« Tout dans la vie est une question de sexe, sauf le sexe. Le sexe, c’est une question de pouvoir »
(Alfred Hitchcock)
Cette semaine, nous allons parler sexe. Oh, je vois vos yeux brillants, petits canailloux… mais ne vous faites pas trop d’illusions. Ici, c’est un blog de bonne tenue, alors ne vous attendez pas à des révélations émoustillantes ou des confidences lascives. Désolé, cher lecteur, mais nous allons ici nous intéresser au côté obscur de la force. Non pas tant au sexe qu’on aime, mais à celui qu’on déteste.
Cela fait quelques années que pas une saison ne se passe sans que des personnalités connues – ou qui aspirent à le devenir – dénoncent des abus sexuels que leurs auraient fait subir telle ou telle connaissance – et si la connaissance est une célébrité, tant mieux. Et depuis quelque temps, la mode est aux dénonciations d’abus subis dans l’enfance ou l’adolescence. De Vanessa Springora à Camille Kouchner, en passant par Judith Godrèche, et bien d’autres, connues ou moins connues, les exemples sont innombrables. Et pas toujours désintéressés (1), si l’on croit certaines langues vipérines. Mais laissons de côté ces questions sordides, et faisons bénéficier accusatrices et accusateurs (2) d’une présomption de bonne foi. Ils souffrent, et ils tiennent à ce que cela se sache. Mais ils souffrent de quoi, exactement ?
Il n’est pas inutile de faire ici un petit voyage dans le temps. Aux années 1970-80 pour être précis. Nous sommes à cette époque dans la vague de mai 1968, qui submerge tous ceux qui ne savent pas ou ne peuvent pas surfer sur elle. Et cette vague, c’est d’abord une vague d’hédonisme. Au diable la pudeur, l’effort, le sacrifice, la frugalité qui étaient les vertus cardinales des générations qui ont reconstruit la France après 1945. « Métro, boulot, dodo, c’est bon pour les veaux ». Pour les jeunes soixante-huitards – « c’est avec les jeunes cons qu’on fait des vieux cons, plus tard », disait Aragon – le mot d’ordre était « jouissons sans entraves ». Finie la grisaille gaullienne, au diable les sacrifices de la reconstruction. Le monde nouveau était celui des plaisirs sans limite.
Le sexe, qui était auparavant une question strictement privée, entourée de mystères qu’on cachait aux enfants et qu’on réservait aux lieux intimes à l’abri des regards et des conversations, devient alors une affaire publique. Tout à coup, on peut en discuter dans les médias, et on ne s’en prive pas. Au diable les convenances : la pudeur, cette valeur cardinale des générations précédentes, est dénoncée comme de la pudibonderie bourgeoise. « Jouir sans entraves », c’est faire l’amour avec qui l’on veut, où l’on veut, quand on veut, et sans se sentir lié par quelque devoir que ce soit. C’est l’époque où « Libération », le journal des « libérés », publie une double page intitulé « voyage dans les chiottes européennes », reprenant les graffitis les plus salaces et les plus sexuellement explicites recueillis dans les lieux d’aisance de toute l’Europe. Dans le même journal, la colonne « chéri-e-s » faite de petites annonces au caractère sexuel sans équivoques, permet à certains d’égayer leurs soirs de solitude. Et bien entendu, s’il faut lever les interdits, si le sexe est plaisir et seul le plaisir compte, pourquoi priver de ce plaisir les enfants, pourquoi leur interdire de découvrir leur sexualité entre eux, mais aussi avec les adultes ? Pourquoi leur interdire de s’instruire en contemplant les ébats de leurs parents, et même d’y participer ? Pourquoi leur refuser les caresses qui font du bien, les rapports qui ne sont que plaisir pur ?
Pour ceux qui n’ont pas connu cette époque, pour ceux pour qui le néo-victorianisme ambient est le seul horizon, il est difficile d’imaginer ce qu’a pu être ce moment de folie collective. Et ce qu’il faut bien comprendre c’est que ces gens-là n’étaient ni des cyniques, ni des pervers. Ils étaient vraiment convaincus qu’en faisant éclater toutes les règles, en « interdisant d’interdire », ils agissaient pour le bonheur de tous. Qu’il était aberrant d’interdire à un enfant ou à un adolescent les rapports sexuels consentis au nom de ce qui était qualifié de « morale bourgeoise ». Ils étaient persuadés qu’une éducation sans interdits ferait de leurs enfants des êtres libres et épanouis. Et ce n’est pas tout à fait leur faute : ils étaient soutenus en cela par des élites intellectuelles qui – avec de rares et honorables exceptions – ont encouragé le mouvement (3).
Les Godrèche et les Springora sont les enfants de ces soixante-huitards. On pourrait les qualifier presque de petits-enfants de mai 1968. Ils ont eu des parents qui s’interdisaient d’interdire. Qui non seulement n’ont rien fait lorsque leurs filles sont parties vivre en couple avec des hommes qui auraient pu être leurs pères, mais qui probablement se sont dits avec fierté « vous voyez, ma fille est vraiment une personne libérée » et ont été ravis qu’elles suivent la voie que leur dictaient leurs désirs. Parce que ce qu’on dénonce aujourd’hui hautement, y compris au pénal, se faisait à l’époque au vu et au su de tous – et j’ajoute, avec l’approbation implicite et explicite des plus hautes autorités médiatiques. Gabriel Matzneff, qui fut l’initiateur et l’amant de Vanessa Springora lorsqu’elle avait quatorze ans à la fin des années 1980, avait déjà publié en 1974 un essai intitulé « Les Moins de seize ans » dans lequel tout est dit. Et qui, loin de lui valoir un quelconque rejet, est bien accueilli par la critique malgré sa défense explicite de la pédophilie – et non pas d’une pédophilie théorique, comme celle de Daniel Cohn Bendit dans « le grand bazar », mais d’une pédophilie réelle, effective, pratiquée dans les faits par l’auteur. Et sans honte aucune : dans un article de 1966, le même Matzneff défendait les « pédérastes » qui « apportent aux enfants la joie d’être initiés au plaisir, seule “éducation sexuelle” qui ne soit pas une foutaise ». Le plaisir, voilà l’objectif ultime, qui justifie tout. Est-il besoin d’insister sur le fait que ces positions n’empêcheront pas Matzneff d’être édité par les maisons les plus prestigieuses, de collaborer régulièrement pendant des décennies avec des médias aussi distingués que « Le Monde » (où il avait une chronique régulière), « Le Figaro », « Le Point », et bien sûr, « Libération » ? Ceux-là même qui aujourd’hui se font les gardiens de la vertu… tristes gardiens qui brûlent ce jour ce qu’ils adoraient naguère.
Pourquoi personne n’avait réagi avant ? Parce qu’à l’époque, les mots d’ordre sont « plaisir » et « liberté ». Parce qu’à l’époque, chacun – y compris les enfants – est sous l’injonction de suivre ses désirs sans limite, puisque toute limite est le résultat d’une « aliénation bourgeoise » de notre nature profonde. Parce qu’à l’époque, le principe de plaisir doit triompher du principe de réalité.
Que reproche-t-on finalement à Matzneff, à Jacquot et à tant d’autres ? Et bien, d’avoir pris au sérieux les slogans soixante-huitards, d’avoir fait quelque chose qui, à l’époque où ils l’ont fait, était considéré comme parfaitement acceptable. On leur reproche de ne pas avoir deviné que, trente ans plus tard, cela redeviendrait un péché, pire, un crime. Le principe de non rétroactivité des lois ne s’applique pas aux lois médiatiques, et ce qui vaut aujourd’hui à Matzneff et Jacquot la réprobation médiatique unanime, c’est exactement ce qui leur valait hier gloire et considération. Etre « transgressif », dans notre beau pays, ça eut payé, ça ne paye plus.
Plus que la Judith Godrèche de 50 ans qui vitupère aujourd’hui, il faudrait peut-être mieux écouter celle qui, adolescente, n’avait pas de mots assez doux pour décrire ses rapports avec Jacquot. On se prend à imaginer qu’elle aurait été la réaction d’une Judith adolescente des années 1980 si, plutôt que d’y consentir, ses parents avaient tapé du poing sur la table et empêché sa relation avec Benoît adoré. Aujourd’hui, elle écrirait un livre leur reprochant amèrement de l’avoir empêchée de vivre le grand amour de sa vie ou peut-être même d’avoir gâché sa carrière cinématographique. Mais voilà, ses parents soixante-huitards trouvaient peut-être ça bien… ou peut-être pas, mais n’avaient pas envie d’entendre des reproches et de se sentir coupables. Alors, ils ont laissé faire, ou bien, comme dans le cas Springora, ils ont encouragé la relation. C’est d’ailleurs une constante de ces affaires : les reproches sont toujours adressés au « prédateur » supposé, jamais aux parents, dont le rôle est pourtant, en théorie du moins, de protéger leur progéniture. Et cela n’a rien d’étonnant : on peut toujours se plaindre de ce qu’on vous ait empêché de faire quelque chose, mais on a l’air un peu bête lorsqu’on reproche à quelqu’un de vous avoir permis et encouragé de faire ce que vous vouliez faire. Ce serait admettre qu’il vous faut une autorité extérieure pour vous imposer ses interdits et vous maintenir sur le droit chemin. Autrement dit, à remettre en cause le dogme dominant qui veut que l’individu sait mieux que quiconque ce qui est bon pour lui… et doit pouvoir faire ce qu’il veut.
Alors, il faut trouver ailleurs un coupable. Et des psychologues compatissants fournissent pour cela un prêt à porter intellectuel absolument génial : c’est la « théorie de l’emprise ». Que nous dit cette « théorie » ? Schématiquement, qu’une personne peut être « dominée » par une autre, satisfaire ses désirs, accepter ses demandes, voir le monde avec ses yeux, sans que pour autant il y ait de coercition physique ou de violence. Corollaire 1 : le consentement n’a aucune valeur, puisqu’il peut être le résultat de cette « domination ». Corollaire 2 : on peut donc consentir sans pour autant avoir à prendre la responsabilité de ses actes.
Mais surtout, quelle est la différence de fond entre « l’emprise » et l’amour tout court ? Aimer, n’est-ce pas voir le monde par les yeux de l’être aimé ? N’est-ce pas lui passer ses défauts, lui pardonner ce qu’on ne pardonnerait pas à un autre ? N’est-ce pas vouloir le meilleur pour l’autre, quand bien même – aux yeux d’un observateur extérieur – il ne le mériterait pas ? N’est-ce pas tout faire pour lui faire plaisir ? On voit que la frontière est ténue entre ce qu’on appelle habituellement « amour » et ce que les médias, les juristes et les psychologues appellent « emprise ». Que l’on soit passé de l’un à l’autre n’est pas innocent. C’est un pas de plus vers le stade ultime de l’individualisme autocentré : celui où tout rapport avec l’autre apparaît comme une forme d’asservissement. L’individu ne peut être vraiment libre qu’une fois libéré de toute « emprise », et donc de toute relation humaine, parce que tout rapport humain implique une forme d’interdépendance. Lorsqu’Aragon dit à d’Elsa « J’ai tout appris de toi sur les choses humaines/Et j’ai vu désormais le monde à ta façon/J’ai tout appris de toi comme on boit aux fontaines », est-il amoureux, ou sous emprise ? En 1956, quand ce poème a été écrit, la réponse allait de soi. Aujourd’hui, cela paraît beaucoup moins évident.
L’emprise, c’est le prétexte idéal pour exonérer tout le monde de ses responsabilités en les faisant porter par un bouc émissaire. Les parents qui ont accepté les rapports aujourd’hui condamnés, les intellectuels qui ont couvert de leur autorité morale, les médias qui ont propagé cette idéologie peuvent dormir tranquilles : c’est Matzneff, c’est Jacquot qui sont les seuls, les uniques responsables. Clouons-les au pilori médiatique, et le monde sera guéri. Mais c’est là une véritable falsification, dont on ne sort qu’en admettant la réalité. Et la réalité est simple : les Godrèche et les Springora ont eu des parents qui s’interdisaient d’interdire, encouragés en cela par tout l’establishment. Et comme on dit en Basse-Bretagne, les « parents boivent, les enfants trinquent ». Aujourd’hui, elles sentent que quelque chose leur a manqué, que ces relations tant désirées par elles à l’époque avaient quelque chose de mauvais, quelque chose qui aujourd’hui les empêche de vivre, au point de ressentir le besoin de transformer la dénonciation en cause universelle. Mais la logique du bouc émissaire fait qu’on ne va pas au bout du raisonnement. Quand Springora déclare que « à quatorze ans, on n’est pas censée être attendue par un homme de cinquante ans à la sortie de son collège, on n’est pas supposée vivre à l’hôtel avec lui, ni se retrouver dans son lit, sa verge dans la bouche à l’heure du goûter », elle passe un peu vite sur le fait de savoir qui décide ce qu’on est « supposés » faire ou ne pas faire. A qui appartient cette décision ? A Dieu ? A la tradition ? Aux parents ? Au consensus social ? Est-ce à dire qu’il faut une autorité extérieure à nous qui doit nous dire qui doit nous attendre à la sortie du collège, avec qui on doit vivre, ou quelles sont les verges qu’on a le droit de prendre en bouche et à quel âge ?
Toute la « révolution sexuelle » hautement revendiquée par les « révolutionnaires » de Mai repose sur une réponse négative à cette question. Si l’individu est libre de choisir sa sexualité, alors personne ne sera là pour nous dire ce qu’on est « supposés » faire. C’est cela, le prix de la liberté : si on se trompe, on ne peut s’en prendre qu’à soi-même. Springora oublie qu’elle-même trouvait tout à fait normal d’être attendue par un homme de cinquante ans à la sortie du collège, de vivre avec lui et de prendre – ce sont ses mots et pas les miens – la verge en bouche à l’heure du goûter. Et ses parents trouvaient eux aussi cela normal, puisqu’ils n’ont pas mis le holà. Ce que Springora reproche au monde – et elle n’est pas la seule – c’est de ne pas avoir été assez répressif. De ne pas lui avoir assez interdit, bref, de lui avoir donné la liberté qu’elle réclamait pourtant. Elle donne raison à Goethe : « quand les dieux veulent nous punir, ils réalisent nos rêves ».
Comment arrive-t-on à concilier d’un côté un individualisme qui fait de chacun de nous le seul juge de ce qui est bon pour lui et, et de l’autre côté une théorie qui par construction jette une suspicion sur la possibilité qu’ont les individus de prendre des décisions en toute liberté ? Comment concilie-t-on à la fois une volonté de toute-puissance individuelle et la demande croissante de limites, de règles, d’interdits ? Eh bien, cela nécessite une bonne dose de schizophrénie volontaire, qui n’est pas pour rien dans notre mal-être social. Car mal-être il y a : en à peine 30 ans on est passé de l’hédonisme au puritanisme, d’une société qui érigeait la liberté et le plaisir en principes cardinaux, à une société où les plaisirs sont suspects, que ce soit ceux de la table ou ceux du lit, et où des dragons de vertu écument chaque recoin pour chasser – ou plutôt « canceller » – tous ceux qui ne se soumettent à la norme sacrée. Jusqu’au grotesque d’une Macha Méril, 83 ans aux fraises, accusant François Truffaut qui, étant décédé, ne peut se défendre.
Oui, la chair est extrêmement triste ces derniers temps. On découvre, au hasard d’une enquête de l’IFOP au titre évocateur « La “sex recession” : les Français font-ils moins l’amour ? », que les Français – et tout particulièrement les jeunes français – n’ont plus le cœur à la bagatelle : parmi les 18-24 déjà initiés sexuellement, plus d’un sur quatre (28% pour être précis) n’ont pas eu de rapport sexuel dans les douze derniers mois. Chiffre proche de celui de la moyenne des Français de 18 ans et plus (24%). Ces chiffres marquent une très forte baisse (-15 points en quinze ans), et en remontant aux premières enquêtes sur la question on ne retrouve pas de chiffres aussi faibles : ainsi, l’enquête Simon effectuée en 1970 alors que la révolution sexuelle était à ses débuts, montrait que 82% des Français majeurs se livraient aux ébats que l’Eglise reprouve lorsqu’ils n’ont pour finalité exclusive la procréation. Plus inquiétant encore : parmi les interrogés entre 18 et 35 ans vivant en couple, 50% des hommes et 42% des femmes déclare avoir évité un rapport sexuel pour pouvoir regarder une série ou un film à la télévision, et 53% des hommes déclare préférer les jeux vidéo aux rapports sexuels, alors que 48% préfèrent aux ébats les échanges de photos ou de films sur les réseaux sociaux. On notera d’ailleurs que cette enquête ne fait que confirmer un phénomène constaté dans l’ensemble du monde occidental.
On peut difficilement blâmer les abstinents, alors que chaque jour les médias nous bombardent avec un discours qui condamne les plaisirs en général et le sexe tout particulièrement. Une belle entrecôte, une blanquette de veau ? Vous voilà cloué au pilori des destructeurs de la planète mangeurs de viande. Un délicat foie gras ? Vous n’êtes qu’un tortionnaire de ces pauvres oies et canards. Un verre de Graves ou de Saint-Emilion ? Vous savez bien que l’alcool libère le cochon qui sommeille chez chaque homme. Quant au sexe, l’évocation obsidionale des « violences faites aux femmes », la répétition permanente de l’idée que dans chaque homme il y a un violeur qui sommeille, a de quoi refroidir les plus entreprenants.
On peut d’autant moins les blâmer que nul ne sait de quoi demain sera fait, et que regarder une série sur Netflix ou jouer à un jeu vidéo ne vous expose pas à une accusation de « violences sexuelles » ou de « viol » trente ans plus tard, alors qu’une partie de jambes en l’air peut se terminer devant un juge, ou pire, par une exécution publique à la cérémonie des Césars. Demandez donc à André Techiné, aujourd’hui trainé dans la boue pour avoir caressé la main d’un acteur et lui avoir dit qu’il le troublait (2). Car il ne faut pas sous-estimer le risque de se voir reprocher une « agression sexuelle » dans un contexte où l’accusation vaut condamnation (4). Les choses en sont arrivées à un tel point que certains jeunes aujourd’hui filment avec leur téléphone leur Dulcinée manifestant explicitement son consentement à la chose. Ça casse un peu l’ambiance, mais la déclaration pourra plus tard être exhibée comme preuve devant un tribunal. On ne saurait être trop prudent.
Pour les Américains et les islamistes, Paris est la ville de tous les plaisirs et les Français un peuple qui sait jouir des plaisirs que la vie nous apporte, que ce soit à table, dans la rue ou au lit. Si seulement ils savaient ce que nous sommes devenus… « la chair est triste, hélas, et j’ai lu tous les livres ».
Descartes
(1) Dans la très grande majorité les faits dénoncés sont si anciens que tout espoir de les établir avec certitude – par exemple, par une enquête judiciaire – a disparu. On livre donc l’accusé au jugement de l’opinion, ce qui dans le contexte actuel ne laisse pas beaucoup de chances au mâle blanc de plus de cinquante ans. Et du haut du terrain moral ainsi conquis, on vend souvent beaucoup de livres ou d’heures de pellicule. Fort utile pour lancer ou relancer une carrière.
(2) Parce que les garçons ont compris, eux aussi, l’intérêt que pouvait avoir ce genre de procédé. Ainsi, on découvre (« Le Monde » du 3 mars 2024) qu’un certain Francis Renaud, 56 ans, porte plainte contre André Téchiné, 80 ans, pour « harcèlement sexuel ». Quels sont les faits ? André Téchiné aurait commis l’acte inqualifiable de « lui avoir caressé la main et lui avoir dit qu’il le troublait ». On ne sait ce qui est plus ridicule : la plainte, ou le fait qu’un journal qui prétend être « de référence » s’en fasse l’écho.
(3) Ce mouvement n’est pas arrivé par hasard. Il préparait la révolution néolibérale en gestation. Car schématiquement le néolibéralisme a besoin d’un consommateur désinhibé, qu’aucune règle sociale ne contraint dans sa consommation. Les valeurs de pudeur, de conservatisme familial, d’adhésion collective sont bons pour les producteurs, et ce n’est pas étonnant de constater qu’ils sont vivaces d’abord dans les couches populaires, alors que les valeurs « libérales-libertaires » étaient largement portées par les classes intermédiaires en route vers le pouvoir… Or, la révolution néolibérale se préparait à délocaliser les producteurs hors de nos frontières, et de transformer notre pays en une société de consommateurs.
(4) On pourrait citer le cas de Léo P., étudiant en médecine exclu en 2023 par l’instance disciplinaire de l’université Paul Sabatier de Toulouse (et accessoirement interdit d’inscription dans toute formation universitaire pour cinq ans), alors que l’enquête judiciaire est toujours en cours et qu’aucune condamnation n’est donc intervenue. Un cas similaire s’était produit à Angers en 2021 : l’étudiant est exclu alors que la plainte qui le visait est classée sans suite.
À Descartes:
[Comment arrive-t-on à concilier d’un côté un individualisme qui fait de chacun de nous le seul juge de ce qui est bon pour lui et, et de l’autre côté une théorie qui par construction jette une suspicion sur la possibilité qu’ont les individus de prendre des décisions en toute liberté ? Comment concilie-t-on à la fois une volonté de toute-puissance individuelle et la demande croissante de limites, de règles, d’interdits ? Eh bien, cela nécessite une bonne dose de schizophrénie volontaire, qui n’est pas pour rien dans notre mal-être social.]
C’est çà.
Matzneff, lui, était cohérent, avec lui même comme avec son temps. Ce qui lui donnait de lui même une perception quasi héroïque. (Un “esprit libre”.) Cette cohérence a fait de lui un bulldozer pour un temps. Il surfait sur la crête de la vague qui balayait le vieux monde. La gueule de bois doit être dure. Mais ce n’est seulement sa gueule de bois. Il est bien comme vous le dites une sorte de bouc émissaire.
@ Geo
[Matzneff, lui, était cohérent, avec lui même comme avec son temps. Ce qui lui donnait de lui même une perception quasi héroïque. (Un “esprit libre”.)]
Oui, mais cette liberté, cette “cohérence” étaient appréciées, approuvées, admirées par les faiseurs d’opinion. En une dizaine d’années, c’est devenu au contraire un comportement impardonnable, au point que ceux qui l’ont eu sont non seulement trainés dans la boue médiatiquement sous les huées, mais qu’ils font l’objet d’une forme de damnatio memoriae. Ce qui me semble intéressant, c’est que ce genre de revirement accompagnait jusqu’ici les révolutions. En 1789, les figures et les vertus aristocratiques sont remplacées en quelques années par de nouveaux usages, et ce sera le cas aussi en 1917. Mais j’ai du mal à voir un équivalent en dehors d’une révolution. Cela me conduit à penser qu’avec le néolibéralisme nous avons assisté peut-être à une révolution silencieuse, à faible bruit, mais qui n’est pas moins “révolutionnaire”. Or, vous noterez que les révolutions, les vraies, sont généralement puritaines. Que ce soit 1789 ou 1917, après une première période de “libertinage” on est revenu à une rigidité morale très forte, bien plus forte que celle du régime déchu.
Cette cohérence a fait de lui un bulldozer pour un temps. Il surfait sur la crête de la vague qui balayait le vieux monde. La gueule de bois doit être dure. Mais ce n’est seulement sa gueule de bois. Il est bien comme vous le dites une sorte de bouc émissaire.
@ Descartes
“Notre époque semble découvrir que les caresses sont vicieuses…”
(Éric Chevillard)
@ Geo
[“Notre époque semble découvrir que les caresses sont vicieuses…”]
Surtout, notre époque semble découvrir ce que c’est que le “vice”. La question est “pourquoi maintenant ?”. Quelle est la fonction sociale de ce néo-puritanisme ?
@Descartes
Bonjour, merci pour ce papier !
Vous remarquez un revirement entre cette période de jouissance illimitée et aujourd’hui. Comment s’est fait ce revirement et pourquoi a t’il eu lieu si, je vous cite “le néolibéralisme a besoin d’un consommateur désinhibé, qu’aucune règle sociale ne contraint dans sa consommation.”. Ce revirement n’est-il pas un effet non désiré de l’approfondissement du marché, qui, justement, tend à contractualiser même les rapports sociaux? Le marché en sort-il gagnant?
Finalement, qu’est-ce qui est souhaitable? Votre dernière phrase semble teintée de mélancholie. N’est-ce pas une bonne chose si nous revenons vers une société plus pudique? Peut-être que la pudeur ambiante est différente de celle d’antan, car elle n’est plus discrète. Au fond, le vrai problème de notre société comme de la société “soixante-huitarde” est surement l’exposition médiatique dans la sphère publique d’un phénomène, le sexe, qui ne devrait que rester privé. La mutation que vous avez évoquez n’a en rien changé cet aspect.
@ Magpoul
[Vous remarquez un revirement entre cette période de jouissance illimitée et aujourd’hui. Comment s’est fait ce revirement et pourquoi a-t-il eu lieu si, je vous cite “le néolibéralisme a besoin d’un consommateur désinhibé, qu’aucune règle sociale ne contraint dans sa consommation.”. Ce revirement n’est-il pas un effet non désiré de l’approfondissement du marché, qui, justement, tend à contractualiser même les rapports sociaux ? Le marché en sort-il gagnant ?]
J’aurais tendance à dire qu’il y a là une réaction. L’hédonisme de mai 1968, sa vision d’un individu autocentré libéré de toutes les limites posées par l’histoire et les institutions correspondait bien aux besoins d’un capitalisme en quête du consommateur idéal. Mais l’homme n’a pas que des besoins matériels, il a des besoins psychologiques. A long terme, cette liberté s’avère très coûteuse, et les individus sont conduits à chercher des règles et des interdits pour se structurer. On le voit chez les jeunes musulmans, qui vont chercher un rigorisme qui n’était pas du tout courant dans la génération antérieure. Dans notre occident sécularisé, le rigorisme prend d’autres formes : un écologisme qui appelle à des règles de plus en plus contraignantes dans tous les ordres de la vie, un féminisme intransigeant qui prétend imposer toutes sortes d’interdits langagiers ou comportementaux.
Ces courants restent souvent marginaux, parce qu’ils naviguent plutôt à contre-courant par rapport aux besoins du capitalisme, mais leur poids symbolique et surtout médiatique peut être très important.
[« Si seulement ils savaient ce que nous sommes devenus… « la chair est triste, hélas, et j’ai lu tous les livres ». » Finalement, qu’est-ce qui est souhaitable ? Votre dernière phrase semble teintée de mélancholie.]
Oui, et c’est pourquoi à l’heure de dire ce qui est « souhaitable » je suis très prudent. Quelque soient mes efforts pour maintenir une certaine jeunesse d’esprit, je ne peux que me rendre à l’évidence : je suis maintenant plus proche de la harpe que de la guitare. J’ai forcément une certaine tendance à m’attacher au monde que j’ai connu, non pas parce qu’il était « meilleur » que celui d’aujourd’hui, mais parce que c’est celui qui m’a formé. Et qui est un peu comme une vieille chaussure : elle n’est ni aussi belle ni aussi imperméable qu’une neuve, mais elle s’est faite à mon pied. Je n’ai donc pas la prétention de ce qui est « souhaitable », tout ce que je peux faire c’est d’expliquer aux jeunes que ce que nous avons n’est ni « naturel », ni la seule possibilité. A eux de construire le monde dans lequel ils vivront – bientôt sans moi.
[N’est-ce pas une bonne chose si nous revenons vers une société plus pudique ?]
A mon sens oui. Mais je ne vois aucun signe dans cette direction. Le néo-victorianisme que nous connaissons s’accompagne au contraire d’une orientation chaque jour plus IMpudique. Chaque jour on voit plus de personnes, célèbres ou pas, étaler dans les médias – réseaux sociaux compris – leur vie intime. Ce qui était autrefois un secret de famille se raconte aujourd’hui dans des émissions de télé-réalité.
[Peut-être que la pudeur ambiante est différente de celle d’antan, car elle n’est plus discrète.]
Je ne vois pas très bien comment il pourrait y avoir une pudeur qui ne soit pas discrète. Vous faites pratiquement un oxymore.
@Descartes
Vous le faites très bien ! Je suis encore jeune et il m’arrive souvent de regretter les époques passées que je n’ai jamais vécu, à tort je pense. Je suis insatisfait de la situation du pays car je ne vois rien d’autre que du déclin et du désespoir. Néanmoins, je pense que s’il y a bien une chose que la France a toujours su faire, c’est repartir de l’avant. La question est: quel serait l’ordre moral qui puisse permettre au pays de faire face aux défis de demain? Par réflexe, j’aurai tendance à penser qu’il ne peut être individualiste, ni hédoniste, car on ne battit pas une société solide sur de telles fondations. Reste à savoir si on aura un nouveau mai 68 qui ira dans ce sens un jour. En attendant, il faut débattre, discuter, convaincre…et agir comme on peut.
Je suis d’accord, le choix des mots était inapproprié. J’entendais par là que le fait d’exposer sa vie privée dans la sphère publique était certainement moins commun il y a quelques décennies. Il n’ y a en effet plus de pudeur sur les sujets sexuels, en tout cas dans la sphère médiatique.
@ Magpoul
[Vous le faites très bien ! Je suis encore jeune et il m’arrive souvent de regretter les époques passées que je n’ai jamais vécu, à tort je pense.]
Effectivement, on a tort de « regretter ». Le meilleur hommage qu’on peut rendre au passé, c’est d’y prendre ce qu’il y avait de mieux en exemple.
[Je suis insatisfait de la situation du pays car je ne vois rien d’autre que du déclin et du désespoir. Néanmoins, je pense que s’il y a bien une chose que la France a toujours su faire, c’est repartir de l’avant.]
Je reste confiant dans les capacités de notre pays… mais que de travail à faire pour remettre le pays sur ses pieds…
Comme souvent, entièrement d’accord avec vous. Mais saperlipopette, qu’attendez-vous pour passer à l’action ! Vite ! un parti ! (ok, je rêve…).
J’ajouterai ceci :
Certes, l’époque est à une sorte de puritanisme sombre et accusateur, oui. Mais dans le même temps, exactement dans le même temps, je n’ai jamais vu et entendu dans les médias, un tel déferlement “d’obscénités” (sic), de propos graveleux, de sexualisme érotique…, etc., sous un fallacieux prétexte non-dit, de liberté de ton (on revient subrepticement à l’effet 68) émis par les donneurs de leçons et autres nouveaux prêtres du savoir vivre sociétal (un gros tas de néo précieuses ridicules, dans le tas !). Sur France Inter, dans l’émission de Barthez, chez Hanouna (pourtant employé du sombre Boloré), etc etc, c’est une litanie incessante de propos, de conseils, de points de vue… plus érotomanes les uns que les autres ! La fameuse prêtresse douée d’ubiquité une certaine Maïa Mazaurette, terrifiante castratrice inondant les ondes de ses oukases, et qui n’a à la bouche que des mots que ne dénierait pas le Marquis lui-même ! Les “sketcheurs et sketcheuses” (qui nous font des sketches pour pleurer !…) sur France Inter (la voie de la France, tout de même !), n’alignent pas 5 mots sans que l’un de ces mots n’ait trait à ce qui se passe sous la ceinture et au-dessus des cuisses !
Bref, quel est donc le sens de ce paradoxe qui met en scène en même temps, un puritanisme démentiel, et un “lâcher prise” sémantique tout aussi foldingo ?
Un jaillissement du refoulé ? Car enfin, tous-tes ces moralisateurs-trices des temps modernes, purs produits de parents 68tards, sont-ils vraiment sortis de l’envoûtement de cette “révolution sociétale” (pas si innocente que ça, on le sait maintenant…).
L’Occident est malade (c’est, en général, le sort de toutes les civilisations, de tomber malade, un beau jour). Je ne parle ici que de l’Occident, parce que nous y vivons, et parce que depuis un certain temps, il donne le LA au reste du monde. Et quoi qu’on en pense, je crois vraiment qu’il convulse gravement. De toutes sortes de manières, à tous les étages. C’est bien triste, car, au lieu de cela, il possédait tous les moyens anthropologiques pour donner un autre LA au reste du monde, en matière d”authentique humanisme, d’intelligence, de paix et d’évolution positive. Au lieu de cela, c’est la “chienlit” intégrale, à tous les étages ! (j’insiste encore, je ne parle que de l’Occident, parce que c’est le sujet…).
Rien à voir : je me suis trouvé désabonné spontanément du blog. Que faire, dirait Lénine ? Je me réinscris ?
@ Sami
[Comme souvent, entièrement d’accord avec vous. Mais saperlipopette, qu’attendez-vous pour passer à l’action ! Vite ! un parti ! (ok, je rêve…).]
Je crains malheureusement que le rapport de forces ne soit aujourd’hui trop défavorable pour que le parti que j’aurais envie de fonder aie la moindre chance… Ce qui ne veut pas dire que je n’agisse pas. Mais je le fais sous d’autres formes, plus discrètes mais, je le pense, plus efficace.
[J’ajouterai ceci : Certes, l’époque est à une sorte de puritanisme sombre et accusateur, oui. Mais dans le même temps, exactement dans le même temps, je n’ai jamais vu et entendu dans les médias, un tel déferlement “d’obscénités” (sic), de propos graveleux, de sexualisme érotique…, etc., sous un fallacieux prétexte non-dit, de liberté de ton (on revient subrepticement à l’effet 68) émis par les donneurs de leçons et autres nouveaux prêtres du savoir-vivre sociétal (un gros tas de néo précieuses ridicules, dans le tas !).]
C’est là un changement de nos sociétés qui, je le pense, n’est pas assez analysé. Le problème est que nous avons perdu la capacité d’imaginer. J’irais même plus loin : nous n’aimons pas l’imagination. Prenez par exemple la littérature contemporaine, avec le règne sans partage de l’autofiction, pendant que le cinéma et la télévision nous préviennent que ce que nous allons voir est « inspiré par une histoire vraie ». Comme si raconter une histoire sortie de votre imagination, c’était déchoir. Et quand on n’a pas d’imagination, tout doit être explicite. Je ne me souviens plus quel film des années 1950 on devine un couple en train de faire l’amour en voyant la main de l’actrice qui froisse le drap de soie, et c’était là une scène d’un érotisme incroyable. Aujourd’hui, si l’on ne vous montre pas tout explicitement, cela n’excite personne.
C’est par l’imagination qu’on peut construire une scène érotique sans rien montrer – à condition, bien entendu, d’avoir le talent pour solliciter cette imagination. Mais quand on n’a pas de talent, c’est tellement plus facile d’exciter le spectateur avec un langage cru, des propos graveleux…
[Bref, quel est donc le sens de ce paradoxe qui met en scène en même temps, un puritanisme démentiel, et un “lâcher prise” sémantique tout aussi foldingo ?]
Faut bien que la frustration sorte quelque part… et la période victorienne a produit quelques unes des œuvres d’art les plus perverses…
[Rien à voir : je me suis trouvé désabonné spontanément du blog. Que faire, dirait Lénine ? Je me réinscris ?]
Je vous assure que je n’ai rien fait pour. Peut-être avez-vous fait une fausse manip ? Essayez de vous réinscrire, et si cela ne marche pas vous me le dites et je vous inscrirai d’office.
@ Sami et Descartes
[Certes, l’époque est à une sorte de puritanisme sombre et accusateur, oui. Mais dans le même temps, exactement dans le même temps, je n’ai jamais vu et entendu dans les médias, un tel déferlement “d’obscénités” (sic), de propos graveleux, de sexualisme érotique… // C’est là un changement de nos sociétés qui, je le pense, n’est pas assez analysé. Le problème est que nous avons perdu la capacité d’imaginer]
J’ai plusieurs hypothèses à ce propos. La première tient à cette mutation sociale qui fait de l’adulte une personne déplaisante et qui trouve mille et unes vertus à l’adolescence éternelle. Or c’est bien connu, chez les ados, on cause et on se vante beaucoup de la “chose” qu’en réalité on connait et pratique encore bien peu. C’est de la transgression facile et sans danger, une sorte de fausse provoc juvénile qui dans l’esprit de leurs auteurs, n’atteint que les vieux cons.
Une autre option (voisine) serait de croiser la rupture généralisée du lien social et affectif avec l’explosion de l’accès à la pornographie pour tous et la disparition du tabou de la masturbation (y compris féminine), qui fait de l’acte sexuel “partagé” une sorte de spectacle de fiction n’ayant qu’un lien très distendu avec le réel, et dont l’évocation ne renvoie plus à rien de concret pour la majorité des auditeurs. Ces gens qui parlent de sexe à tire-larigot me font parfois penser au comportement d’enfants après avoir vu un western: ils vont jouer au cowboy et aux indiens et se donner des leçons de duel ou d’équitation sur un cheval de bois avec le plus grand sérieux du monde. A les entendre, on croirait qu’ils y ont vécu, et pourtant..
On pourrait aussi y voir l’emprise croissante de la sphère publique sur la sphère privée. Après tout, si les “perdants” de la drague rejoignent désormais la sphère publique, comme on met au pilori le dragueur maladroit ou la main un peu trop audacieuse, il n’est pas de raison d’évincer de cette même sphère publique les gagnants et les ébats qui s’ensuivent. Cela procède du même mécanisme il me semble.
@ P2R
[J’ai plusieurs hypothèses à ce propos. La première tient à cette mutation sociale qui fait de l’adulte une personne déplaisante et qui trouve mille et unes vertus à l’adolescence éternelle. Or c’est bien connu, chez les ados, on cause et on se vante beaucoup de la “chose” qu’en réalité on connait et pratique encore bien peu. C’est de la transgression facile et sans danger, une sorte de fausse provoc juvénile qui dans l’esprit de leurs auteurs, n’atteint que les vieux cons.]
C’est une explication convaincante pour ce qui concerne la grossièreté et la sexualisation des propos qu’on entend dans les médias. Effectivement, lorsqu’on regarde les émissions d’Hanouna, par exemple – mais chez les autres ce n’est guère mieux – on a l’impression d’assister à une réunion d’adolescents. Ce qui frappe d’ailleurs c’est l’irresponsabilité des discours. Or, la responsabilité est précisément le marqueur du monde adulte.
@ Descartes
[C’est une explication convaincante pour ce qui concerne la grossièreté et la sexualisation des propos qu’on entend dans les médias. (…) Ce qui frappe d’ailleurs c’est l’irresponsabilité des discours. Or, la responsabilité est précisément le marqueur du monde adulte.]
A vrai dire ce mécanisme dépasse de très loin la question de la vulgarité du langage. Regardez les débats sur la guerre en Ukraine. Lors d’un récent épisode de C dans l’air sur la 5 (qui est peut-être la moins pire des émissions du genre, c’est dire..) diffusé à la suite de la sortie de Macron sur l’envoi de troupes françaises, on voyait un panel des élites intellectuelles de notre cher pays soutenir qu’il fallait passer en économie de guerre pour soutenir Kiev, et que bien entendu, si Kiev menaçait de tomber, qu’il faudrait engager nos troupes, et sus aux Munichois. Soyons clairs: que ce discours puisse être tenu, que certaines personnes pensent de bonne foi que la menace Russe nécessite de provoquer une confrontation directe entre puissances nucléaires, c’est une chose sur laquelle j’aurais beaucoup à dire (j’hésite à faire un post hors sujet à ce propos mais je ne veux pas empiéter). Mais il faut surtout voir la manière dont ce discours est tenu: sur le ton de la discussion, voire de la badinerie. On ne serait pas plus léger en parlant de la météo ou du dernier film à la mode. L’un des intervenants tentait de manière très courtoise d’intervenir en disant “attention, économie de guerre, ça n’est pas que des mots, ça signifie la prise en main par l’état des chaines de production et leur réorientation vers la production d’armements, un interventionnisme fort, une restriction des libertés civiles..”. Pensez-vous que le débat a rebondi sur ces sages paroles ? Que Nenni ! Parce que ce monsieur se trompe: aujourd’hui, on parle d’entrer en économie de guerre ou de s’engager au sol en Ukraine comme un ado de bonne famille plastronne devant ses camarades. Ce ne sont bel et bien que des mots. Sauf que quand le Président de la République joue au même jeu, les implications peuvent être toutes autres. Et je crois, j’espère que les électeurs savent faire la différence, même si je reste estomaqué de voir que 40% de la population approuve les termes de Macron lorsqu’il évoque l’envoie de troupes françaises en Ukraine.
@ P2R
[Soyons clairs : que ce discours puisse être tenu, que certaines personnes pensent de bonne foi que la menace Russe nécessite de provoquer une confrontation directe entre puissances nucléaires, c’est une chose sur laquelle j’aurais beaucoup à dire (j’hésite à faire un post hors sujet à ce propos mais je ne veux pas empiéter). Mais il faut surtout voir la manière dont ce discours est tenu: sur le ton de la discussion, voire de la badinerie. On ne serait pas plus léger en parlant de la météo ou du dernier film à la mode.]
Ce que vous évoquez n’est en rien nouveau. Ce genre de discours est intimement lié, je pense, à la conscience que chacun a de sa capacité à influencer les évènements. Vous pouvez voir le même phénomène dans n’importe quel bistrot : quand on est accoudé au zinc, et qu’on sait pertinemment que ce que vous dites n’a aucun effet sur la réalité, vous pouvez vous permettre de badiner aimablement sur le mode « moi, à leur place, je ferai ceci ou cela ». Les aimables conversations des soi-disant « experts » qui pérorent quotidiennement dans nos étranges lucarnes ne sont pas autre chose que des conversations de bistrot. On peut tout dire quand on pense que cela ne porte pas à conséquence.
Ce n’est d’ailleurs pas nouveau. Souvenez-vous de ces gentils intellectuels gauchistes ou libéraux qui, dans les années 1970, ont fait du lobbying pour les amis de Pol Pot chassés du pouvoir par les méchants vietnamiens soutenus par les non moins méchants soviétiques. Il faut relire le « Kampuchéa vaincra » de Badiou pour avoir une idée de la légèreté, de l’inconséquence, de la bêtise de ces gens prêts à soutenir n’importe quoi par aveuglement antisoviétique. Cette légèreté, cette inconséquence a été à plusieurs occasions revendiquée par les élites intellectuelles : pensez aux démarches d’intellectuels aussi divers que Paul Valéry, Paul Claudel, François Mauriac, Daniel-Rops, Albert Camus, Marcel Aymé, Jean Paulhan, Roland Dorgelès, Jean Cocteau, Colette, Arthur Honegger, Maurice de Vlaminck, Jean Anouilh, André Barsacq, Jean-Louis Barrault, Thierry Maulnier (et ce sont là ceux dont la démarche a été plus ou moins publique, gageons que d’autres interventions plus discrètes auront eu lieu) pour que la condamnation à mort de Brasillach soit commuée. A ces démarches, De Gaulle répond dans ses « Mémoires » avec une phrase magnifique : « le talent est un titre de responsabilité ». Plus tard, il explicitera sa pensée dans un entretien avec Peyrefitte : « Tant de pauvres types ont été fusillés sommairement à la Libération, pour s’être laissé entraîner dans la collaboration ! Pourquoi ceux qui les ont entraînés — les Darnand, les Déat, les Pucheu, les Henriot, les Brasillach — seraient-ils passés entre les gouttes ? Un intellectuel n’est pas moins, mais plus responsable que les autres. Il est un incitateur. Il est un chef au sens le plus fort. François Mauriac m’avait écrit qu’une tête pensante ne doit pas tomber. Et pourquoi donc, ce privilège ? Une grosse tête est plus responsable qu’une tête de piaf ! Brasillach était intelligent. Il avait du talent. Ce qu’il a fait est d’autant plus grave. Son engagement dans la collaboration a renforcé les nazis. Un intellectuel n’a pas plus de titre à l’indulgence ; il en a moins, parce qu’il est plus informé, plus capable d’esprit critique, donc plus coupable. Les paroles d’un intellectuel sont des flèches, ses formules sont des balles ! Il a le pouvoir de transformer l’esprit public. Il ne peut pas jouir des avantages de ce pouvoir-là et en refuser les inconvénients ! Quand vient l’heure de la justice, il doit payer. »
Tout cela vous montre à contrario combien les milieux intellectuels réclamaient une sorte de « droit à la légèreté », comme si leur engagement n’avait aucune conséquence. Il est vrai qu’on parle d’une époque où la parole intellectuelle avait bien plus d’influence qu’aujourd’hui…
Que les piliers de bistrot de « C dans l’air », de LCI ou de BFM déblatèrent avec une coupable légèreté sur une possible guerre nucléaire n’est pas trop grave. Le problème est que ce discours déteint jusque dans la sphère politique, y compris aux plus hauts niveaux de décision, comme le montre la sortie du président sur l’envoi de troupes en Ukraine. Que l’intellectuel pense que sa parole n’a pas de conséquence – un peu comme le professeur de « La corde » de Hitchcock – peut à la rigueur se comprendre. Que le président en arrive à cette conclusion, c’est particulièrement grave.
[Parce que ce monsieur se trompe : aujourd’hui, on parle d’entrer en économie de guerre ou de s’engager au sol en Ukraine comme un ado de bonne famille plastronne devant ses camarades. Ce ne sont bel et bien que des mots. Sauf que quand le Président de la République joue au même jeu, les implications peuvent être toutes autres.]
J’ai tendance à raisonner à l’envers : si le président se permet ce luxe, c’est en partie parce qu’il sait que les implications sont les mêmes, c’est-à-dire, pas grand-chose. Dans la bouche d’un De Gaulle ou d’un Clemenceau, la menace en question aurait provoqué des réactions fortes. Dans la bouche de Macron, on n’a pas dépassé le stade de la communication. Parce que tout le monde sait que cela ne change absolument rien. Même le principal intéressé le sait…
[Et je crois, j’espère que les électeurs savent faire la différence, même si je reste estomaqué de voir que 40% de la population approuve les termes de Macron lorsqu’il évoque l’envoi de troupes françaises en Ukraine.]
D’où tirez-vous ce chiffre ? Il faut faire attention aux questions posées… on peut être d’accord sur une question théorique, mais combien de Français seraient prêts à envoyer leur enfant combattre là bas ? Ou payer plus d’impôts pour que cela se fasse ?
@ Descartes
Belle analyse.
Et triste époque, oui.
[Un délicat foie gras ?]
Le gavage l’est sans doute un peu moins.
Bonjour Descartes,
Merci pour cet article très juste.
Finalement, les idiotes néo-féministes réclament par leurs jérémiades le patriarcat qu’elles prétendent par ailleurs mettre à bas.
Comme avait dit Michel Clouscard dès 1972 “Sous les pavés Le Pen”.
Bien à vous,
@ Denis Weill
[Comme avait dit Michel Clouscard dès 1972 “Sous les pavés Le Pen”.]
Un prophète, Clouscard… je n’ai pas réussi à retrouver le texte d’où est extraite cette citation. Avez-vous la référence ?
Il s’agit en réalité d’une formule orale utilisée par Clouscard en 1988 mais qui résume parfaitement son ouvrage paru lui en 72 (soit 4 ans après mai 68) : “Néofascisme et idéologie du désir” (réédité chez Delga en 2014).
Clouscard y dévoile la réaction qui couve sous l’idéologie pseudo transgressive promue par les secteurs pilotes que sont l’audiovisuel, la mode, les loisirs… et vendue comme combat d’avant-garde aux nouvelles couches moyennes à partir de 68.
Idéologie qui se veut émancipatrice du plus grand nombre alors qu’elle n’est que la consommation parasitaire de quelques uns.
Pour le producteur, comme le résume dans une autre de ses formules lapidaires le sage de Gaillac, “tout est permis, mais rien n’est possible”.
Bien à vous,
@ Denis Weill
[Il s’agit en réalité d’une formule orale utilisée par Clouscard en 1988 mais qui résume parfaitement son ouvrage paru lui en 72 (soit 4 ans après mai 68) : “Néofascisme et idéologie du désir” (réédité chez Delga en 2014).]
Je me disais bien. La phrase prend un tout autre sens en 1988, alors que les héritiers de 1968 se sont convertis au mitterrandisme et ont promu en 1986 la figure de Le Pen pour embêter électoralement la droite classique. En 1972 c’eut été une prédiction, en 1988 c’était une constatation empirique…
[Clouscard y dévoile la réaction qui couve sous l’idéologie pseudo transgressive promue par les secteurs pilotes que sont l’audiovisuel, la mode, les loisirs… et vendue comme combat d’avant-garde aux nouvelles couches moyennes à partir de 68. Idéologie qui se veut émancipatrice du plus grand nombre alors qu’elle n’est que la consommation parasitaire de quelques uns.]
Excellente analyse que l’expérience a largement validé.
[Pour le producteur, comme le résume dans une autre de ses formules lapidaires le sage de Gaillac, “tout est permis, mais rien n’est possible”.]
Encore une formule admirable qui dit tout en huit mots. Le sage avait quand même une langue absolument merveilleuse…
@ Denis Weill
[Finalement, les idiotes néo-féministes réclament par leurs jérémiades le patriarcat qu’elles prétendent par ailleurs mettre à bas.]
Ne pensez-vous pas plutôt que les néo-féministes œuvrent (avec succès) à la disparition pure et simple de la condition masculine ? Je ne trouve pas d’exemple par lesquelles les néo-féministes réclament un retour du patriarcat?
@ P2R
[Ne pensez-vous pas plutôt que les néo-féministes œuvrent (avec succès) à la disparition pure et simple de la condition masculine ?]
Les néoféministes oscillent entre deux pôles. D’un côté, elles réclament une égalité absolue qui, de facto, supprime les rôles masculin et féminin, et donc l’idée même d’une “condition féminine” et d’une “condition masculine”. D’un autre côté, ils soutiennent – jusqu’au ridicule quelquefois, pensez à l’idée d’une “épistémologie féminine” – que les femmes sont intrinsèquement différentes et que la différence est irréductible. D’un côté elles veulent un monde indifférencié, de l’autre elles prétendent que le monde serait meilleur s’il était gouverné par les femmes. Il est vrai qu’on trouve parmi les néoféministes une tendance à penser que l’uniformisation doit se faire en “féminisant” les hommes, c’est à dire, en imposant à l’ensemble de la société les valeurs perçues comme “féminines”. En ce sens, on peut dire qu’elles cherchent la disparition, non pas de la “condition masculine”, mais de la “masculinité” tout court.
La question du patriarcat est plus compliquée. Les néoféministes ont besoin du patriarcat de la même manière que les sionistes ont besoin de l’antisémitisme. Le néoféminisme n’est pas seulement une idéologie, c’est un bizness. Et sans le patriarcat, quelle serait sa justification ?
Je voulais simplement souligner une contradiction interne mais certainement inconsciente du féminisme bourgeois qui crie haro sur le patriarcat d’un côté mais de l’autre réclame toujours plus de pénal et répression. Or la loi, symboliquement c’est le père il me semble.
Bien à vous,
Il y a quelques décennies, les tubes chantaient l’amour. Voici les paroles de l’une des chansons les plus écoutées en 2023, la dénommée Flowers de Miley Cyrus :
“I didn’t wanna leave you, I didn’t wanna lie
Started to cry, but then remembered
I can buy myself flowersWrite my name in the sand
Talk to myself for hours
Say things you don’t understand
I can take myself dancing
And I can hold my own hand
Yeah, I can love me better than you can”.
C’est américain, mais le même genre de choses va certainement se faire bientôt en français, comme nous faisons tout pareil avec un peu de retard. Avec ce genre de modèle, pas étonnant que les jeunes n’aient pas la tête à la rencontre !
Je n’ai que 34 ans, mais je n’aimerais pas être à la place des jeunes d’aujourd’hui. Entre ce dont vous parlez, le millenarisme climatique, l’absence de projet politique, les reseaux sociaux omniprésents… Toutes choses qui n’étaient pas si pregnantes il y a encore 15-20 ans, et qui ne sont fort pas bandantes (au figuré bien sûr !).
@ Patriote Albert
[(…) Yeah, I can love me better than you can”. C’est américain, mais le même genre de choses va certainement se faire bientôt en français, comme nous faisons tout pareil avec un peu de retard. Avec ce genre de modèle, pas étonnant que les jeunes n’aient pas la tête à la rencontre !]
Tout à fait. Cela me donne envie de me nettoyer les oreilles en écoutant Jean Ferrat… en 1968 :
Ma môme, elle joue pas les starlettes
Elle met pas des lunettes de soleil
Elle pose pas pour les magazines,
elle travaille en usine à Créteil
Dans une banlieue surpeuplée,
on habite un meublé, elle et moi
La fenêtre n’a qu’un carreau
qui donne sur l’entrepôt, et les toits
On va pas à Saint-Paul-de-Vence
On passe toutes nos vacances à Saint-Ouen
Comme famille on n’a qu’une marraine
Quelque part en Lorraine et c’est loin
Mais ma môme elle a vingt-cinq berges
Et j’crois bien qu’la Sainte Vierge des églises
N’a pas plus d’amour dans les yeux
Et ne sourit pas mieux, quoi qu’on dise
L’été quand la ville s’ensommeille,
chez nous, y’a du soleil qui s’attarde
Je pose ma tête sur ses reins,
je prends doucement sa main et j’la garde
On s’dit toutes les choses qui nous viennent
C’est beau comme du Verlaine, on dirait
On regarde tomber le jour
et puis on fait l’amour en secret
Ma môme, elle joue pas les starlettes
Elle met pas des lunettes de soleil
Elle pose pas pour les magazines,
elle travaille en usine à Créteil.
[Je n’ai que 34 ans, mais je n’aimerais pas être à la place des jeunes d’aujourd’hui. Entre ce dont vous parlez, le millénarisme climatique, l’absence de projet politique, les reseaux sociaux omniprésents…]
Oui, il n’est pas facile d’être jeune aujourd’hui…
@ Descartes
[Comment arrive-t-on à concilier d’un côté un individualisme qui fait de chacun de nous le seul juge de ce qui est bon pour lui et, et de l’autre côté une théorie qui par construction jette une suspicion sur la possibilité qu’ont les individus de prendre des décisions en toute liberté ? Comment concilie-t-on à la fois une volonté de toute-puissance individuelle et la demande croissante de limites, de règles, d’interdits ? Eh bien, cela nécessite une bonne dose de schizophrénie volontaire, qui n’est pas pour rien dans notre mal-être social.]
Arrêtez moi si je dis une bêtise, mais je crois que ce dilemme non-résolu résulte de l’opposition entre la vision individualiste de l’homme libre de Sartre, et la vision Bourdieusienne d’un homme essentiellement produit de son environnement. La gauche progressiste s’est arrogé la pensée des deux philosophes sans jamais se préoccuper de résoudre cette incohérence, au prix d’une énorme imposture morale: de là découle le concept de l’homme libre et irresponsable, menant droit au désastre.
Et alors que les premières conséquences se font ressentir, il est évidemment bien plus tentant de se poser en victime de son environnement qu’en homme (ou femme) libre qui a fait des choix individuels néfastes. D’où les boucs émissaires et les chasses aux sorcières: tant qu’on regarde un autre au pilori, on me laisse tranquille. Regardez le cas Gérard Miller. Tout le monde était au courant depuis des décennies. il a crû passer au travers, mais c’est son tour d’aller au bûcher de l’opinion publique. Il est la preuve vivante de ce que j’avance: cette “la demande croissante de limites, de règles, d’interdits ” n’est qu’une façade qui permet aux premiers fautifs de se muer en dragons de vertu pour éviter qu’on regarde leur passif de trop prêt. Des résistants de la dernière heure en quelque sorte..
Pour la jeune génération, c’est sûrement plus subtil. On ne peut néanmoins pas écarter le simple fait que grandir dans une société adolescente, avec des parents, des profs, des politiques adolescents et irresponsables n’est pas le meilleur moyen d’avoir confiance en son environnement, son prochain et dans l’avenir, d’où une réaction (et cette fameuse demande d’interdits) mais qui ne suffit pas à reconstituer un lien social.. Cette réaction s’accompagne également de la recherche de responsables de l’état de la société, qui s’exprime soit par une radicalisation traditionnaliste, soit par une fuite en avant progressiste. Mais les deux mouvements ont la même cause.
@ P2R
[Arrêtez-moi si je dis une bêtise, mais je crois que ce dilemme non-résolu résulte de l’opposition entre la vision individualiste de l’homme libre de Sartre, et la vision Bourdieusienne d’un homme essentiellement produit de son environnement. La gauche progressiste s’est arrogé la pensée des deux philosophes sans jamais se préoccuper de résoudre cette incohérence, au prix d’une énorme imposture morale : de là découle le concept de l’homme libre et irresponsable, menant droit au désastre.]
Là encore, c’est une analyse séduisante. Effectivement, les classes intermédiaires oscillent en permanence entre la liberté sartrienne qui permet tout, et le déterminisme bourdieusien qui excuse tout…
[D’où les boucs émissaires et les chasses aux sorcières : tant qu’on regarde un autre au pilori, on me laisse tranquille. Regardez le cas Gérard Miller. Tout le monde était au courant depuis des décennies. Il a crû passer au travers, mais c’est son tour d’aller au bûcher de l’opinion publique. Il est la preuve vivante de ce que j’avance : cette “la demande croissante de limites, de règles, d’interdits ” n’est qu’une façade qui permet aux premiers fautifs de se muer en dragons de vertu pour éviter qu’on regarde leur passif de trop près. Des résistants de la dernière heure en quelque sorte…]
Il y a un peu de ça. Beaucoup de stars médiatiques brûlent d’une façon un peu trop voyante les idoles qu’ils adoraient hier pour qu’on puisse légitimement de demander si ces autodafés n’ont pas aussi pour but de leur éviter d’être accusés de complicité. Il y a aussi l’effet que décrit le vieil adage anglais : « riez, et le monde entier rit avec vous ; pleurez, et vous pleurerez tout seul ». Quand les Miller et les Matzneff brillaient dans les soirées et étaient les arbitres des élégances, tout le monde voulait les approcher – certains étaient même prêts à leur confier leurs enfants, comme le raconte Springora. Aujourd’hui qu’ils sont jetés dans un cul de basse fosse médiatique, personne ne les connaît.
Cela étant dit, je ne suis pas sûr que « la demande croissante de limites, de règles, d’interdits » soit purement de façade. Le développement croissant de formes de rigorisme, qu’elles soient religieuses ou laïques, me semble un phénomène à regarder de près.
[Pour la jeune génération, c’est sûrement plus subtil. On ne peut néanmoins pas écarter le simple fait que grandir dans une société adolescente, avec des parents, des profs, des politiques adolescents et irresponsables n’est pas le meilleur moyen d’avoir confiance en son environnement, son prochain et dans l’avenir, d’où une réaction (et cette fameuse demande d’interdits) mais qui ne suffit pas à reconstituer un lien social…]
Il est clair que vivre dans une société adolescente doit être terriblement angoissant pour un adolescent. Parce que l’adolescence est une période de construction. Et ce dont un adolescent a besoin, c’est de références, des modèles à suivre, des interdits à transgresser qui lui permettent justement de sortir de cet état adolescent pour atteindre le plein contrôle de ses moyens. Je n’envie pas ces adolescents qui trouvent un monde d’autorités démissionnaires, une société appliquée à détruire tout ce qui peut passer pour un modèle adulte. Le simple fait que Taylor Swift puisse déterminer le résultat d’une élection fait froid dans le dos. Imagine-t-on Johnny donnant des consignes de vote ?
[Cette réaction s’accompagne également de la recherche de responsables de l’état de la société, qui s’exprime soit par une radicalisation traditionnaliste, soit par une fuite en avant progressiste. Mais les deux mouvements ont la même cause.]
Je n’en suis pas persuadé. D’abord, je n’utiliserais pas le mot « progressiste » dans ce contexte. Je ne vois pas où vous voyez aujourd’hui une fuite en avant « progressiste ».
@ Descartes
[Cette réaction s’accompagne également de la recherche de responsables de l’état de la société, qui s’exprime soit par une radicalisation traditionnaliste, soit par une fuite en avant progressiste // Je n’en suis pas persuadé. D’abord, je n’utiliserais pas le mot « progressiste » dans ce contexte. Je ne vois pas où vous voyez aujourd’hui une fuite en avant « progressiste ».]
J’ai oublié les (très gros) guillemets à “progressiste”. J’entendais par “progressiste” la mouvance néo-féministe, écologique, racialiste, décoloniale, LGBT+, qui est elle aussi féconde en terme de limites, règles et interdits, et que je vois se développer comme en miroir du retour à la pratique radicale des religions. On note d’ailleurs que ces deux extrémités du spectre sont loin d’être aussi conflictuelles l’une vis-à-vis de l’autre que ce à quoi l’on aurait pu s’attendre, au contraire même..
@ P2R
[J’ai oublié les (très gros) guillemets à “progressiste”. J’entendais par “progressiste” la mouvance néo-féministe, écologique, racialiste, décoloniale, LGBT+, qui est elle aussi féconde en termes de limites, règles et interdits, et que je vois se développer comme en miroir du retour à la pratique radicale des religions.]
Il faudrait conserver un sens aux mots. Même avec des lourds guillemets, il me semble que c’est travestir le mot « progressiste » que de l’accoler à ce genre d’idéologies qui, toutes, récusent l’idée même de « progrès » au sens moderne du terme.
Cette mouvance est, au contraire, fondamentalement réactionnaire. Grattez un peu, et derrière le néo-féminisme, l’écologie, le racialisme, les idées décoloniales et même l’idéologie LGBT vous trouvez toujours l’idée d’un « âge d’or ». Un âge d’or l’homme et la femme vivaient dans une parfaite égalité (quand on n’évoque pas directement le matriarcat) avant que les méchants hommes n’instaurent le patriarcat. Un âge d’or où l’homme vivait en harmonie avec la nature. Un âge d’or d’avant l’instauration des royaumes, où les races n’existaient pas. Un âge d’or africain avant que les méchants européens instaurent l’esclavage – le fait que les peuples africains pratiquaient eux-mêmes cette charmante coutume est passé sous silence. Toutes ces idées confluent en fait dans l’idéologie du « bon sauvage », qui est la négation même du progressisme.
Il faut faire une différence entre “conservateur” et “réactionnaire”. Ces mouvances ne sont certainement pas conservatrices, mais elles sont profondément réactionnaires.
@ Descartes
****Une belle entrecôte, une blanquette de veau ? Vous voilà cloué au pilori des destructeurs de la planète mangeurs de viande. Un délicat foie gras ? Vous n’êtes qu’un tortionnaire de ces pauvres oies et canards. Un verre de Graves ou de Saint-Emilion ? Vous savez bien que l’alcool libère le cochon qui sommeille chez chaque homme. Quant au sexe, l’évocation obsidionale des « violences faites aux femmes », la répétition permanente de l’idée que dans chaque homme il y a un violeur qui sommeille, a de quoi refroidir les plus entreprenants.***
Notre société est de plus en plus hygiéniste, le verre de Graves et le foie gras sont déconseillés, voir villipendés, mais un coca avec une tartine de Nutella c’est la base sans interdit pour beaucoup de jeunes et de moins jeunes…
On peut éventuellement voir un corolaire entre la malbouffe et la “sex récession” mise en exergue par l’IFOP, car cette malbouffe s’accompagne très souvent de sédentarité avec le smartphone dans les pognes, ce qui me semble plutôt délétère pour la libido. Mais je parle sans doute comme un vieux con…
A l’évidence, Mai 68 a généré des excès, mais aujourd’hui le balancier est parti en sens inverse. Je ne suis pas sur que des films comme “La grande bouffe” de Marco Ferreri, ou “Le dernier tango à Paris” de Bertolucci, pourraient encore sortir…
@ Manchego
[Notre société est de plus en plus hygiéniste, le verre de Graves et le foie gras sont déconseillés, voir vilipendés, mais un coca avec une tartine de Nutella c’est la base sans interdit pour beaucoup de jeunes et de moins jeunes…]
Il y a là un autre élément qui me paraît intéressant, et c’est le rejet de tout ce qui paraît raffiné, qui nous rattache à une tradition. Le vin, le foie gras font partie d’un rituel : on ne les bois pas, on ne les mange pas n’importe où, n’importe comment, avec n’importe qui ou n’importe quoi. Moins qu’une question d’hygiénisme – du point de vue de l’hygiène alimentaire le Coca ou le Nutella sont tout aussi nocifs – qu’une question de sociabilité.
[On peut éventuellement voir un corolaire entre la malbouffe et la “sex récession” mise en exergue par l’IFOP, car cette malbouffe s’accompagne très souvent de sédentarité avec le smartphone dans les pognes, ce qui me semble plutôt délétère pour la libido. Mais je parle sans doute comme un vieux con…]
Je ne pense pas que ce soit la sédentarité qui fait le lien. Je pense plutôt à cette question du raffinement. Comme le bon vin ou le bon manger, le bon sexe est aussi une discipline, ses règles, ses traditions, ses risques. Là aussi, on ne fait pas bien l’amour n’importe où, n’importe comment, avec n’importe qui…
[A l’évidence, Mai 68 a généré des excès, mais aujourd’hui le balancier est parti en sens inverse.]
Je ne le crois pas. Parler de retour de balancier suppose que le mouvement d’aujourd’hui va dans le sens contraire que celui voulu par les « révolutionnaires » de l’époque. Or, je suis persuadé du contraire : depuis 1968, on va toujours dans la même direction. Il n’y a que l’habillage qui change : en 1968, le néolibéralisme avait pour obstacle sur son chemin le gaullisme et le communisme, deux courants qui, malgré leurs différences, coïncidaient au moins dans leur vision de la nation et dans un certain conservatisme social. On a donc déguisé le néolibéralisme sous les traits avenants de la « révolution ». Aujourd’hui, les obstacles à l’expansion néolibérale sont autres, et l’habillage n’est donc plus le même…
[Je ne suis pas sûr que des films comme “La grande bouffe” de Marco Ferreri, ou “Le dernier tango à Paris” de Bertolucci, pourraient encore sortir…]
« La grande bouffe » probablement oui, parce que le film serait interprété différemment. L’idée qu’on se suicide en mangeant trop serait probablement très attractive pour les néo-victoriens d’aujourd’hui. « Le dernier tango à Paris », par contre…
@ Descartes
[Le vin, le foie gras font partie d’un rituel : on ne les bois pas, on ne les mange pas n’importe où, n’importe comment, avec n’importe qui ou n’importe quoi.]
Ça dépend pour qui…
@ BolchoKek
[Ca dépend pour qui]
On trouve toujours un contre-exemple… mais le fait même que manger du foie gras dans ces conditions paraisse suffisamment notable pour faire une vidéo et la diffuser montre qu’on ne considère pas cela comme allant de soi…
Ce qui est curieux c’est que pour les étrangers la France est le pays du romantisme, même après l’affaire #metoo qui a commencé aux Etats-Unis puis déferlée sur le reste de l’Occident, nous avons des françaises et des moindres comme Catherine Deneuve, qui ont défendus dans une tribune “la liberté d’importuner” ce qui est singulier (n’ayant pas trouvé d’équivalent dans d’autres pays). Comment expliquer cette différence de traitement ?
@ Glarrious
[Ce qui est curieux c’est que pour les étrangers la France est le pays du romantisme, même après l’affaire #metoo qui a commencé aux Etats-Unis puis déferlée sur le reste de l’Occident, nous avons des françaises et des moindres comme Catherine Deneuve, qui ont défendus dans une tribune “la liberté d’importuner” ce qui est singulier (n’ayant pas trouvé d’équivalent dans d’autres pays). Comment expliquer cette différence de traitement ?]
Je pense qu’elle tient à une singularité française qu’on ne souligne jamais assez : le rapport particulier que nous avons avec les institutions. Et d’abord avec l’institution religieuse et l’institution étatique. Le fait est qu’il n’existe pas en France de véritables institutions au niveau communautaire, qui sont les seules qui aient un véritable pouvoir de surveillance rapproché. Les « révolutions puritaines » comme celles qu’a connu l’Angleterre n’ont été possibles que parce que les structures communautaires étaient fortes et avaient un grand pouvoir pour régler la vie des gens dans tous les détails. La centralisation de l’église et celle de l’Etat en France ont éloigné les centres de pouvoir des individus, et cet éloignement s’est traduit par un contrôle bien plus lointain et donc par une bien plus grande liberté. On imagine mal en France les gens se battant pour avoir la liberté de choisir leur prêcheur du dimanche : celui-ci était imposé par l’Eglise d’une manière centralisée. Mais du coup, étant l’agent de l’extérieur et non celui de la communauté, il avait un bien moindre pouvoir de prescription. On voit bien d’ailleurs que les régions les plus « puritaines » en France sont celles où les structures communautaires étaient les plus fortes…
On s’imagine que la décentralisation est synonyme de liberté, et on a tort. Plus le pouvoir s’approche des citoyens, et plus il a les moyens d’un contrôle étroit de leurs comportements. Plus il est éloigné, et plus il légifère en fonction de considérations générales plutôt que de cas particuliers. Un conseil de paroisse songera plus facilement à interdire l’homosexualité – ou tout autre comportement moralement déviant – qu’un Napoléon à Paris qui a bien d’autres chats à fouetter. C’est pourquoi le Code Napoléon n’est guère moralisant, alors qu’à la même époque les pays « communautaires » continuent à faire des rapports homosexuels un crime. La centralisation, tant de l’Eglise que de l’Etat, a abouti à une séparation des sphères privée et publique beaucoup plus forte que partout ailleurs. Séparation qui se manifeste dans le refus des Français de faire de la vie sexuelle de leurs hommes politiques une variable électoralement significative.
La position de Catherine Deneuve se situe dans cette tradition, celle d’un individu qui refuse l’intromission de la société dans sa sphère privée. Quand elle écrit « Nous pensons que la liberté de dire non à une proposition sexuelle ne va pas sans la liberté d’importuner », c’est exactement cela qu’elle dit : ce n’est pas à la société de régler la sexualité des êtres humains. La liberté de refuser ne peut aller sans la liberté de proposer.