Bien comprendre le “dégagisme”

Un fantôme parcourt l’Europe – et un certain nombre de signes semble indiquer qu’il ne s’arrête pas nécessairement au vieux continent. Il est difficile de donner à ce fantôme un nom, mais les résultats des élections italiennes, après ceux des derniers scrutins américains, français, autrichien, néerlandais, belges, espagnols et allemands montrent que quelque chose a changé. Car à chaque fois on trouve les mêmes symptômes : la déroute des courants politiques « réalistes », la scission entre un électorat populaire qui se réfugie dans l’abstention quand il n’est pas attiré par des discours schématiques annonçant des ruptures plus ou moins imaginaires et un électorat des « classes moyennes » tenté par l’apolitisme, la pauvreté d’un débat qui évite d’aborder les grandes questions pour se réduire à un catalogue de scandales plus ou moins réels et à la concurrence des victimismes.

Bien entendu, cela donne des résultats différents selon la tradition politique et institutionnelle de chaque pays. En France, le système majoritaire et le rôle pivot du président de la République garantit la gouvernabilité, même lorsque la coalition au pouvoir ne réunit qu’un électeur sur cinq au premier tour. De ce fait, la crise de représentativité n’apparaît guère au grand jour, même si les prophètes aux extrêmes prédisent la chute du système d’un jour à l’autre. Mais l’effet est bien plus visible dans les pays ou le scrutin est plus ou moins proportionnel. Dans ces pays l’incapacité des partis de gouvernement à construire une majorité sur un programme politique cohérent oblige à constituer des coalitions, qui font apparaître clairement la racine et l’étendue du problème. Problème qu’on peut résumer dans une phrase : « there is no alternative ».

Regardons un peu en arrière : il y a eu en Europe ces trente dernières années des pays gouvernés par des partis de droite plus ou moins dure, des pays gouvernés par une gauche plus ou moins sociale, par des coalitions entre la droite et l’extrême droite (e.g. l’Autriche) ; des pays gouvernés par des coalitions entre la droite et la gauche (e.g. Allemagne) ; des pays gouvernés par une coalition gauche-extrême gauche (la Suède). Certains pays ont été d’ailleurs gouvernés successivement par la droite « molle », par une alliance réunissant gauche, extrême gauche et partis écologistes, par la droite, par la droite « dure », par la gauche, par un libéral apolitique. Et qu’observe-t-on ? Que sur les grandes questions économiques, sociales et institutionnelles tous ces gouvernements ont fait grosso-modo et avec de très rares et très temporaires exceptions exactement les mêmes politiques. La diversité apparente des étiquettes occulte une convergence absolue des pratiques. Qu’on soit socialiste, communiste, radical, conservateur, libéral, démocrate-chrétien ou social-démocrate, on finit lorsqu’on est au pouvoir par expliquer plus ou moins maladroitement à ses électeurs que la construction européenne est « notre avenir », qu’il est bon d’ouvrir tous les secteurs à la concurrence, qu’il faut décentraliser au maximum, qu’il faut privatiser les services publics, qu’il faut renoncer à tout ce qui fait de nous un pays différent pour se couler dans le moule de la mondialisation, bref, qu’il faut abandonner toute velléité de peser sur l’évolution du monde et qu’il ne nous restait plus qu’à nous y adapter. Tous, je dis bien tous les partis politiques qui se sont succédés au gouvernement, nous ont tenu ce même discours, et ont mis en œuvre ces mêmes politiques. Y compris les « extrêmes ». Lorsque Jospin privatise France Télécom et ouvre la voie à a privatisation d’EDF, il y avait au gouvernement quatre ministres communistes. Aucun n’a démissionné, que je sache.

Cette unité de politiques cache en fait une unité d’intérêts. Il y a des hommes politiques qui ont le cœur à gauche, et des hommes politiques qui ont le cœur à droite. Mais leur portefeuille est toujours du même côté, celui des « classes moyennes ». C’est pourquoi tous les « partis de gouvernement » sont devenus les porte-voix de cette couche sociale. Le chômage, la précarité, les conditions de travail ne sont plus la priorité pour aucune de ces organisations, qui consacrent au contraire de doctes colloques à l’égalité hommes-femmes dans l’accès aux conseils d’administration des entreprises du CAC40 où à la question de savoir s’il faut ou non une dose de proportionnelle – et laquelle – à l’Assemblée nationale. Problématique qui, vous l’imaginez, passionne les habitués des bistrots de Valenciennes ou de Longwy, des ateliers de Dunkerque ou de Belfort. L’électeur, qu’il soit populaire ou qu’il appartienne aux « classes moyennes », sait que quel que soit le résultat de l’élection la politique mise en œuvre sera la même. La seule différence, c’est que le premier sait que cette politique se fera à son détriment, alors que le second sait que ses intérêts seront défendus. Le premier réagit donc en s’abstenant ou en votant pour des partis « tribuniciens », le second en votant en fonction de problématiques marginales.

Cela semble incongru aujourd’hui d’imaginer qu’il fut un temps où les électeurs étaietn persuadés que le résultat d’une élection pouvait provoquer une rupture. En 1936, la victoire du Front Populaire a été perçue par l’ensemble de la société comme l’effondrement d’un monde et le début d’un autre, et cette rupture a fait tellement peur à certains qu’ils étaient prêts à rompre avec le processus démocratique pour revenir au « monde d’avant ». En 1974 et 1981 la possible victoire de Mitterrand – et la nomination probable de ministres communistes – avait provoqué des convulsions boursières, la mise à l’abri massive de capitaux en Suisse et ailleurs, et la réaction violente de nos « amis » d’outre Atlantique. Le consensus, toutes classes confondues, était que le résultat d’une élection pouvait changer radicalement les choses, et cette conviction traduisait le pouvoir qu’on attribuait au politique sur le réel.

Quinze ans plus tard, tout avait changé : en 1997, l’élection de Jospin et la nomination de quatre ministres communistes ne faisaient plus peur à personne. Normal : en 1936, en 1974 et même en 1981 on pouvait croire encore que le poids des couches populaires pouvait être suffisant pour imposer des changements importants. En 1997 on avait bien compris que la domination du « bloc dominant » intégrant la bourgeoisie et les « classes moyennes » sur le champ politique était complète. Gayssot, Buffet, mais aussi Mélenchon ne présentaient aucun danger, et ne parlons même pas des écologistes…

Formellement, le processus électoral d’aujourd’hui ressemble beaucoup à celui des années 1960. Mais son sens a changé radicalement. Dans les années 1960 et 70, il y avait un véritable choix entre des projets différents portés par des personnalités qui avaient vraiment l’intention de les mettre en œuvre. C’était vrai au plan national, c’était vrai au plan local ou le « communisme municipal » était bien différent du « socialisme municipal » ou du « gaullisme municipal ». Aujourd’hui, l’élection consiste en un jeu de massacre ou l’on finit par voter le « moins mauvais » sachant très bien que les différences sont cosmétiques et que les politiques qui s’ensuivront seront plus ou moins les mêmes quel que soit le candidat choisi, au-delà d’un habillage plus ou moins habile destiné à faire croire à une différence. Avec une hypocrisie qui frise quelquefois l’inconscience : on voit aujourd’hui un Olivier Faure, nouvellement élu premier secrétaire du Parti socialiste, se joindre à une manifestation qui rejette une politique initiée par le gouvernement que son parti et lui-même personnellement soutenaient il y a seulement un an. Et lorsqu’il est conspué par les manifestants, il trouve cela « scandaleux »…

Rien n’illustre mieux cette absence de choix réel que les différents référendums organisés sur les traités européens. A chaque fois, on a vu le monde politique faire des pieds et des mains pour contourner le vote populaire, que ce soit en faisant revoter le peuple autant de fois que nécessaire jusqu’à obtenir la réponse voulue comme ce fut le cas en Irlande en 1992, ou en faisant rentrer par la porte ce qui avait été rejette par la fenêtre, comme ce fut le cas après le rejet du « traité constitutionnel » en 2005.

Et pour couronner le tout, il faut compter avec le fonctionnement des institutions européennes. Un fonctionnement qu’on pourrait qualifier de « faustien ». Les Mefistofélès de la Commission proposent ainsi aux gouvernements de chacun des pays membres mondes et merveilles en échange d’une petite signature au bas d’un papier. Un papier qui engage le pays à privatiser ses services publics, par exemple. Mais attention, pas tout de suite. Non, l’engagement ne prendra force que dans cinq, dix, vingt ans. Le politicien qui signe n’aura donc pas à assumer les conséquences de sa signature : ce seront ses successeurs qui paieront avec leur âme l’engagement de leur prédécesseur, en expliquant au peuple que la privatisation est « inéluctable ». Successeurs qui auront beau jeu d’invoquer les « contraintes européens » le jour où il faudra se justifier devant l’opinion. Par ce mécanisme pervers, des gouvernements « de gauche » se trouvent à exécuter des engagements pris par des gouvernements « de droite » et vice-versa. Comment dans ces conditions une élection pourrait changer quelque chose ?

Tous les soi-disant débats sur « le rôle du Parlement », le système électoral, la parité en politique ou la « démocratie participative » sont des attrapes-couillon, qui ne servent qu’à déguiser l’impuissance voulue et organisée du politique. A rien ne sert de discuter qui et comment prend les décisions dès lors qu’il ne reste plus de décision à prendre, et que le système politique n’est là que pour faire avaler aux citoyens une bouillie déjà choisie par ailleurs. On attribue trop souvent le rejet de la politique par nos concitoyens à la corruption, aux privilèges et autres petits arrangements des élus, à l’opacité du fonctionnement de l’Etat, à la faible place faite aux femmes et aux minorités diverses. Ce sont là des balivernes : il y a un demi-siècle la corruption, les privilèges, les arrangements étaient monnaie courante, bien plus qu’aujourd’hui. L’Etat était bien plus secret, et la « diversité » n’intéressait personne. Et pourtant, cela n’empêchait pas l’existence de partis politiques de masse et un débat politique acharné. Non, si nos concitoyens s’éloignent de la chose politique, c’est parce qu’aujourd’hui s’engager en politique ne sert à rien. Ce n’est pas là que ça se décide : être ministre aujourd’hui, cela consiste essentiellement à se déculotter devant un commissaire européen – que personne n’a élu et qui ira plus tard pantoufler dans une grande entreprise qu’il est censé contrôler sans que personne ne trouve à redire – ou à se faire cracher dessus par des ONG qui font la pluie et le beau temps dans leur domaine, tout en faisant proclamant « qu’on n’a pas le choix ». Greenpeace a plus d’influence aujourd’hui sur la politique nucléaire que le ministre de l’énergie. Et ce n’est pas d’aujourd’hui que cela date : lorsqu’un homme d’Etat de la taille de Philippe Séguin constate que son combat ne conduit à rien et préfère quitter la politique pour retourner à une fonction administrative, il faut se poser des questions. Et si Séguin est un précurseur, bien d’autres ont fait la même chose depuis, et d’une manière bien moins honorable. Je ne donnerai pas de noms pour ne pas faire de jaloux, mais combien de quadras fringants ayant devant eux une belle carrière politique ont décidé qu’il valait mieux faire fructifier leurs carnets d’adresses dans le privé plutôt que de poursuivre un combat civique ?

L’apolitisme à la Macron – qui est la version française de la « Grande Coalition » à l’allemande sans l’hypocrisie de cette dernière – ne fait que formaliser un état de fait. Gauche et droite n’existent plus. Les hommes qui jusqu’à hier portaient « les idéaux de gauche » et ceux qui non moins sincèrement jusqu’à hier défendaient « les valeurs de la droite » peuvent se retrouver tous les mercredis en Conseil des ministres, autour de la même table, pour mettre en œuvre collectivement la même politique, qui est dans la droite ligne – quelle coïncidence, n’est-ce pas ? – de celles qu’ils ont conduit depuis trente ans en faisant semblant de s’opposer. La question est donc : entre leur unité d’aujourd’hui et leur opposition d’hier, laquelle des deux est un simulacre ?

Ce que nous avons devant nous est la fin de la politique par la négation même des différences politiques. A quoi peut bien servir le débat sur le gouvernement de la cité du moment que – au moins sur les points fondamentaux qui déterminent l’avenir – il n’existe qu’une seule solution « rationnelle » ? Dans ces conditions, point n’est besoin de discussion raisonnée, de convaincre ou d’arriver à des compromis, puisqu’il n’y a qu’une « bonne » politique et qu’elle s’impose comme une évidence. Le mépris macronien pour le Parlement, et d’une manière générale pour les processus de concertation et de délibération collective qui ne sont à ses yeux que des sources de retard inutile dans l’application de la « bonne » politique, est inhérent à cette vision « apolitique ». Comme l’est cette idée que les médias nous vendent sans vergogne des « initiatives de terrain », résultat de la volonté individuelle de telle ou telle personne censée faire le bonheur des autres à leur place est souvent sans les consulter.

Mais il serait injuste de reprocher à l’homme Macron d’être le créateur de la vague alors qu’il ne fait que surfer dessus. Et il n’est pas le seul : on trouve ce même mépris de la politique entendu comme processus formel de délibération collective sur les choix à mettre en œuvre chez Mélenchon. Là aussi la « bonne » politique est une évidence. Mélenchon l’a même théorisé par écrit : Hors de question dans son mouvement de voir des opinions différentes se confronter, leurs partisans se compter. Cela ne ferait que créer de la division. Et là encore les « initiatives de terrain » sont supposées remplacer l’action proprement politique, c’est-à-dire, fruit d’un compromis entre des individus pensants. Parce que là où les individus pensent, on n’est jamais à 100% d’accord. Une telle unanimité n’est atteignable que si la réflexion n’est le fait que d’un seul.

Cette vision « apolitique » n’est pas nouvelle. Elle a des précédents et ils ne sont pas très reluisants. On les retrouve dans l’holisme de l’extrême droite de l’entre-deux guerres, qui dénonçait la démocratie et les partis politiques comme attentant contre « l’unité du peuple ». C’est ce rêve holistique – qui revient à nier la diversité des intérêts et des opinions dans la société – qui fit le lit du pétainisme (souvenez-vous des « mensonges qui nous ont fait tant de mal » opposés à « la terre qui elle ne ment pas »…). C’est la reconnaissance d’une diversité irréductible qui marque la rupture d’un De Gaulle avec sa matrice originelle, celle de la droite conservatrice, et qui explique pourquoi la dérive autoritaire du gaullisme est restée contrôlée. De Gaulle n’aimait pas les partis, mais il n’a jamais songé à les abolir ou à leur substituer une gouvernance fondée sur une logique purement technicienne, tout simplement parce qu’il reconnaissait le primat du politique. Macron tout comme Mélenchon n’ont pas cette intelligence : pour l’un comme pour l’autre, dans la société idéale il n’y aurait pas de partis, pas de divisions, rien qu’un peuple uni. Et uni derrière son chef, cela va sans dire.

Le discours sur la « diversité » cache en fait un formidable conformisme. On célèbre la diversité des ethnies, des origines, des cultures alors qu’on cherche à réprimer toute diversité dans les idées, dans les projets, dans les visions. Tout ce qui s’écarte de la bienpensance libérale-libertaire est hérésie et traitée comme telle. Ceux-là mêmes qui chassent la plus petite discrimination y compris dans les plus petits recoins comme par exemple la discrimination des obèses – pardon, des « personnes victimes d’un handicap pondéral » – trouvent parfaitement normal qu’on discrimine – et même qu’on réduise au silence –  ceux qui prétendent exprimer des idées qui ne leur agréent pas. Et je ne vous parle pas d’idées extrémistes appelant au meurtre : souvenez-vous de l’agression dont fut victime Alain Finkielkraut lors de sa visite à la Place de la République pendant le phénomène « Nuits debout ». C’est ce conformisme qui tue la politique en cantonnant le « débat » aux marottes d’une poignée de communicants qui s’imaginent faire de la politique (1). Dans un pays qui compte  cinq millions de chômeurs, une industrie qui se meurt, des hôpitaux en crise, des services publics ravagés par les privatisations et des institutions ravagées par l’amateurisme des réformes, les intellectuels censés éclairer la société croisent le fer sur le phénomène « #balancetonporc » ou sur l’opportunité d’interdire les « fake news » tandis que les médias « militants » font leur une sur la mise en examen de Nicolas Sarkozy, mise en examen qui, quelle que soit son issue judiciaire n’aura aucun effet réel si ce n’est de donner une satisfaction morale à ceux qui n’ont jamais pu supporter l’homme (2).

Ces trente dernières années, avec ses fausses alternances et sa vraie continuité dans des politiques toujours plus antipopulaires ont fait cet étrange équilibre dans lequel nous sommes. Un électorat devenu cynique à force de voir ses espoirs déçus et ses engagements trahis se désintéresse de la politique – la vraie – et ne participe qu’en suivant ses émotions. On ne vote plus un projet, on vote – et de plus en plus on s’abstient – avec la conviction que puisque tout ça ne change rien, autant se faire plaisir en « sortant les sortants » ou en votant celui qui a une belle gueule sachant qu’on aura à la contempler dans les mairies et au fenestron pendant cinq ans. C’est en ce sens que Mélenchon se trompe : il s’imagine que dans le « qu’ils s’en aillent tous » il y a un projet politique alternatif alors que c’est tout le contraire : cette expression témoigne de la conviction que puisqu’il n’y a pas d’alternative, le vote ne sert plus qu’à « punir » ceux qui ont provoqué notre malheur.

 

Descartes

 

 

(1) Ce n’est à mon avis pas un hasard si la « rénovation » du personnel politique voulue par Macron se traduit par l’arrivée d’un grand nombre d’élus venus du monde de la communication. L’effet est aussi visible chez l’autre égo-politique : dans l’équipe de Mélenchon, la communicante Sophie Chikirou est devenu – et de loin –  le personnage le plus influent, celui qui a l’oreille du Chef.

(2) Il faut en effet une grande dose d’ingénuité pour imaginer qu’une éventuelle peine de prison, même ferme, aurait dans ce cas un effet dissuasif. Pour quiconque a la passion de la politique, cinq ans à la présidence de la République valent bien toutes les condamnations du monde. Si demain on m’offrait cinq ans à l’Elysée suivi de cinq ans à Fresnes, je signe sans hésiter.