Dans ce monde individualiste qu’est le notre, personne ne remercie personne. Nous sommes ce que nous sommes – c’est à dire, ce qu’il y a de mieux au monde – non pas grâce aux autres, mais malgré eux. Celui qui arrive à quelque chose raconte toujours qu’il a réussi malgré des parents bornés, une école abrutissante, des chefs idiots et le système oppresseur. Et celui qui n’y arrive, pas, c’est par la faute des susvisés. C’est le règne du “self-made-man”, l’homme qui s’est fait tout seul et qui, le plus souvent, s’est raté, comme disait l’inoubliable Raymond Devos.
En ce jour de rentrée, je vais vous avouer quelque chose: je ne me suis pas fait tout seul. Et si je dois beaucoup à mes parents, j’ai aussi une dette de gratitude envers mon école et mes maîtres. Eux qui m’ont ouvert les yeux sur toutes les disciplines du savoir humain, sur le plaisir des grands textes, sur l’enchantement des équations, des êtres vivants, des cartes, sur cette leçon de politique qu’est l’Histoire. Bien sûr, comme tout le monde j’ai eu, tout au long de mon parcours scolaire des dizaines d’instituteurs et de professeurs, certains moins bons, d’autres meilleurs. Mais parmi eux, j’ai eu la chance d’avoir une bonne proportion qui furent des véritables maîtres, de ceux qui prennent à cœur leur métier et en font un sacerdoce. Bien sur, plus tard, dans les études supérieures, on rencontre quelquefois des personnages qui vous illuminent. Mais aujourd’hui je ne voudrais parler que de mes maîtres de l’école, du collège et du lycée. Pour leur dire un grand merci.
Merci monsieur F., mon professeur d’histoire-géographie capable de faire vivre devant trente-cinq adolescents aux hormones déréglées la Révolution et l’Empire aussi bien que la commune. Vous qui nous promeniez à travers les régions de France en dessinant au tableau, au fur et à mesure que la leçon avançait, la carte de chacune d’entre elles avec ses frontières, ses fleuves, ses rivières, ses préfectures et sous-préfectures, ses montagnes et ses cultures.
Merci madame M., monsieur G. et madame C. mes professeur de Mathématiques. Grâce à vous, petit immigré arrivant en France en classe de 1ère, j’ai découvert les merveilles des groupes, des anneaux, des corps, de l’analyse, de la dérivation, de l’intégrale. J’avoue qu’après avoir suivi vos cours, j’ai toujours eu du mal à comprendre ceux qui dans les dîners en ville se vantent de “avoir toujours été nuls en maths”. Savent-ils seulement de quels plaisirs ils se privent par leur fermeture d’esprit ? Il m’arrive de temps en temps, en cherchant quelque chose dans ma bibliothèque, de tomber sur l’Algèbre de R. Godement, le livre que vous, monsieur G., m’aviez recommandé pour “me mettre à jour” dans une discipline où, du point de vue des programmes français, j’avais beaucoup de retard. Ou bien la “Topologie” que vous, madame C., m’aviez conseillé. Et si vous lisez ces lignes, sachez que je me souviens encore de tous les théorèmes que j’ai appris avec vous, démonstrations comprises. Et que j’ai grand plaisir encore aujourd’hui a expliquer à des jeunes comment on construit le corps des nombres Réels, et comment on démontre qu’il n’est pas dénombrable…
Merci madame M. et monsieur A., mes professeur de physique, avec qui j’ai découvert ce qu’était une expérience et comment on construisait la physique à partir de celle-ci. Merci monsieur M., mon professeur de chimie et sa table périodique de Mendéleieff (“LIli BEsa Bien Consciencieusement Notre Oncle Ferdinand NEon” et “NApoléon ManGea ALlegrement SIx Poissons Sans CLaquer d’ARgent”). Merci madame A. et madame D., professeurs de littérature pour votre amour de la poésie et des grands textes. Merci monsieur Z. professeur d’électrotechnique, grand prêtre des théorèmes de Thévenin et Norton, et des machines tournantes. Merci mes instituteurs, dont j’ai oublié malheureusement le nom, et qui dans ce coin lointain où il m’a été donné de naître se sont efforcés de faire de moi un citoyen et, j’ose le dire, ont réussi.
J’ignore ce que vous êtes devenus. Une seule fois il m’a été donné de croiser l’un d’entre vous dans un train. Pour les autres, je n’ai d’autre moyen de vous remercier que cette bouteille à la mer.
Descartes
l’anonymat et du blogueur et des enseignants n’aidera pas la rencontre !
Grandeur et servitude du métier de fonctionnaire…
Bien désolée de ne pas avoir vu “Merci Mme B. de m’avoir fait découvrir et apprendre par coeur les Règles de la Méthode, les Considérations Intempestives de Nieztsche, Prix,Salaires et profits,
d’avoir travaillé Hobbes,Aristote, Lucrèce et Spinoza le concept d’histoire, celui de langage… de m’avoir introduit à la philosophie qui a changé ma vie” .
Bref, j’aurai pu avoir un petit instant narcissique d’interrogation “l’aurais-je eu comme élève ce Descartes durant ces quarante années de transmission ? Aurais-je corrigé sa prose parmi mes
milliers de copies du dimanche après-midi?”.
Tout de même qu’avec votre pseudo vous ne disiez rien de la Philosophie, quel dommage …
Bien désolée de ne pas avoir vu “Merci Mme B. de m’avoir fait découvrir et apprendre par coeur les Règles de la Méthode, les Considérations Intempestives de Nieztsche, Prix,Salaires et
profits, d’avoir travaillé Hobbes,Aristote, Lucrèce et Spinoza le concept d’histoire, celui de langage… de m’avoir introduit à la philosophie qui a changé ma vie” .
J’aurais bien aimé. Mais madame T., mon porfesseur de Philosophie, était un résidu de mai 1968 qui ne s’intéressait qu’à Freud (dont elle nous a fait lire “introduction à la psychanalyse”) et qui
pensait que s’occuper de nos problèmes sexuels entrait dans ses compétences. Elle insistait pour nous donner son téléphone personnel et nous dire qu’on pouvait appeller “si on avait le moindre
problème”. Tout ça s’est arrêté quand l’un de ses élèves a fait une tentative de suicide après une de ses séances d’appui psychologique.
Heureusement je fréquentais à l’époque une cellule de la JC où des camarades plus âgés venaient souvent nous faire des “conférences” (ça s’appellait comme ça, je le jure!) d’économie politique et
de philosophie. Notre “référent” était un professeur d’économie très cultivé. C’est là que j’ai entendu parler d’Aristote, de Hobbes, de Descartes, de Milton, de Ricardo, de Smith, de Hegel et
bien entendu de Marx et des marxistes… Je peux dire sans me vanter que je suis le pur produit de l’école républicaine autant que des écoles du PCF.
Bref, j’aurai pu avoir un petit instant narcissique d’interrogation “l’aurais-je eu comme élève ce Descartes durant ces quarante années de transmission ? Aurais-je corrigé sa prose parmi mes
milliers de copies du dimanche après-midi?”.
Je ne crois pas… à moins que derrière votre pseudo se cache cette Madame T., ce qui m’étonnerait beaucoup! Mais je suis sur que c’est moi qui y perd…
Soyez donc gentil de corriger ,car j’en ai honte, ma faute de frappe sur le nom de Nietzsche, dont j’ai joyeusement mélangé les consonnes en tapant maladroitement …
Merci de votre réponse à ma boutade, je sentais bien dans l’omission de la philosophie qu’il y avait un épisode scolaire peu agréable, surtout quand on prend pour pseudonyme “Descartes”.
J’ai eu moi la chance en classe de Maths Elem d’avoir un professeur de philosophie communiste, dans ce lycée de filles du quartier latin, très élitiste. Elle nous a fait étudier le discours de la
méthode, le Manifeste, et le Traité politique de Spinoza cette année là. J’ai découvert la “Librairie Racine” librairie des Editions sociales, à côté du lycée sur ses conseils, et la merveilleuse
collection “les classiques du peuple” où l’on pouvait lire Diderot, Rousseau, More, etc…avec des notes et des introductions des meilleurs spécialistes. Sans parler des revues comme” la Pensée”,
les “Lettres Françaises” “Europe” etc…
Nous sommes nombreux à pouvoir rendre hommage à nos professeurs qui ont déterminé notre vie, c’est très touchant que vous l’ayez fait !
Soyez donc gentil de corriger ,car j’en ai honte, ma faute de frappe sur le nom de Nietzsche, dont j’ai joyeusement mélangé les consonnes en tapant maladroitement …
Je ne le peux, malheureusement, sans changer l’ordre des commentaires. L’éditeur d’over-blog ne permet pas en effet de modifier les commentaires… il faudrait donc que je supprime le votre après
avoir copié le contenu dans un nouveau message, puis que je recopie ma réponse… trop compliqué!
Merci de votre réponse à ma boutade, je sentais bien dans l’omission de la philosophie qu’il y avait un épisode scolaire peu agréable, surtout quand on prend pour pseudonyme “Descartes”.
Je vous remercie. Je ne crois pas qu’en lisant mes écrits on puisse imaginer que j’aie un quelconque mépris pour la philosophie. Au contraire: je suis convaincu que ce qui structure notre culture
“occidentale”, ce qui la différentie des autres est que nous sommes les héritiers des inventeurs de la philosophie. Nous sommes la seule culture à s’être posé la question “pourquoi quelque chose
plutôt que rien ?”. Aucune autre n’a senti le besoin de démontrer qu’on existe et donc d’aboutir au “cogito ergo sum”. Seuls les grecs ont réussi à s’affranchir de la religion pour penser le
monde…
Sans parler des revues comme” la Pensée”, les “Lettres Françaises” “Europe” etc…
Et en ce temps, “La Pensée” avait pour sous-titre “la revue du rationnalisme moderne”… sic transit gloria mundi.
Nous sommes nombreux à pouvoir rendre hommage à nos professeurs qui ont déterminé notre vie, c’est très touchant que vous l’ayez fait !
Je vous remercie. Je trouve qu’à l’heure de défendre l’école publique, la meilleure méthode serait que les hommes et femmes publics racontent tout ce qu’ils lui doivent, ce que j’ai essayé de
faire à mon modeste niveau, moi qui ne suit certainement pas un homme public. Pourquoi les jeunes valoriseraient une institution dont leurs ainés les plus en vue leur répètent à longueur de
journée qu’ils ne lui doivent rien, au contraire ?
Il est vrai que l’environnement médiatique et le dénigrement de l’école laïque et républicaine rendent votre hommage un peu solitaire. Cette mode du soi-disant self-made man est irritante,
et émane souvent de “personnalités” qui sont des fils/filles de. Ayant eu des parents pratiquement analphabètes à leur arrivée en France, eux savaient ce que l’école française apporterait à leurs
enfants et lui étaient infiniment reconnaissants, car ils connaissaient la médiocrité de celle qu’ils avaient connu.
Vous avez évoqué la philosophie, et personnellement, je regrette que cette matière soit abordée si tardivement dans le cursus scolaire. Je ne sais pas quels programmes avaient mes ainés d’il y a
100 ans, mais étaient-ils initiés à la philosophie plus tôt ? J’ai eu la chance d’avoir un excellent professeur de philosophie, dont la méthode pédagogique était extraordinaire. Notre promotion a
eu d’excellentes notes au bac, et on sentait également notre niveau en français tiré vers le haut.
Il est vrai que l’environnement médiatique et le dénigrement de l’école laïque et républicaine rendent votre hommage un peu solitaire.
Comme disait mon grand-père, “mieux vaut seul qu’en mauvaise compagnie”… 😉
Cette mode du soi-disant self-made man est irritante, et émane souvent de “personnalités” qui sont des fils/filles de
Et qui, souvent, sortent des meilleurs lycées et des meilleures grandes écoles. Le dénigrement de l’école fait partie de la logique des classes moyennes de casser l’ascenseur social. Tout en
envoyant leurs enfants aux meilleures écoles, les porte-voix de cette classe prétendent convaincre les autres que l’école ne sert à rien. Relire les commentaires élogieux de l’oeuvre d’Ivan
Illitch…
Vous avez évoqué la philosophie, et personnellement, je regrette que cette matière soit abordée si tardivement dans le cursus scolaire. Je ne sais pas quels programmes avaient mes ainés d’il
y a 100 ans, mais étaient-ils initiés à la philosophie plus tôt ?
J’avoue que je ne sais pas à quel niveau on commençait la philosophie il y a un siècle. Mais je pense qu’il est trompeur de dire que les élèves sont initiés à la philosophie en terminale. En
France, on a une vision littéraire de la philosophie, et on commence à voir les philosophes en classe de Français bien avant le lycée. Ce n’est peut-être pas un véritable enseignement de
philosophie, mais les élèves ont l’opportunité de se frotter à Rousseau, Voltaire ou Diderot, ce qui n’est pas rien.
Original et assez touchant comme billet !
Tu as de la chance d’avoir eu d’excellents professeurs. Puisque c’est l’instant “histoire personnelle”, j’ose !
Pour ma part j’ai du attendre les études supérieures pour avoir des professeurs qui m’ont fait vraiment aimé une matière. Mais c’était dans le domaine scientifique, et question histoire, philo
etc. j’étais bien inculte. Faut dire, en histoire, mon professeur (agrégé!) du lycée était un royaliste qui venait en noir le 21 janvier et qui nous expliquait que Charles Maurras était somme
toute quelqu’un de tout à fait raisonnable (surtout par rapport à ces fous furieux du front pop!).
Quant à la philo… je me rappelle de discussions enflammées avec mon professeur de terminale qui m’expliquait que le bien et le mal ne pouvait être qu’absolus sinon c’était des concepts vides.
Et moi de répondre (naïvement selon lui) qu’ils ne pouvaient avoir de signification que vis à vis de situations concrètes… bref, matérialisme contre idéalisme avant même que je ne fasse
connaissance de ces termes. On a fait du Kant, du Kant et un peu de Hegel. Point.
Du coup j’ai du attendre de finir mes études avant de revenir sur tout ça. C’est plutôt des rencontres et des blogs qui m’ont stimulé dans ma quête interminable d’avoir une pensée politique mieux
définie. Sur Internet on peut trouver de tout et n’importe quoi, mais ça m’a permis de découvrir des pépites. Un blog m’a donné envie de lire Keynes et de me mettre sérieusement à l’économie, un
forum m’a donné envie de rattraper mes lacunes en histoire, tandis qu’un autre m’a permis de mieux cerner la pensée libérale (plus fine que ce que j’imaginais – et c’est utile de savoir ça pour
la combattre), encore un autre de faire un plongeon “au cœur de la classe moyenne” etc. et également, bien sûr, ce blog dont un ami m’avait envoyé le lien !
Eh oui… je me sens un peu gêné de dire ça comme ça, mais je dois reconnaître que j’ai beaucoup appris ici… bien sûr, je suis en désaccord avec toi (parfois très net) sur certains points et
c’est fort heureux car nous avons chacun notre propre histoire personnelle, mais ici j’ai découvert beaucoup de chose, et ça m’a également donné envie de lire encore plus et ce dans bien des
disciplines différentes. Pas en prenant tes arguments comme tels sans réfléchir, mais en les utilisant comme “pointeurs” vers du Hobbes, du Marx, etc. Alors un grand merci et bravo pour le
travail fourni. J’ajouterai également que je t’ai piqué certains arguments sans vergogne pour ma propre utilisation car je dois reconnaître que tu es un sacré débatteur et que tu sais toucher là
où ça fait mal…
Ayant moins de 30 ans, je suis entièrement réceptif à ce genre d’actions, je cite d’un autre article: ” Il faut raconter aux jeunes qu’avant eux, il existait un monde dont ils n’ont peut-être pas
idée, tant on cherche à leur cacher. Et que ce monde renferme des trésors qui peuvent être les leurs si seulement ils se donnent la peine de se les approprier.” même si j’ai du mal à voir ce que
tu entend par “on cherche à leur cacher”.
Ce n’est pas facile, je suis sûr que parmi 10 de mes collègues au moins de 2 ne connaissent pas le nom du 1er ministre (sisi). Alors quand on est isolé comme ça, il reste les bibliothèques et
internet… tout seul c’est compliqué, mais heureusement qu’il reste de nombreux militants de tout âge prêts à partager leurs idées et leur expérience !
Tu as de la chance d’avoir eu d’excellents professeurs. Puisque c’est l’instant “histoire personnelle”, j’ose !
Ose, ose…
Alors un grand merci et bravo pour le travail fourni.
J’ai été très ému en lisant ton commentaire. C’est une grande satisfaction pour l’enseignant que je n’ai jamais été mais que j’aurais tant aimé être de savoir que j’ai pu contribuer un tout petit
peu à aider quelqu’un a penser. Je ne suis pas sur de mériter ton éloge, mais ça fait plaisir quand même.
J’ajouterai également que je t’ai piqué certains arguments sans vergogne pour ma propre utilisation car je dois reconnaître que tu es un sacré débatteur et que tu sais toucher là où ça fait
mal…
Tu peux y aller, je ne te demanderai pas des droits d’auteur! Le meilleur hommage qu’on puisse faire à un argument, c’est de le reprendre.
même si j’ai du mal à voir ce que tu entend par “on cherche à leur cacher”.
La pensée est une activité cumulative: on ne pense jamais par soi même, on ne fait qu’ajouter une petite couche au savoir accumulé par ceux qui nous ont précédé. Priver l’individu de ce savoir
accumulé, c’est le condamner à commencer à zéro, et donc à n’arriver nulle part. Je pense que l’un des moyens utilisés par ceux qui ont cherché à casser l’ascenseur social, c’est de couper la
jeunesse de ces références.
J’ai un ami qui est enseignant en secondaire (un des meilleurs de France d’ailleurs, à peine passé la trentaine et déjà récemment muté au Vésinet !) et qui me jure que certains de ses élèves
viennent le remercier après ses cours.
Partageant par ailleurs certaines de vos idées (tendance chevènementiste), nul doute qu’il a été sensible à votre éloge de sa corporation.
J’ajoute à votre intention qu’il y a quelques mois, lors des élections, j’ai posté le lien de votre blog sur un forum de jeux video (où se trouvent pas mal d’informaticiens travaillant en SSII et
où le sondage politique interne donnait les faveurs à Hollande, Mélenchon, Bayrou). Beaucoup m’ont félicité de leur avoir donné une telle lecture et ont été impressionnés – comme moi – par la
rigueur de vos raisonnements et la précision scientifique de vos analyses, sans même avoir forcément besoin de les approuver. Merci descartes !
Je vous remercie de vos encouragements !