En prévision de la journée d’action du 7 septembre prochain sur les retraites, on voit fleurir dans le réseau de la gauche dite “radicale” des appels à transformer cette journée en une “grève générale reconductible”, appels qui s’accompagnent comme d’habitude de critiques acerbes contre les syndicats majoritaires accusés de stériliser le mécontentement en organisant de temps en temps une “promenade” qui ne serait qu’un exutoire.
Hélas… le temps des “grèves générales reconductibles” est révolu, et cela pour plusieurs raisons.
La première, est que la grève est devenue relativement beaucoup plus coûteuse pour les travailleurs qu’elle ne l’était au début du XXème siècle. Lorsque le partage de la valeur produite dans les usines était tel que 80% du produit allait au patron et 20% à l’ouvrier, la grève était beaucoup plus coûteuse pour le premier que pour le second. Aujourd’hui, grâce aux conquêtes du XXème siècle, la répartition est bien moins disproportionnée.
Mais la raison principale est que la délocalisation d’une activité est beaucoup plus facile aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a disons quarante ou cinquante ans. La concurrence des pays à faible coût de main d’oeuvre, le faible coût des transports, la structure des investissements est aujourd’hui telle que la marge de manoeuvre est étroite. Une grève longue peut pousser une entreprise à préférer la fermeture d’un site français et le déplacement de l’activité à l’étranger. Et les travailleurs sont pleinement conscients de cet état de fait, comme le prouvent les sacrifices qu’ils sont prêts à consentir lorsqu’ils ont le choix entre renoncer à certains avantages acquis et la fermeture du site.
L’expérience des trente ou quarante dernières années montre qu’une grève longue n’est possible que dans deux cas:
Dans les services publics ou privés par essence non-délocalisables et dont la paralysie affecte l’ensemble de l’économie (eg. les transports ferroviaires ou routiers), et dans les entreprises en cours de fermeture, où les travailleurs n’ont plus rien à perdre (eg. Metaleurop). Pour les autres, la grève longue équivaut à un suicide, puisqu’une grève longue ne fait qu’accentuer le phénomène de déplacement des emplois et donc le risque de perte définitive de l’emploi.
Le fait que certains gauchistes continuent à répéter “grève générale reconductible” comme un mantra alors que les conditions matérielles qui rendaient possible un tel mode d’action dans le passé n’existent plus montre combien il est difficile pour certains d’admettre que le temps passe et que le monde se transforme. La prise du Palais d’Hiver est une référence historique, mais cette référence ne peut pas tenir lieu de stratégie en 2010. Il faut trouver de nouveaux modes de lutte qui prennent en compte les conditions objectives d’une économie moderne. Et remiser une bonne fois pour toutes les rêves romantiques au magasin des accessoires.
Rosa Luxemburg parlait plutôt me semble-t-il de “grèves de masse” (massenstreik) et polémiquait à ce sujet avec Jaurès. les formes de luttes efficaces sont à réinventer en permanence, mais surtout
la façon de gérer leur issue; de ce point de vue 1995 et 2003 ont été très différents, il est vrai qu’en 1995 dès le départ les principales directions syndicales ont été débordées, elles ont pris
leurs précautions en 2003.
Les gauchistes disent pas mal de conneries mais ils s’appuient aussi sur le discrédit des directions des confédérations qui est allé s’amplifiant depuis l’époque du gvt Jospin et de la gauche
plurielle et qui n’ a pas disparu depuis le retour de la droite au pouvoir.
Le temps des “grèves générales reconductibles” est en effet révolu. Mais une telle grève a-t-elle un jour existé en dehors de celle de juin 36 qui, au plus fort de l’action, n’aura concerné que 2,5
millions de travailleurs essentiellement dans le secteur industriel pour aboutir à un demi-échec ?
D’autre part, est-ce bien le cadre d’application de la grève “légale” telle qu’elle est explicitement définie par la Constitution depuis 46 ?
Dans mon esprit, le but d’une grève est (abstraction faite des risques qu’elle présente désormais en raison du contexte économique global) de créer les conditions d’une négociation liée aux
conditions de travail ou de rémunération, à l’initiative des salariés, à condition, me semble-t-il, que le patronat puisse y répondre, au moins sectoriellement. Dans le cas des retraites, cela ne
me semble pas être le cas.
La grève comme instrument politique de masse pour conduire un gouvernement à réorienter sa politique me paraît complètement inappropriée, ou au moins anti-démocratique.
Déjà parce que seule la population active “occupée” est en mesure de l’utiliser, exception faite de quelques secteurs tels que la police, les pompiers ou les militaires, dispensant ainsi les 40
millions d’autres citoyens de participer à la lutte.
Ensuite parce que ce n’est plus l’impact économique d’une grève qui détermine sa portée, mais son impact social. Plus un arrêt de travail pénalise la population, plus elle a des chances d’être
prise au sérieux.
C’est bien entendu le cas des grèves dans les transports, en commun ou pas, l’enseignement, mais également les activités de loisirs (intermittents du spectacle, par exemple), ou de l’énergie.
Ainsi, ce n’est plus le patronat qui est mis en demeure de régler telle ou telle situation conflictuelle, mais l’ensemble des usagers des services publics, ou de ce qui en fût autrefois (énergie,
communication, transports), qui est pris en otage afin de contraindre l’exécutif du pays à entendre la voix de ceux qui ont la plus forte capacité de nuisance. Ce n’est pas une surprise si depuis
les années 80, près de 70% des heures perdues pour cause de grève sont le fait de la fonction publique.
D’ailleurs, lorsque les non-salariés ont recours à la grève, ce n’est pas au vu de leur pouvoir économique, mais de leur pouvoir de nuisance (professions médicales et paramédicales du secteur
libéral, routiers, buralistes). De même, les étudiants, dont la grève n’a aucune portée économique ou de désorganisation sociale, les obligeant souvent à causer des troubles à l’ordre public pour
bénéficier de cet effet de nuisance.
Je me pose alors la question, non plus de savoir si la grève “générale reconductible” est encore possible, mais si elle est légitime dans l’usage qui en est fait.
Tes questions sont à mon avis très pertinentes.
Sur la légitimité, je pense qu’on peut répondre “oui” à la question de la grève politique. Une grève “politique” n’est tenable que si elle compte avec un large soutien dans la population, comme
l’exemple de 1995 l’a bien montré. De ce point de vue, elle est “démocratique” dans le sens où même ceux qui ne peuvent faire grève s’expriment d’une certaine manière par procuration.
Sur la question de l’impact, je pense que le problème est plus complexe que tu ne le penses. L’efficacité d’une grève “politique” est liée à un double aspect: d’une part à ses effets économiques
(le cas des transports est emblématique) mais aussi des répercussions sur les populations. Mais cet aspect est paradoxal: une grève est d’autant plus efficace que ces répercussions sont fortes…
et qu’elles sont bien acceptées par le public. Une grève des transports qui serait rejetée massivement par les usagers se retournerait contre les grévistes. D’ou l’aspect toujours ambigu des
grèves politiques.
Je te rejoins par contre sur le risque d’utilisation du trouble à l’ordre public comme instrument politique. Là, on se trouve effectivement dans un cadre anti-démocratique.