Comprendre la taxe Zucman

Le débat politique en France est en train de devenir surréaliste. Le problème, c’est qu’on fait semblant de discuter des propositions sans chercher à comprendre exactement de quoi il s’agit. Le dernier exemple de cette attitude est celui de la taxe Zucman. A gauche, on s’imagine qu’on va taxer les riches, et on est pour. A droite, on est contre pour la même raison. Mais personne ne prend la peine d’essayer de comprendre comment la taxe Zucman fonctionne.

Essayons de comprendre. La proposition de Zucman est celle d’une « taxe plancher ». Une telle taxe fonctionne symétriquement par rapport aux « plafonds » installés par exemple par Nicolas Sarkozy avec son « bouclier fiscal ». Quelle était l’idée du « bouclier » ? Qu’il ne fallait pas que, toutes taxes confondues, une personne paye sur son revenu plus qu’un certain pourcentage « plafond ». Et bien, l’idée de Zucman est de créer un « plancher » qui fonctionnerait de manière symétrique : une personne ne devrait pas payer sur le revenu une taxe inférieure à un certain pourcentage, non pas de son revenu – et c’est là la différence – mais de son patrimoine. Un pourcentage que Zucman propose de fixer à 2%.

Prenons le cas d’un célibataire des classes intermédiaires. Il gagne 4000 € par mois, et a un bel appartement à Paris valant 1.000.000 € et disons 100.000 € en actifs financiers. Il payera quelque 8000 € par an d’impôt sur le revenu, alors que le 2% de son patrimoine est de 11.000 €. Dans la logique de la taxe Zucman, il devra donc s’acquitter de 3000 € supplémentaires (1).

Sur un plan abstrait, la taxe Zucman revient à réintégrer dans le patrimoine les revenus « virtuels » du patrimoine, qui échappent à l’impôt. En effet, imaginons que mon cadre, au lieu de posséder un appartement valant 1.000.000 € avait cette somme à la banque à 4% d’intérêt, et payait avec ces intérêts le loyer de son appartement, ou bien – deuxième alternative – qu’il louait son appartement à un tiers et avec les loyers encaissés il louait un autre appartement (situations économiquement équivalentes). Dans le premier cas comme dans le second, les intérêts et les loyers seraient comptés dans son revenu et imposés.

La taxe Zucman n’est donc pas stricto sensu une taxe sur le PATRIMOINE. Ce n’est pas l’ISF sous un autre nom, contrairement à ce que croient beaucoup de militants de gauche. Si le patrimoine entre bien dans le calcul, l’objectif n’est pas de l’imposer en tant que tel mais de corriger l’imposition sur le REVENU. Ainsi, si le cadre de mon exemple avait un revenu supérieur, disons de 6000 € par mois, il payerait en impôt sur le revenu plus de 12.000 € par an… et du coup le montant du au titre de la taxe Zucman serait nul.

Le mécanisme proposé n’institue donc pas un impôt sur le patrimoine, mais cherche à rétablir la progressivité de l’impôt sur le revenu. Car on constate empiriquement qu’au-dessus d’un certain niveau de patrimoine, celui-ci devient régressif. Plus le patrimoine détenu par un contribuable est grand, et plus il génère des revenus non salariaux qu’on peut, par le biais de l’optimisation fiscale ou simplement par la jouissance directe, faire échapper à l’impôt sur le revenu.

Je l’ai plusieurs fois écrit ici, je suis personnellement contre l’impôt sur le patrimoine – c’est-à-dire sur le travail mort. Je pense au contraire que le financement de l’action publique doit être financé par les impôts sur le revenu et la consommation, c’est-à-dire, sur le travail vivant. C’est pourquoi je trouve la proposition de Zucman intéressante. La progressivité de l’impôt, mise à mal depuis plus de trente ans, est un élément essentiel du consentement à l’impôt, et le fait que la portion la plus riche de la société puisse échapper à celui-ci finit par saper toute discipline fiscale.

Il ne reste pas moins qu’il présente un problème de taille, et ce problème est celui de l’évaluation du patrimoine. Tant qu’il s’agit d’estimer des biens négociés sur des marchés « purs et parfaits », tout va bien : ces biens ont un prix donné par le marché et peuvent être vendus à ce prix. Mais beaucoup de biens ne sont pas négociés de cette manière. C’est le cas des actifs financiers, ou des objets d’art, qui sont négociés sur des marchés essentiellement spéculatifs. C’est aussi le cas des entreprises non cotées – qui constitue la grande majorité des entreprises françaises – dont la valeur dépend moins de leurs actifs matériels que de leurs perspectives économiques. Comment les évaluer ? Et qui paiera le coût, non négligeable, de cette évaluation ? En limitant le mécanisme aux très grands patrimoines, on peut simplifier la question, mais cela pose une question d’égalité devant les charges publiques, et réduirait très significativement le retour qu’on peut attendre de cette taxe.

Bien sûr, d’autres arguments ont été opposés à la taxe Zucman. Le plus bruyant, c’est celui des partisans du « moins d’impôt ». A les entendre, nous serions les champions du monde de la pression fiscale et de la dépense publique. Ils ont raison. Là où ils ont tort, c’est lorsqu’ils y voient un problème. Et c’est particulièrement vrai lorsque la question de la compétitivité est mise en avant. Car ce que ces défenseurs de la compétitivité omettent de dire, c’est que nous sommes aussi les champions du monde des subventions et des services publics, et notamment des services publics gratuits. Combien de pays proposent un système d’éducation gratuite de la crèche à l’université, une électricité bon marché, un réseau routier dense et gratuit et un réseau autoroutier de qualité à prix raisonnable, des transports urbains très bon marché de premier ordre ? Installer son usine ailleurs vous permet de payer moins d’impôts, mais il vous faut payer l’éducation de vos travailleurs, leur système de santé, leur logement, leur sécurité, leur transport… alors que l’industriel qui s’installe en France non seulement bénéficie de douceurs comme le crédit impôt-recherche, mais peut payer des salaires inférieurs parce que ses travailleurs n’ont pas à rembourser les emprunts étudiants, bénéficient des HLM, du système hospitalier, d’une police d’Etat… La compétitivité n’est pas liée au niveau brut des impôts, mais du rapport entre l’impôt payé et les services qu’on obtient en échange. Autrement dit, de l’efficacité du système public à transformer l’impôt en service. C’est là que se situe la compétitivité, et non dans le niveau de la fiscalité (2).

Un deuxième argument repose sur l’idée qu’une telle taxe obligerait les détenteurs du patrimoine de se défaire de celui-ci pour pouvoir payer la taxe – ce qui lui donnerait un caractère confiscatoire. Une telle situation serait particulièrement problématique si le patrimoine est constitué par des outils de production – je rejette la formule « outil de travail », qui est trompeuse : LVMH est « l’outil de travail » des employés de cette firme, mais certainement pas de Bernard Arnault – puisque cela pourrait changer le contrôle des entreprises. Mais le niveau proposé pour la taxe – un maigre 2% – exclut toute « confiscation ». Rares sont les actifs dont la rentabilité est inférieure à 2%. Il s’ensuit que le revenu généré par le patrimoine est suffisant pour payer l’impôt sans qu’il soit besoin de toucher au capital.

Il faut à ce propos signaler les réactions hystériques du MEDEF et de certaines personnalités comme Bernard Arnault. Ce dernier s’est même permis une attaque ad hominem contre Gabriel Zucman qui justifierait une plainte en diffamation, et qui montre qu’argent et éducation ne vont pas forcément ensemble. Voici ses mots exacts, dans une déclaration adressée au « Sunday Times » : « On ne comprend pas les positions de M. Zucman si l’on oublie qu’il est d’abord un militant d’extrême gauche. A ce titre, il met au service de son idéologie (qui vise la destruction de l’économie libérale, la seule qui fonctionne pour le bien de tous) une pseudo-compétence universitaire qui, elle-même, fait largement débat ». Une telle attaque ad hominem ne grandit pas Arnault, et sa prétention à s’ériger en juge des « compétences universitaires » est risible. Mais cette réaction, comme celle du MEDEF qui promet une « mobilisation » – est intéressante parce qu’elle montre où se situe le point vital de nos patrons. Loin de leur rhétorique larmoyante de « défense de l’entreprise » et de « l’économie française », il n’y a que leurs revenus qui les intéressent. Macron restera leur héros, malgré la désindustrialisation, malgré la croissance atone, parce qu’il aura fait la seule chose qui intéresse les patrons, c’est-à-dire, augmenter leurs revenus. Touchez à ces derniers, et vous aurez un drame. Que voulez-vous, c’est bien connu, il n’y a que « l’économie libérale qui fonctionne pour le bien de tous ». Les « tous » d’Hénin-Beaumont ou de Valenciennes apprécieront.

Un autre argument, plus pertinent, a été soulevé contre la taxe Zucman : que se passe-t-il pour ceux qui ont un patrimoine très important mais peu de revenus ? Il y a là deux cas différents : le premier est celui du capital improductif, c’est-à-dire, un capital qui ne produit pas de revenu. Dans ce cas particulier, l’impôt se traduit effectivement par une ponction sur le capital. Mais le cas, je pense, doit être rarissime pour ceux qui ont un patrimoine au-dessus de 100 M€. Le deuxième cas, plus embêtant, est celui des cas où il y a décalage dans le temps dans le retour sur investissement. Dans certains cas, il s’écoule du temps entre le moment où l’argent est investi et celui où les premiers revenus sont encaissés. C’est le cas par exemple dans une entreprise qui fait du développement ou qui construit une usine. L’investisseur pourrait se trouver en difficulté, puisque son investissement est compté dans son patrimoine, mais il n’a pas encore de revenu pour payer la taxe. Dans ce cas, on pourrait prévoir que l’impôt soit payé en titres de l’investissement en question, avec un droit pour l’investisseur de les racheter préférentiellement lorsque l’investissement produira des fruits. L’Etat serait ainsi associé au risque et éventuellement aux fruits.

Autrement dit, il reste du travail technique à faire pour transformer la proposition théorique en un dispositif applicable. Mais je suis convaincu que la reconstruction de notre pays passe par un effort partagé. Mais cet effort ne peut reposer seulement sur les couches populaires. Il faut que le reste, lui aussi, s’y mette. Et cela inclut les classes intermédiaires mais aussi, et c’est là que la taxe Zucman blesse, les plus riches. Le problème est que tant la droite comme la gauche sont malthusiennes. Pour les uns, il faut serrer la ceinture des pauvres, pour l’autre celle des riches. Personne ou presque – sauf peut-être une partie de l’extrême droite – ne parle d’augmenter la production de richesses. Or, c’est cela qu’il faut faire si l’on veut échapper à une politique qui ne ferait que partager la pénurie. Il nous faut augmenter la production, ce qui implique pour les travailleurs de travailler plus, pour les bourgeois de sacrifier leurs dividendes à l’investissement pour augmenter la productivité et maintenir la protection sociale. Peut-être est-ce là le compromis qui, comme le gaullo-communisme hier, peut nous sortir de l’ornière. Et la taxe Zucman pourrait parfaitement faire partie de ce compromis.

Descartes

(1) La proposition de taxe Zucman en France est de limiter le dispositif aux grandes fortunes, c’est-à-dire, aux patrimoines dépassant 100 M€. Mais je ne vois aucune raison théorique de ne pas l’appliquer en dessous.

(2) Il faudrait d’ailleurs s’entendre sur ce qu’on appelle la « fiscalité ». Dans notre vie quotidienne, un certain nombre de dépenses nous sont pratiquement imposées. Nous n’avons pas vraiment le choix : nous ne pouvons pas nous passer d’électricité, de médicaments, de chauffage, de logement, de transports pour aller à notre travail ou emmener les enfants à l’école. Nous avons, bien entendu, une certaine marge dans le choix des options, mais pour chacun de ces items il y a un prix minimal au-dessous duquel il est impossible de descendre. Quelle est la différence de fond entre ce prix et un impôt ? Quelle est la différence entre l’assurance aux tiers obligatoire et une taxe sur la voiture ? Le fait de transformer l’assurance obligatoire en une taxe, ou à l’inverse de transformer la cotisation de sécurité sociale en une prime d’assurance obligatoire augmenterait ou réduirait facialement la pression fiscale – et la dépense publique. Mais sur le fond, qu’est-ce que cela changerait pour le citoyen ?

Ce contenu a été publié dans Non classé. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *