La jeunesse: “génération sacrifiée” ou “génération pleurnicharde”

Hier soir, émission très intéressante sur France Inter. “Le téléphone sonne” était présenté sous le titre “Jeunesse aujourd’hui, génération sacrifiée ?”. Étaient invités un certain nombre de “spécialistes”, notamment des représentants de “génération précaire” et de l’UNEF, ainsi que des journalistes de la maison.

 

Il n’est pas inutile de rappeler que l’expression “génération sacrifiée” a été inventée entre les deux guerres pour qualifier la jeunesse qui était partie (et qui pour une grande partie y était restée) dans les tranchées de la première guerre mondiale. Il y a quelque chose d’un peu indécent de qualifier ainsi la génération des 15-30 ans d’aujourd’hui, qui quelque puissent être ses difficultés a peu de chances de devoir prendre les armes (comme ce fut le cas des jeunes de 1914, de 1940, mais aussi de 1956 pour la guerre d’Algérie) de voir son pays dévasté par la guerre ou de finir leur vie dans un camp de concentration. Il faut garder un minimum de perspective historique: la précarité ce n’est pas le Pérou, mais ce n’est pas non plus la même chose que Verdun ou le Chemin des Dames.

 

Mais revenons à l’émission.Tout d’abord, il faut le dire, le titre était mal choisi. On n’a pas parlé de la “jeunesse”, mais de la “djeunesse”, c’est à dire, de la jeunesse des classes moyennes. Pas un seul jeune ouvrier ou technicien ne s’est exprimé à l’antenne. Pas un seul apprenti. La tonalité était du genre “vous rendez-vous compte ? Même ceux qui ont un diplôme n’arrivent pas à s’en sortir”. Comme quoi, lorsque la précarité touchait les fils d’ouvrier ou les caissières de supermarché, ce n’était pas grave, parce que les fils et les filles des classes moyennes étaient protégées par le diplôme. La génération ne devient “sacrifiée” à France Inter que lorsque les classes moyennes se sentent menacées de déclassement.

 

C’était, il faut le dire, une émission déprimante. En dehors de quelques rares exceptions, ce n’était qu’une succession d’auditeurs pleurnichant sur le triste sort de la “djeunesse”, lamentations commentées avec délectation par un panel totalement acquis à cette vision des choses (1). Mais le plus déprimant était certainement l’idée que les intervenants et le panel unanimes se font des études et de l’éducation en général. Les généreuses idées sur l’éducation et l’étude comme moyen d’améliorer l’être humain et d’en faire un citoyen éclairé ont été remises au magasin des vieilleries, pour être remplacées par un vision purement “contractualiste”: le “djeune” fait des études dans le cadre d’une sorte de contrat avec “la société”, qui s’engage en échange à lui donner un travail stable et bien payé. Si la société ne prend pas un tel engagement, alors pas la peine de faire des études. Et si “la société” ne fournit pas sa part du contrat, le “djeune” s’estime, à juste titre nous dit le panel de l’émission, trahi. Le diplôme, dans cette conception, devient une sorte de carte de sécurité sociale, ouvrant de manière inconditionnelle le droit à certaines prestations (un travail stable, bien rémunéré, etc.).

 

On oublie là dedans un fait essentiel: “la société” (ou pour être plus précis, les employeurs) ne rémunèrent pas un niveau de compétence, mais une compétence effectivement exercée. On ne vous paye pas ce que vous êtes capable de faire, mais ce que vous faites. Un constructeur automobile payera plus un ingénieur qu’un technicien, non pas parce qu’il sait plus de choses (ou parce qu’il a fait des études plus longues), mais parce que ces connaissances étendues produisent effectivement une plus grande valeur. Mais si l’ingénieur a en plus un diplôme de médecine, il ne le payera pas plus pour autant… tout simplement parce que ses connaissances médicales n’apportent rien à l’heure de produire des voitures.

 

“La société” (c’est à dire, encore une fois, les employeurs) ne rémunèrent – et ce sera le cas dans toute organisation sociale moyennement rationnelle – une compétence que dans la mesure où elle est utile à la production. Aucune “société” on ne peut et ne pourra jamais s’engager à absorber un nombre illimité de professionnels dans un champ donné: la seule manière de transformer le diplôme en une garantie d’embauche, c’est le numerus clausus, c’est à dire, la limitation du nombre d’étudiants en fonction des besoins en compétences prévus. Or, c’est exactement ce que les “djeunes” rejettent: ils veulent pouvoir choisir librement ses études, et ils veulent à l’issue des études un travail stable et bien payé dans le domaine choisi. Or, ces deux demandes sont contradictoires…

 

Les “djeunes”  qui s’estiment lésés par une “société” qui ne tient pas ses promesses se trompent donc profondément. Ils réagissent comme si “la société” était un supermarché: j’ai vu le produit dans le catalogue, je me déplace… et dans les rayons il n’est pas au prix promis. Mais “la société” ne fonctionne pas comme cela. Elle peut à la rigueur s’engager à donner à chacun un travail (c’est ce qui est écrit dans le préambule de la Constitution), mais elle ne peut raisonnablement promettre à chacun un travail correspondant à ses désirs et payé selon ses demandes. Prétendre le contraire relève d’une pensée magique: les individus choisiraient “librement” leurs études, et par magie les besoins de l’économie s’ajusteraient à ces choix. Ce n’est pas sérieux.

 

Ce fonctionnement mental en “client” de la société et non plus en acteur, très perceptible tout au long de l’émission, en est peut-être l’élément le plus frappant. Il a été souligné par le seul auditeur qui se soit éloigné du discours lénifiant pour poser le véritable problème: travaillant dans le domaine du BTP et ayant eu à recruter des “djeunes”, il s’est dit frappé d’une part par le rapport alimentaire à l’activité professionnelle  qui exclut tout engagement personnel fort, et d’autre part par les prétentions démesurées en termes de rémunération. M’étant trouvé dans la même situation, je ne peux qu’être d’accord avec lui. Il y a chez les “djeunes” une inadaptation sociale, un individualisme teinté de narcissisme qui choque.

 

Malhereusement, ce narcissisme est alimenté par le discours “victimaire” ambiant. Un bon exemple a été fourni lors de l’émission par le représentant de “génération précaires”, groupe qui lutte notamment pour améliorer la situation des stagiaires. Qu’il y ait des abus dans l’utilisation des stagiaires (et notamment des organisations qui lâchent les stagiaires dans la nature sans encadrement suffisant), personne ne le nie. Mais on ne peut vouloir tout et son contraire. Pour une organisation qui accueille convenablement un stagiaire, le stagiaire est une charge. Il doit être formé, contrôlé, encadré, et tout cela à un coût, quelquefois supérieur que ce que le stagiaire apporte à l’organisation. Dans ces conditions, la rémunération du stage ne peut être que symbolique. Car les stagiaires – croyez en ma longue expérience – sont là pour apprendre un métier qu’ils ne savent pas faire (2). Ceux qui leur racontent qu’ils savent déjà tout faire, ou pire, que l’organisation “fonctionne grâce à eux” ne font que flatter les “djeunes” en leur faisant croire que le monde devrait être à leurs pieds. Comment s’étonner que ces mêmes “djeunes” expriment lors de leurs entretiens d’embauche des prétentions sans commune mesure avec leurs capacités ?

 

Il est pénible d’entendre tous ces “djeunes” pleurnicher sur leurs malheurs, d’autant plus que leurs malheurs sont somme toute bien dérisoires comparés à ceux des générations précédentes. Il est encore plus pénible de les voir se positionner en “clients” et en “victimes” d’une société qu’ils ne cherchent ni à comprendre, ni à changer. Mais ce qui est non seulement pénible mais surtout inacceptable, c’est d’entendre des adultes, qui devraient avoir un peu plus de perspective historique, céder à un discours démagogique sur la “génération sacrifiée”. Sacrifiées étaient les générations qui ont fait les deux guerres mondiales. Curieusement, elles n’ont pas pleurniché: au contraire, elles ont travaillé dur pour reconstruire le pays. Elles ont même sérieusement milité pour changer le monde.

 

 

Descartes

 

 

 

(1) Pour ceux qui ne connaissent pas “Le téléphone sonne”, le principe de l’émission est d’un dialogue entre des auditeurs qui téléphonent pour poser des questions ou exprimer des remarques et le panel réuni en studio, qui y répond.

 

(2) Même faire des photocopies, cela s’apprend: il y a l’assistante qui photocopie un dossier sans une erreur en dix minutes, et le stagiaire qui prend une heure pour sortir une copie du dossier ou les pièces en “recto-verso” sortent seulement en “recto”…

 

PS: Le débat a aussi montré à quel point les médias comprennent mal le sens d’une statistique.Une statistique est une “photographie” d’une situation à un instant donné. Mais elle ne détermine pas l’avenir de chaque individu. On peut constater (comme le faisaient les Shadock) qu’une fusée a une chance sur un million de décoller, il ne suffit pas de rater 999.999 lancements pour améliorer la probabilité du suivant de réussir. Le fait que 95% des gens meurent dans un lit ne fait pas du fait de se coucher une manoeuvre dangereuse. Le fait que 5% des polytechniciens soient fils d’ouvrier n’implique pas nécessairement que pour un fils d’ouvrier donné qui aurait envie d’entrer à polytechnique cela soit plus “difficile” que pour un fils de cadre. Et de la même manière, les statistiques sur le taux de chômage des diplômés versus les non diplômés ne nous disent rien sur les chances d’un individu particulier de trouver du travail selon ou non qu’il ait son diplôme. Trop de variables interviennent pour qu’on puisse tirer une conclusion sur la base d’un seul paramètre.

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3 réponses à La jeunesse: “génération sacrifiée” ou “génération pleurnicharde”

  1. Paco Alambron dit :

    Très curieusement, bien que ce billet m’ait intéressé par les pistes de réflexion qu’il suggère, c’est le PS (post scriptum !) qui a le plus retenu mon attention. Le choix des exemples est
    astucieux.
    Je reviendrai.

    • Descartes dit :

      Je te remercie. Oui, je pense que la question de la lecture des statistiques est une question cruciale si l’on veut comprendre le réel. Et en particulier, il faut comprendre que la statistique
      est une vision “ex-post” d’une situation d’ensemble, mais ne détermine pas l’avenir d’un individu particulier.

      En tout cas, tu peux revenir quand tu veux, tu seras le bienvenu !

  2. Une juste analyse qui remet, comme on dit, les pendules à l’heure. Tout n’est pas rose, c’est évident, pour la jeunesse d’aujourd’hui. Mais de là à oser la comparaison, même sur un mode analogique, avec celle d’il y a un siècle, c’est indécent.

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