Le Front de Gauche bute sur deux problèmes quasi-insurmontables: celui des idées et celui des alliances.
Commençons par les idées. Les deux partis qui composent le Front de Gauche ont en interne le même problème: concilier d’une part la tendance “réaliste”, qui tend à être plutôt républicaine et jacobine, avec la tendance “gauchiste” qui est plutôt libertaire et girondine. Au PCF, les réalistes restent dominants dans les faits même si la rhétorique du PCF a de plus en plus une fâcheuse tendance à déraper vers le gauchisme. Au PG, les fronts sont inversés, les tendances gauchistes étant prédominantes. Mais – la “déclaration de principe” élaborée par les deux partis dans le cadre du Front le montre bien – la tendance générale est plutôt au gauchisme. Et la meilleure preuve en est la concurrence féroce que se sont livrés le Front de Gauche et le NPA: il est devenu clair que les deux organisations chassent sur les mêmes terres.
C’est peut-être là que se trouve la plus grande faiblesse du Front de Gauche: rien dans son positionnement ne lui permet de conquérir la classe ouvrière et les travailleurs modestes alors que ces catégories sont privées de représentation politique à gauche depuis la “mutation” du PCF dans les années 1990. Il suffit de relire les documents du Front pour s’apercevoir que les thèmes de campagne choisis, le positionnement politique, le langage même s’adresse essentiellement aux couches “boboisées” de la société. A ce titre, le premier paragraphe de la déclaration la “déclaration de principe” du Front est révélatrice:
(La crise du capitalisme) se traduit par de graves menaces pour nos concitoyennes et nos concitoyens et pour la planète : chômage grandissant, aggravation des inégalités Femmes/Hommes, difficultés financières pour des millions d’entre nous, démantèlement des services publics, crise d’importants secteurs industriels, dérèglement climatique, mise en cause des milieux naturels et des écosystèmes, recul des libertés publiques et de la démocratie, atteintes à l’indépendance des médias et de la justice, criminalisation des luttes sociales et dérive sécuritaire…
Notons d’abord que les “menaces” n’affectent que “nos concitoyennes et nos concitoyens”. Mais celui qui écrit se texte ne se considère pas lui-même menacé. En d’autres termes, c’est un texte écrit par quelqu’un qui perçoit le chômage comme quelque chose qui arrive aux autres. Aussi révélateur est la hiérarchie entre les fléaux: comment comprendre que “l’aggravation des inégalités Femmes/Hommes” (1) puisse être considérée plus importante que la “crise d’importants secteurs industriels”, le “recul des libertés publiques” et surtout des “difficultés financières” ? Par contre, les problèmes liés à la sécurité, aux incivilités, à la dégradation des rapports et de l’environnement en milieu urbain, toutes problématiques qui affectent en priorité les plus modestes ne sont même pas évoquées. Vu du 6ème arrondissement, la “mise en cause des milieux naturels et des écosystèmes” peut apparaître comme une priorité. Mais vu de La Courneuve, ce n’est pas forcément le cas.
Une telle focalisation sur des aspects somme toute mineurs (“les inégalités Femmes/Hommes”) de la crise en ignorant d’autres bien plus sérieux montre que le Front voit le monde à travers du prisme déformant des classes moyennes aisées. Et qu’il est incapable de se défaire de ce prisme et d’élaborer un discours qui puisse être entendu par les travailleurs modestes. La gauche n’a toujours pas compris ce que Sarkozy, avec une intuition remarquable, a compris depuis longtemps: les miséreux n’ont que faire d’un discours misérabiliste. Ils savent qu’ils sont misérables sans que les politiques viennent le leur rappeler, comme le fait Marie-George Buffet dès qu’elle en a l’opportunité. Ce que les couches les plus modestes attendent du politique c’est une perspective, qu’elle soit individuelle (“travailler plus pour gagner plus”) ou collective. C’est qu’on parle des solutions à leurs problèmes, parmi lesquels “les inégalités Femme/Homme” ne sont pas, et c’est le moins qu’on puisse dire, la priorité du jour.
Le problème des alliances est encore plus épineux. Tant qu’il s’agissait de “changer l’Europe” dans une élection proportionnelle à un tour dont les résultats ne changeront rien, la question est simple. Mais lorsqu’il s’agira de “changer les Régions” (et c’est encore pire avec les municipalités…), les choses vont devenir beaucoup plus compliquées. Le PCF et le PG (qui, ne l’oublions pas, a aussi des élus locaux) cogouvernent la majorité des régions avec le PS. La survie de nombreux élus locaux dépendent d’une alliance avec le PS dès le premier tour. Au gré des équilibres locaux, ces alliances seront certainement ouvertes au Modem (comme cela s’est déjà produit aux dernières municipales). Or, ces alliances par nature pragmatiques vont fatalement entrer en collision avec le discours gauchiste tenu au niveau national. Il est toujours difficile de stigmatiser le “social libéralisme” et les “abandons” du PS tout en faisant campagne avec lui.
Depuis plus de trente ans le PCF bute sur ce problème: impossible de faire sans le PS, impossible de faire avec lui. Refuser l’alliance avec le PS revient à perdre la plupart de ses élus, dont dépend aujourd’hui l’essentiel de son financement. Mais faire alliance avec le PS revient a se renier politiquement. Déjà lors des précédents scrutins les arguments du style “il faut battre la droite” ont eu de plus en plus de mal à cacher l’impasse stratégique dans laquelle se trouve le PCF. Le Front de Gauche héritera demain de ce problème, puisque tant le PCF que le PG ont des élus à sauver. C’est sur la capacité du Front de Gauche à gérer cette contradiction que se jouera certainement son avenir.
Descartes
(1) “Aggravation” par ailleurs largement imaginaire. Toutes les statistiques montrent au contraire une réduction des inégalités entre les sexes. Que cette réduction soint plus lente que ce que certains le souhaiteraient, c’est possible. Mais de là à parler “d’aggravation”…