Les hypocrites du premier mai

Le 1er mai, journée des travailleurs – et des travailleuses, pour reprendre le mantra de Sophie Binet – est habituellement une journée œcuménique à gauche. Alors que 364 jours par an les insoumis, les communistes, les socialistes, les écologistes et les différents groupuscules ne perdent une occasion de se bouffer le nez, ce jour-là les divisions sont cachées sous le tapis. On minimise ce qui nous sépare, on insiste sur ce qui nous unit. Et on regrette, rituellement, que l’unité ne soit plus étroite…

Cet œcuménisme donne lieu à de bien étranges rapprochements. Ainsi, ce premier mai on a vu défiler à Dunkerque Roussel, Tondelier, Ruffin mais aussi les trois principaux candidats à la direction du parti socialiste, Faure, Vallaud et Mayer-Rossignol. Sans compter la crème des socialistes locaux, tels le sénateur du Nord Patrick Kanner. La raison ? L’annonce par Arcelor-Mittal le 23 avril dernier d’un plan de suppression d’emplois de 640 postes dans différents sites du nord de la France, dont 300 pour le site de Dunkerque, 200 à Florange, 100 en Basse-Indre et 30 à Montataire. A cela s’ajoutent 300 postes déjà supprimés à Fos-sur-Mer. Déjà fin 2024 l’entreprise sidérurgique avait annoncé l’abandon du projet de décarbonation des hauts-fourneaux de Dunkerque (1,8 Md€ d’investissements).

Que Roussel manifeste avec les travailleurs du site de Dunkerque ne devrait étonner personne. Après tout, le PCF a une longue tradition de défense de l’industrie et une grande cohérence dans ses propositions à ce sujet. Mais voir des écologistes, des socialistes, des (anciens) insoumis, cela ne peut que susciter un certain scepticisme. Parce que si Dunkerque est aujourd’hui en difficulté, c’est en grande partie du fait des politiques et des textes qu’écologistes, socialistes et insoumis ont passionnément soutenu tant au niveau national qu’européen. Vous voulez une petite liste ?

Pourquoi l’acier européen n’est pas compétitif ? Ce n’est pas tant les salaires qui pèsent sur le prix à la tonne : la sidérurgie est un domaine intensif en capital, et le coût du travail ne pèse que marginalement. Non, le problème se trouve ailleurs. D’abord, dans les contraintes environnementales, et notamment les prix du carbone. Les industriels sont tenus de couvrir leurs émissions de CO2 par des certificats d’émission, dont le prix est passé de 37 €/t en 2021 à près de 70 €/t en 2024, pour tenir compte d’objectifs de plus en plus contraignants dans la matière fixés par l’Union européenne. Mais dites moi : qui à Bruxelles a milité pour que ces objectifs soient le plus contraignants possible ? Qui a dénoncé dans l’enceinte du Parlement européen ceux qui cherchaient à protéger les industries comme des traîtres à la cause de la planète ? Les écologistes et les insoumis. Peut-être que Marine Tondelier et François Ruffin pourraient expliquer aux Dunkerquois que si leur usine ferme, c’est bon pour la planète ?

La deuxième raison est, bien entendu, le prix de l’énergie. Et là encore, on retrouve nos amis écologistes, insoumis et socialistes à l’avant-garde. Tout ce beau monde est très sensible lorsque le prix de l’énergie pour le consommateur domestique monte, parce que le consommateur domestique est en même temps un électeur. Mais lorsqu’il s’agit de penser à l’industrie, il n’y a plus personne. Et surtout, il n’y a personne lorsqu’il s’agit de penser la question sur le long terme, et non en termes de subventions. Parce qu’il n’y a pas de secret : pour que l’énergie soit compétitive, il faut qu’elle soit abondante. Ce qui suppose la construction d’infrastructures – centrales électriques et réseaux pour l’électricité, gazoducs et oléoducs pour les hydrocarbures – et des politiques d’approvisionnement diversifiées qui permettent de s’affranchir des aléas géopolitiques. Et pour couronner le tout, une politique extérieure intelligente qui nous évite des erreurs comme la guerre en Ukraine, dans laquelle nous avons triplement fauté : d’abord en poussant l’Ukraine à une adhésion à l’OTAN qui ne pouvait qu’amener à piétiner les lignes rouges fixées par Moscou, ensuite en se fixant des objectifs irréalistes au lieu de chercher une sortie de conflit réalisable, enfin en s’engageant dans une politique de sanctions qui finalement a fait plus de mal à l’Union européenne qu’à la Russie.

Or, qu’est-ce qu’on observe ? Là encore, on trouve les écologistes et les socialistes du mauvais côté de la barrière. Sur les infrastructures, ces gens-là ont été au mieux négligents, au pire destructeurs. La fermeture de Fessenheim, c’est eux. Le sabotage des permis de recherche d’hydrocarbures, c’est eux. L’obstruction de tous les projets d’infrastructures, c’est eux. Le développement à grands coups de milliards des énergies renouvelables – milliards prélevés sur la consommation d’électricité – dont on n’a pas besoin et qui déstabilisent complètement les marchés de l’électricité et demain les réseaux, c’est encore eux.

Enfin, la troisième raison, c’est la question de l’investissement. La Chine ou l’Inde disposent d’unités de production modernes, tirant parti des dernières avancées des techniques, là où la sidérurgie européenne repose sur des unités vieillissantes. Personne n’investira massivement pour moderniser Dunkerque ou Fos. Et pas seulement à cause du prix de l’énergie ou la politique environnementale. Qui prendra le risque d’investir dans un continent dont l’économie est gouvernée par une Commission pour qui le simple terme de « politique industrielle » relève de l’hérésie, et qui reste persuadée qu’en laissant faire les marchés tout s’arrangera ? Qui prendra des risques dans un continent qui restera ouvert aux quatre vents alors même que ses concurrents lui ferment ses frontières ? Le sidérurgiste chinois sait que son gouvernement réagira fermement lorsque Trump taxe son acier. Le sidérurgiste européen sait qu’après moult tergiversations, l’Union européenne n’en fera rien.

Mais cette Union européenne, celle de la « concurrence libre et non faussée » et des frontières ouvertes, n’est pas venue de nulle part. Elle a été forgée au fil de traités comme celui de Maastricht… et là encore, où étaient les dirigeants écologistes, socialistes, insoumis ? Et bien, tous comme un seul homme du côté du « oui » à ce qu’ils qualifiaient à l’époque de « compromis de gauche ». Et même si certains d’entre eux peuvent à l’occasion – pour des raisons électorales – critiquer la construction européenne, ni les écologistes, ni les socialistes, ni les insoumis d’ailleurs, ne sont prêts à rompre avec la construction européenne, fatalement néolibérale.

Il n’est pas non plus inutile de rappeler comment on en est arrivé à mettre la sidérurgie européenne dans les mains de l’empire Mittal. En 2001, trois gros sidérurgistes européens Aceralia (Espagne), Usinor-Sacilor (France) et Arbed (Belgique-Luxembourg) pour créer un « champion européen », Arcelor. Seulement voilà, la Commission – et les Allemands – veille à la concurrence, et pour donner son accord à la fusion exige la vente d’un certain nombre d’unités de production et limite sa part de marché. Fin du rêve du « champion européen ». C’est une entreprise de taille plus modeste et donc plus vulnérable qui sort du processus, et qui fera l’objet d’une OPA hostile de Mittal en 2006, que les actionnaires d’Arcelor finissent par accepter, et à laquelle ni la Commission, ni les gouvernements concernés ne feront obstacle. Et comme l’OPA est financée par un endettement très important, on voit difficilement comment l’entreprise pourrait supporter les investissements nécessaires pour rester dans la course. Là encore, qui était aux commandes lorsque Arcelor fut créée ?

C’est pourquoi voir socialistes et écologistes défiler à Dunkerque a quelque chose de grotesque. La politique à l’âge postmoderne permet aux politiciens de se battre contre les conséquences des politiques mises en œuvre sans avoir à assumer leur contribution. On se souvient comment la gauche rassemblée, qui ne jure que par la réduction de la consommation d’hydrocarbures, s’était trouvée unie pour manifester contre la fermeture de la raffinerie de Petite Couronne, pourtant la conséquence logique de leurs propositions. « Dieu se rit des prières qu’on luy fait pour détourner les malheurs publics, quand on ne s’oppose pas à ce qui se fait pour les attirer », écrit Bossuet. S’il dit vrai, alors le Dieu à qui socialistes et écologistes adressent leurs prières aujourd’hui doit avoir mal au ventre à force de rire. Contrairement aux travailleurs d’ArcelorMittal Dunkerque qui, eux, n’ont plus que leurs yeux pour pleurer.

On ne le répétera jamais assez: l’essence de la démocratie, c’est la responsabilité des gouvernants, c’est l’obligation qui leur est faite d’assumer les conséquences de leurs décisions. Et cela suppose un minimum de mémoire, pour pouvoir mettre en rapport les discours de nos leaders aujourd’hui avec leurs actes d’hier. Ceux qui ont coulé notre industrie à Bruxelles ne devraient pas pouvoir se faire passer pour les premiers défenseurs des emplois industriels à Dunkerque ou ailleurs.

Descartes

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12 réponses à Les hypocrites du premier mai

  1. Evariste dit :

    Très juste Descartes! On ne peut faire fi de la responsabilité historique des acteurs politiques. .ï

  2. Sami dit :

    J’ai écrit un long laïus, mais je me suis rendu compte que je ne faisais que répéter mes sempiternelles litanies pessimistes quant à la situation politique actuelle.
    Donc, je vous en épargne cette fois-ci l’épreuve ! 😀 Merci encore pour cette analyse claire, simple, évidente, éclairante (sauf dans la tête de nos politiques toutes tendances confondues)

    • Descartes dit :

      @ Sami

      [Donc, je vous en épargne cette fois-ci l’épreuve !]

      Ne vous censurez pas. La répétition a aussi une fonction pédagogique…

  3. MJJB dit :

    [« Dieu se rit des prières qu’on luy fait pour détourner les malheurs publics, quand on ne s’oppose pas à ce qui se fait pour les attirer »]
     
    Que fait Dieu, lorsqu’on atteint le but que l’on s’est fixé, et que l’on fait croire que l’on s’afflige de ce qu’intérieurement, on jubile d’avoir obtenu ? L’hypocrisie ne se situe pas forcément là où on l’attend…

  4. tmn dit :

     
     
    [On ne le répétera jamais assez: l’essence de la démocratie, c’est la responsabilité des gouvernants, c’est l’obligation qui leur est faite d’assumer les conséquences de leurs décisions. Et cela suppose un minimum de mémoire, pour pouvoir mettre en rapport les discours de nos leaders aujourd’hui avec leurs actes d’hier.]
     
    Certes mais les médias devraient avoir pour rôle de solliciter cette mémoire, en expliquant comme vous le faites dans votre article le lien entre les décisions d’hier et les événements actuels. On ne peut pas dire qu’ils ne jouent leur rôle…
     

    • Descartes dit :

      @ tmn

      [Certes mais les médias devraient avoir pour rôle de solliciter cette mémoire, en expliquant comme vous le faites dans votre article le lien entre les décisions d’hier et les événements actuels. On ne peut pas dire qu’ils ne jouent leur rôle…]

      Tout à fait. Notre système politico-médiatique est construit pour vivre l’instant présent. Au point qu’on regarde les leaders politiques comme s’ils avaient toujours été ce qu’ils sont aujourd’hui, comme si leur trajectoire n’avait aucun intérêt explicatif de leurs comportements présents – ou dans l’anticipation de leurs comportements futurs. Le cas de Mélenchon est d’ailleurs emblématique: les journalistes et les politiciens – même ceux qui lui sont acquis – parlent de lui comme s’il avait toujours été un gauchiste radical, oubliant qu’il fut pendant deux décennies un élu discipliné du Parti socialiste mitterrandien. Maastricht, connais pas…

  5. Toubib dit :

    Un politique assumer les conséquences de ses décisions !!!!!!!!!!!!
    Vous rêvez …….

    • Descartes dit :

      @ Toubib

      [Un politique assumer les conséquences de ses décisions !!!!!!!!!!!! Vous rêvez …….]

      Çà m’arrive, ça m’arrive…

  6. COUVERT Jean-Louis dit :

    Je suis sidéré lorsque je pense à tout (personnes, organismes, pays) ce qui cherche à nous détruire depuis des décennies, mais, je suis fier de voir que note beau pays, tout blessé qu’il soit n’est pas encore moribond ! Hélas, avec les dirigeants qu’ON s’est donnés et avec les politiques, hommes et femmes qu’ON a élus, je crains que la fin ne soit très proche ! Suis-je un parano pessimiste ?

    • Descartes dit :

      @ COUVERT Jean-Louis

      [Je suis sidéré lorsque je pense à tout (personnes, organismes, pays) ce qui cherche à nous détruire depuis des décennies, mais, je suis fier de voir que note beau pays, tout blessé qu’il soit n’est pas encore moribond ! Hélas, avec les dirigeants qu’ON s’est donnés et avec les politiques, hommes et femmes qu’ON a élus, je crains que la fin ne soit très proche ! Suis-je un parano pessimiste ?]

      Je ne suis pas, vous le savez, d’un naturel pessimiste, et j’ai tendance à voir les qualités plutôt que les défauts, les opportunités plutôt que les désastres. Mais je dois dire que depuis que Bayrou est installé à Matignon, j’ai moi aussi un coup de blues. Contrairement à ce qu’on nous raconte tous les jours, le problème n’est pas la paralysie des institutions, mais le fait que nos dirigeants politique s’en accommodent. On a beaucoup rigolé de ce pauvre Chirac et de sa dissolution en 1997, ou de ce pauvre De Gaulle et son référendum de 1969. Mais dans les deux cas, c’était de la vraie politique comme on aimerait la voir plus souvent : dans ces deux cas, il s’agissait d’agir pour éviter le blocage des institutions, quitte à donner le pouvoir à l’opposition. Tout le contraire de la dissolution de 2024, où l’ensemble de la classe politique s’est finalement entendue pour que tout continue comme avant – car qu’est-ce que le « front républicain » allant de la droite à l’extrême gauche, sinon la préférence pour la continuité ?

      Je ne sais si « la fin est proche », mais ce qu’on peut observer tous les jours, c’est que nos institutions tournent au ralenti, et que l’ensemble de la classe politico-médiatique se satisfait parfaitement de cette situation, où chacun trouve son intérêt. De LR au PS en passant par le « bloc central », la priorité n’est pas de gouverner le pays, mais de se trouver un chef capable de « gagner ». « Gagner » pour faire quelle politique ? On n’en sait rien. Probablement la même qu’on conduit depuis trente ou quarante ans avec les résultats que l’on sait. Quelle importance ? Ce qui est vital pour eux, c’est de soutenir le bon cheval, celui qui ne les oubliera pas à l’heure de distribuer postes et prébendes. Du côté de LFI, on se frotte les mains : la paralysie ne peut que servir leur stratégie de « bordélisation ». Et du côté du RN, la décapitation judiciaire ouvre la porte à une forme de « normalisation » qui remplit d’espoir ceux qui voudraient rompre avec le social-souverainisme et en faire un parti de droite « bourgeois ».

      Et pendant ce temps, on voit triompher la politique du chien crevé au fil de l’eau. On ne traite pas les problèmes, on s’adapte à eux. Ainsi, on découvre qu’une école primaire déménage dans de nouveaux locaux pour s’éloigner du « point de deal » de la cité. Oui, vous avez bien lu : ce n’est pas les dealers qu’on force à déménager – par exemple, dans une prison – mais l’école du quartier. Et parents et élus sont ravis, comme si on avait résolu le problème. Et comme on a renoncé à traiter les véritables questions, la politique se réduit à lancer de temps en temps des ballons d’essai, des petites phrases, pour voir si on arrive à intéresser l’opinion. Alors qu’on peine à mettre des enseignants dans les classes, des médecins devant les patients, que les infrastructures se dégradent, que les usines ferment avec leurs cortèges de licenciements, que le « point de deal » devient une institution dans beaucoup de quartiers au même titre que l’école ou la poste, à l’Elysée on parle de réformer les rythmes scolaires, à Matignon, d’un « référendum sur le budget », au Palais Bourbon on s’étripe sur la fin de vie. Tout ça tombe bien entendu à plat, parce que les priorités des citoyens ne sont pas là. Plus que de savoir comment on débranchera la grand-mère, les gens se demandent comment se soigner, comment trouver du travail, comment faire pour que le « point de deal » proche de chez eux ne leur pourrisse la vie.

      Malheureusement, je crois de moins en moins qu’on puisse faire l’économie d’une crise. Le système politique est tellement bloqué, ceux qui le pilotent ont tellement intérêt à ce que rien ne change, qu’il paraît illusoire de penser qu’une solution puisse sortir du système lui-même. La question est de savoir par quel côté l’ensemble va finir par craquer. Est-ce par une crise financière qui nous conduirait à ne plus pouvoir payer les dettes ? Par une explosion communautaire qui nous rapprocherait de la guerre civile ? Par l’élection d’un Donald Trump à la française ?

  7. Baruch dit :

    Souvenir de lycée: en 1964 je crois, notre professeur de géographie avant la première partie du bac, nous avait parlé du “développement de la métallurgie” et d’un très grand projet de liaison fluviale entre Dunkerque et Fos sur mer qui devrait permettre la liaison entre le nord de l’Europe et la Méditerranée .
    Plusieurs années plus tard je me souviens d’une campagne féroce d’abandon de ce projet “pharaonique” et destructeur de” biodiversité”, et du” patrimoine architectural” de la citadelle de Besançon autour de laquelle aurait dû passer . La meneuse de la campagne était Dominique Voynet.
    L’union entre PS et écologistes se fit entre autres sur l’abandon de cette infrastructure.
    C’est depuis d’ailleurs que tout le monde pense sérieusement que les écolos sont “de gauche” !
    Je ne me souviens plus de la date de cet abandon définitif, mais je pense que tout cela a eu à voir avec
    le renoncement à l’industrie en France , la liquidation du travail ouvrier , de la fierté ouvrière et que production et producteur sont devenus des gros mots .

    • Descartes dit :

      @ Baruch

      [Souvenir de lycée: en 1964 je crois, notre professeur de géographie avant la première partie du bac, nous avait parlé du “développement de la métallurgie” et d’un très grand projet de liaison fluviale entre Dunkerque et Fos sur mer qui devrait permettre la liaison entre le nord de l’Europe et la Méditerranée.]

      Vous faites référence au canal « du Rhin au Rhône », qui relie les deux bassins et permet effectivement d’aller « de Dunkerque à Fos ». C’est un projet très ancien : on trouve déjà l’idée chez Colbert et Vauban, qui y voient un moyen d’intégrer économiquement les régions frontalières conquises par la France de Louis XIV. Les premiers travaux sont réalisés entre 1784 et 1832 pour aboutir à un canal de petit gabarit (péniche de 10 tonnes). Entre 1882 et 1924, il est mis au « gabarit Freyssinet », c’est-à-dire, pour les péniches de 300 tonnes. Mais ce gabarit devient très insuffisant après la guerre, d’où le projet dans les années 1960 de le mettre au gabarit « européen » pour des péniches de 5000 tonnes. Une partie des travaux est réalisé, mais le projet est finalement abandonné en 1997 sur intervention de Dominique Voynet, ce qui exclut finalement tout usage industriel de la voie d’eau, qui ne sert aujourd’hui qu’au tourisme. Un bel exemple de la manière dont on abandonne progressivement chez nous l’industrie au profit d’une forme de « muséification » du pays. Le « musée des antiquailles » dont parlait Marc Bloch dans « l’étrange défaite »…

      [L’union entre PS et écologistes se fit entre autres sur l’abandon de cette infrastructure. C’est depuis d’ailleurs que tout le monde pense sérieusement que les écolos sont “de gauche” !]

      C’est que la gauche a changé. C’est d’ailleurs très amusant de voir cette évolution dans les symboles. En 1974, l’affiche de François Mitterrand, candidat unique de la gauche, le représentait avec pour fond un pylône électrique, avec le slogan « la France moderne ». Un septennat plus tard, en 1981, l’affiche le représentait avec pour fond un paisible petit village, et le slogan était devenu « la force tranquille ». En 1997, la « gauche plurielle » s’est constituée sur l’abandon des grands projets : renoncement au canal Rhin-Rhône, fermeture de Superphénix… la gauche, qui en France a été traditionnellement progressiste, positiviste, moderniste, rationaliste, est devenue réactionnaire.

      [Je ne me souviens plus de la date de cet abandon définitif, mais je pense que tout cela a eu à voir avec le renoncement à l’industrie en France, la liquidation du travail ouvrier, de la fierté ouvrière et que production et producteur sont devenus des gros mots.]

      En fait, c’est légèrement postérieur. En France, les projets d’infrastructure – peut-être parce qu’ils étaient souvent portés par les corps techniques de l’Etat – ont mieux résisté que l’appareil industriel privé, beaucoup plus sensible à la conjoncture. Alors que l’hécatombe industrielle date de la fin des années 1970 et du début des années 1980, l’abandon des grands projets d’infrastructure n’ont été actés que dans les années 1990 et au-delà. Mais les deux abandons font partie du même processus, celui qui amène les classes intermédiaires à intégrer le bloc dominant, ce qui en retour marginalise les couches populaires et la culture ouvrière.

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