« Mais parce que selon les dire du sage Salomon, Sapience n’entre point en âme malveillante, et science sans conscience n’est que ruine de l’âme, il te convient servir, aimer et craindre Dieu, et en lui remettre toutes tes pensées et tout ton espoir ; et par une foi charitable, lui être fidèle, en sorte que jamais tu ne t’en écartes par péché. » (Rabelais)
D’abord, ce fut un message d’un collègue qui a attiré mon attention. On y parlait d’une manifestation « contre l’obscurantisme et pour la science », avec un lien vers un site internet (1) libellé « stand up for science France ». Ça m’a paru, je l’avoue, bizarre. Pourquoi un mouvement de défense des sciences et contre l’obscurantisme en France adopte un titre en anglais ? En lisant l’appel publié sur le site, on comprend vite la raison. Il ne s’agit pas en fait d’un mouvement pour lutter contre l’obscurantisme et pour promouvoir la science en France – qui en aurait pourtant bien besoin – mais d’un mouvement né aux États-Unis, en réponse aux coupes sombres dans les subventions aux milieux académiques auxquelles l’administration Trump est en train de procéder. Et même si ses relais en France affirment une vocation universelle, les seuls exemples illustrant leur propos sont tirés de la politique américaine.
Vint ensuite une tribune publiée par « Le Monde », dans laquelle une brochette de scientifiques français – essentiellement venus des sciences humaines – reprend l’appel et le complète à l’usage d’un lecteur européen, non sans verser dans une forme de terrorisme intellectuel : « ce qui se joue aujourd’hui aux États-Unis pourrait bien préfigurer ce qui nous attend si nous ne réagissons pas à temps ». Il n’est pas clair qui est ce « nous ». S’agit-il des scientifiques, ou des Français en général ?
Et puis, cerise sur le gâteau, l’inévitable entretien dans la matinale de France Inter – comme le monde est petit – des animateurs du mouvement (Valérie Masson-Delmotte, Alain Fischer et Olivier Berné), qui profite pour expliquer en long, en large et en travers, les peines de la communauté scientifique américaine : coupes sombres dans les budgets, interdiction de parler à des collègues ou aux médias, révision des projets jugés suspects de « wokisme », etc. tout en précisant que cela concernait essentiellement « les sciences humaines ».
Tout cela me laisse pensif. La lutte contre l’obscurantisme, c’est une des causes de ma vie. Je ne peux donc que me réjouir que tous ces gens s’y attellent finalement, qu’ils appellent à manifester pour défendre la science. Cependant, l’esprit cynique que je suis ne peut que se poser quelques questions. Pourquoi commencer maintenant ? Et pourquoi regarder vers les États-Unis ?
Commençons par la première question : pourquoi maintenant ? Pourquoi avoir attendu si longtemps ? L’obscurantisme se répand en effet dans nos sociétés occidentales bien longtemps, et tout ça n’a pas commencé avec Trump. La vague obscurantiste qui balaye les États-Unis n’est que le contrecoup d’une autre vague obscurantiste, celle-là portée par les « postmodernes » depuis la fin des années 1960, et qui déferle en propre dans les années 1980. C’est l’époque où, dans le sillage de Lyotard, Foucault, Derrida ou Deleuze en France, de Feyerabend ou Lakatos aux Etats-Unis, on remet en cause l’idée même d’une « méthode » scientifique, on critique le « cartésianisme » prétendument excessif de l’enseignement, on caractérise le discours scientifique comme un « récit » équivalent à n’importe quel autre mythe, on conteste même l’idée qu’il existe une réalité objective, indépendante de l’observateur, puisque tout, absolument tout, est une « construction sociale ».
Cela a donné toutes sortes de théories délirantes, propagées le plus sérieusement du monde dans nos universités : l’idée que changer le langage change la réalité (ce qui nous donne à l’arrivée la censure des classiques et l’écriture inclusive), qu’il y a des « manières de savoir » masculines et féminines, et donc des épistémologies genrées. Il y a eu des gens pour écrire que les êtres humains dotés de pénis ont un « mode de pensée verticale et hiérarchique » qui privilégie la confrontation, la rigueur et l’autorité, alors que ceux dotés d’ovaires donnent plutôt dans une « pensée horizontale et connectée », qui retient au contraire l’empathie et la flexibilité – ressuscitant ainsi des stéréotypes dignes de l’époque victorienne. On trouve même un auteur qui va jusqu’à faire du choix du symbole « i » pour désigner la partie imaginaire d’un nombre complexe un signe de la domination masculine sur les mathématiques, le caractère phallique de la lettre « i » n’ayant échappé à personne. Une mathématique « féministe » aurait préféré le « o ». Et il paraît que cela aurait tout changé, rendant les mathématiques plus « inclusives », moins « verticales ».
Cette adhésion d’une partie de nos intellectuels au postmodernisme n’est pas, bien entendu, tout à fait désintéressée. En fait, cette idéologie est une autorisation ouverte à chacun pour dire à peu près n’importe quoi. Les conclusions d’une recherche rigoureuse, contrainte par la méthode cartésienne à confronter ses théories avec l’expérience, n’ont aucune raison de répondre à l’objectif idéologique qu’on se fixe. Une théorie scientifique n’est pas domesticable par les idéologues. C’est pourquoi chaque époque a ses « pseudo-sciences » – la phrénologie hier, les « études de genre » ou l’homéopathie aujourd’hui – qui, sous couvert du prestige de l’activité académique, permettent de construire des récits en fonction des besoins idéologiques et politiques de ceux qui les fabriquent.
Cette vague obscurantiste a fait beaucoup de dégâts et pas mal de fortunes. Elle a fait vivre des personnages comme Michel Serres, Paul Virilio ou Bruno Latour, maîtres dans l’art de faire passer des vessies pour des lanternes. Et même après avoir été ridiculisée par l’expérience sociologique – certains diront le canular – d’Alan Sokal (2), cette forme de pensée est restée dominante dans le monde académique américain et, sous une forme plus modérée, dans une partie du monde académique français. Mais cette vague obscurantiste doit être aussi regardée d’une perspective de classe. La connaissance scientifique, parce qu’elle permet d’appréhender la réalité et de développer les outils pour la changer, est toujours et partout émancipatrice. À l’inverse, les pseudo-savoirs sont un instrument d’asservissement puisqu’ils nous éloignent de la compréhension du réel, et diminuent donc notre capacité à agir sur lui. C’est pourquoi le savoir scientifique est mis en valeur dans les périodes d’expansion, alors que les pseudo-savoirs et les obscurantismes fleurissent dans les périodes de blocage, voire de régression sociale. Le rationalisme en terre d’Islam fleurit entre le XIIe et le XIVe siècles, c’est-à-dire pendant la période de plus grande expansion, et s’éteint dès lors que la régression s’installe. Pendant les « trente glorieuses », on aimait les ingénieurs. Pendant les trente piteuses, on tend au contraire à leur préférer les sorcières. Et ce n’est pas un détail si, depuis quelques années, nos meilleures écoles d’ingénieurs deviennent petit à petit des écoles de commerce, si les « soft skills » – en anglais dans l’original – prennent le pas sur les « sciences dures », si à la sélection par les mathématiques on a substitué une sélection par le « savoir être ».
Nous pouvons donc répondre aux deux questions. Pourquoi s’attaquer à l’obscurantisme maintenant ? et pourquoi regarder vers les États-Unis ? Parce que l’attaque contre l’obscurantisme et la défense de la science ne sont que des rideaux de fumée. En fait, ce que cet appel défend est une certaine conception de la connaissance, conception qui nous vient d’outre-Atlantique. Non pas une connaissance construite rationnellement, suivant une méthode rigoureuse qui donne toute sa place au doute systématique et à la réfutation par l’expérience, ce qui implique d’accepter le risque d’arriver à des conclusions idéologiquement inacceptables. Ce qu’on défend, c’est une pratique intellectuelle qui consiste à regrouper les faits qui vont dans le sens d’une thèse préalablement établie en fonction d’un objectif idéologique et d’occulter ceux qui vont dans le sens contraire. On se souvient de déboires d’un Olivier Grenouilleau, obscur professeur d’université cloué au pilori parce que son étude des traites négrières, dont le sérieux n’est remis en cause par personne, arrivait à des conclusions qui ne collaient pas au récit officiel. Christiane Taubira, à l’époque députée PRG, se joint aux appels à la révocation de l’historien, accusé de « révisionnisme ». Et son cas est loin d’être isolé.
Où étaient tous ces combattants contre l’obscurantisme quand les « faucheurs volontaires » détruisaient des années de recherche sur les OGM ? Où étaient-ils quand les antinucléaires, en jouant avec les peurs les plus irrationnelles, ont obtenu le sacrifice de la filière française des réacteurs à neutrons rapides ? Pourquoi on ne les entend pas lorsqu’il s’agit de défendre la vaccination ou de ridiculiser les différentes hystéries « électrosensibles » ? Pourquoi ont-ils gardé le silence lorsqu’un hurluberlu a proposé sans la moindre base scientifique son remède miracle pour traiter le COVID, soutenu par une bonne brochette d’élus locaux ? Ces causes ne méritent-elles pas, elles aussi, un « stand-up for science » ?
Il semblerait donc que, pour ces militants « contre l’obscurantisme et pour la science », tous les obscurantismes ne se valent pas. Ce n’est donc pas une connaissance rationnelle, plus ou moins scientifique qu’on défend, mais une « connaissance » qui sert d’alibi à une idéologie. Et comme cette idéologie est maintenant très fortement contestée aux États-Unis, ses défenseurs en France sortent du bois. Parce qu’ils savent que ce qui se passe outre-Atlantique pourrait très bien arriver en France demain. Ce qui, on le conçoit, serait bien embêtant pour une partie de l’establishment intellectuel. Après, est-ce que la disparition d’un certain nombre de départements « d’études de genre », de laboratoires de « sociologie décoloniale » et « d’observatoires de la diversité » serait une perte pour l’université française ? Je laisse le lecteur se faire sa propre opinion là-dessus. La mienne est faite.
S’ils étaient sincères, ceux qui aujourd’hui nous appellent à défendre « la science » contre les attaques de Donald Trump et les siens seraient depuis longtemps en train de s’occuper des obscurantistes bien de chez nous. Ils ne sont pas difficiles à débusquer : ils tiennent boutique ouverte à tous les coins de rue. Cela fait plus de quarante ans que l’obscurantisme « postmoderne » envahit nos institutions, influence la décision publique, se permet d’imposer une lourde chape de plomb sur ce qu’on peut dire ou ne pas dire dans nos universités ou dans les médias. Un député – qui plus est enseignant universitaire « de gauche », un comble – peut déclarer publiquement préférer « les sorcières qui lancent des sorts aux ingénieurs qui construisent des EPR », et le monde scientifique ne semble pas s’émouvoir de cette déclaration. Un journal de référence applaudit comme une « avancée » la reconnaissance par un tribunal du préjudice causé aux « électrosensibles », vous savez, ces hystériques qui s’inventent une sensibilité aux ondes électromagnétiques, ou s’indignent qu’on refuse aux « médecines douces » – Paracelse n’est pas mort – un statut équivalent à la médecine scientifique. Un patron d’institut peut se permettre pendant des années de jouer les matamores avec le soutien des élus régionaux tout en violant ouvertement les règles de la rigueur scientifique sans que personne ne réagisse.
Y aurait-il des « obscurantismes » tolérables, et des « obscurantismes » condamnables ? On en a bien l’impression. On sait que les militants « zététiciens » (3), qui cherchent justement à démasquer les pseudo-sciences et autres démarches obscurantistes, sont régulièrement accusés de copinage avec les forces obscures. Parce que, lamentablement, dans le monde fou dans lequel nous vivons la rigueur intellectuelle, la confiance dans la raison et le doute cartésien sont devenus, qu’on se le dise, des valeurs de droite – et même d’extrême droite – depuis que la gauche les a laissés tomber. C’était presque caricatural dans l’affaire Alain Sokal : lorsque le « canular » fut révélé, loin de faire amende honorable, la gauche bienpensante chercha à diaboliser l’auteur et à dévaloriser son propos en l’accusant d’être un sous-marin ou un « idiot utile » de l’extrême droite – un comble pour une personne qui avait poussé son militantisme à gauche jusqu’à aller enseigner au Nicaragua sandiniste.
C’est là le fond du problème : quand l’administration Trump chasse du paysage universitaire la « sociologie des minorités » ou des « études de genre », ce n’est pas un combat « obscurantisme versus science », mais la lutte entre deux obscurantismes. Et on voit mal l’intérêt des scientifiques français – ou des Français tout court – à prendre position dans une telle confrontation. Entre ceux qui affirment que la terre est plate et ceux qui préfèrent les sorcières aux ingénieurs, je ne vois aucune raison de choisir.
Descartes
(1) https://standupforscience.fr/
(2) Pour ceux qui ne connaissent pas l’affaire, Alain Sokal est un physicien américain, plutôt classé à gauche, qui connut la célébrité dans les années 90 en s’attaquant à l’establishment « postmoderne » en utilisant l’arme la plus redoutable qui soit, l’humour. Pour cela, il écrivit un article en apparence fort docte, intitulé « Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformatrice de la gravitation quantique », qui est un document vide de sens, bourré d’erreurs de raisonnement et de références mal utilisées, mais qui utilise le langage des sciences sociales postmodernes, qui cite les bons auteurs, et qui surtout arrive aux conclusions conformes à l’idéologie en question. L’article fut soumis à la revue « Social Text », prestigieuse publication à comité de lecture, et fut dûment publié. Sokal révéla alors le canular dans la revue « Lingua Franca », provoquant un scandale majuscule. Son « expérience » a bien montré que les intellectuels postmodernes manquent de rigueur, utilisent des concepts qu’ils ne comprennent pas, et que finalement retiennent les théories qui vont dans le sens de leur idéologie…
(3) La zététique est au départ l’étude rationnelle des phénomènes présentés comme paranormaux ou des pseudo-sciences. Le terme est aujourd’hui utilisé pour désigner la démarche philosophique qui adhère à la démarche scientifique et cherche à former chez les individus une capacité d’appropriation critique du savoir humain, à travers « l’art du doute ».
Merci pour cette analyse. Je partage complétement l’idée qu’il existe une « lutte de deux obscurantismes » et que la seule lecture « obscurantisme contre science » n’est pas suffisante.
Mais je soulèverais deux questions qui me semblent devoir être traitées dans l’analyse :
(1) Dans le paysage de ce qui se passe aux États-Unis, il n’y a pas que le sujet « science humaines »(*) sur les questions « intersectionnelles », « étude de genre » et autres « de colonialisme », il y a aussi les questions relatives à la science du climat, par exemple. S’il y a bien des enjeux politiques sur les actions à décider, ou ne pas décider, s’il y a des instrumentalisations de la science à des fins idéologiques (décroissance, etc.), il y a là bien une science du climat qui est solide et que l’administration Trump pourchasse sur le fond (je laisse de côté les choix budgétaires qui relèvent de choix politiques qu’on peut partager ou ne pas partager).
(2) Plus important à mes yeux. Ne convient-il pas distinguer deux situations : quand une idéologie obscurantisme est « seulement » dans la société, et quand elle est au pouvoir ? Tous les obscurantismes sont potentiellement dangereux, et chacun sera plus sensible à tel ou tel selon sa sensibilité politique. Mais l’idéologie des faucheurs d’OGM, de la décolonisation, du néo-féminisme et de la censure politique ne sont pas au pouvoir, en France en tout cas (quel que soit la perméabilité de certains dirigeants politiques ou ministres). Je n’ai pas de doute que les promoteurs de ces idéologies une fois au pouvoir, au moins certains d’entre eux, seraient adeptes de la « révolution culturelle » à la chinoise. Mais encore une fois, une « idéologie obscurantiste dans la société » n’est pas complètement équivalent à un exécutif obscurantisme qui réforme son administration dans le sens d’e l’obscurantisme.
Deux axes de réflexions que je soumets à la discussion.
Merci encore pour vos textes.
@ Jean-Paul
[(1) Dans le paysage de ce qui se passe aux États-Unis, il n’y a pas que le sujet « science humaines »(*) sur les questions « intersectionnelles », « étude de genre » et autres « de colonialisme », il y a aussi les questions relatives à la science du climat, par exemple. S’il y a bien des enjeux politiques sur les actions à décider, ou ne pas décider, s’il y a des instrumentalisations de la science à des fins idéologiques (décroissance, etc.), il y a là bien une science du climat qui est solide et que l’administration Trump pourchasse sur le fond (je laisse de côté les choix budgétaires qui relèvent de choix politiques qu’on peut partager ou ne pas partager).]
Vous soulevez là un point tout à fait valable, et c’est à cela que je faisais allusion lorsque je parlais d’un obscurantisme faisant la guerre à un autre. Si les partisans de Trump se contentaient de débusquer les discours militants déguisés en « science » – ou plus banalement en « connaissance » – on pourrait parler d’une saine volonté de nettoyer les écuries d’Augias, qui en ont bien besoin. Mais ce courant va bien plus loin, s’attaquant à des recherches qui, même si on peut regretter la manière dont elles sont instrumentalisées, reposent sur une solide base scientifique. Et c’est là qu’on peut parler d’une bataille entre deux obscurantismes, entre deux manières de nier le réel.
[(2) Plus important à mes yeux. Ne convient-il pas distinguer deux situations : quand une idéologie obscurantisme est « seulement » dans la société, et quand elle est au pouvoir ? Tous les obscurantismes sont potentiellement dangereux, et chacun sera plus sensible à tel ou tel selon sa sensibilité politique. Mais l’idéologie des faucheurs d’OGM, de la décolonisation, du néo-féminisme et de la censure politique ne sont pas au pouvoir, en France en tout cas (quel que soit la perméabilité de certains dirigeants politiques ou ministres).]
Je crains que la distinction que vous suggérez ne soit jusqu’à un certain point artificielle. Une idéologie n’arrive pas « au pouvoir » par hasard. Si elle y arrive, c’est qu’elle correspond à quelque chose qui se passe dans la société. Si « l’idéologie des faucheurs d’OGM, de la décolonisation, du néo-féminisme et de la censure politique ne sont pas au pouvoir » – du moins pas au pouvoir d’Etat – c’est parce que malgré toutes les attaques des cinquante dernières années, malgré la dégradation de notre enseignement, les français restent attachés à une tradition cartésienne et scientiste. A l’inverse, l’obscurantisme arrive au pouvoir d’Etat aux Etats-Unis parce qu’il est en fait très répandu dans la société elle-même.
Par ailleurs, vous êtes très optimiste en pensant que « l’idéologie des faucheurs d’OGM, de la décolonisation, du néo-féminisme et de la censure politique ne sont pas au pouvoir ». Elles ne sont certes pas au pouvoir d’Etat, est dans le processus électoral les tenants de ces idéologies sont relativement minoritaires. Mais dans certaines institutions, dans certains milieux, ces idéologies ont un pouvoir considérable, qui leur permet de peser fortement sur certaines décisions. Pensez par exemple à la sortie du nucléaire, que les écologistes ont réussi à imposer contre toute rationnalité.
[Je n’ai pas de doute que les promoteurs de ces idéologies une fois au pouvoir, au moins certains d’entre eux, seraient adeptes de la « révolution culturelle » à la chinoise. Mais encore une fois, une « idéologie obscurantiste dans la société » n’est pas complètement équivalent à un exécutif obscurantisme qui réforme son administration dans le sens de l’obscurantisme.]
Mais pas non plus très différent. Un exécutif, aussi puissant soit-il, n’a jamais un chèque en blanc. Il agit toujours sous les yeux d’une société, et dans les limites que cette société fixe. Il y a une dialectique entre ce qu’un exécutif peut faire et ce qu’une société veut – ou est prête à tolérer. Si la société américaine avait une tradition rationaliste, le candidat Trump n’aurait eu aucune chance d’être élu. Mais il ne faut pas oublier que les Etats-Unis se sont constitués contre le rationalisme, et que les « pilgrim fathers », les ancêtres symboliques de la nation américaine, sont des sectaires venus d’Angleterre en fuyant une société qu’ils estimaient trop tolérante, trop rationaliste, trop pervertie. Benjamin Franklin, qui était un homme des Lumières, et la petite élite qui fait la révolution américaine étaient l’exception et non la règle. Et la petite élite intellectuelle de la côté est et des grandes universités américaines est elle aussi une minorité plongée dans une population dont la psychologie reste quasi-moyenâgeuse, avec ses « grandes terreurs » – pensez au Maccarthysme. Pensez qu’en plein XXème siècle il était encore un délit dans certains états d’enseigner publiquement la théorie de l’évolution des espèces…
Bon article.Une remarque, les militants zététiciens sont majoritairement de gauche c’est à dire “écolo”. Je ne les ai pas vu lutter contre les anti-OGM ou les antinucléaires.
@ jo
[Bon article.Une remarque, les militants zététiciens sont majoritairement de gauche c’est à dire “écolo”. Je ne les ai pas vu lutter contre les anti-OGM ou les antinucléaires.]
Ceux que je connais sont parfois de droite, parfois de gauche, mais strictement rationalistes et donc défenseurs de la recherche sur les OGM et du nucléaire…
Bonjour,
Je me permets d’intervenir pour vous dire que je ne vous trouve pas de très bonne foi sur cette question. J’ai l’impression que vous vous laissez abuser par vos « diables de confort » et par votre préférence spontanée pour les mathématiques et la physique (qui ne me pose aucun problème en soi).
Tout d’abord, je pense que vous déformez le sens de la mobilisation « Stand up for science » en l’accusant de n’être qu’une réaction des postmodernes aux coupes budgétaires de l’administration Trump dans l’enseignement-recherche en sciences humaines et sociales. Non pas que cette dimension soit absente : il y a bien des attaques contre les départements de SHS mais je n’ai pas l’impression que l’administration Trump vise en particulier les secteurs postmodernes et surtout elles ne s’y limitent pas.
Si je lis les articles de journaux que me proposent les premières pages de la recherche Google sur les mots-clefs « coupes budgétaires Trump recherche », les coupes dans les sciences humaines et sociales sont loin d’être le premier sujet d’inquiétude. Il semble que ce soit un sujet d’inquiétude pour les chercheurs que vous citez et ceux qui ont rédigé la tribune du Monde, mais peut-être parce que ce sont eux-mêmes des chercheurs en sciences humaines et qu’ils ne sentent a priori concernés que par ce qui les vise directement ?
Aux Etats-Unis, il semble que le sujet d’alarme de la mobilisation sociale soient plutôt les coupes dans les budgets de recherche médicale (National Institutes of Health, recherche sur le cancer, sur la tuberculose…) et en sciences naturelles (en particulier concernant le changement climatique et ses effets). Aucun article en français que j’ai lu ne mentionne en tous cas spécifiquement les sciences humaines et sociales.
Même en France, les communiqués de soutien au mouvement « Stand up for science » de l’Union rationaliste (https://union-rationaliste.org/ avec au moins deux articles de soutien sur leur page d’accueil), de l’Académie des sciences (https://www.academie-sciences.fr/communique-de-presse-stand-science-lacademie-des-sciences-apporte-son-soutien) ou de l’Association française de l’information scientifique (https://www.afis.org/Etats-Unis-menaces-sur-la-science-Les-decrets-et-decisions-prises et https://www.afis.org/Etats-Unis-menaces-sur-la-science) ne renvoient pas non plus particulièrement à des attaques spécifiques contre les sciences humaines et sociales. De plus, ces trois organisations apportent leur soutien au mouvement alors qu’il me qu’aucune n’est un fourrier du post-modernisme, pas plus qu’une ennemie de la recherche scientifique, de la vaccination, de l’énergie nucléaire.
Sans vouloir vous offenser, j’ai surtout qu’il y a de votre côté un certain mépris mal dissimulé pour les sciences naturelles et pour les sciences sociales et humaines, enfin pour toutes les sciences qui n’ont aucune application technique directe. Vous vous plaignez ainsi du postmodernisme, du relativisme et du faible intérêt pour la réalité matérielle des chercheurs contemporains en sciences humaines (constat avec lequel on peut être tout à fait d’accord et situation que l’on peut trouver tout bonnement catastrophique), mais, je pense, sans en connaître réellement l’actualité. Sinon vous auriez très certainement du parler, au moins pour les critiquer, des deux gros ouvrages récents de Bernard Lahire, un des pontes de la sociologie bourdieusienne qui reprend à son compte ces critiques non pas dans un essai médiatico-polémique mais dans des livres à prétention scientifique (ou du moins suivant les normes habituelles de la production scientifique), Les Structures fondamentales des sociétés humaines et Pour une science sociale du vivant. Soit dit en passant, si vous ne les connaissez pas, je pense que vous pourriez être intéressé par leur lecture et que vous y trouveriez un certain nombre de points d’accord (mais aussi certainement de désaccord).
Vous dénoncez à juste titre le fait que le milieu des SHS se mobilise aujourd’hui pour la science mais n’a rien fait quand les programmes nucléaires ou de recherche sur les OGM étaient attaqués, voire qu’il a soutenu ces attaques. Vous avez raison ! mais la bonne solution est-elle vraiment de s’allier (au moins par inaction) à des gens qui veulent mettre à l’os toute la recherche (et quelle garantie que ça ne touchera pas un jour les sciences physiques et les mathématiques ?) sous prétexte que ce sera un bon coup porté aux postmodernes ?
J’espère sincèrement ne pas avoir été offensant dans ce message
@ Goupil
[Je me permets d’intervenir pour vous dire que je ne vous trouve pas de très bonne foi sur cette question.]
Là, vous n’êtes pas sympa. Que vous critiquiez mon raisonnement ou mes arguments, c’est la logique même du débat. Mais mettre en cause la bonne foi de l’autre, c’est l’accuser d’avoir l’intention de tromper.
[J’ai l’impression que vous vous laissez abuser par vos « diables de confort » et par votre préférence spontanée pour les mathématiques et la physique (qui ne me pose aucun problème en soi).]
Chacun de nous a des biais, et j’admets volontiers les miens. Je ne mets pas au même niveau les disciplines de la connaissance qui ont été capables de fabriquer des méthodes rigoureuses qui leur permettent de confronter leurs théories et leurs modèles à la réalité, et un langage tout aussi rigoureux qui leur permet de les exprimer avec un minimum d’ambigüité, et celles qui travaillent avec des méthodes plus primitives, avec un langage moins explicite. Cela n’implique pas un jugement de valeur sur les individus : il est beaucoup plus facile de se donner des méthodes rigoureuses quand on étudie les choses que quand on étudie les gens. Il ne reste pas moins que lorsqu’un physicien prédit le mouvement des planètes j’ai plus confiance dans ses prédictions que lorsqu’un psychologue prédit le comportement de Macron.
[Tout d’abord, je pense que vous déformez le sens de la mobilisation « Stand up for science » en l’accusant de n’être qu’une réaction des postmodernes aux coupes budgétaires de l’administration Trump dans l’enseignement-recherche en sciences humaines et sociales. Non pas que cette dimension soit absente : il y a bien des attaques contre les départements de SHS mais je n’ai pas l’impression que l’administration Trump vise en particulier les secteurs postmodernes et surtout elles ne s’y limitent pas.]
Je n’ai pas l’impression que l’administration Trump ait beaucoup changé les critères d’évaluation des projets en physique quantique ou en biologie moléculaire. Et tous les exemples qui ont été proposés par les organisateurs de la mobilisation concernent de près ou de loin les questions de genre et de diversité – même si dans certains cas le rapport est marginal. Le seul domaine de sciences « dures » qui semble en souffrir est celui des « sciences du climat ». Mais il faut admettre que ces derniers temps cette discipline a pris un caractère « militant » qui l’éloigne un peu de la discipline scientifique.
J’ajoute que l’argumentation utilisée par les têtes pensantes de cette mobilisation fait irrésistiblement penser à l’idéologie post-moderne. On nous explique par exemple que les coupes de Trump « affecteront la santé des femmes » ou « les politiques d’égalité dans le tiers monde ». Comme si le fait de porter atteinte aux « minorités » était finalement bien plus grave que « l’obscurantisme ».
[Aux Etats-Unis, il semble que le sujet d’alarme de la mobilisation sociale soient plutôt les coupes dans les budgets de recherche médicale (National Institutes of Health, recherche sur le cancer, sur la tuberculose…) et en sciences naturelles (en particulier concernant le changement climatique et ses effets). Aucun article en français que j’ai lu ne mentionne en tous cas spécifiquement les sciences humaines et sociales.]
Je n’ai pas abordé cette question justement parce que je ne voulais pas faire un procès d’intention aux porteurs de cette mobilisation. Mais puisque vous le soulevez, je vais vous donner mon opinion, fondée sur l’écoute de certains participants à cette affaire : je pense que le milieu des sciences humaines est pleinement conscient de son impopularité. Un appel à « défendre la science et contre l’obscurantisme » porté par des théoriciens du genre et des sociologues de la diversité n’aurait probablement mobilisé personne ou presque. C’est pourquoi cette fois-ci ils ont eu l’intelligence d’aller solliciter leurs collègues des « sciences dures », et c’est pourquoi on trouve parmi les signataires de la pétition française une distribution beaucoup plus équilibrée entre sciences humaines et sciences de la nature que dans d’autres pétitions de ce genre. Le fait que la pétition soit « contre Trump » a aussi joué un rôle pour obtenir ces signatures. J’y reviendrai.
[Même en France, les communiqués de soutien au mouvement « Stand up for science » de l’Union rationaliste (https://union-rationaliste.org/ avec au moins deux articles de soutien sur leur page d’accueil), de l’Académie des sciences (https://www.academie-sciences.fr/communique-de-presse-stand-science-lacademie-des-sciences-apporte-son-soutien) ou de l’Association française de l’information scientifique (https://www.afis.org/Etats-Unis-menaces-sur-la-science-Les-decrets-et-decisions-prises et https://www.afis.org/Etats-Unis-menaces-sur-la-science) ne renvoient pas non plus particulièrement à des attaques spécifiques contre les sciences humaines et sociales. De plus, ces trois organisations apportent leur soutien au mouvement alors qu’il me qu’aucune n’est un fourrier du post-modernisme, pas plus qu’une ennemie de la recherche scientifique, de la vaccination, de l’énergie nucléaire.]
Tout à fait. Et c’est logique : on voit mal comment ces honorables organisations, qui défendent depuis des années le travail scientifique contre les assauts des différents obscurantismes locaux, pourraient refuser leur signature à un texte qui, en lui-même, est difficilement contestable. C’est un peu comme le « coup de l’antiracisme » qu’on nous a fait dans les années 1980. Qui peut refuser de signer une pétition « contre le racisme » ? Cela n’empêche pas de s’interroger sur les motivations des auteurs de la pétition, qui au-delà du texte proposé ont leur propre projet à faire avancer.
La question est moins de savoir pourquoi l’Union Rationaliste, l’Académie des sciences ou l’AFIS ont signé cette pétition, que de savoir pourquoi les AUTRES soutiens à cette action ne se manifestent guère lorsqu’il s’agit de défendre CHEZ NOUS le travail scientifique contre les idéologues. L’Union rationaliste, l’Académie des sciences ou l’AFIS sont cohérentes : elles défendent la connaissance scientifique partout et toujours. Les autres… ne la défendent que quand cela les arrange. Et ma question est « pourquoi cela les arrange maintenant ? ».
[Sans vouloir vous offenser, j’ai surtout qu’il y a de votre côté un certain mépris mal dissimulé pour les sciences naturelles et pour les sciences sociales et humaines, enfin pour toutes les sciences qui n’ont aucune application technique directe.]
Absolument pas. Vous noterez d’abord que l’idée que les « sciences sociales et humaines » seraient de la connaissance pure et non ternie par des « applications techniques » est un mythe. Que serait le marketing ou les techniques de management sans la psychologie et la sociologie ?
Je pense – et je n’invente rien, je me réfère à Popper – qu’il y a une hiérarchie des disciplines qui n’a rien à voir avec « l’application technique », mais est fondée sur la capacité d’une discipline à développer un langage rigoureux qui leur permette d’exprimer ses théories dans une forme la plus univoque possible, et une d’une méthode non moins rigoureuse qui lui permet de confronter ces théories à l’expérience. Et cette hiérarchie, vous la partagez j’en suis sûr : quand le physicien vous dit qu’un pont tiendra, vous vous y engagez sans la moindre crainte. Auriez-vous la même confiance dans les prédictions d’un sociologue ?
[Sinon vous auriez très certainement du parler, au moins pour les critiquer, des deux gros ouvrages récents de Bernard Lahire, un des pontes de la sociologie bourdieusienne qui reprend à son compte ces critiques non pas dans un essai médiatico-polémique mais dans des livres à prétention scientifique (ou du moins suivant les normes habituelles de la production scientifique), Les Structures fondamentales des sociétés humaines et Pour une science sociale du vivant.]
Au risque de me répéter, le fait d’établir une hiérarchie entre les disciplines n’implique aucun « mépris » pour ceux qui travaillent dans telle ou telle discipline. Ce n’est pas « mépriser » les sociologues que de constater que pour le moment la sociologie ne s’est pas dotée d’un langage formalisé et d’une méthode qui permette aux travaux sociologiques de « coller » au réel aussi bien que le font les théories physiques. C’est là une réalité, n’en déplaise aux pratiquants des « sciences humaines ».
Pendant longtemps, cette « réalité » a été un stimulus pour les sciences humaines. Avec le modèle des sciences physiques en tête, ceux-ci se sont lancés dans des projets pour structure des méthodes et créer un langage. Marxistes et structuralistes ont été de ceux-là. Le « postmodernisme » a renversé la proposition. Au lieu de chercher à élever sa discipline, il a cherché à abaisser les autres. Au lieu de chercher à structurer les sciences humaines, il a préféré chercher à démontrer que les sciences dites « exactes » n’étaient pas si structurées que ça, que ce n’était finalement que des « récits ». Ce qui, vous me l’accorderez, demande beaucoup moins de travail…
Mais ce courant n’a pas séduit tout le monde. Il reste des indécrottables cartésiens même dans le champ des « sciences sociales ». Et Lahire est l’un des rares spécimens de cette espèce à survivre dans le milieu universitaire français. Ce qui ne l’empêche pas d’appeler à voter pour Jean-Luc Mélenchon, dont la vision de ce qu’est le savoir scientifique n’est pas très éloignée de celle de Trump, à condition de remplacer « genre » par « nucléaire »…
[Vous dénoncez à juste titre le fait que le milieu des SHS se mobilise aujourd’hui pour la science mais n’a rien fait quand les programmes nucléaires ou de recherche sur les OGM étaient attaqués, voire qu’il a soutenu ces attaques. Vous avez raison ! mais la bonne solution est-elle vraiment de s’allier (au moins par inaction) à des gens qui veulent mettre à l’os toute la recherche (et quelle garantie que ça ne touchera pas un jour les sciences physiques et les mathématiques ?) sous prétexte que ce sera un bon coup porté aux postmodernes ?]
La vie politique est faite de choix impossibles. Que vaut-il mieux, s’allier avec « des gens qui veulent mettre à l’os toute la recherche », ou bien s’allier avec « des gens qui préfèrent les sorcières aux ingénieurs » ? Choix cornélien, n’est-ce pas ? Je crains malheureusement que derrière une adhésion affichée « à la science et contre l’obscurantisme », beaucoup de participants au mouvement aient en fait un grand mépris pour le véritable travail scientifique, c’est-à-dire, pour celui qui se fonde sur la rigueur, la méthode et la confrontation avec le réel.
Cela étant dit, la question à se poser est celle de l’efficacité politique. Sera-t-on plus efficace pour défendre la connaissance scientifique en marchant avec « stand up for science » qu’en restant chez soi ? Je pense personnellement que cela est totalement indifférent.
[J’espère sincèrement ne pas avoir été offensant dans ce message]
Je vous rassure, vous ne l’avez pas été. Qu’est ce qui vous fait penser que vous auriez pu l’être ?
Bonjour,
[Qu’est ce qui vous fait penser que vous auriez pu l’être ?]
Le fait que vous écriviez « Là, vous n’êtes pas sympa ». Et effectivement, j’ai regretté d’avoir envoyé ce commentaire après l’avoir fait. Je l’avais rédigé un peu vite et en ayant l’esprit ailleurs. En le relisant, je me suis dit que j’y avais adopté un style un peu agressif et accusatoire.
J’ai beau être souvent en désaccord avec ce que vous écrivez et être bien souvent gêné aux entournures, je me serais personnellement senti fort marri de vous avoir froissé.
[Il ne reste pas moins que lorsqu’un physicien prédit le mouvement des planètes j’ai plus confiance dans ses prédictions que lorsqu’un psychologue prédit le comportement de Macron.]
Pourtant, il me semble que les sciences humaines permettent parfois de faire des prédictions relativement réalistes. Je tente ? Disons que compte tenu de l’intrication entre capitalisme américain et capitalisme européen, je pense pouvoir prédire avec une faible marge d’erreur que le gros de l’augmentation des dépenses militaires européennes se fera en achat de matériel américain 😉
Plus sérieusement, et c’est ce que vous écrivez un peu plus bas en réponse à ma mention de Lahire, le problème n’est pas les sciences humaines en elles-mêmes mais le « courant » desdites sciences que l’on prend comme référence : si l’on s’appuie sur l’épistémologie réaliste des marxistes, des structuralistes, voire des wébériens ou des durkheimiens, il n’est pas impossible de s’essayer à des hypothèses vérifiables dans les faits. J’ai peur que critiquer d’emblée et en bloc le caractère prédictif des sciences humaines ne conduise à jeter le bébé avec l’eau du bain et à entraver le combat épistémologique de ceux qui veulent rétablir les sciences humaines sur de véritables bases scientifiques. J’irai même jusqu’à dire que cela fait le jeu des deux obscurantismes : à la fois celui des postmodernes (qui peuvent s’ériger ainsi en seuls défenseurs de ces disciplines) et celui des réactionnaires, qui sont dans le fond les « meilleurs ennemis ».
Les sciences humaines (et c’est aussi le cas d’une partie des sciences naturelles) n’étudient que des objets pris dans la société ou dans la nature et doivent donc tenir compte des interactions et d’une multitude de facteurs qui sont neutralisés en physique ou en chimie, dans les expériences de laboratoire. Nous ne pouvons pas faire d’expériences en laboratoire soit (sauf dans certains domaines de la psychologie et de l’éthologie), nous ne pourrons pas étudier la chute des régimes politiques dans le vide de la même façon que les physiciens étudient la chute des corps dans le vide mais il me semble que l’on n’a pas étudié le mouvement des planètes en en faisant l’expérience dans le vide mais plutôt par l’accumulation et la comparaison d’observations du mouvement réel des planètes. Si vous acceptez des prédictions obtenues à partir d’une généralisation de cas particuliers sur le mouvement des planètes, la cohérence devrait vous pousser à accepter les prédictions obtenues à partir d’une généralisation de cas particuliers de faits sociaux.
Je ne dis pas qu’aujourd’hui on puisse accorder la même confiance à toutes ces prédictions mais je dis qu’il est absurde de rejeter la possibilité théorique que les sciences sociales puissent aboutir, ou même en soient déjà capables, à des prédictions efficaces.
[Le seul domaine de sciences « dures » qui semble en souffrir est celui des « sciences du climat ». Mais il faut admettre que ces derniers temps cette discipline a pris un caractère « militant » qui l’éloigne un peu de la discipline scientifique.]
Pardon mais avez-vous des preuves ? Et je veux dire des preuves que les productions scientifiques des acteurs de cette discipline s’éloignent des critères de scientificité communément admis, pas des preuves que ces acteurs utilisent les acquis de leurs recherches dans un sens militant auprès de l’opinion publique.
[J’ajoute que l’argumentation utilisée par les têtes pensantes de cette mobilisation fait irrésistiblement penser à l’idéologie post-moderne]
Avez-vous des exemples précis ?
[On nous explique par exemple que les coupes de Trump « affecteront la santé des femmes » ou « les politiques d’égalité dans le tiers monde ».]
En quoi est-ce post-moderne ? Il y avait des féministes et des tiers-mondistes avant l’émergence du post-modernisme. Si ces affirmations sont fausses, alors leur usage est contre-productif. Si elles sont vraies, alors pourquoi se priver de les utiliser quand elles permettent de mobiliser des personnes qui, sinon, resteraient étrangères au mouvement ?
[je pense que le milieu des sciences humaines est pleinement conscient de son impopularité]
Je croyais que ce milieu était largement porteur des idées dominantes ? C’est un peu étrange non ? Des idées qui seraient dominantes mais qui, en même temps, seraient impopulaires…
[Et ma question est « pourquoi cela les arrange maintenant ? »]
On est bien d’accord, cela les arrange maintenant car ils sentent que les crédits devraient être réduits pour les départements de sciences humaines entre autres et qu’ils espèrent profiter de ce mouvement pour y échapper. Mais ils obtiennent un soutien plus large parmi d’autres domaines scientifiques car tout le milieu de la recherche sait que cette dernière est sous-financée et que tout le monde veut préserver ou augmenter ces crédits.
Ma question à moi est « faut-il ou non maintenir le budget alloué à la recherche scientifique, le réduire ou l’accroître ? » – et ensuite on discutera de sa répartition. Il est donc légitime qu’il se forme un front commun pour la « défense de la recherche/de la science » même si on ne met pas tous exactement la même chose derrière cette formule (et sans que cela implique de cacher nos véritables positions, ni ce que nous pensons réellement des post-modernes).
[Ce qui ne l’empêche pas d’appeler à voter pour Jean-Luc Mélenchon, dont la vision de ce qu’est le savoir scientifique n’est pas très éloignée de celle de Trump, à condition de remplacer « genre » par « nucléaire »…]
J’ignorais que voter Mélenchon valait condamnation définitive en tout ? Vous avez je crois voté Le Pen a une élection, non ? Vous avez peut-être même voté Hollande, Sarkozy ou qui sais-je à une autre. Est-ce que cela veut dire que vous seriez prêt à endosser 100% de leurs positions ? Non, bien sûr que non, et vous expliquez vous-même dans un autre papier qu’on ne vote jamais sur un programme précis pour un candidat. On peut voter Mélenchon et être pronucléaire (il sont même nombreux)…on peut même être pronucléaire chez les Verts et au NPA, c’est dire !
[Sera-t-on plus efficace pour défendre la connaissance scientifique en marchant avec « stand up for science » qu’en restant chez soi ? Je pense personnellement que cela est totalement indifférent.]
Mais l’enjeu véritable de la mobilisation n’est pas de défendre la « connaissance scientifique » dans l’absolu, elle est de défendre le financement des institutions de recherche qui sont les lieux où la science se produit ! Par contre, la mobilisation attirera des gens qui n’ont pas les idées très claires mais qui souhaitent « défendre la science ». Soit elles trouveront dans la mobilisation des gens qui lui répèteront que le post-modernisme est la seule forme acceptable de la connaissance scientifique et elles deviendront elles-mêmes post-modernes ou au contraire elles rejetteront tout ça et risquent ne pas bouger si la « vraie science » était attaquée…soit elles trouveront des groupes structurés qui lui expliqueront que participer à « stand up for science » c’est bien mais qu’il y aura plein d’autres occasions pour se bouger en défense de la science. Donc je pense personnellement qu’il est plus utile, du moins pour les idéaux que vous défendez, de participer à la mobilisation – à drapeaux déployés, sans cacher vos critiques.
@ Goupil
[Le fait que vous écriviez « Là, vous n’êtes pas sympa ». Et effectivement, j’ai regretté d’avoir envoyé ce commentaire après l’avoir fait. Je l’avais rédigé un peu vite et en ayant l’esprit ailleurs. En le relisant, je me suis dit que j’y avais adopté un style un peu agressif et accusatoire.
J’ai beau être souvent en désaccord avec ce que vous écrivez et être bien souvent gêné aux entournures, je me serais personnellement senti fort marri de vous avoir froissé.]
Je vous rassure tout de suite. Je sais faire la différence entre un commentaire mordant – ça m’arrive moi-même d’en faire – dans la chaleur d’un débat passionné et une expression qui contient la volonté d’injurier ou de blesser. On a trop échangé pour que je puisse penser que c’était là votre intention.
[« Il ne reste pas moins que lorsqu’un physicien prédit le mouvement des planètes j’ai plus confiance dans ses prédictions que lorsqu’un psychologue prédit le comportement de Macron. » Pourtant, il me semble que les sciences humaines permettent parfois de faire des prédictions relativement réalistes. Je tente ? Disons que compte tenu de l’intrication entre capitalisme américain et capitalisme européen, je pense pouvoir prédire avec une faible marge d’erreur que le gros de l’augmentation des dépenses militaires européennes se fera en achat de matériel américain.]
Mais cette prédiction ne se fonde sur aucune théorie construite et testée suivant la méthode scientifique. Elle se fonde au contraire sur une idée de continuité : prédire que le temps demain sera à peu près le même que le temps d’hier vous donne déjà 2/3 de chances d’être dans le vrai, et cela sans aucun recours à la science météorologique…
[Plus sérieusement, et c’est ce que vous écrivez un peu plus bas en réponse à ma mention de Lahire, le problème n’est pas les sciences humaines en elles-mêmes mais le « courant » desdites sciences que l’on prend comme référence : si l’on s’appuie sur l’épistémologie réaliste des marxistes, des structuralistes, voire des wébériens ou des durkheimiens, il n’est pas impossible de s’essayer à des hypothèses vérifiables dans les faits.]
Oui et non. Oui, on peut faire des « sciences humaines » d’une façon méthodique et rigoureuse, et on peut en faire du bavardage littéraire (comme le dénonçait Bouveresse). Mais même ceux qui ont cherché à définir une méthode se sont cassé les dents, tout simplement parce que la tâche et immense. La physique a mis des siècles pour développer les outils intellectuels mais aussi technologique qui lui permettent de scruter la matière… les sciences humaines n’ont pas encore réussi à mettre au point les outils qui leur permettent de scruter l’humain. C’est d’autant plus difficile que, contrairement à ce qui se passe pour la physique, l’observateur fait partie de l’objet observé !
[J’ai peur que critiquer d’emblée et en bloc le caractère prédictif des sciences humaines ne conduise à jeter le bébé avec l’eau du bain et à entraver le combat épistémologique de ceux qui veulent rétablir les sciences humaines sur de véritables bases scientifiques. J’irai même jusqu’à dire que cela fait le jeu des deux obscurantismes : à la fois celui des postmodernes (qui peuvent s’ériger ainsi en seuls défenseurs de ces disciplines) et celui des réactionnaires, qui sont dans le fond les « meilleurs ennemis ».]
J’aurais tendance à dire que le juste milieu consiste à admettre qu’il existe des « connaissances » qui, tout en n’étant pas scientifiques, sont utiles et méritent d’être développées avec rigueur et méthode. Presque tous les champs aujourd’hui considérés « scientifiques » sont passés par là, d’ailleurs. Certaines de ces « connaissances » deviendront peut-être des sciences, d’autres pas. Le problème, c’est que ce « juste milieu » implique pour les praticiens des domaines concernés qu’il y a une hiérarchie entre les connaissances, et que la parole du sociologue n’a pas le même statut que celle du physicien. C’est le refus de cette réalité qui a alimenté en grande partie le postmodernisme.
[Les sciences humaines (et c’est aussi le cas d’une partie des sciences naturelles) n’étudient que des objets pris dans la société ou dans la nature et doivent donc tenir compte des interactions et d’une multitude de facteurs qui sont neutralisés en physique ou en chimie, dans les expériences de laboratoire.]
Mais la physique ne fait pas que des expériences en laboratoire. Pensez par exemple à la mécanique céleste. Le mouvement des corps célestes est observé depuis des siècles, et il est lui aussi influencé par une « multitude de facteurs » et d’interactions qu’on ne peut pas « neutraliser ». Pour résoudre cette difficulté, on a énoncé des lois qui prédisent le mouvement des corps célestes comme s’ils étaient isolés, puis on a chercher à repérer les anomalies, c’est-à-dire, les écarts par rapport à ces lois, pour ensuite chercher à les expliquer soit par des interactions avec d’autres corps, soit en modifiant les lois en question…
Ceux qui ont cherché à mettre de la méthode en sciences humaines agissent un peu de la même manière : ils énoncent des lois générales, puis s’intéressent aux anomalies. Si elles peuvent être expliquées à l’intérieur de la théorie, elles l’enrichissent. Si elles ne le peuvent pas, elles appellent une nouvelle théorie.
[Je ne dis pas qu’aujourd’hui on puisse accorder la même confiance à toutes ces prédictions mais je dis qu’il est absurde de rejeter la possibilité théorique que les sciences sociales puissent aboutir, ou même en soient déjà capables, à des prédictions efficaces.]
Je ne la rejette nullement. Simplement, je dis que pour que les prédictions du sociologue aient la même consistance que celle du physicien, il reste beaucoup de boulot de méthode à faire sérieusement. Aujourd’hui, les sciences humaines sont dans une étape explicative plutôt que prédictive. Les économistes sont capables de nous expliquer les crises passées, mais sont toujours surpris par les crises du présent…
[« Le seul domaine de sciences « dures » qui semble en souffrir est celui des « sciences du climat ». Mais il faut admettre que ces derniers temps cette discipline a pris un caractère « militant » qui l’éloigne un peu de la discipline scientifique. » Pardon mais avez-vous des preuves ? Et je veux dire des preuves que les productions scientifiques des acteurs de cette discipline s’éloignent des critères de scientificité communément admis, pas des preuves que ces acteurs utilisent les acquis de leurs recherches dans un sens militant auprès de l’opinion publique.]
Vous ne pouvez malheureusement pas séparer les deux. Le scientifique parle depuis une position d’autorité que lui donne son statut de scientifique, et lorsqu’il utilise cette autorité dans un sens militant, il met le pied dans le champ politique et peut donc s’attendre à être combattu avec les armes du politique. Quand Trump vire un climatologue dont la production scientifique est impeccable et qui bat les estrades en militant pour telle ou telle politique, qui vire-t-il ? Le scientifique ? Ou le politique ?
[« J’ajoute que l’argumentation utilisée par les têtes pensantes de cette mobilisation fait irrésistiblement penser à l’idéologie post-moderne » Avez-vous des exemples précis ?]
Je les ai donné ci-dessous.
[« On nous explique par exemple que les coupes de Trump « affecteront la santé des femmes » ou « les politiques d’égalité dans le tiers monde ». » En quoi est-ce post-moderne ? Il y avait des féministes et des tiers-mondistes avant l’émergence du post-modernisme. Si ces affirmations sont fausses, alors leur usage est contre-productif. Si elles sont vraies, alors pourquoi se priver de les utiliser quand elles permettent de mobiliser des personnes qui, sinon, resteraient étrangères au mouvement ?]
Parce que, je vous le rappelle, le mouvement était « pour la science et contre l’obscurantisme », et non « pour la défense de la santé des femmes dans le tiers monde ». On s’oppose à l’obscurantisme non parce que la santé des femmes du tiers monde est en jeu, mais parce qu’on estime que la connaissance est un bien en soi. En déplaçant le débat sur ce terrain, on fait mine d’admettre que si au lieu de virer des climatologues Trump s’était pris aux astrophysiciens ou aux archéologues – deux disciplines dont la perte n’affectera la santé de personne – ce serait moins grave.
Ce qu’il y a de « postmoderne » dans ce discours, c’est précisément le fait que la connaissance cesse d’être une valeur émancipatrice en elle-même.
[« je pense que le milieu des sciences humaines est pleinement conscient de son impopularité » Je croyais que ce milieu était largement porteur des idées dominantes ? C’est un peu étrange non ? Des idées qui seraient dominantes mais qui, en même temps, seraient impopulaires…]
Je n’ai pas parlé de ses IDEES, je parlais des personnes, de leurs méthodes de travail, de leurs organisations.
[Ma question à moi est « faut-il ou non maintenir le budget alloué à la recherche scientifique, le réduire ou l’accroître ? » – et ensuite on discutera de sa répartition. Il est donc légitime qu’il se forme un front commun pour la « défense de la recherche/de la science » même si on ne met pas tous exactement la même chose derrière cette formule (et sans que cela implique de cacher nos véritables positions, ni ce que nous pensons réellement des post-modernes).]
Ma réponse à votre question c’est : oui, il faut maintenir et stimuler la recherche scientifique. Est-ce que cela passe par le budget ? En partie, mais pas seulement. Il y a à mon sens un sérieux problème dans la manière dont la recherche est orientée, dont les thèmes de recherche sont choisis, et un problème encore plus sérieux dans la manière dont la recherche est insérée dans l’ensemble de la société, que ce soit dans l’éducation ou dans l’économie.
Je vais vous choquer peut-être, mais je pense que le chercheur doit être pauvre. Pas misérable, bien entendu, mais qu’il doit être sous-rémunéré par rapport aux postes nécessitant un niveau de formation équivalent dans l’économie productive. Pourquoi ? Parce que je pense qu’il est difficile de contrôler le travail du chercheur, qu’il faut lui laisser une grande liberté dans le choix de ses axes de recherche. Et que donner cette liberté incontrôlée avec un salaire très attractif ferait venir des gens plus intéressés à se la couler douce qu’à vraiment faire avancer la connaissance. Et vous noterez que même à l’âge d’or de la recherche française, on payait moins bien au CEA, au CNRS ou à l’université que dans l’industrie.
[« Ce qui ne l’empêche pas d’appeler à voter pour Jean-Luc Mélenchon, dont la vision de ce qu’est le savoir scientifique n’est pas très éloignée de celle de Trump, à condition de remplacer « genre » par « nucléaire »… » J’ignorais que voter Mélenchon valait condamnation définitive en tout ?]
Vous noterez que ce que je reprochais n’était pas d’avoir « voté Mélenchon », mais d’avoir signé une pétition avec d’autres universitaires appelant à voter Mélenchon. Et ce n’est pas du tout la même chose. Lahire n’est pas dans l’affaire un citoyen quelconque, et le texte qu’il a signé n’est pas un texte de citoyens quelconques. Le titre de la tribune en question est révélateur : « 800 universitaires appellent à voter Mélenchon », ce qui laisse supposer que c’est la position de Mélenchon sur la question des universités qui les motive.
Il y a une question de cohérence. Mélenchon n’arrête pas d’éructer contre les « sachants », contre les « experts », contre la connaissance scientifique. Il revendique haut et fort la primauté de l’émotion sur la raison : ainsi, pour ne donner qu’un exemple, il avait expliqué sa conversion anti-nucléaire en l’attribuant à une visite à la centrale de Nogent-sur-Seine où, devant la taille des installations, il a conclu que « c’était dangereux » et que « ça ne pouvait pas fonctionner ». On peut voter pour Mélenchon pour une multitude de raisons personnelles. Mais appeler EN TANT QUE SCIENTIFIQUE à voter pour lui, c’est avoir une curieuse idée de la science.
[Vous avez je crois voté Le Pen a une élection, non ?]
Oui. Mais je n’ai pas signé de pétition d’ingénieurs du nucléaire pour voter pour elle.
[Vous avez peut-être même voté Hollande, (…)]
Je vous en prie, ne m’insultez pas. Je n’ai JAMAIS voté pour un candidat socialiste, et je compte quitter ce monde sans avoir commis ce péché mortel.
[(…) Sarkozy ou qui sais-je à une autre.]
Mais là encore, je n’ai pas signé de pétition appelant à voter pour lui. Et encore : si j’avais signé une pétition « 800 ingénieurs du nucléaire appellent à voter pour Sarkozy » – ou pour Marine Le Pen – j’aurais été cohérent, puisque l’un et l’autre ont clairement manifesté leur engagement dans cette voie. Mais avouez que les signataires d’une pétition « 800 ingénieurs du nucléaire appellent à voter Mélenchon » auraient un sérieux problème de cohérence.
[Est-ce que cela veut dire que vous seriez prêt à endosser 100% de leurs positions ?]
Au risque de me répéter, voter et signer une pétition appelant à voter, ce n’est pas la même chose. Quand on signe une telle pétition de scientifiques, c’est parce qu’on est d’accord au moins avec les positions du candidat sur la science. Si on signe une pétition de médecins, c’est à minima parce qu’on est d’accord avec les positions du candidat dans le domaine de la santé.
[Mais l’enjeu véritable de la mobilisation n’est pas de défendre la « connaissance scientifique » dans l’absolu, elle est de défendre le financement des institutions de recherche qui sont les lieux où la science se produit !]
Mais quelles institutions de recherche ? Pensez-vous que ceux qui soutiennent cette marche se battent pour les crédits du CEA ? Quand la décision d’arrêter ASTRID a été prise, je ne me souviens pas d’avoir entendu beaucoup de protestations venant de ces quartiers. Et plus fondamentalement, je me méfie des mouvements qui se concentrent sur les questions de financement, sans se poser de questions sur le projet. Il n’est pas inutile de rappeler que l’âge d’or de la recherche française n’offrait pas aux scientifiques des rémunérations et des conditions de travail mirobolantes. La plupart des éminents scientifiques de l’époque vivaient d’ailleurs de l’enseignement plus que de la recherche.
La défense pavlovienne des “budgets de la recherche” fait plus de mal que de bien. La recherche française souffre de maux bien plus graves que la question budgétaire, et il serait bien plus facile de défendre les budgets si ces problèmes étaient résolus. Le rapport entre recherche et enseignement, l’insertion de la recherche dans l’économie, l’existence d’une base industrielle capable de “tirer” la recherche…
@Descartes
[contrairement à ce qui se passe pour la physique, l’observateur fait partie de l’objet observé !]
Vous allez un peu vite en besogne, mais la remarque est très intéressante.
En réalité, l’un des problèmes les plus profonds de la physique actuelle est précisément le cas où l’observateur fait partie de l’objet observé, c’est-à-dire le cas où on essaie d’étudier la cosmologie dans le cadre de la mécanique quantique. Et, pour résumer, on n’y comprend pas grand-chose.
Même dans les cas plus habituels de l’interprétation des résultats d’une expérience de laboratoire, la séparation entre système observé et observateur ne tient pas. On doit même tenir compte de “l’environnement,” c’est-à-dire ce qui n’est ni le système observé ni l’appareil de mesure. Aux origines de la mécanique quantique, les pères fondateurs eurent besoin de séparer ces choses pour essayer d’y comprendre quelque chose, mais on sait aujourd’hui que ce n’est ni nécessaire ni correct.
[Je vais vous choquer peut-être, mais je pense que le chercheur doit être pauvre. Pas misérable, bien entendu, mais qu’il doit être sous-rémunéré par rapport aux postes nécessitant un niveau de formation équivalent dans l’économie productive. Pourquoi ? Parce que je pense qu’il est difficile de contrôler le travail du chercheur, qu’il faut lui laisser une grande liberté dans le choix de ses axes de recherche. Et que donner cette liberté incontrôlée avec un salaire très attractif ferait venir des gens plus intéressés à se la couler douce qu’à vraiment faire avancer la connaissance. Et vous noterez que même à l’âge d’or de la recherche française, on payait moins bien au CEA, au CNRS ou à l’université que dans l’industrie.]
Je suis partiellement d’accord avec l’esprit de ce commentaire, mais je dirais qu’au niveau actuel en France, on peut doubler les rémunérations et être toujours assez éloigné du risque que vous soulevez. Le risque réel, actuellement, c’est que les gens extrêmement brillants susceptibles d’avoir les capacités pour faire avancer la connaissance scientifique ne viennent plus. Le goût prononcé pour la clocharderie n’est pas si répandu que cela, vous savez. Sans parler qu’en-dessous d’un certain niveau de rémunération, il est impossible d’organiser sa vie afin d’essayer d’être compétitif contre des gens qui bossent 70h/semaine sans avoir à se soucier des contingences matérielles.
@ Frank
[« contrairement à ce qui se passe pour la physique, l’observateur fait partie de l’objet observé ! » Vous allez un peu vite en besogne, mais la remarque est très intéressante. En réalité, l’un des problèmes les plus profonds de la physique actuelle est précisément le cas où l’observateur fait partie de l’objet observé, c’est-à-dire le cas où on essaie d’étudier la cosmologie dans le cadre de la mécanique quantique. Et, pour résumer, on n’y comprend pas grand-chose.]
Je pense qu’on s’est mal compris. En physique, l’observateur peut éventuellement perturber le système observé… mais il est toujours « objectif ». Autrement dit, la physique ne prend pas en compte ce que l’observateur pourrait voir ou ne pas voir du fait de sa subjectivité. En sciences humaines, l’observateur n’est pas « objectif », il est traversé par les idéologies, les préjugés, les intérêts…
[Je suis partiellement d’accord avec l’esprit de ce commentaire, mais je dirais qu’au niveau actuel en France, on peut doubler les rémunérations et être toujours assez éloigné du risque que vous soulevez.]
Par curiosité, j’ai regardé les grilles indiciaires du CNRS. Le corps des directeurs de recherche a trois grades, dont les échelons vont de 814 à HEB3, de 1027 à HEC3 et de HED à HEE3 respectivement. Je compare au corps des mines – l’un des corps techniques les mieux payés de l’Etat – qui lui aussi a trois grades, qui s’étalent de l’échelon 542 à 977, 813 à HEB3 et HEB à HED3 respectivement. Avec des longueurs d’échelon comparables. Autrement dit, un directeur de recherche a une carrière indiciaire qui est meilleure que celui d’un ingénieur des mines. Il commence à l’indice 814 alors que l’ingénieur des mines commence à 542. Au bout de dix ans, l’ingénieur des mines sera à l’indice 912, le directeur de recherche à l’indice HEA2. J’ai aussi regardé pour le corps des chargés de recherche. Le premier grade s’étale des indices 559 à 1027, le second des indices 781 à HEB3. C’est toujours mieux que l’ingénieur des mines… même si les promotions sont plus lentes.
Je n’ai pas des éléments sur les primes des uns et des autres, mais cette analyse me conduit à nuancer votre remarque. On pourrait augmenter les rémunérations des chercheurs sans qu’elles soient aussi attractives que celles des autres activités économiques… mais les « doubler » ? Non.
[Le risque réel, actuellement, c’est que les gens extrêmement brillants susceptibles d’avoir les capacités pour faire avancer la connaissance scientifique ne viennent plus. Le goût prononcé pour la clocharderie n’est pas si répandu que cela, vous savez. Sans parler qu’en-dessous d’un certain niveau de rémunération, il est impossible d’organiser sa vie afin d’essayer d’être compétitif contre des gens qui bossent 70h/semaine sans avoir à se soucier des contingences matérielles.]
Je pense que cela dépend des domaines, mais dans celui que je connais, le risque que les gens extrêmement brillants partent est moins lié à la rémunération des chercheurs qu’aux conditions de recherche. Le faible investissement dans les équipements, les contraintes administratives qui font que les chercheurs passent plus de temps à chercher les financements et monter des dossiers qu’à faire de la recherche, la manière dont l’interface entre recherche et enseignement est organisée me semble bien plus lourde de découragement…
@Descartes
Pour gagner de la place, je vais juste signaler que je suis globalement d’accord avec votre réponse sur la part « épistémologique » de notre discussion.
[Vous ne pouvez malheureusement pas séparer les deux.]
Mais si on estime – et c’est votre cas – que la connaissance est un bien en soi et que c’est cela qu’il faut défendre, il faut séparer les deux. Car si on défend la science dans l’absolu et que l’on cherche à combattre l’obscurantisme, il faut faire abstraction de la façon dont les scientifiques (qui sont des hommes comme nous, avec leurs faiblesses, leurs déterminations sociologiques et leurs contradictions…) font usage de leur production dans l’espace public et défendre toute connaissance acquise dans un cadre méthodologique légitime.
Cela déporte le sens de ma question : je ne m’intéressais pas à la raison pour laquelle Trump licencie les chercheurs en sciences de l’environnement mais à votre appréciation de la scientificité de ces disciplines. Vous affirmez que les sciences du climat prennent un tournant militant qui les éloigne de la discipline scientifique. Pourriez vous donc démontrer en quoi le tournant militant des climatologues (que j’admets bien volontiers mais que je perçois plus dans leurs interventions auprès de l’opinion publique, voire dans le choix de leur sujet de recherche que dans leur méthode de travail) les pousse à s’émanciper des normes de la production scientifique en climatologie telle qu’elle est constituée et plus largement des normes communément admises dans les « sciences dures » ou du moins dans les sciences de la nature ?
Car le risque devient de confondre objet de recherche et méthode de recherche, de condamner par principe certains champs de recherche et de considérer, avant tout jugement sur pièces, que tout chercheur sur, par exemple, la climatologie en sciences dures ou la sociologie des femmes en SHS est un indécrottable postmoderne qui doit être chassé de l’Université et dont les œuvres doivent être brûlées en place publique.
[Quand on signe une telle pétition de scientifiques, c’est parce qu’on est d’accord au moins avec les positions du candidat sur la science.]
J’ai lu la pétition susnommée. J’ai supposé qu’il s’agît de celle publiée dans Le Nouvel Obs le 02/04/2022.
A la lecture, je constate qu’il n’y a que trois paragraphes consacrés aux enjeux scientifiques et que, dans lesdits paragraphes, les seules revendications concrètes qui apparaissent sont la fin de l’autonomie des universités et de leur « gestion managériale », la demande de recrutements « massifs » dans l’enseignement supérieur et la recherche, la fin de la « précarisation » des étudiants. Il me paraît plus prudent de penser que les signataires de la pétition sont d’accord avec ces revendications, alors qu’il n’y a aucun moyen de vérifier s’ils sont d’accord avec les positions plus générales du candidat sur la science. Typiquement, pour ce qui vous intéresse, le paragraphe sur l’écologie ne mentionne pas la question nucléaire et les signataires ne prennent donc pas position sur la part du projet de Mélenchon qui consiste à arrêter le nucléaire.
Au demeurant, je constate aussi qu’il n’y a pas que des chercheurs en SHS qui ont signé cette pétition : 16 informaticiens et 40 mathématiciens, 23 physiciens (dont Frédéric Yermia, maître de conférences en physique des particules à Nantes, membre de l’équipe Neutrino qui intervient entre autres dans les domaines de la santé et du nucléaire…) et 12 chimistes, 17 chercheurs en sciences de la vie et 16 chercheurs en sciences de la Terre – auxquels j’ai adjoint 10 médecins et chercheurs dans le domaine de la santé, 8 chercheurs en neurosciences et 11 « ingénieurs » (je vous accorde que l’intitulé de certains me fait douter de la nature exacte de leur travail)…soit un total de 153 signataires issus des « sciences dures », avec les plus forts contingents en maths (on sent que Manuel Bompard a dû faire jouer ses réseaux) et en physique, soit 19% des signataires (8% pour les seuls mathématiciens et physiciens), ce qui est peu je vous l’accorde par rapport à leur place dans la recherche mais qui n’est pas négligeable non plus. Pensez-vous que tous ces signataires sont d’accord à 100% avec les positions de Mélenchon concernant la science ? Pensez-vous que M. Yermia, qui selon toute vraisemblance (du moins avec les informations que j’ai pu trouver en sondant rapidement Google) travaille en lien avec le monde du nucléaire appelle à voter Mélenchon parce que ce dernier est un antinucléaire borné ou bien malgré le fait qu’il s’agisse d’un antinucléaire borné ? Vous me permettrez de citer également le cas de Philippe Velten (qui sur son compte X se décrit encore comme « Militant LFI ») : https://www.lemonde.fr/blog/huet/2023/03/27/nucleaire-rififi-a-lfi/
Bref. Tout ça pour dire que je trouve votre reproche un peu vénéneux adressé à Lahire non pas totalement infondé mais passablement injuste. Si l’on peut admettre que nos deux physiciens sont sincères dans leur défense globale de la science (malgré certaines positions antiscientifiques du candidat pour lequel ils appellent à voter ou pour lequel ils se présentent), pourquoi reprocherait-on sa signature à Lahire ? Il serait plus intéressant de demander à Messieurs Velten et Yermia pourquoi ils défendent Mélenchon malgré sa position sur le nucléaire…
De plus, vous dites « une pétition de scientifiques », mais non ! il s’agit d’une « pétition d’universitaires » – et ils défendent donc leur position commune de professeurs d’université et de maîtres de conférences. De même que des professeurs peuvent pétitionner en faveur d’un candidat non pas en fonction de ses positions pédagogiques mais en fonction de ses positions au sujet de l’école publique.
[Il y a une question de cohérence. Mélenchon n’arrête pas d’éructer contre les « sachants », contre les « experts », contre la connaissance scientifique.]
Pardon mais là vous exagérez. Mélenchon est loin d’être aussi antiscientifique que vous le prétendez. L’article de Louis Nadau dans Marianne, « Mélenchon et l’énergie, ou le scientisme à géométrie variable », daté du 01/02/2022, expose bien même que Mélenchon tend, dans certains domaines, vers des positions ouvertement scientistes en s’imaginant les ingénieurs capables de tout faire. Il dénonce plutôt la « géométrie variable » de ses positions. J’avoue que je ne regarde pas la télé et que je ne suis pas assidument les propos de Mélenchon mais, pour le peu que j’en ai entendu, il éructe massivement contre les journalistes, non pas contre les universitaires et les ingénieurs, les « sachants ». Je pense que votre déception vis-à-vis de lui et de sa position sur le nucléaire vous aveugle un peu…Sinon, je veux bien les références des discours ou interventions dans lesquelles il attaque les ingénieurs et les universitaires – je ferai l’hypothèse que ces attaques ont pour l’essentiel lieu après 2022 non ?
[La recherche française souffre de maux bien plus graves : [l]e rapport entre recherche et enseignement, l’insertion de la recherche dans l’économie, l’existence d’une base industrielle capable de “tirer” la recherche…]
Je suis plutôt d’accord. Cela dit, je ne suis pas convaincu que l’intrication recherche/économie soit très intéressante tant que la base industrielle n’a pas été reconstruite, et, sur ce dernier objectif, je ne suis pas certain qu’une mobilisation de chercheurs puisse grand-chose. Enfin, concernant le rapport recherche/enseignement, je viens de constater que le livret Enseignement supérieur de LFI estime qu’il faut « affirmer la solidarité entre enseignement et recherche » alors que, mais ce n’est peut-être qu’une impression, ce sont plutôt les partis de droite qui insistent sur l’importance d’avoir de grands chercheurs coupés de l’enseignement pour pouvoir se consacrer uniquement à leur recherche (quitte à coloniser les maîtrises de conférences avec des agrégés du secondaire…).
Ensuite, je ne serai pas trop long, mais, concernant les budgets, il faut certes prendre en compte le fait que ne pas avoir des salaires et des conditions de travail mirobolantes n’avait pas empêché la recherche française de se montrer puissante (et j’accepte pleinement votre idée que les chercheurs doivent être non pas pauvres mais sous-rémunéré par rapport aux employés du privé à niveau d’études égal), mais inscrire cela dans les évolutions des dernières années. La croissance des budgets a-t-elle permis de maintenir ces conditions de travail peu mirobolantes (ici plus importantes que la question du salaire que je n’ai guère vu évoquée) alors que la massification se poursuivait, que le nombre de tâches administratives et paperassières reposant sur les épaules des chercheurs croissait lui aussi, que des exigences nouvelles se faisaient jour en terme de publications, ou au contraire les conditions de travail sont-elles devenues encore moins mirobolantes ?
@ Goupil
[Mais si on estime – et c’est votre cas – que la connaissance est un bien en soi et que c’est cela qu’il faut défendre, il faut séparer les deux. Car si on défend la science dans l’absolu et que l’on cherche à combattre l’obscurantisme, il faut faire abstraction de la façon dont les scientifiques (qui sont des hommes comme nous, avec leurs faiblesses, leurs déterminations sociologiques et leurs contradictions…) font usage de leur production dans l’espace public et défendre toute connaissance acquise dans un cadre méthodologique légitime.]
Je n’ai pas dit qu’il ne soit pas SOUHAITABLE de les séparer, j’ai dit que ce n’est pas POSSIBLE. Qu’on le veuille ou pas, nos concitoyens voient la « science » à travers le discours des « scientifiques ». Si le scientifique assume une position militante, s’il utilise le prestige attaché à la communauté scientifique pour défendre une position politique, non seulement il porte atteinte à cette dernière, mais il doit s’attendre à ce que les adversaires de cette position le combattent avec les armes de la politique, et non celles de la science.
[Cela déporte le sens de ma question : je ne m’intéressais pas à la raison pour laquelle Trump licencie les chercheurs en sciences de l’environnement mais à votre appréciation de la scientificité de ces disciplines. Vous affirmez que les sciences du climat prennent un tournant militant qui les éloigne de la discipline scientifique.]
Non. Ce que je dis c’est que les SCIENTIFIQUES DU CLIMAT prennent une position militante qui les éloigne du débat scientifique. Les « sciences du climat » sont une abstraction, elles ne peuvent donc pas être « militantes ».
[Pourriez vous donc démontrer en quoi le tournant militant des climatologues (que j’admets bien volontiers mais que je perçois plus dans leurs interventions auprès de l’opinion publique, voire dans le choix de leur sujet de recherche que dans leur méthode de travail) les pousse à s’émanciper des normes de la production scientifique en climatologie telle qu’elle est constituée et plus largement des normes communément admises dans les « sciences dures » ou du moins dans les sciences de la nature ?]
Il y a une dialectique entre les deux. Que fait un scientifique qui a milité de longues années dans un sens déterminé, et qui découvre dans sa recherche que la réalité va dans le sens contraire ? Sortira-t-il devant les caméras pour expliquer qu’il s’est trompé ? Assumera-t-il les dégâts que son discours militant a pu faire ? Mon expérience indique le contraire. Alors que toutes les études sérieuses ont montré que les accidents de Fukushima ou de Tchernobyl ont eu des effets humains bien moindres que ceux anticipés par les scientifiques « militants », aucun à ma connaissance n’a fait publiquement amende honorable. Et je ne dis pas que ce soit par machiavélisme : je veux bien admettre qu’ils croient sincèrement être dans le vrai, parce que quand on veut croire…
[Car le risque devient de confondre objet de recherche et méthode de recherche, de condamner par principe certains champs de recherche et de considérer, avant tout jugement sur pièces, que tout chercheur sur, par exemple, la climatologie en sciences dures ou la sociologie des femmes en SHS est un indécrottable postmoderne qui doit être chassé de l’Université et dont les œuvres doivent être brûlées en place publique.]
Les scientifiques constituent un « corps ». Le citoyen leur donne de l’argent et des moyens, reconnaît leur autorité et leur fait confiance sur des sujets dont il ne comprend qu’une toute petite partie. En retour, il a le droit d’exiger un minimum de méthode et de rigueur. Et comme le citoyen commun ne comprend que peu de chose au sujet, il exige que le « corps » en question fasse sa propre police dans son sein. Si les sociologues laissent certains de leurs collègues dire n’importe quoi sans réagir en tant que « corps », ils ne peuvent pas ensuite se plaindre si le bon peuple, qui n’est pas capable de séparer par lui-même le bon grain de l’ivraie, se demande si TOUS les sociologues ne seraient en train de dire n’importe quoi.
Ce point me paraît absolument essentiel dans le rapport entre les « sachants » et les « non-sachants » dans une société complexe comme la notre. Par définition, les « non-sachants » ne peuvent évaluer le travail des « sachants ». Alors, si vous voulez qu’ils continuent à avoir confiance et à payer leurs impôts, il faut que les « sachants » fassent la police dans leurs rangs, qu’ils évaluent leurs pairs et qu’ils chassent eux-mêmes les brebis galeuses.
[« Quand on signe une telle pétition de scientifiques, c’est parce qu’on est d’accord au moins avec les positions du candidat sur la science. » J’ai lu la pétition susnommée. J’ai supposé qu’il s’agît de celle publiée dans Le Nouvel Obs le 02/04/2022.]
Correct.
[A la lecture, je constate qu’il n’y a que trois paragraphes consacrés aux enjeux scientifiques et que, dans lesdits paragraphes, les seules revendications concrètes qui apparaissent sont la fin de l’autonomie des universités et de leur « gestion managériale », la demande de recrutements « massifs » dans l’enseignement supérieur et la recherche, la fin de la « précarisation » des étudiants. Il me paraît plus prudent de penser que les signataires de la pétition sont d’accord avec ces revendications, alors qu’il n’y a aucun moyen de vérifier s’ils sont d’accord avec les positions plus générales du candidat sur la science.]
Vous allez un peu vite. Oui, la pétition ne prend pas position sur la science en général, et se contente de revendications matérielles. Mais ces revendications ont une finalité. Pourquoi demande-t-on plus de moyens, des recrutements massifs, une meilleure gestion ? Pour améliorer le confort des professeurs ou le niveau de vie des étudiants ? Non, bien sur que non. On les demande pour pouvoir, schématiquement, « faire avancer la science ». Je vous accorde que cette question n’est évoquée qu’implicitement. Mais on voit mal « 800 universitaires » appeler à voter pour un candidat dont ils ne partagent pas les FINALITES, quand bien même il leur accorderait les moyens demandés. Ou alors ils sont bien plus vénaux que je ne le crois…
[Au demeurant, je constate aussi qu’il n’y a pas que des chercheurs en SHS qui ont signé cette pétition : (…) soit un total de 153 signataires issus des « sciences dures », avec les plus forts contingents en maths (on sent que Manuel Bompard a dû faire jouer ses réseaux) et en physique, soit 19% des signataires (8% pour les seuls mathématiciens et physiciens), ce qui est peu je vous l’accorde par rapport à leur place dans la recherche mais qui n’est pas négligeable non plus.]
Autrement dit, 80% viennent des « sciences molles ». J’ajoute que, comme je l’avais indiqué par ailleurs, les porteurs de ces pétitions font un effort considérable pour avoir des signatures chez les sciences « dures », parce qu’ils ont bien compris qu’abondance de sociologues nuit…
[Pensez-vous que tous ces signataires sont d’accord à 100% avec les positions de Mélenchon concernant la science ?]
Oui. Ou alors ils ont un sérieux problème de cohérence. Parce qu’il est incompréhensible qu’un individu, s’agissant de la passion de sa vie, du métier auquel on a consacré tant d’efforts et de sacrifices, puisse voter pour quelqu’un qui le méprise ouvertement. Je ne m’imagine pas votant un candidat antinucléaire.
[Pensez-vous que M. Yermia, qui selon toute vraisemblance (du moins avec les informations que j’ai pu trouver en sondant rapidement Google) travaille en lien avec le monde du nucléaire appelle à voter Mélenchon parce que ce dernier est un antinucléaire borné ou bien malgré le fait qu’il s’agisse d’un antinucléaire borné ?]
Je ne sais pas, je ne le connais pas. Il me semble qu’il travaille sur des questions de physique fondamentale, assez éloignée des problématiques du nucléaire en tant que moyen industriel de production d’énergie. Et j’ai trouvé dans ma vie pas mal de scientifiques travaillant sur ces questions et pourtant irrationnellement antinucléaires.
[Vous me permettrez de citer également le cas de Philippe Velten (qui sur son compte X se décrit encore comme « Militant LFI ») : (…)]
Ce cas est plus intéressant, parce que Velten est l’illustration même de la contradiction entre la position scientifique et la position politique. Après avoir montré comment le programme de LFI sur la question énergétique a été élaboré irrationnellement, Velten se dit : « convaincu par le sérieux du programme [de LFI], résultat d’une approche rationaliste particulièrement séduisante pour un scientifique ». Comment interprétez-vous cette formulation ?
[Bref. Tout ça pour dire que je trouve votre reproche un peu vénéneux adressé à Lahire non pas totalement infondé mais passablement injuste. Si l’on peut admettre que nos deux physiciens sont sincères dans leur défense globale de la science (malgré certaines positions antiscientifiques du candidat pour lequel ils appellent à voter ou pour lequel ils se présentent), pourquoi reprocherait-on sa signature à Lahire ? Il serait plus intéressant de demander à Messieurs Velten et Yermia pourquoi ils défendent Mélenchon malgré sa position sur le nucléaire…]
Je ne doute jamais de la « sincérité » des gens. Comme je l’ai souvent répété, je pense que les véritables cyniques sont relativement rares. Par contre, je me permets de douter de leur cohérence. Je vous ai montré plus haut comment Velten, dans l’entretien que vous citez, se contredit de manière flagrante. Oui, son expérience lui dit une chose, mais son envie de croire le conduit à en dire une autre…
[De plus, vous dites « une pétition de scientifiques », mais non ! il s’agit d’une « pétition d’universitaires » – et ils défendent donc leur position commune de professeurs d’université et de maîtres de conférences.]
Vous coupez les cheveux en quatre. La très grande majorité – pour ne pas dire la totalité – des signataires sont des enseignants-chercheurs. Mais même s’ils s’agissait d’enseignants « purs », la question serait la même : un enseignant peut-il appeler EN TANT QU’ENSEIGNANT pour un candidat qui ne perd une opportunité pour railler les « sachants » ?
[« Il y a une question de cohérence. Mélenchon n’arrête pas d’éructer contre les « sachants », contre les « experts », contre la connaissance scientifique. » Pardon mais là vous exagérez. Mélenchon est loin d’être aussi antiscientifique que vous le prétendez. L’article de Louis Nadau dans Marianne, « Mélenchon et l’énergie, ou le scientisme à géométrie variable », daté du 01/02/2022, expose bien même que Mélenchon tend, dans certains domaines, vers des positions ouvertement scientistes en s’imaginant les ingénieurs capables de tout faire.]
Il ne faut pas prendre les arguments ad hoc de Mélenchon pour des convictions. Mélenchon déclare que les ingénieurs « peuvent tout faire » parce qu’il en a besoin pour démontrer qu’on peut se passer du nucléaire. Je ne peux résister la tentation de citer la conclusion de la journaliste dans l’article que vous citez : « En vérité, Jean-Luc Mélenchon est d’accord avec la science, tant qu’elle fait ce qu’on lui dit ». Et dans le même article, Jean-Michel Bréon dit à peu près la même chose que moi : « Ce n’est pas choquant que le pouvoir politique n’écoute pas que la science, mais c’est choquant qu’il nie la science. Or, Mélenchon nie la science sur la question énergétique. C’est bien d’avoir une certaine foi dans les capacités des ingénieurs, mais les lois de la physique ne se décrètent pas. »
[Il dénonce plutôt la « géométrie variable » de ses positions.]
Il dit bien plus que ça. Il montre que Mélenchon aime la science lorsqu’elle dit ce qui l’arrange, et l’ignore dans le cas contraire. Difficile de trouver une preuve plus éclatante de son mépris pour la science et les scientifiques.
[J’avoue que je ne regarde pas la télé et que je ne suis pas assidument les propos de Mélenchon mais, pour le peu que j’en ai entendu, il éructe massivement contre les journalistes, non pas contre les universitaires et les ingénieurs, les « sachants ». Je pense que votre déception vis-à-vis de lui et de sa position sur le nucléaire vous aveugle un peu…Sinon, je veux bien les références des discours ou interventions dans lesquelles il attaque les ingénieurs et les universitaires – je ferai l’hypothèse que ces attaques ont pour l’essentiel lieu après 2022 non ?]
Bien avant. J’écoute Mélenchon, que j’ai eu même la possibilité de pratiquer personnellement à une certaine époque grâce à des amis communs, depuis les années 1990. Et je peux vous dire qu’il est resté un pur trotskyste : tout – y compris les lois de la physique – doit se plier à la volonté politique. Il adore les « sachants » tant qu’ils sont d’accord avec lui, et les accuse des pires péchés (vénalité, esprit de corps, carriérisme, manque de courage) quand ils le contredisent. Et son style déteint sur le reste du mouvement, comme le montre le témoignage de Velten que vous citez plus haut. Pour ce qui concerne ses « éructations » contre les « sachants », j’aurais du mal à vous donner des exemples précis, mais je l’ai entendu des dizaines de fois à la tribune.
[« La recherche française souffre de maux bien plus graves : [l]e rapport entre recherche et enseignement, l’insertion de la recherche dans l’économie, l’existence d’une base industrielle capable de “tirer” la recherche… » Je suis plutôt d’accord. Cela dit, je ne suis pas convaincu que l’intrication recherche/économie soit très intéressante tant que la base industrielle n’a pas été reconstruite, et, sur ce dernier objectif, je ne suis pas certain qu’une mobilisation de chercheurs puisse grand-chose.]
J’ai une vision plus dialectique que la votre. On ne va pas réindustrialiser le pays en y installant des métiers Jacquard et des machines à vapeur. Produire chez nous des masques chirurgicaux et du paracétamol, pourquoi pas. Mais une véritable politique de réindustrialisation, ce n’est pas un retour au XIXe siècle ni même au XXe. Il s’agit de développer dans notre pays une industrie de pointe, intégrant les derniers développements technologiques alimentés par les travaux scientifiques. La « reconstruction de la base industrielle » n’est donc pas un préalable à l’intrication entre la recherche et l’économie, les deux vont en parallèle.
[Enfin, concernant le rapport recherche/enseignement, je viens de constater que le livret Enseignement supérieur de LFI estime qu’il faut « affirmer la solidarité entre enseignement et recherche » alors que, mais ce n’est peut-être qu’une impression, ce sont plutôt les partis de droite qui insistent sur l’importance d’avoir de grands chercheurs coupés de l’enseignement pour pouvoir se consacrer uniquement à leur recherche (quitte à coloniser les maîtrises de conférences avec des agrégés du secondaire…).]
J’avoue que je ne sais pas ce que cela veut dire « solidarité entre enseignement et recherche ». Ca veut dire qu’ils font grève ensemble ? Qu’il faut transférer des crédits de la recherche vers l’enseignement ou vice-versa ? Je ne trouve pas quel est le sens du mot « solidarité » dans ce contexte. J’avoue ne pas avoir trouvé dans les programmes des formations de droite l’idée de couper le cordon entre recherche et enseignement.
Si je me réfère à l’histoire, ce sont plutôt les « conservateurs » qui ont voulu conserver à l’université une fonction de recherche, et ce sont plutôt les « progressistes » qui ont poussé dans la direction inverse, en créant des organismes de recherche détaché de l’université et en supprimant le fonctionnement par « chaires » qui assurait à l’université une capacité de création de connaissances.
[La croissance des budgets a-t-elle permis de maintenir ces conditions de travail peu mirobolantes (ici plus importantes que la question du salaire que je n’ai guère vu évoquée) alors que la massification se poursuivait, que le nombre de tâches administratives et paperassières reposant sur les épaules des chercheurs croissait lui aussi, que des exigences nouvelles se faisaient jour en terme de publications, ou au contraire les conditions de travail sont-elles devenues encore moins mirobolantes ?]
Dans le domaine que je connais – et qui est très particulier – qui est celui de la recherche en physique et particulièrement en physique nucléaire, les conditions se sont dégradées. Et elles se sont dégradées notamment du fait de la réduction des investissements dans les équipements mais aussi par une politique de concentration des investissements sur des « grands projets » qui a asséché le vivier des « petites manips » qui permettaient de former des scientifiques qui ensuite allaient sur les grands équipements.
Mais il y a aussi un problème – qui est général et ne touche pas que la recherche – qui est la difficulté des jeunes générations à supporter la frustration. Beaucoup de jeunes qui arrivent dans le domaine de la recherche veulent « tout, tout de suite ». L’idée que la recherche a un « cursus honorum », et qu’on passe ses premières années à « servir un patron » qui en retour vous forme, devient de plus en plus difficile à accepter. Combien de thésards sont venus pleurer dans mon giron parce que leur « patron » a signé en premier un papier qu’ils ont rédigé (mais dont l’idée de fond venait du patron, et que c’est lui qui assume si le papier contient une bêtise) ? Leur expliquer que c’est le chemin normal, et qu’un jour, lorsqu’ils seront eux-mêmes devenus patrons, ils feront de même, n’a rien d’évident…
La question des tâches administratives est réelle. D’autant plus que lorsqu’un coup de rabot sur les effectifs est proposé, la tentation des décideurs est de couper dans les services de support, qui sont toujours perçus par les chercheurs avec une certaine condescendance – et c’est un euphémisme. Or, c’est là une décision irrationnelle: supprimer un emploi de secrétaire ne fait que transférer le travail de secrétariat sur le chercheur, supprimer un poste d’informaticien implique que le scientifique cherchera à réparer lui-même son ordinateur (avec les résultats qu’on peut anticiper) ou bien travaillera en situation dégradée le temps que l’assistance arrive.
[Je pense qu’on s’est mal compris. En physique, l’observateur peut éventuellement perturber le système observé… mais il est toujours « objectif ». Autrement dit, la physique ne prend pas en compte ce que l’observateur pourrait voir ou ne pas voir du fait de sa subjectivité. En sciences humaines, l’observateur n’est pas « objectif », il est traversé par les idéologies, les préjugés, les intérêts…]
Non, non, je vous avais compris. Et en effet, il faut être clair, la “subjectivité” qui s’introduit en physique n’est pas isomorphe à celle dont on parle en sciences humaines. Il s’agit de quelque chose d’infiniment plus profond, qui nous parle de la nature même du monde qui nous entoure, et n’est pas relié aux travers du cerveau humain.
Ceci dit, si, en physique classique, on peut considérer que l’observateur est parfaitement objectif (au moins il peut l’être en principe), le rapport entre l’observateur et l’observation est très différente en mécanique quantique. En mécanique quantique, il n’y a absolument aucune réalité objective en dehors des observations; les observables n’ont pas de dimension ontologique. Et le formalisme donne des prédictions différentes selon la connaissance que l’observateur pourrait avoir du système a priori, c’est le principe du “paradoxe” EPR. Il faudrait une longue discussion pour essayer de rendre tout ceci parfaitement clair.
[Je n’ai pas des éléments sur les primes des uns et des autres, mais cette analyse me conduit à nuancer votre remarque. On pourrait augmenter les rémunérations des chercheurs sans qu’elles soient aussi attractives que celles des autres activités économiques… mais les « doubler » ? Non.]
Les primes sont inexistantes au CNRS et les chercheurs CNRS n’ont pas vraiment de possibilité de rémunération complémentaire, sauf rares exceptions.
Si vous parlez, par exemple, des Directeurs de recherche de classe exceptionnelle (le plus haut grade), ce sont des gens qui ont le niveau du Prix Nobel, pour faire vite (en particulier c’est ce qu’un Prix Nobel gagne en France). Si vous comparez aux standards internationaux pour ce niveau-là, ce n’est pas un facteur 2, mais 4 ou 5 qu’il faudrait appliquer pour être dans la course.
J’ai plusieurs exemples de jeunes chercheurs qui aimeraient venir en France, pour diverses raisons (il reste des centres de recherche de très haut niveau, la vie peut avoir une qualité et une saveur particulière, etc.), mais qui sont effarés par les conditions offertes et ne viendront donc pas. Imaginez un BAC + 15 de très haut niveau qui va être embauché dans un labo à Paris au grade de CR2 (ou CR1 au mieux).
J’aimerais mieux connaître la situation réelle des ingénieurs des mines (primes, salaires complémentaires possibles, compétition internationale, etc.). Je suis totalement ignorant là-dessus.
[Je pense que cela dépend des domaines, mais dans celui que je connais, le risque que les gens extrêmement brillants partent est moins lié à la rémunération des chercheurs qu’aux conditions de recherche. Le faible investissement dans les équipements, les contraintes administratives qui font que les chercheurs passent plus de temps à chercher les financements et monter des dossiers qu’à faire de la recherche, la manière dont l’interface entre recherche et enseignement est organisée me semble bien plus lourde de découragement…]
Ce que vous dites était parfaitement correct pour ma (notre) génération. Mais je vous assure, aujourd’hui, le problème de la rémunération elle-même est devenue majeure (la dégradation à euro constant en tenant compte du coût de la vie dans les lieux où se trouvent la plupart des meilleurs centres de recherche en France est catastrophique sur une échelle de temps de 20 ou 30 ans).
Autre remarque : séparer rémunération et condition de travail est naïf. En fait, j’avais moi-même fait ce raisonnement, lorsque j’étais chercheur au CNRS. Le salaire, tant que je pouvais manger et dormir sous un toit, me suffisait (c’était évidemment avant que je décide de fonder une famille, et c’était il y a plus de 25 ans, quand les conditions étaient déjà mauvaises mais bien meilleures qu’aujourd’hui…). Je me disais que c’était les conditions de travail au sens large qui étaient importantes et, à l’époque, là où j’étais, pour mon domaine, en tant que très jeune chercheur, je jugeais que c’était convenable. J’avais tort et j’étais dans un certain déni. Il n’existe aucun endroit au monde qui offre de bonnes conditions de travail à ses chercheurs tout en les rémunérant mal. C’est un fait expérimental.
@ Frank
[Ceci dit, si, en physique classique, on peut considérer que l’observateur est parfaitement objectif (au moins il peut l’être en principe), le rapport entre l’observateur et l’observation est très différente en mécanique quantique. En mécanique quantique, il n’y a absolument aucune réalité objective en dehors des observations; les observables n’ont pas de dimension ontologique. Et le formalisme donne des prédictions différentes selon la connaissance que l’observateur pourrait avoir du système a priori, c’est le principe du “paradoxe” EPR. Il faudrait une longue discussion pour essayer de rendre tout ceci parfaitement clair.]
Je ne partage pas votre description. La question de « l’objectivité » de l’observateur – qui d’ailleurs peut être une machine, et non un être douté de raison – ne se pose pas non plus en mécanique quantique. On peut parfaitement considérer que « l’observateur » qui fait une mesure la rapporte toujours fidèlement. Le problème se situe dans la mesure elle-même. Je ne vois pas en quoi dans le paradoxe EPR fait intervenir la moindre subjectivité. Mais vous avez raison, ce sont là des questions très techniques.
[Les primes sont inexistantes au CNRS et les chercheurs CNRS n’ont pas vraiment de possibilité de rémunération complémentaire, sauf rares exceptions.]
Une petite recherche sur Google vous donne tort. Ainsi, on trouve sur Service-Public les détails du dispositif RIPEC, qui décrit les primes auxquelles peuvent prétendre les fonctionnaires des organismes de recherches. Elle a trois composantes : l’une lié au grade (maximum 3500€), une liée aux fonctions occupées (maximum de 6000€ à 18000€ selon les fonctions occupées) et une troisième liée à « l’engagement professionnel » qui va de 3500€ à 18000€ (BO du 6-9 février 2023)
[Si vous parlez, par exemple, des Directeurs de recherche de classe exceptionnelle (le plus haut grade), ce sont des gens qui ont le niveau du Prix Nobel, pour faire vite (en particulier c’est ce qu’un Prix Nobel gagne en France).]
Vous faites un peu vite : je connais au moins deux directeurs de recherche de classe exceptionnelle… et je les vois mal obtenir – ou même être considérés – pour le prix Nobel. Ou alors le Nobel n’est plus ce qu’il était.
[Si vous comparez aux standards internationaux pour ce niveau-là, ce n’est pas un facteur 2, mais 4 ou 5 qu’il faudrait appliquer pour être dans la course.]
J’aimerais avoir des éléments objectifs sur cette question. Avez-vous accès à une étude comparative ?
[J’ai plusieurs exemples de jeunes chercheurs qui aimeraient venir en France, pour diverses raisons (il reste des centres de recherche de très haut niveau, la vie peut avoir une qualité et une saveur particulière, etc.), mais qui sont effarés par les conditions offertes et ne viendront donc pas. Imaginez un BAC + 15 de très haut niveau qui va être embauché dans un labo à Paris au grade de CR2 (ou CR1 au mieux).]
J’imagine que par « bac+15 » vous entendez quelqu’un qui a 15 ans après le bac (et non qu’il a fait 15 ans d’étude postbac). La question est moins le grade que l’échelon. En CR2, on peut toucher jusqu’à 4000€ brut par mois plus primes. Mais là encore, j’aimerais bien avoir des chiffres sur les niveaux d’embauche en fonction de l’ancienneté et du diplôme. Si l’on compare les grilles, elles ne sont pas plus défavorables que celles des hauts fonctionnaires techniques.
[J’aimerais mieux connaître la situation réelle des ingénieurs des mines (primes, salaires complémentaires possibles, compétition internationale, etc.).]
Comme vous savez, la situation « réelle » de rémunération des différents corps est l’un des secrets les mieux gardés par la fonction publique… cependant, je peux éclairer un petit peu votre lanterne. Les ingénieurs des mines reçoivent un traitement dont les grilles sont publics (un simple google sur « grille indiciaire ingénieur des mines » vous permettra de les avoir). Les ingénieurs des mines reçoivent en plus des primes qui dépendent du poste occupé, et qui peuvent aller assez loin (de l’ordre de 40% du total) pour les postes les plus importants (directeur, directeur général).
[Ce que vous dites était parfaitement correct pour ma (notre) génération. Mais je vous assure, aujourd’hui, le problème de la rémunération elle-même est devenue majeure (la dégradation à euro constant en tenant compte du coût de la vie dans les lieux où se trouvent la plupart des meilleurs centres de recherche en France est catastrophique sur une échelle de temps de 20 ou 30 ans).]
Encore une fois, j’entends dire cela souvent, mais je n’arrive pas à voir des chiffres précis. Auriez-vous des éléments chiffrés ? Quand j’ai été embauché pour mon premier poste de chercheur, je recevais à peu près 9000 F/mois, alors que le SMIC était autour de 5000 F, et je m’estimais très bien payé… Aujourd’hui, pensez-vous qu’un chercheur nouvellement embauché à Bac+7 soit moins bien payé ?
[Autre remarque : séparer rémunération et condition de travail est naïf. En fait, j’avais moi-même fait ce raisonnement, lorsque j’étais chercheur au CNRS. Le salaire, tant que je pouvais manger et dormir sous un toit, me suffisait (c’était évidemment avant que je décide de fonder une famille, et c’était il y a plus de 25 ans, quand les conditions étaient déjà mauvaises mais bien meilleures qu’aujourd’hui…). Je me disais que c’était les conditions de travail au sens large qui étaient importantes et, à l’époque, là où j’étais, pour mon domaine, en tant que très jeune chercheur, je jugeais que c’était convenable. J’avais tort et j’étais dans un certain déni. Il n’existe aucun endroit au monde qui offre de bonnes conditions de travail à ses chercheurs tout en les rémunérant mal. C’est un fait expérimental.]
Je ne suis pas convaincu. Je connais des pays où les salaires sont bien plus misérables que chez nous, mais qui offrent en termes d’investissement et d’équipements des possibilités relativement bien meilleures. Pensez par exemple à la recherche nucléaire en Russie…
@Descartes
(je m’immisce dans la discussion)
[Encore une fois, j’entends dire cela souvent, mais je n’arrive pas à voir des chiffres précis. Auriez-vous des éléments chiffrés ? Quand j’ai été embauché pour mon premier poste de chercheur, je recevais à peu près 9000 F/mois, alors que le SMIC était autour de 5000 F, et je m’estimais très bien payé… Aujourd’hui, pensez-vous qu’un chercheur nouvellement embauché à Bac+7 soit moins bien payé ?]
En regardant les grilles et le niveau du SMIC, c’est clairement le cas : un CR classe normale est à ~2500€ par mois avec un SMIC à 1800€. Pour retrouver le même écart que les chiffres que vous donnez, le traitement d’embauche d’un CR devrait dépasser les 3000€. On peut noter que les traitements d’embauche des ingénieurs de recherche sont plus élevés (~3000€ par mois).
@ никто́
[En regardant les grilles et le niveau du SMIC, c’est clairement le cas : un CR classe normale est à ~2500€ par mois avec un SMIC à 1800€. Pour retrouver le même écart que les chiffres que vous donnez, le traitement d’embauche d’un CR devrait dépasser les 3000€. On peut noter que les traitements d’embauche des ingénieurs de recherche sont plus élevés (~3000€ par mois).]
En fait, je me rends compte que la comparaison au SMIC est un mauvais indicateur. Cela fait des décennies que le SMIC augmente plus vite que la médiane, et comprime donc la pyramide des revenus. C’est ce qu’on appelle la “smicardisation de la société”. Il faudrait plutôt comparer l’évolution des salaires des chercheurs à celle d’autres travailleurs de même niveau de formation et de protection. La comparaison avec les ingénieurs des mines (bac+7 ou bac+8) me paraissait intéressante.
@ Descartes
[Je vous en prie, ne m’insultez pas. Je n’ai JAMAIS voté pour un candidat socialiste, et je compte quitter ce monde sans avoir commis ce péché mortel.]
Il y a d’innombrables raisons de détester les socialistes : hypocrisie, trahison des classes populaires, etc.
Sans vouloir le moins du monde les défendre, dire que voter pour eux est un “péché mortel” me semble un tant soit peu excessif cependant.
Qu’est-ce qui vous fait tenir ce jugement absolu ?
@ Bob
[Il y a d’innombrables raisons de détester les socialistes : hypocrisie, trahison des classes populaires, etc. Sans vouloir le moins du monde les défendre, dire que voter pour eux est un “péché mortel” me semble un tant soit peu excessif cependant. Qu’est-ce qui vous fait tenir ce jugement absolu ?]
Mon expérience pratique. Depuis 1945, je ne trouve pas une seule chose qu’aient fait les socialistes qui puisse leur servir de rédemption a mes yeux. Chaque fois qu’ils ont eu une opportunité de faire quelque chose pour le bien du pays, ils l’ont gâchée. Et chaque fois que quelqu’un d’autre a essayé de faire quelque chose de bien, ils ont cherché à le saboter. Je ne connais pas une seule personnalité socialiste – je laisse de côté les gens comme Chevènement, qui ont toujours été des francs-tireurs dans leur propre parti – qui ait laissé derrière elle un héritage qui me paraît digne d’être retenu. Non seulement ils ont trahi les couches populaires, non seulement ils ont brisé les espoirs de la jeunesse, mais ils ont tout détruit. L’Etat, avec la décentralisation et l’Europe; l’école, en ouvrant en grand la porte au pédagogisme le plus délirant; la nation, avec le coup de pouce donné à tous les différentialismes. Pour moi, rien que le fait d’avoir signé et ratifié le traité de Maastricht suffit comme “péché mortel”. Je ne voterai JAMAIS, je répète, JAMAIS, pour un politicien qui aurait fait campagne pour Maastricht.
@ Descartes
[Je ne voterai JAMAIS, je répète, JAMAIS, pour un politicien qui aurait fait campagne pour Maastricht.]
Moi non plus.
J’adhère complètement à la réponse de Descartes, mais je peux apporter, peut-être, quelques éléments complémentaires.
1) Au-delà de la hiérarchie objective que l’on peut poser entre les sciences, selon leur degré de formalisation et de rigueur, ce qui est vraiment important est la *méthode*. Le fondement de la méthode scientifique est d’être totalement agnostique vis-à-vis des résultats que l’on pourrait obtenir. C’est précisément la méthode qui permet de s’approcher de la vérité en se débarrassant des entraves posées par les biais multiples que le sens commun ou les idéologies dominantes peuvent mettre sur le chemin de la pensée. Par définition, un véritable progrès scientifique est toujours, absolument toujours, une énorme surprise. Le résultat de l’étude ne correspond pas à ce qui était attendu : on doit alors non pas rejeter le résultat, mais rejeter ce que l’on croyait précédemment être vrai.
Sur ce critère fondamental, les SHS de ces dernières décennies, disons depuis la prise de pouvoir des déconstructionnistes, ne sont pas des sciences, on contraire : elles sont fondamentalement obscurantistes. L’objet de ce qui est publié est, en très grande majorité (je sais qu’il existe encore quelques vrais chercheurs scientifiques en SHS), d’apporter des “arguments” à l’idéologie dominante. Je ne peux citer un seul exemple de progrès scientifique dans cette pseudo-science : quand est-ce qu’une étude de SHS a eu pour conséquence la remise en cause totale des idées existantes sur un sujet politico-sociétal, quel qu’il soit, depuis Derrida et al. ?
2) Pour ce qui est de la soi-disant attaque massive de “Trump” sur les sciences, il est beaucoup trop tôt pour porter un véritable jugement. Personnellement, je suis très prudent et j’attends de voir, mais je suis a priori confiant. Trump et son entourage sont parfaitement conscients que la science est un levier incontournable de puissance et ils veulent absolument que les USA restent puissants.
Ce sont donc bien les SHS “wokes” qui sont la cible première et la cause du phénomène. Ça ne veut pas dire qu’il n’y aura pas de victimes collatérales, mais in fine le nettoyage pourrait être extrêmement sain.
3) Pour ce qui est de l’attaque sur les sciences du climat (qui sont bien des sciences évidemment), il faut modérer les choses de deux manières. Tout d’abord, une partie du sujet est devenu politique et idéologique, comme le mentionnait Descartes. Mais surtout, il faut savoir que ce domaine scientifique a été absolument gavé de fonds ces dernières décennies, au détriment d’autres domaines, et pour des avancées assez faibles. Un dégraissage bien pensée serait justifié et n’aurait aucune conséquence visible sur la qualité des recherches et les progrès scientifiques, ni sur la lutte contre le réchauffement lui-même. Il faut quand même se rendre compte qu’aucune découverte scientifique majeure n’est à attendre des recherches en climatologie. Il s’agit surtout d’améliorer de manière incrémentale les modèles, et de maintenir un réseau de capteur performant permettant d’avoir des données fiables à l’échelle du globe.
Pour donner une idée du délire des médias en Europe sur ces sujets, il y avait un papier dans un grand journal belge il y a quelques jours expliquant qu’à cause de Trump, les prévisions météos en Belgique risquaient de devenir aléatoire, avec des conséquences dramatiques (il parlait bien de la météo, pas du climat; notons que les progrès scientifiques dans le domaine de la prévision météorologique sont essentiellement impossibles, de part la nature chaotique du système; on ne pourra jamais prévoir le temps significativement mieux que ce qu’on sait déjà faire aujourd’hui, même si on peut toujours améliorer certains détails ici ou là). La plupart des choses que l’on peut lire dans la presse sur ces sujets ces temps-ci (comme l’arrivée imminente et massive en Europe des meilleurs scientifiques travaillant aux USA, etc.) sont de la même veine : une propagande délirante.
@ Frank
[Sur ce critère fondamental, les SHS de ces dernières décennies, disons depuis la prise de pouvoir des déconstructionnistes, ne sont pas des sciences, on contraire : elles sont fondamentalement obscurantistes. L’objet de ce qui est publié est, en très grande majorité (je sais qu’il existe encore quelques vrais chercheurs scientifiques en SHS), d’apporter des “arguments” à l’idéologie dominante. Je ne peux citer un seul exemple de progrès scientifique dans cette pseudo-science : quand est-ce qu’une étude de SHS a eu pour conséquence la remise en cause totale des idées existantes sur un sujet politico-sociétal, quel qu’il soit, depuis Derrida et al. ?]
Je trouve votre raisonnement très intéressant. En effet, pour reprendre la formule d’Anatole France, « la science ne se soucie ni de plaire, ni de déplaire ; elle est inhumaine ». La méthode scientifique ne garantit nullement d’aboutir à un résultat recherché par avance, et une expérience peut autant confirmer une théorie que la contredire. En physique, de telles contradictions sont fréquentes et ouvrent en général des nouveaux champs de recherche – pensez à l’expérience de Michelson et Morley qui, en mettant en évidence une contradiction dans la mécanique classique, ouvrit le champ à la théorie de la relativité. Si les sciences sociales appliquaient la méthode, on devrait s’attendre à ce que périodiquement on tombe sur des résultats de recherche qui contredisent le consensus. Or, comme vous le signalez, le cas ces dernières années est devenu relativement rare.
@Frank et @Descartes
[Or, comme vous le signalez, le cas ces dernières années est devenu relativement rare.]
“Relativement” rare ? Cela signifie alors qu’il y a eu plusieurs cas où des résultats de recherche contredisaient le consensus – or, @Frank semblait dire qu’il n’y avait plus aucun cas de ce type.
Il me semble que le problème est plus insidieux.
Si vous me l’autorisez, je reprendrai encore la position de Lahire. Il souligne que les SHS sont marquées effectivement par une domination du postmodernisme qui, comme vous le disiez vous-même, se fonde avant tout sur une déconstruction et in fine sur un refus de tout “grand discours” englobant. Dans les SHS, ce postmodernisme a pris la forme d’un refus de toute théorie à prétention explicative, de toute généralisation des acquis de la recherche. Concrètement, Lahire explique que cela aboutit à une forte obsidionalité des disciplines composant les SHS (principalement la sociologie, l’histoire et l’anthropologie) et, à l’intérieur, à la fragmentation de leur champ en une vaste collection d’études sociographiques, historiographiques et ethnographiques que personne ne cherche à lier entre elles. En histoire, par exemple, les historiens passent leur temps à dire : “attention à l’anachronisme !”, de façon si systématique que cela empêche à terme les comparaisons entre périodes trop éloignées et donc empêche de dégager des lois de l’histoire. Historiens, sociologues et anthropologues semblent avoir renoncé aux “grands récits” à prétention scientifique comme pouvaient en proposer le matérialisme historique, la “science sociale” durkheimienne ou l’Ecole des Annales.
Dès lors, la remise en cause des idées dominantes sur un sujet reste tout à fait possible mais sur un objet extrêmement limité seulement. Vous pouvez révolutionner en profondeur la connaissance de l’action des cordonniers bordelais pendant la Révolution française grâce à une nouvelle étude, vous pouvez même à la rigueur faire trembler les fondations des théories interprétatives de la Révolution française (par exemple son inscription dans le cadre des révolutions atlantiques)…mais effectivement vous ne pourrez pas remettre en cause les idées dominantes concernant la théorie des révolutions tout simplement parce qu’on se refuse à admettre l’existence même d’une théorie des révolutions. D’ailleurs, dans le cas que Descartes cite, si je comprends bien, l’expérience était révolutionnaire non pas seulement parce qu’elle révolutionnait la connaissance précise dans le champ de la mécanique classique mais parce qu’elle permettait de transformer radicalement notre conception globale de la physique ?
Donc, pour @Frank et en reprenant ce que dit @Carloman dans un autre commentaire, je dirais que non, les SHS ne sont pas des pseudo-sciences : elles ne sont, dans leur interprétation majoritaire contemporaine, que des moyens de connaissance, et ce jusqu’à ce qu’elle acceptent de passer à un degré de généralisation de leurs résultats supérieur.
@ Goupil
[« Or, comme vous le signalez, le cas ces dernières années est devenu relativement rare. » “Relativement” rare ? Cela signifie alors qu’il y a eu plusieurs cas où des résultats de recherche contredisaient le consensus – or, @Frank semblait dire qu’il n’y avait plus aucun cas de ce type.]
On en trouve de temps en temps. Pensez par exemple aux historiens hétérodoxes qui ont démontré chiffres à l’appui que, contrairement à ce qu’on prétend habituellement, la colonisation n’a pas été une bonne affaire, et que ce ne sont pas les flux coloniaux qui ont enrichi les pays « centraux ».
[Dès lors, la remise en cause des idées dominantes sur un sujet reste tout à fait possible mais sur un objet extrêmement limité seulement. Vous pouvez révolutionner en profondeur la connaissance de l’action des cordonniers bordelais pendant la Révolution française grâce à une nouvelle étude, vous pouvez même à la rigueur faire trembler les fondations des théories interprétatives de la Révolution française (par exemple son inscription dans le cadre des révolutions atlantiques)…mais effectivement vous ne pourrez pas remettre en cause les idées dominantes concernant la théorie des révolutions tout simplement parce qu’on se refuse à admettre l’existence même d’une théorie des révolutions.]
Je pense que vous avez en partie raison. Mais en partie seulement. Oui, le phénomène que vous décrivez est réel, et on peut comprendre sa genèse : la spécialisation est une forme de protection. Mais à contrario de ce mouvement de spécialisation, il reste un courant puissant – porté par ailleurs par les médias – qui n’hésite pas au contraire de comparer tout avec tout et d’énoncer des lois générales qui organisent une vision du monde. Pensez par exemple à cette « pensée féministe » pour qui le patriarcat est une institution universelle, où à cette « pensée antifasciste » qui ramène tout à l’Europe des années 1930.
Mais même parmi ceux qui se « spécialisent », les conclusions remettent rarement en cause la vulgate idéologique. Je ne connais pas de travail interprétatif de la Révolution française ces vingt dernières années qui revendique l’importance du jacobinisme ou le rôle de l’Empire dans la mise en œuvre effective des principes révolutionnaires. Pensez à ce qui arriverait à l’historien qui écrirait que le « Code noir » vient d’une volonté humaniste de soustraire les esclaves à l’arbitraire absolu de leur maîtres en instituant un corpus minimum de règles à respecter…
[D’ailleurs, dans le cas que Descartes cite, si je comprends bien, l’expérience était révolutionnaire non pas seulement parce qu’elle révolutionnait la connaissance précise dans le champ de la mécanique classique mais parce qu’elle permettait de transformer radicalement notre conception globale de la physique ?]
Non. L’expérience de Michelson et Morley ne fait qu’une chose : révéler une contradiction dans la théorie classique. Mais ne fournit pas d’indication sur les moyens de lever cette contradiction. Plusieurs d’ailleurs ont été proposées. Comme souvent, la plupart des physiciens a cherché d’abord des « béquilles » pour essayer de prendre en compte cette contradiction dans le cadre de la théorie classique. D’autres ont cherché au contraire une théorie nouvelle, en rupture avec la théorie classique.
[Donc, pour @Frank et en reprenant ce que dit @Carloman dans un autre commentaire, je dirais que non, les SHS ne sont pas des pseudo-sciences : elles ne sont, dans leur interprétation majoritaire contemporaine, que des moyens de connaissance, et ce jusqu’à ce qu’elle acceptent de passer à un degré de généralisation de leurs résultats supérieur.]
Je n’ai pas dit que les SHS soient des « pseudo-sciences ». Enfin, pas toutes. Certaines ont une réflexion méthodologique qui en fait de véritables connaissances, même si elles n’ont pas un caractère « scientifique » au sens poppérien du terme. Mais d’autres – je pense à la médecine homéopathique, par exemple – sont véritablement des pseudo-sciences, puisqu’elles rejettent par principe la méthode.
@Descartes
[Pensez par exemple à cette « pensée féministe » pour qui le patriarcat est une institution universelle, où à cette « pensée antifasciste » qui ramène tout à l’Europe des années 1930.]
Pourriez-vous me donner des thèses ou des ouvrages de recherche qui « font du patriarcat une institution universelle » (ce qu’il est soit dit en passant…il me semble qu’en SHS les chercheurs qui prétendent faire de la recherche féministe s’efforcent plus souvent de montrer que le patriarcat n’est pas universel et, souvent sans preuves convaincantes, qu’il aurait existé dans un passé révolu ou dans un ailleurs lointain des sociétés matriarcales) ou « de la pensée antifasciste qui ramène tout à l’Europe des années 1930 » ? Ou même simplement des mémoires de master ? Parce que je vous avoue que, spontanément, moi, je n’en connais pas.
[Je ne connais pas de travail interprétatif de la Révolution française ces vingt dernières années qui revendique l’importance du jacobinisme]
Jean-Clément Martin ? Le pape, la référence incontournable sur la Révolution française, président ou ancien président de la Société des études robespierristes. Certes, il remet en cause la netteté de la distinction entre « jacobinisme » et « girondinisme » mais il le fait plutôt en défense des Montagnards, et il reconnaît lui-même avoir rompu avec l’interprétation furétienne (les deux révolutions, la bonne de 1789, la mauvaise de 1791) de la Révolution.
[ou le rôle de l’Empire dans la mise en œuvre effective des principes révolutionnaires.]
Jean Tulard ? Thierry Lentz ? Qui sont LES références concernant Napoléon.
Je lis, en tête d’une page d’activité sur les réformes révolutionnaires d’un manuel de 4e (Hatier 2018) : « De 1789 à 1791, l’Assemblée nationale a commencé à réorganiser l’Etat. Napoléon a continué l’œuvre de la Révolution »…d’autres activités dans le manuel invitent à faire la part entre ce que Napoléon a apporté de nouveau et ce qu’il a purement et simplement repris de la Révolution, ce qui suppose que l’on montre aux élèves qu’il se place dans la continuité de la Révolution.
A moins que Hatier soit une maison d’édition de nobles résistants à l’air du temps, je pense que les interprétations que vous évoquez ne doivent rien avoir de si sulfureux pour se retrouver dans un manuel de collège datant de sept ans.
[Pensez à ce qui arriverait à l’historien qui écrirait que le « Code noir » vient d’une volonté humaniste de soustraire les esclaves à l’arbitraire absolu de leurs maîtres en instituant un corpus minimum de règles à respecter…]
Jean-François Niort ne va pas jusque là mais il nuance fortement la place du Code noir comme symbole de l’esclavage. Et en préparation à l’agrégation il y a quelques années à peine, Frédéric Régent avait attiré notre attention sur le caractère limitatif pour le pouvoir des maîtres du « Code » en nous indiquant que c’est souvent contre l’application du Code que les maîtres de la Guadeloupe et de la Martinique se rebellaient et s’alliaient avec les Anglais…
De plus, effectivement, ça ne correspond pas à l’orientation historiographique. Actuellement, il est plutôt d’usage de considérer que le Code ne fait que reprendre (sans les atténuer outre mesure ni les durcir) les dispositions qu’appliquaient déjà les maîtres, qui n’étaient pas des brutes stupides assoiffées de sang mais qui voyaient leurs esclaves comme un outil de travail dont il fallait prendre soin, mais qu’il est surtout intéressant quand il est pensé en lien avec la construction de l’Etat, comme un moyen pour le pouvoir royal de s’affirmer face aux maîtres (d’ailleurs, ces derniers confondaient souvent rébellion contre le Code et rébellion contre le gouverneur).
[Mais d’autres – je pense à la médecine homéopathique, par exemple – sont véritablement des pseudo-sciences, puisqu’elles rejettent par principe la méthode.]
Mais l’homéopathie n’est pas une SHS…Les homéopathes eux-mêmes ne cherchent pas à se faire légitimer en tant que chercheurs en science sociale mais en tant que médecins ! Ils prétendent exercer une science « dure », et d’ailleurs ce sont les médecins et non les chercheurs en science sociale qui les dénoncent (à juste titre je précise) comme des charlatans. Aucun historien, sociologue, anthropologue, psychologue… ne reconnaît l’homéopathie comme faisant partie d’un champ de recherche proche du sien (même quand ils croient par ailleurs à l’homéopathie). Par définition même, l’homéopathie n’est pas une SHS car elle ne cherche pas l’étude des sociétés humaines mais elle prétend soigner (ce qui n’est le cas d’aucune SHS).
L’ANR considère comme SHS : anthropologie, démographie, droit, économie, géographie, gestion, sciences politiques, sociologie, ergonomie, psychologie, pédagogie, sciences de l’information, sciences du langage, archéologie, histoire des arts, histoire et préhistoire, littérature, musicologie, philosophie. Laquelle est une pseudo-science ?
@ Goupil
[« Pensez par exemple à cette « pensée féministe » pour qui le patriarcat est une institution universelle, où à cette « pensée antifasciste » qui ramène tout à l’Europe des années 1930. » Pourriez-vous me donner des thèses ou des ouvrages de recherche qui « font du patriarcat une institution universelle »]
Je pense par exemple aux écrits de Catherine McKinnon, et notamment son idée qu’un acte sexuel consenti peut être un viol – puisque l’institution patriarcale fait que le consentement de la femme est par essence vicié.
[(ce qu’il est soit dit en passant…il me semble qu’en SHS les chercheurs qui prétendent faire de la recherche féministe s’efforcent plus souvent de montrer que le patriarcat n’est pas universel et, souvent sans preuves convaincantes, qu’il aurait existé dans un passé révolu ou dans un ailleurs lointain des sociétés matriarcales)]
Mais justement : pourquoi aucune de ces sociétés n’est arrivée jusqu’à nous ? Pourquoi il n’existe pas de matriarcat aujourd’hui ? Le fait qu’il y ait eu des sociétés matriarcales – en admettant qu’elles aient existé – ne démontre nullement que le patriarcat ne soit « universel ». Le fait que ces sociétés aient sans exception disparu montrerait plutôt qu’il s’agit d’exceptions, d’anomalies, qui sont rapidement écrasées précisément parce que le patriarcat est « universel ».
[ou « de la pensée antifasciste qui ramène tout à l’Europe des années 1930 » ? Ou même simplement des mémoires de master ? Parce que je vous avoue que, spontanément, moi, je n’en connais pas.]
Pour ce qui concerne le parallèle avec les années 1930, je pense par exemple à l’ouvrage de Raymond Castells, « Hitler, Le Pen, Mégret. Leur programme » (1999)
[« Je ne connais pas de travail interprétatif de la Révolution française ces vingt dernières années qui revendique l’importance du jacobinisme » Jean-Clément Martin ? Le pape, la référence incontournable sur la Révolution française, président ou ancien président de la Société des études robespierristes.]
Les travaux fondateurs de Martin datent de plus de vingt ans…
[« ou le rôle de l’Empire dans la mise en œuvre effective des principes révolutionnaires. » Jean Tulard ? Thierry Lentz ? Qui sont LES références concernant Napoléon.]
Et qui, là aussi, datent de plus de vingt ans…
[Je lis, en tête d’une page d’activité sur les réformes révolutionnaires d’un manuel de 4e (Hatier 2018) : « De 1789 à 1791, l’Assemblée nationale a commencé à réorganiser l’Etat. Napoléon a continué l’œuvre de la Révolution »… d’autres activités dans le manuel invitent à faire la part entre ce que Napoléon a apporté de nouveau et ce qu’il a purement et simplement repris de la Révolution, ce qui suppose que l’on montre aux élèves qu’il se place dans la continuité de la Révolution. A moins que Hatier soit une maison d’édition de nobles résistants à l’air du temps, je pense que les interprétations que vous évoquez ne doivent rien avoir de si sulfureux pour se retrouver dans un manuel de collège datant de sept ans.]
Si le manuel tient cette ligne, je serai ravi de constater que je me suis trompé. Mais je pensais surtout à l’enseignement universitaire. L’enseignement secondaire à toujours une certaine inertie.
[Pensez à ce qui arriverait à l’historien qui écrirait que le « Code noir » vient d’une volonté humaniste de soustraire les esclaves à l’arbitraire absolu de leurs maîtres en instituant un corpus minimum de règles à respecter…]
[Jean-François Niort ne va pas jusque-là mais il nuance fortement la place du Code noir comme symbole de l’esclavage.]
Vraiment ? Pourtant, il a donné en 2023 une conférence dont le titre était « Le Code Noir de 1685 et son rétablissement en 1802, crimes contre l’humanité ». Comme « nuance », on fait mieux…
[Et en préparation à l’agrégation il y a quelques années à peine, Frédéric Régent avait attiré notre attention sur le caractère limitatif pour le pouvoir des maîtres du « Code » en nous indiquant que c’est souvent contre l’application du Code que les maîtres de la Guadeloupe et de la Martinique se rebellaient et s’alliaient avec les Anglais…]
Je veux bien vous croire. Mais le dire dans un cours c’est une chose, et l’écrire dans un livre ou un article c’en est une autre. « Verba volant, scripta manent » (« les paroles s’envolent, les écrits restent »).
[« Mais d’autres – je pense à la médecine homéopathique, par exemple – sont véritablement des pseudo-sciences, puisqu’elles rejettent par principe la méthode. » Mais l’homéopathie n’est pas une SHS…]
Vous avez raison. Prenez plutôt la psychanalyse…
[L’ANR considère comme SHS : anthropologie, démographie, droit, économie, géographie, gestion, sciences politiques, sociologie, ergonomie, psychologie, pédagogie, sciences de l’information, sciences du langage, archéologie, histoire des arts, histoire et préhistoire, littérature, musicologie, philosophie. Laquelle est une pseudo-science ?]
L’économie ? 😉
En fait, les « pseudo-sciences » apparaissent plutôt comme subdivisions d’une science établie que comme sciences à part entière. Ainsi l’homéopathie se présente comme une catégorie de la médecine, les « études de genre » comme une section de la sociologie.
[Si les sciences sociales appliquaient la méthode, on devrait s’attendre à ce que périodiquement on tombe sur des résultats de recherche qui contredisent le consensus. Or, comme vous le signalez, le cas ces dernières années est devenu relativement rare.]
Et on peut même dire plus : il me semble qu’actuellement, si cela devait arriver, le chercheur en SHS serait mis au banc, alors qu’en sciences dures les chercheurs qui renversent la table deviennent les modèles et les héros (même si, pour les vrais révolutions, il y a des résistances à vaincre au départ).
@ Frank
[Et on peut même dire plus : il me semble qu’actuellement, si cela devait arriver, le chercheur en SHS serait mis au banc, alors qu’en sciences dures les chercheurs qui renversent la table deviennent les modèles et les héros (même si, pour les vrais révolutions, il y a des résistances à vaincre au départ).]
Encore une observation très intéressante. Il est clair qu’un mathématicien qui trouverait une contradiction dans une démonstration acceptée, un physicien qui trouverait une expérience mettant en défaut la relativité ou la mécanique quantique serait invité à n’importe quel laboratoire et écouté avec intérêt. Bien sûr, ses travaux seraient examinés à la loupe et critiqués, mais personne ne se sentirait insulté par l’affaire. Alors qu’en SHS, il est fort probable qu’un chercheur qui mettrait en défaut la doxa serait mis au pilori – comme cela est arrivé à Alain Sokal – et risquerait même de se trouver au tribunal, comme se pauvre Grenouilleau…
Sans vouloir vous embêter, et même si je serais bien en peine de vous retrouver la référence exacte, je me rappelle avoir lu chez Lakatos, que vous critiquiez l’autre jour, ce même constat. Dans les sciences humaines, le conservatisme institutionnel est bien plus fort, en raison même de sa méthode, et les changements de (ce qu’il appelle des) paradigmes s’y fait beaucoup plus lentement, tant dans le monde de la recherche, que dans l’enseignement, qui a toujours huit trains de retard.
@ Frank
[ Trump et son entourage sont parfaitement conscients que la science est un levier incontournable de puissance et ils veulent absolument que les USA restent puissants.]
Oui, vous avez raison de le souligner. Preuve en est avec les 500 milliards de dollars qu’il veut investir dans l’IA, qui n’est certes pas de la science pure et dure, mais qui découle bien de décennies de recherche.
Les “pseudo-élites” européennes détestent tellement Trump qu’elles en perdent tout discernement.
Bonjour,
Je me permets de faire un lien avec cette affaire qui défraie la chronique ces jours-ci:
https://www.francetvinfo.fr/politique/les-presses-universitaires-de-france-suspendent-la-parution-d-un-ouvrage-anti-woke_7121850.html
La technique du discrédit pour des accointances supposées avec les “forces obscures” y est très bien illustrée.
Court entretien avec un des auteurs, Xavier-Laurent Salavador:
@ Carloman
[La technique du discrédit pour des accointances supposées avec les “forces obscures” y est très bien illustrée.]
Oui, les PUF ne sont plus ce qu’elles étaient. Leur argumentation est incompréhensible: “Nous estimons que les conditions nécessaires à un accueil serein de ce livre collectif ne sont plus réunies aujourd’hui”. Comme s’il fallait éviter de publier tout ce qui peut faire polémique, tout ce qui peut offenser tel ou tel groupuscule. Comme si aujourd’hui seules les publications consensuelles avaient droit de cité. Un excellent exemple qui montre comment le débat public est en train de mourir, non pas victime de la répression d’Etat, mais du conformisme et de l’autocensure imposée par le pouvoir de nuisance de minorités bien organisées, qui rétablissent de facto sinon de jure le délit de blasphème.
@ Descartes,
Et le pire dans cette histoire c’est que le livre était apparemment une commande des PUF! On croit rêver. J’ai un ami universitaire qui ne décolère pas.
@ Carloman
[Et le pire dans cette histoire c’est que le livre était apparemment une commande des PUF!]
Ah… mais le “contexte” a changé! Aujourd’hui, la lutte contre l’obscurantisme woke est le fait des “forces obscures”…
Accoler le nom de Lakatos à ceux de Deleuze et Derrida ne me paraît pertinent. Il ne me semble pas qu’il ait soutenu que la science soit un simple récit. Il me semble qu’il était un réaliste (ontologiquement parlant) et qu’il plaçait la science au-dessus des récits du point de vue épistémologique. Aussi, je ne pense pas qu’il ait rejeté toute méthode scientifique. Au contraire, il a défendu que la science progressait à travers des programmes de recherche scientifique.
Pour Feyerabend, il se rapproche du genre de thèse que vous évoquez, mais je pense qu’il y aurait de la nuance à apporter pour ne pas le caricaturer.
@ Arc
[Accoler le nom de Lakatos à ceux de Deleuze et Derrida ne me paraît pertinent. Il ne me semble pas qu’il ait soutenu que la science soit un simple récit. Il me semble qu’il était un réaliste (ontologiquement parlant) et qu’il plaçait la science au-dessus des récits du point de vue épistémologique. Aussi, je ne pense pas qu’il ait rejeté toute méthode scientifique. Au contraire, il a défendu que la science progressait à travers des programmes de recherche scientifique.]
Lakatos est certes beaucoup plus modéré que Feyerabend, mais in fine le réjoint dans l’idée que la science est un “récit” socialement construit. Cela apparaît moins évident parce que Lakatos a travaillé essentiellement sur les mathématiques, qui ne sont pas à proprement parler une “science” (au sens de Popper). Mais en refusant l’approche axiomatique des mathématiques, il les a mis du côté du “récit”… cela étant dit, vous avez un peu raison, Lakatos est beaucoup moins représentatif de l’idéologie postmoderne que Kuhn, par exemple.
Quant à Feyerabend, je ne pense pas le moins du monde l’avoir “caricaturé”.
Merci pour ce texte qui résume très bien la situation.
J’essayais de parler précisément de tout cela avec des collègues, cette semaine, en leur demandant si j’étais le seul à me sentir pris «entre l’enclume et le marteau». C’était ma manière d’exprimer ce que vous avez résumé dans votre titre, «Obscurantistes contre obscurantistes». Il n’y a pas eu de réaction. Ils ont baissé les yeux. La lâcheté dans le milieu universitaire, y compris dans les départements de sciences dures, est totale. Et il semble que la plupart des collègues oublient totalement les règles de la méthode scientifique dès qu’ils sortent de leur laboratoire.
À part cela, je vaos ommédoatement modofoer, ou plutôt, déconstruore, la notatoon que j’utolose habotuellement pour les nombres complexes. Je n’avaos jamaos réalosé à quel poont l’emprose du patriorcot pouvaot être étouffante, au poont d’empêcher de voor les pore voolence sexoste que l’on a sous les yeux.
@ Frank
[J’essayais de parler précisément de tout cela avec des collègues, cette semaine, en leur demandant si j’étais le seul à me sentir pris « entre l’enclume et le marteau ». C’était ma manière d’exprimer ce que vous avez résumé dans votre titre, « Obscurantistes contre obscurantistes ». Il n’y a pas eu de réaction. Ils ont baissé les yeux. La lâcheté dans le milieu universitaire, y compris dans les départements de sciences dures, est totale.]
Oui, j’ai pu le remarquer. J’y vois un effet de l’individualisme ambiant. Autrefois, chaque personne se voyait comme membre d’un collectif. Le fonctionnaire avait son « corps », le scientifique ou le philosophe son « école ». Et lorsqu’il l’ouvrait pour défendre ses positions, il savait pouvoir compter sur le soutien presque inconditionnel des autres membres de son collectif. C’était d’ailleurs un système étagé : chaque groupe présentait un front commun envers l’extérieur, même si ses membres pouvaient se déchirer à l’intérieur. Un médecin ne critiquait jamais un autre médecin devant un patient.
Aujourd’hui, chacun est seul, terriblement seul. Si vous l’ouvrez, vous ne pouvez compter que sur vous-même. Si vous provoquez le scandale, tout le monde – avec quelques rares exceptions – fera semblant de ne pas vous connaître de peur d’être éclaboussé – on l’a vu dans l’affaire Bayou ou Quattennens. Et du coup, nous sommes placés dans une situation d’insécurité permanente, qui alimente la lâcheté dont vous parlez. Comme le disait Adlaï Stevenson, « ma définition d’un pays libre est un pays où il n’est pas dangereux d’être impopulaire ». Et de ce point de vue, on est de moins en moins libre.
[Et il semble que la plupart des collègues oublient totalement les règles de la méthode scientifique dès qu’ils sortent de leur laboratoire.]
C’est qu’aujourd’hui, défendre la « méthode » est devenu très dangereux pour votre carrière, pour votre tranquillité, pour votre vie.
[À part cela, je vaos ommédoatement modofoer, ou plutôt, déconstruore, la notatoon que j’utolose habotuellement pour les nombres complexes. Je n’avaos jamaos réalosé à quel poont l’emprose du patriorcot pouvaot être étouffante, au poont d’empêcher de voor les pore voolence sexoste que l’on a sous les yeux.]
C’est confirmé : le féminisme rend le monde incompréhensible.
Cela me rappelle aussi l’inscription du droit à l’avortement dans la Constitution parce que ce droit était menacé… aux Etats-Unis ! Certaines personnes vivent en France mais se pensent et agissent comme si elles étaient américaines. Ça paraît tellement aberrant…
@ tmn
[Certaines personnes vivent en France mais se pensent et agissent comme si elles étaient américaines. Ça paraît tellement aberrant…]
Cela jette quand même une lumière intéressante sur la “conscience de soi” qu’ont nos classes dominantes. Il y a chez elles comme un regret de ne pas vivre dans le centre du monde, qui les conduit à une forme de snobisme qui serait comique si elle n’avait pas, globalement, ses résultats dramatiques. Voici un exemple de ce snobisme, particulièrement amusant: chacune de nos grandes écoles avait, il n’y a pas si longtemps, une “association d’ancien élèves” regroupant les diplômés de ces institutions. Ainsi, il y avait l’AAENA (“association des anciens élèves de l’ENA”), l’association des anciens élèves de l’école Centrale ou de l’école Polytechnique. Plus maintenant: toutes ces associations ont changé de nom pour se constituer en associations “d’alumni” de chacune de ces institutions. Il faut savoir que le mot “alumni” est le terme utilisé… pour les associations d’anciens des universités américaines. Maintenant, quelqu’un peut m’expliquer le sens de ce changement de nom ? Est-ce que cela contribue à rendre plus clair, plus lisible la mission de ces associations ? Non, bien sur que non. Il s’agit d’un pur snobisme. I est d’ailleurs amusant – ou déprimant, selon le point de vue – de se voir adresser une lettre préfacée par un “cher alumni” (ou pire, “chers alumnis”), qui montre que votre interlocuteur ne sait pas que “alumni” est le pluriel de “alumnus”…
@ Descartes
J’aurais envie de faire un courrier de réponse avec la seule mention : “Alume la lumière”.
Les départements d’études de genre en France sont presque marginaux, en termes d’effectifs. Mais beaucoup de disciplines sont totalement dénaturées par ce courant ani-scientifique. On pense spontanément à la sociologie, mais ce ne sont pas les pires.
Je crois que les secteurs les moins scientifiques sont les départements de psychanalyse et de sciences de l’éducation (malheureusement, ce sont ces derniers qui forment les enseignants).
Fait amusant : en recherchant : sciences de l’éducation et psychanalyse sur google, j’ai vu qu’il y avait plusieurs UFR ou départements de recherche qui réunissaient les deux.
Et notamment, la plus flagrante de toutes : l’UFR “Sciences de l’éducation, psychanalyse et COM-FLE”.
Dans quelle université ? Ca ne s’invente pas : l’Université Paris 8 – Vincennes Saint-Denis, soit les descendant du fameux Centre universitaire expérimental de Vincennes.
Par curiosité, en faisant une recherche sur le patron de cette UFR, je suis tombé sur cette vidéo. Un peu longue, je ne sais pas si j’aurai le courage de me l’infliger, mais je pense qu’à la simple lecture du titre, on voit que vous avez tapé dans le mille en faisant remonter cette nouvelle “science” à la fin des années 60…
@ Vincent
[Les départements d’études de genre en France sont presque marginaux, en termes d’effectifs. Mais beaucoup de disciplines sont totalement dénaturées par ce courant ani-scientifique. On pense spontanément à la sociologie, mais ce ne sont pas les pires.]
Les départements « d’étude de genre » labellisés sont relativement marginaux… mais les laboratoires qui travaillent sur ce genre de problématique sans nécessairement l’assumer complètement dans leur intitulé sont devenus relativement importantes. Un collègue me disait – mais je n’ai pas les chiffres sous la main – que le nombre de thèses sur les questions « woke » a explosé ces dernières années et, en sciences humaines, ont éclipsé les autres.
[Je crois que les secteurs les moins scientifiques sont les départements de psychanalyse et de sciences de l’éducation (malheureusement, ce sont ces derniers qui forment les enseignants).]
La psychanalyse est une pratique qui n’a rien de scientifique – voir là encore Popper. Le cas des sciences de l’éducation est aussi très particulier, parce que l’influence de l’idéologie ne peut être facilement écartée. La question du « comment transmettre » n’est pas déconnectée du « qu’est ce qu’on veut transmettre ».
[Dans quelle université ? Ca ne s’invente pas : l’Université Paris 8 – Vincennes Saint-Denis, soit les descendant du fameux Centre universitaire expérimental de Vincennes.]
Vous voulez dire, cette vénérable institution où une voyante célèbre a soutenu sa thèse ?
Pour faire une thèse, il faut un financement de thèse. Et il y a plein de financement de fondations, de l’Union Européenne, etc. sur les questions wole. Donc, de fait, tous les labos, quels que soient leurs sujets de recherche, sont obligés de mettre ces questions dans leurs sujets de thèses pour avoir des financements.
Il se passe, parait il, la même chose en médecine pour le cancer : il y a plein de financements sur la recherche pour le cancer, donc tous les labos de recherche en santé essayent, quand ils le peuvent, de raccrocher les recherches qu’ils veulent faire à tel ou tel cancer, pour se raccrocher à des thématiques “à la mode”, permettant de décrocher des financements.
C’est d’ailleurs là que l’on voit que l’idéologie woke est tout sauf subversive vis à vis du pouvoir (pouvoir au sens de “ceux qui peuvent faire tomber les soussous”)…
@ Vincent
[Pour faire une thèse, il faut un financement de thèse. Et il y a plein de financement de fondations, de l’Union Européenne, etc. sur les questions wole. Donc, de fait, tous les labos, quels que soient leurs sujets de recherche, sont obligés de mettre ces questions dans leurs sujets de thèses pour avoir des financements.]
C’est en partie vrai, mais en partie seulement. En sciences « dures », la majorité des thèses sont en effet financées. Mais en sciences humaines, on trouve pas mal de gens qui font des thèses sans financement. Et si les choix de financement des institutions ont une influence, je note qu’on trouve de plus en plus de thèses cathartiques, qui sont à la connaissance ce que l’autofiction est à la littérature. Ainsi, on trouve des femmes noires handicapées qui font des thèses sur des femmes noires handicapées, des électrosensibles qui font des thèses sur l’électrosensibilité, des régionalistes Corses qui font des thèses sur les langues régionales en Corse, et ainsi de suite. C’est dans ce type de thèse que fleurissent toutes les problématiques « intersectionnelles »…
[C’est d’ailleurs là que l’on voit que l’idéologie woke est tout sauf subversive vis à vis du pouvoir (pouvoir au sens de “ceux qui peuvent faire tomber les soussous”)…]
Vous en doutiez ? Une idéologie ne devient pas dominante quand elle dérange les classes dominantes…
C’était le cas il y a 10 ou 15 ans. J’ai cru comprendre qu’il y avait eu une évolution, et qu’il était nécessaire d’avoir un financement pour pouvoir faire une thèse.
Peut-être y a-t-il des dérogations ?
@ Vincent
[C’était le cas il y a 10 ou 15 ans. J’ai cru comprendre qu’il y avait eu une évolution, et qu’il était nécessaire d’avoir un financement pour pouvoir faire une thèse. Peut-être y a-t-il des dérogations ?]
Je ne connais pas de règle qui obligerait celui qui voudrait faire une thèse à avoir un financement. Je connais par contre des laboratoires qui n’offrent des thèses que s’ils ont la certitude d’avoir le financement, mais ce n’est pas une généralité. Peut-être qu’un commentateur mieux informé pourrait donner des détails ?
Merci pour votre long papier qui indique que l’obscurantisme n’est pas forcément là seulement là où on l’attend mais qu’il peut avoir les beaux habits séduisants et chatoyant de la modernité. En effet ce sont des gens présumés intelligents et cultivés qui ont élaboré et promu ces idées soi-disant progressistes. Et que les réactionnaires ou présumés tels n’ont pas forcément toujours tort notamment ceux au sens premier du terme. En fait cette modernité n’est-elle pas une forme de nihilisme contemporain précédant et accompagnant un esprit de Mai 68 à l’héritage impossible selon le livre éponyme de Jean-Pierre Le Goff avec le triomphe du néolibéralisme ?
@ Cording1
[En fait cette modernité n’est-elle pas une forme de nihilisme contemporain précédant et accompagnant un esprit de Mai 68 à l’héritage impossible selon le livre éponyme de Jean-Pierre Le Goff avec le triomphe du néolibéralisme ?]
Plus qu’un “nihilisme” je vois plutôt une conception de la toute-puissance individuelle. Une toute-puissance qui fait que chacun de nous peut changer la réalité pour la rendre conforme à sa volonté. Cela donne, en termes vulgaires, les “réalités alternatives” façon Trump. En termes plus savants, cela donne la négation d’une réalité objective, extérieure à l’observateur et connaissable par la science. Dire que les théories scientifiques ne sont que des “récits” comme n’importe quel autre, c’est autoriser chacun d’entre nous à se construire sa propre réalité sous forme de récit. Et si moi, individu tout-puissant, dit que la terre est plate ou que l’huile de lavande peut guérir le cancer, quelle légitimité ont ces gens qui se prétendent scientifiques à me dire le contraire ?
J’adhère tout à fait à ce billet.
Cependant aujourd’hui vous fustigez les pseudo-sciences qui “permettent de construire des récits en fonction des besoins idéologiques et politiques de ceux qui les fabriquent”, alors qu’il y a quelques temps vous aviez défendu face à moi le recours à un récit national utile pour des raisons idéologiques, quand bien même ce récit méconnaitrait l’état de la science historique.
Pouvez-vous m’expliquer svp ?
@ Spinoza
[Cependant aujourd’hui vous fustigez les pseudo-sciences qui “permettent de construire des récits en fonction des besoins idéologiques et politiques de ceux qui les fabriquent”, alors qu’il y a quelques temps vous aviez défendu face à moi le recours à un récit national utile pour des raisons idéologiques, quand bien même ce récit méconnaitrait l’état de la science historique.]
Je ne rien contre le fait qu’on « construise des récits en fonction des besoins idéologiques et politiques de ceux qui les fabriquent ». Ce qui me gêne dans les « pseudo-sciences », c’est qu’elles prétendent donner à ces « récits » un statut équivalent à celui d’une théorie scientifique.
Oui, je pense qu’il faut un « récit national ». J’utilise personnellement plutôt le terme « roman national », pour bien marquer le fait qu’il n’a pas, pour moi, le statut de vérité historique. Le « récit national » est bien une construction idéologique, qui s’inspire certes de faits historiques, mais qui ne prétend pas les représenter fidèlement. Un peuple a besoin d’exemples à imiter et de faits glorieux en qui se reconnaître. Et si pour lui donner il faut lisser un peu l’histoire, oublier certains faits, et bien tant pis. Cela fait partie pour moi des « fictions nécessaires ». Mais on est bien d’accord qu’il s’agit d’une FICTION.
Lavisse, qui était non seulement un grand pédagogue mais aussi un historien de premier niveau, pouvait écrire dans son manuel pour les écoles primaire « nos ancêtres les gaulois ». Mais je doute beaucoup que dans ses cours d’université il ait soutenu cette fiction…
Donc, si je comprends bien, un roman national scientifiquement faux peut-être enseigné dans les écoles et universités, à condition qu’il soit clair pour tout le monde qu’il s’agit d’une fiction. Mais selon vous l’enseignement de ce roman national doit-il s’ajouter à l’enseignement de l’histoire conforme au consensus scientifique, ou le remplacer ?
@ Spinoza
[Donc, si je comprends bien, un roman national scientifiquement faux peut-être enseigné dans les écoles et universités, à condition qu’il soit clair pour tout le monde qu’il s’agit d’une fiction.]
Oui. Sauf qu’on ne voit pas trop l’intérêt d’enseigner cette fiction dans les universités. Le “roman national” est une “fiction nécessaire” pour fournir aux enfants un cadre et des références communes à un âge où ils en ont besoin pour se définir comme membres d’une identité collective. Il s’agit de leur faire partager des ancêtres symboliques (“nos ancêtres les Gaulois”) et des personnages tutélaires à travers lesquels la société leur dit ce qu’elle attend d’eux. Mais un adulte à des besoins différents. Lui faire répéter “nos ancêtres les gaulois” à l’université serait absurde. Cela ne veut pas dire que l’Université ne puisse pas utiliser le “cadre de référence commun”, par exemple lorsqu’il s’agit de donner un nom à un bâtiment ou une salle.
[Mais selon vous l’enseignement de ce roman national doit-il s’ajouter à l’enseignement de l’histoire conforme au consensus scientifique, ou le remplacer ?]
C’est une question d’âge. A l’école primaire et au collège, cela ne sert à rien d’enseigner l’histoire “scientifique”. Cela n’intéresse en général pas les élèves à cet âge. Ce qu’ils aiment, c’est une histoire en noire et blanc, avec des personnages qu’on admire ou qu’on déteste. A l’université, on commence à échapper à cette idéalisation. En fait, la question à se poser n’est pas de savoir où l’on “peut” enseigner le “récit national”, mais où il est utile de le faire…
Je ne résiste pas au plaisir de vous soumettre quelques expériences de pensée, j’espère que vous me pardonnerez :
– Sandrine Rousseau est nommée ministre de l’éducation nationale dans un Gouvernement régulièrement nommé, soutenu par une large majorité au Parlement. Elle remplace les cours de physique-chimie au collège par des cours de « magie » permettant de favoriser l’inclusivité dans la société. Elle ajoute qu’en général à cet âge les élèves préfèrent largement Harry Potter aux livres d’Alain Aspect. Suffit-il qu’elle assume qu’il s’agit d’une fiction nécessaire pour échapper à l’accusation d’obscurantisme ? Si ce n’est pas le cas, alors je ne comprends pas comment votre roman national peut, lui, échapper à l’accusation d’obscurantisme.
– Sandrine Rousseau démissionne du Gouvernement et est remplacée par Jack Lang. Ce dernier supprime les cours d’histoire en primaire et au collège et les remplace par un cours de roman national assumé comme tel, conformément à votre idée. La plupart des chapitres de ce roman national sont intitulés « François Mitterrand, grand bâtisseur de l’Etat », et le contenu des chapitres est à l’avenant. Comment réagirez-vous ? Diriez-vous que, même si vous ne partagez pas ses objectifs, il en a le droit puisqu’il fait partie d’un Gouvernement régulièrement nommé dans une démocratie ?
@ Spinoza
[Je ne résiste pas au plaisir de vous soumettre quelques expériences de pensée, j’espère que vous me pardonnerez :]
Je n’ai rien à « pardonner », j’adore les expériences de pensée…
[– Sandrine Rousseau est nommée ministre de l’éducation nationale dans un Gouvernement régulièrement nommé, soutenu par une large majorité au Parlement.]
Autrement dit, vous vous placez dans un contexte ou la société française est largement acquise à l’idée qu’il vaut mieux des sorcières que des ingénieurs. Puisqu’elle est prête à accorder sa confiance à un gouvernement qui songe à mettre une Sandrine Rousseau à ce poste.
[Elle remplace les cours de physique-chimie au collège par des cours de « magie » permettant de favoriser l’inclusivité dans la société. Elle ajoute qu’en général à cet âge les élèves préfèrent largement Harry Potter aux livres d’Alain Aspect. Suffit-il qu’elle assume qu’il s’agit d’une fiction nécessaire pour échapper à l’accusation d’obscurantisme ?]
Non, bien sur que non. « Assumer » ne suffit pas, il faut démontrer. En quoi cette « fiction » est « nécessaire » ? A supposer même qu’on accepte que la promotion de l’inclusivité est l’objectif de l’école, en quoi les « cours de magie » aideraient plus que les « cours de physique-chimie » à favoriser « l’inclusivité dans la société » ? Vous noterez d’ailleurs que le monde de Harry Potter n’est en rien « inclusif ». Les magiciens « tolérants » dont Potter est le paradigme ne sont guère majoritaires… l’idéologie « raciste » semble au contraire être dominante chez les sorciers !
[Si ce n’est pas le cas, alors je ne comprends pas comment votre roman national peut, lui, échapper à l’accusation d’obscurantisme.]
Elle échappe à l’accusation d’obscurantisme parce qu’elle ne prétend pas être la vérité. Certains auteurs proposent même qu’on ne parle pas au primaire d’enseignement « de l’Histoire », mais qu’on donne à cette matière un autre nom (par exemple, celui de « Ephémérides ») pour bien marquer le caractère des contenus transmis. Instaurer des « cours de magie », s’il est clair qu’il s’agit d’une « fiction », ne me paraît pas particulièrement dangereux…
[– Sandrine Rousseau démissionne du Gouvernement et est remplacée par Jack Lang. Ce dernier supprime les cours d’histoire en primaire et au collège et les remplace par un cours de roman national assumé comme tel, conformément à votre idée. La plupart des chapitres de ce roman national sont intitulés « François Mitterrand, grand bâtisseur de l’Etat », et le contenu des chapitres est à l’avenant. Comment réagirez-vous ?]
Cela dépend comment est présenté ce François Mitterrand. Si on nous présente un François Mitterrand « fictif » qui servirait d’exemple humain d’intelligence, d’honnêteté intellectuelle, de fidélité à ses engagements, je ne vois pas d’inconvénient. Il est clair que pour créer une telle « fiction » il faudrait une abolition du sens commun, parce que Mitterrand nous est trop proche et qu’il reste trop de gens vivants qui l’ont connu, mais à supposer que ce soit possible, je vous le répète, je ne vois pas d’inconvénient.
Comme disait Althusser, le concept de chien ne mord pas. Et de la même manière, les grands hommes morts ne sont que ce que nous faisons d’eux. Le Colbert « fictif », grand travailleur, rigoureux, honnête, arrivé au pouvoir par son mérite et sa ténacité nous est utile, et peu importe que le Colbert « réel » ait ou non été le contraire. Peut-être que dans trois siècles on aura un Mitterrand humaniste, honnête et dévoué aux intérêts de la France. On ne peut pas savoir.
[Diriez-vous que, même si vous ne partagez pas ses objectifs, il en a le droit puisqu’il fait partie d’un Gouvernement régulièrement nommé dans une démocratie ?]
Il en a certainement le « droit », de la même manière que dans une démocratie ceux qui ne partagent pas cette vision auraient le « droit » de le clamer haut et fort.
@ Descartes et Spinoza
Je lisais dernièrement un point de vue intéressant sur la question, dans le cadre d’une reflexion sur le rapport du citoyen à la nation, à la construction du sentiment patriotique dont découle directement le troisième pilier de notre devise, la fraternité.
L’auteur décrivait avec une grande justesse, de mon point de vue, le rapport à la patrie comme un rapport filial. C’est presque un truisme, me direz-vous, mais ce lien sémantique est aujourd’hui totalement ignoré. Le rapport entre la nation et l’individu dans le processus de l’élevation de ce dernier au rang de citoyen relève du même processus que le rapport entre la “figure du père” et l’enfant dans la construction de l’adulte en devenir. Dans la première phase de sa vie, l’enfant reçoit l’amour de ses parents et idéalise la figure paternelle, et lui voue un amour absolu. La figure du père va constituer un guide moral sur lequel va se construire la personnalité de l’enfant. Ce n’est qu’à l’adolescence que l’enfant va découvrir les failles et les faiblesses de ses parents, mais cette prise de conscience, en ce qu’elle fait descendre les parents du statut de surhommes à celui d’humbles mortels, ne fait que renforcer le lien qui les attache. En d’autres termes, l’amour filial construit dans les premières années de la vie est la condition sine qua non à ce que le futur adulte puisse assumer avec lucidité, sérénité et compassion la part obscure de l’histoire familiale.
Il en va donc de même pour le rapport à la patrie. L’enfant (le futur citoyen), pour s’approprier sans réserve les valeurs humanistes et républicaines, pour se sentir membre d’une fratrie nationale, doit pouvoir s’identifier à un récit historique non pas falsifié, mais idéalisé, c’est à dire où ne sont enseignés que les événements, les figures, les faits qui donnent corps à ces valeurs auxquelles nous sommes tant attachés. Et de la même manière que le jeune adulte en devenir, qui enfant a reçu l’amour de ses parents et les a déifiés, découvre peu à peu leur part d’ombre et leur pardonne, l’adolescent dont les valeurs, dont le sentiment d’attachement à un collectif, dont le surmoi ont été forgés par ce roman national, découvrira bien sûr en temps et en heure que l’histoire de France a sa part d’obscurité, parce que les hommes font les nations, et que les hommes sont faillibles, mais, contrairement à l’enfant, qui est par essence manichéen, il le COMPRENDRA. Et il sera en mesure de faire la part des choses entre l’idéal et la complexité des choses.
Evidemment, ce processus sous-entend que l’éducation a un objectif politique, celui d’avoir une nation de citoyens unis. Et qui dit objectif politique, dit nécessité de mesures volontaristes pour s’opposer à toutes les sous-catégories victimaires qui pèsent de tout leur poids pour que les livres d’histoires manifestent haut et fort la repentance pour qui la traite des noirs, qui la colonisation, qui l’oppression des femmes, qui l’extermination des ratons-laveurs. Malheureusement, comme aime à le rappeler notre hôte sur ce blog, la seule politique que nos responsables sont capables de suivre étant celle du “chien crevé au fil de l’eau”, c’est à dire la voie de moindre resistance, le chemin du moindre effort, il ne faut pas s’étonner de voir le politique céder aux moindres revendications mémorielles, à la moindre accusation de révisionnisme.
@ P2R
[L’auteur décrivait avec une grande justesse, de mon point de vue, le rapport à la patrie comme un rapport filial. C’est presque un truisme, me direz-vous, mais ce lien sémantique est aujourd’hui totalement ignoré. Le rapport entre la nation et l’individu dans le processus de l’élévation de ce dernier au rang de citoyen relève du même processus que le rapport entre la “figure du père” et l’enfant dans la construction de l’adulte en devenir.]
Le parallèle me paraît très pertinent. Ma conception de la nation est celle d’une collectivité dont les membres sont liés par une solidarité inconditionnelle et impersonnelle. La famille est une collectivité dont les membres sont liés par une solidarité inconditionnelle mais personnelle.
[Dans la première phase de sa vie, l’enfant reçoit l’amour de ses parents et idéalise la figure paternelle, et lui voue un amour absolu. La figure du père va constituer un guide moral sur lequel va se construire la personnalité de l’enfant. Ce n’est qu’à l’adolescence que l’enfant va découvrir les failles et les faiblesses de ses parents, mais cette prise de conscience, en ce qu’elle fait descendre les parents du statut de surhommes à celui d’humbles mortels, ne fait que renforcer le lien qui les attache. En d’autres termes, l’amour filial construit dans les premières années de la vie est la condition sine qua non à ce que le futur adulte puisse assumer avec lucidité, sérénité et compassion la part obscure de l’histoire familiale.]
Tout à fait. Mais derrière le processus que vous évoquez il y a un non-dit absolument essentiel : le fait que l’individu est un produit historique. Autrement dit, qu’il ne se fait pas de lui-même, mais qu’il est produit d’une histoire dans laquelle il n’est qu’un acteur parmi d’autres. Que pour nous construire nous avons besoin d’abord de ce père idéalisé, et que plus tard nous avons un besoin tout aussi important de le descendre de son piédestal pour pouvoir devenir nous aussi adultes. Or, c’est là que le problème actuel avec les identités trouve sa racine : le capitalisme fabrique un individu tout-puissant, et la toute-puissance aboutit à nier cette historicité. Un être tout-puissant ne peut qu’être auto-généré.
[Il en va donc de même pour le rapport à la patrie. L’enfant (le futur citoyen), pour s’approprier sans réserve les valeurs humanistes et républicaines, pour se sentir membre d’une fratrie nationale, doit pouvoir s’identifier à un récit historique non pas falsifié, mais idéalisé, c’est à dire où ne sont enseignés que les événements, les figures, les faits qui donnent corps à ces valeurs auxquelles nous sommes tant attachés. Et de la même manière que le jeune adulte en devenir, qui enfant a reçu l’amour de ses parents et les a déifiés, découvre peu à peu leur part d’ombre et leur pardonne, l’adolescent dont les valeurs, dont le sentiment d’attachement à un collectif, dont le surmoi ont été forgés par ce roman national, découvrira bien sûr en temps et en heure que l’histoire de France a sa part d’obscurité, parce que les hommes font les nations, et que les hommes sont faillibles, mais, contrairement à l’enfant, qui est par essence manichéen, il le COMPRENDRA. Et il sera en mesure de faire la part des choses entre l’idéal et la complexité des choses.]
Exactement ma vision. 100% d’accord, et merci de l’avoir exprimé dans des termes bien plus clairs que ceux dont j’ai été capable…
[Evidemment, ce processus sous-entend que l’éducation a un objectif politique, celui d’avoir une nation de citoyens unis. Et qui dit objectif politique, dit nécessité de mesures volontaristes pour s’opposer à toutes les sous-catégories victimaires qui pèsent de tout leur poids pour que les livres d’histoires manifestent haut et fort la repentance pour qui la traite des noirs, qui la colonisation, qui l’oppression des femmes, qui l’extermination des ratons-laveurs.]
Mais il est important de comprendre pourquoi ces catégories se sont imposées. L’éducation a toujours un objectif politique, seulement cet objectif n’est plus celui de bâtir une nation, mais au contraire de la déconstruire. Le processus que vous décrivez inscrit chaque individu dans une histoire, il nous fait prendre conscience que nous sommes d’abord un produit historique. Or, le capitalisme a besoin d’individus – travailleurs ou consommateurs – débarrassés de leur histoire, parce que cette histoire constitue un frein important à la standardisation toujours croissante des processus de production et des produits consommés. Les catégories victimaires permettent à chacun d’entre nous de se dégager de son histoire. Nous n’avons plus à être reconnaissants envers le Père qui nous a faits tels que nous sommes, parce que nous nous sommes faits CONTRE lui et malgré lui.
@P2R
Intéressant, merci.
Je souligne en particulier le passage suivant : “un récit historique non pas falsifié, mais idéalisé, c’est à dire où ne sont enseignés que les événements, les figures, les faits qui donnent corps à ces valeurs auxquelles nous sommes tant attachés.”
Je peux m’accorder avec vous sur la pertinence du recours à un récit national qui “oublie” opportunément ce qui pourrait nuire au sentiment de cohésion nationale, ce qui à mon sens est faisable sans aller jusqu’à recourir à des énoncés que la science tient pour contrefactuels, qui même assumés comme tels, me semblent dangereux.
En résumé, oui au roman national non scientifique oui, non au roman national anti-scientifique.
@ Descartes
[Le parallèle me paraît très pertinent. Ma conception de la nation est celle d’une collectivité dont les membres sont liés par une solidarité inconditionnelle et impersonnelle. La famille est une collectivité dont les membres sont liés par une solidarité inconditionnelle mais personnelle.]
Le parallèle avec la famille est d’ailleurs très efficace, je trouve, pour aborder de manière simple et positive la question de l’assimilation. Devenir Français c’est un procédé identique à celui d’un enfant adopté qui trouve une famille d’accueil. De la même manière qu’il serait absurde de reprocher à un enfant adopté d’appeler ses parents adoptifs “maman, papa”, il est absurde de s’indigner que l’on fasse réciter “nos ancêtres les Gaulois” à un enfant immigré.
[Tout à fait. Mais derrière le processus que vous évoquez il y a un non-dit absolument essentiel : le fait que l’individu est un produit historique. Autrement dit, qu’il ne se fait pas de lui-même, mais qu’il est produit d’une histoire dans laquelle il n’est qu’un acteur parmi d’autres.]
C’est le thème principal du livre “Les Désherités” de FX Bellamy, d’où je tire la base de cette réflexion sur le rôle du roman national (rendons à César..)
[ Or, c’est là que le problème actuel avec les identités trouve sa racine : le capitalisme fabrique un individu tout-puissant, et la toute-puissance aboutit à nier cette historicité. Un être tout-puissant ne peut qu’être auto-généré.]
Cela va vous étonner venant d’un LR, mais le rôle du capitalisme dans la création d’individus sans racines, de consommateurs tout-puissants, est écrite noire sur blanc dans le bouquin. On parlait de JD Vance l’autre jour, je pense qu’il y a à droite un mouvement en ce sens d’une partie des représentants, encore très minoritaire, mais qui a le mérite d’exister.
[Mais il est important de comprendre pourquoi ces catégories se sont imposées. L’éducation a toujours un objectif politique, seulement cet objectif n’est plus celui de bâtir une nation, mais au contraire de la déconstruire.]
Je ne sais pas. Si la simple politique du chien crevé, de l’inertie, de la facilité, de l’incapacité à s’opposer aux courants revendicatifs de la société suffit à expliquer le processus de destruction de l’école, pourquoi impliquer une volonté politique ? Qu’en dit le Rasoir d’Occam ?
@ P2R
[Le parallèle avec la famille est d’ailleurs très efficace, je trouve, pour aborder de manière simple et positive la question de l’assimilation. Devenir Français c’est un procédé identique à celui d’un enfant adopté qui trouve une famille d’accueil. De la même manière qu’il serait absurde de reprocher à un enfant adopté d’appeler ses parents adoptifs “maman, papa”, il est absurde de s’indigner que l’on fasse réciter “nos ancêtres les Gaulois” à un enfant immigré.]
Tout à fait. L’adoption, comme l’assimilation, repose sur une « fiction nécessaire », celle d’une filiation reconstruite. Quand l’enfant qui appelle le parent qu’il sait adoptif « papa », il ne s’agit pas d’un « mensonge », puisque l’enfant et le parent savent parfaitement qu’il n’y a pas de filiation biologique entre eux. Il s’agit au contraire d’une « fiction nécessaire ». Et le ma même manière, l’étranger assimilé assume une « filiation symbolique » avec des « ancêtres » communs.
[« Tout à fait. Mais derrière le processus que vous évoquez il y a un non-dit absolument essentiel : le fait que l’individu est un produit historique. Autrement dit, qu’il ne se fait pas de lui-même, mais qu’il est produit d’une histoire dans laquelle il n’est qu’un acteur parmi d’autres. » C’est le thème principal du livre “Les Désherités” de FX Bellamy, d’où je tire la base de cette réflexion sur le rôle du roman national (rendons à César..)]
Je crois que je vais devoir lire FX Bellamy. Le personnage paraît finalement plus intéressant que je ne le croyais.
[« Or, c’est là que le problème actuel avec les identités trouve sa racine : le capitalisme fabrique un individu tout-puissant, et la toute-puissance aboutit à nier cette historicité. Un être tout-puissant ne peut qu’être auto-généré. » Cela va vous étonner venant d’un LR, mais le rôle du capitalisme dans la création d’individus sans racines, de consommateurs tout-puissants, est écrite noire sur blanc dans le bouquin. On parlait de JD Vance l’autre jour, je pense qu’il y a à droite un mouvement en ce sens d’une partie des représentants, encore très minoritaire, mais qui a le mérite d’exister.]
Cela ne m’étonne pas le moins du monde. Je n’ai pas une vision manichéenne de la droite comme le « parti du capital ». La droite est traversée par des divisions et des oppositions aussi importantes que celles qui existent à gauche – et sur beaucoup de domaines, il y a un effet « miroir » entre les deux. Il y a une droite libérale – au sens économique du terme – qui voit avec satisfaction le règne du capital s’imposer, mais il y a aussi une droite qu’on peut qualifier de « conservatrice » – par manque d’un mot plus adapté – qui regrette au contraire amèrement la manière dont le capitalisme écrase les structures anthropologiques héritées du passé et les hiérarchies traditionnelles. Et c’est vrai même au cœur de la bourgeoisie : entre le patron « paternaliste » qui ne supporte pas l’idée de devoir licencier ses ouvriers, et le patron « financier » qui sans état d’âme est prêt à délocaliser en Bulgarie si cela lui permet de gagner plus d’argent, il y a une opposition radicale.
Au risque de me répéter, la vision manichéenne d’un bloc « de droite » opposé au bloc « de gauche », avec son corollaire électoral dans lequel on se trouve à voter pour des politiques néolibérales au motif qu’elles sont portées par la gauche plutôt que des politiques souverainistes au motif qu’elles sont défendues par la droite, est un cancer de la vie politique française. Le « gaullo-communisme » a fonctionné parce que des gens intelligents tant dans la droite gaullienne que dans la gauche communiste ont su, tout en gardant un discours de combat, trouver des compromis.
[« Mais il est important de comprendre pourquoi ces catégories se sont imposées. L’éducation a toujours un objectif politique, seulement cet objectif n’est plus celui de bâtir une nation, mais au contraire de la déconstruire. » Je ne sais pas. Si la simple politique du chien crevé, de l’inertie, de la facilité, de l’incapacité à s’opposer aux courants revendicatifs de la société suffit à expliquer le processus de destruction de l’école, pourquoi impliquer une volonté politique ? Qu’en dit le Rasoir d’Occam ?]
Pardon, mais en matière d’éducation on n’a pas appliqué « la politique du chien crevé au fil de l’eau ». C’est au contraire, l’un des rares domaines où l’on ait pris des VRAIES décisions, ou l’on ait reformé profondément le système. On peut reprocher aux « pédagogistes » beaucoup de défauts, mais certainement pas leur inertie, leur facilité, ou leur incapacité à s’opposer à leurs adversaires. La suppression des mathématiques du tronc commun de l’enseignement, par exemple, ne répond ni à une demande majoritaire de la société, pas plus que les politiques « de diversité ».
@ Descartes
[Je crois que je vais devoir lire FX Bellamy. Le personnage paraît finalement plus intéressant que je ne le croyais.]
Son essai “les desherités” est rapide à lire et vaut le détour. Certains points de sa thèse sont discutables (par exemple celui d’avoir mis Descartes au rang des figures intellectuelles historiques ayant contribué à nourrir le rejet de la transmission “per se”) mais c’est un ouvrage interessant et très simple d’accès, très pédagogique. La manière en particulier dont il démontre que l’homme ne peut pas se contenter d’acquérir des “compétences”, dans une vision utilitariste, pour s’accomplir, est brillante.
[La droite est traversée par des divisions et des oppositions aussi importantes que celles qui existent à gauche – et sur beaucoup de domaines, il y a un effet « miroir » entre les deux. Il y a une droite libérale – au sens économique du terme – qui voit avec satisfaction le règne du capital s’imposer, mais il y a aussi une droite qu’on peut qualifier de « conservatrice » – par manque d’un mot plus adapté – qui regrette au contraire amèrement la manière dont le capitalisme écrase les structures anthropologiques héritées du passé et les hiérarchies traditionnelles. ]
Ce que je trouve mystérieux c’est la difficulté qu’ont à émerger des courants assumant clairement un discours conservateur ou souverainiste. Pourtant le score de Le Pen période Fillipot montre qu’il y a un public qui est en attente de ce type de proposition politique. J’avoue que je me posais la question de prendre ma carte chez LR, justement suite à la campagne de Bellamy pour les européennes. Mais à chaque fois que l’envie me reprend, j’entends Lisnard qui serine un discours ultralibéral, ou Bertrand qui se place dans la ligne de la plus pure bienpensance centriste, et je recule. C’est idiot. C’est en entrant dans le parti qu’on peut influer sur sa ligne, pas dehors. Mais cette cohabitation sur des lignes fondamentales aussi éloignées me révulse.
[On peut reprocher aux « pédagogistes » beaucoup de défauts, mais certainement pas leur inertie, leur facilité, ou leur incapacité à s’opposer à leurs adversaires. La suppression des mathématiques du tronc commun de l’enseignement, par exemple, ne répond ni à une demande majoritaire de la société, pas plus que les politiques « de diversité ».]
Franchement je ne sais pas. Pour moi les pédagogistes sont purement et simplement le fruit d’une évolution de la société post-68. Ils sont le symptôme et non la cause. Ils ont pris l’espace laissé vacant par l’obsolescence des valeurs qui structuraient la société au moment où la celle-ci se pensait entrer dans “la fin de l’Histoire”. Je n’ai jamais entendu personne, y compris dans le classes populaires, avant très récemment, remettre en cause le fait que “les maths ne servent à rien” ou que retenir des poésies ou des dates historiques était une perte sèche de temps et d’énergie. Après, oui, il y a une dialectique entre ce que les circonstances historiques permettent par inertie, et la construction idéologique de la classe dominante, mais quels seraient les éléments qui vous feraient affirmer haut et fort que cette révolution n’est pas simplement advenue parce que l’air du temps ne pouvait pas déboucher sur autre chose, mais qu’il s’agissait d’un programme sciemment appliqué dans l’objectif de détruire le liant de la nation ?
@ P2R
[« Je crois que je vais devoir lire FX Bellamy. Le personnage paraît finalement plus intéressant que je ne le croyais. » Son essai “les desherités” est rapide à lire et vaut le détour. Certains points de sa thèse sont discutables (par exemple celui d’avoir mis Descartes au rang des figures intellectuelles historiques ayant contribué à nourrir le rejet de la transmission “per se”)]
Ca ne m’étonne pas. Après tout, c’est Descartes qui a fait descendre dieu de son piédestal… mais vous m’avez convaincu, je vais essayé de me procurer l’essai en question.
[Ce que je trouve mystérieux c’est la difficulté qu’ont à émerger des courants assumant clairement un discours conservateur ou souverainiste. Pourtant le score de Le Pen période Phillipot montre qu’il y a un public qui est en attente de ce type de proposition politique.]
Oui… mais ce n’est pas le public traditionnel de la droite. Les couches populaires sont sensibles au discours conservateur et souverainiste, et l’expérience Le Pen/Philippot l’a montré. Mais ces couches sociales sont aussi celles qui demandent un minimum de vision sociale. Et c’est là que ça coince : l’électorat traditionnel de la droite LR a beau être conservateur et à la rigueur souverainiste, il n’est pas prêt à faire aucune concession dans le domaine social.
[J’avoue que je me posais la question de prendre ma carte chez LR, justement suite à la campagne de Bellamy pour les européennes. Mais à chaque fois que l’envie me reprend, j’entends Lisnard qui serine un discours ultralibéral, ou Bertrand qui se place dans la ligne de la plus pure bienpensance centriste, et je recule. C’est idiot. C’est en entrant dans le parti qu’on peut influer sur sa ligne, pas dehors. Mais cette cohabitation sur des lignes fondamentales aussi éloignées me révulse.]
Malheureusement, il est presque impossible de changer LR de l’intérieur parce qu’un parti politique est l’otage de ses électeurs. Et les électeurs LR sont des gens qui rêvent d’abolir le code du travail, supprimer les impôts et réduire l’Etat à la police, la justice et l’armée. Les très rares vestiges d’une droite « populaire » façon gaullienne qui subsistent sont marginalisés.
[Franchement je ne sais pas. Pour moi les pédagogistes sont purement et simplement le fruit d’une évolution de la société post-68. Ils sont le symptôme et non la cause. Ils ont pris l’espace laissé vacant par l’obsolescence des valeurs qui structuraient la société au moment où la celle-ci se pensait entrer dans “la fin de l’Histoire”.]
Je ne pense pas que cela se soit limité à prendre une place laissée libre. L’éducation est l’un des domaines on l’on ne s’est pas contenté de laisser faire, de suivre le courant. Dans l’éducation, il y a eu de véritables militants qui ont pris le pouvoir pour casser le système qui faisait la fierté de notre pays et lui substituer celui que nous avons aujourd’hui.
[Après, oui, il y a une dialectique entre ce que les circonstances historiques permettent par inertie, et la construction idéologique de la classe dominante, mais quels seraient les éléments qui vous feraient affirmer haut et fort que cette révolution n’est pas simplement advenue parce que l’air du temps ne pouvait pas déboucher sur autre chose, mais qu’il s’agissait d’un programme sciemment appliqué dans l’objectif de détruire le liant de la nation ?]
Vous le savez, je ne crois pas au machiavélisme des classes dominantes. Je ne pense pas qu’il y ait eu des cyniques qui ont planifié la destruction de notre système éducatif. Les classes dominantes ont fabriqué une idéologie qui déguise la destruction sous la forme d’une nouvelle construction visant toutes sortes d’objectifs plus généreux les uns que les autres…
@ Descartes
[ Vous le savez, je ne crois pas au machiavélisme des classes dominantes. Je ne pense pas qu’il y ait eu des cyniques qui ont planifié la destruction de notre système éducatif. Les classes dominantes ont fabriqué une idéologie qui déguise la destruction sous la forme d’une nouvelle construction visant toutes sortes d’objectifs plus généreux les uns que les autres…]
Je connais votre point, mais il y a toujours intellectuellement quelque chose qui me “gratte” dans ce raisonnement. Je conçois parfaitement la logique selon laquelle on peut inconsciemment déguiser ce que l’on a laissé advenir par la création d’une idéologie ad hoc, comme l’enfant-roi qui une fois en situation d’échec dans le monde des adultes saura se fabriquer toutes sortes de carapaces pourvu qu’elles lui évitent de se remettre en question. Mais la temporalité est ici importante: la construction idéologique suit les événements, elle ne les précède pas, et en est encore moins la cause.
J’ai beaucoup plus de mal à envisager la construction inconsciente d’une idéologie en préalable, qui permettra de piloter, toujours de manière inconsciente, les politiques correspondantes (comme la destruction de l’école par les pédagogistes). Ce procédé me semble fatalement impliquer un processus intellectuel conscient, et nous mène donc à l’hypothèse du cynisme, que tout comme vous j’aurais tendance à trouver peu crédible.
Mon hypothèse est plutôt que le courant pédagogiste était celui qui gueulait le plus fort et qui trouvait le plus d’écho dans une société qui souhaitait vivre plus “légèrement”, et qu’étant donné que leur revendications n’entraient pas en conflit avec les intérêts du bloc dominant, on leur a donné les rênes. Par facilité.
@ P2R
[Je connais votre point, mais il y a toujours intellectuellement quelque chose qui me “gratte” dans ce raisonnement. Je conçois parfaitement la logique selon laquelle on peut inconsciemment déguiser ce que l’on a laissé advenir par la création d’une idéologie ad hoc, comme l’enfant-roi qui une fois en situation d’échec dans le monde des adultes saura se fabriquer toutes sortes de carapaces pourvu qu’elles lui évitent de se remettre en question. Mais la temporalité est ici importante: la construction idéologique suit les événements, elle ne les précède pas, et en est encore moins la cause.]
Je sais que la notion de dialectique n’a rien d’évident, parce qu’on a une certaine tendance à voir l’organisation du monde en termes de cause-conséquence. Mais la réalité est dialectique. La construction idéologique ne « suit » pas les évènements, elle ne les « précède » pas non plus. Il y a une interaction permanente entre la structure et la superstructure qui fait que chacune modèle l’autre au fur et à mesure que le phénomène avance. L’idéologie des « libéraux-libertaires » de 1968 n’était pas celle des « libéraux-libertaires » de 2025. La société a changé, et l’idéologie a changé dialectiquement avec elle.
[Mon hypothèse est plutôt que le courant pédagogiste était celui qui gueulait le plus fort et qui trouvait le plus d’écho dans une société qui souhaitait vivre plus “légèrement”, et qu’étant donné que leur revendications n’entraient pas en conflit avec les intérêts du bloc dominant, on leur a donné les rênes. Par facilité.]
Parce que vous parlez du « courant pédagogiste » comme d’un invariant. Mais ce n’est pas le cas : le « courant pédagogiste » a évolué dialectiquement avec la société. Le pédagogisme de 1968 n’est pas celui de 1990, et encore moins celui de 2025. Autrement dit, le pédagogisme et la société néolibérale se sont construits mutuellement, en interaction constante.
[Le “roman national” est une “fiction nécessaire” pour fournir aux enfants un cadre et des références communes à un âge où ils en ont besoin pour se définir comme membres d’une identité collective.]
Mais ne peut-on pas craindre que le moment où ils sortiraient du roman national pour accéder à “l’histoire véritable”, avec sa complexité et ses ambiguïtés, ne provoque une réaction de rejet (“on m’a trompé, les ancêtres sont infâmes”) qui aboutirait au résultat inverse ?
Ou même bien avant: pour les enfants friands de manichéisme, être exposés aux infamies historiques (anciennes et moins anciennes) de la nation a un effet redoutable. Qui profitera bien plus souvent à l’individualisme méprisant le passé et/ou aux communautarismes divers et variés.
Je ne peux m’empêcher de vous présenter mon cas (quelque peu contradictoire) : ayant été élevé dans une ambiance relativement libérale libertaire, avec exemples fréquents du caractère odieux des régimes passés (Napoléon et rois de France odieux et pervers) et actuels (Francafrique et influence des vils lobbys techno industriels), je suis quasiment passé a l’extrême-droite sous l’influence des vidéastes des années 2010 (comme beaucoup de jeunes de ma génération), et l’exposition à un minimum de contre-culture sur le net faisant voler en éclats ce roman “anti national” woke.
@ Valentin
[« Le “roman national” est une “fiction nécessaire” pour fournir aux enfants un cadre et des références communes à un âge où ils en ont besoin pour se définir comme membres d’une identité collective. » Mais ne peut-on pas craindre que le moment où ils sortiraient du roman national pour accéder à “l’histoire véritable”, avec sa complexité et ses ambiguïtés, ne provoque une réaction de rejet (“on m’a trompé, les ancêtres sont infâmes”) qui aboutirait au résultat inverse ?]
Je ne le pense pas. Vous avez cru au père Noël dans votre enfance. En avez-vous voulu à vos parents de vous avoir « trompé » quand vous avez découvert la vérité ? Je ne le crois pas. Tout au plus, vous avez regretté de ne plus pouvoir croire… et lorsque vous avez eu des enfants, vous avez probablement maintenu vis-à-vis de vos enfants la même fiction…
P2R, dans un autre commentaire, a fait le parallèle entre la construction de la personnallité de l’adulte et celle du citoyen. Nous avons besoin d’idéaliser nos parents dans la première phase de notre vie, et le fait de les descendre de leur piédestal à l’adolescence ne se traduit pas une détestation, au contraire. Et ce double processus nous permet aussi, en tant qu’adultes, d’assumer les côtés sombres de notre héritage familial.
[Ou même bien avant : pour les enfants friands de manichéisme, être exposés aux infamies historiques (anciennes et moins anciennes) de la nation a un effet redoutable. Qui profitera bien plus souvent à l’individualisme méprisant le passé et/ou aux communautarismes divers et variés.]
Je ne le crois pas. Les enfants sont généralement légitimistes, et cherchent au contraire une identification avec les institutions. Si ces dernières offrent un discours positif, elles emportent en général le morceau. Henri Noguères, dans son histoire de la guerre d’Algérie, rapporte l’incompréhension d’un enfant musulman tout fier d’avoir répété à l’école la leçon « nos ancêtres les gaulois » devant la réaction de son père, acquis aux idées indépendantistes. Evidement, si l’institution passe son temps à se taper sur la poitrine…
[Je ne peux m’empêcher de vous présenter mon cas (quelque peu contradictoire) : ayant été élevé dans une ambiance relativement libérale libertaire, avec exemples fréquents du caractère odieux des régimes passés (Napoléon et rois de France odieux et pervers) et actuels (Francafrique et influence des vils lobbys techno industriels), je suis quasiment passé à l’extrême-droite sous l’influence des vidéastes des années 2010 (comme beaucoup de jeunes de ma génération), et l’exposition à un minimum de contre-culture sur le net faisant voler en éclats ce roman “anti national” woke.]
Votre exemple « à contrario » ne me parait pas probant, parce que la situation n’est pas symétrique. Un « roman national » positif permet de rattacher l’individu à une filiation et crée une collectivité solidaire. Un « roman national » négatif contribue au contraire à fabriquer des individus-îles. Or, cet individualisme est dur à porter, et provoque des mouvements inverses : la recherche d’une collectivité d’accueil, qui peut être une « communauté », une secte… ou, comme dans votre cas, un retour à une vision « nationale »…
@Descartes
[Ce qu’ils aiment, c’est une histoire en noire et blanc, avec des personnages qu’on admire ou qu’on déteste.]
Vous m’avez plutôt convaincu, cependant quelque chose le derange. S’ils sont exposés à des vérités dérangeantes avant d’avoir acquis suffisamment de recul, ils risquent fort de prendre le contre-pied de cette idéalisation (les ancêtres, “ces” ancêtres, sont infâmes), et d’adhérer plutôt a un récit “anti-national” en réaction – et, de préférence, un récit “facile”, individualiste ou communautaire. C’est une situation très probable dans notre monde surchargé de discours critiques et contestataires virulents.
@ Valentin
[« Ce qu’ils aiment, c’est une histoire en noire et blanc, avec des personnages qu’on admire ou qu’on déteste. » Vous m’avez plutôt convaincu, cependant quelque chose le derange. S’ils sont exposés à des vérités dérangeantes avant d’avoir acquis suffisamment de recul, ils risquent fort de prendre le contre-pied de cette idéalisation (les ancêtres, “ces” ancêtres, sont infâmes), et d’adhérer plutôt a un récit “anti-national” en réaction – et, de préférence, un récit “facile”, individualiste ou communautaire.]
Je ne le pense pas. P2R dans un autre commentaire a illustré ce processus de construction de l’identité de manière lumineuse. Enfants, nous idéalisons nos parents, et cette idéalisation nous permet de grandir dans un sentiment de sécurité et de construire des liens. Plus tard, à l’adolescence, nous découvrons que, comme tous les humains, nos parents ont des défauts et notre histoire des zones d’ombre. Les détestons-nous pour autant ? Leur reprochons nous de nous avoir trompé ? Oui, pendant une courte période. Mais après une période d’élaboration, et sauf situation pathologique, le lien se rétablit sous une autre forme et même se renforce.
Si vous voulez un autre exemple, avez-vous détesté vos parents le jour ou vous avez découvert que le père Noël n’existait pas ? Je ne le pense pas… et je pense même que lorsque vous avez eu vos propres enfants, vous leur avez transmis cette « fiction »…
@ Descartes,
Et si je m’immisçais dans la discussion?
[C’est une question d’âge. A l’école primaire et au collège, cela ne sert à rien d’enseigner l’histoire “scientifique”.]
Je dois dire que votre propos me laisse songeur… Je suis d’accord avec vous en ce qui concerne l’école primaire: les enfants sont trop jeunes pour aborder “scientifiquement” les questions historiques. Il est préférable qu’ils se construisent des “représentations” générales sur les peuples et cultures qui se sont succédées en France: les Gaulois, les Romains, les Francs, etc; et quelques personnages historiques importants, pourquoi pas en lien avec des éléments concrets de leur environnement familier (tel roi a vécu dans le château d’à côté ou a fait construire une ville dans le voisinage, bon bien sûr, en fonction de la région où vous vivez, c’est plus ou moins facile, je vous l’accorde).
Personnellement, je pense qu’il faudrait en réalité insister sur la géographie, la connaissance “basique” du territoire français (fleuves, montagnes, villes, régions, départements) mais ce n’est que mon avis. Connaître le cadre avant d’aborder la pièce qui s’y joue.
Mais pour le collège, je vous trouve un peu péremptoire. Si je regarde les programmes de mathématiques, physique-chimie, SVT, le collège est le moment charnière, celui où l’on passe du concret à l’abstrait. Et il me paraît un peu étrange de faire dans les sciences “dures” quelque chose que l’on se refuserait à faire en histoire.
Après bien sûr il faut adapter, et je pense que le programme est parfois trop ambitieux. Tenez, en 6ème, la thématique vous plairait puisque, en lien avec le français, elle tourne autour des “mythes fondateurs” et de leur usage pour assurer la cohésion des sociétés antiques. En fait, il est question des “fictions nécessaires” qui vous sont chères! Mais soyons honnête, pour des collégiens tout juste sortis de l’école primaire, dont la moitié peine à lire et écrire, j’ai pu constater que comprendre la fonction politique et sociale d’un mythe, c’est quand même un peu ardu. On gagnerait je crois à revenir à une présentation plus générale et moins “intellectualisée” des civilisations antiques, mais à nouveau ce n’est que mon avis.
En fait la question de l’origine et de la construction de la France ne se pose qu’à partir de la 5ème où l’on étudie le Moyen Âge. Et là, pardon, il me semble possible et souhaitable d’aller un peu plus loin que le “roman national”, parce que les élèves arrivent à un âge où ils peuvent commencer à comprendre que le monde est plus compliqué qu’il y paraît. Pour ma part, je plaide pour un “récit national” plus que pour un “roman national”, où il s’agit d’insister sur la construction étatique et territorial de la France, sur la continuité au-delà des ruptures. Cette construction est le fait d’hommes et de femmes (rois, reines, généraux, ministres) qui, comme tout être humain, ont leurs qualités et leurs défauts, mais dont l’oeuvre mérite d’être regardée avec bienveillance. D’ailleurs je le dis aux 4ème: “Napoléon avait bien des défauts, il a commis des erreurs, mais vous devez comprendre que ce qu’il nous a légué façonne encore pour une bonne part la France d’aujourd’hui: préfet, Code civil, légion d’honneur, etc”. Et peu importe qu’il ait trompé Joséphine!
Contrairement à vous, je ne pense pas qu’il y ait lieu, pour des collégiens, de lisser ou d’édulcorer: il faut considérer l’héritage des grands hommes, et cet héritage n’est pas une fiction, il est bien réel, et il a un impact sur nos vies. Le legs de la monarchie en terme d’extension territoriale et de centralisation administrative est encore visible. Le fait de savoir que Philippe Auguste avait mauvais caractère et que Louis XIV avait des maîtresses ne change rien.
Je voudrais terminer ce commentaire en disant un mot de l’histoire comme “science”. Je ne vous fais aucun procès, et je ne crois pas me tromper en affirmant que vous nourrissez un vif intérêt pour l’histoire. L’approche “scientifique” de l’histoire se heurte à un problème, vous le savez: on ne peut pas rejouer le passé. Aucune hypothèse quelle qu’elle soit ne sera jamais complètement vérifiable, et plus on remonte dans le temps, pire c’est. Les seuls éléments “objectifs” dont disposent les historiens sont les restes archéologiques… mais ils ne sont parfois pas évidents à dater et à interpréter.
Pour le reste, les historiens disposent essentiellement de textes, dans le meilleur des cas de témoignages, sinon de récits, de chroniques, qui sont bien souvent des constructions, des reconstructions, voire des interprétations ou ré-interprétations à l’aune d’événements postérieurs. Le témoignage lui-même est un point de vue, et pas toujours dénué d’arrière-pensée: on n’a pas de point de vue gaulois de la Guerre des Gaules, par exemple. Je vous donne un exemple tiré de l’histoire égyptienne: d’après les monuments de Ramsès II, la bataille de Qadesh a été une brillante victoire égyptienne, et pendant longtemps les historiens l’ont cru. Problème: dans les annales hittites, c’est une victoire du roi hittite! Le traité de paix hittito-égyptien laisse en fait supposer que la bataille a été indécise et que les deux parties ont décidé d’arrêter les frais. Et là, nous parlons d’un fait abondamment documenté pour l’époque.
J’ai un peu de mal, je l’avoue, à considérer un historien comme un “scientifique”. L’histoire est, au fond, plus une connaissance, une matière à réflexion, qu’une science au sens strict. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas une méthode, une rigueur dans le travail. Dès le XVII° siècle, le bénédictin Jean Mabillon a élaboré une méthode pour établir la date, la provenance, l’authenticité d’un document écrit. Là, on n’est pas loin d’une démarche scientifique. Et l’histoire utilise des “sciences auxiliaires” comme la paléographie, la codicologie, etc, qui elles respectent des protocoles stricts. Normalement, en histoire, “on ne fait pas n’importe quoi”. Je dis normalement, parce que malheureusement, et jusque dans les rangs des universitaires, cette éthique se perd. On voit de plus en plus d’historiens militants qui “tordent” les sources, ignorent les faits ou les documents qui iraient à l’encontre de leur thèse, et certains commencent même à revendiquer leurs biais! Là, on quitte le domaine de la connaissance pour celui de l’idéologie. Et c’est très grave.
@ Carloman
[Et si je m’immisçais dans la discussion?]
D’habitude vous vous excusez de le faire… maintenant vous osez rentrer dans la discussion sur le mode interrogatif. Il y a du progrès… 😉 Pour la n-ième fois, ici tout le monde est le bienvenu à intervenir dans les échanges. Ne vous posez donc pas des questions, allez-y franchement !
[Mais pour le collège, je vous trouve un peu péremptoire. Si je regarde les programmes de mathématiques, physique-chimie, SVT, le collège est le moment charnière, celui où l’on passe du concret à l’abstrait. Et il me paraît un peu étrange de faire dans les sciences “dures” quelque chose que l’on se refuserait à faire en histoire.]
Je ne suis pas un expert du sujet, et j’admets que de par votre expérience vous êtes bien mieux qualifié que moi sur ce sujet. Nous sommes d’accord que l’histoire scientifique n’a pas sa place dans le primaire, et qu’elle a toute sa place à l’Université. Le choix du moment ou l’on peut passer d’une « histoire-roman » à une « histoire scientifique » reste à placer entre les deux.
Cela étant dit, si je pense qu’il faut enseigner une « histoire-roman » en primaire et au collège, ce n’est pas seulement pour tenir compte de la capacité de compréhension des enfants. C’est aussi parce que cette « histoire-roman » fournit un cadre d’identification, une idéalisation qui me semble nécessaire, comme celle des parents par l’enfant évoquée par P2R, je n’y reviens pas. Comme cette idéalisation des parents est remise en cause à l’adolescence, j’aurais pensé que c’était là le bon moment pour assurer la transition entre l’histoire-roman et l’histoire scientifique.
[Après bien sûr il faut adapter, et je pense que le programme est parfois trop ambitieux. Tenez, en 6ème, la thématique vous plairait puisque, en lien avec le français, elle tourne autour des “mythes fondateurs” et de leur usage pour assurer la cohésion des sociétés antiques. En fait, il est question des “fictions nécessaires” qui vous sont chères! Mais soyons honnête, pour des collégiens tout juste sortis de l’école primaire, dont la moitié peine à lire et écrire, j’ai pu constater que comprendre la fonction politique et sociale d’un mythe, c’est quand même un peu ardu. On gagnerait je crois à revenir à une présentation plus générale et moins “intellectualisée” des civilisations antiques, mais à nouveau ce n’est que mon avis.]
Effectivement, parler des mythes et des fictions à l’âge ou l’enfant a du mal encore à voir la différence entre le mythe, la fiction et la réalité, c’est un peu osé. Je ne savais pas qu’on abordait cette question dans le programme d’histoire, je trouve que c’est une thématique très riche, mais plutôt pour des élèves de 16-17 ans.
[En fait la question de l’origine et de la construction de la France ne se pose qu’à partir de la 5ème où l’on étudie le Moyen Âge. Et là, pardon, il me semble possible et souhaitable d’aller un peu plus loin que le “roman national”, parce que les élèves arrivent à un âge où ils peuvent commencer à comprendre que le monde est plus compliqué qu’il y paraît. Pour ma part, je plaide pour un “récit national” plus que pour un “roman national”, où il s’agit d’insister sur la construction étatique et territorial de la France, sur la continuité au-delà des ruptures. Cette construction est le fait d’hommes et de femmes (rois, reines, généraux, ministres) qui, comme tout être humain, ont leurs qualités et leurs défauts, mais dont l’oeuvre mérite d’être regardée avec bienveillance. D’ailleurs je le dis aux 4ème: “Napoléon avait bien des défauts, il a commis des erreurs, mais vous devez comprendre que ce qu’il nous a légué façonne encore pour une bonne part la France d’aujourd’hui: préfet, Code civil, légion d’honneur, etc”. Et peu importe qu’il ait trompé Joséphine!]
Je suis d’accord avec vous sur le fait qu’on peut faire la transition entre une « histoire édifiante » pour les écoliers et une histoire scientifique en introduisant petit à petit l’idée qu’on peut être « grand » sans pour autant être « parfait ». De la même manière – excusez-moi de revenir au parallèle proposé par P2R, mais je le trouve particulièrement éclairant – que nous découvrons petit à petit que les parents que nous avons idéalisé ne sont pas parfaits. Mais la clé de cette transition est la « bienveillance » : Napoléon ne devient pas moins grand – et pas moins notre ancêtre symbolique – en étant humain. Au contraire, il nous ressemble plus.
[Contrairement à vous, je ne pense pas qu’il y ait lieu, pour des collégiens, de lisser ou d’édulcorer: il faut considérer l’héritage des grands hommes, et cet héritage n’est pas une fiction, il est bien réel, et il a un impact sur nos vies. Le legs de la monarchie en terme d’extension territoriale et de centralisation administrative est encore visible. Le fait de savoir que Philippe Auguste avait mauvais caractère et que Louis XIV avait des maîtresses ne change rien.]
Tant qu’il s’agit de travers de caractère ou de vie personnelle, je suis d’accord avec vous. Mais insister sur le fait que Napoléon a rétabli l’esclavage ou que Colbert s’est considérablement enrichi pendant son mandat, c’est moins évident.
[Je voudrais terminer ce commentaire en disant un mot de l’histoire comme “science”. Je ne vous fais aucun procès, et je ne crois pas me tromper en affirmant que vous nourrissez un vif intérêt pour l’histoire. L’approche “scientifique” de l’histoire se heurte à un problème, vous le savez: on ne peut pas rejouer le passé. Aucune hypothèse quelle qu’elle soit ne sera jamais complètement vérifiable, et plus on remonte dans le temps, pire c’est. Les seuls éléments “objectifs” dont disposent les historiens sont les restes archéologiques… mais ils ne sont parfois pas évidents à dater et à interpréter.]
Tout à fait. Mais cela est vrai pour d’autres disciplines. Pensez par exemple à la mécanique céleste : on ne peut rejouer une éclipse ni la provoquer… L’histoire est, comme la mécanique céleste ou la géologie, une science d’observation : on ne peut provoquer les phénomènes, on ne peut que les observer et essayer d’en tirer des lois générales, qu’on ne pourra vérifier qu’au hasard d’un évènement futur. La difficulté de l’histoire c’est que, contrairement à la mécanique céleste, nous n’avons que peu de moyens de mesure de ce qui se passe au moment où cela se passe, comme vous le signalez. L’astronome peut observer le phénomène et le consigner sur le moment. L’historien n’a que des informations fragmentaires, souvent réinterprétées…
[J’ai un peu de mal, je l’avoue, à considérer un historien comme un “scientifique”. L’histoire est, au fond, plus une connaissance, une matière à réflexion, qu’une science au sens strict. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas une méthode, une rigueur dans le travail. Dès le XVII° siècle, le bénédictin Jean Mabillon a élaboré une méthode pour établir la date, la provenance, l’authenticité d’un document écrit. Là, on n’est pas loin d’une démarche scientifique. Et l’histoire utilise des “sciences auxiliaires” comme la paléographie, la codicologie, etc, qui elles respectent des protocoles stricts. Normalement, en histoire, “on ne fait pas n’importe quoi”.]
Je suis totalement d’accord, avec une certaine nuance. Il y a une histoire « scientifique », celle du matérialisme historique. Le problème est que pour rester « scientifique » elle doit rester à une vision macro-historique. Ce type de théorie est très cohérent avec les faits à grande échelle, permet d’expliquer la chute ou la montée des empires, mais ne donne finalement que peu d’éléments sur les transformations au jour le jour d’une société. Dès lors qu’on redescend à l’échelle humaine, on ne peut plus parler de « science ». Ce n’est pas déshonorant, d’ailleurs : une « connaissance » fondée sur une méthode rigoureuse peut être très utile, alimenter la réflexion philosophique et politique sans pour autant répondre aux contraintes d’une connaissance scientifique.
@ Carloman et Descartes
[L’histoire est, comme la mécanique céleste ou la géologie, une science d’observation : on ne peut provoquer les phénomènes, on ne peut que les observer et essayer d’en tirer des lois générales, qu’on ne pourra vérifier qu’au hasard d’un évènement futur.]
J’ai le plus grand mal à considérer l’histoire – que j’apprécie pourtant – comme une science. Des événements se sont déroulés, nous en avons connaissance, nous les analysons pour tenter de comprendre les enchainements qui se sont produits : par exemple, telle guerre a telles causes et conséquences. Mais ça s’arrête là d’un point de vue scientifique.
Pour continuer avec vos propres termes : quelles sont les lois “scientifiques” que vous tirez des faits passés ?
@ Bob
[J’ai le plus grand mal à considérer l’histoire – que j’apprécie pourtant – comme une science. Des événements se sont déroulés, nous en avons connaissance, nous les analysons pour tenter de comprendre les enchainements qui se sont produits : par exemple, telle guerre a telles causes et conséquences. Mais ça s’arrête là d’un point de vue scientifique.]
Pensez à la mécanique céleste. Des évènements se sont déroulés, ils ont été observés et consignés, et nous tentons de trouver des lois générales. En quoi est-ce si différent ?
[Pour continuer avec vos propres termes : quelles sont les lois “scientifiques” que vous tirez des faits passés ?]
Que le moteur de l’histoire est l’évolution des forces productives (ou, pour prendre la formulation marxienne, « que le moteur de l’histoire est la lutte des classes ») et qu’à chaque stade de cette évolution correspond un mode d’organisation de la propriété différent. Que la structure matérielle et le mode de production déterminent la superstructure (dans les termes de Marx, « l’existence détermine la conscience »). Ce sont là les bases du matérialisme historique.
Jusqu’à quel point ces lois sont “scientifiques” ? Là est toute la question…
@ Descartes,
[D’habitude vous vous excusez de le faire… maintenant vous osez rentrer dans la discussion sur le mode interrogatif. Il y a du progrès… 😉 Pour la n-ième fois, ici tout le monde est le bienvenu à intervenir dans les échanges.]
Oui, je sais. Cette attitude peut vous paraître étrange, car nous échangeons depuis de très longues années (je suis tombé il y a peu sur un de nos échanges datant de 2012… et ce n’était pas le premier). La raison pour laquelle j’interviens avec plus de réticence et de scrupule qu’autrefois est liée au fait que pendant longtemps, je n’avais pas compris qui vous étiez, je veux dire professionnellement parlant. Je vous prenais pour un ingénieur, certes doté de responsabilités techniques importantes, mais je n’imaginais pas que vous fussiez investis de responsabilités administratives. En fait, je n’avais pas compris que vous étiez haut fonctionnaire, je vous voyais à l’interface entre la haute fonction publique et les corps techniques. Bien sûr, cette erreur d’appréciation provient de mon ignorance du fonctionnement général de l’administration, et du fait que vous êtes resté longtemps discret sur vos attributions pour des raisons bien compréhensibles.
Du coup, j’avoue que je ne me sens pas vraiment légitime à converser d’égal à égal avec vous. Je sais que vous allez me dire qu’il n’y a pas de raison, après tout, je ne suis pas votre subordonné. Mais, vous le savez, ma conception de la société n’est pas tout à fait la même que vous: pour moi, si chacun doit pouvoir être utile, chacun doit aussi apprendre à rester à sa place. Je considère que trop de gens se permettent de donner des avis, des opinions, voire de se réclamer d’une expertise qu’ils n’ont pas – pour éviter tout malentendu, je précise que je ne parle pas des commentateurs de ce blog – alors que bien souvent, la sagesse commanderait de se taire.
Il y a probablement beaucoup de choses que je n’aurais pas écrites ici si j’avais connu la nature exacte de mon interlocuteur. C’est pourquoi désormais je réfléchis longuement avant de vous prendre de votre temps, cher ami.
[L’histoire est, comme la mécanique céleste ou la géologie, une science d’observation : on ne peut provoquer les phénomènes, on ne peut que les observer et essayer d’en tirer des lois générales, qu’on ne pourra vérifier qu’au hasard d’un évènement futur. La difficulté de l’histoire c’est que, contrairement à la mécanique céleste, nous n’avons que peu de moyens de mesure de ce qui se passe au moment où cela se passe, comme vous le signalez.]
Cette question des “lois générales” de l’histoire est passionnante, mais je crains que la recherche de ces fameuses lois demeure pour une bonne part vaine. Si un astrophysicien dispose d’un modèle mathématique efficient, il peut prédire que, dans son référentiel, le corps céleste qui se trouve au point A au moment t1 se trouvera au point B au moment t2. Si son modèle ne fonctionne pas, il cherchera à en trouver un autre, et il a des chances raisonnables d’y parvenir. Les mathématiques offrent un outil inestimable pour comprendre l’ordonnancement du monde physique, et prévoir les mouvements futurs.
Mais qu’en est-il de la vie? Est-ce que finalement, la vie n’est pas une forme d’anomalie qui introduit ce qu’on pourrait appeler de l’imprévisibilité? Et je ne parle pas que de l’homme: l’évolution naturelle – quand l’homme s’en mêle, c’est autre chose – des animaux et des végétaux n’est guère prévisible, bien qu’elle ait souvent sa logique fondée sur l’adaptation au milieu, la compétition inter et intraspécifique, etc. Et pour l’historien, le “matériel” à étudier, c’est l’être humain. Et là ça peut devenir très compliqué, parce qu’il y a la réalité, la façon dont l’homme perçoit la réalité, et la façon dont il va l’interpréter. Pour le dire autrement, il y a le poids des représentations, et ces représentations varient et évoluent.
Alors bien sûr, il y a le matérialisme historique qui offre un cadre, une grille de lecture très intéressante et, à bien des égards, séduisante. Le matérialisme historique explique en substance que les représentations que j’évoquais n’apparaissent pas au hasard, elles sont liées à un système de production, et aux intérêts de la classe dominante. Mais même si c’est vrai, on voit qu’une petite variation dans les représentations peut entraîner des différences considérables de “scénario”. Le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne sont trois pays qui, à un moment ou un autre, sont passés à un mode de production capitaliste. Pourtant, le Royaume-Uni est devenue une monarchie parlementaire, la France une République et l’Allemagne a connu une succession de régimes autoritaires entre 1870 et 1945, pour aboutir au nazisme.
Et c’est là je pense tout le problème: les représentations sont le produit d’une histoire longue, et elles changent en fonction du peuple, de la nation. Elles évoluent également. Pour ces raisons, et si l’on ajoute d’autres facteurs (la géographie, le climat), il devient difficile je pense d’établir des lois générales, applicables partout et à toute époque. Etait-il par exemple possible de prédire le nazisme? Ce n’est pas certain, il y avait sans doute un éventail des possibles. L’être humain a une part d’irrationnel qui le rend imprévisible. Cela le rend dangereux mais fait aussi son charme.
@ Carloman
[Oui, je sais. Cette attitude peut vous paraître étrange, car nous échangeons depuis de très longues années (je suis tombé il y a peu sur un de nos échanges datant de 2012… et ce n’était pas le premier). La raison pour laquelle j’interviens avec plus de réticence et de scrupule qu’autrefois est liée au fait que pendant longtemps, je n’avais pas compris qui vous étiez, je veux dire professionnellement parlant. Je vous prenais pour un ingénieur, certes doté de responsabilités techniques importantes, mais je n’imaginais pas que vous fussiez investis de responsabilités administratives. En fait, je n’avais pas compris que vous étiez haut fonctionnaire, je vous voyais à l’interface entre la haute fonction publique et les corps techniques. Bien sûr, cette erreur d’appréciation provient de mon ignorance du fonctionnement général de l’administration, et du fait que vous êtes resté longtemps discret sur vos attributions pour des raisons bien compréhensibles. Du coup, j’avoue que je ne me sens pas vraiment légitime à converser d’égal à égal avec vous.]
Du coup, je regrette amèrement de ne pas avoir gardé cette « discrétion ». Oui, vous avez raison, votre attitude me paraît très étrange, et pour tout dire, incompréhensible. Oui, j’ai fait ce qu’on peut qualifier de « belle carrière » dans notre administration. C’est du certainement à mes mérites mais, soyons réalistes, c’est aussi une question de chance et d’opportunités. Et cela ne me donne aucune autorité, aucune supériorité par rapport à vous. Ce blog n’a pas Descartes pour référence en vain. J’ai voulu créer un espace où seule la qualité de l’argumentation et de la réflexion compte, et ou chacun met ce qu’il peut apporter dans ce domaine à la disposition des autres dans une logique d’enrichissement mutuel. Grâce à vos interventions, j’ai appris beaucoup de choses sur des sujets sur lesquels vous êtes certainement bien plus calé que moi. Et j’ai aussi appris de votre expérience d’enseignant et, plus largement, de votre humanité, de votre histoire familiale si différente de la mienne. Si chacun de nous peut apprendre des choses à l’autre, pourquoi ne pourrions pas « converser d’égal à égal » ?
[Il y a probablement beaucoup de choses que je n’aurais pas écrites ici si j’avais connu la nature exacte de mon interlocuteur.]
Mais pourquoi, bin dieu ! Les choses que vous avez écrites, vous les avez écrites avec votre cœur et avec votre intelligence. Pourquoi ne les auriez-vous pas écrites ? Quelle importance que votre interlocuteur soit ceci ou cela ? Je trouve vos scrupules difficiles à comprendre.
[Alors bien sûr, il y a le matérialisme historique qui offre un cadre, une grille de lecture très intéressante et, à bien des égards, séduisante. Le matérialisme historique explique en substance que les représentations que j’évoquais n’apparaissent pas au hasard, elles sont liées à un système de production, et aux intérêts de la classe dominante. Mais même si c’est vrai, on voit qu’une petite variation dans les représentations peut entraîner des différences considérables de “scénario”. Le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne sont trois pays qui, à un moment ou un autre, sont passés à un mode de production capitaliste. Pourtant, le Royaume-Uni est devenu une monarchie parlementaire, la France une République et l’Allemagne a connu une succession de régimes autoritaires entre 1870 et 1945, pour aboutir au nazisme.]
C’était un peu mon point. Les « lois scientifiques » qu’on peut énoncer en histoire sont très générales, et ne permettent donc que des prédictions à grande échelle. Chercher des « lois historiques » qui permettraient de prédire le résultat d’une élection ou la forme que prendra le régime politique dans tel ou tel pays est probablement, comme vous le dites, vain. Si l’on cherche une analogie, je pense que la physique statistique donne une bonne approche : elle permet de prédire le comportement d’un gaz, mais pas celui de chaque particule qui le constitue individuellement.
@ Descartes,
[J’ai voulu créer un espace où seule la qualité de l’argumentation et de la réflexion compte, et ou chacun met ce qu’il peut apporter dans ce domaine à la disposition des autres dans une logique d’enrichissement mutuel.]
Et vous avez réussi! D’ailleurs, je lis toujours les échanges avec grande attention. Mais ma remarque était à prendre comme une marque de respect, je dirais même de déférence, et ce n’est pas un gros mot pour moi. D’ailleurs, je ne me refuse pas à intervenir, vous l’aurez noté. J’essaie simplement de soigner mes interventions et de me demander “as-tu vraiment quelque chose à apporter sur ce sujet?”. Là il est question de “sciences humaines”, de méthode scientifique en histoire, de “roman national”, et je pense être qualifié pour donner une opinion informée sur ce sujet.
[Mais pourquoi, bin dieu ! Les choses que vous avez écrites, vous les avez écrites avec votre cœur et avec votre intelligence. Pourquoi ne les auriez-vous pas écrites ?]
Le coeur est rarement bon conseiller dans un débat qui se veut rationnel, vous le savez bien… Mais je vais vous répondre franchement: la question de la légitimité de la parole, pour moi, ne tient pas uniquement à la carrière, au parcours professionnel, etc. Non, la question de la légitimité de la parole concerne le fait d’avoir participé ou non à l’élaboration des décisions, autrement dit cela a à voir avec le degré de responsabilité de celui qui parle. Vous savez, je n’ai jamais été amené à prendre une décision pour une collectivité, quelle qu’elle soit. Il m’arrive de participer à des prises de décisions qui ont un impact sur un individu – un élève en l’occurrence – mais jamais sur une collectivité. Et quand on ne participe pas aux décisions, pardon, mais c’est un peu facile d’arriver avec ses gros sabots et ses grandes idées en disant “Moi, je pense que…”, “si c’était moi, je ferais ceci ou cela”. Parce qu’on a tous des opinions sur un tas de choses. J’observe simplement, si je suis honnête avec moi-même, qu’il m’est arrivé sur votre blog de me laisser aller à ce genre de commentaires. C’est là un défaut que j’estime devoir corriger. Pour le dire autrement, la parole de celui qui participe à des décisions – que sa participation vienne du suffrage ou de l’expertise – qui engagent la collectivité n’a pas le même poids que la parole de celui qui se contente de commenter de loin.
Et ce n’est pas une question de niveau d’expertise: je déteste, par exemple, quand un historien universitaire, si brillant soit-il – je pense à Patrick Boucheron mais on pourrait trouver d’autres exemples – vient expliquer aux gens ce qu’il faut penser, pour qui il faut voter, à qui la France devrait faire des excuses et pour quels crimes, à quoi le pays devrait ressembler, quel livre a le droit de paraître aux PUF, etc. Boucheron est légitime pour faire des analyses d’historien, il n’est en rien légitime pour décider que certains de ses collègues peuvent ou non publier leur ouvrage. De nos jours, trop de gens dénués de réelles responsabilités prétendent peser sur les décisions, ouvrant le règne des “groupes de pression”.
Cela n’empêche pas que je suis fier d’avoir participer à certains débats, d’avoir pu développer certains raisonnements et de vous avoir, quelquefois peut-être, ouvert des perspectives auxquelles vous n’auriez pas songé.
[Si l’on cherche une analogie, je pense que la physique statistique donne une bonne approche : elle permet de prédire le comportement d’un gaz, mais pas celui de chaque particule qui le constitue individuellement.]
Belle image. Je le retiens.
@ Carloman
[« Mais pourquoi, bin dieu ! Les choses que vous avez écrites, vous les avez écrites avec votre cœur et avec votre intelligence. Pourquoi ne les auriez-vous pas écrites ? » Le cœur est rarement bon conseiller dans un débat qui se veut rationnel, vous le savez bien…]
Oui, mais la passion pour user de la raison pour changer le monde vient souvent du cœur…
[Mais je vais vous répondre franchement : la question de la légitimité de la parole, pour moi, ne tient pas uniquement à la carrière, au parcours professionnel, etc. Non, la question de la légitimité de la parole concerne le fait d’avoir participé ou non à l’élaboration des décisions, autrement dit cela a à voir avec le degré de responsabilité de celui qui parle. Vous savez, je n’ai jamais été amené à prendre une décision pour une collectivité, quelle qu’elle soit. Il m’arrive de participer à des prises de décisions qui ont un impact sur un individu – un élève en l’occurrence – mais jamais sur une collectivité. Et quand on ne participe pas aux décisions, pardon, mais c’est un peu facile d’arriver avec ses gros sabots et ses grandes idées en disant “Moi, je pense que…”, “si c’était moi, je ferais ceci ou cela”. Parce qu’on a tous des opinions sur un tas de choses. J’observe simplement, si je suis honnête avec moi-même, qu’il m’est arrivé sur votre blog de me laisser aller à ce genre de commentaires. C’est là un défaut que j’estime devoir corriger.]
Votre modestie vous honore, et il est vrai que cela peut être énervant de voir des gens qui n’ont fait qu’écrire des mauvais bouquins ou fréquenté les arrière boutiques groupusculaires de discourir doctement sur la façon d’organiser l’Etat avec des « faut que, y’a qu’a » péremptoires – exemple, Daniel Cohn-Bendit. Mais de l’autre côté, il y a des gens qui tout en ayant conscience de leur inexpérience font un effort pour se mettre modestement à la place de ceux qui ont eu à prendre des décisions. Je vous lis depuis longtemps, et je n’ai jamais eu l’impression que vous apparteniez au premier groupe.
[Pour le dire autrement, la parole de celui qui participe à des décisions – que sa participation vienne du suffrage ou de l’expertise – qui engagent la collectivité n’a pas le même poids que la parole de celui qui se contente de commenter de loin.]
Lorsqu’il parle de son expérience, peut-être. Mais un raisonnement est un raisonnement, et son poids en tant qu’argument ne dépend pas du parcours de celui qui l’expose.
[Cela n’empêche pas que je suis fier d’avoir participer à certains débats, d’avoir pu développer certains raisonnements et de vous avoir, quelquefois peut-être, ouvert des perspectives auxquelles vous n’auriez pas songé.]
Je vous rassure, j’ai beaucoup appris de vos interventions. Sur l’histoire latine et l’histoire de France, bien entendu, domaines que vous connaissez bien mieux que moi. Mais vous m’avez aussi ouvert des perspectives sur des formes d’enracinement que je ne connaissais pas et sur lesquelles je n’avais pas vraiment réfléchi…
Pour creuser la raison idéologique pour laquelle le postmodernisme s’est imposé dans le milieu académique étasunien et français,
un livre :
dont voici une présentation par l’un des auteurs :
@ Chklakla
[Pour creuser la raison idéologique pour laquelle le postmodernisme s’est imposé dans le milieu académique étasunien et français, un livre : (…)]
Ca a l’air très intéressant! La présentation par l’un des auteurs est un peu décousue, mais intéressante. Et puis, quelqu’un qui se dit marxiste et cite élogieusement Clouscard ne peut être mauvais!
Cher Descartes,Merci pour vos textes intelligents, clairs et rigoureux. Pourriez-vous consacrer un article à la pensée de M. Clouscard ?Le capitalisme de la séduction me semble une œuvre majeure pour comprendre ce qui s’est passé en 68 et pourquoi la gauche a abandonné les classes populaires, mais je ne suis pas certain d’avoir bien tout compris …Et comme vous énoncez clairement ce que vous concevez bien, je me disais que vous seriez particulièrement indiqué pour une introduction à cet auteur.Merci
@ BruCau
[Cher Descartes,Merci pour vos textes intelligents, clairs et rigoureux. Pourriez-vous consacrer un article à la pensée de M. Clouscard ?]
Je ne crois pas, non. J’ai été un lecteur passionné du « capitalisme de la séduction », je connais un peu sa pensée, mais je ne présumerai pas de pouvoir consacrer un article à ce sujet… pour faire ça sérieusement, il faudrait que je me replonge dans des livres que je n’ai pas relus depuis des années… et en ce moment ça ne rentre pas dans mon planning. Désolé…
@Descartes
Bonjour et merci pour ce papier. Malheureusement, rien de nouveau ! Lors de l’affaire Lyssenko, dont vous avez déjà parlé sur ce blog, Jacques Monod s’était levé contre le néo-lamarckisme véhiculé par les théories lyssenkistes. Il avait eu accès, à l’époque, à des journaux (dont celui d’Albert Camus) pour écrire des tribunes, sans hésiter à se mettre quelques intellectuels communistes à dos. Il en avait résulté de nombreux débats qui, il me semble, montraient une certaine santé démocratique. Qui aujourd’hui pourrait s’exposer ainsi et aller contre ces théories obscurantistes en France sans se faire lyncher, tout du moins par la classe dominante?
Pour ce qui est de l’emprise des théories post-modernistes sur l’Université, je continue ma filiation: jusque dans les années 50, nombreux mandarins des universités étaient acquis aux théories Lamarckiennes et rejetaient l’idée même de génétique ainsi que les théorie de Darwin sur l’évolution des espèces. Cela a mené la France a un retard conséquent dans ce domaine, tout comme de nos jours avec les exemples que vous citez (nucléaires, OGM…).
Je ne suis pas rassuré par votre constat. La lutte contre deux obscurantismes ne peut pas mener à une issue heureuse. Quelle est la différence fondamentale entre les obscurantismes et les religions? Au bout du compte, ce sont des idéologies qui permettent de créer un groupe plus ou moins soudé. Quand ces groupes s’affrontent, ça peut très mal finir, comme nous l’a enseignée notre histoire… En d’autres termes, non seulement les obscurantismes coutent d’un point de vue technique, mais leur prolifération peut mener à des luttes violentes inacceptables. Deux grandes raisons pour passer un bon coup de balai chez nous.
Et, clou du spectacle: https://www.connaissancedesenergies.org/afp/hctisn-polemique-autour-de-la-nomination-de-dominique-voynet-dans-une-instance-liee-au-nucleaire-250319?utm_source=newsletter&utm_medium=fil-info-energies&utm_campaign=/newsletter/cde-aujourdhui-20-mars-2025&sstc=u17275nl163211
Voynet a été nommée au Haut Comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire. Si ça ce n’est pas une nomination symbolique qui vient abreuver cette discussion…
@ magpoul
[Bonjour et merci pour ce papier. Malheureusement, rien de nouveau ! Lors de l’affaire Lyssenko, dont vous avez déjà parlé sur ce blog, Jacques Monod s’était levé contre le néo-lamarckisme véhiculé par les théories lyssenkistes. Il avait eu accès, à l’époque, à des journaux (dont celui d’Albert Camus) pour écrire des tribunes, sans hésiter à se mettre quelques intellectuels communistes à dos. Il en avait résulté de nombreux débats qui, il me semble, montraient une certaine santé démocratique.]
La comparaison est osée : le Lyssenkisme a été une théorie officielle en URSS, mais certainement pas en France. Et si certains biologistes français s’y sont pliés publiquement par discipline idéologique, son influence dans les laboratoires de recherche a été faible.
[Pour ce qui est de l’emprise des théories post-modernistes sur l’Université, je continue ma filiation: jusque dans les années 50, nombreux mandarins des universités étaient acquis aux théories Lamarckiennes et rejetaient l’idée même de génétique ainsi que les théorie de Darwin sur l’évolution des espèces. Cela a mené la France a un retard conséquent dans ce domaine, tout comme de nos jours avec les exemples que vous citez (nucléaires, OGM…).]
L’influence du lamarckisme dans les années 1950 ? Vous êtes sûr ?
[Quelle est la différence fondamentale entre les obscurantismes et les religions? Au bout du compte, ce sont des idéologies qui permettent de créer un groupe plus ou moins soudé. Quand ces groupes s’affrontent, ça peut très mal finir, comme nous l’a enseignée notre histoire…]
Je pense qu’il faut comprendre la différence entre les obscurantismes « religieux » et les autres. La religion a une fonction, qui est celle de maintenir l’unité d’un groupe autour d’un corpus de « vérités » acceptées par tous. Elle ne peut donc accepter la confrontation de ces « vérités » avec le réel, parce qu’accepter cette confrontation implique de reconnaître implicitement qu’elles pourraient être fausses – et prendre le risque que cette démonstration soit apportée. L’obscurantisme est donc la conséquence logique d’une société dominée par la religion.
Mais tous les obscurantismes n’ont pas cette genèse-là. L’obscurantisme peut aussi être un moyen d’empêcher les classes dominées à accéder aux connaissances qui sont la clé de leur émancipation. C’est la logique du complotisme : le but n’est pas que tout le monde pense la même chose. On s’accommode volontiers d’une floraison de théories différentes et même contradictoires, à conditions qu’elles soient toutes fausses.
[Et, clou du spectacle: (…) Voynet a été nommée au Haut Comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire. Si ça ce n’est pas une nomination symbolique qui vient abreuver cette discussion…]
Franchement, j’ai du mal à comprendre pourquoi on fait tout un plat sur cette affaire. Le HCTIN est une instance censé assurer la transparence des informations sur le nucléaire, et depuis sa fondation il regroupe des personnes venues des deux rives du débat nucléaire. La nomination de Voynet est scandaleuse non parce que c’est une écologiste adversaire du nucléaire, mais parce qu’elle n’y connaît rien au sujet et que c’est une « has been » sans la moindre autorité dans le domaine. Je suis prêt à parier d’ailleurs qu’elle n’assistera pas à beaucoup de réunions une fois qu’elle aura compris que le travail du HCTIN est fort discret…
@Descartes
Ma comparaison portait surtout sur la capacité à l’époque qu’on avait, que certains chercheurs avaient, à faire front contre ce genre de théorie. En faisant face au Lyssenkisme, Monod comme d’autres ont bel et bien “stand up for science”, pour reprendre l’expression. Vous demandiez où étaient les chercheurs pour le faire de nos jours. Et bien à l’époque ils étaient là.
J’ai sans doute poussé mon curseur un peu loin, mais dans les années 30, je peux vous confirmer que c’était le cas. Je me base ici sur la biographie de Monod écrite par Patrice Debré. Nous étions très en retard car nous nous reposions sur les acquis de Pasteur, et l’influence des théories de Lamarck étaient encore puissante. Monod lui-même a eu du mal à s’en détacher, et a abandonné sa théorie “d’adaptation enzymatique” (purement Lamarckiste) pour une “adaptation génétique” qu’assez tard (pour élaborer la théorie sur l’opéron lactose avec Jacob et Lwoff).
Pour ma part les deux se valent. Symboliquement, mettre un adversaire du nucléaire dans un comité “sur la transparence des informations sur le nucléaire” ressemble à de la provocation gratuite. C’est fatiguant, aussi discret soit le HCTIN. Au final, quel est le but de cette nomination?
@ Magpoul
[Ma comparaison portait surtout sur la capacité à l’époque qu’on avait, que certains chercheurs avaient, à faire front contre ce genre de théorie. En faisant face au Lyssenkisme, Monod comme d’autres ont bel et bien “stand up for science”, pour reprendre l’expression. Vous demandiez où étaient les chercheurs pour le faire de nos jours. Et bien à l’époque ils étaient là.]
Merci d’avoir éclairci ma lanterne. L’époque était à la confrontation entre des idéologies différentes, et dans chaque camp idéologique il y avait des gens courageux pour défendre leur vision, parce qu’ils savaient pouvoir compter avec le soutien de leur camp. Aujourd’hui, le discours sur « la mort des idéologies » couvre en fait le règne d’une idéologie unique, à laquelle personne n’oserait s’opposer parce que chacun se sait seul.
[Pour ma part les deux se valent. Symboliquement, mettre un adversaire du nucléaire dans un comité “sur la transparence des informations sur le nucléaire” ressemble à de la provocation gratuite. C’est fatiguant, aussi discret soit le HCTIN. Au final, quel est le but de cette nomination ?]
C’est habituel au HCTIN. J’ai fait des présentations devant cet honorable organisme, et je me souviens avoir eu à répondre aux questions du représentant de Greenpeace, par exemple. Et au-delà de ses préjugés idéologiques, je peux vous dire que le type savait de quoi il parlait. Dans un organisme dont le but est de montrer qu’on n’a pas grande chose à cacher, il n’est pas idiot d’avoir quelques opposants pour faire le show. Après, nommer une has been politique qui n’a aucune connaissance technique du domaine, qui au-delà de porter un message militant n’a jamais travaillé ces questions, je ne trouve pas ça très judicieux. Mais bon, faut faire plaisir aux copains… et la Voynet est une championne quand il s’agit de se faire nommer à quelque chose.
Ne pensez-vous pas quu’écologisme, féminisme et pédagogisme sont trois sources où s’abreuvent les tenants de ce type d’obscurantisme ? Je m’explique :
– Ecologisme : la science est plus ou moins, in fine, au service de la production : or, la production, ça pollue, ça sent mauvais et ça utilise des énergies, fossiles ou non. La sociologie, en revanche, est d’une parfaite neutralité carbone.
– Féminisme : les domaines de la science et de l’industrie onnt, de tout temps, été des domaines plutôt masculins. D’ailleurs, d’aucun(e)s se lamentent régulièrement du nombre réduit de filles dans de telles filières et demandent des mesures, éventuellement discriminatoires, pour y remédier. Les mêmes, curieusement, gardent le silence sur les filières, tels le droit et la médecine, où les filles sont très majoritaires. D’ailleurs, il n’est pas interdit de penser que nos féministes ont, au moins inconsciemment, oeuvré pour la désindustrialisation de notre pays.
– Pédagogisme : en mettant “l’élève au centre”, on admet implicitement que l’opinion d’un morveux nourri de TikTok et d’Instagram a autant de poids que celle de son enseignant, lequel, d’ailleurs, est probablement défavorablemennt influencé par ses biais de classe, de race, d’orientation sexuelle ou que sais-je ?
@ maleyss
[Ne pensez-vous pas qu’écologisme, féminisme et pédagogisme sont trois sources où s’abreuvent les tenants de ce type d’obscurantisme ? Je m’explique : (…)]
Votre idée me paraît un peu schématique. Plus que des « sources ou s’abreuvent », ce sont plutôt des symptômes d’une transformation profonde de la société. Oui, l’écologisme est l’exemple type d’une idéologie qui s’adresse à l’émotion plutôt qu’à la raison par le biais de la peur, et qui logiquement cherche donc à évacuer la raison. Le « féminisme de genre » cherche à imposer un dogme, et tout dogme craint la confrontation avec le réel. Le pédagogisme obéit à une impulsion différente, celle d’arrêter l’ascenseur social en refusant aux couches populaires l’accès au savoir et à la méthode…
Excellente analyse. Une partie non négligeable des classes intermédiaires ne serait-elle pas en train de se constituer en nouvelle caste sacerdotale ? Avec les “habitus” afférents à ce type de classe : affirmation de la doxa (“décroissance”, “antifascisme [sic]”) et disputes théologiques (faut-il être plutôt féministe, ou plutôt décolonialiste ?…), chasse aux hérétiques (“[insérer ici le nom de votre bête noire] hors de nos luttes !” ; “facho !”) et excommunication (“cancel culture”), et désormais martyrologe (les scientifiques états-uniens, à qui cela doit faire une bien belle jambe).
Et, bien évidemment, et peut-être surtout, culte, actes rituels, “grand-messes”. Pourquoi, par exemple, tant de pistes cyclables un peu partout, le plus souvent au dépit du bon sens le plus élémentaire ? Mais c’est que de nos jours, la légitimité politique découle de plus en plus des actes rituels que l’on accomplit ès qualités, comme du temps de la Rome antique…
Je crois me souvenir que Jacques Bouveresse avait été l’un des rares philosophes français à prendre publiquement parti pour Alan Sokal. Quand j’ai du vague à l’âme, je le lis ou le relis ; ça me remonte le moral.
@ MJJB
[Excellente analyse. Une partie non négligeable des classes intermédiaires ne serait-elle pas en train de se constituer en nouvelle caste sacerdotale ? Avec les “habitus” afférents à ce type de classe : affirmation de la doxa (“décroissance”, “antifascisme [sic]”) et disputes théologiques (faut-il être plutôt féministe, ou plutôt décolonialiste ?…), chasse aux hérétiques (“[insérer ici le nom de votre bête noire] hors de nos luttes !” ; “facho !”) et excommunication (“cancel culture”), et désormais martyrologe (les scientifiques états-uniens, à qui cela doit faire une bien belle jambe).]
Il est tenant de voir les choses sous cet angle. Mais c’est à mon avis tomber dans le péché d’anachronisme. Les « castes sacerdotales » avaient une fonction, fonction dont elles tiraient légitimité et pouvoir. Elles étaient les seuls intermédiaires entre le profane et la divinité. Eux seuls étaient capables d’accomplir les rites indispensables au maintien de ordre cosmique, de dialoguer avec la divinité en lui transmettant les prières et en interprétant les signes. Avec la laïcisation de la société, les scientifiques ont en partie retrouvé ce rôle. Bien sûr, il n’y a plus de divinité avec qui dialoguer, mais les scientifiques sont les seuls à comprendre vraiment le monde et à interpréter les signes que nous donne la nature.
La « doxa » postmoderne ne permet pas aux classes intermédiaires de se constituer en « caste sacerdotale » parce que son idéologie a consisté justement à déboulonner – pardon, « déconstruire » – les institutions en général. Quand on a proclamé « ni dieu ni maître », il est ensuite difficile de se constituer en maître ou en dieu…
[Et, bien évidemment, et peut-être surtout, culte, actes rituels, “grand-messes”. Pourquoi, par exemple, tant de pistes cyclables un peu partout, le plus souvent au dépit du bon sens le plus élémentaire ? Mais c’est que de nos jours, la légitimité politique découle de plus en plus des actes rituels que l’on accomplit ès qualités, comme du temps de la Rome antique…]
La logique sacrificielle n’a jamais disparu, elle s’exprime simplement sous des formes différentes. Dépenser inutilement reste la manière la plus évidente de marquer son attachement à une idée. Pensez aux rites funéraires…
[Je crois me souvenir que Jacques Bouveresse avait été l’un des rares philosophes français à prendre publiquement parti pour Alan Sokal. Quand j’ai du vague à l’âme, je le lis ou le relis ; ça me remonte le moral.]
Moi aussi. J’aimais beaucoup Jacques Bouveresse, que j’ai pu écouter au Collège de France à l’époque où, étudiant désargenté, je fréquentais les conférences de cette extraordinaire institution plutôt que le cinéma… C’était une belle intelligence, un discours rigoureux, une profonde culture, et pas une once de pédanterie. Il ne lui manquait que d’être marxiste 😉
Sa position dans l’affaire Sokal fut impeccable et les articles comme celui que vous citez valent encore d’être relus aujourd’hui. Et je ne peux que regretter qu’il ait été un peu oublié, alors que tant de « philosophes médiatiques » passent en permanence dans les médias…
[La « doxa » postmoderne ne permet pas aux classes intermédiaires de se constituer en « caste sacerdotale » parce que son idéologie a consisté justement à déboulonner – pardon, « déconstruire » – les institutions en général]
Je veux bien, mais on a quand même affaire à une sacrée palanquée de curés frustrés, et de mouches du coche qui eussent été dans une autre existence des grenouilles de bénitier et autres peine-à-jouir. Ça n’arrête pas de faire la morale à tout le monde : Fais pas ci, fais pas ça, mange pas de viande, trie tes déchets, sois écolo, vas au travail à vélo… La “doxa” n’est certes pas inscrite dans un livre sacré qui fasse autorité (quitte à l’ensevelir sous des tonnes de commentaires contradictoires, comme c’est le cas dans une religion “normale”), mais on la reconnaît tout de suite lorsque l’on tombe dessus ; et l’on tombe dessus sans effort, vu que nous baignons dedans, au moins une grande partie du temps.
Morale de l’histoire, il ne faut jamais pas se laisser happer par la bonne conscience distillée. Ni d’ailleurs, laisser l’adversaire décider des termes dans lesquels on va choisir de discourir. Ce que vous ne faites pas d’habitude.
(Je serais presque tenté d’en faire une règle personnelle, plus il y a de morale en apparence, plus il y a froideur, hypocrisie, mépris, et cruauté. Le terme de cruauté ne me parait pas excessif, c’est un jeu; vous l’avez énoncé vous même maintes fois en éducation par exemple sur la qualité de l’enseignement dispensée: une course de vitesse pour les places, les classes intermédiaires qui n’ont pas envie de se faire damer le pion. Devant un prédateur nul besoin de courir plus vite, il suffit d’être plus rapide que les autres proies potentielles, ou bien… dans le cas qui nous intéresse, leur rompre un tendon. bref un organisme qui maximise sa fitness. c’est écologique.)
Comme un journaliste facétieux l’avait noté: s’agissant du “roman national”, il ne faut pas se leurrer ce n’est pas le roman qui les dérange, c’est le national.
Toujours tout lire en sens inverse.
Ne serait-ce que de façon confuse, et il me semble mais je me trompe peut-être, qu’aujourd’hui la plupart des gens connait leur propension à faire fi de la réalité; Et il faut un culot extrême pour faire d’un Trump l’inventeur de la post-vérité. Quiconque a, ne serait-ce qu’effleuré l’histoire des idées; voyant passer les articles de journaux appelant aux mobilisations “Stand for science” sait immédiatement ce dont il a affaire.
Tout comme comme lorsqu’on ouvre les actualités au rayon fast-checking. Je ne peux certes pas travailler tous les sujets, mais par contre j’ai très bien saisi sur-lesquels il est urgent de rétablir la vérité.
Quel besoin d’enseigner un roman national? (je comprends les discours sur le besoin de transcendance mais ce serait un retour en arrière) Il faut enseigner l’Histoire. Et cela commence par celle des peuplades qui ont vécu sur le territoire, leurs relations avec leurs voisins, leurs systèmes économiques et politiques, …s’il le faut on peut faire facétieusement environnemental à la Montesquieu: “les lois « dépendent des intérêts, des passions et des opinions de ceux qui les ont inventées, et de la nature du climat où les hommes se sont assemblés en société” qui n’est qu’une sorte de matérialisme historique étendu (au travail (fonction publique hospitalière, cuisine)je suis obligé d’inventer des raisons d’amélioration de la procédure HACCP ou des causes écologiques si je veux faire changer l’organisation, alors que ma raison en est l’amélioration de la qualité de la production et de travail)
Pourquoi irai-je changer mon programme scolaire, démolir des statues et renommer des places pour aller dans le sens de communautés qui ne comprennent que les liens du sang et un fonctionnement clanique? pour un bénéfice politicien…? c’est une manière de faire de petit malfrat.
La curiosité intellectuelle pour elle-même existe, et peut-être chez les enfants en particulier. Hors de tout militantisme borné. Ceux-là apprendrons pour le plaisir d’apprendre, les autres par devoir, parce-que nous leur devons à ces peuplades de ne pas les oublier, et de leur rendre grâce de ce qu’ils ont pu nous transmettre.
S’agissant du “fait national”, j’aurais bien du mal à m’expliquer mais pour moi ce n’est pas une fiction. C’est même la seule réalité. Enfin…d’aussi loin que j’ai pu aller, l’essence de toute réalité c’est son tissu. Ce qui relie les choses, et gens entre eux. Les individus, choses en elles-même n’en ont pas. Sur le plan “épistemologique” comme on dit. Quelque chose entre Hegel, Héraclite, Lucrèce…
Michéa reprenant la Common decency a été beaucoup moqué, à juste titre sans doute , la nature humaine n’est sans doute pas jolie-jolie, mais pas pour les bonnes raisons.
enfin peu importe… je digresse. (mais ça me permet de justifier un fonctionnement le plus démocratique possible, et ce en toute honnêteté, sans esprit militant.)
Pardon pour mes piètres capacités rédactionnelles et Merci pour vos textes ainsi que certaines discussions très stimulantes.
@ Eth
[Morale de l’histoire, il ne faut jamais pas se laisser happer par la bonne conscience distillée. Ni d’ailleurs, laisser l’adversaire décider des termes dans lesquels on va choisir de discourir.]
Tout à fait. Pour pouvoir penser, il faut se donner des concepts, et donc un langage.
[(Je serais presque tenté d’en faire une règle personnelle, plus il y a de morale en apparence, plus il y a froideur, hypocrisie, mépris, et cruauté.]
N’exagérons rien. La morale a aussi son utilité. Le problème apparaît quand on déguise ses intérêts derrière des principes moraux.
[Comme un journaliste facétieux l’avait noté: s’agissant du “roman national”, il ne faut pas se leurrer ce n’est pas le roman qui les dérange, c’est le national.]
Bonne remarque ! Oui, bien sur, il faudrait être aveugle pour croire qu’on a chassé le « roman national » pour le remplacer par la vérité historique. Non, on a chassé le « roman national » pour le remplacer par un autre « roman », tout aussi idéologique que son prédécesseur, mais qui sert les intérêts des classes dominantes aujourd’hui, qui ne sont plus organisés autour de la nation.
[Quel besoin d’enseigner un roman national? (je comprends les discours sur le besoin de transcendance mais ce serait un retour en arrière) Il faut enseigner l’Histoire.]
Tout dépend à quel âge. Il y a un âge où nous avons besoin d’idéaliser la société de la même manière que nous idéalisons nos parents. C’est pourquoi le « roman national » doit être enseigné, parce qu’il fournit précisément ce cadre idéalisé qui nous permet d’établir des liens avec les générations qui nous ont précédées. Plus tard, on découvrira que nos ancêtres n’étaient pas aussi parfaits que nous l’imaginons, que nos parents avaient eux aussi leurs lâchetés et leurs défauts. Et on ne les aimera pas moins pour autant, on les aimera différemment.
[Pourquoi irai-je changer mon programme scolaire, démolir des statues et renommer des places pour aller dans le sens de communautés qui ne comprennent que les liens du sang et un fonctionnement clanique? pour un bénéfice politicien…? c’est une manière de faire de petit malfrat.]
Ne faites pas erreur. Si l’on change le programme scolaire, on démolit les statues et on renomme des places, ce n’est pas pour « aller dans le sens » de telle ou telle communauté. C’est parce que le capitalisme mondialisé dans lequel nous vivons a besoin d’individus détachés des institutions – et au premier chef la nation – qui pourrait mettre des limites à sa capacité à consommer.
Merci Descartes pour cette saillie sur les nouveaux obscurantismes, c’est franchement une lecture roborative !
Je suis en train de lire “Peut-on encore sauver la vérité” de François Noudelmann qui enseigne dans les Universités américaines. Je vous invite vous et vos lecteurs à lire ce livre sur le statut actuel de la vérité dont j’extraie le paragraphe suivant :
“la vérité peut frapper à la porte, on ne veut plus d’elle, car elle serait trop décevante, frustrant le public de sa jouissance substitutive et mimétique.” (p.78)
il me semble que tout est dit dans cette phrase, du moins elle m’a frappée par sa pertinence !
Bonne continuation, après votre position sur le RN et le vote en faveur de MLP, vous remontez dans mon estime, j’en ai marre de ce culte immodéré pour la différence et l’identité. Ma culture m’éloigne résolument des chemises brunes mais ça fait longtemps que je ne vote plus pour les chemises roses.
@ LE PANSE Armel
[Je suis en train de lire “Peut-on encore sauver la vérité” de François Noudelmann qui enseigne dans les Universités américaines. Je vous invite vous et vos lecteurs à lire ce livre sur le statut actuel de la vérité dont j’extraie le paragraphe suivant : “la vérité peut frapper à la porte, on ne veut plus d’elle, car elle serait trop décevante, frustrant le public de sa jouissance substitutive et mimétique.” (p.78)
il me semble que tout est dit dans cette phrase, du moins elle m’a frappée par sa pertinence !]
Je n’ai pas lu le livre, mais la formule résume très bien dans une phrase le cœur du problème. Qui en fait nous ramène au problème de l’individualisme. Imaginez un individu tout seul qui vivrait connecté à une machine capable de le faire vivre dans un monde virtuel une vie virtuelle parfaite en tout point. Il aurait l’illusion d’être beau, intelligent, d’avoir du succès dans tout ce qu’il entreprend et de goûter à tous les plaisirs de la vie. Cet individu vivrait heureux toute sa vie, sans savoir que le monde dans lequel il vit n’est qu’une illusion. Maintenant, si je vous donne le choix entre vivre dans ce monde de fiction ou vous coltiner notre réalité, que choisirez-vous ? Le bonheur dans le monde virtuel, ou la vie contrainte du monde réel ?
Ce bonheur a bien entendu une limite : celle de la renonciation à rien changer dans la réalité. Parce que tout ce que vous faites dans le monde virtuel reste virtuel. Vous pouvez faire des enfants, mais ils disparaîtront avec vous. Vous pouvez construire des empires, mais ils n’ont d’existence que dans votre tête. Mais est-ce si grave si vous ne le savez pas ?
Bien entendu, ce choix est impossible dans la réalité, parce qu’il faudrait que quelqu’un fasse fonctionner la machine en question pour votre bénéfice… et que cela nous ramène aux contraintes du monde réel. Mais philosophiquement, la question se pose. Pourquoi s’infliger les contraintes et souffrances du réel, quand on peut vivre ne serait-ce que partiellement dans un monde imaginaire ? Et c’est pour cela qu’on « ferme la porte » à la vérité. Parce que la fiction est beaucoup plus plaisante.
Permettez que je cite (un peu longuement) quelqu’un qui posait le problème comme vous, sans en faire une expérience de pensée :
Bien sûr, tout le monde ne peut pas avoir assez d’argent ; ou, comme vous le dites, “bien entendu, ce choix est impossible dans la réalité, parce qu’il faudrait que quelqu’un fasse fonctionner la machine en question pour votre bénéfice…” Aussi, seuls les exploiteurs auront grâce à l’exploitation de ceux qu’ils exploitent, le loisir de jouir parfaitement de l’illusion que leur procure leur argent.
Mais quant à ceux qui, sans être exploités, ne jouissent pas moins de l’exploitation générale (ou, comme vous le dites : “font partie du bloc dominant”), quoi qu’ils n’aient, faute d’être exploiteurs au même titre que les capitalistes, pas l’assurance que cette illusion ne sera jamais démentie, quid ? Ceux qui vivent “dans ce monde de fiction” et qui craignent par-dessus tout de se “coltiner notre réalité” ? Qui savent que leur capital ne prolongera pas leur illusion et que si “vous pouvez construire des empires”, il est à craindre qu’ils “disparaîtront avec vous” ?
Ils ne leur restent plus que leurs yeux pour pleurer. Et, comme Caliméro, trouver que c’est vraiment trop injuste. Ils se feront passer pour des victimes, persuadés qu’ils sont que leur est dû ce qu’ils craignent de leur voir échapper, cherchant avec véhémence les responsables de leur désarroi, qui chez le raciste, qui chez le machiste, qui chez le fasciste, etc. Elon Musk, lui, jouit du privilège de n’être jamais démenti. Il mourra persuadé qu’il est un génie.
@ Louis
[Permettez que je cite (un peu longuement) quelqu’un qui posait le problème comme vous, sans en faire une expérience de pensée : (…)]
Oui bien je me suis mal fait comprendre, ou bien je n’ai pas compris votre logique. Parce que je ne vois pas très bien le rapport entre mon commentaire et votre réponse.
Toutes mes excuses, c’est moi qui n’ai pas été clair.
Vous cherchiez, si je vous ai bien compris, à poser le problème de l’individualisme. Pour ce faire, vous avez proposé une expérience de pensée, qui permettrait de comprendre la pertinence de la citation de Noudelmann, qui veut que “la vérité peut frapper à la porte, on ne veut plus d’elle, car elle serait trop décevante, frustrant le public de sa jouissance substitutive et mimétique.”
Si je l’ai bien comprise, cette phrase s’applique précisément au “public” actuel, c’est-à-dire à notre société telle qu’elle fonctionne aujourd’hui. A ce titre, la logique “intellectuelle”, que votre expérience permet de dégager, devrait correspondre à une logique “matérielle”, qu’on pourrait dégager du fonctionnement même de la société.
Or que dites-vous ? Qu’un homme réellement malheureux préférait un bonheur illusoire à la conscience de son propre malheur. Ce qui lui manque dans la vie, ce qui lui fait défaut dans sa personne, ce qu’il rate lorsqu’il échoue, l’empêcheraient d’accepter la vérité, même si celle-ci frappait à la porte, parce qu’il y perdrait tout ce que cette “machine” que vous supposez lui permet de substituer à la dure réalité de son existence.
En conclusion, vous affirmez : “Pourquoi s’infliger les contraintes et souffrances du réel, quand on peut vivre ne serait-ce que partiellement dans un monde imaginaire ? Et c’est pour cela qu’on « ferme la porte » à la vérité. Parce que la fiction est beaucoup plus plaisante.”
Mais une tel choix est-il réellement possible ? Se pose-t-il concrètement à qui que ce soit ? Vous en doutez, car “dans la réalité, […] il faudrait que quelqu’un fasse fonctionner la machine en question pour [son] bénéfice… et […] cela nous ramène aux contraintes du monde réel.”
Eh bien, il me semble que, sur ce point, vous avez partiellement tort : les contraintes du monde réel, pour reprendre votre expression, ou, pour mieux dire, l’organisation réelle de la société, en particulier l’exploitation capitaliste, rend ce genre de choix possible.
Mon parallèle n’est peut-être pas bon, je vous en laisserai juge. Il n’en faudra pas moins distinguer les conditions objectives d’une telle illusion, des motifs subjectifs qui l’entretiendraient.
“Ce qui grâce à l’argent est pour moi”, dit Marx, “ce que je peux payer, c’est-à-dire ce que l’argent peut acheter, je le suis moi-même, moi le possesseur de l’argent. Ma force est tout aussi grande qu’est la force de l’argent. Les qualités de l’argent sont mes qualités et mes forces essentielles – à moi son possesseur. Ce que je suis et ce que je peux n’est donc nullement déterminé par mon individualité.” Tant et si bien qu’il finit par affirmer : “Moi qui par l’argent peux tout ce à quoi aspire un cœur humain, est-ce que je ne possède pas tous les pouvoirs humains ? Donc mon argent ne transforme-t-il pas toutes mes impuissances en leur contraire ?”
A cet égard, mais peut-être à tort, j’ai cru reconnaître quelque chose d’analogue à votre expérience de pensée. En admettant que Marx ait raison, on obtient un homme qui, quoi qu’il “doive” souffrir de ses “impuissances”, ses défauts, sa laideur, ses échecs, etc., jouit au contraire d’un bonheur qui ne tient pas à ce qu’il est ni ce qu’il fait, son “individualité”, mais à l’équivalent de votre machine : l’argent.
L’exploitation capitaliste permet objectivement à certains de vivre cette illusion : l’argent qu’ils en retirent leur apporte un bonheur sans rapport avec leur “individualité”. Ce bonheur n’est pas imaginaire (contrairement à votre expérience de pensée), mais il repose sur la méconnaissance de son origine, qui reste inconsciente (tout comme dans votre expérience de pensée).
Ainsi voit-on Musk, exemple même de l’héritier jouisseur, croire sincèrement (du moins je lui prête cette sincérité) qu’il doit à ses talents personnels et à son génie visionnaire la vie de luxe qu’il mène, et non pas à l’exploitation des mines de son père, puis à celle de ses propres employés.
C’est du reste un poncif : tel millionnaire (sans aller jusqu’aux milliards de Musk) affirme qu’il le doit à ses propres ses efforts, ses longues journées de travail, sa discipline personnelle – tout en condamnant haut et fort la paresse, le manque d’ambition et les mauvaises habitudes de ceux qui ne sont pas riches à millions, quand il ne dénigre pas directement les les pauvres jaloux, l’Etat racketteur, les syndicats qui empêchent de tourner en rond, etc. Ce genre de discours est l’expression même de l’inconscience de celui qui le tient.
Si subjectivement les membres de cette bourgeoisie se retrouve (du moins en partie) dans la même situation que l’homme de votre expérience de pensée, le choix ne se pose cependant pas pour eux, car ils n’ont objectivement aucune raison de prendre conscience de cet état de fait. Il en va autrement pour les classes intermédiaires, dont la situation précaire, à l’échelle des générations, les confronte sans cesse à la réalité à laquelle elles veulent échapper.
Elles aussi jouissent, grâce à l’argent que leur place dans les rapports de production leur apporte, d’une vie sans commune mesure avec leur “individualité”. Pourtant, à entendre leur discours, ce dont ils jouissent leur paraît si naturel, qu’en être privé leur paraît une injustice. Se passer de livreurs ? de chauffeurs ? de femmes de ménage ? du dernier gadget ? d’une garde-robe régulièrement renouvelée ? de sorties en ville ? de vacances à l’étranger ? Tout cela leur paraît dû, comme si c’était mérité.
Néanmoins, la précarité de leur situation les contraint à entrapercevoir la “réalité” qu’ils retrouveraient si la “machine” cessait de fonctionner, ou plutôt, si, rétrogradés dans les rapports de production, déclassés, privés de l’argent que leur procure cette situation, ils quittaient le bloc dominant – ceux qui consomment plus qu’ils ne produisent – pour rejoindre le bloc dominé – ceux qui produisent plus qu’ils ne consomment -.
Cet aperçu les terrifie, et l’horreur qu’elles en conçoivent tournent à l’angoisse, faute de pouvoir prendre conscience avec lucidité – ouvrir la porte à la vérité qui toque – des causes ET de leur bonheur ET de son caractère illusoire. Les membres des classes intermédiaires se croient volontiers dans le bloc dominé, sans pour autant se rendre compte que leur mode de vie témoigne contre eux.
Cette contradiction se retrouve dans leur discours : le discours victimaire ne pourrait-il pas être vu comme un moyen pour elles de résoudre cette contradiction ? D’un côté, elle permet d’expliquer la précarité dont elles souffrent par la menace de méchants qui sont toujours aux portes, et dont il faut toujours se défendre, tout en prétendant que ce serait une injustice que de ne plus jouir du bonheur dont elles jouissent.
Je vous accorde volontiers que mon propos n’est pas forcément clair, mais le parallèle m’avait frappé, et, faute d’y avoir plus réfléchi, je l’avais relevé à la hâte. A défaut, peut-être, d’être pertinent, j’espère qu’il vous paraît plus clair.
@ Louis
[Or que dites-vous ? Qu’un homme réellement malheureux préférait un bonheur illusoire à la conscience de son propre malheur. Ce qui lui manque dans la vie, ce qui lui fait défaut dans sa personne, ce qu’il rate lorsqu’il échoue, l’empêcheraient d’accepter la vérité, même si celle-ci frappait à la porte, parce qu’il y perdrait tout ce que cette “machine” que vous supposez lui permet de substituer à la dure réalité de son existence.]
Je dirais plutôt qu’il n’aurait plus aucun INTERET à « accepter la vérité », puisqu’en le faisant il perdrait la possibilité de vivre parfaitement heureux dans l’illusion.
[En conclusion, vous affirmez : “Pourquoi s’infliger les contraintes et souffrances du réel, quand on peut vivre ne serait-ce que partiellement dans un monde imaginaire ? Et c’est pour cela qu’on « ferme la porte » à la vérité. Parce que la fiction est beaucoup plus plaisante.”]
Exact.
[Mais une tel choix est-il réellement possible ? Se pose-t-il concrètement à qui que ce soit ? Vous en doutez, car “dans la réalité, […] il faudrait que quelqu’un fasse fonctionner la machine en question pour [son] bénéfice… et […] cela nous ramène aux contraintes du monde réel.” Eh bien, il me semble que, sur ce point, vous avez partiellement tort : les contraintes du monde réel, pour reprendre votre expression, ou, pour mieux dire, l’organisation réelle de la société, en particulier l’exploitation capitaliste, rend ce genre de choix possible.]
Je pense que vous voulez dire « impossible » dans la dernière phrase. Oui, ce choix est globalement impossible, parce que nous sommes des êtres matériels et parce que tôt ou tard nos besoins matériels nous ramènent à la réalité. Mais ce choix est possible localement, dans un domaine ou sur une durée limitée. L’école qui ne met que des bonnes notes et donne aux étudiants l’illusion qu’ils ont tout appris fait des heureux… sur l’instant. Tôt ou tard ces étudiants vont se présenter devant un employeur… et c’est là que la réalité les rattrapera.
Mon parallèle n’est peut-être pas bon, je vous en laisserai juge. Il n’en faudra pas moins distinguer les conditions objectives d’une telle illusion, des motifs subjectifs qui l’entretiendraient.
[“Ce qui grâce à l’argent est pour moi”, dit Marx, “ce que je peux payer, c’est-à-dire ce que l’argent peut acheter, je le suis moi-même, moi le possesseur de l’argent. Ma force est tout aussi grande qu’est la force de l’argent. Les qualités de l’argent sont mes qualités et mes forces essentielles – à moi son possesseur. Ce que je suis et ce que je peux n’est donc nullement déterminé par mon individualité.” Tant et si bien qu’il finit par affirmer : “Moi qui par l’argent peux tout ce à quoi aspire un cœur humain, est-ce que je ne possède pas tous les pouvoirs humains ? Donc mon argent ne transforme-t-il pas toutes mes impuissances en leur contraire ?”]
Ce que Marx souligne ici c’est ma manière dont, dans une société marchande, mon individualité me détermine moins que mon pouvoir d’achat. Autrement dit, que dans une telle société « je suis ce que je peux acheter ». Peu importe que je sois faible et pusillanime, si je peux acheter quelques gros bras je peux rosser mon rival en amour comme si j’étais fort et courageux. Mais cela n’a rien à voir avec l’expérience de pensée que je proposais qui, elle, soulignait le caractère subjectif du bonheur. La question soulevée par le texte de Marx est purement objective.
[L’exploitation capitaliste permet objectivement à certains de vivre cette illusion : l’argent qu’ils en retirent leur apporte un bonheur sans rapport avec leur “individualité”. Ce bonheur n’est pas imaginaire (contrairement à votre expérience de pensée), mais il repose sur la méconnaissance de son origine, qui reste inconsciente (tout comme dans votre expérience de pensée).]
Absolument pas. L’argent, on le sait, ne fait pas le bonheur. Il ne peut pas même en créer l’illusion. Si j’ai perdu un bras, tout l’argent du monde ne pourra me le redonner. Si ma femme meurt, tout l’argent du monde ne pourra la ressusciter. Les avantages que l’argent m’apporte sont purement objectifs et pour cette raison, limités. La machine dont je parle peut me donner l’illusion que j’ai toujours mon bras, ou que ma femme est toujours vivante…
[Ainsi voit-on Musk, exemple même de l’héritier jouisseur, croire sincèrement (du moins je lui prête cette sincérité) qu’il doit à ses talents personnels et à son génie visionnaire la vie de luxe qu’il mène, et non pas à l’exploitation des mines de son père, puis à celle de ses propres employés.]
Et alors ? Je connais des héritiers très heureux… et pourtant ils ne peuvent pas croire que leur bonheur matériel est lié à leurs propres compétences.
[C’est du reste un poncif : tel millionnaire (sans aller jusqu’aux milliards de Musk) affirme qu’il le doit à ses propres ses efforts, ses longues journées de travail, sa discipline personnelle – tout en condamnant haut et fort la paresse, le manque d’ambition et les mauvaises habitudes de ceux qui ne sont pas riches à millions, quand il ne dénigre pas directement les les pauvres jaloux, l’Etat racketteur, les syndicats qui empêchent de tourner en rond, etc. Ce genre de discours est l’expression même de l’inconscience de celui qui le tient.]
Mais cela n’a rien à voir avec le « bonheur ». Un millionnaire a tout intérêt à ce que la société dans son ensemble soit convaincue qu’il doit ses millions à ses mérites, et que n’importe qui faisant preuve du même mérite serait, lui aussi, millionnaire. Il n’y a là aucune « inconsistance », au contraire : c’est là l’idéologie dominante qui rend possible le fonctionnement d’une société capitaliste.
[Si subjectivement les membres de cette bourgeoisie se retrouve (du moins en partie) dans la même situation que l’homme de votre expérience de pensée, le choix ne se pose cependant pas pour eux, car ils n’ont objectivement aucune raison de prendre conscience de cet état de fait. Il en va autrement pour les classes intermédiaires, dont la situation précaire, à l’échelle des générations, les confronte sans cesse à la réalité à laquelle elles veulent échapper.]
Je commence à comprendre ce que vous voulez dire je pense. Votre idée est que si les classes dominantes admettaient la véritable origine de leur domination, elles devraient sentir une certaine culpabilité et donc être moins « heureuses ». C’est en partie vrai. Mais il y a une petite différence avec l’expérience de pensée que je proposais. Dans mon expérience, l’illusion était créée par un artifice EXTERIEUR à la personne qui la vit. Dans le cas des classes dominantes, ce sont elles-mêmes qui fabriquent l’illusion à travers l’idéologie dominante. Mais cela n’a aucun rapport avec le texte de Marx, qui parle – au risque de me répéter – d’un état OBJECTIF, et non d’une subjectivité. L’argent, dans ce texte, n’achète pas l’illusion de puissance, il achète la puissance elle-même.
[Néanmoins, la précarité de leur situation les contraint à entrapercevoir la “réalité” qu’ils retrouveraient si la “machine” cessait de fonctionner, ou plutôt, si, rétrogradés dans les rapports de production, déclassés, privés de l’argent que leur procure cette situation, ils quittaient le bloc dominant – ceux qui consomment plus qu’ils ne produisent – pour rejoindre le bloc dominé – ceux qui produisent plus qu’ils ne consomment -.]
Là, vous confondez l’illusion et la réalité. Le statut privilégié des classes intermédiaires est un élément objectif. Le fait qu’elles prennent conscience de l’injustice ou de la précarité de celle-ci ne leur ferait pas quitter le bloc dominant per se.
[Cet aperçu les terrifie, et l’horreur qu’elles en conçoivent tournent à l’angoisse, faute de pouvoir prendre conscience avec lucidité – ouvrir la porte à la vérité qui toque – des causes ET de leur bonheur ET de son caractère illusoire. Les membres des classes intermédiaires se croient volontiers dans le bloc dominé, sans pour autant se rendre compte que leur mode de vie témoigne contre eux.]
Là, il y a une contradiction dans le raisonnement. Vous commencez par dire que les classes intermédiaires seraient « terrorisées » si elles étaient conscientes de la possibilité d’être retrogradées… et ensuite vous expliquez qu’elles « se croient volontiers » DEJA retrogradées… il faut savoir !
Oui, les classes intermédiaires jouissent d’une position OBJECTIVEMENT dominante, mais profitent d’une position SUBJECTIVEMENT dominée. Ce qui leur permet de se présenter en victimes, et d’en tirer une certaine satisfaction morale tout en occultant leur véritable nature. Le fonction de l’idéologie dominante n’est pas tant de faire le bonheur des classes dominantes, mais de justifier l’ordre des choses.
@Descartes [ (à propos des différences de rémunération corps des mines/chercheurs) Je n’ai pas des éléments sur les primes des uns et des autres, mais cette analyse me conduit à nuancer votre remarque.]Il me semble que les corps d’ingénieurs (j’appartiens à l’un d’entre eux) ont des primes plus significatives que les corps de chercheurs (en particulier sur les primes « statutaires », environ 1/3 de la fiche de paie dans mon cas).
[Le faible investissement dans les équipements, les contraintes administratives qui font que les chercheurs passent plus de temps à chercher les financements et monter des dossiers qu’à faire de la recherche, la manière dont l’interface entre recherche et enseignement est organisée me semble bien plus lourde de découragement…] Je suis d’accord avec vous sur les conditions de travail dans la recherche. Par contre, c’est la deuxième fois que je lis sous votre plume une remarque sur « l’interface entre recherche et enseignement » et je me demande si vous pourriez détailler votre pensée, parce que 1) je ne vois pas dans quel sens vous voudriez aller 2) j’ai déjà un peu réfléchi à la chose, et même si j’ai l’impression que le système n’est pas forcément optimal, j’ai quand même l’impression qu’on est dans un « moins pire » acceptable…
@ никто́
[Il me semble que les corps d’ingénieurs (j’appartiens à l’un d’entre eux) ont des primes plus significatives que les corps de chercheurs (en particulier sur les primes « statutaires », environ 1/3 de la fiche de paie dans mon cas).]
Je ne sais pas. Je sais que les chercheurs du CNRS ont des primes particulières, mais je ne saurais pas vous dire leur montant. J’ajoute qu’il faudrait aussi prendre en compte la question des retraites, puisque les primes ne sont pas prises en compte pour le calcul de ces dernières. Il ne reste pas moins que l’échelonnement statutaire donne une bonne idée.
[Je suis d’accord avec vous sur les conditions de travail dans la recherche. Par contre, c’est la deuxième fois que je lis sous votre plume une remarque sur « l’interface entre recherche et enseignement » et je me demande si vous pourriez détailler votre pensée, parce que 1) je ne vois pas dans quel sens vous voudriez aller 2) j’ai déjà un peu réfléchi à la chose, et même si j’ai l’impression que le système n’est pas forcément optimal, j’ai quand même l’impression qu’on est dans un « moins pire » acceptable…]
Je vais essayer de clarifier le point. Je pense que le système français sépare beaucoup trop les fonctions d’enseignement et celles de recherche. L’enseignant-chercheur se trouve écartelé entre une fonction d’enseignement qui est purement une transmission de connaissances, et qui pour beaucoup est une servitude insupportable qu’on essaye d’expédier le plus rapidement possible, et une fonction de recherche qui se passe ailleurs et qui fait le « vrai » intérêt du métier. Cette séparation est en partie issue de la réforme Faure de 1969, qui met fin au système des « chaires ».
Dans le système ancien, le professeur – appelé aussi « mandarin » – avait autour de lui une équipe relativement importante : un adjoint, un chef de travaux pratiques, des assistants. Ces équipes assuraient à la fois un travail d’enseignement mais aussi de création de connaissance en associant les étudiants. Frédéric Joliot raconte très bien comment, jeune étudiant, il avait participé aux travaux de Paul Langevin – et accessoirement, comment il accompagnait avec un autre étudiant judoka le professeur chez lui après son cours alors qu’il était menacé par les ligues d’extrême droite. Aujourd’hui, ce type de fonctionnement n’existe me semble-t-il qu’en troisième cycle.
Aujourd’hui, je suis frappé par la solitude de l’enseignant universitaire qui vient, fait son cours et s’en retourne à son laboratoire. Il n’y a pas véritablement de travail scientifique en équipe d’enseignement.
@Descartes[Je vais essayer de clarifier le point.]Merci, je comprends mieux.
[Dans le système ancien, le professeur – appelé aussi « mandarin » – avait autour de lui une équipe relativement importante : un adjoint, un chef de travaux pratiques, des assistants. Ces équipes assuraient à la fois un travail d’enseignement mais aussi de création de connaissance en associant les étudiants. Frédéric Joliot raconte très bien comment, jeune étudiant, il avait participé aux travaux de Paul Langevin – et accessoirement, comment il accompagnait avec un autre étudiant judoka le professeur chez lui après son cours alors qu’il était menacé par les ligues d’extrême droite. Aujourd’hui, ce type de fonctionnement n’existe me semble-t-il qu’en troisième cycle.]
Du coup, est-ce que ce n’est pas tout simplement une évolution « normale » (au sens de « on pouvait s’y attendre ») à la massification de l’enseignement supérieur ? Il me semble qu’une petite équipe de recherche (disons une dizaine de personnes) peut faire participer à ces travaux quelques étudiants, mais un groupe de 20 à 40, ça me paraît difficile (à comparer avec quelques thésards)… J’ai aussi l’impression que le report sur les chercheurs de la charge administrative comme évoqué ailleurs dans les commentaires fait qu’ils n’ont plus du tout le temps pour ce type de fonctionnement…
@ никто́
[Du coup, est-ce que ce n’est pas tout simplement une évolution « normale » (au sens de « on pouvait s’y attendre ») à la massification de l’enseignement supérieur ? Il me semble qu’une petite équipe de recherche (disons une dizaine de personnes) peut faire participer à ces travaux quelques étudiants, mais un groupe de 20 à 40, ça me paraît difficile (à comparer avec quelques thésards)…]
Je connais un exemple à l’étranger d’une chaire avec 1300 étudiants. Pour les encadrer, un professeur titulaire et son adjoint, un chef de travaux pratiques, et une soixantaine de maîtres-assistants. Et ils arrivaient, avec des moyens minimes, à faire des choses très intéressantes en matière de recherche… La massification n’entraîne donc pas nécessairement l’impossibilité d’une organisation par « chaires ». Simplement, le système fonction par étages. Le professeur titulaire n’encadre et ne forme pas directement les étudiants, mais les maîtres-assistants, qui à leur tour encadrent et forment les étudiants. Et une telle organisation permet de garder des professeurs de haut niveau dans le premier cycle…
[J’ai aussi l’impression que le report sur les chercheurs de la charge administrative comme évoqué ailleurs dans les commentaires fait qu’ils n’ont plus du tout le temps pour ce type de fonctionnement…]
C’est une réalité. Mais le problème est général. Dans toutes les organisations, lorsqu’il y a une pression pour faire des économies la tendance est à tailler dans les fonctions support pour protéger les fonctions de « cœur de métier », sans s’apercevoir que la dégradation du support impacte la productivité du reste. Ainsi, dans une équipe de recherche où il y a dix chercheurs et une secrétaire, on supprimera la secrétaire plutôt qu’un poste de chercheur. Conséquence : les dix chercheurs perdent chacun le tiers de leur temps à remplir des feuilles, à réserver des missions, à faire des envois, à mettre en forme des documents, bref, à faire le travail que la secrétaire faisait beaucoup plus efficacement qu’eux. Est-ce rentable ?
@Descartes et tous
[le capitalisme fabrique un individu tout-puissant, et la toute-puissance aboutit à nier cette historicité. Un être tout-puissant ne peut qu’être auto-généré.]
– Où sont tes parents, mon petit ?
– Je n’en ai pas voulu, je suis né d’un double don de sperme et d’ovocytes que l’on m’a fait.
Éric Chevillard
(Le dialogue me plaît tant que je me demande si je ne vous l’ai pas déjà envoyé.)
Bonjour,
Jeune chercheur ici, je voudrais réagir au point soulevé ci-dessous :
[Mais il y a aussi un problème – qui est général et ne touche pas que la recherche – qui est la difficulté des jeunes générations à supporter la frustration. Beaucoup de jeunes qui arrivent dans le domaine de la recherche veulent « tout, tout de suite ». L’idée que la recherche a un « cursus honorum », et qu’on passe ses premières années à « servir un patron » qui en retour vous forme, devient de plus en plus difficile à accepter. Combien de thésards sont venus pleurer dans mon giron parce que leur « patron » a signé en premier un papier qu’ils ont rédigé (mais dont l’idée de fond venait du patron, et que c’est lui qui assume si le papier contient une bêtise) ? Leur expliquer que c’est le chemin normal, et qu’un jour, lorsqu’ils seront eux-mêmes devenus patrons, ils feront de même, n’a rien d’évident…]
Je ne connais pas exactement ce problème étant habitué au système premier auteur (celui qui rédige) et dernier auteur (celui qui encadre). C’est systématiquement le directeur de laboratoire qui signe son nom en dernier, là où l’étudiant met son nom en premier. Et vu que tout le monde, y compris le lecteur, connait ce système, tout le monde identifie clairement quelle est la contribution de chacun et il n’y a donc pas de sentiment de « vol ».
En revanche je plaide coupable pour le sentiment de frustration. Descartes parle de la relation service/formation entre le jeune et le patron, je préciserais que dans cette relation le jeune sert le groupe (dirigé par le patron) et qu’en échange il peut aussi compter sur l’aide du groupe. En théorie avoir l’esprit d’équipe et ne pas penser qu’à ses propres travaux/publications est donc encouragé puisque le chef veille à un arbitrage disons raisonnable et cela conduit à une synergie importante. En pratique, et après avoir connu plusieurs chefs, ça ne se passe pas forcément ainsi et on peut facilement avoir l’impression de se faire « voler » son temps et son travail au bénéfice des chercheurs seniors. Le phénomène est particulièrement amplifié par la distribution de la pénurie et la course effrénée à la publication. Il y a une telle pression à se rajouter des lignes sur le CV, que jouer l’esprit d’équipe conduit à servir sans se faire renvoyer l’ascenseur.
Après la frustration ça se gère bien entendu, et j’aurais honte d’avoir l’air de chouiner. Mais quand je lis « c’est le chemin normal, et qu’un jour, lorsqu’ils seront eux-mêmes devenus patrons », je pense que c’est là que ça coince. Il faut avoir sacrément confiance en l’avenir pour penser ainsi. La perspective actuelle c’est plutôt une contractualisation toujours plus croissante de la recherche et peut être un poste permanent un jour, alors devenir patron…
Merci pour votre article et pour votre temps dans l’espace commentaires, c’est toujours un plaisir de vous lire !
@ Mals’Foeroad
[Je ne connais pas exactement ce problème étant habitué au système premier auteur (celui qui rédige) et dernier auteur (celui qui encadre). C’est systématiquement le directeur de laboratoire qui signe son nom en dernier, là où l’étudiant met son nom en premier. Et vu que tout le monde, y compris le lecteur, connait ce système, tout le monde identifie clairement quelle est la contribution de chacun et il n’y a donc pas de sentiment de « vol ».]
J’ignore dans quel domaine vous travaillez. Mais cette règle n’est pas universelle, et il y a des domaines où les thésards et jeunes chercheurs vivent la signature de leur encadrant ou de leur chef de laboratoire comme un « viol ». Je dois dire que dans le laboratoire ou j’ai eu mon premier poste c’était exactement l’inverse : le chef était tellement prestigieux qu’on était flatté d’avoir derrière notre signature la sienne (et il ne signait que les papiers qu’il estimait dignes de l’être…).
[Après la frustration ça se gère bien entendu, et j’aurais honte d’avoir l’air de chouiner. Mais quand je lis « c’est le chemin normal, et qu’un jour, lorsqu’ils seront eux-mêmes devenus patrons », je pense que c’est là que ça coince. Il faut avoir sacrément confiance en l’avenir pour penser ainsi. La perspective actuelle c’est plutôt une contractualisation toujours plus croissante de la recherche et peut être un poste permanent un jour, alors devenir patron…]
Comme vous dites, « on peut facilement avoir l’impression de se faire « voler » son temps et son travail au bénéfice des chercheurs seniors ». Mais un jour, le « senior », ce sera vous. Bien entendu, et vous avez raison de le souligner, cela suppose que le système « joue le jeu »…
[Merci pour votre article et pour votre temps dans l’espace commentaires, c’est toujours un plaisir de vous lire !]
Merci, ça fait plaisir d’être encouragé !
Bonjour,
(je commente sous ce billet, mais ça n’a rien à voir…)
Premièrement, je vous prie d’accepter tous mes remerciements pour ce blog et l’esprit qui y règne. J’ai pris le temps ces derniers mois de lire presque tous les billets et une majorité des commentaires, les discussions sont passionnantes, donc merci à vous et aux commentateurs.
Ensuite, un autre merci (mais plus grinçant) pour m’avoir fait ajouter à ma pile de livres à lire déjà trop haute un certain nombre d’ouvrages dont j’ai entendu parler ici (par vous ou d’autres).
Enfin, je suis dans la lecture de « Le Parti des communistes : histoire du Parti communiste français de 1920 à nos jours », de Julian Mischi, et je me pose des questions sur le fonctionnement des cellules d’entreprises du PCF, en particulier sur le fonctionnement au quotidien (quelle fréquence de réunion, où avaient-elles lieu,… ? ) et quels sont les effets de favoriser ce type de cellule par rapport aux cellules locales. Si j’ai bien compris, vous en avez fait partie, est-ce que vous pourriez éclairer ma lanterne sur ce point ?
Encore merci !
@ Никто́
[(je commente sous ce billet, mais ça n’a rien à voir…)]
Pas grave, le hors sujet est accepté dans ce blog et même encouragé !
[Premièrement, je vous prie d’accepter tous mes remerciements pour ce blog et l’esprit qui y règne. J’ai pris le temps ces derniers mois de lire presque tous les billets et une majorité des commentaires, les discussions sont passionnantes, donc merci à vous et aux commentateurs.
Ensuite, un autre merci (mais plus grinçant) pour m’avoir fait ajouter à ma pile de livres à lire déjà trop haute un certain nombre d’ouvrages dont j’ai entendu parler ici (par vous ou d’autres).]
Merci de ces remerciements, cela fait toujours plaisir de voir que le travail consacré à ce blog est apprécié, et ça donne envie de continuer !
[Enfin, je suis dans la lecture de « Le Parti des communistes : histoire du Parti communiste français de 1920 à nos jours », de Julian Mischi, et je me pose des questions sur le fonctionnement des cellules d’entreprises du PCF, en particulier sur le fonctionnement au quotidien (quelle fréquence de réunion, où avaient-elles lieu,… ? ) et quels sont les effets de favoriser ce type de cellule par rapport aux cellules locales. Si j’ai bien compris, vous en avez fait partie, est-ce que vous pourriez éclairer ma lanterne sur ce point ?]
Je ne peux que vous proposer mon expérience. Les cellules d’entreprise avaient un fonctionnement un peu différent des cellules locales parce que leurs calendriers étaient différents. La cellule locale, parce qu’elle est implantée sur un territoire, centre ses activités, ses réflexions, ses luttes sur les questions locales : fonctionnement des services municipaux, problèmes d’urbanisme, lutte contre les fermetures de classes, nuisances industrielles ou agricoles, préservation du tissu économique local, identité locale. Son calendrier est souvent lié au calendrier électoral du territoire.
Les cellules d’entreprise, elles, ont un rapport plus lointain avec le territoire. Elles s’adressent à une population qui n’habite pas nécessairement sur la même commune, qui ne votent pas dans la même circonscription. En fait, ce que les militants et leur public ont en commun, c’est l’activité de l’entreprise. La réflexion, le débat et l’action des cellules d’entreprise sont centrées sur l’organisation du travail, sur la représentation syndicale et les institutions représentatives du personnel, sur les conditions de travail, les problématiques de la filière à laquelle appartient l’entreprise.
Les cellules d’entreprise que j’ai connues se réunissaient régulièrement entre une fois par quinzaine et une fois par mois selon l’actualité, avec des pics d’activité commandés par l’actualité (grèves dans l’entreprise, préparation d’un congrès du Parti, élections syndicales). Les réunions avaient souvent lieu dans les locaux syndicaux de l’entreprise, soit dans un local extérieur (partagé avec les cellules locales).
Quant aux effets… il est plus facile d’amorcer une réflexion sur les questions économiques et passer des préoccupations locales aux questions globales dans une cellule d’entreprise que dans une cellule locale. Les cellules locales sont en général très hétérogènes, mélangeant des gens qui ont des préoccupations et des horizons très différents : actifs et retraités, jeunes et vieux, chômeurs et employés, agents publics et salariés du privé, autoentrepreneurs, étudiants, enseignants… chacun avec ses marottes et ses interdits, et souvent en compétition avec les autres pour établir sa légitimité. Les cellules d’entreprise sont beaucoup plus homogènes : elles ne regroupent que des actifs ou des jeunes retraités, salariés, partageant une culture professionnelle commune et de niveau social proche. Le niveau du débat politique est généralement plus élevé, parce qu’on n’est pas pollués par les querelles de clocher – notamment électorales, et parce que la distance entre “ce que les gens ont dans la tête” et les grandes questions économiques et sociales et moins grande.
@DescartesEncore merci pour cette réponse, ça répond parfaitement à mes interrogations.
Du coup, j’imagine que les rapports entre le parti et le syndicat pouvaient parfois se tendre, ou l’intrication des deux (j’imagine que ± tous les membres de la cellule étaient membres du syndicat, mais pas l’inverse) faisait que ça se passait plutôt bien ? Et en cas de conflit entre les deux, est-ce qu’il y avait des « procédures » de résolution ?
@ никто́
[Du coup, j’imagine que les rapports entre le parti et le syndicat pouvaient parfois se tendre, ou l’intrication des deux (j’imagine que ± tous les membres de la cellule étaient membres du syndicat, mais pas l’inverse) faisait que ça se passait plutôt bien ?]
Je dirais que les rapports étaient complexes. Pendant longtemps, le Parti a vu – et je pense à juste titre – le syndicat comme une “courroie de transmission” de l’organisation politique. Cette expression ne doit pas être mal interprétée. Il ne s’agit pas de faire du syndicat une organisation totalement soumise au Parti. Il y a des questions qui sont purement syndicales, et sur ces questions le syndicat avait une pleine autonomie. Ce n’était pas le Parti qui décidait s’il fallait ou non déclencher une grève, ou comment défendre un collègue convoqué devant un conseil de discipline. Mais sur les questions plus globales qui, même si elles se posent dans le champ syndical, sont de nature politique – avenir d’une filière industrielle, rapports avec le gouvernement du jour – il est de l’intérêt des syndiques de les déférer à un parti politique. L’expérience de “l’autonomie syndicale” des trente dernières années l’a bien montré: sans ce lien organique, les luttes syndicales, même massives, n’arrivent pas à trouver une traduction politique et à infléchir la décision politique.
Bien évidement, la relation entre le Parti et le syndicat – je parle essentiellement de la CGT – conçu comme “courroie de transmission” était complexe. Si les membres du Parti étaient priés d’adhérer au syndicat, on encourageait l’adhésion au syndicat de travailleurs qui n’étaient pas membres du Parti, et les non-communistes étaient largement majoritaires. Et même si les communistes étaient majoritaires dans les instances de décision, ils étaient très conscients que passer en force n’était pas la bonne solution. Il fallait donc tenir compte des positions des autres, et les convaincre que la position prise par le Parti était la bonne. Cela n’allait pas toujours de soi, d’autant plus que d’autres organisations – notamment trotskystes – faisaient de “l’entrisme” pour essayer de détacher le syndicat du Parti. Mais cette dialectique entre le Parti et le syndicat était aussi féconde, parce qu’elle obligeait le Parti à se frotter aux travailleurs et à maintenir avec eux un dialogue sans complaisance.
Je n’ai jamais cru à la possibilité de séparer les question syndicales et les questions politiques, et c’est pourquoi j’ai toujours trouvé dangereuse l’idée d’une “indépendance syndicale”. Il y a fatalement des questions où les questions posées dans l’atelier n’ont de solution que par un arbitrage politique. Exclure le Parti politique de ces questions c’est condamner les travailleurs à l’impuissance. Bien sur, c’est toujours plus complexe de gérer un domaine partagé que de divorcer…
@Descartes
[L’expérience de “l’autonomie syndicale” des trente dernières années l’a bien montré: sans ce lien organique, les luttes syndicales, même massives, n’arrivent pas à trouver une traduction politique et à infléchir la décision politique.]
Je suis bien d’accord. J’ai essayé sur les quelques formations syndicales que j’ai animées de faire remarquer qu’à l’époque où la CGT et le PCF étaient fortement intriqués, on a eu beaucoup plus de conquêtes sociales que de nos jours. Certes, les conditions ont aussi beaucoup évolué, mais ça vaut la peine d’être noté, je pense…
@Descartes
[Si le scientifique assume une position militante, s’il utilise le prestige attaché à la communauté scientifique pour défendre une position politique, non seulement il porte atteinte à cette dernière, mais il doit s’attendre à ce que les adversaires de cette position le combattent avec les armes de la politique, et non celles de la science.]
Soit. C’est votre position et je la comprends.
Mais, dans la situation politique qui était le point initial, cela signifie que vous légitimez le licenciement des chercheurs en climatologie sous prétexte que ces chercheurs ont osé prendre une position dans le débat public (vous ne l’avez pas explicité mais je suppose, vues vos deux premières propositions, que je devrais dire « une position dans le débat public en s’appuyant sur leur propre travail scientifique ») ?
[Ce que je dis c’est que les SCIENTIFIQUES DU CLIMAT prennent une position militante qui les éloigne du débat scientifique. Les « sciences du climat » sont une abstraction, elles ne peuvent donc pas être « militantes ».]
Pardon…vous écriviez textuellement : « Mais il faut admettre que ces derniers temps cette discipline a pris un caractère « militant » qui l’éloigne un peu de la discipline scientifique. » J’entends qu’il y a ambiguïté dans votre formulation mais je vous trouve un peu tatillon de m’accuser de faire parler une abstraction. Si vous voulez que je sois plus précis, j’aurais pu dire : « l’ensemble des productions de caractère scientifique, universitaire et para-universitaire portant sur la climatologie et les disciplines annexes ». Votre attaque est d’autant plus infondée qu’à la ligne suivante j’écris : « le tournant militant DES climatologues ».
De plus, l’argument me paraît un peu fragile pour un défenseur de la lutte pour la science et contre l’obscurantisme.
Vous dites (dites-moi si je me trompe) que les climatologues s’éloignent de la science parce qu’ils prennent une position militante ? Soit, donc vous considèrerez aussi qu’un physicien qui prendrait position pour l’usage de l’énergie nucléaire au nom des résultats de sa recherche ou qu’un philosophe rationaliste qui prendrait position pour l’esprit critique et le triomphe de la raison contre l’émotion au nom de sa propre recherche pourraient tout aussi légitimement être licenciés ? Et vous ne vous opposeriez pas à leur licenciement par un pouvoir antinucléaire et antirationaliste ? Voire vous le légitimeriez vous-même en expliquant qu’ils n’avaient qu’à se tenir tranquilles…Je ne veux pas faire d’homme de paille mais il me semble que votre position, parce qu’elle se veut générale, doit pouvoir s’appliquer à d’autres cas similaires.
Enfin, si l’on défend la science, il me semble qu’on doive défendre tout résultat scientifique revu par les pairs et respectant la méthode, même MALGRE le fait que l’inventeur de ces résultats a ou non adopté telle ou telle position dans le débat public. Et a fortiori qu’on doive défendre les chercheurs qui se feraient attaquer non seulement sur leurs positions politiques mais aussi sur leurs positions scientifiques. Et c’est bien le cas aux Etats-Unis (et en fait en France aussi) où les climato-sceptiques mélangent allègrement (le jeu de mot est involontaire…) positions politiques et positions scientifiques (avec le désavantage d’avoir des positions scientifiques ultraminoritaires, si ce n’est largement balayées par le consensus scientifique…). Sinon, cela devient une position hypocrite, la même que vous reprochez aux chercheurs en SHS qui ne bougent pas le petit doigt au moment de défendre les « sciences dures » mais ruent dans les brancards pour leur chaire : « à bas l’obscurantisme, vive la science…mais seulement celle avec laquelle je suis d’accord » !
[Qu’on le veuille ou pas, nos concitoyens voient la « science » à travers le discours des « scientifiques ».]
J’ignorais que la qualité du travail scientifique devait être jugée par le tout-venant…Personnellement, je m’abstiendrais de juger la qualité des travaux en physique quantique, et même dans certaines SHS en fait, je préfère faire confiance aux « sachants ». Et je pense que défendre la science devrait passer par défendre la parole des sachants comme plus légitime pour juger la science. Sinon, autant remplacer la revue par les pairs par des sondages d’opinion…adieu OGM, bonjour homéopathie !
[Alors que toutes les études sérieuses ont montré que les accidents de Fukushima ou de Tchernobyl ont eu des effets humains bien moindres que ceux anticipés par les scientifiques « militants », aucun à ma connaissance n’a fait publiquement amende honorable.]
Mais s’ils s’entêtent à publier des travaux à prétention scientifique qui vont contre leurs résultats initiaux, en trafiquant les données, en évitant de contrôler les variables ou que sais-je, ils risquent devoir se confronter à la revue par les pairs et perdre progressivement leur place légitime dans le champ scientifique et donc la confiance que pouvait leur accorder la communauté scientifique. Il lui restera tout au plus la possibilité de réinvestir sa vieille gloire scientifique dans le champ militant…mais il sera alors devenu pleinement militant et plus du tout scientifique. Pensez au professeur Joyeux…
[Je vous accorde que cette question n’est évoquée qu’implicitement. Mais on voit mal « 800 universitaires » appeler à voter pour un candidat dont ils ne partagent pas les FINALITES]
J’ai pu constater qu’il y avait parmi les signataires des gens qui n’étaient qu’employés des universités, notamment des gens qui signaient « techniciens » ou employés administratifs, sans parler des étudiants. Donc je pense que l’aspect matériel, qui permet de tenir tout le monde ensemble, a été le plus prégnant.
[Autrement dit, 80% viennent des « sciences molles ».]
Ça a toujours été le cas dans l’histoire. Les études menées sur les pétitions pendant l’affaire Dreyfus ont montré que les professeurs et étudiants des facultés de lettres étaient ultradominants parmi les signataires des pétitions dreyfusardes et très nombreux chez les antidreyfusards (où ils côtoyaient toute une tripotée de gens des facs de droit et de médecine), alors que les ressortissants des facs de sciences étaient le groupe qui avait le moins signé de pétitions et étaient ultraminoritaires que ce soit chez les uns ou chez les autres. De plus, les travaux sociologiques et historiques tendent à montrer que les milieux des sciences dures sont structurellement moins « politisés » que ceux des SHS. Et prenons quelques pétitions « anti-woke » et je ne suis pas certain que la place des sciences « dures » y soit bien plus enviable…
[Velten se dit : « convaincu par le sérieux du programme [de LFI], résultat d’une approche rationaliste particulièrement séduisante pour un scientifique ». Comment interprétez-vous cette formulation ?]
Pour moi, il me semble qu’il veut dire qu’il est d’accord avec le reste du programme, qu’il perçoit le programme social et économique, scolaire et sécuritaire, etc de Mélenchon comme rationnel et raisonnable, au moins dans les grands axes, mais qu’il rejette le point précis du programme sur le nucléaire. Vous savez, il y a des gens qui votent au second tour pour Emmanuel Macron sans être d’accord avec sa position sur la réforme des retraites…et j’ai même connu un philosophe du XVIIème siècle qui, sur son blog, défendait contre ses commentateurs les plus libéraux, le fait qu’on pouvait se mobiliser contre cette réforme même en ayant voté Macron ! 😉
[Pour ce qui concerne ses « éructations » contre les « sachants », j’aurais du mal à vous donner des exemples précis, mais je l’ai entendu des dizaines de fois à la tribune.]
Certes mais comme moi je ne l’ai jamais entendu, ça ne nous emmène pas bien loin…Bref, j’essaierai de chercher de mon côté pour me faire une idée. Vous n’auriez pas au moins quelques pistes pour savoir vers où chercher ?
[La « reconstruction de la base industrielle » n’est donc pas un préalable à l’intrication entre la recherche et l’économie, les deux vont en parallèle.]
Certes. Je voulais plutôt dire qu’il faut au moins se fixer préalablement l’objectif d’une réindustrialisation parce que sinon vous n’aurez aucune garantie que la recherche s’oriente vers des axes potentiellement riches en applications industrielles.
[J’avoue que je ne sais pas ce que cela veut dire « solidarité entre enseignement et recherche ».]
Je l’entends comme « maintien d’un corps dont les membres seraient simultanément enseignants et chercheurs ». Je suis quasiment certain d’avoir vu des prises de position publique en faveur de ce lien enseignant/chercheur de la part de P.U. qui avaient aussi appelé à voter Mélenchon ou, a minima, à gauche. Je peux essayer de vous retrouver ça mais là, il est un peu tard…Je note, mais, honnêtement, je ne sais pas quand j’aurais le temps.
[Si je me réfère à l’histoire, ce sont plutôt les « conservateurs » qui ont voulu conserver à l’université une fonction de recherche, et ce sont plutôt les « progressistes » qui ont poussé dans la direction inverse]
Je ne sais pas. Quand l’université prend la forme qu’elle aura jusqu’au tournant des années 60-70, au début de la IIIème République, ce sont de jeunes professeurs républicains, souvent progressistes, parfois radicaux ou socialistes, qui ont poussé à l’importation adaptée du modèle humboldtien en France, en particulier avec ses « enseignants-chercheurs » là où le modèle traditionnel en faisait presque exclusivement un système d’enseignement sans recherche. Les conservateurs et les réactionnaires n’ont cessé de vouer aux gémonies la Sorbonne Nouvelle et sa « science allemande ».
J’abrège pour la suite…d’après vous, quelle est la cause de cette difficulté des jeunes à supporter la frustration ?
@ Goupil
[Mais, dans la situation politique qui était le point initial, cela signifie que vous légitimez le licenciement des chercheurs en climatologie sous prétexte que ces chercheurs ont osé prendre une position dans le débat public (vous ne l’avez pas explicité mais je suppose, vues vos deux premières propositions, que je devrais dire « une position dans le débat public en s’appuyant sur leur propre travail scientifique ») ?]
Absolument pas. J’ai écrit « si le scientifique assume une position militante, (…) il doit s’attendre à ce que les adversaires de cette position le combattent avec les armes de la politique ». Je ne juge pas, je ne légitime pas. Je ne fais qu’établir un rapport de cause à effet. Si j’écris que « dans l’URSS de 1936, quelqu’un criant « à mort Staline » doit s’attendre à de graves ennuis », je ne « légitime » rien, je constate un état de fait. Il est logique qu’un leader politique chasse de ses postes, lorsqu’il le peut, des leaders politiques du camp contraire.
[Vous dites (dites-moi si je me trompe) que les climatologues s’éloignent de la science parce qu’ils prennent une position militante ?]
J’ai été plus nuancé que cela. J’ai écrit qu’en prenant un caractère militant, la discipline s’est éloignée « un peu » d’une position scientifique. Et oui, je le pense : lorsqu’on assume une position militante, on a tendance à ne retenir dans le discours que les éléments qui vont dans votre sens, et on s’éloigne « un peu » de la logique scientifique. Combien de fois j’ai entendu cet argument ? Oui, ce que tu dis est vrai, mais il ne faut pas le dire pour ne pas affaiblir notre candidat/donner des armes à l’extrême droite/décourager les militants. Souvenez-vous du « il ne faut pas désespérer Billancourt ».
[Soit, donc vous considèrerez aussi qu’un physicien qui prendrait position pour l’usage de l’énergie nucléaire au nom des résultats de sa recherche ou qu’un philosophe rationaliste qui prendrait position pour l’esprit critique et le triomphe de la raison contre l’émotion au nom de sa propre recherche pourraient tout aussi légitimement être licenciés ?]
Je n’ai pas parlé de « légitimité », j’ai dit que c’était prévisible. Pour être précis, j’ai écrit qu’on « pouvait s’attendre » à ce que cela arrive. Et pour répondre à votre exemple, je ne serais pas du tout surpris si un ministre de l’énergie écologiste mettait fin aux fonctions d’ingénieurs ou de scientifiques connus pour leurs positions en faveur de l’énergie nucléaire pour les remplacer par des personnalités conformes à son orientation. Et je ne serais pas surpris parce que j’ai pu l’observer de visu. Si demain Sandrine Rousseau – dieu ne le veuille – était premier ministre, qui croyez-vous qu’elle nommerait à la tête du CNRS ou du CEA ? Un ingénieur qui construit des EPR, ou une sorcière qui lance des sorts ?
Les scientifiques qui sont sortis militer en faveur du nucléaire ont bien été traités en politiques et combattus par leurs adversaires avec les armes du politique. Pensez au pauvre professeur Pellerin, dont les propos ont été falsifiés ad nauseam par les politiciens, et continuent à l’être malgré plusieurs procès en diffamation gagnés. Je ne dis pas que c’est bien ou que c’est mal, c’est comme ça.
[Et vous ne vous opposeriez pas à leur licenciement par un pouvoir antinucléaire et antirationaliste ?]
Si. Je ne me souviens pas d’avoir dit que je ne m’opposais pas au licenciement des climatologues par Trump. Simplement, j’explique pourquoi à mon avis Trump s’en prend aux climatologues plutôt qu’aux astrophysiciens où aux chimistes.
[Voire vous le légitimeriez vous-même en expliquant qu’ils n’avaient qu’à se tenir tranquilles…]
Ce n’est pas ce que je dis. Ce que j’ai dit, c’est que lorsqu’on se comporte en militant, on doit s’attendre à être traité en militant. Je n’approuve ni ne désapprouve, je constate un fait. Et cette constatation n’est guère originale. C’est Ibsen je crois qui écrivait « il ne faut pas mettre son meilleur costume quand on sort défendre la vérité et la justice ».
[Enfin, si l’on défend la science, il me semble qu’on doive défendre tout résultat scientifique revu par les pairs et respectant la méthode, même MALGRE le fait que l’inventeur de ces résultats a ou non adopté telle ou telle position dans le débat public.]
Bien entendu. On est d’accord là-dessus.
[Et a fortiori qu’on doive défendre les chercheurs qui se feraient attaquer non seulement sur leurs positions politiques mais aussi sur leurs positions scientifiques. Et c’est bien le cas aux Etats-Unis (et en fait en France aussi) où les climato-sceptiques mélangent allègrement (le jeu de mot est involontaire…) positions politiques et positions scientifiques (avec le désavantage d’avoir des positions scientifiques ultraminoritaires, si ce n’est largement balayées par le consensus scientifique…).]
Le problème, c’est que beaucoup de scientifiques par ailleurs tout à fait sérieux vont eux aussi le mélange. Pour vous donner un exemple vécu : j’ai eu droit à une journée de formation sur la « transition écologique » qui incluait une conférence sur le climat, faite par deux chercheurs d’un laboratoire de climatologie du CNRS. Et bien, on a eu un exposé qui mélangeait « allègrement », comme vous dites, des résultats scientifiques tout à fait rigoureux et des injonctions du genre « il faut réduire ceci », « il faut faire cela », qui relèvent clairement de l’ordre politique. Le fait d’être tout à fait rigoureux dans votre travail scientifique vous donne-t-il le droit d’assener du haut de cette autorité scientifique un discours politique dans une enceinte ou la neutralité politique est de mise ? Et si l’intervenant était demain sanctionné pour l’avoir fait, devrais-je le défendre ?
[« Qu’on le veuille ou pas, nos concitoyens voient la « science » à travers le discours des « scientifiques ». » J’ignorais que la qualité du travail scientifique devait être jugée par le tout-venant…]
Je ne vous parle pas de ce qui « devait » être, je vous parle de ce qui EST. Dans le monde réel, oui, un député peut se permettre de « juger » que les ingénieurs qui construisent des EPR ne valent pas les sorcières qui lancent des sorts. Tant qu’il reste dans son laboratoire ou dans son université, le scientifique est jugé par ses pairs. Mais dès qu’il en sort pour rentrer dans l’arène politique – que ce soit volontaire ou involontairement – et que son autorité scientifique apparaît légitimant ou délégitimant une position politique, il sera jugé par « tout-venant ». C’est inévitable.
[Personnellement, je m’abstiendrais de juger la qualité des travaux en physique quantique, et même dans certaines SHS en fait, je préfère faire confiance aux « sachants ».]
Autrement dit, vous faites confiance aux astrologues pour juger la qualité des travaux en astrologie, des homéopathes pour juger les travaux en homéopathie ? Moi, non. Je ne fais pas confiance aux sachants, je fais confiance aux INSTITUTIONS et aux METHODES. Je ne fais qu’une confiance limitée aux médecins – après tout, le Pr. Raoult avait tous ses diplômes – mais je fais confiance à l’Académie de Médecine.
[« Alors que toutes les études sérieuses ont montré que les accidents de Fukushima ou de Tchernobyl ont eu des effets humains bien moindres que ceux anticipés par les scientifiques « militants », aucun à ma connaissance n’a fait publiquement amende honorable. » Mais s’ils s’entêtent à publier des travaux à prétention scientifique qui vont contre leurs résultats initiaux, en trafiquant les données, en évitant de contrôler les variables ou que sais-je, ils risquent devoir se confronter à la revue par les pairs et perdre progressivement leur place légitime dans le champ scientifique et donc la confiance que pouvait leur accorder la communauté scientifique.]
Mais cette « perte de confiance » est très lente… et à long terme on est tous morts. Par ailleurs, vous négligez la puissance de l’envie de croire, y compris dans les milieux scientifiques.
[« Velten se dit : « convaincu par le sérieux du programme [de LFI], résultat d’une approche rationaliste particulièrement séduisante pour un scientifique ». Comment interprétez-vous cette formulation ? » Pour moi, il me semble qu’il veut dire qu’il est d’accord avec le reste du programme, qu’il perçoit le programme social et économique, scolaire et sécuritaire, etc de Mélenchon comme rationnel et raisonnable, au moins dans les grands axes, mais qu’il rejette le point précis du programme sur le nucléaire.]
Pardon, mais ce n’est pas ce que dit Velten. Lorsqu’il explique les facteurs qui ont forgé sa conviction, il ne parle pas de son « accord » avec telle ou telle mesure, mais insiste sur la DEMARCHE. Pour lui, le facteur essentiel de conviction est le « sérieux », et ce « sérieux » est « le résultat d’une approche rationaliste particulièrement séduisante pour un scientifique ». Pourtant, Velten a expérimenté dans sa propre chair la manière fort peu « rationnaliste » dont la partie énergie a été élaborée, et il n’y a aucune raison de penser que cela soit une exception.
[Vous savez, il y a des gens qui votent au second tour pour Emmanuel Macron sans être d’accord avec sa position sur la réforme des retraites…]
Oui, mais rares sont ceux qui après affirment « avoir été convaincus par le sérieux de son programme ».
[Certes mais comme moi je ne l’ai jamais entendu, ça ne nous emmène pas bien loin…Bref, j’essaierai de chercher de mon côté pour me faire une idée. Vous n’auriez pas au moins quelques pistes pour savoir vers où chercher ?]
Je pense que vous pouvez trouver pas mal de remarques désobligeantes envers les « experts » et les « sachants » dans ses articles de blog, par exemple.
[« J’avoue que je ne sais pas ce que cela veut dire « solidarité entre enseignement et recherche ». » Je l’entends comme « maintien d’un corps dont les membres seraient simultanément enseignants et chercheurs ». Je suis quasiment certain d’avoir vu des prises de position publique en faveur de ce lien enseignant/chercheur de la part de P.U. qui avaient aussi appelé à voter Mélenchon ou, a minima, à gauche. Je peux essayer de vous retrouver ça mais là, il est un peu tard…Je note, mais, honnêtement, je ne sais pas quand j’aurais le temps.]
Ne perdez pas votre temps, je vous crois sur parole. Cela me paraît une interprétation vraisemblable.
[Je ne sais pas. Quand l’université prend la forme qu’elle aura jusqu’au tournant des années 60-70, au début de la IIIème République, ce sont de jeunes professeurs républicains, souvent progressistes, parfois radicaux ou socialistes, qui ont poussé à l’importation adaptée du modèle humboldtien en France, en particulier avec ses « enseignants-chercheurs » là où le modèle traditionnel en faisait presque exclusivement un système d’enseignement sans recherche. Les conservateurs et les réactionnaires n’ont cessé de vouer aux gémonies la Sorbonne Nouvelle et sa « science allemande ».]
[Vous avez tout à fait raison, mais quand je parlais des positions des « conservateurs » et des « progressistes » je parle plutôt des années 1960, et non des années 1860…]
[J’abrège pour la suite…d’après vous, quelle est la cause de cette difficulté des jeunes à supporter la frustration ?]
C’est là je pense une mutation majeure de la société. Nous vivons dans une société qui nous pousse à rechercher la satisfaction immédiate, et à vivre l’impossibilité de cette immédiateté comme un traumatisme. Et tout notre univers social s’est progressivement construit autour de cette idée. C’est flagrant à l’école, où il faut surtout fuir la difficulté, puisque l’élève qui n’arrive pas à faire l’exercice du premier coup pourrait se « décourager », perdre la « confiance en soi ». De là à donner de bonnes notes à tout le monde, comme dans « l’école des fans », il n’y a qu’un pas. Mais à la maison, ce n’est pas mieux, avec des parents stressés à l’idée de ne pas être aimés de leur progéniture, et qui font donc de l’enfant un roi – qui devient souvent un tyran. Comme dans beaucoup d’autres domaines, la « révolution » soixante-huitarde ouvrait la voie au néolibéralisme, avec le slogan « tout, tout de suite ».
Cette incapacité, on la trouve de manière flagrante dans le champ professionnel. Les jeunes qui arrivent dans le monde du travail – et c’est particulièrement vrai dans les classes intermédiaires – veulent « tout, tout de suite ». L’idée qu’il faut apprendre à obéir avant d’apprendre à commander, qu’avant d’accéder aux postes de chef il faut suivre un cursus honorum de plusieurs années, qu’il faut beaucoup écouter avant de pouvoir parler les rebute. C’est d’ailleurs pourquoi l’idée des « start-up » les séduit autant : une structure sans histoire, où l’homogénéité des âges permet d’effacer la hiérarchie des expériences.
@Descartes
[Je ne me souviens pas d’avoir dit que je ne m’opposais pas au licenciement des climatologues par Trump.]
Dont acte. Je vous prie de m’excuser, j’avais certainement surinterprété votre propos initial en estimant que vous aviez associé les sciences du climat aux SHS postmodernistes dans la catégorie commune d’obscurantisme.
[Le fait d’être tout à fait rigoureux dans votre travail scientifique vous donne-t-il le droit d’assener du haut de cette autorité scientifique un discours politique dans une enceinte ou la neutralité politique est de mise ? Et si l’intervenant était demain sanctionné pour l’avoir fait, devrais-je le défendre ?]
Non pour la première question. On peut considérer que cela est grave quand ledit discours est tenu dans l’espace public, mais c’est un péché mineur, me semble-t-il, quand il s’adresse à un public que l’on peut supposer éclairé (comme c’est, je pense, le cas de vous et vos collègues) et dont on peut légitimement supposer qu’il sait faire la part des choses entre ce qu’il y a de scientifique et ce qu’il y a de politique dans le discours.
Pour la deuxième question, je dirais que cela dépend de la sanction. Cela ne me paraîtrait pas outre mesure choquant en effet qu’une sanction puisse être prise à l’encontre de l’intervenant, mais que la sanction soit un licenciement un peu. Un enseignant-chercheur est recruté pour faire progresser la science, la connaissance, et c’est, à mon sens, ce critère qui doit servir à l’évaluer et à justifier d’éventuelles sanctions. S’il met en danger la crédibilité de la communauté scientifique ou de l’institution à laquelle il appartient, il est normal que l’une ou l’autre prenne des sanctions – mais ce sont elles seules qui sont aptes à en juger, et non des pouvoirs publics qui prendraient leur décision sans consulter les instances représentatives de ladite communauté (vous noterez que je ne pense pas exclure complètement les pouvoirs publics mais simplement reconnaître qu’en l’état rien ne prouve qu’ils puissent prendre une décision juste sans s’assurer de l’avis des principaux intéressés et sans recourir à une procédure disciplinaire formalisée).
C’est bien le problème de l’offensive Trump. Il agit contre l’avis d’une très large majorité de la communauté scientifique (y compris en dehors des disciplines directement visées) et sans respecter de procédure particulière (même si je reconnais que les tribunaux américains ont suspendu nombre de décisions de non-financement en l’attente de valider ou non celles-ci, ce qui pourrait équivaloir à une procédure disciplinaire).
Ensuite, vous précisez « dans une enceinte où la neutralité politique est de mise ». L’espace public est-il une enceinte où la neutralité politique est de mise ? Doit-on sanctionner un fonctionnaire qui exprime publiquement des opinions politiques ? Vous me répondrez peut-être « oui s’ils les expriment dans le cadre de ses fonctions ». Vous auriez assurément raison mais la question est : un climatologue qui s’exprime dans une émission de télévision ou un journal pour asséner que « il faut réduire les émissions de gaz à effet de serre » ou « il faut interdire les moteurs thermiques d’ici 2030 » s’exprime-t-il dans le cadre de ses fonctions ou s’exprime-t-il en citoyen ? Il me semble qu’il s’agit de la seconde solution – et l’autre réponse serait celle que je donnerais s’il s’exprimait ainsi très formellement dans un cours. Dans le second cas, peut-être faudrait-il envisager au moins la possibilité d’une sanction ; dans le premier, cela me paraît beaucoup plus discutable.
[Autrement dit, vous faites confiance aux astrologues pour juger la qualité des travaux en astrologie, des homéopathes pour juger les travaux en homéopathie ?]
Bien sûr que non. J’aurais là encore dû être plus précis et dire que je faisais confiance à la communauté constituée des « sachants ». Pour juger d’homéopathie, je fais confiance aux médecins (représentés par l’Académie de médecine). Pour juger d’un travail en sociologie, je m’en remets au consensus des chercheurs qui s’exprime au moyen des revues à comité de lecture et du classement national et international de ces mêmes revues, i.e. les institutions. Et je fais aussi confiance aux méthodes : j’aurais une confiance plus spontanée et immédiate envers une étude sociologique qui utilise des méthodes quantitatives (statistiques) et/ou qualitatives (entretiens sociologiques) reconnues par les pairs comme la bonne façon de faire de la sociologie qu’envers un bavardage sur la société n’étant fondée sur aucune constatation d’un fait social (un type de « sociologie » dont, au demeurant, il me semble, à première vue, qu’il est plutôt publié dans des revues de philosophie ou de littérature ou comportant plus de philosophes que de sociologues dans leur comité de lecture…).
[Oui, mais rares sont ceux qui après affirment « avoir été convaincus par le sérieux de son programme ».]
C’est vrai.
L’article de Sylvestre Huet rapportait un sondage de l’IFOP en 2022 qui indiquait qu’il y avait 45% de sympathisants LFI favorables à la construction de nouveaux réacteurs nucléaires et 41% des sympathisants EELV. En suivant le lien vers les résultats détaillés, j’ai pu constater qu’à la question « Etes-vous favorable ou opposé à la production d’énergie nucléaire en France ? », ces chiffres étaient respectivement de 56% et de 53% (et même de 63% pour les électeurs de Mélenchon au 1er tour de 2022).
Tous n’affirment pas publiquement « avoir été convaincus par le sérieux du programme de Mélenchon ». Ils ont voté pour lui par défaut – peut-être en se disant qu’une fois élu, ils pourraient par une mobilisation le faire plier sur le sujet du nucléaire. Pour un Velten qui s’exprime ainsi publiquement, combien y en a-t-il qui se sont ralliés par défaut au candidat LFI ?
[C’est là je pense une mutation majeure de la société. Nous vivons dans une société qui nous pousse à rechercher la satisfaction immédiate, et à vivre l’impossibilité de cette immédiateté comme un traumatisme.]
Mais pourquoi ? D’où vient ce trait social d’après vous ? Est-il propre aux sociétés capitalistes développées ou le retrouve-t-on ailleurs ?
@ Goupil
[Ensuite, vous précisez « dans une enceinte où la neutralité politique est de mise ». L’espace public est-il une enceinte où la neutralité politique est de mise ? Doit-on sanctionner un fonctionnaire qui exprime publiquement des opinions politiques ? Vous me répondrez peut-être « oui s’ils les expriment dans le cadre de ses fonctions ».]
Un fonctionnaire qui exprime publiquement ses opinions politiques en revendiquant son statut de fonctionnaire commet une faute, le « manquement au devoir de réserve ». Un fonctionnaire qui occupe des fonctions de direction et qui exprime publiquement une opinion politique manque à son devoir de réserve MEME S’IL NE REVENDIQUE PAS CETTE QUALITE. Ces manquements sont régulièrement sanctionnés, et il y a une très abondante jurisprudence dans ce domaine.
[Vous auriez assurément raison mais la question est : un climatologue qui s’exprime dans une émission de télévision ou un journal pour asséner que « il faut réduire les émissions de gaz à effet de serre » ou « il faut interdire les moteurs thermiques d’ici 2030 » s’exprime-t-il dans le cadre de ses fonctions ou s’exprime-t-il en citoyen ?]
Ca dépend. Si c’est une émission qui invite des simples « citoyens », alors il s’exprime en tant que simple citoyen. Mais s’il est invité du fait de son statut de climatologue, alors il s’exprime « dans le cadre de ses fonctions ».
[Bien sûr que non. J’aurais là encore dû être plus précis et dire que je faisais confiance à la communauté constituée des « sachants ».]
Autrement dit, à l’institution scientifique. On est d’accord.
[Tous n’affirment pas publiquement « avoir été convaincus par le sérieux du programme de Mélenchon ». Ils ont voté pour lui par défaut – peut-être en se disant qu’une fois élu, ils pourraient par une mobilisation le faire plier sur le sujet du nucléaire. Pour un Velten qui s’exprime ainsi publiquement, combien y en a-t-il qui se sont ralliés par défaut au candidat LFI ?]
Beaucoup. Je n’ai pas dit que voter pour Mélenchon fut une « faute éliminatoire ». J’ai dit qu’appeler à voter pour lui l’était.
[« C’est là je pense une mutation majeure de la société. Nous vivons dans une société qui nous pousse à rechercher la satisfaction immédiate, et à vivre l’impossibilité de cette immédiateté comme un traumatisme. » Mais pourquoi ? D’où vient ce trait social d’après vous ? Est-il propre aux sociétés capitalistes développées ou le retrouve-t-on ailleurs ?]
Je pense que c’est caractéristique des sociétés capitalistes développées. Le capitalisme ne peut se développer que si les individus se comportent en consommateurs compulsifs, disposés à consommer le produit de l’expansion massive des forces productives. Une fois les besoins largement satisfaits, il faut maintenir la course à la consommation de l’inutile. Un consommateur prudent, qui prend son temps et n’achète que ce dont il a besoin au moment où il a besoin n’est pas ce que le capitalisme recherche. Le capitalisme génère donc une idéologie du « tout, tout de suite » en rendant l’attente de la satisfaction insupportable.
@ Descartes,
[Un fonctionnaire qui exprime publiquement ses opinions politiques en revendiquant son statut de fonctionnaire commet une faute, le « manquement au devoir de réserve ».]
Qu’est-ce que la justice entend exactement par “revendiquer son statut de fonctionnaire”? Si par exemple je dis “en tant qu’enseignant, je vote Mélenchon”, suis-je en tort?
Mais plus généralement, un expert, un scientifique, un universitaire quel qu’il soit, ne risque-t-il pas d’affaiblir sa parole “académique” si je puis dire, en descendant dans l’arène politique? Si rigoureux et scientifique soit son travail, ne s’expose-t-il pas à voir celui-ci remis en cause, surtout s’il s’en sert comme base de son engagement idéologique? Le chercheur, bien sûr, est un citoyen et on ne saurait l’empêcher de s’engager, mais je me demande quand même si la science et la connaissance n’y gagnent pas lorsque ceux qui la font avancer restent neutres ou au moins discrets sur leurs convictions politiques.
@ Carloman
[Mais plus généralement, un expert, un scientifique, un universitaire quel qu’il soit, ne risque-t-il pas d’affaiblir sa parole “académique” si je puis dire, en descendant dans l’arène politique ? Si rigoureux et scientifique soit son travail, ne s’expose-t-il pas à voir celui-ci remis en cause, surtout s’il s’en sert comme base de son engagement idéologique ? Le chercheur, bien sûr, est un citoyen et on ne saurait l’empêcher de s’engager, mais je me demande quand même si la science et la connaissance n’y gagnent pas lorsque ceux qui la font avancer restent neutres ou au moins discrets sur leurs convictions politiques.]
Il y a manière et manière de s’engager. Un scientifique peut s’engager du haut de sa compétence scientifique, ou bien il peut s’engager en tant que citoyen. Prenez par exemple Fréderic Joliot. On peut difficilement dire qu’il n’était pas engagé politiquement. Mais il s’est engagé en tant que citoyen, et non de physicien. Quand il a pris position contre le développement de l’arme nucléaire, il n’a pas dit « mes connaissances en physique me conduisent à cette position ». C’était une position de citoyen. Plus près de nous, prenez un Villani : son engagement n’a absolument rien à voir avec ses qualités de scientifique. C’est un piètre politicien, mais son échec ne discrédite en rien – pas plus qu’il ne réhausse le prestige – de sa discipline.
Le cas est différent lorsqu’un climatologue ou un sociologique s’engagent sur des positions politiques en prétendant donner une caution « scientifique » à leurs positions. Le climatologque qui affirme que ses recherches démontrent qu’il faut réduire les émissions de CO2 de la France risque de remettre en cause sa discipline, parce que la science ne peut jamais aboutir à trancher un choix de société. La science peut nous dire quels sont les meilleurs moyens d’atteindre une finalité déterminée, mais ne peut pas nous guider à l’heure de choisir la finalité.
@Descartes
[Ces manquements sont régulièrement sanctionnés, et il y a une très abondante jurisprudence dans ce domaine. […] Ça dépend. Si c’est une émission qui invite des simples « citoyens », alors il s’exprime en tant que simple citoyen. Mais s’il est invité du fait de son statut de climatologue, alors il s’exprime « dans le cadre de ses fonctions ».]
Mais alors (et je m’appuie aussi sur la réponse que vous avez donné à Carloman), il faudrait prendre des sanctions contre tous les universitaires qui signent des pétitions en tant qu’universitaires et qui revendiquent leur statut de fonctionnaires, contre ceux qui publient des ouvrages militants sous les traits d’ouvrages scientifiques (peu importe qu’il s’agisse de climatologues écrivant un bouquin pour expliquer qu’il faut impérativement réduire les émissions humaines de GES ou qu’il s’agisse des auteurs du fameux dé- puis reprogrammé Face à l’offensive woke). Après tout, ils expriment tous leurs opinions politiques au nom de leur statut d’universitaire.
Voire contre les fonctionnaires occupant des fonctions de direction qui expriment publiquement (quoiqu’anonymement) sur leur blog des opinions politiques et qui accepteraient même de participer à visage découvert et sous leur véritable identité à une journée d’études pour un parti politique.
Je ne perçois pas bien où se situe la frontière entre l’acceptable et l’inacceptable.
[Je pense que c’est caractéristique des sociétés capitalistes développées. Le capitalisme ne peut se développer que si les individus se comportent en consommateurs compulsifs, disposés à consommer le produit de l’expansion massive des forces productives. Une fois les besoins largement satisfaits, il faut maintenir la course à la consommation de l’inutile. Un consommateur prudent, qui prend son temps et n’achète que ce dont il a besoin au moment où il a besoin n’est pas ce que le capitalisme recherche. Le capitalisme génère donc une idéologie du « tout, tout de suite » en rendant l’attente de la satisfaction insupportable.]
Le génère-t-il ou utilise-t-il une prédisposition déjà présente ? Parce qu’il est facile de dire que cette disposition à la consommation compulsive n’existait pas par le passé alors que l’impossibilité matérielle de la pratiquer pour la grande majorité de la population rend de toutes manières impossible toute vérification de son existence ou non.
D’autant que l’on ne puisse guère dire que l’épargne faisait partie des vertus de la noblesse ou de l’aristocratie. Dans l’Ancien Régime, la noblesse de cour est une classe de consommateurs purs et la petite noblesse provinciale ne l’est pas parce qu’elle n’en n’a pas les moyens – mais les petits nobliaux deviennent des noceurs, prêts à s’endetter, dès que les beaux jours reviennent.
L’épargne me semble plutôt une valeur de boutiquiers, de petits bourgeois, un peu protestants sur les bords, parfois de paysans un peu aisés. Ce sont ces petits entrepreneurs, souvent ruraux, parfois urbains, qui sont la base sociale des républicains progressistes et radicaux sous la IIIème République et qui transmettent à ce courant politique leur goût pour l’effort et pour l’épargne. Ce sont eux qui accordent de l’importance à l’épargne (et aux placements sûrs quoique peu rentables de la grande finance, dont l’idéal-type à l’époque est l’emprunt russe) parce qu’ils sont tenus à l’écart de la plupart des mécanismes d’assistance ou de prévoyance sociale qui se construisent à l’époque et parce qu’ils ressentent le besoin de « mettre de côté » d’une part pour sécuriser leur niveau de vie quand l’activité de leur entreprise déclinera, d’autre part pour investir quand leur entreprise connaîtra une période d’expansion.
Les classes populaires, y compris les ouvriers, sont aussi touchées par cette frénésie de la consommation dès qu’ils en ont les moyens. J’ai regardé récemment l’intervention de l’historienne Anaïs Albert à l’Institut de la gestion publique et du développement économique (disponible sur la page YouTube de l’IGPDE), lors de laquelle elle parlait de son livre de 2021, La Vie à crédit (« une histoire de la consommation […] dans les classes populaires parisiennes à la Belle Epoque et pendant les Années folles ») – et ça m’a donné très envie de le lire. Elle y explique que, loin d’être uniquement un loisir de bourgeois, la consommation de masse se répand dans la classe ouvrière parisienne dès les années 1890 grâce au paiement en plusieurs fois et au développement du crédit à la consommation, inventés par les magasins Dufayel (dont elle montre que toute la publicité est orientée vers les ouvriers : encarts dans les journaux socialistes et syndicaux, entrée des hôpitaux…) et repris ensuite par une foultitude de magasins de consommation populaire du même type qui se multiplient dans tout le quart nord-est de Paris. Elle souligne que les cas que l’on qualifierait aujourd’hui de « surendettement » progressent auprès de ces magasins, qui poussent en permanence à la consommation et, surtout, que, si le crédit à la consommation ne concerne pas toutes les classes populaires, ce n’est pas parce qu’ils manquent de candidats mais parce que les magasins ne distribuent ces crédits qu’avec circonspection – et les recalés trouvent parfois au mont-de-piété puis au crédit municipal une autre source audit crédit. Ces magasins ne vendent pas du « nécessaire » mais du « superflu » : bibelots divers, articles de mode, bicyclettes… En étudiant les scellés après décès de représentants des classes populaires, elle constate que ces derniers, même quand ils étaient très pauvres, avaient accumulé un certain nombre de biens de consommation (meubles, bibelots, articles de mode…surtout les femmes, bien que les hommes ne soient pas loin derrière).
Frank Trentmann dans Empire of Things indique également qu’avant la Révolution française la bourgeoisie tend à dédoubler sa production en des versions « de luxe » pour les classes dominantes et des versions dérivées pour les classes populaires les plus aisées (dès le XVIIIème siècle, on retrouve une diffusion plus ou moins rapide de certains biens « de luxe » comme le sucre ou le chocolat, dont la vocation n’était pas à l’époque de satisfaire des besoins), ce qui tend à prouver l’existence d’un désir puissance de consommation du superflu chez ceux qui n’y ont pas ou peu accès. Il évoque également le Jin Ping Mei, un roman chinois du XVIème siècle qui montre des marchands obsédés par la consommation, dont le héros meurt de surconsommation (de produits aphrodisiaques) et dont Max Weber avait dit (dans Confucianisme et taoïsme) « jamais, dans aucun pays civilisé, le bien-être matériel n’a été à ce point considéré comme un but suprême ».
J’ai pensé que le comportement de consommateur compulsif n’était pas propre au capitalisme développé (même si, en l’absence de données sur la consommation antérieure au XVème siècle ou dans des régions plus retardataires que la Chine du XVIème siècle, il faut constater un lien entre l’émergence de sociétés proto-capitalistes et ce désir de consommation). Il me semble que le capitalisme développé a surtout trouvé et utilisé, quand c’était matériellement possible, des prédispositions qui lui étaient favorables. La vraie question serait plutôt de savoir (1) si ces prédispositions psychologiques ont toujours été limitées au domaine de la consommation de biens matériels puis étendues par le capitalisme sous la forme d’un désir de satisfaction immédiate en tout, ou (2) si elles n’ont toujours été limitées que par l’impossibilité pratique et matérielle de les déployer et de les mettre en œuvre que ce soit dans le domaine de la consommation ou dans d’autres domaines sociaux ?
De plus, il me semble que la distinction que l’on peut faire entre besoins et inutile est fragile…
@ Goupil
[« Ces manquements sont régulièrement sanctionnés, et il y a une très abondante jurisprudence dans ce domaine. […] Ça dépend. Si c’est une émission qui invite des simples « citoyens », alors il s’exprime en tant que simple citoyen. Mais s’il est invité du fait de son statut de climatologue, alors il s’exprime « dans le cadre de ses fonctions ». » Mais alors (et je m’appuie aussi sur la réponse que vous avez donné à Carloman), il faudrait prendre des sanctions contre tous les universitaires qui signent des pétitions en tant qu’universitaires et qui revendiquent leur statut de fonctionnaires, contre ceux qui publient des ouvrages militants sous les traits d’ouvrages scientifiques (peu importe qu’il s’agisse de climatologues écrivant un bouquin pour expliquer qu’il faut impérativement réduire les émissions humaines de GES ou qu’il s’agisse des auteurs du fameux dé- puis reprogrammé Face à l’offensive woke). Après tout, ils expriment tous leurs opinions politiques au nom de leur statut d’universitaire.]
Si les enseignants universitaires et les chercheurs étaient des fonctionnaires comme les autres, il est clair que certaines de ces expressions au moins seraient sanctionnables. Mais on a admis depuis longtemps que ce n’est pas le cas, que pour un bon fonctionnement de l’université et de la recherche, il était utile d’accorder aux enseignants et aux chercheurs une bien plus grande liberté que celle accordée aux autres fonctionnaires. C’est pourquoi l’université et la recherche bénéficient de « privilèges », dont certains d’ailleurs viennent d’un très lointain passé. Le résultat est que ce sont les pairs, et non l’autorité administrative, qui évaluent ce qui est permis ou non de dire.
[Voire contre les fonctionnaires occupant des fonctions de direction qui expriment publiquement (quoiqu’anonymement) sur leur blog des opinions politiques et qui accepteraient même de participer à visage découvert et sous leur véritable identité à une journée d’études pour un parti politique.]
Tout à fait. Seulement, le fonctionnaire auquel vous pensez n’occupait pas « des fonctions de direction » assez élevées pour justifier une telle sanction. Le devoir de réserve n’est pas absolu, et dépend du niveau de responsabilité et de représentation du fonctionnaire en question. Pour les fonctions de premier plan, telles qu’ambassadeur, préfet ou directeur d’administration, l’obligation est absolue. Pour un chef de service ou sous directeur, il est suffisant que la personne indique dans ses interventions qu’elle parle en son nom personnel et que ses paroles ne représentent en rien la position de son administration. Et qu’elle s’abstienne, bien entendu, de jeter le discrédit sur son administration.
[Je ne perçois pas bien où se situe la frontière entre l’acceptable et l’inacceptable.]
Elle est très subtile. Au point que le devoir de réserve n’est pas inscrit dans les textes : c’est une construction jurisprudentielle. Le juge a examiné des cas concrets, et on sait que dans tel ou tel cas il a décidé que c’était permis ou au contraire que c’est interdit. A partir de cet ensemble de cas, on dégage une certaine doctrine. Pour le reste, il faut faire preuve de bon sens. Toute expression qui peut faire penser que l’administration a une position politique et n’appliquerait pas loyalement une décision du pouvoir politique qui ne serait pas conforme à celle-ci est clairement interdite. En dehors de cette limitation, le fonctionnaire est un citoyen comme un autre et bénéficie des mêmes possibilités d’expression.
[Le génère-t-il ou utilise-t-il une prédisposition déjà présente ? Parce qu’il est facile de dire que cette disposition à la consommation compulsive n’existait pas par le passé alors que l’impossibilité matérielle de la pratiquer pour la grande majorité de la population rend de toutes manières impossible toute vérification de son existence ou non.]
Je ne saurais pas vous répondre. Il est clair que, contrairement au capitalisme de la révolution industrielle, dont l’idéologie était encore marquée par les idées d’économie, de sobriété et de recherche de la qualité, le capitalisme néolibéral génère une idéologie qui stimule la dépense irraisonnée et la consommation rapide des objets. Et pas seulement des objets : on est passé d’une société qui faisait l’éloge des institutions durables, des amitiés solides et des mariages pour la vie à une société ou les rapports humains eux-mêmes sont « jetables ». Mais est-ce que le capitalisme fabrique cette propension ou s’appuie-t-il sur une structure préexistante… je ne saurais le dire. On peut tout de même noter que la logique de la consommation compulsive n’existait pas dans des sociétés féodales ou antiques même dans les classes sociales qui pouvaient se le permettre. Et que l’idéologie ses sociétés féodales ou antiques condamnaient sans ambigüité la consommation au-delà du nécessaire.
[D’autant que l’on ne puisse guère dire que l’épargne faisait partie des vertus de la noblesse ou de l’aristocratie. Dans l’Ancien Régime, la noblesse de cour est une classe de consommateurs purs et la petite noblesse provinciale ne l’est pas parce qu’elle n’en n’a pas les moyens – mais les petits nobliaux deviennent des noceurs, prêts à s’endetter, dès que les beaux jours reviennent.]
Ce n’est pas tout à fait vrai. Si l’épargne n’était pas une caractéristique de l’aristocratie, on ne peut pas non plus dire qu’elle « consommait » au sens moderne du terme, qui veut que les objets soient rapidement remplacés par d’autres qui remplissent les mêmes fonctions. Quand l’aristocratie achetait des meubles ou de l’argenterie, c’était pour les garder plusieurs générations. Le linge de maison durait souvent une génération. La durabilité était EN ELLE-MEME une valeur des biens. On imagine mal IKEA à Versailles !
[L’épargne me semble plutôt une valeur de boutiquiers, de petits bourgeois, un peu protestants sur les bords, parfois de paysans un peu aisés.]
Vous avez raison. Dans les sociétés féodales ou antiques, l’épargne est essentiellement une épargne de précaution. On épargne pour avoir une réserve en cas de malheur, pour faire face à une mauvaise récolte, une catastrophe, une guerre. Ce n’est que sous le capitalisme que l’épargne devient le fondement du mode de production, puisque le capitalisme ne peut se développer que grâce à un processus d’accumulation.
Mais la société de consommation ne se caractérise pas seulement par une préférence à la dépense sur l’épargne. Tout dépense n’est pas une « consommation ». La consommation implique la destruction de l’objet consommé et donc son remplacement par le même – ou par un autre remplissant la même fonction. Quand j’achète un jeu de vaisselle ou des meubles que j’utiliserai pendant toute ma vie et que léguerait à mes enfants, je ne « consomme » pas autant que lorsque je change tous les dix ans « parce que c’est vieillot » (voir une campagne de publicité récente).
[Les classes populaires, y compris les ouvriers, sont aussi touchées par cette frénésie de la consommation dès qu’ils en ont les moyens.]
Bien entendu. L’idéologie dominante est, comme son nom l’indique, dominante. Elle imprègne l’ensemble de la société. C’est d’ailleurs à cela qu’on la reconnaît.
[Elle y explique que, loin d’être uniquement un loisir de bourgeois, la consommation de masse se répand dans la classe ouvrière parisienne dès les années 1890 grâce au paiement en plusieurs fois et au développement du crédit à la consommation,]
Encore une fois, il ne faut pas confondre le fait que la consommation augmente et la « société de consommation ». Il est clair que la révolution industrielle allait stimuler la consommation : si on produit plus, il faut bien que quelqu’un consomme cette production. Et une fois que les classes possédantes (qui, à l’époque, sont peu nombreuses) ont leur consommation saturée, il faut bien élargir le spectre des consommateurs. C’est par exemple Ford qui réalise que pour écouler la masse de voitures produites grâce au taylorisme il ne suffit pas de vendre aux bourgeois, il faut payer des salaires suffisants pour permettre aux travailleurs d’en acheter.
La « société de consommation » apparaît lorsque le développement de la production finit par saturer la consommation des travailleurs. A ce moment-là, la seule manière de continuer à vendre c’est de convaincre les gens de jeter – ou de fabriquer des produits dont la durée de vie est faible pour pouvoir les renouveler. C’est cela, la « société de consommation ». La consommation « populaire » des années 1890 reste très liée à la notion de « durabilité » ou de « qualité ». On insiste dans la publicité de l’époque sur le fait qu’acheter un drap ou une casserole c’est « un achat pour la vie ». Même pour le savon, par exemple, on insiste sur le fait que telle ou telle marque permet de laver en utilisant la plus petite quantité…
[De plus, il me semble que la distinction que l’on peut faire entre besoins et inutile est fragile…]
Elle contient un élément de subjectivité, mais elle est nécessaire si l’on veut pouvoir faire une distinction entre la consommation nécessaire et la consommation compulsive.
@Descartes
Pardon mais je trouve vos exemples un peu spécieux.
Surtout Raymond Castells. Le type est, d’après ce que j’ai pu voir, « psychologue clinicien » (mais diplômé de quelle université ? La seule information que j’ai pu trouver est la mention « Sciences Po » sur le résumé Google Books de l’un de ses romans…) mais surtout romancier (en tous cas, une recherche Google basique, et sur Persee, Theses.fr et Google Scholar ne donne aucun article ou ouvrage de sa part dans son domaine de spécialité déclarée – mais peut-être ai-je mal cherché ?). La référence que vous me citez est un ouvrage édité par les Editions Raymond Castells (peut-être y a-t-il un très bon comité d’édition mais permettez-moi de douter du fait qu’il s’agisse là du summum de la science en psychologie sociale…) et non dans une revue ou par un éditeur scientifique. La seule recension dans une revue universitaire que j’ai trouvé est dans la revue Mots, une revue de « sciences de l’information et de la communication », par Huguette Pinto-Alphandary, dont la thèse porte sur la « Vectorisation de molécules antibactériennes a l’aide de nanoparticules de polyalkylcyanoacrylates » (sujet éminemment intéressant je n’en doute mais qui, je pense, ne lui donne guère de compétences pour juger scientifiquement d’un travail en…psychologie sociale ? science de la communication ? littérature ?). En bref, citer ce travail en prétendant en faire un exemple typique de la production en SHS, c’est comme citer comme référence en matière de sciences physiques un bouquin auto-édité de physique quantique écrit par un ornithologue reconverti en poète et dont la seule revue aurait été opérée par un juriste…
Pour McKinnon, le cas est différent. Et je pense pouvoir vous accorder le point.
J’avoue ne pas l’avoir lu donc je marche sur des œufs. Fait-elle vraiment du patriarcat une institution universelle ? Parce que, de ce que j’ai lu sur Wikipédia à son sujet (le nom me disait quelque chose mais sans plus), elle critique surtout la conception du viol fondé sur le non-consentement aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne mais se montre plus élogieuse de la conception française. Je cite Wikipédia : « En 2023, elle publie Le viol redéfini. Elle critique la notion de consentement, introduit dans la loi en Grande-Bretagne et aux États-Unis. En France, la loi retient la violence, la contrainte, la menace et la surprise. Ces quatre notions sont concrètes tandis que le consentement ou l’absence de consentement est difficile à prouver. Catharine MacKinnon propose d’intégrer dans la loi, la notion d’inégalité en prenant en compte les différentes discriminations ». Je constate aussi que le livre cité n’est, en France, pas publié par un éditeur scientifique mais dans une collection d’essais, aux côtés de gens qui ne prétendent pas être des universitaires (et la forme même de l’essai se veut « libre » de toute contrainte méthodologique).
Reste que McKinnon est professeur de droit et de sciences politiques et que je m’attendais plutôt à ce que vous citiez des auteurs en histoire, en sociologie ou en ethnologie/anthropologie (d’autant qu’il y a en France un exemple brillant d’anthropologue dominant qui se rattache, certes ni au féminisme ni à l’antifascisme, mais au décolonialisme…). Je concèderai un préjugé infondé de ma part à l’encontre des prétentions du droit à s’ériger en science sociale… J’avoue très honnêtement être peu convaincu, je pense sincèrement que vous avez tort au sujet de ce « courant puissant – porté par ailleurs par les médias – qui n’hésite pas au contraire de comparer tout avec tout et d’énoncer des lois générales qui organisent une vision du monde », du moins au sujet du fait que ce courant (qui existe en effet dans le champ médiatique) se retrouve massivement et en position dominante à l’université. Du moins, vos exemples ne me convainquent pas et, dans mes études d’histoire (et de géographie, même si je suis moins versé dans cette science sociale là), je n’ai pas eu l’impression d’y avoir à faire (alors que j’ai travaillé dans le champ de l’histoire sociale).
[Le fait qu’il y ait eu des sociétés matriarcales – en admettant qu’elles aient existé – ne démontre nullement que le patriarcat ne soit « universel ».]
Mais déjà, le matriarcat n’a jamais existé. C’est un fait. Le consensus en anthropologie penche largement en ce sens, que certains tenants de positions minoritaires au sein de la profession utilisent la caisse de résonnance médiatique pour faire croire le contraire n’en fait pas moins une position en grande partie infondée. Il n’a pas existé de société sans domination masculine chez Sapiens. Cette domination a été plus ou moins marquée en fonction des sociétés mais elle a toujours été présente, quitte à ce qu’elle prenne des formes différentes dans l’espace et le temps. Si on assimile la notion de patriarcat à celle de domination masculine, alors oui le patriarcat est universel.
Et, dire que le patriarcat est universel, revient à dire qu’il est présent en tout temps et en tout lieu. Donc, prouver l’existence certaine d’une société matriarcale revient par principe à nier l’universalité du patriarcat. Je ne comprends pas la conception que vous avez du terme « universel ».
[Les travaux fondateurs de Martin [et de Tulard] datent de plus de vingt ans…]
Et alors ? Ils sont encore largement aujourd’hui la référence dans les départements d’histoire.
Et puis les « travaux » de l’éminent psychologue Raymond Castells datent bien d’il y a 26 ans, alors qu’ils sont, paraît-il, l’idéal-type de ce « courant puissant » qui irrigue aujourd’hui les facs de sciences humaines ! Désolé d’être piquant, j’espère que vous ne le prendrez pas mal mais, là, je trouve votre argument un peu faible.
[Vous avez raison. Prenez plutôt la psychanalyse…]
Oui, la psychanalyse est une pseudo-science. Mais son poids est en diminution en France (enfin !). Franck Ramus, dans deux articles de blog à ce sujet, montre qu’elle est encore dominante chez les psychologues cliniciens (la spécialité de psychologie qui se rapproche le plus de la médecine soit dit en passant) mais pas dans les autres spécialités (la part des psychanalystes est faible entre autres dans les sciences de l’éducation et en psychologie sociale). Précisément, la psychanalyse est majoritaire dans les demandes de qualification comme professeur des universités en psychologie clinique, mais très minoritaire dans les demandes de qualification comme maître de conférences dans la même spécialité (c’est-à-dire les futurs professeurs).
Je ferai remarquer que, plus que les SHS, la médecine semble attirer les charlatans et pseudo-scientifiques de toutes sortes…Il y a vraisemblablement plus à tirer à se faire passer pour médecin qu’à se faire passer pour sociologue ?
[L’économie ?]
J’y ai pensé. Mais je me demande si mes préjugés « de gauche » et ma méconnaissance ne jouent pas dans la déconsidération que j’ai pu porter à l’économie.
[les « études de genre » comme une section de la sociologie]
Mais en quoi les « études de genre » seraient une pseudo-science ? Elle se distinguent par leur sujet (ou plutôt leurs sujets) mais pas par leurs méthodes, d’autant plus qu’elles regroupent souvent des SHS très différentes les unes des autres. On rangera dans les « études de genre » autant les bavardages abscons de la philosophe Judith Butler que la très sérieuse Histoire des femmes de Michelle Perrot et Georges Duby (dont on peut supposer que le travail est autrement plus solide méthodologiquement que celui de Butler), ce qui en fait une catégorie peu intéressante. A moins que prendre pour sujet d’étude les femmes ne vaille condamnation automatique ?
@ Goupil
[En bref, citer ce travail en prétendant en faire un exemple typique de la production en SHS, c’est comme citer comme référence en matière de sciences physiques un bouquin auto-édité de physique quantique écrit par un ornithologue reconverti en poète et dont la seule revue aurait été opérée par un juriste…]
Mais justement. Vous trouverez très peu de livres de physique « auto édités » par des ornithologues reconvertis en poètes. En SHS, vous en trouvez sans trop de difficultés ce genre de reconversions. Pensez à la thèse de sociologie d’Elisabeth Teissier, encadrée par Michel Maffessoli…
Pour McKinnon, le cas est différent. Et je pense pouvoir vous accorder le point.
[Le fait qu’il y ait eu des sociétés matriarcales – en admettant qu’elles aient existé – ne démontre nullement que le patriarcat ne soit « universel ».]
[Et, dire que le patriarcat est universel, revient à dire qu’il est présent en tout temps et en tout lieu. Donc, prouver l’existence certaine d’une société matriarcale revient par principe à nier l’universalité du patriarcat. Je ne comprends pas la conception que vous avez du terme « universel ».]
Si pour vous un caractère n’est universel que s’il est présent en tout temps et en tout lieu sans exception aucune, alors il n’y aura pas beaucoup de caractères « universels ». L’universalité est liée à une notion de normalité. L’être humain a deux mains. Est-ce là un caractère « universel » ? Il y a des malformations de naissance, il y a des gens qui perdent une main dans un accident… mais ces situations sont considérées comme « anormales ». Et dès lors, le fait que l’humain a deux mains est un caractère « universel ».
[« Les travaux fondateurs de Martin [et de Tulard] datent de plus de vingt ans… » Et alors ? Ils sont encore largement aujourd’hui la référence dans les départements d’histoire.]
Peut-être, mais la question en débat était de savoir si on avait publié de tels travaux ces vingt dernières années.
[Je ferai remarquer que, plus que les SHS, la médecine semble attirer les charlatans et pseudo-scientifiques de toutes sortes…Il y a vraisemblablement plus à tirer à se faire passer pour médecin qu’à se faire passer pour sociologue ?]
Mais aussi parce qu’une personne malade est une personne fragile, souvent en recherche de réassurance…
[« les « études de genre » comme une section de la sociologie » Mais en quoi les « études de genre » seraient une pseudo-science ? Elle se distinguent par leur sujet (ou plutôt leurs sujets) mais pas par leurs méthodes, d’autant plus qu’elles regroupent souvent des SHS très différentes les unes des autres.]
Pardon, mais il y a dans les « études de genre » un sérieux problème de méthodologie. Ce n’est pas une simple question de « sujet ». A ce propos, je vous recommande la lecture du livre « who stole féminism ? » de Christina Hoff-Sommers (je ne sais pas si le livre est traduit).
[On rangera dans les « études de genre » autant les bavardages abscons de la philosophe Judith Butler que la très sérieuse Histoire des femmes de Michelle Perrot et Georges Duby (dont on peut supposer que le travail est autrement plus solide méthodologiquement que celui de Butler),]
Je ne pense pas que Duby ait jamais été membre d’un département « d’études de genre » ou se soit considéré praticien de cette discipline.
@Descartes et Frank
Je suis avec intérêt votre conversation sur le salaire des chercheurs. Je suis chercheur post-doctoral en microbiologie et j’ai fais le choix de revenir en France après une thèse en Allemagne, où la paie était meilleure. J’ai tendance à penser comme Descartes: le salaire est loin d’être la première barrière pour mes collègues. Personne ici ne se plaint de son salaire comme étant trop bas. Pas contre, les plaintes (tout à fait raisonnables) sur l’administration et le système de financement sont bien plus présentes. Je vois très rarement mon directeur de recherche car celui-ci est constamment occupé à trouver des fonds, au point où cela en devient improductif. Certains de mes collègues en charge des commandes s’empêtrent dans les démarches administratives pour commander ne serait-ce qu’un tube d’enzyme. Ces conditions sont bien plus problématiques que les salaires, car elles empêchent de se concentrer sur notre métier, la recherche.
Pour ma part, la raison pour laquelle j’ai choisi de revenir au pays, au-delà de raisons philosophiques, et bien entendu qu’en France nous avons l’immense privilège d’avoir des postes titulaires. En Allemagne, ce n’était que très rarement le cas. Cela, pour moi, est largement plus important que le salaire. Je pense que l’architecture des équipes françaises actuelle, combinant postes temporaires (doctorants, post-doctorants, CDD) avec titulaire est très bonne si exploitée convenablement.
Pour finir, je vais mentionner la tendance que les doctorants ont de partir dans le privé après leur thèse. J’ai croisé beaucoup de ceux-là en Allemagne, et je pense que c’est pareil en France. Les raisons évoquées sont rarement le salaire. C’est plus lié à un dégout du secteur académique. Cela est, je le crois, lié à notre génération qui veut “tout, tout de suite” et qui n’est donc pas compatible avec les difficultés de la recherche fondamentale. Il y a aussi une peur des responsabilités et de l’autonomie. Rien de tout cela n’est lié au salaire mais bien à la nature du travail !
@Magpoul
Merci pour votre témoignage. Il va contre d’autre nombreux témoignages, mais il est intéressant. J’aurais deux questions (qui sont peut-être trop personnelles, donc, évidemment, je comprendrais parfaitement que vous ne répondiez pas) : travaillez-vous en région parisienne, ou Paris intra-muros, avec un salaire de CR ? Vous avez une famille ? Votre compagne n’a-t-elle pas un “vraie” salaire ? (Ces questions recoupent tous les contre-exemples que je connais, qui ne se plaignent pas de leur salaire en tant que jeune chercheur. Soit ils travaillent dans une petite ville de province, soit leur salaire ne sert qu’aux loisirs car le “vrai” salaire de la famille vient du conjoint, soit, il y a quelques cas, ce sont d’irréductibles célibataires sans famille).
@ Magpoul
[Pour ma part, la raison pour laquelle j’ai choisi de revenir au pays, au-delà de raisons philosophiques, et bien entendu qu’en France nous avons l’immense privilège d’avoir des postes titulaires. En Allemagne, ce n’était que très rarement le cas. Cela, pour moi, est largement plus important que le salaire. Je pense que l’architecture des équipes françaises actuelle, combinant postes temporaires (doctorants, post-doctorants, CDD) avec titulaire est très bonne si exploitée convenablement.]
Je suis plus nuancé que vous. La protection des chercheurs comme des fonctionnaires par un « statut » est une bonne chose parce qu’elle leur donne une liberté dans le choix des sujets et dans leurs publications que ne leur donnerait pas un système où le maintien sur un contrat dépend du bon vouloir du financeur. Mais d’un autre côté, le « statut » prive le système d’une corde de rappel : un chercheur qui ne travaille pas, ou dont les travaux ne respectent pas les méthodes de la discipline peut rester en poste dans craindre. Il faut donc en parallèle avec le statut un système d’évaluation qui serve de corde de rappel. Or, contrairement au fonctionnaire, le travail du chercheur est difficile à évaluer. Un chercheur peut ne pas produire tout simplement parce qu’il s’attaque à un problème très complexe, sur lequel il faut des années de travail avant d’avoir quelque chose d’intéressant à dire. Le système de l’évaluation par la publication condamne les chercheurs qui n’ont pas grande chose à dire à le dire quand même, et pousse à certaines formes de démagogie.
[Pour finir, je vais mentionner la tendance que les doctorants ont de partir dans le privé après leur thèse. J’ai croisé beaucoup de ceux-là en Allemagne, et je pense que c’est pareil en France. Les raisons évoquées sont rarement le salaire. C’est plus lié à un dégout du secteur académique.]
Ce n’est pas forcément négatif d’ailleurs. La thèse, comme on disait en mon temps, c’est une formation PAR la recherche, et pas nécessairement POUR la recherche. Qu’on trouve dans l’industrie des ingénieurs qui ont fait des thèses n’est pas nécessairement une mauvaise chose, ça leur donne une ouverture et des méthodes qu’un ingénieur sortant d’école n’aura pas. Je trouve personnellement regrettable qu’en France les thèses ne soient valorises que dans le domaine de la recherche et de l’enseignement.
[Cela est, je le crois, lié à notre génération qui veut “tout, tout de suite” et qui n’est donc pas compatible avec les difficultés de la recherche fondamentale. Il y a aussi une peur des responsabilités et de l’autonomie. Rien de tout cela n’est lié au salaire mais bien à la nature du travail !]
Je ne crois pas que ce soit une question de peur des responsabilités. Par contre, oui, il y a un problème avec l’autonomie. La recherche est un monde où l’autonomie est essentielle, parce que même s’il y a dans les laboratoires une hiérarchie, celle-ci est généralement assez peu directive. En recherche, il faut avoir des idées. Sans vouloir être trop personnel, c’est cette raison qui m’a fait abandonner la carrière de physicien : je me suis rendu compte que j’avais plein d’idées d’ingénieur, pour résoudre tel ou tel problème technique et construire telle ou telle machine. Mais je n’avais pas vraiment des idées « théoriques »… Du coup, après ma thèse, je me suis tourné plutôt vers l’ingénierie des grands appareils de physique, plutôt que de la recherche pure.
@Descartes
Je suis d’accord avec vous. Nous discutons d’ailleurs de cas comme cela au travail. Certaines personnes n’ont rien produit depuis des années et végètent ou prennent la poussière. Quand je dis “produit”, ce n’est même pas “essayer de produire”, comme dans votre exemple de chercheur s’attaquant à un problème épineux. Pourquoi rien n’est produit? Incompétence? Perte de motivation? Ces cas sont-ils communs?
Pour de tels cas, il faudrait en effet une corde de rappel. Que suggèreriez-vous? J’avais pensé à attribuer un manque total d’activité à une “faute grave” pour un chercheur. Et quand je dis manque d’activité, c’est ni recherche, ni enseignement, rien. Mais je ne sais pas si ces cas sont si répandus que ça…
Pour ce qui est de l’évaluation par publication, je suis d’accord que le système a de nombreux travers. La qualité d’un chercheur va bien au-delà de sa faculté à publier. Publier, c’est aussi connaitre des codes, savoir se vendre, faire marcher son réseau. Et cela sans lien direct avec la qualité du travail. Mais comment faire autrement? Il faut aussi se demander ce qu’est un “bon” chercheur. Est-ce uniquement quelqu’un qui fait de la recherche pertinente? Qu’est-ce que la “recherche pertinente”? Les questions sont infinies…
Je suis bien d’accord. Avec du recul, c’était beaucoup de fois le cas avec mes collègues Allemands. Certains ont commencé leur thèse avec le plan clair d’aller dans le privé, et une démarche comme celle que vous décrivez. Comment expliquez-vous qu’en France, la valorisation du doctorat ne dépasse que rarement le domaine académique?
Merci pour votre partage d’expérience. Je vis la trajectoire inverse: j’ai fais une école d’ingénieur et me voilà chercheur. Les deux aspects de ma formation me sont très utiles, d’ailleurs. J’aime autant résoudre des problèmes que m’en poser disons.
@ Magpoul
[Je suis d’accord avec vous. Nous discutons d’ailleurs de cas comme cela au travail. Certaines personnes n’ont rien produit depuis des années et végètent ou prennent la poussière. Quand je dis “produit”, ce n’est même pas “essayer de produire”, comme dans votre exemple de chercheur s’attaquant à un problème épineux.]
Un chercheur qui s’attaque à un problème épineux peut ne pas publier pendant quelque temps, jusqu’à trouver le bon angle d’attaque, mais en sous-main il « produit » quand même. Je pensais plutôt à ceux qui n’essayent même pas de produire. Ce sont ceux-là qui posent problème.
[Pourquoi rien n’est produit ? Incompétence ? Perte de motivation ? Ces cas sont-ils communs ?]
La paresse est une caractéristique inhérente à l’être humain. « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » était censée être une malédiction. Mais la question et particulièrement épineuse pour un chercheur. Parce qu’on peut forcer un ouvrier, un technicien, un cadre à travailler même s’ils n’en ont pas envie, et faire du bon travail. Mais plus un travail est créatif, et moins ce système peut marcher. Un scientifique, même menacé d’être viré, ne produira pas pour autant la théorie de la relativité. Ceux qui comme moi ont fait du management dans le milieu scientifique et dans le milieu industriel ne peuvent que constater la différence. En milieu industriel il faut faire travailler les gens. En milieu scientifique, il faut leur donner envie de travailler. Et les outils ne sont pas du tout les mêmes.
Cela étant dit, il y a quelque chose de choquant à payer avec de l’argent public des gens qui ne font aucun effort…
[Pour de tels cas, il faudrait en effet une corde de rappel. Que suggèreriez-vous? J’avais pensé à attribuer un manque total d’activité à une “faute grave” pour un chercheur. Et quand je dis manque d’activité, c’est ni recherche, ni enseignement, rien. Mais je ne sais pas si ces cas sont si répandus que ça…]
J’aurais tendance à dire que la période post-doc/CDD sert d’une certaine manière à tester la motivation des gens. Seuls les plus motivés arrivent jusqu’au CDI. La faiblesse des salaires joue aussi un rôle – je l’ai dit, je pense que les chercheurs doivent être mal payés par rapport au marché – même s’il ne faut pas tomber dans l’excès inverse et en faire un sujet de démotivation.
[Pour ce qui est de l’évaluation par publication, je suis d’accord que le système a de nombreux travers. La qualité d’un chercheur va bien au-delà de sa faculté à publier. Publier, c’est aussi connaitre des codes, savoir se vendre, faire marcher son réseau. Et cela sans lien direct avec la qualité du travail.]
Tout à fait. Dans le laboratoire ou j’étais, il y avait un petit groupe d’une dizaine de chercheurs qui s’étaient associés. Chacun écrivait un papier par an, et mettait tous les autres comme signataires derrière son nom. Du coup, chacun avait une dizaine de papiers à mettre dans sa liste de publications chaque année… et ce n’est qu’une parmi les dizaines de stratégies que j’ai pu voir pour gonfler artificiellement sa liste de publications.
[Mais comment faire autrement ? Il faut aussi se demander ce qu’est un “bon” chercheur. Est-ce uniquement quelqu’un qui fait de la recherche pertinente ? Qu’est-ce que la “recherche pertinente” ? Les questions sont infinies…]
J’aurais tendance à dire qu’il faut laisser cela au jugement institutionnel des pairs. Ce qui suppose que les pairs aient le pouvoir et le courage pour écarter le chercheur dont la recherche leur semble peu pertinente. Le problème est que sans « mandarins », un tel système ne peut marcher.
Vous remarquerez que mon raisonnement est toujours le même : je veux des gens investis de VRAIS pouvoirs, et portant donc une VRAIE responsabilité pour leurs choix, à l’inverse de la tendance actuelle qui organise au contraire l’irresponsabilité des chefs à travers leur impuissance. Autrement dit, des chefs de laboratoire qui aient un véritable pouvoir pour embaucher et virer, et qui assument la responsabilité de leurs résultats. Le système dans lequel les chefs de service peuvent se cacher derrière le « je ne peux pas choisir mes collaborateurs, et on ne me file que des brêles » est le plus dangereux de tous.
[Je suis bien d’accord. Avec du recul, c’était beaucoup de fois le cas avec mes collègues Allemands. Certains ont commencé leur thèse avec le plan clair d’aller dans le privé, et une démarche comme celle que vous décrivez. Comment expliquez-vous qu’en France, la valorisation du doctorat ne dépasse que rarement le domaine académique ?]
Peut-être faut voir là le fait qu’en France la modernité s’est construite contre l’université. L’université française a été historiquement réactionnaire, au point que la Révolution a préféré la supprimer plutôt que de chercher à la réformer, et que les différents régimes depuis Louis XIV ont préféré former le personnel technique de l’Etat mais aussi des entreprises dans des écoles spécialisées, et non à l’université. Avant la dissolution révolutionnaire, les sciences ne sont guère enseignées sinon comme des matières accessoires parmi les « arts libéraux ». En 1811, lorsque Napoléon crée la « faculté des sciences », il faut faire venir des professeurs de l’Ecole polytechnique, du Collège de France ou des lycées impériaux…
@Descartes
Et au pire, un chercheur menacé produira des donnés fausses pour qu’on le laisse en paix. Et les conséquences de ces données sont rarement aussi lourdes que du travail technique mal fait (en tout cas sur le court terme). C’est donc assez contreproductif. La dépense de l’argent public vers des gens qui ne font pas d’effort est malheureusement commune à d’autres secteurs. Pour revenir sur la remarque du salaire, il est vrai que, les chercheurs ayant un rapport au travail assez unique, ils soient payés assez mal car ils ont le privilège d’échapper à des pressions que d’autres ne peuvent esquiver. Le salaire bas permet aussi de tenir à l’écart des gens qui profiteraient d’une telle carrière pour soit ne pas travailler, soit produire des inepties comme certains que vous mentionnez dans votre article.
Un grand classique ! Et n’oublions pas les publications frauduleuses qui mettent des années à être démasquées pour trafic d’image. Je vous donne un exemple: https://www.science.org/content/article/potential-fabrication-research-images-threatens-key-theory-alzheimers-disease
Ce qui est intéressant avec ces cas c’est qu’ils n’atteignent finalement que peu le grand public et sont rarement discutés. Pourtant la pression de publication est une raison majeure à l’incitation à la fraude et à la baisse de la crédibilité de la communauté. Autre cas d’école: connaitre personnellement l’éditeur d’un journal ou adosser à son papier un nom “connu” permet de sensiblement augmenter ses chances de publication… C’est dingue ce que l’on peut être inventifs.
Je ne sais pas si le mandarinat est la seule condition. Je reviens sur mes lectures: le fait d’avoir des “mandarins” acquis aux idées de Lamarck a considérablement fait du mal à notre recherche dans le début du XXe siècle. Donner trop d’influence à un homme peut-être dramatique ou très bénéfique. Peut-être qu’on pourrait instituer un système de vote? La communauté se rassemblerait une fois par an et examinerait des profils anonymes de chercheurs dont les recherches sont frauduleuses ou inexistantes et voteraient l’exclusion. je dis anonyme car il faut garder une forme de protection.
Je vais sembler naïf mais je n’ai pas remarqué un tel système en biologie, en tout cas dans les laboratoires où je suis passé. Les chefs avaient à faire passer les entretiens s’ils avaient déjà l’argent pour les contrats, ou les équipes sont rejointes par des boursiers, mais jamais sans l’aval du chef d’équipe. Je n’ai jamais vu de membre “imposé”. Où avez-vous constaté cela?
Merci pour votre réponse. Auriez-vous un ouvrage à me conseiller à ce sujet? Je radote mais, au début, l’essentiel des recherches en biologie moléculaire en France a été mené dans des instituts comme l’Institut Pasteur ou l’IBPC…loin des universités.
@ Magpoul
[« J’aurais tendance à dire qu’il faut laisser cela au jugement institutionnel des pairs. Ce qui suppose que les pairs aient le pouvoir et le courage pour écarter le chercheur dont la recherche leur semble peu pertinente. Le problème est que sans « mandarins », un tel système ne peut marcher. » Je ne sais pas si le mandarinat est la seule condition.]
La seule, non. Mais pour moi c’est une condition nécessaire. Difficile de créer une discipline s’il n’y a pas des hommes respectés pour leurs pairs pour la mettre en œuvre.
[Je reviens sur mes lectures : le fait d’avoir des “mandarins” acquis aux idées de Lamarck a considérablement fait du mal à notre recherche dans le début du XXe siècle. Donner trop d’influence à un homme peut être dramatique ou très bénéfique.]
Vous me rappelez une institutrice qui, lorsque nous avions à faire des travaux manuels, nous donnait des ciseaux qui ne coupaient pas au motif que ceux qui coupaient pouvaient nous blesser… Oui, avoir des outils puissants c’est toujours un danger, parce qu’ils peuvent faire beaucoup de bien dans les bonnes mains, et beaucoup de mal dans les mauvaises. Mais organiser l’impuissance au motif que la puissance a ses dangers…
[Peut-être qu’on pourrait instituer un système de vote ? La communauté se rassemblerait une fois par an et examinerait des profils anonymes de chercheurs dont les recherches sont frauduleuses ou inexistantes et voteraient l’exclusion. je dis anonyme car il faut garder une forme de protection.]
Autrement dit, un système d’irresponsabilité illimitée, ou celui qui décide ne prend aucune responsabilité sur les effets de la décision ?
[« Le système dans lequel les chefs de service peuvent se cacher derrière le « je ne peux pas choisir mes collaborateurs, et on ne me file que des brêles » est le plus dangereux de tous. » Je vais sembler naïf mais je n’ai pas remarqué un tel système en biologie, en tout cas dans les laboratoires où je suis passé. Les chefs avaient à faire passer les entretiens s’ils avaient déjà l’argent pour les contrats, ou les équipes sont rejointes par des boursiers, mais jamais sans l’aval du chef d’équipe. Je n’ai jamais vu de membre “imposé”. Où avez-vous constaté cela ?]
Au CNRS, au CEA.
[Merci pour votre réponse. Auriez-vous un ouvrage à me conseiller à ce sujet ?]
Pas immédiatement. Il faudrait que je cherche…
[Je radote mais, au début, l’essentiel des recherches en biologie moléculaire en France a été mené dans des instituts comme l’Institut Pasteur ou l’IBPC…loin des universités.]
Bien entendu. Le nucléaire n’aurait jamais vu le jour sans la création du CEA…
@ Descartes
Hors-sujet, mais vous avez écrit dans un commentaire récent les accepter.
“Si quelqu’un devait se tromper et penser qu’il peut s’en tirer avec une attaque contre la Pologne ou tout autre allié, il serait confronté à toute la force de cette alliance farouche. Notre réaction sera dévastatrice», a déclaré Mark Rutte, en citant nommément le président russe Vladimir Poutine.
Que je sache, Poutine n’a pourtant jamais menacé directement la Pologne ou un autre pays de l’OTAN.
Trump, en revanche, a bel et bien menacé d’annexer le Canada, le Groenland, ou Panama, et ce à plusieurs reprises, sans que la va-t-en-guerre Rutte ne s’en soit ému.
Je suis curieux de savoir ce que tout cela vous inspire.
@ Bob
[Que je sache, Poutine n’a pourtant jamais menacé directement la Pologne ou un autre pays de l’OTAN. Trump, en revanche, a bel et bien menacé d’annexer le Canada, le Groenland, ou Panama, et ce à plusieurs reprises, sans que la va-t-en-guerre Rutte ne s’en soit ému. Je suis curieux de savoir ce que tout cela vous inspire.]
Les rodomontades de Rutte montrent bien comment les européens cherchent à se fabriquer un homme de paille. On cherche à nous persuader que la Russie est une menace parce que – et on commence déjà à en parler – cet ennemi absolu peut servir à justifier demain toutes sortes de sacrifices demandés aux couches populaires. Vous allez voir: la menace russe va justifier le transfert de nouvelles compétences à la bureaucratie bruxelloise, la baisse des budgets sociaux, le recul de l’âge de la retraite… et chaque fois que les travailleurs iront revendiquer, on leur expliquera qu’il faut savoir se sacrifier pour la patrie. Pas besoin de noter qu’aucun sacrifice ne sera demandé au capital, n’est ce pas ? Les discours sur le financement du “réarmement” sont de ce point de vue révélateurs. Chaque fois qu’on parle de “faire contribuer les épargnants”, il s’agit toujours de leur offrir des produits financiers à la rémunération attractive. Etonnant, non ?
La véritable menace pour l’Europe ne vient pas de Moscou – pas plus qu’elle ne vient de Pékin. Ni la Russie ni la Chine n’ont une ambition hégémonique. Les Etats-Unis, si. Mais on n’imagine pas Rutte menacer les Américains d’une “réaction dévastatrice”. Et cela pour deux raisons. La première, c’est que Rutte a été mis à ce poste par les Américains, et qu’il ne va donc pas mordre la main qui le nourrit. La seconde, c’est que promettre d’une “réaction dévastatrice” en cas d’attaque contre un état membre de l’OTAN ne mange pas de pain, puisque la situation ne se présentera pas. Alors que menacer les Américains d’une “réaction dévastatrice” en cas d’acte hostile contre le Danemark… ce n’est pas tout à fait exclu.
@ Bob et Descartes
[Que je sache, Poutine n’a pourtant jamais menacé directement la Pologne ou un autre pays de l’OTAN.]
On peut noter que l’on entends de plus en plus politiques et commentateurs du “camp du Bien” insister sur le fait que la Russie nous attaque déjà, en particulier quand elle soutient certains partis politiques populsites. Encore uen fois je me demande si dans la tête des Rutte, Von der Leien et autres Macron, la question est tant celle des frontières physiques que des partis sociaux-libéraux.
[On cherche à nous persuader que la Russie est une menace parce que – et on commence déjà à en parler – cet ennemi absolu peut servir à justifier demain toutes sortes de sacrifices demandés aux couches populaires. Vous allez voir: la menace russe va justifier le transfert de nouvelles compétences à la bureaucratie bruxelloise, la baisse des budgets sociaux, le recul de l’âge de la retraite… ]
Vous êtes optimiste. La menace russe a déjà permis de justifier l’annulation d’une élection, l’éviction du candidat arrivé en tête, et la promesse par un ex commissaire Européen que toute élection dont le verdict serait contraire aux intérêts de l’UE serait vouée au même scénario. C’est quand même un peu plus grave qu’une baisse des budgets sociaux…
@ P2R
[On peut noter que l’on entend de plus en plus politiques et commentateurs du “camp du Bien” insister sur le fait que la Russie nous attaque déjà, en particulier quand elle soutient certains partis politiques populistes. Encore une fois je me demande si dans la tête des Rutte, Von der Leyen et autres Macron, la question est tant celle des frontières physiques que des partis sociaux-libéraux.]
J’utilise ici mon rasoir d’Occam. Il est clair que le « camp du Bien » voit dans la situation présente une opportunité d’imposer aux peuples des transferts de pouvoir très importants vers les instances supranationales, transferts auxquels les peuples ne consentiraient probablement pas « à froid ». Et c’est pourquoi il faut terroriser les européens avec une « menace russe » qui permettrait de justifier tout et n’importe quoi. Et je pense que la petite phrase rassurante pour les contribuables dans le discours de Macron est de ce point de vue très révélatrice : si la menace était imminente et réelle, alors tous – je dis bien TOUS – les leviers devaient être utilisés. Y compris l’augmentation des impôts. Que Macron ait exclu par avance cette possibilité démontre à mon sens que la « menace » en question est surfaite.
[Que Macron ait exclu par avance cette possibilité démontre à mon sens que la « menace » en question est surfaite.]
Vous êtes sûr ? Avez-vous écouté la communication de Hadja Lahbib sur le «kit de survie» ? Je suis effrayé. Mais j’ai confiance en les capacités des fonctionnaires de Bruxelles. Et cette commissaire a l’air brillante.
@ Frank
[Vous êtes sûr ? Avez-vous écouté la communication de Hadja Lahbib sur le «kit de survie» ? Je suis effrayé. Mais j’ai confiance en les capacités des fonctionnaires de Bruxelles. Et cette commissaire a l’air brillante.]
Je n’ai pas très bien compris votre raisonnement. Quelle serait votre conclusion ?
C’était du second degré. Ma conclusion, vous la connaissez, c’est qu’on est très mal barré… (mais il faut absolument que vous visionniez son clip vidéo si vous ne l’avez pas encore fait).
@ P2R
[Encore une fois je me demande si dans la tête des Rutte, Von der Leien et autres Macron, la question est tant celle des frontières physiques que des partis sociaux-libéraux.]
C’est une vue intéressante, et il y a certainement une part de vrai là-dedans, une menace à nos “valeurs” (comme ils disent).
Néanmoins, dans le “Notre réaction sera dévastatrice”, la menace est bien physique il me semble.
Ce qui me parait délirant, à ce stade, est que cela ne fait que jeter de l’huile sur le feu, sans rien apporter en retour au camp du Bien. Une occasion ratée de se taire en somme.
@ Bob
[Ce qui me parait délirant, à ce stade, est que cela ne fait que jeter de l’huile sur le feu, sans rien apporter en retour au camp du Bien. Une occasion ratée de se taire en somme.]
Pardon, cela apporte beaucoup au “camp du bien”. Ce que nos dirigeants essayent de faire, c’est d’accréditer l’idée que “nous sommes en guerre”. Pourquoi croyez-vous que Macron ait utilisé cette formule plusieurs fois pendant son mandat ? Parce qu’au nom de la guerre, on peut exiger au peuple n’importe quel sacrifice. Et vous allez voir fleurir des commentaires du genre “comment osez vous parler de retraites/protection sociale/fermetures de classes/licenciements/hôpitaux (rayez la mention inutile) alors que nous sommes en guerre ?”. La guerre justifie tout, subsume tout. C’est pourquoi persuader l’opinion que la guerre est à nos portes est si intéressant pour nos dirigeants: parce que cela fait oublier tout le reste. Et c’est pourquoi tout ce beau monde s’applique à dramatiser. La guerre d’Ukraine offre une opportunité en or: d’un côté, c’est suffisamment proche de nous pour permettre cette dramatisation, de l’autre elle permet de resservir toutes les peurs fabriquées pendant la guerre froide (il n’y a qu’à voir le nombre de lapsus de nos journalistes, parlant de “soviétiques” pour qualifier les Russes).
@ Descartes
[c’est d’accréditer l’idée que “nous sommes en guerre”]
Certainement. Macron n’a d’ailleurs pas attendu l’Ukraine pour cela ; souvenez-vous de son allocution avant le premier confinement du Covid-19, déjà il disait que nous étions “en guerre”. Ce recours à la guerre pour justifier le “plus d’Europe qui nous protège” est clair (pour l’Allemagne, la Pologne et d’autres au moyen des F35 américains récemment achetés, et non des avions de combat européens, de manière cocasse).
Néanmoins, aller jusqu’à dire ““Notre réaction sera dévastatrice” est proche de la menace à peine voilée envers la Russie, cela me semble aller un cran au-dessus dans l’agressivité verbale vis-à-vis des Russes, bien au-dessus de tous les arguments permettant de justifier la rhétorique et les mesures sociales résultant de notre état “en guerre”. Pour le dire vite, “on en fait trop”.
D’autre part, à mon avis cette menace est plus à destination des Russes que du “public” européen. Là où je tique donc, c’est que cela ne nous apporte rien de bon sur le moyen/long terme. Tôt ou tard, la paix se fera, et il faudra bien tenter de reconstruire notre relation (diplomatique, économique, etc.) avec la Russie. Ce genre de déclaration enflammée ne fait que rendre ce processus inéluctable que plus coûteux. Pour quel gain réel au bout du compte ?
@ Bob
[Néanmoins, aller jusqu’à dire ““Notre réaction sera dévastatrice” est proche de la menace à peine voilée envers la Russie, cela me semble aller un cran au-dessus dans l’agressivité verbale vis-à-vis des Russes, bien au-dessus de tous les arguments permettant de justifier la rhétorique et les mesures sociales résultant de notre état “en guerre”. Pour le dire vite, “on en fait trop”.]
Pensez-vous que si l’on voulait « menacer la Russie » on le ferait par voie de presse ? Non, faut être sérieux. Tout le monde sait que les discours publics sont d’abord à usage de communication. Quand on veut vraiment menacer quelqu’un, il y a d’autres canaux beaucoup plus crédibles pour le faire. Pensez-vous que quelqu’un prend au sérieux ce qu’un politicien dit du haut d’une tribune ? Vous n’avez qu’à regarder la réaction européenne vis-à-vis de Trump : tout le monde se dit « il dit ça, mais en bout de compte il ne le fera pas ». Et on est surpris quand cette prédiction ne se réalise pas…
[D’autre part, à mon avis cette menace est plus à destination des Russes que du “public” européen.]
Je ne le crois pas. Si l’on veut menacer les Russes, Rutte a à sa disposition des canaux bien plus directs et bien plus crédibles qu’un discours public. Quand on parle publiquement, c’est à son opinion qu’on s’adresse.
[Là où je tique donc, c’est que cela ne nous apporte rien de bon sur le moyen/long terme. Tôt ou tard, la paix se fera, et il faudra bien tenter de reconstruire notre relation (diplomatique, économique, etc.) avec la Russie. Ce genre de déclaration enflammée ne fait que rendre ce processus inéluctable que plus coûteux. Pour quel gain réel au bout du compte ?]
Effectivement. La règle d’or de la diplomatie est de ne jamais dire quelque chose qu’on pourrait regretter d’avoir dit plus tard. D’un autre côté, les Russes ne sont pas dupes non plus. J’ai d’ailleurs remarqué que dans les discours de Poutine et de ses porte-parole, on attaque ou on moque Macron et son gouvernement, mais on parle rarement en mal de « la France ». Je pense que les Russes sont très conscients que les dirigeants passent, et que les nations restent…
Bonsoir Descartes,
Mon cœur balance, d’un côté la Schadenfreude de voir une nuée de parasites nuisibles réduits à l’état qu’il n’auraient jamais du cesser d’être, celui de récureurs de chiottes, et de l’autre mon chauvinisme qui condamne toute forme d’ingérence, fut-elle perçue comme bonne :
https://www.lefigaro.fr/societes/politique-anti-discrimination-le-figaro-s-est-procure-la-lettre-envoyee-par-l-administration-trump-a-des-entreprises-francaises-20250328
@ François
[Mon cœur balance, d’un côté la Schadenfreude de voir une nuée de parasites nuisibles réduits à l’état qu’il n’auraient jamais du cesser d’être, celui de récureurs de chiottes, et de l’autre mon chauvinisme qui condamne toute forme d’ingérence, fut-elle perçue comme bonne: (…)]
Je ne vois pas où est “l’ingérence”. Si je défend notre capacité à rester maîtres chez nous, j’aurais mauvaise grâce à refuser aux Américains le droit d’être maîtres chez eux. La lettre en question enjoint les entreprises françaises d’abandonner leur programmes “diversitaires” s’ils veulent continuer à travailler avec l’Etat fédéral américain. C’est leur droit. Et j’aimerais bien que la France impose aux entreprises qui prétendent vendre chez nous à respecter un certain nombre de principes républicains…
Cela étant dit, tout ça n’a rien de nouveau. Quand les démocrates étaient au pouvoir, on exigeait des entreprises américaines souhaitant opérer aux Etats-Unis de mettre en place des politiques “d’inclusion et de diversité”. Et la plupart des entreprises françaises s’y sont conformées, sans que la bienpensance française ne proteste. Aujourd’hui, la politique américaine a changé, et on exige aux entreprises de se plier à ce changement. Rien de bien nouveau, donc… seulement, ce qui arrangeait la bienpensance hier ne l’arrange plus aujourd’hui. C’est pourquoi cette lettre est “insupportable”…