De la soumission chez les insoumis

« Le mal commence là où l’on se permet de traiter les gens comme des choses »
(Terry Pratchett)

Permettez-moi une digression personnelle. Il y a déjà quelques mois, j’avais organisé une soirée avec deux anciens copains du temps – oh combien plus heureux – ou nous étions tous trois militants au PCF. Nous étions à l’époque ce qu’on appelait des « durs », de ces militants fidèles sur qui on pouvait compter pour faire ce qu’il fallait faire sans poser de questions. Que de nuits avons-nous passées à faire la garde du siège place du Colonel Fabien, ou à faire le service d’ordre à la Fête de l’Humanité (c’est-à-dire, à cogner sur les « loulous » et à gérer les poivrots) ! Que de journées à conduire des dirigeants à des réunions ou des rendez-vous plus ou moins confidentielles, à transporter du « matériel » pas toujours très catholique… et comme à l’époque on répétait que le communiste devait être « le meilleur camarade, le meilleur étudiant, le meilleur travailleur », il ne fallait pas négliger nos études, que nous avons d’ailleurs très bien réussi : l’un des copains est aujourd’hui un éminent professeur de médecine après une carrière dans les hôpitaux, l’autre, polytechnicien, a occupé des postes éminents à EDF…

Mais je m’égare. Ce soir-là, devant mon meilleur Armagnac, nous commençâmes à égrener nous souvenirs. Et une question est venue naturellement sur le tapis, celle des limites de la discipline militante, de l’obéissance à l’institution. Nous étions, je l’ai dit, des militants disciplinés. Qu’aurions-nous pu faire si nos dirigeants nous l’avaient ordonné ? Aurions-nous pu mettre le feu à une voiture ? Incendié un local ? Placé des explosifs ? Assassiné un adversaire politique ? Fourni des informations à un service étranger ?

En toute honnêteté, je n’ai, pas plus que mes amis, de réponse certaine à ces questions oh ! combien dérangeantes. Je ne peux que faire écho à la remarque d’un maréchal napoléonien : « en temps troublés, la difficulté n’est pas de faire son devoir, mais de le connaître ». Je veux croire que nous aurions suivi la dictée de notre conscience, et que notre conscience nous aurait donné le bon conseil. Peut-être l’aurions nous fait, et peut-être pas. Ce que je peux dire, c’est que si nous étions des militants disciplinés, c’est aussi parce que nous avions confiance. Confiance dans les instances du Parti, dans le mode de sélection des cadres, dans les processus internes de décision. Confiance que si de tels ordres nous étaient un jour données, elles le seraient à bon escient et après mur examen, et non par le caprice d’un homme ou pour servir des intérêts troubles. Et surtout, que ces ordres seraient réfléchies par des gens profondément humains, qui avaient une véritable attention, une véritable préoccupation pour le sort de leurs militants.

Cette réflexion m’amène une deuxième conclusion. Elle concerne la responsabilité d’un dirigeant politique vis-à-vis de ses propres troupes. Elle est d’autant plus grande que la discipline des militants est forte. Quand vous savez que vos ordres seront exécutés, il faut faire très attention à ce qu’on ordonne, et entourer le processus de garde-fous adaptés. Plus on exige des militants la discipline, et plus il est indispensable de sacraliser des règles internes, d’entourer les dirigeants des structures de contrôle politique et financier. Rétrospectivement, quand je regarde les dégâts qu’aurait pu faire le PCF s’il avait fait d’autres choix – par exemple, celui de la lutte armée, comme l’y invitaient certains groupuscules – et la prudence dont ont fait preuve les dirigeants communistes, je me dis que la confiance que nous avions en eux n’était pas mal placée. Et d’abord, parce que quelque soit les défauts qu’on puisse reprocher aux dirigeants communistes d’avant la « mutation », de Thorez à Marchais, il faut leur reconnaître une grande qualité : l’humanité. Jamais au PCF on n’a traité les militants comme des objets. « C’est un joli mot, camarade », chantait Ferrat, et c’était vrai. Il faut attendre la mutation pour entendre un dirigeant communiste s’exprimer avec mépris au sujet des militants, à l’image d’une Marie-Pierre Vieux expliquant que « ce n’est pas avec les militants de l’ancien qu’on fera le nouveau parti communiste » voulu par Robert Hue et consorts.

Pourquoi vous raconter ces histoires d’ancien combattant ? Parce que j’ai lu récemment un livre qui m’a remis cette discussion en mémoire. Que voulez-vous, l’été est la période des lectures légères. On n’emporte pas « critique de la raison pure » de Kant ou « l’introduction à la philosophie du droit » de Hegel à la plage ou dans un camping, même pas pour draguer les minettes, le profil « intello » étant depuis longtemps passé de mode. Rien donc de plus intelligent que le dernier Goncourt – et en disant cela, j’ai tout dit. J’ai donc pris avec moi « La Meute », vous savez, ce livre sur le fonctionnement interne de LFI écrit par deux journalistes, Charlotte Belaïch et Olivier Pérou, l’un officiant à « Libération » et l’autre au « Monde ». Ce faisant, je ne m’attendais pas à un livre profond d’analyse politique, mais à quelques histoires croustillantes sur le fonctionnement de l’organisation mélenchoniste – ou plutôt la secte, appelons les choses par leur nom – pour égayer mes siestes. Eh bien, mes chers lecteurs, ce n’était pas le bon choix. Bien entendu, il ne s’agit pas d’un livre profond : c’est un livre de journaliste, avec l’agilité mais aussi la superficialité que cela implique. Mais c’est en même temps un livre terrifiant. D’autant plus terrifiant que, connaissant personnellement un certain nombre des acteurs mentionnés, je sais que tout ce qui est raconté est probablement vrai.

Ceux d’entre vous qui le liront se demanderont pourquoi ce livre devrait me terrifier, alors que la plupart des dérives qui y figurent m’étaient connues, au point que je les ai largement décrites ici-même (1). C’est vrai, je savais tout cela, mais je le savais par inférence, parce que j’ai suffisamment de culture politique pour savoir qu’une organisation fondée sur la toute-puissance d’un homme ne peut que dériver vers des comportements sectaires. C’est très différent de voir ses déductions confirmées noir sur blanc par des observateurs extérieurs ayant eu accès à une documentation impressionnante. Comme disait le sage, « le savoir c’est une chose, le croire, une autre » (2).

Le livre est terrifiant autant par ce qu’il dit que par ce qu’il ne dit pas. Ce qu’il dit, c’est la description d’une organisation sectaire, construite pour servir les desseins d’un seul homme et soumise à ses préjugés, à ses choix, à ses caprices, à ses sautes d’humeur, sans règles et sans contre-pouvoir pour lui mettre des limites. Une organisation dépourvue de boussole idéologique, où les choix et les gestes des acteurs – et d’abord le principal parmi eux – sont déterminés uniquement par des considérations tactiques visant la conquête du pouvoir. Une organisation où l’on fait de la politique non plus sur les marchés et dans les usines, dans les cités et les campagnes, c’est-à-dire au contact des citoyens, mais dans la sphère médiatique, et tout particulièrement sur les réseaux sociaux où l’on est entre soi. Une organisation où, pour reprendre le mot de Charlotte Girard, « il n’y a pas moyen de ne pas être d’accord » sans être poussé vers la sortie sous les quolibets

Le livre décrit surtout une organisation fondamentalement maltraitante, qui pousse la logique de la concurrence entre les individus et le darwinisme social à des extrémités délirantes. Un système qui fait des hommes et femmes des objets. Les militants et les cadres sont promus et choyés tant qu’ils sont utiles au gourou, et jetés sans ménagement dès qu’ils cessent de l’être ou, pire, dès qu’ils deviennent une menace réelle ou supposé pour lui. Sans même parler des dégâts que cela provoque chez les gens concernés, cela se traduit par des phénomènes de cour qui se déploient avec leur cortège de courbettes et de coups bas, chacun cherchant à se faire remarquer de la source de tout pouvoir – et accessoirement, à descendre ses petits camarades dès lors qu’ils sont perçus comme des concurrents. Parce que le monde LFI est un monde de gens qui conchient la « concurrence » mais qui poussent celle-ci à des extrémités qu’on a du mal à imaginer.

Tout cela est connu, surtout des acteurs du drame. Après tout, ils connaissent leur organisation et ne sont pas plus bêtes que moi. Ils étaient parfaitement capables de voir qu’ils étaient en train de fabriquer un monstre, et que ce monstre peut un jour les dévorer. Quand on érige des guillotines, il faut accepter le risque qu’elles tranchent un jour votre propre tête. En leur temps, les Corbière, les Garrido, les Autain, et avec eux les centaines de cadres ont participé avec enthousiasme à la « meute » que Mélenchon lâchait sur tel ou tel cadre, coupable de ne pas être dans la ligne, ou plus banalement, d’avoir manqué l’hommage au chef. Ils ont participé sans rechigner à la mise à mort de leurs propres camarades, y compris avec les méthodes les plus basses – on se souvient de l’exclusion de Thomas Guénolé acquise au moyen d’accusations de violences sexuelles largement inventées. A l’époque, rares sont les cadres qui ont tiqué, et aucun à ma connaissance n’a fait des excuses en bonne et due forme.  Ceux qui ont participé à la mise en place du système qui a broyé tant de gens, devraient assumer leurs responsabilités au lieu de jouer les victimes. Ceux qui jouent les Torquemada ne peuvent se plaindre lorsqu’ils passent sur le grill.

Mais ce que le livre ne dit pas, c’est que les succès électoraux de Mélenchon montrent que c’est lui qui est, du moins du point de vue tactique, dans le vrai. Que la méthode LFI incarne la nouvelle manière de faire de la politique, celle qui est en train de s’imposer à gauche – et Mélenchon n’est pas le seul à la pratiquer, Macron suit – avec des nuances qui tiennent aux spécificités du public visé – le même modèle. C’est cela, l’égo-politique, ce modèle d’organisation qui rejette la structure traditionnelle du parti de masse, tenue par un cadre idéologique et par des instances de décision colléctive, pour lui substituer des organisations « gazeuses », sans consistance idéologique, guidées exclusivement par des considérations tactiques, ayant pour seul but la conquête des postes. Des organisations construites autour d’un « condottiere » et sa petite bande de fidèles, sans instances de débat ou de décision démocratique, totalement soumises à un homme et sans aucune forme d’autonomie par rapport à lui, purement dévouées à son destin politique. Ces organisations n’ont pas de militants, c’est-à-dire, des individus actifs, titulaires de droits et soumis à des devoirs. Il n’y a pas de cartes qui signent une appartenance, pas de cotisations qui fondent le droit à participer à la décision. Il n’y a plus – comme dans une église – que des « fidèles », admirateurs du Grand Leader et priés de faire ce qu’on leur dit de faire, et des « cadres » qui lui doivent tout, et d’abord leur gagne-pain. Et qui par conséquent ne peuvent se permettre le luxe de lui déplaire. Mélenchon n’est pas le seul dans ce jeu, Macron ne fait pas autre chose avec ses « marcheurs », regroupés dans un mouvement qui – et c’est symptomatique de la précarité de son ancrage – change son nom avec une telle fréquence qu’on ne sait plus lequel utiliser.

Comme toute secte, LFI est dangereuse. Et d’abord pour ses propres membres, parce que le phénomène d’emprise et de soumission à un gourou laisse des empreintes profondes, sans compter avec les bêtises – et c’est un euphémisme – que ce type de rapport peut vous conduire à faire et que vous regretterez très longtemps après. Le rapport de soumission ouvre la porte aussi à toutes les maltraitances. On rejoint ici la discussion que j’ai abordé en introduction de ce papier. Ce que le livre de Belaïch et Pérou montrent, c’est qu’il n’y a pas à LFI les fusibles et les contrôles qui empêchent les dirigeants – et notamment le premier d’entre eux – de dire ou de faire n’importe quoi, ou de le faire faire par ses partisans. En voici un exemple, tiré de la campagne de 2022. Mélenchon se dirige à des jeunes militants en ces termes : « Moi, à votre place, à votre âge, les fachos j’irai les cogner, manu militari ». On croirait entendre Henri II Plantagenêt prononçant la formule célèbre : « N’y aura-t-il personne pour me débarrasser de ce prêtre turbulent ? ». Quatre chevaliers normands ont interprété ce cri comme un ordre… et Thomas Beckett, le « prêtre turbulent » en question, archevêque de Canterbury, fut assassiné devant l’autel de sa cathédrale le 29 décembre 1170. Maintenant, si demain les militants LFI entendaient le cri de leur leader et allaient « cogner manu militari » des « fachos » ou prétendu tels – et n’oublions pas que chez LFI on qualifie facilement de « facho » quiconque ne partage les orientations du mouvement – qui en assumera la responsabilité ?

La violence ici n’est pas que symbolique. Le livre fournit un petit nombre d’exemples de violence physique de Mélenchon envers ses partisans. Ainsi, raconte Georges Kuzmanovic, pour avoir cherché à empêcher le Mélenchon d’aller au contact d’un groupe de jeunes éméchés qui l’insultaient, il s’est pris « un coup de genou dans les couilles » de la part du candidat. Par contre, il fourmille d’exemples de violence verbale et morale, notamment dans l’expression sur les réseaux sociaux, soit de Mélenchon lui-même, soit de la « meute » qu’il déclenche en jetant l’anathème sur quelqu’un. Et cette violence ne s’exerce pas seulement à l’encontre d’adversaires du mouvement. Des militants fidèles, des compagnons de combat sont trainés dans la boue et agressés pour un mot malheureux : « Le 22 octobre 2023, sur [la boucle du] groupe parlementaire, Bompard reproche au député Hendrik Davi sa « naïveté » quant au PS. Ce dernier rappelle alors que certains – Mélenchon parmi eux – ont soutenu et participé à des gouvernements socialistes qui se sont dévoyés. « Hendrik, retire ton accusation de trahison ou quitte ce groupe et LFI. On n’est pas dans ton groupuscule » lui intime le leader. Davi a beau préciser : « C’est pas toi qui a trahi […]. Désolé si tu l’as pris comme ça. » « Eviter Mitterrand, Jospin, pauvre crétin ! » lui écrit Mélenchon par message. « Eviter la gauche, hein, faiseur de phrases creuses au service de la droite. Tu peux insulter nos luttes et nos victoires, tu n’effaceras pas le sens de ton travail de tireur dans le dos on devine au service de qui. Ne te trouve jamais au même endroit que moi ». Hendrik Davi sera par ailleurs « purgé » quelques mois plus tard.

Cet exemple – et le livre fourmille d’autres – est caractéristique d’une forme de rapports humains (3). Il n’y a pas, dans les rapports humains entre les « cadres » insoumis, une once d’humanité, de tendresse, de bienveillance. Devant le désaccord, il ne s’agit pas de convaincre, mais d’imposer ou de tuer – symboliquement, du moins pour le moment. Un camarade de combat, un ami de vingt ans peut être chassé et vilipendé pour un mot malheureux. C’est aussi caractéristique d’un rapport politique : le leader est intouchable, non seulement publiquement, mais dans un lieu d’échanges privé et confidentiel. Rappeler les faits, lorsqu’ils mettent le chef en mauvaise posture, c’est un crime de lèse-majesté et puni comme tel. Insinuer que le chef s’est trompé, c’est se mettre « en dehors de LFI ». On ne saurait à mon sens insister sur la violence d’un tel rapport, illustrée par les termes utilisés par Bompard d’abord, par Mélenchon ensuite. C’est une forme de terrorisme qui, in fine, empêche tout débat interne, tout discours qui ne soit pas le discours officiel. Parce que les petits copains d’Hendrik Davi ont bien compris le message.

La question à laquelle le livre pose avec acuité, c’est celle du pourquoi. Pourquoi des êtres humains, ayant souvent une formation universitaire et une connaissance de l’histoire politique, acceptent ce type de rapports. Pourquoi n’envoient-ils pas balader un leader qui ne respecte de toute évidence non seulement les principes que le mouvement proclame, mais même ceux de la plus élémentaire empathie ? La réponse se trouve dans le mécanisme sectaire lui-même. Terry Pratchett – permettez-moi une fois encore citer un auteur que j’aime beaucoup – le décrit d’une manière saisissante (4). Le gourou crée un rapport de dépendance psychologique qui lui permet de se substituer à l’image du père, et qui rend donc toute rupture avec lui extraordinairement coûteuse. Alors, quand le gourou jette la pierre on fait la même chose, parce qu’on a peur de ce qui pourrait arriver si l’on était déshérité.

Et comme l’imitation est la plus sincère des flatteries, on retrouve le même comportement à tous les niveaux de l’appareil « insoumis ». A tous les niveaux, on montre qu’on est un « dur » en maltraitant les autres. LFI a réussi à démocratiser le « virilisme » traditionnel des gauchistes français en l’ouvrant aux femmes, qui chez les « insoumis » n’ont rien à envier aux hommes. « La meute » illustre ce fait par des pages fort pertinentes consacrées à Sophia Chikirou, et tout particulièrement à la gestion du « Média », où elle s’est illustrée par sa brutalité et son management toxique. Son cas est d’autant plus intéressant qu’elle est motivée non pas par ses convictions, mais par la recherche pure du pouvoir, comme le montre un parcours qui l’a conduit à circuler entre la droite et la gauche en fonction des opportunités de promotion que l’une et l’autre lui offraient. Et comme pour l’exemple précédent, que cette violence n’a pas été sanctionnée. Ceux qui en ont été les victimes n’ont pu faire appel à aucune instance pour la faire cesser, et la position de Chikirou n’a pas eu à en pâtir. Dès lors que Chikirou était couverte par le Leader Suprême, ses victimes n’avaient qu’à se taire ou à partir.

Cette violence n’a, en soi, rien de nouveau. Elle a toujours existé dans le gauchisme français, qui s’est toujours distingué par sa violence symbolique. Une violence symbolique qui entretien un rapport complexe et ambigu avec la violence physique, comme le rappelle l’aventure d’Action Directe, dont les membres ont pu compter avec une solidarité constante de l’extrême gauche avant et après leur détention et jusqu’au jour d’aujourd’hui. Mais c’était là des pratiques réservées à des groupuscules de quelques centaines, voire quelques milliers de militants, sans représentation électorale et sans poids dans le fonctionnement des institutions. Ce qui est nouveau chez LFI, c’est la massification de ces pratiques dans une organisation qui draine des millions de voix et qui peut potentiellement disposer de centaines d’élus. Parce qu’une chose est un mouvement qui cherche à « bordéliser » une assemblée générale universitaire, et une tout autre affaire une organisation qui se pose comme objectif de « bordéliser » le fonctionnement de l’Assemblée nationale. Plus une telle organisation s’approche du pouvoir, et plus cette violence cesse d’être un jeu pour devenir un danger.

Certains se rassureront en pensant que LFI a déjà atteint son zénith et que le mouvement se dirige vers sa décadence. Cela laisse cependant ouverte la question de l’héritage. On sait que la gauche radicale est souvent la pépinière où se forment les élites intellectuelles et politiques de gauche, le bac à sable où les futurs dirigeants peuvent faire leurs armes. Après 1945, une génération de dirigeants de gauche a été formée par un passage au PCF, et parmi les cadres socialistes de 1981, vous trouverez en pagaille des anciens trotskystes en rupture de ban. Ce sont les anciens cadres de LFI, partis ou exclus de l’organisation, qui demain irrigueront intellectuellement et politiquement la gauche. Quel bagage emporteront-ils ? Ayant accédé à des hautes responsabilités très jeunes et sans formation, sans avoir fait un « cursus honorum » qui leur permette de saisir l’importance de leurs responsabilités, habitués à un système où les postes sont donnés et retirés par la grâce arbitraire du gourou, c’est d’abord le mépris pour la démocratie et ses procédures, le cynisme, la brutalité, la conquête du pouvoir comme but et non comme moyen qu’ils auront appris.

On voit d’ailleurs les effets éducatifs de ce type de rapport dans un incident passé inaperçu mais qui, rétrospectivement, vaut qu’on se penche dessus. La fille d’Alexis Corbière et Raquel Garrido, Inés Corbière, 22 ans – ce n’est donc pas une gamine mais une adulte responsable de ses actes et qui, on peut le supposer, a reçu de ses parents une véritable éducation politique – écope de 3 mois de prison pour « provocation à commettre des atteintes volontaires à la vie en raison de l’appartenance ou de la non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une Nation, une prétendue race ou une religion ». Il lui est reproché un certain nombre de publications sur les réseaux sociaux. Par exemple, en réaction à une vidéo montrant une famille israélienne prise en otage par le Hamas le 7 octobre 2023 figure ce commentaire : «Alors j’ai peut-être pas d’âme mais ils me font pas du tout de peine, je les trouve même plutôt chiants, surtout les gosses». Dans un autre message, faisant cette fois référence à une marche de solidarité avec Israël, il est écrit : « Bon qui se chauffe pour aller casser du sioniste là ». Plus tard, on retrouve une vidéo dans laquelle Inés Corbière, plus jeune de quelques années, déclare : «Je suis antisémite , je m’en bats les cou*****. J’assume ». Ce manque d’empathie, ce rapport décomplexé à la violence verbale, cette vision manichéenne sans nuances, on retrouve tous les éléments du discours du parfait cadre « insoumis ». On peut supposer que les heureux parents en sont fiers… et c’est le cas. Que déclarent-ils après la condamnation ? « Il ressort de nos conversations avec Inés qu’elle déteste et réprouve le racisme et l’antisémitisme ». Malheureusement, il ressort de ses écrits l’impression contraire, avec en addition un manque d’empathie assez évident. Les mots ont-ils dépassé la pensée de la jeune Inés ? Admettons que ce soit le cas. Il faut alors se demander ce qui permet ce dérapage. Comme le disait un ancien président, « passées les bornes, il n’y a plus de limites ». Lorsqu’on baigne dans un milieu qui ne met pas en place un cadre idéologique qui fixe des limites à ce qui peut être dit et qui ne sanctionne pas lorsque ces bornes sont franchies, tous les dérapages deviennent possibles. Et ce qui est un dérapage verbal aujourd’hui devient vite un dérapage dans les faits lorsqu’on a du pouvoir.

Peut-on bâtir un projet révolutionnaire – au bon sens du terme – ou simplement progressiste sur ce type de rapports humains ? Je suis convaincu que non. Une chose est pour moi évidente: on n’est pas légitime à faire de la politique si on n’aime pas les gens, si on n’est pas capable de dépasser les convictions, les choix, les préjugés pour voir l’humanité de chaque homme. Un véritable homme d’Etat, un véritable révolutionnaire peut, lorsque les circonstances l’exigent, se monter impitoyable et même inhumain. Mais cela doit être pour lui une tragédie, pas un motif de joie ou de fierté. Rien de bon ne sort de ceux qui se réjouissent d’une épuration, de ceux qui célèbrent le départ ou l’exclusion d’un camarade.

Tout le monde dans la galaxie « insoumise » n’est d’ailleurs pas aveugle à ces dérives : « Emmanuel Morel a, lui, plaisanté devant Mélenchon en 2020. « Tu veux quoi », lui demande l’insoumis en chef, qui imagine déjà un potentiel gouvernement, à deux ans de la présidentielle, convaincu qu’il peut accéder au second tour. « Un billet d’avion pour quitter le pays ! », répond l’ancien socialiste, hilare ». Et pourtant, il n’y avait pas vraiment de quoi rire. Et ils sont nombreux, y compris dans la galaxie « insoumise », à partager son diagnostic. Mélenchon est peut-être l’homme qui a sauvé « la gauche » moribonde du naufrage, mais ce n’est certainement pas l’homme que les électeurs de gauche, dans leur immense majorité, voudrait voir à l’Elysée. Et cela handicape sérieusement ses chances d’y rentrer un jour.

Descartes

(1) Voir par exemple https://descartes-blog.fr/2014/02/16/whisky-tragique-a-perigueux/. Il est vrai que l’article concerne le PG et pas encore les “insoumis”, mais tout y est, y compris l’expression méprisante de Mélenchon. J’avais par ailleurs largement dénoncé le fonctionnement sectaire dans la section « commentaires » des blogs de Jean-Luc Mélenchon et d’Alexis Corbière à l’époque, depuis longtemps révolue, où ces gens-là prenaient le risque d’autoriser les lecteurs à commenter leurs papiers, risque largement limité d’ailleurs par une censure devenue de plus en plus rigoureuse avec le temps, jusqu’à la décision finale de fermer les commentaires.

(2) « Le docteur X me disait qu’avant de se suicider par injection de morphine, il faut désinfecter l’aiguille pour éviter une éventuelle infection. Nous savons tous que nous devons mourir un jour, mais le savoir est une chose, et le croire, une autre ». Je n’ai pas réussi à retrouver l’auteur de cette citation, que j’avais retenu de mes lectures…

(3) Outre le fait que cet exemple met à jour une curieuse contradiction. Mélenchon parle de l’œuvre de Mitterrand ou de Jospin comme de « nos victoires ». Mais dans ce cas, pourquoi voler dans les plumes de celui qui rappelle la participation de Mélenchon et ses amis aux « victoires » en question ? Pourquoi devient-on un « traitre » en rappelant une telle participation ? Mélenchon aurait-il la victoire honteuse ?

(4) « « Je sais ce que c’est que la conviction », dit Didactylos. « Je me souviens, avant de devenir aveugle, je suis allé une fois à Omnia. Et dans votre Citadelle, j’ai vu une foule lapidant un homme a mort dans un puits. Avez-vous déjà vu cela ? »
« C’est indispensable », murmura Brutha, « Cela permet à l’âme d’être purifiée et- »
« Je ne sais pas pour l’âme, je ne suis pas ce genre de philosophe », repris Didactylos. « Tout ce que je sais, c’est que c’était une vision horrible »
« L’état du corps n’est pas- »
« Oh, je ne vous parle pas du pauvre type au fond du puits », dit le philosophe, « Je vous parle des gens qui lançaient les pierres. Ils étaient tout à fait convaincus, on ne peut dire le contraire. Convaincus que ce n’étaient pas eux qui étaient au fond du puits. Vous pouviez le voir à leur regard. Ils étaient tellement contents de ne pas être au fond du puits qu’ils lançaient les pierres aussi fort qu’ils le pouvaient » » (Terry Pratchett, « les petits dieux »).

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