Après l’effondrement du modèle libéral, ceux qui veulent changer la société devraient avoir devant eux un boulevard. Et pourtant, jamais la gauche dans son ensemble n’aura été aussi incapable de proposer un modèle intellectuellement cohérent et crédible. Jamais son discours n’aura été aussi sentimental – cf. l’ineffable Madone des Sondages – à mille lieux d’une analyse rationnelle des problèmes et de l’élaboration rationnelle de solutions. Jamais comme aujourd’hui on aura conjugué une capacité de mobilisation importante – comme le montrent les imposantes manifestations syndicales de ces derniers mois – avec une incapacité de donner à cette mobilisation une issue politique.
Nous avons en fait atteint le niveau zéro du débat à gauche. Le but n’est plus de confronter des projets dans un débat idéologique, mais au contraire de gommer les différences ou de les mettre en exergue en fonction de considérations tactiques. Les discussions entre le Front de Gauche et le MRC sont de ce point de vue extraordinairement révélatrices: Chevènement – a qui on peut reprocher beaucoup de choses, mais pas de mettre ses idées dans sa poche – souhaitait des références claires à un certain nombre de problématiques dans les documents programmatiques du Front, et parmi elles la “souveraineté nationale”, ce que le Front a refusé. Mais l’explication après la rupture nous en donne la raison:
Par contre il est vrai que nous avons refusé à Jean-Pierre Chevènement et aux négociateurs du MRC d’intégrer l’amendement : « on ne fera pas l’Europe sans et à plus forte raison contre les nations qui sont le lieu privilégié de l’expression démocratique ». Elle a été refusée mais comme ont été refusées toutes autres références aux contours institutionnels et politiques à venir de Union européenne telle que nous pourrions la souhaiter (on l’a dit le texte ne parle pas de « constituante », ce que des composantes du Front de Gauche auraient pourtant pu souhaiter). Nous savons en effet les désaccords des partis de la gauche de transformation sur ces questions (confédération/fédération, traité/traité constitutionnel, assemblé constituante/négociation intergouvernementale, etc..). Les débats devront se poursuivre à l’avenir sur ces questions mais à ce stade nous estimons que cela n’empêche pas une campagne commune, quitte à ce que chacun dans son propre matériel décline le modèle proposé pour la construction européenne. Or en conditionnant sa participation à cet amendement, le MRC aurait imposé en réalité aux partenaires du Front de Gauche sa vision unilatérale de la construction future de l’Europe, celle d’une Europe des Nations. Alors que l’inverse n’était pas vrai : nul ne demandait au MRC de signer un texte contredisant cette vision. Il laissait seulement ouvert la question.
En d’autres termes, le Front de Gauche (ici sous la plume du Parti de Gauche) prend la position suivante: on ne parlera pas des sujets de désaccord. Lorsqu’une question ne fait pas consensus, elle sera laissée “ouverte” (ce qui, dans le contexte, veut dire qu’elle ne sera pas abordée).
C’est une curieuse conception de la politique. Avant de voter pour les listes du Front de Gauche, j’ai envie de savoir ce que mes députés se proposent de défendre dans l’hémicycle de Strasbourg comme projet, et notamment sur les “contours institutionnels et politiques à venir de l’Union Européenne”. Je ne peux me contenter d’une réponse style “nous n’en savons rien, nous n’arrivons pas à nous mettre d’accord, les débats doivent se poursuivre”.
Un “Front” ne sert à rien s’il n’est pas le lieu d’un compromis entre les organisations qui le constituent sur un programme acceptable par tous. Si le Front de Gauche veut être reconnu comme ayant vocation à gouverner, il doit avoir une réponse commune à tous les problèmes politiques, ce qui implique un compromis idéologique. On ne peut pas se contenter de dire “sur tel sujet, on sait pas ce qu’on ferait si on était au pouvoir, parce qu’on n’est pas d’accord entre nous”. Et si le compromis est impossible, cela veut dire qu’on ne peut pas gouverner ensemble. Comment imaginer demain un gouvernement dans lequel certains considèrent qu’il ne peut y avoir de compromis sur la souveraineté nationale, et d’autres qu’il ne peut y avoir compromis sur une “assemblée constituante européenne” ? Dans un tel gouvernement, on aurait le choix entre ne rien faire, ou faire des cocus.
Que le Front de Gauche puisse exister dans de telles conditions nous montre à quel point la problématique des alliances passe, pour la gauche de la gauche, devant la problématique des idées (1). Lénine avait écrit “Que Faire ?”, aujourd’hui ses successeurs présumés écriraient plutôt “Avec qui”. Et si le cas du Front de Gauche est emblématique, ce n’est pas mieux ailleurs. Au PS, la synthèse entre “oui-ouistes” et “nonistes” s’est faite non pas sur la base d’un débat et d’un arbitrage, mais en “oubliant” tout simplement les différences.
Cette attitude qu’on pourrait appeler “l’unité à tout prix” nous ramène à ce qu’Alain-Gérard Slama (2) désigne par “peur du conflit”:
“Mais il est une autre peur qui est la négation du courage, et qui semble dominer les cœurs dans notre Europe paisible et hyper-protégée: la peur du conflit. Celle-ci n’est pas inscrite dans l’ordre de la nature, mais de la culture; elle est liée à l’avènement de la société civile. Elle nait de la confrontation de l’individu, devenu citoyen – et en principe responsable – avec les autres et avec les incertitudes de l’histoire. A la différence de la peur de la violence, la peur du conflit n’est pas l’effet d’un rapport de force, mais de la confrontation entre des volontés. Assumer la violence signifie que l’on aspire à dominer. Assumer le conflit, signifie que l’on aspire à être citoyen. La violence est, en son principe, holiste: elle puise sa justification dans ce que Joseph de Maistre appelait “la grande loi de destruction des êtres vivants”. Le conflit est du côté du contrat. La violence rejette tout ce qui ne se plie pas à une exigence d’unité; le conflit est le propre du pluralisme et de la démocratie. La peur de la violence est un rejet de la barbarie; la peur du conflit est un acte de capitulation devant le projet des lumières”.
Une “union” politique n’a de sens que si elle se bâtit (comme ce fut le cas pour le Front Populaire, le programme du CNR et plus près de nous le Programme Commun) dans un compromis clairement assumé entre les idées et objectifs conflictuels de ses membres. Une “union” qui se bâtit en mettant ces conflits sous le tapis finit toujours par un désastre. Parce que gouverner, c’est nécessairement choisir. Et que l’incapacité à établir des compromis fait que ces choix sont pris par défaut, en suivant la ligne de moindre résistance. Si l’expérience de la “gauche plurielle” doit enseigner quelque chose, c’est bien ça. L’union doit rester, selon la formule qu’aimait à répéter Georges Marchais, un combat.
Descartes
(1) Peut-être est-ce la conséquence de l’apparition depuis les années 1980 d’une nouvelle espèce de dirigeant à gauche. Celui qui commence par être dirigeant lycéen, consacre le temps des études à être dirigeant étudiant, pour ensuite devenir permanent politique dans un parti ou dans un cabinet d’élu local et tout cela sans jamais avoir véritablement sorti du milieu politico-militant. Pour ce type de dirigeant, la politique n’est pas seulement une passion, mais un gagne-pain. Et comme pour tout professionnel, la conservation de l’emploi passe souvent devant les idées. Un ouvrier métallurgiste peut être pacifiste tout en fabriquant des chars Leclerc. Pourquoi en irait-il différemment avec un politicien professionnel ?
(2) dans un livre qu’on ne saurait trop conseiller: “Le siècle de Monsieur Pétain”, Perrin, 2005