir adhéré. Vous noterez d’ailleurs que lorsque Sarkozy a été battu et que LR est revenu au discours traditionnel Juppé-Fillon, cet électorat est revenu vers le RN.

      [Qu’une nation aille chercher l’inspiration ailleurs, où est le problème ?]

      Il y a une grosse différence entre « chercher l’inspiration » et « chercher des solutions ». Le problème est justement qu’on ne va pas chercher « l’inspiration », ce qui suppose qu’on prenne des éléments ici ou là pour bâtir une solution originale et qui nous corresponde. On va chercher une solution clé en main, c’est-à-dire, qu’on copie ce qu’on voit ailleurs.

      [En effet, la France l’a largement fait (souvent en Allemagne) mais pas toujours pour le pire : c’est le modèle de l’université humboldtienne que les jeunes universitaires républicains des années 1880 ont été chercher,]

      Oui, mais ce n’est pas ce modèle qu’on a adopté en France. Le système des grandes écoles et des organismes de recherche extra-universitaires est resté très puissant, et c’est fort heureux !

      [c’est le marxisme du Parti social-démocrate que Guesde y a été cherché aussi…]

      On peut difficilement s’en féliciter !

      [et même De Gaulle : la comparaison entre les deux textes montre que la Constitution de Weimar a inspiré largement les constituants de 1958.]

      C’est la première fois que je lis cela. Pourriez-vous indiquer quelles sont les « inspirations » de la constitution de 1958 tirées de la Constitution de Weimar ?

      [Ensuite, il n’y a pas que les bourgeois français qui se réjouissent que leurs voisins viennent « mettre de l’ordre » dans leurs affaires… Rien que pour prendre l’exemple de l’Allemagne, quand la Rhénanie a été occupée par la France et la Belgique en 1923 et que des grèves ont été organisées dans les régions occupées, il s’est trouvé nombre de patrons allemands qui sont allé pleurer dans les jupes des occupants pour qu’ils les aident à réprimer les méchants ouvriers nationalistes.]

      Certes. Mais ils n’ont jamais demandé à l’occupant de refaire leurs réglementations, ou d’abolir leurs institutions… il ne faut pas confondre. Demander à un occupant de protéger vos intérêts, c’est une chose. Applaudir au fait qu’ils imposent leurs institutions et leurs règles, c’en est une autre.

      • Goupil dit :

        @Descartes
         
        [En 1981, Mitterrand est élu par une coalition des classes intermédiaires et des couches populaires. Mais l’électorat « structurel » de Mitterrand est celui des classes intermédiaires.]
         
        Soit, mais tous les ouvriers n’ont pas voté communiste au premier tour. Sur les 72% d’ouvriers et 62% d’employés qui ont voté Mitterrand, combien ont voté pour lui au premier tour ? Même si 40% d’ouvriers ont voté PCF au premier tour, ça en fait tout de même 32% pour le PS, donc une base non négligeable. Vous me direz que c’était là aussi un vote conjoncturel mais cette réponse me paraît évacuer trop facilement le fait que le PS a hérité de la SFIO une réelle base ouvrière : dans les communes ouvrières du Nord et du Pas-de-Calais, le PS obtient encore des scores conséquents à cette époque (68% en 1978, 55% en 1981 à Hénin-Beaumont – ville qui, soit dit en passant, a toujours été un bastion socialiste plus que communiste), en héritage d’une hégémonie construite souvent dès avant 1914. Donc, pourquoi Mitterrand n’a-t-il pas été l’otage des ouvriers socialistes (à défaut d’être celui des ouvriers communistes) ?
         
        [Vous noterez d’ailleurs que lorsque Sarkozy a été battu et que LR est revenu au discours traditionnel Juppé-Fillon, cet électorat est revenu vers le RN.]
         
        Oui, mais vous passez un peu vite sur ce qu’il y a eu entretemps… Vous dites qu’il est resté proche des préoccupations de cet électorat mais ledit électorat n’a pas été d’accord avec vous : Sarkozy ne remporte pas le même succès en 2012 qu’en 2007, principalement parce que Marine Le Pen a su récupérer les pertes de son père en 2007 (ce qui me semble indiquer que l’électorat concerné a été déçu par Sarkozy a minima). Et d’ailleurs, Le Pen a pu appeler à voter blanc au second tour de 2012 : d’après les sondages de sortie des urnes, si 56% des électeurs RN ont voté Sarkozy, il y en a tout de même 28% qui ont voté Hollande…Je ne dirais donc pas que Sarkozy a été plébiscité par l’électorat RN (et, a fortiori, sont-ce les électeurs ouvriers de Le Pen qui ont le plus voté Sarkozy ?). Il semble donc que cet électorat se soit détourné de l’UMP avant la défaite de Sarkozy et que c’est justement parce que cet électorat s’en est détourné que Sarkozy a perdu.
         
        [Oui, mais ce n’est pas ce modèle qu’on a adopté en France.]
         
        Si. Les réformes de Louis Liard sont clairement inspirées du modèle allemand, que l’on cherche à adapter à la France. Avant même la République, c’est en s’inspirant de ce modèle que Victor Duruy crée l’EPHE. A partir des années 1890, les universitaires (Bouglé, Compayré, Brunetière…) se détournent effectivement de l’Allemagne en critiquant les évolutions du modèle humboldtien mais pour prendre de nouvelles références aux Etats-Unis.
         
        Voir par exemple cet article de Christophe Charle : https://shs.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2003-3-page-8?lang=fr#s1n2
         
        [On peut difficilement s’en féliciter !]
         
        Pourquoi ?
        Pardon, mais qu’est-ce que vous reprochez au marxisme allemand ?
         
        Guesde et Lafargue ont opéré en relation directe avec Marx qui les avait choisis comme représentants de son courant en France (même s’il a pu parfois les critiquer), puis sous le patronage d’Engels dans la Seconde Internationale. Les dirigeants du SPD sont pour la plupart des fidèles de Marx, qui ont travaillé politiquement sous sa direction.
         
        D’ailleurs les Français n’étaient pas les seuls…Ce n’est pas pour rien que Kautsky était le « pape du marxisme » avant 1914 : tous les socialistes sérieux (dont, au premier chef, les bolcheviks russes) étaient alignés autant que possible sur les sociaux-démocrates allemands. Lars Lih a montré que, si Lénine rompt avec la Seconde Internationale après la guerre, c’est au nom de l’orthodoxie kautskyste et en arguant que Kautsky a trahi ses propres idées (et Staline ainsi que de nombreux staliniens reprennent la même orientation).
         
        [Pourriez-vous indiquer quelles sont les « inspirations » de la constitution de 1958 tirées de la Constitution de Weimar ?]
         
        L’idée me vient de Johann Chapoutot, l’historien du nazisme. Dans un article de 1989, le constitutionnaliste Paul Avril parlait de Weimar comme « la grand-mère indigne » de la Constitution de 1958. Apparemment, il y aurait eu des liens forts (et une admiration commune pour Prévost-Paradol) entre Robert Redslob (l’un des rédacteurs de Weimar) et Carré de Malberg dont les analyses des défauts du régime parlementaire étaient publiquement défendues par Debré et Capitant.
         
        Sur le fond, les deux constitutions créent des régimes républicains présidentiels dualistes (Weimar en est le premier modèle, 1958 le deuxième) : le président est élu pour sept ans au suffrage universel direct en deux tours et dispose de pouvoirs étendus (pleins pouvoirs en cas d’urgence = article 48 pour Weimar, article 16 pour 1958 ; possibilité d’organiser un referendum ; droit de dissolution de son propre chef). Ce sont des dispositions originales que l’on ne retrouve pas, à ma connaissance, dans les autres démocraties parlementaires à l’époque.
         
        [Certes. Mais ils n’ont jamais demandé à l’occupant de refaire leurs réglementations, ou d’abolir leurs institutions… il ne faut pas confondre.]
         
        A voir. Il y a eu des « collaborationnistes » allemands (dont Adenauer) qui étaient prêts à coopérer avec les Belges et les Français pour obtenir l’indépendance de la Rhénanie, donc à créer un nouvel Etat (et donc à abolir les institutions existantes). Et, après 1945, je n’affirmerais pas sans prendre beaucoup de pincettes qu’Allemands et Japonais n’ont pas « demandé à l’occupant de refaire leurs règlementations, ou d’abolir leurs institutions… ».
         
        De plus, le régime de Vichy n’a demandé aux Allemands ni de refaire ses règlementations, ni d’abolir ses institutions. L’abolition de la Troisième République est le fait des parlementaires eux-mêmes qui ont volontairement sabordé le régime, ce ne sont pas les Allemands qui leur ont demandé de le faire. Pas plus que les Allemands ne leur ont demandé de mettre en place la « Révolution nationale »…

        • Descartes dit :

          @ Goupil

          [Donc, pourquoi Mitterrand n’a-t-il pas été l’otage des ouvriers socialistes (à défaut d’être celui des ouvriers communistes) ?]

          Parce que, comme je vous l’ai expliqué, pour Mitterrand et le PS qu’il avait créé, le vote ouvrier était un vote « conjoncturel ». Que Mitterrand ait usé de ce vote pour se hisser au pouvoir est une chose, que son projet politique ait été construit sur cet électorat c’en est un autre. La SFIO comme le PCF avaient une véritable base ouvrière et un projet politique construit sur cette base, et s’ils étaient arrivés au pouvoir ils auraient sans doute été les otages de leur électorat ouvrier. Mais ni la SFIO, ni le PCF ne sont arrivés au pouvoir. Mitterrand n’était ni un homme de la SFIO, ni un homme du PCF. C’est un coucou, qui a profité de l’électorat « structurel » des autres, et qui d’ailleurs l’a perdu rapidement.

          [Oui, mais vous passez un peu vite sur ce qu’il y a eu entretemps… Vous dites qu’il est resté proche des préoccupations de cet électorat mais ledit électorat n’a pas été d’accord avec vous : Sarkozy ne remporte pas le même succès en 2012 qu’en 2007, principalement parce que Marine Le Pen a su récupérer les pertes de son père en 2007 (ce qui me semble indiquer que l’électorat concerné a été déçu par Sarkozy a minima).]

          En fait, Sarkozy ne perd pas tant de voix que ça entre 2007 et 2012 : il passe de 31 à 27%, ce qui, compte tenu de l’usure du pouvoir, peut être considéré comme une bonne performance. Et c’est surtout la gauche qui se renforce : elle passe de 33% à 42%. Le FN passe de 11 à 17%, mais une partie correspond aux voix qui s’étaient reportées sur de Villiers ou Nihous, qui ne se sont pas représentés.

          [Oui, mais ce n’est pas ce modèle qu’on a adopté en France.]

          [Si. Les réformes de Louis Liard sont clairement inspirées du modèle allemand, que l’on cherche à adapter à la France. Avant même la République, c’est en s’inspirant de ce modèle que Victor Duruy crée l’EPHE.]

          Mais si Liard réforme l’université, il ne réforme mas l’enseignement supérieur. Le système français reste dual, avec d’un côté l’université, de l’autre les grandes écoles, avec des organismes de recherche séparés de l’université, tous éléments qui sont la négation du modèle humboldtien…

          [Voir par exemple cet article de Christophe Charle : (…)]

          Merci, l’article est très intéressant. Mais comme moi, il note combien l’inspiration germanique n’a pas profondément modifié notre système d’enseignement supérieur : « Toutefois, les arguments internationaux inspirés de l’Allemagne ne parviennent pas à remplacer la clé de voûte du système napoléonien : les études supérieures restent soumises à l’hégémonie des concours, en lettres et en sciences (Écoles normales supérieures, agrégations), mais aussi, sous d’autres formes, dans le haut enseignement technique (grandes écoles), en médecine (internat, concours hospitaliers, agrégation) et en droit (agrégation). Avant d’obtenir leurs grades universitaires et de se lancer dans la recherche, les meilleurs étudiants continuent d’être sélectionnés, au début, par les classes préparatoires et, à la fin de leurs études supérieures, ils doivent se soumettre, dans les disciplines canoniques, à la préparation de l’agrégation de l’enseignement secondaire caractérisée par des programmes fixés par l’autorité centrale ».

          [On peut difficilement s’en féliciter !]

          [Pourquoi ? Pardon, mais qu’est-ce que vous reprochez au marxisme allemand ?]

          Son idéalisme, qui l’a conduit à une position impossible lorsqu’il s’est agi de participer au gouvernement d’union nationale en 1914.

          [« Pourriez-vous indiquer quelles sont les « inspirations » de la constitution de 1958 tirées de la Constitution de Weimar ? » (…) Sur le fond, les deux constitutions créent des régimes républicains présidentiels dualistes (Weimar en est le premier modèle, 1958 le deuxième) : le président est élu pour sept ans au suffrage universel direct en deux tours et dispose de pouvoirs étendus (pleins pouvoirs en cas d’urgence = article 48 pour Weimar, article 16 pour 1958 ; possibilité d’organiser un referendum ; droit de dissolution de son propre chef). Ce sont des dispositions originales que l’on ne retrouve pas, à ma connaissance, dans les autres démocraties parlementaires à l’époque.]

          Ces éléments ne sont pas en fait très originaux. Le dualisme se retrouve déjà dans le système parlementaire britannique, avec un chef de l’Etat représentant le temps long et ayant le pouvoir de dissolution et de pouvoirs étendus en cas d’urgence, et un premier ministre responsable devant les chambres. Vous le retrouvez d’ailleurs dans la constitution de la IIIème République…

          Pour ce qui concerne le référendum, le dispositif des deux constitutions est foncièrement différent. Dans le cas de Weimar, le président ne peut soumettre à référendum que les lois déjà approuvées par le parlement dans le mois qui suit leur vote (art 73) quelque soit le sujet et sur sa propre initiative. C’est donc une forme de « véto référendaire ». Dans la constitution de 1958, le président peut proposer n’importe quel texte législatif portant sur une liste limitative de sujets, sur proposition du gouvernement. C’est donc un acte législatif plein.

          Pour ce qui concerne l’article 48 de la constitution de Weimar, il n’a guère de rapport avec l’article 16 de la constitution de 1958. En effet, le premier ne permet au président du Reich que de prendre « les mesures nécessaires au rétablissement de la sûreté et de l’ordre public » lorsque ceux-ci sont compromis, et pour cela de suspendre les droits fondamentaux. Autrement dit, il peut prendre ces mesures alors même que les pouvoirs publics constitutionnels fonctionnent. L’article 16 est plus restrictif sur les conditions, et plus large dans les pouvoirs accordés. Il s’applique, lui, au cas où « les institutions de la République, l’indépendance de la nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu », et autorise le président à « prendre les mesures exigées par ces circonstances ». On notera d’ailleurs la différence de rédaction des deux articles : pour l’article 48, il est écrit que le président « peut » prendre les mesures, dans l’article 16 est écrit que le président « prend » les mesures. Dans un cas il s’agit d’une faculté, dans le deuxième d’une obligation.

          Je doute que les constitutionnalistes français se soient « inspirés » dans la constitution de Weimar – « inspiration » d’autant plus improbable qu’on sait à quoi la constitution de Weimar a abouti. Le dualisme était déjà dans le système français depuis 1870, et l’idée des « pouvoirs exceptionnels » était certainement lié à la genèse même du régime et à la situation créée par le conflit algérien. Quant à la logique référendaire, elle est fondamentalement différente dans les deux constitutions.

          [« Certes. Mais ils n’ont jamais demandé à l’occupant de refaire leurs réglementations, ou d’abolir leurs institutions… il ne faut pas confondre. » A voir. Il y a eu des « collaborationnistes » allemands (dont Adenauer) qui étaient prêts à coopérer avec les Belges et les Français pour obtenir l’indépendance de la Rhénanie, donc à créer un nouvel Etat (et donc à abolir les institutions existantes).]

          Oui. Mais je doute que dans l’esprit d’Adenauer les institutions de ce « nouvel état » seraient imposées par la Belgique ou la France…

          [Et, après 1945, je n’affirmerais pas sans prendre beaucoup de pincettes qu’Allemands et Japonais n’ont pas « demandé à l’occupant de refaire leurs règlementations, ou d’abolir leurs institutions… ».]

          Pourtant, c’est assez évident. Dans le cas allemand, la « loi fondamentale » a été rédigée par le « conseil parlementaire » élu, par les allemands – même s’il était tenu de respecter les lignes directrices du « document de Francfort » imposé par les alliés occidentaux, qui étaient fort générales : caractère démocratique et fédéral de l’Etat allemand, ratification par référendum dans les Länder, droit de regard des alliés sur la politique étrangère, les réparations de guerre et le statut juridique des troupes d’occupation. Le texte à été ratifié par référendum dans chaque Länd, seule la Bavière le refusera, tout en acceptant qu’elle rentre en vigueur. On peut difficilement dire que les Allemands ont demandé aux alliés de refaire leurs règles ou leurs institutions.

          Quant aux japonais, on ne leur a pas demandé leur avis.

          [De plus, le régime de Vichy n’a demandé aux Allemands ni de refaire ses règlementations, ni d’abolir ses institutions.]

          Je ne parlais pas du régime de Vichy, qui au contraire, a tout fait pour conserver la fiction d’une pleine souveraineté. Je parlais d’une bonne partie des milieux collaborationnistes parisiens, et en particulier des milieux patronaux.

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