La réaction des autorités américaines – mais aussi des diplomates européens – aux “fuites” publiées par le site wikileaks est maintenant bien calibrée: d’un côté, ce sont les cris d’orfraie sur le fait que la publication de documents prévus pour être confidentiels met en danger la diplomatie américaine et mondiale, sans parler des risques courus par les individus. De l’autre, l’affirmation que de telles fuites sont inutiles, puisque les documents publiés n’apprennent fondamentalement rien de nouveau au public, puisqu’ils ne font que confirmer ce que tout le monde – ou du moins tous ceux qui ont envie de s’informer – savait déjà (1).
Pour les citoyens dont le détecteur de contradictions n’est pas encore trop abîmé, cette réaction ne peut que donner l’alarme. Après tout, pourquoi la publication de documents qui ne font que “confirmer ce qu’on savait déjà ” pourrait mettre quoi que ce soit en danger ? Si tout le monde sait (ou peut savoir), qu’est-ce que cette publication peut bien changer ?
En fait, pour comprendre le dommage que la publication de choses “que tout le monde sait déjà” peut faire à la diplomatie américaine, il faut revenir sur un principe fondamental du gouvernement des USA depuis au moins l’ére Dulles: la “plausible denial”, formule que l’on peut traduire en français par “dénégation (ou démenti) plausible”. Ce principe requiert que chaque fois que le gouvernement commet un acte qu’il n’entend pas assumer, il doit faire les choses de manière à pouvoir nier publiquement de manière plausible qu’il en est l’auteur. En d’autres termes, ce qui est important n’est pas de cacher le fait qu’on a mal agi, mais de ne jamais permettre que sa responsabilité soit prouvée (2).
Pourquoi cela marche ? Parce que le public a plusieurs manières de “savoir”. Et qu’il ne réagit pas de la même manière selon qu’il “sait” quelque chose de telle ou telle manière. Nous pouvons “savoir” quelque chose par la rumeur, par induction (le fameux “à qui profite le crime”), parce qu’une source en qui nous avons plus ou moins confiance nous le dit, et en haut de la pyramide de crédibilité, il y a le document, la preuve brute. La “plausible deniability” marche justement en évitant le sommet de la pyramide: pas de documents, pas de preuve brute. Ainsi, par exemple, “tout le monde savait” que c’était la CIA qui avait organisé le renversement d’Allende en 1973 commanditée par le président des Etats-Unis. Seulement voilà, on le savait par des rumeurs, par des témoins toujours contestables, mais il n’y avait aucune preuve et pendant trente ans le gouvernement américain a nié toute implication. Il a fallu attendre la déclassification de la documentation classifiée sous la règle des trente ans pour découvrir en 2003 que ces dénégations étaient des purs mensonges. Mais bien entendu, en 2003 qui s’intéressait encore aux évènnements de Santiago ? Pas le grand public, en tout cas…
Wikileaks vient briser toute cette belle machine. Auparavant, le “plausible denial” ne risquait pas d’être démenti après quelques dizaines d’années par la publication des archives, c’est à dire lorsque ce démenti n’avait plus aucune conséquence politique. Avec Wikileaks, l’administration américaine peut être privée du jour au lendemain de ce joker commode qui lui a permis de couvrir une politique fondée sur le mensonge systématique. Car on ment beaucoup outre-atlantique, beaucoup plus que dans la “vieille Europe”, contrairement à ce qu’on pourrait croire. L’exemple d’un Secrétaire d’Etat américain exposant des preuves fabriquées – et dont il ne pouvait ignorer la nature – devant le Conseil de Sécurité de l’ONU restera un grand moment dans la longue histoire du mensonge gouvernemental, qui ne devrait pas faire oublier la longue liste des mensonges qui l’ont précédé: ceux de Reagan à eux seuls permettraient de remplir un catalogue.
Si le phénomène wikileaks affecte essentiellement les Etats-Unis, c’est aussi parce qu’en Europe ce type de mensonge d’Etat est bien plus rare (3). Lorsqu’un Etat européen est découvert avec les doigts dans le pot de confiture, sa réaction est souvent un “no comment” prudent, assorti de promesses – rarement tenues d’ailleurs – de “faire toute la lumière” sur l’affaire. Mais il est rare que la réponse soit un mensonge frontal, aussi “plausible” soit-il. Cela tient à la place qu’occupe la communication dans le débat politique: là ou la communication est importante, il y a une pression constante sur les gouvernants pour qu’ils parlent. Et lorsqu’il faut parler d’affaires sensibles, le mensonge est presque inévitable. Une bonne illustration de cette logique ont été les “bilans de santé” publiés par les différents présidents de la république: un seul président de la Vème à promis et tenu la promesse de publier régulièrement des bulletins de santé. C’était François Mitterrand, et nous savons aujourd’hui que ces bulletins étaient des faux.
Alors, regardons les choses en face: le “plausible denial” est une doctrine qui sert non pas à protéger la paix dans le monde, mais à éviter aux dirigeants américains de prendre leurs responsabilités. C’est une doctrine immorale. Si wikileaks permet d’en finir avec elle, béni soit wikileaks.
Descartes
(1) C’est ce qu’a soutenu par exemple R. Védrine (à la Matinale de France-Inter du 1/12/2010). On peut supposer qu’un ancien ministre de François Mitterrand sait de quoi il parle…
(2) En fait, l’idée n’a rien d’américain et bien plus ancienne. Son principe a été résumée magistralement par Charles Babbage en 1864: “il est intéressant d’avoir dans tout comité quelques hommes honnêtes et fiables qu’on fera sortir temporairement lorsque une question particulièrement délicate doit être traitée. De cette manière, ils pourront déclarer si nécessaire qu’il n’ont jamais été présents à une seule réunion dans laquelle une action inacceptable ait été discutée sans manquer à la vérité”.
(3) On parle ici de “mensonges d’Etat”, c’est à dire, d’affaires que l’Etat a ordonné mais dont il n’entend pas assumer la responsabilité. Pas de scandales d’enrichissement personnel ou de financement de campagnes électorales, par exemple…
L’analyse est très intéressante mais présente à mon avis une faille d’importance.
Le fait que Wikileaks soit en mesure de divulguer des preuves matérielles authentifiées pourrait constituer, en effet, un puissant antidote à la Plausible Deniability.
Mais, pour cela, s’il faut que ces preuves matérielles existent et soient authentiques il faut surtout qu’elles soient sincères.
Or même si nous sommes tributaires d’un système d’information numérisé qui conserve (opportunément où non) les preuves de beaucoup de transactions et qu’il demeure souvent difficile de faire
disparaitre ces preuves, il n’en est pas moins possible d’introduire volontairement dans le système de fausses preuves.
Le fait qu’un document soit authentique et secret ne garantit pas qu’il soit sincère. L’affaire Cicéron où plutôt les faits réels qui ont inspiré cette histoire très romancée en constituent une
brillante démonstration.
Ainsi, les services de renseignement Etatsuniens disposent d’une parade : classifier des faux.
L’efficacité de Wikileaks démontre qu’il n’est même plus nécessaire d’organiser les fuites. Mais toute la logistique mise en place par Wikileaks et en particulier la transmission des documents à
des medias puissants pour authentification ne qualifie qu’une chose : l’origine des documents et leur authenticité.
Il reste difficile, voire impossible, d’attester leur pertinence. Or, jusqu’à présent, Wikileaks et ses lecteurs considèrent que le secret constitue une preuve suffisante de l’indiscutabilité d’un
document. C’est dangereux.
Ainsi, les services de renseignement Etatsuniens disposent d’une parade : classifier des faux.
Je pense que ta crainte est infondée, parce que ta “parade” n’est pas très efficace: il ne faut pas oublier que ces documents ne sont pas “classifiés” pour seulement à destination de wikileaks.
Ce sont des documents de travail, que les diplomates et les hauts fonctionnaires utilisent tous les jours pour prendre des décisions, donner des instructions et conseiller les autorités
politiques. Si tu commence à “classifier des faux”, il faut donner à ces diplomates et hauts fonctionnaires une “clé” leur permettant de reconnaître le vrai du faux… ce qui pose le problème de
garder cette “clé” confidentielle. Or, si les américains ont été incapables de garder confidentiels les cables publiés par wikileaks, rien ne permet de penser qu’ils seront capables de garder
mieux cette “clé”…
Je suis d’accord avec toi sur le fait qu’il faut être vigilant sur l’autenticité des documents (ce qui n’a rien à voir avec leur “pertinence”…). Et en particulier, le fait qu’un document soit
secret ne garantit nullement son authenticité. Cependant, il faut souligner que wikileaks a pris une précaution fondamentale: celle de diffuser une grande quantité de documents datant de la même
période. Car s’il est facile de trouver beaucoup de gens pour dire la même vérité, il est difficile d’en trouver beaucoup pour dire le même mensonge: fabriquer une telle masse de documents sans
se contredire est un travail trop coûteux pour imaginer qu’il puisse être entrepris. Le meilleur test d’authenticité est probablement la cohérence…
L’efficacité de Wikileaks démontre qu’il n’est même plus nécessaire d’organiser les fuites.
Pas vraiment: quand on “organise des fuites”, on peut choisir l’information qu’on souhaite voir “fuiter”. Avec wikileaks, pas de sélection possible. Là encore, le choix de publier des grandes
masses de documents et un bon vaccin contre les manipulations.
Conclusion: il n’est pas question pour moi de faire de wikileaks le nouveau “chevalier blanc” qui va nous sauver tous. Et je ne suis pas convaincu que la transparence absolue soit une bonne
chose, ni dans le domaine diplomatique, ni dans d’autres. Mais si wikileaks porte un coup fatal à la logique du “plausible denial”, ce sera un pas dans la bonne direction…
Ce que révèle réellement Wikileaks, c’est surtout la défiance des citoyens envers les journalistes.
En effet, les informations publiées, tu l’as dit, étaient connues de tout un chacun, et avaient été souvent relatées par la presse depuis des années.
Pourtant, on les traite comme s’il s’agissait d’incroyables scoops ! (surtout les ragots en fait, du genre “DSK n’aime pas Sego” etc)
Cela veut dire que les bruits de couloir des journalistes, on ne leur a pas fait confiance, ou on les a traités avec recul. On a préféré attendre une “confirmation” venant d’une “vraie source”, ce
que wikileaks est censé être.
Pourquoi “les journalistes” ? Il n’y a pas que “les journalistes” qui étaient au courant: les politologues, les hauts fonctionnaires, les universitaires, les politiques… tous ceux qui
s’intéressent à la “chose publique” en fait.
Oui mais ce sont les journalistes qui nous ont relaté ces faits… qu’on accueille alors avec scepticisme.
Il n’y a pas que les journalistes. Il y a des dizaines d’ouvrages sur la politique américaine écrits par des universitaires, des historiens, des philosophes… les journalistes ne sont pas et
n’ont jamais été la seule source d’information.
Les thèses universitaires ne quittent généralement pas les facs et leurs seuls lecteurs sont les jurys. Quant aux livres, ils se retrouvent noyés dans les rayons de la Fnac à égalité avec une
littérature plus ou moins crédible. On (“le grand public”) les range alors tous dans le même panier: soit on croit tout y compris le délirant, soit on rejette tout en bloc… bref tout est
discrédité.
Si tu vas par là, le “grand public” ne lit pas non plus les fuites de wikileaks. Et ce n’est pas par hasard si les “fuites” en question ont été diffusés à travers les “quotidiens de référence”,
qui y ont consacré des pages et des pages. Et qui lit ces quotidiens de référence ? Les mêmes qui lisent les livres “noyés dans les rayons de la FNAC” et les travaux des universitaires.
L’affaire wikilieaks ne permet de tirer aucune conclusion sur les réactions du “grand public”, tout simplement parce que “le grand public” se fout éperdument de ce qui peut se passer en
Afghanistan, en Irak ou à Washington. “Le grand public” ne met pas en cause la parole des journalistes qui traitent de ces questions tout simplement parce qu’il l’ignore.
le “plausible denial” dans les affaires
votre billet est tout à fait juste, et intéressant.
Mais cela est également vrai dans le monde des affaires, quand il y a des procès intenté à une entreprise aux USA.
J’ai assisté personnellement à cette pratique. Quand l’entreprise se prépare avec ses avocats à répondre à une accusation (dans mon cas produit soupçonné d’être dangereux), et que l’on examine, en
interne, ce que savaient les services concernés (bureau d’étude, commerciaux, service qualité), on fait sortir de la salle ceux qui vont témoigner au procès (dirigeants, porte-parole, chef de
service ..) pour qu’ils puissent dire la main sur le cœur … je ne savais pas, nous ne savions pas.
Exactement. C’est d’ailleurs un point sur lequel il faut véritablement réflechir. L’idéologie de la transparence universelle et la juridicisation des rapports à tort et à travers est en train de
pousser nos dirigeants à savoir le moins possible de choses, de manière à pouvoir plaider l’irresponsabilité. Or, il est de notre intérêt au contraire que nos dirigeants sachent le plus possible
de choses, pour pouvoir prendre les meilleures décisions…
On aurait donc intérêt à cadrer la responsabilité des dirigeants en empêchant qu’elle soit mise en cause à tort et à travers. C’est un peu la logique de l’immunité générale accordée au président
de la République et de l’immunité partielle accordée aux ministres par les texte. Immunités que la pensée “victimiste” voudrait aujourd’hui mettre en cause…