Rappellez vous de ce discours: “The point is, ladies and gentleman, that greed — for lack of a better word — is good. Greed is right. Greed works. Greed clarifies, cuts through, and captures the essence of the evolutionary spirit. Greed, in all of its forms — greed for life, for money, for love, knowledge — has marked the upward surge of mankind. And greed — you mark my words — will not only save Teldar Paper, but that other malfunctioning corporation called the USA” (1). C’est le discours prononcé par Gordon Gecko, le héros (si l’on peut dire) du film Wall Street d’Oliver Stone. Mais il aurait pu être prononcé il a seulement un an par n’importe lequel de nos gurus médiatiques. Et recueillir les applaudissement admiratifs d’une grande partie des Français, ceux là même qui ont élu des gouvernements (quelque soit leur couleur politique) qui n’ont eu cesse de vouloir “reconcilier les français avec l’entreprise” et de regretter que “en France, gagner de l’argent soit considéré comme une tare”.
Certains seraient tentés de formuler ce retournement dans les termes du match droite v. gauche. Mais ce n’est pas si simple. Il y eut des Gecko dans les deux camps, et dans tous les partis. Après tout, c’est le gouvernement de Lionel Jospin qui détient toujours le record des privatisations, sans que les ministres verts ou communistes aient jugé cela rhédibitoire. Sur le plan théorique, même le PCF y est allé de son petit couplet sur le rejet de “l’étatisme” et la demande d’une “nouvelle mixité” donnant au capital privé toute sa place dans l’économie et la révalorisation du “patron de PME”. Pendant vingt ans, gauche et droite se sont vautrées toutes deux dans les délices du libéralisme. Avec joie pour les uns, avec honte pour les autres. L’antilibéralisme a cessé d’être une posture politique pour devenir une position morale, sur le genre “on n’aime pas ça, mais on le fait quand même”.
Mais la mode, comme disait un célèbre couturier, est ce qui se démode. En quelques mois, les discours qui hier étaient jugés comme des évidences ont pris un sérieux coup de vieux. Tout à coup, l’avidité a cessé d’être présentable et l’heure est à la contrition. Ces admirables dirigeants à qui nous devions notre prospérité il n’y a pas si longtemps sont priés d’enlever leurs robes dorées, de vêtir leur cilice et de se flageller publiquement en rénonçant à leurs biens matériels. Ceux qui critiquaient “l’étatisme” ne voient pas d’inconvénient à ce que l’Etat renfloue les caisses des entreprises à grands coups de milliards. Et ce sont les mêmes qui hier admiraient les porteurs de Rolex qui aujourd’hui veulent les “moraliser”. Rien que ça.
A entendre les discours, on se croirait revenus à l’époque des honneurs nobiliaires: Nos “seigneurs” – les dirigeants des grandes entreprises – auraient, en contrepartie de leurs privilièges et outre les devoirs que leur impose la loi, une sorte de “devoir moral” de partager nos infortunes. Puisque l’économie va mal, ils sont priés de partager les sacrifices de leurs employés en renonçant “volontairement” à leurs bonus et stock-options. C’est le vieux principe du “noblesse oblige”. Le problème, c’est que les principaux intéressés ne le voient pas du tout de cet oeil-là. Et d’ailleurs, pourquoi le feraient-ils. Ne leur a-t-on pas répété que “greed is good” ? Que “la main invisible du marché” transformait les égoismes individuels en bien public ?
“Partout où elle a conquis le pouvoir, elle [la bourgeoisie] a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l’homme féodal à ses “supérieurs naturels”, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du “paiement au comptant”. Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste” écrivait Marx dans le “Manifeste” de 1848. Et ces lignes sonnent toujours juste aujourd’hui. Il faut une bonne dose d’ingénuité (ou de mauvaise foi) pour s’étonner de ce que les dirigeants des grandes entreprises ne sacrifient pas leurs intérêts personnels à l’intérêt général.
Les dirigeans des grandes entreprises ne méritaient pas l’excès d’honneur qui leur était fait autrefois, ils ne méritent non plus l’excès d’indignité qu’on leur fait aujourd’hui. Après tout, ils ne font qu’être conséquents avec les idées que nos responsables politiques et nos élites intellectuelles ont distillé abondamment depuis le tournant de 1983. Ce sont ces responsables et ces élites qui devraient rendre des comptes.
(1) “Le point, mesdames et messieurs, est que l’avidité – a défaut d’un mot plus approprié – est bonne. L’avidité est le bien. L’avidité, ça marche. L’avidité clarifie, simplifie et capture l’essence de l’esprit de l’évolution. L’avidité, dans toutes ses formes – avidité de vie, d’argent, d’amour, de savoir – a marqué l’avancement de l’humanité. Et l’avidité – croyez moi – sauvera non seulement notre compagnie, mais cette autre canard boîteux qu’on appelle les Etats Unis”