Il faut admirer Michel Rocard. Certes, ce fut un médiocre petit politicien, un médiocre premier ministre, un médiocre premier secrétaire du PS et aujourd’hui un médiocre acteur fatigué qui fait trop souvent le numéro du politicien aigri qui réécrit l’histoire à son avantage chaque fois qu’il en a l’opportunité. Mais il faut le reconnaître, il a le sens de la formule. Et il l’a démontré encore une fois ce matin sur France Inter. Avec une formule lapidaire, il a bien résumé pourquoi aujourd’hui la gauche en général et le PS en particulier sont dans la panade.
“La gloire s’offre à ceux qui l’ont rêvée”, disait Mongéneral. Il ne lui serait jamais arrivé, à lui, de qualifier la France de “petit pays”. Tout simplement parce qu’il avait compris – et à l’époque, il n’était pas le seul – que la “grandeur” d’un pays n’est pas liée à sa population ou à sa taille, mais d’abord à sa capacité à se penser en grand. Au XVIII siècle, la France était déjà, que ce soit du point de vue géographique ou démographique, un petit pays: Que pesait-elle en comparaison avec les étendues sans fin des empires Russe, Chinois, Espagnol ou Portugais ? En fait, la France n’eut un empire colonial digne de ce nom que pendant la période de 1830 à 1960, c’est à dire un peu plus d’un siècle. Pendant le reste de son histoire, la France fut un “petit pays” par sa population et par son territoire. En somme, rien de bien nouveau sous le soleil.
Il est cependant incontestable que la France jouit depuis des siècles d’une influence sans commune mesure avec son étendue et sa population. Ce qui laisse penser que l’intuition de De Gaulle était juste. Ce n’est pas le territoire ou la population qui font les “grands” pays. Ce n’est pas non plus leur richesse matérielle ou leurs ressources naturelles. Ce qui fait la “grandeur” d’un pays, c’est son histoire. C’est la manière dont il a réussi à construire une cohésion et une discipline sociales. Un “vivre ensemble”, un “travailler ensemble”, qui ne se construisent pas en quelques mois ou quelques années (1), mais qui sont le produit d’une histoire commune complexe. C’est de ce capital que nous, français, sommes en même temps les héritiers et les gardiens.
La France était un grand pays (2). Elle était grande par ce qu’elle doit aux Lumières, à la Révolution, à l’Empire puis à la République. Elle le devait à la créativité politique, institutionnelle et technique des français. Elle le doit à leur capacité à accueillir des idées et des personnes venues d’ailleurs et à les fondre dans un creuset commun. Et surtout, elle a été grande lorsqu’elle s’est inscrite dans une vision universelle. Il y a de par le monde beaucoup de pays qui se sont donnés des chartes ou des déclaration codifiant les droits de ses habitants. Mais seule la France à proclamé une déclaration universelle des droits de l’homme, reconnaissant des droits partout et pour tous. Que ces droits aient été bien ou mal appliqués n’est pas le problème. Ce qui est intéressant, c’est que les représentants d’un peuple -le notre – aient cru nécessaire de proclamer des droits pour tous les hommes. Ce sont des idées comme celles-là qui ont fait l’influence de la France dans le monde, bien plus que quelques kilomètres carrés ou quelques habitants de plus. Combien de terriens sont capables de reconnaître La Marseillaise ? Combien connaissent l’hymne national Brésilien ou Chinois ?
Mais voilà, cette “grandeur” est lourde à porter. Elle nécessite une rigueur et un dépassement de soi de tous les instants. Alors, de temps en temps, nos élites se réfugient dans le “petit”. L’historien Jean-Louis Crémieux-Brillac (3) montre bien les mécanismes de repli dans cette “petitesse” en temps de crise, et combien ce repli a été funeste dans les années 1930. Le discours des pacifistes de 1938 qui deviendront les pétainistes en 1940 appartient à cette veine: à les croire, loin de “mourir pour Dantzig” et de s’occuper des questions du vaste monde, les français devaient se consacrer à l’introspection, se frapper la poitrine pour implorer le pardon de leurs fautes, et se concentrer sur leurs propres problèmes. Pour eux, la vocation de la France n’était pas l’universel, mais au contraire le retour sur le terroir, le village (opposé à la ville cosmopolite, source de toutes les perversions), les rapports “simples”, la famille. La “petite France” n’aspirant qu’a sa petite tranquillité, et laissant les affaires du monde à d’autres. L’opposition Pétain-De Gaulle est la parfaite illustration de la tension qui existe entre la “petite France” et la “grande”, entre la résignation à ne plus être qu’un “petit pays” s’occupant de ses problèmes, et la prétention à être un “grand pays”, qui s’occupe des affaires du monde.
Avec son “nous sommes un petit pays”, Michel Rocard nous donne une illustration du glissement de la gauche française vers un défaitisme qui n’est pas sans rappeler la situation de la fin des années 1930: le même besoin de dévaluer à chaque opportunité le “modèle français”, accusé de tous les maux (racisme, sexisme, inefficacité, etc.), ce que certains auteurs ont appelé “la haine de soi” et qu’on appelle aujourd’hui “déclinisme”. La même fascination acritique pour ce qui se fait ailleurs. La même renonciation à toute idée de “grandeur” et d’universalité. La même priorité donnée aux “petits” problèmes par rapport aux “grands” (4). Et le même appel à nous résigner à des “réalités” géopolitiques qui n’ont de réalité que le nom.
Il est grand temps de se lever contre un certain nombre d’idées fausses qui, complaisamment martelées, façonnent notre sentiment d’impuissance. Et en particulier celle qui veut que la puissance et la “grandeur” nous soient interdites dans le monde globalisé du fait de notre taille (5). Le Général, malgré sa solitude, était à Londres bien plus “grand” que le Maréchal et son administration à Vichy. La “grandeur”, n’en déplaise à Michel Rocard, est essentiellement un état d’esprit. Un état d’esprit que de toute évidence Michel Rocard, et avec lui une bonne partie de la gauche, ne partagent pas. Cette gauche-là a des rêves de sous-préfecture, et son ambition s’incarne dans la présidence d’un conseil régional.
Descartes
(1) en 1945 l’Allemagne était pratiquement rasée, et bien plus pauvre que des pays comme l’Argentine ou le Brésil. A peine quelques décennies plus tard, l’Allemagne avait recupéré sa place parmi les “grands” pays, alors que l’Argentine et le Brésil trainent derrière.
(2) Le passé s’impose-t-il ? Je vous parle d’un temps que les moins de trente ans ne peuvent – ou ne veulent – pas connaître…
(3) Dans “Les français de l’an quarante”, 1990, Gallimard. Un livre que je recommande chalereusement à ceux que l’histoire des années 1930 passionne.
(4) Ainsi l’autisme, le téléchargement illegal ou la parité homme/femme dans les conseils d’administration prennent plus de place dans le débat public que les décisions fondamentales qui engagent la vie de la nation pour les décennies à venir. Les lois de programmation militaire ou les plans pluriannuels d’investissement sont débattus dans l’indifférence générale, pendant que l’opposition dépose des centaines d’amendements sur la loi Hadopi.
(5) Idée qui sert de base à la théorie selon laquelle “les (petits) Etats sont impuissants” face à la mondialisation. Ce qui, a son tour, justifie le transfert de compétences à l’Union Européenne censé être – et cela en dépit de l’evidence – le noyau d’une future puissance. La réthorique de l’impuissance est indispensable au mythe de la construction européenne.