Et le perdant est…

Quelque chose a changé dans la logique électorale des grandes démocraties. Il y a quarante ou cinquante ans, le matin après l’élection la question qu’on se posait était de savoir qui avait gagné. Aujourd’hui, il est bien plus révélateur de focaliser le microscope sur celui qui a perdu. Car c’est de moins en moins courant qu’un candidat gagne parce qu’il porte un projet qui séduit les électeurs, et de plus en plus qu’un candidat perde parce qu’il n’a pas su conquérir la confiance de ces derniers.

Prenons le cas des élections législatives de juillet dernier en France, où ce phénomène prend des allures caricaturales. Il n’est pas difficile de dire qui a perdu ces élections : c’est le Rassemblement national qui a échoué à conquérir le pouvoir. Mais qui les a gagnées ? Est-ce le « front républicain » ? Celui-ci, on le voit chaque jour, ne portait aucun projet de société, aucune logique de gouvernement. Il ne portait qu’un seul et unique objectif : faire battre l’autre. 

Cette logique devient de plus en plus dominante presque partout. En Grande Bretagne les travaillistes de Keith Starmer n’arrivent au pouvoir que parce que les conservateurs sont usés par une décennie au pouvoir et par leurs divisions internes. Aux Etats-Unis, Trump est de moins en moins l’homme susceptible de « make america great again », et de plus en plus celui qui chassera les fantômes du woke et évitera à l’Amérique les affres d’une présidence Harris. On oublierait presque qu’il fut un temps où les experts en communication politique conseillaient aux candidats de ne jamais mentionner leurs adversaires, puisque les mentionner était leur donner une forme de légitimité. Aujourd’hui, c’est la campagne négative qui triomphe, chacun cherchant à faire voter contre son adversaire plutôt que pour soi-même. La question intéressante aujourd’hui n’est donc pas tant de savoir pourquoi les gens ont voté POUR Trump, mais pourquoi ils ont voté CONTRE Harris.

Cette analyse est confirmée par une réalité : les outrances constantes, les contre-vérités sans complexe qui ont émaillé la campagne de Trump, n’ont pas empêché son élection, pas plus que leur mise en exergue par ses adversaires. A cela, je ne vois qu’une explication : ceux qui votent pour Trump n’écoutent pas Trump, ou bien l’écoutent d’une oreille distraite. Ce n’est pas le discours de Trump qui détermine leur vote, mais le discours de Harris. Pour le dire autrement, pour gagner l’élection Harris aurait dû parler non pas à ses propres électeurs – qui, eux, écoutaient Trump et en étaient effrayés – mais aux électeurs de l’autre camp.

C’est exactement ce qu’a fait Trump d’ailleurs : il a cherché à s’adresser à des électorats – chez les femmes, chez les noirs, chez les latinos – qui votaient traditionnellement démocrate. Cela peut paraître contre-intuitif pour nous européens, qui avons une image d’un Trump largement construite par la bienpensance, qui insiste sur son racisme et son sexisme présumé. C’est oublier qu’on peut s’adresser à un électorat de différentes façons. On peut s’adresser aux femmes en leur parlant du contrôle des naissances ou des risques de viol. Mais une femme ne se réduit pas à cela : les femmes sont aussi des travailleuses en concurrence avec les immigrants illégaux, des consommatrices souffrant de l’inflation, des mères craignant pour la sécurité et pour l’avenir de leurs enfants. Traiter de ces sujets, c’est aussi « parler aux femmes ». L’erreur de la gauche – aux Etats-Unis mais aussi en France – est de fragmenter l’électorat et de penser qu’on s’adresse à chaque fragment à partir des éléments qui en font la spécificité, là où la droite populiste trouve au contraire un discours qui peut s’adresser à l’ensemble des électeurs. L’immigrant illégal qui concurrence le travailleur américain est un thème qui parle autant à la femme noire qu’au latino de sexe masculin.

La gauche américaine – comme la gauche européenne d’ailleurs – s’est enfermée dans une réalité parallèle qui est celle des classes intermédiaires. Une réalité parallèle dans laquelle l’immigration est une chance pour le pays – et le restera aussi longtemps que les immigrés ne seront pas des concurrents pour leurs propres enfants. Une réalité parallèle dans laquelle la question est la distribution et non la production – et le restera aussi longtemps qu’on pourra emprunter pour couvrir la différence. Une réalité parallèle où les problèmes économiques et sociaux passent au deuxième plan devant l’urgence écologique. Une réalité parallèle où le travail, l’effort, la rigueur, le mérite sont des gros mots. Une réalité parallèle où l’ordre est suspect et le désordre un gage de liberté. Une réalité parallèle où le mal vient des institutions – l’Etat en premier lieu – et le salut vient de l’insertion dans des « communautés » de plus en plus étroites se livrant à une concurrence victimiste acharnée. Le discours tenu depuis cette réalité ne peut que sonner surréaliste aux citoyens plongés dans la vraie réalité. C’est le cas d’une Harris qui voudrait qu’on vote pour elle parce que George Clooney ou Taylor Swift l’aiment bien, ou qui explique qu’il faut voter contre Trump parce qu’avec lui c’en sera fini du droit à l’avortement (1). Et plus près de nous, Macron – qui, faut-il le rappeler, est un pur produit de la deuxième gauche – expliquant qu’il suffit de traverser la rue pour trouver un emploi, Rousseau préférant les sorcières aux ingénieurs, Mélenchon saluant la « bordélisation » de l’Assemblée et la « créolisation » du pays du bras des Frères Musulmans. Voilà le message qui parvient de la lointaine contrée où vit la gauche. Comment ces messages peuvent-ils être compris par les citoyens qui vivent dans le monde réel ? Dans le meilleur des cas, ils sont incompréhensibles. Dans le pire, cela apparaît comme une manière de se moquer des gens, un peu comme cette Marie Antoinette apocryphe conseillant à ceux qui n’ont pas de pain de manger de la brioche.

Les commentateurs n’hésitent pas à souligner ce paradoxe qui fait que nos sociétés occidentales se « droitisent », alors que toutes les enquêtes montrent au contraire une tolérance toujours croissante des populations vis-à-vis des « différences » et les « diversités ». Ce paradoxe tient dans l’ambiguïté du concept de « droitisation ». Prenez l’électorat ouvrier : au début des années 1970, le PCF parlait déjà de « immigration zéro », alors que c’était le centre-droit giscardien qui, poussé par le patronat, voulait maintenir l’immigration de travail et créait le regroupement familial. Georges Cogniot, l’apparatchik communiste parmi les apparatchiks, disait déjà dans les années 1960 que « le PCF est un parti d’ordre, d’un ordre différent certes, mais un parti d’ordre ». Dans les écoles du Parti, on répétait la formule venue de l’époque stalinienne qui veut que « le militant communiste doit être le meilleur ouvrier, le meilleur étudiant, le meilleur camarade ». Pour l’organisation qui se considérait à juste titre « le parti de la classe ouvrière » et qui la représentait effectivement, les valeurs à défendre étaient l’effort, le travail, le mérite. On évoquait encore « le mariage du drapeau rouge et du drapeau tricolore », la nation, la patrie, la famille n’étaient pas des mots tabous pour un parti qui appelait à « produire français ». Autrement dit, les valeurs du « parti de la classe ouvrière » étaient les valeurs que la gauche bienpensante, des classes intermédiaires soixante-huitardes attribuaient un peu vite à « la droite ».

A l’époque déjà, la gauche bienpensante ne perdait pas une opportunité pour dénoncer chez les communistes – et par élévation chez leurs électeurs – le racisme, le sexisme, le nationalisme, le conservatisme réactionnaire, bref, toutes les tares qu’aujourd’hui soulignent ceux qui parlent de « droitisation ». Déjà à l’époque, c’étaient tous des « beaufs » tels que caricaturés par Cabu. Ceux qui ont vécu ce que fut le néo-maccarthysme de la fin des années 1970 et du début des années 1980 se souviendront combien la pression était forte, jusqu’à ce que le PCF finisse par capituler en rase campagne dans les années 1990 sous le mandat de Robert Hue, ne manquant pas une occasion de se frapper la poitrine et de reconnaître son péché de ne pas avoir porté suffisamment haut les valeurs de la « diversité », de ne pas avoir assez lutté contre le « patriarcat ».

Il est donc absurde de parler de « droitisation » de l’électorat populaire, puisque selon les critères de ceux qui utilisent cette expression l’électorat populaire était déjà largement « droitisé » il y a cinquante ans. Ce ne sont pas les électeurs – et tout particulièrement ceux des couches populaires – qui se sont « droitisés », c’est la gauche qui a abandonné ses valeurs pour se convertir à ceux des « libéraux-libertaires ». C’est elle qui qualifie les valeurs qu’elle avait elle-même portées dans le passé de « droitières ». La droite et surtout l’extrême-droite n’a eu qu’à se baisser pour ramasser les drapeaux que la gauche avait laissé tomber. Et lorsqu’elle les brandit et que l’électorat populaire les suit, une partie de la gauche n’a pas honte de crier à la « droitisation » des électeurs.

Ce qui rend le phénomène intéressant, c’est qu’il ne s’agit pas d’une transformation nationale, mais d’une tendance présente au niveau international, dans des pays à l’histoire, l’économie et la société aussi différentes que les Etats-Unis, la France, l’Allemagne, l’Argentine, l’Espagne, le Brésil. Or, quand une transformation est aussi globale, il est difficile de l’attribuer aux choix tactiques ou stratégiques de tel ou tel parti, de telle ou telle coalition. Une transformation aussi globale ne peut qu’être liée à une transformation globale du mode de production capitaliste lui-même. J’y vois là une confirmation de ma théorie sur la rupture de l’alliance entre les classes intermédiaires et les couches populaires :

Après 1945, la croissance – liée autant au rattrapage des destructions de la guerre qu’aux ruptures technologiques – a permis la promotion d’une partie des couches populaires grâce à la constitution d’un capital immatériel, promotion qui a constitué les classes intermédiaires. Et tant que la forte croissance a duré, les intérêts des classes intermédiaires et ceux des couches populaires n’ont pas été antagoniques, parce que la promotion sociale des dernières ne menaçait pas la position des premières. Lorsque cette croissance ralentit à la fin des années 1960, les intérêts de ces deux groupes sociaux commencent à s’opposer, puisque dans un contexte de faible croissance la promotion de « ceux d’en bas » n’est possible que si « ceux d’en haut » cèdent des places. On casse donc l’ascenseur social, celui qui permettait la formation du capital immatériel. Et du coup, l’intérêt des classes intermédiaires a rejoint celui de la bourgeoisie. Il s’agit désormais non pas de contribuer à la formation de capital, mais à faire fructifier au mieux le capital déjà constitué, matériel dans un cas, immatériel dans l’autre.

Dans le champ politique, cette transformation se traduit par une « intermédiarisation » – qu’on me pardonne le néologisme – de l’ensemble des partis politiques, puisque ce sont les classes intermédiaires qui détiennent les ressources intellectuelles indispensables à l’activité politique. Ce sont donc les valeurs des classes intermédiaires, ceux des « libéraux-libertaires », qui occupent l’ensemble du champ politique. Les valeurs des couches populaires, celles de la « common decency » chère à Orwell, sont chassées du champ politique. Et cela laisse un énorme électorat vacant, prêt à se donner au premier populiste ayant l’intelligence de reprendre les drapeaux dont j’ai parlé plus haut. Bien sûr, le populiste en question peut être très différent selon les pays, puisque les traditions politiques des couches populaires ne sont pas les mêmes. Il sera libéral aux Etats-Unis, étatiste en France, mais dans les deux cas il apparaîtra comme un pôle de résistance contre un « establishment » qui représente de manière de plus en plus flagrante les intérêts d’un groupe réduit, celui des classes intermédiaires et de la bourgeoisie.

C’est la détestation croissante de ce pôle « libéral-libertaire » qui a fait perdre Kamala Harris aux Etats-Unis ou Sergio Massa en Argentine. C’est la détestation de cette bienpensance qui s’indigne de voir Gaza rasée par les bombes, mais qui ne fait rien. De cette bienpensance qui ne pense qu’au spécifique et laisse tomber l’universel. De cette bienpensance prête à combattre pour le sociétal et à mettre sous le tapis le social. C’est cette hypocrisie qui a été battue dans les urnes. Et comme il faut bien que quelqu’un gagne une élection présidentielle, Donald Trump et Javier Milei ont été élus. Et peu importe le fonds de leurs discours, leurs excès, leur incompétence, leur folie même, puisqu’ils ne gagnent pas grâce à ce qu’ils sont, mais grâce à ce qu’ils ne sont pas.

Ce contexte est dangereux parce qu’il peut ouvrir le chemin du pouvoir à un véritable fou. Bien sûr, il ne faut pas exagérer le danger. D’une part, les régimes politiques contiennent d’innombrables garde-fous, qui empêcheraient un fou de faire n’importe quoi – ou du moins de faire n’importe quoi en portant atteinte aux intérêts du bloc dominant. Mais un Trump, un Milei peuvent faire quand même beaucoup de dégâts. Avant d’écarter une Marine Le Pen de la course – par rapport en utilisant une procédure judiciaire – certains feraient mieux de réfléchir à deux fois. Il se pourrait bien que les alternatives le leur fassent regretter…

Descartes

(1) Il faut rappeler ici que l’avortement aux Etats-Unis n’a jamais fait l’objet d’une législation fédérale le légalisant formellement. Aucun président, pas plus démocrate que républicain, n’a jamais proposé une telle législation. Ce sont les états fédérés qui, selon leur couleur et leurs traditions plus ou moins conservatrices, ont légalisé ou non l’IVG. Dans la décision « Roe vs. Wade » de 1973, la Cour suprême des Etats-Unis a jugé que le la liberté d’avorter faisait partie du « droit à la vie privée » protégé par la constitution des Etats-Unis, et qu’à ce titre la législation des différents états devait mettre en balance ce droit avec les intérêts de l’Etat de restreindre les possibilités d’avorter. Cette décision a été interprétée par les juges comme interdisant aux états d’inclure dans leur législation une interdiction générale et absolue de l’avortement, mais pas d’imposer des conditions plus ou moins restrictives à condition de se conformer à la décision. « Roe vs. Wade » a été très critiquée en ce qu’elle s’appuie sur un « droit à la vie privée » qui n’est pas explicitement écrit dans la constitution. Dans sa décision de 2022 « Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization », la Cour revient sur sa position, considérant que le droit à l’avortement ne résulte pas de dispositions constitutionnelles, et qu’il appartient donc aux états de légiférer sur la question. On notera que cette décision a été prise sous présidence démocrate. L’élection de Trump ne changera donc rien à la question.

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82 réponses à Et le perdant est…

  1. UBU dit :

    En ce qui concerne Marine Le Pen nos génies auto-inspirés par la politique de haut vol feraient bien de réfléchir, de se poser les bonnes questions.
    Comment Chirac, Sarkozy, Hollande, Macron ont ils été élus ?
    Parce qu’ils se sont servi du FN ou RN comme tremplin électoral
    Les citoyens de ce pays n’ont pas voté POUR des idées mais CONTRE le RN
    Le résultat est là et bien là, lui …….. nous sommes dans le mur
     

    • Descartes dit :

      @ UBU

      [En ce qui concerne Marine Le Pen nos génies auto-inspirés par la politique de haut vol feraient bien de réfléchir, de se poser les bonnes questions.
      Comment Chirac, Sarkozy, Hollande, Macron ont ils été élus ? Parce qu’ils se sont servi du FN ou RN comme tremplin électoral]

      Je ne comprends pas cet argument. Cela marche à la rigueur pour Chirac en 2002. Mais Sarkozy n’a pas fait du FN son “tremplin”, au contraire: c’est le seul parmi les candidats que vous citez qui a assumé le fait de battre le FN sur son propre terrain, en ciblant son électorat. Et pas seulement sur ses sujets historiques, comme la sécurité ou l’immigration, mais aussi sur les questions économiques et sociales (“travailler plus pour gagner plus”). Hollande, lui non plus, n’a pas vraiment utilisé le FN comme “tremplin”: ce fut une élection “classique”, avec un second tour entre le candidat de la gauche et le candidat de la droite, le candidat FN placé loin derrière, à plus de dix points du second. En fait, il n’y a que Macron qui ait sciemment joué la bipolarisation entre un “bloc central” et le RN, comptant sur le fait que les électeurs de gauche lui apporteraient leurs voix pour “barrer la route à l’extrême droite”.

  2. tmn dit :

     
    Bonjour,
     
    merci pour cet article, très intéressant et très clair.
     
    J’ai une question sur ce passage :
     
    [Dans le champ politique, cette transformation se traduit par une « intermédiarisation » – qu’on me pardonne le néologisme – de l’ensemble des partis politiques, puisque ce sont les classes intermédiaires qui détiennent les ressources intellectuelles indispensables à l’activité politique.]
     
    Durant les trente glorieuses, ces classes intermédiaires détenaient aussi ces “ressources intelectuelles” non ? Et pourtant les partis communistes existaient et avaient du succès. Qu’est ce qui les a poussés EUX à “s’intermédiariser” ?
     
     
    Au passage :
     
    – je pense qu’il y a une petite coquille dans l’avant dernière phrase : “par rapport en utilisant une procédure judiciaire” => “par exemple” ?
    – merci au webmaster, pour ma part je ne recevais plus les nouveaux articles par mail, ça semble de nouveau fonctionner !
     
     

    • Descartes dit :

      @ tmn

      [« Dans le champ politique, cette transformation se traduit par une « intermédiarisation » – qu’on me pardonne le néologisme – de l’ensemble des partis politiques, puisque ce sont les classes intermédiaires qui détiennent les ressources intellectuelles indispensables à l’activité politique. » Durant les trente glorieuses, ces classes intermédiaires détenaient aussi ces “ressources intellectuelles” non ? Et pourtant les partis communistes existaient et avaient du succès. Qu’est ce qui les a poussés EUX à “s’intermédiariser” ?]

      Ce qui a changé, ce n’est pas le fait que les classes intermédiaires détiennent les « ressources intellectuelles », mais l’usage qu’elles en font. Après 1945, dans un contexte de croissance rapide, il y avait de la place pour tout le monde : les classes intermédiaires pouvaient permettre aux enfants des classes populaires d’acquérir des « ressources intellectuelles » sans que cela en fasse des concurrents pour leurs propres enfants, puisque la création de postes dans l’industrie, la banque, l’administration était massive et que tout le monde trouvait sa place. A l’époque, cela ne gênait pas les classes intermédiaires de partager leur savoir – et on pouvait voir dans les partis politiques et dans les organisations d’éducation populaire un véritable engagement des classes intermédiaires dans ce sens.

      Mais lorsque la croissance commence à ralentir, à la fin des années 1960, les classes intermédiaires réalisent que partager leurs « ressources intellectuelles » devient dangereux pour elles, qu’une éducation de qualité, qu’une politique de diffusion culturelle de masse fabrique des concurrents alors que les créations de postes se font rares. C’est à ce moment-là que les classes intermédiaires se referment sur elles-mêmes et gardent jalousement leurs « ressources intellectuelles ». Et on voit se déliter l’école, disparaître les politiques d’éducation populaire, remplacées par un foisonnement de médias à la programmation abêtissante.

      Le PCF – mais jusqu’à un certain point le PS aussi – étaient traditionnellement autant des organisations politiques que des organisations éducatives. Ils avaient l’ambition de former des cadres issus des couches populaires, de leur donner un bagage qui leur permettait de tenir tête aux dirigeants « bourgeois » formés aux meilleures écoles. Et pour cela, il fallait la collaboration des classes intermédiaires pour partager leurs « ressources intellectuelles ». Quand la croissance était forte, cela ne portait pas à conséquence. Mais quand la croissance ralentit, les classes intermédiaires sont de moins en moins enclines à jouer ce rôle, de plus en plus soucieuses de prendre le pouvoir pour défendre leurs intérêts.

      Ce n’est d’ailleurs pas une coïncidence si la première chose que les Hue boys ont liquidé, c’est l’appareil de formation et de sélection des cadres du PCF.

      [– merci au webmaster, pour ma part je ne recevais plus les nouveaux articles par mail, ça semble de nouveau fonctionner !]

      Malheureusement, ça marche quand ça veut… on n’a pas encore trouvé une solution stable.

  3. Cording1 dit :

    Ce que vous dites du PCF d’autrefois quand il était authentique, me rappelle le livre et la conférence de Paul Thorez, fils de Maurice Thorez, né en URSS, racontant comment son père qui lui a appris d’aimer son pays à travers toutes ses composantes, aspects. 
    Quant à Trump son élection me paraissait bien plus probable que tous les médias réunis ne l’envisageaient, je pense qu’il s’est trouvé bien plus en phase avec la société de son pays que la candidate démocrate et son parti.
    “C’est la détestation de la bienpensance qui s’indigne de voir Gaza rasée par les bombes mais qui ne fait rien” 
    Désole mais il faut faire le constat de notre impuissance sur ce conflit et même les USA, les grands soutiens d’Israël, se laissent dicter leur politique dans la région. Le gouvernement israélien est d’une extrême-droite religieuse messianiste du Grand Israël. Lui et tous ses prédécesseurs depuis longtemps se moque totalement de l’opinion internationale, des règles de la communauté internationale. D’autre part l’instrumentalisation du conflit israélo-palestinien est déplorable à des fins politiques par une partie de la bienpensance telle la FI. Elle souffle sur les braises de façon irresponsable en suscitant un renouveau d’antisémitisme jamais vu de la part de la gauche mais vu surtout historiquement à l’extrême-droite. Leurs membres sont trop intelligents pour tomber dans ce travers.
    Dans un pays qui n’est plus souverain parce que soumis à des règles européennes stupides de l’UE dont elle seule au monde s’est infligée  et dont la classe politique et médiatique a renié le vote populaire du 29 mai il n’est pas étonnant voire de monter en puissance un populisme de plus en plus puissant non seulement en France mais aussi dans de nombreux pays européens. L’économiste hétérodoxe David Cayla démontre bien le rapport entre le populisme et néolibéralisme ce dont les classe intermédiaires ne veulent pas voir ce qui est normal parce que depuis longtemps elles ont fait toutes des politiques néolibérales. Les classes intermédiaires et leurs relais médiatiques sont porteuses de l’idéologie libérale-libertaire.
    D’une façon plus générale il est permis de penser que nous n’échapperons à un moment populiste qui ne sera pas le danger qui nous est présenté abusivement.

    • Descartes dit :

      @ Cording1

      [Quant à Trump son élection me paraissait bien plus probable que tous les médias réunis ne l’envisageaient, je pense qu’il s’est trouvé bien plus en phase avec la société de son pays que la candidate démocrate et son parti.]

      Je ne sais pas ce que vous appelez « être en phase avec la société de son pays ». Comme je l’ai écrit dans mon papier, je pense que le vote aujourd’hui est un vote négatif. On vote Trump parce qu’on a peur de ce que peut faire Harris, on vote Harris parce qu’on a peur de Trump.

      [« C’est la détestation de la bienpensance qui s’indigne de voir Gaza rasée par les bombes mais qui ne fait rien » Désole mais il faut faire le constat de notre impuissance sur ce conflit et même les USA, les grands soutiens d’Israël, se laissent dicter leur politique dans la région.]

      Je ne vois pas où est « notre impuissance ». Nous – et encore plus les Américains – avons les moyens de mettre Israël en grande difficulté : sans parler d’une intervention militaire, nous pourrions user de sanctions financières et économiques. Les pays occidentaux ont décidé de ne pas les utiliser, et il faut assumer ce choix. Le discours de « l’impuissance » sert à occulter un choix politique, et à permettre à ceux qui l’ont fait d’échapper à leurs responsabilités.

      [Le gouvernement israélien est d’une extrême-droite religieuse messianiste du Grand Israël. Lui et tous ses prédécesseurs depuis longtemps se moque totalement de l’opinion internationale, des règles de la communauté internationale.]

      Pensez-vous qu’ils pourraient continuer à se moquer longtemps si l’Europe et les Etats-Unis faisaient voter par l’ONU une batterie de sanctions interdisant tout échange commercial avec l’état hébreu, à l’image de ce qui fut fait avec l’Afrique du Sud du temps de l’apartheid ? On n’a pas hésité à imposer des sanctions massives à Cuba ou à l’Iran, et on a mis l’économie de ces deux pays à genoux. Alors faut arrêter de dire « on ne peut pas », et assumer le fait que « on ne veut pas ». Israël fait le sale boulot que les américains veulent voir fait, mais qu’ils n’ont pas envie de faire eux-mêmes. Et le système UE/OTAN est complice. C’est ça la réalité.

      [D’une façon plus générale il est permis de penser que nous n’échapperons à un moment populiste qui ne sera pas le danger qui nous est présenté abusivement.]

      Je le crains, en effet…

      • Bob dit :

        @ Descartes
         
        [Israël fait le sale boulot que les américains veulent voir fait, mais qu’ils n’ont pas envie de faire eux-mêmes. Et le système UE/OTAN est complice. C’est ça la réalité.]
         
        Vous aviez déjà expliqué, dans les réponses à un billet précédent, les raisons qui poussent les Américains à ne rien faire.
        Pourquoi l’UE aussi ne fait-elle rien contre ce qu’il devient de plus en plus difficile de ne pas qualifier de génocide (c’est d’ailleurs différentes instances de l’ONU qui le disent) ? Ne rate-t-elle pas là une occasion, au passage, de redorer son blason auprès des pays du “Sud” ?

        • Descartes dit :

          @ Bob

          [Pourquoi l’UE aussi ne fait-elle rien contre ce qu’il devient de plus en plus difficile de ne pas qualifier de génocide (c’est d’ailleurs différentes instances de l’ONU qui le disent) ?]

          Il y a à mon sens deux raisons. La première, c’est l’inféodation des européens aux Etats-Unis. Non seulement par l’intermédiaire d’élites largement américanisées – pensez à des programmes comme celui des « young leaders » auxquels ont participé pas mal de nos dirigeants politiques – mais aussi par une propagande permanente mettant en scène un « ogre russse » dont les menées ne peuvent être contenues que grâce à l’intervention américaine. Il est d’ailleurs intéressant de voir comment cette fiction a été créée et maintenue : on commence par étendre le système UE/OTAN jusqu’aux frontières de la Russie en faisant fi de toues les promesses, de toutes les lignes rouges, et quand la Russie se rebiffe, on en fait l’agresseur. On l’a amplement vu dans l’affaire ukrainienne, dont il faut se demander à qui elle profite finalement. L’Ukraine en sortira ravagée, la Russie affaiblie, l’UE aura supporté un coût économique massif et s’est alignée comme jamais sur l’OTAN. Les seuls qui en sortiront gagnant sont les Américains. Etonnant, non ?

          La deuxième raison, c’est que les Américains n’hésitent pas à sanctionner ceux qui ne s’alignent inconditionnellement derrière eux. Souvenez-vous du vote négatif de la France lors de la croisade contre l’Irak. Nous avions eu à faire face à des sanctions immédiates sur nos exportations, et nos entreprises implantées là-bas ont dû faire face à toutes sortes de tracasseries administratives et judiciaires, avec à la clé des amendes massives. Alors, que pèse un génocide plus ou moins devant les intérêts de l’industrie allemande ou de l’agriculture française ?

          Il y a une troisième raison : affronter Israël, c’est couper le cordon avec les services israéliens, qui nous fournissent de précieuses informations sur le monde arabe. Pire, c’est prendre le risque d’actes terroristes sur notre sol digités par ces mêmes services. Il y a des précédents…

          [Ne rate-t-elle pas là une occasion, au passage, de redorer son blason auprès des pays du “Sud” ?]

          On ne redore pas son blason avec des actes purement symboliques, lorsque ceux-ci ne sont pas la traduction d’un véritable engagement sur le fond. Ce n’est pas les motions de condamnation régulièrement votées par le Parlement européen qui vont changer notre image dans le monde. Clairement, si l’UE n’était plus inféodée aux Etats-Unis, elle pourrait aspirer à être un acteur majeur sur la scène internationale. Seulement voilà, ce n’est pas le cas.

          • Bob dit :

            @ Descartes

            Vous me permettez de comprendre cette non-action de l’UE, merci.

            [La deuxième raison, c’est que les Américains n’hésitent pas à sanctionner ceux qui ne s’alignent inconditionnellement derrière eux.]

            Bonne illustration aujourd’hui même avec Biden qui menace la CPI de sanctions après le mandat d’arrêt à l’encontre de Nétanyahou.

  4. Vous abordez un thème important, le pouvoir,  la logique de domination,  elle-même complètement disctincte , à mon sens,  de celle du commandement. Est-ce que la sacro-sainte libre circulation des marchandises n’a pas contribué à  cette perte de valeur pour le débat d’idées, , la délibération, le respect de l’autre partie ,  pour privilégier cet “intérêt” de voir l’autre perdre…. PS : La seule réserve de forme à votre article serait le E majuscule à Etat….

    • Descartes dit :

      @ LEROY PASCALINE

      [Vous abordez un thème important, le pouvoir, la logique de domination, elle-même complètement distincte , à mon sens, de celle du commandement.]

      Je vous avoue ne pas avoir compris cette remarque. Je ne crois pas avoir abordé ces sujets dans mon papier. Mon point était plutôt le fait que la « droitisation » de l’électorat populaire, dont on nous rebat les oreilles, tient à un problème de perspective. En fait, cet électorat est là où il a toujours été. C’est la gauche qui s’est déportée vers une forme de gauchisme autocentrée qui lui fait percevoir le reste du monde comme virant à droite.

      [Est-ce que la sacro-sainte libre circulation des marchandises n’a pas contribué à cette perte de valeur pour le débat d’idées, la délibération, le respect de l’autre partie, pour privilégier cet “intérêt” de voir l’autre perdre….]

      Il y a un peu de ça. Marx l’avait déjà écrit en 1948 : dans la mesure où le capitalisme tend à substituer tous les rapports par des rapports d’argent, il ne peut que « déchirer le voile d’idéalisme » dans lequel vivaient les sociétés précapitalistes. Et malgré les efforts de la République pour maintenir des formes aristocratiques héritées de l’Ancien régime – en substituant à l’aristocratie du sang une aristocratie du mérite – on dérive de plus en plus vers une société matérialiste, où les hiérarchies du savoir, du goût, de l’effort et même du sacré s’effacent devant la seule hiérarchie matérielle de l’argent.

      [PS : La seule réserve de forme à votre article serait le E majuscule à Etat….]

      Je mets toujours une majuscule lorsqu’on se réfère à l’institution. J’avoue que j’ai du mal à la mettre lorsque « état » est synonyme de « pays ». Mais c’est un tort, je le sais…

      • Bob dit :

        @ Descartes
         
        [J’avoue que j’ai du mal à la mettre lorsque « état » est synonyme de « pays »]
         
        Pourquoi cela ? Y a-t-il une raison pour laquelle vous répugnez à la majuscule dans ce cas ?

        • Descartes dit :

          @ Bob

          [Pourquoi cela ? Y a-t-il une raison pour laquelle vous répugnez à la majuscule dans ce cas ?]

          Parce que j’ai tendance à utiliser la majuscule lorsque je parle d’un être singulier, et la minuscule lorsque je parle d’une catégorie. Ainsi, lorsque je parle des “états membres de l’union européenne”, on parle d’une catégorie d’entités, alors que lorsqu’on parle de “l’Etat français”, il s’agit d’une entité unique. De la même manière, quand j’écris “les pères de l’Eglise”, je mets “Eglise” en majuscule parce qu’il ne s’agit pas de n’importe quelle église. Par contre, lorsque j’écris “la séparation de l’église et de l’Etat”, je ne vais pas mettre de majuscule puisque la question touche n’importe quelle église.

  5. maleyss dit :

    Quelques questions et remarques :
    – Avez-vous lu le dernier numéro de Front Populaire ayant trait à Mai 68 et ses conséquences ? Beaucoup articles reprennent certaines de vos remarques.
    – Ne pensez-vous pas qu’il devienne contre-productif de faire parrainer sa candidature par des vedettes diverses et variées ? Cela ne donne t’il pas l’impression aux électeurs que le candidat n’appartient pas à leur monde et ne peut comprendre leurs problèmes. Mutatis mutandis, les innombrables “tribunes” que nous ont infligées des artistes, écrivains, gens de média pour nous dissuader de voter RN ont-elles eu un autre effet que de leur permettre de montrer leur belle âme ?
    – Pensez-vous que l’effondrement des exigences dans l’Education procède de la même “tactique” ? En d’autres termes, permettre un entre-soi de bon aloi et éloigner du gâteau ceux qui ne sont pas détenteurs de “capital immatériel” ? 
    [Il faut rappeler ici que l’avortement aux Etats-Unis n’a jamais fait l’objet d’une législation fédérale le légalisant formellement. ]
    J’en ai plus qu’assez de voir sans cesse le droit à l’IVG brandi comme le plus imprescriptible des droits de l’homme, avant même le droit de vote, puisque certains voudraient restreindre ce dernier à ceux qui ont une intelligence suffisante pour pouvoir penser comme eux. J’en ai plus qu’assez de voir le vote de la loi Veil célébré comme und des grandes dates de l’Histoire de France, à l’égal de la victoire de Valmy ou de la Libération de Paris. Je serais d’ailleurs curieux de savoir si Mme Veil approuvait tant que cela ces célébrations, ainsi que l’évolution des pratiques abortives. Mais cela est un autre sujet.
     

    • Descartes dit :

      @ maleyss

      [– Avez-vous lu le dernier numéro de Front Populaire ayant trait à Mai 68 et ses conséquences ? Beaucoup articles reprennent certaines de vos remarques.]

      Non, je ne suis pas trop cette revue, entre autres choses parce que je ne supporte pas Michel Onfray. Même si ces derniers temps il semble avoir renoncé à son passé hédoniste et repris une ligne plus proche de la mienne, la vanité du personnage est insupportable.

      Je dois dire que ma position sur mai 1968 n’est en rien originale aujourd’hui, et vous trouverez pas mal d’analystes pour la partager. Mon seul mérite – dont, au diable la modestie, j’en suis très fier – est d’avoir fait cette analyse dès les années 1980, à une époque où mai 1968 faisait partie des vaches sacrées qu’on n’avait pas le droit de toucher sans révérence. A l’époque, j’en avais scandalisé pas mal de mes camarades en disant que mai 1968 était une contre-révolution, qui préparait la montée en puissance des classes intermédiaires et de l’idéologie « libérale-libertaire »…

      [– Ne pensez-vous pas qu’il devienne contre-productif de faire parrainer sa candidature par des vedettes diverses et variées ? Cela ne donne-t-il pas l’impression aux électeurs que le candidat n’appartient pas à leur monde et ne peut comprendre leurs problèmes.]

      Les américains ont une attraction pour la « célébrité » très caractéristique, qu’on ne retrouve pas dans la culture européenne. Si vous avez regardé « les Simpson », vous aurez certainement remarqué la fréquence avec laquelle apparaissent dans la série des « célébrités », que ce soient des personnalités du monde du spectacle, des milieux politiques, des personnages scientifiques… vous verrez la même chose dans pas mal de séries américaines. Et de la même manière, on peut voir à la télévision américaine des « talk shows » qui mélangent des invités de toutes sortes, dont le seul point commun est d’être « célèbres ». En France, ce type de mélange n’était pas habituel. On imagine mal un dessin animé faisant intervenir De Gaulle ou Pompidou comme personnage invité, alors que Clinton ou Obama apparaissent sans problème dans « les Simpson ». Ces barrières tendent d’ailleurs à tomber, et on voit de plus de plus des talk-shows ou un ministre côtoie parmi les invités un sportif, un chanteur, un homme d’affaires.

      Cela étant dit, du point de vue électoral il y a célébrité et célébrité. Le soutien d’un grand entrepreneur comme Elon Musk ou d’un acteur intellectuel comme Robert Redford apporte certainement des voix, parce que ces personnages ont des positions politiques connues et consistantes. Je doute par contre que Taylor Swift, dont les chansons ne se distinguent pas par un haut niveau de réflexion, ait apporté beaucoup d’électeurs quelque soit l’intérêt du public pour ses chansons.

      [Mutatis mutandis, les innombrables “tribunes” que nous ont infligées des artistes, écrivains, gens de média pour nous dissuader de voter RN ont-elles eu un autre effet que de leur permettre de montrer leur belle âme ?]

      Là, c’est un autre problème. Pendant de très longues années, les artistes, les écrivains, les philosophes, les scientifiques ont eu dans notre pays une grande influence. Ils constituaient une forme d’aristocratie du mérite, et à ce titre leur opinion était respectée. Cela leur donnait un certain pouvoir de prescription. Le soutien de Sartre, de Bourdieu, de Joliot-Curie, de Picasso avait un certain poids. Ce poids a beaucoup diminué, d’une part parce que l’évolution du capitalisme a beaucoup réduit le prestige des métiers intellectuels, et d’autre part parce que ces personnages ont largement galvaudé leur influence en agissant en fonction de leurs sentiments.

      [– Pensez-vous que l’effondrement des exigences dans l’Education procède de la même “tactique” ? En d’autres termes, permettre un entre-soi de bon aloi et éloigner du gâteau ceux qui ne sont pas détenteurs de “capital immatériel” ?]

      Tout à fait. L’effondrement de l’école « des pauvres » permet aux classes intermédiaires de renouveler leur « capital immatériel » sans pe partager.

      [« Il faut rappeler ici que l’avortement aux Etats-Unis n’a jamais fait l’objet d’une législation fédérale le légalisant formellement. » J’en ai plus qu’assez de voir sans cesse le droit à l’IVG brandi comme le plus imprescriptible des droits de l’homme, (…) J’en ai plus qu’assez de voir le vote de la loi Veil célébré comme une des grandes dates de l’Histoire de France, à l’égal de la victoire de Valmy ou de la Libération de Paris.]

      Je suis d’accord avec vous qu’on surjoue la question de l’avortement. D’autant plus que l’avortement a toujours été pratiqué – légale ou illégalement – et que l’effet global de cette légalisation est donc à relativiser. En fait, ce qui constitue une véritable révolution c’est la planification des naissances, dont l’avortement n’est qu’un instrument – et pas forcément le plus utilisé. De ce point de vue, la loi Neuwirth (1967), qui légalise la contraception, est bien plus importante que la loi Veil (1976). On remarquera d’ailleurs que les lois en question ont été faites alors que la droite était au pouvoir et majoritaire à l’Assemblée.

      [Je serais d’ailleurs curieux de savoir si Mme Veil approuvait tant que cela ces célébrations, ainsi que l’évolution des pratiques abortives. Mais cela est un autre sujet.]

      En tout cas, dans son explosé de la loi, Simone Veil avait bien décrit l’avortement comme une tragédie, et je ne crois pas qu’elle ait changé d’avis plus tard.

      • Bob dit :

        @ Descartes
         
        [Ces barrières tendent d’ailleurs à tomber, et on voit de plus de plus des talk-shows ou un ministre côtoie parmi les invités un sportif, un chanteur, un homme d’affaires.]
         
        Oui, et cela ne “grandit” pas les politiciens participant à ces émissions de divertissement, dont le “prestige” a me semble-t-il bien décliné. En conséquence, je trouve qu’on a tendance à moins respecter ces politiciens car ils se prêtent volontiers à cet abaissement car, qu’on le veuille ou non, la politique est tragique. C’est peut-être l’époque qui veut ça. Tout doit être “cool”…
        Qu’on compare les clowneries de “On n’est pas couché” avec “l’Heure de vérité” sur Antenne2 ! J’étais jeune, mais je me souviens encore de l’effet que la tenue, sur le fond et la forme, des invités politiques m’inspirait.
         

        • Descartes dit :

          @ Bob

          [Oui, et cela ne “grandit” pas les politiciens participant à ces émissions de divertissement, dont le “prestige” a me semble-t-il bien décliné.]

          C’est une dialectique complexe. Le « prestige » des politiques n’a pas seulement décliné dans l’opinion, il a décliné chez les politiques eux-mêmes, qui ont perdu en grande partie le sens de la hiérarchie. Il n’y a qu’à avoir ce qu’est devenu le vieux principe « on ne devient pas prince là où on a été roi » avec un François Hollande redevenu député de base… et je ne vous parle même pas des anciens ministres qui reprennent place comme cadres de la fonction publique. La règle est qu’on doit s’adresser à un ancien ministre sous le vocable de « monsieur le ministre ». Imaginez-vous un chef de service s’adresser à l’un de ses collaborateurs de cette manière ?

          Le « cursus honorum » qui était la règle en politique servait précisément à cela : éviter que celui qui avait occupé une dignité élevée se trouve sous les ordres de celui qui n’avait pas eu cet honneur, une situation difficile à gérer pour les deux. C’est pourquoi dans toutes les cultures on crée des « conseils d’anciens » ou « chambres des pairs » pour placer ceux qui ont occupé d’hautes dignités et leur éviter – ou les empêcher – de revenir comme des âmes en peine. Mais comment maintenir le « prestige » d’une fonction qu’on peut faire à tout âge, sans avoir de trajectoire, et après laquelle on reprend sa vie comme si de rien n’était ?

          [En conséquence, je trouve qu’on a tendance à moins respecter ces politiciens car ils se prêtent volontiers à cet abaissement car, qu’on le veuille ou non, la politique est tragique. C’est peut-être l’époque qui veut ça. Tout doit être “cool”…]

          Mais justement, on est dans une époque qui n’aime pas le tragique, qui ne le supporte pas. De Gaulle, Pompidou ou Mitterrand étaient des personnages tragiques. Même Chirac pouvait, à l’occasion, être tenté par tel rôle – il l’avait montré lors du débat sur la guerre en Irak. Mais il est difficile de voir une quelconque dimension tragique chez Hollande ou Macron. Ce sont des personnages de Feydeau, pas de Racine. Ce n’est pas seulement la faute des politiques : c’est l’évolution du capitalisme vers une société de consommation qui veut ça. L’idéologie dominante ne supporte plus les statues en général, et les statues du Commandeur en particulier. Ces grands personnages du passé sont des reproches permanents pour leurs lointains successeurs, alors il faut les abattre, mortes ou vivantes. On l’a bien vu en 1968.

          Le discours dominant est très clair depuis : nous ne voulons plus de maîtres, nous ne voulons que des égaux. Le professeur ne met plus de costume, ne vouvoie plus ses étudiants, et ne monte plus sur une estrade pour aller faire cours. Il s’habille comme ses étudiants, se met à leur niveau, et le tutoiement devient la règle. Et dans la même logique, on veut des dirigeants qui seraient comme vous et moi, sans mérite particulier. Des gens qu’on puisse regarder non pas comme nos guides, mais comme nos égaux – quand ce n’est pas comme nos serviteurs.

          Dans ces conditions, comment voulez-vous qu’il y ait du « respect » ? N’étant plus protégé par leur investiture, par la dignité de la fonction qu’ils occupent, le professeur comme le politique ne peuvent compter que sur le respect issu d’une relation personnelle, de proximité. Pour cela, il faut étaler non pas ses idées ou ses réalisations, mais sa vie familiale, son enfance, ses expériences sexuelles… tout ce qui peut faire sentir au citoyen que vous êtes « l’un d’eux ». Le succès des talk-shows et autres émissions qui présentent l’homme politique dans un contexte de divertissement et sans la moindre pudeur traduit ce besoin.

          [Qu’on compare les clowneries de “On n’est pas couché” avec “l’Heure de vérité” sur Antenne2 ! J’étais jeune, mais je me souviens encore de l’effet que la tenue, sur le fond et la forme, des invités politiques m’inspirait.]

          Oui, parce qu’il y avait une séparation des ordres. On invitait les chanteurs à des émissions de chansons, les politiques à des émissions politiques, les médecins à des émissions médicales. L’homme disparaissait derrière la fonction sociale. Aujourd’hui, nous sommes tous devenus des individus, la fonction sociale étant devenue accessoire. Il n’y a donc de moins en moins d’émissions ou l’on invite des politiques, des musiciens ou des médecins pour discuter avec des journalistes spécialisés de leur travail, et de plus en plus d’émissions ou l’on invite des « personnes » pour qu’elles racontent leur vie. Et si la fonction d’un chanteur, d’un médecin ou d’un politique ne se valent pas, à l’heure de raconter sa vie il n’y a aucune hiérarchie.

          Au risque de me répéter, je ne peux que vous renvoyer à la première partie du « manifeste du parti communiste » de 1848. Tout y est dit sur la manière dont l’évolution du capitalisme tend à supprimer toute distinction, toute hiérarchie qui ne soit pas la hiérarchie de l’argent.

          • Bob dit :

            @ Descartes

            Votre point de vue est intéressant pour moi car j’avais tendance à rendre les politiciens responsables de cette dégradation en acceptant ce type d’invitation. Si je comprends bien votre analyse, ils sont, au moins en partie, “victimes” de l’évolution de la société; ils ne font que la suivre en quelque sorte.

            [Imaginez-vous un chef de service s’adresser à l’un de ses collaborateurs de cette manière ?]

            J’imagine très bien l’effet cocasse, voire comique, qui en résulterait.

            [Pour cela, il faut étaler non pas ses idées ou ses réalisations, mais sa vie familiale, son enfance]

            C’est “l’américanisation” en cours. Dans ma société (anglo-saxonne), je me souviens du discours (en vidéo) de présentation d’un nouveau directeur des finances danois. Durant les quelques minutes que cela a duré, aucun élément sur sa vision, ses objectifs, etc. Il nous a présenté sa famille, son chien, son chalet sur les côtes danoises, une île des Caraïbes où lui et sa famille se réfugient l’hiver parce que, voyez-vous, le climat danois, l’hiver, c’est rude (sans penser une seconde aux employés danois qui n’ont sans doute pas les moyens de faire comme lui…), bref, un discours lénifiant sans intérêt professionnel.

            [Il n’y a donc de moins en moins d’émissions ou l’on invite des politiques, des musiciens ou des médecins pour discuter avec des journalistes spécialisés de leur travail, et de plus en plus d’émissions ou l’on invite des « personnes » pour qu’elles racontent leur vie.]

            Oui, cela me fait penser à une émission sur France 2 le dimanche après-midi où des “personnalités” sont invitées à la campagne pour… raconter leur vie. Émission à succès apparemment.
            Je préfère le mot politicien au politique qui a pris le dessus ces dernières années, parce qu’avec politique, on ne sait jamais si on désigne la personne ou l’action.

            [je ne peux que vous renvoyer à la première partie du « manifeste du parti communiste » de 1848]

            Je vais faire en sorte de le lire. J’avoue que ce n’est pas une lecture vers laquelle je me serais dirigé sans recommandation.

            • Descartes dit :

              @ Bob

              [Votre point de vue est intéressant pour moi car j’avais tendance à rendre les politiciens responsables de cette dégradation en acceptant ce type d’invitation. Si je comprends bien votre analyse, ils sont, au moins en partie, “victimes” de l’évolution de la société ; ils ne font que la suivre en quelque sorte.]

              C’est tout l’intérêt de la pensée dialectique. Bien sûr, les politiques sont en partie responsables de cette dégradation en acceptant ce type d’invitation. Mais d’un autre côté, si le système récompense ceux qui acceptent et pénalise ceux qui n’acceptent pas, on ne peut dire qu’ils font un choix libre. Et cette liberté est la condition nécessaire de la responsabilité. Jusqu’à quel point celui qui accepte de donner son argent le pistolet sur la tempe est « responsable » de son choix ?

              Le phénomène dont vous parlez se manifeste dans l’ensemble des pays développés. Il est donc difficile de l’attribuer à un « mauvais choix » fait par quelques individus, ou même par une élite particulière. Une telle unanimité indique qu’il existe un mécanisme sous-jacent suffisamment puissant pour que ceux qui ne se soumettent pas soient tellement pénalisés qu’ils restent très rares.

              [C’est “l’américanisation” en cours. Dans ma société (anglo-saxonne), je me souviens du discours (en vidéo) de présentation d’un nouveau directeur des finances danois. Durant les quelques minutes que cela a duré, aucun élément sur sa vision, ses objectifs, etc. Il nous a présenté sa famille, son chien, son chalet sur les côtes danoises, une île des Caraïbes où lui et sa famille se réfugient l’hiver parce que, voyez-vous, le climat danois, l’hiver, c’est rude (sans penser une seconde aux employés danois qui n’ont sans doute pas les moyens de faire comme lui…), bref, un discours lénifiant sans intérêt professionnel.]

              Cet exemple rejoint de centaines d’autres. Mais il faut se dire que si ces exemples sont si nombreux, si étaler sa vie privée – et démissionner lorsqu’elle ne correspond pas aux canons acceptés – devient une quasi-obligation, c’est que ce genre de comportement procure à celui qui l’adopte un avantage compétitif dans la société telle qu’elle est. Il faut donc s’interroger sur la nature de cet avantage. Pourquoi un directeur des finances qui, dans sa présentation, parle de sa famille, son chien, son chalet et ses vacances aux Caraïbes a plus de chances d’être promu que celui qui se contenterait d’un exposé professionnel ?

              On peut donner beaucoup de réponses à cette question, je vous propose la mienne : il s’agit d’une bête question de surveillance. Pendant des siècles, la société a construit des mécanismes pour surveiller les comportements privés de ses membres. Les sociétés occidentales avaient un contrôle social puissant fondé sur la persistance de petites communautés où chacun espionnant ce que faisaient les autres, sans compter avec cet outil fabuleux qu’est la confession, qui permettait à une structure centralisée d’exercer ce contrôle. Avec les Lumières, qui ont autonomisé la sphère privée, et l’urbanisation qui a rompu les petites communautés, la société a perdu ce contrôle. La sphère privée est devenue une forteresse qui échappait à toute surveillance. La quasi-obligation de raconter sa vie publiquement, l’encouragement à étaler sa intime – y compris sexuelle – permet de rétablir une forme de contrôle.

              [Je préfère le mot politicien au politique qui a pris le dessus ces dernières années, parce qu’avec politique, on ne sait jamais si on désigne la personne ou l’action.]

              Vous avez tout à fait raison.

              [« je ne peux que vous renvoyer à la première partie du « manifeste du parti communiste » de 1848 » Je vais faire en sorte de le lire. J’avoue que ce n’est pas une lecture vers laquelle je me serais dirigé sans recommandation.]

              C’est une lecture absolument essentielle, et cela se lit vraiment très facilement. Le « Manifeste » n’est pas un texte théorique aride – comme c’est le cas du Capital, qui est difficilement lisible aujourd’hui – mais un texte militant, et donc écrit pour être lu rapidement. Et c’est un texte surprenant pour ceux qui ont du marxisme la vision déformée que rabâchent les médias. Parce que dans ce texte Marx ne diabolise pas le capitalisme, au contraire, il met en exergue ses grandes qualités et explique pourquoi celles-ci lui ont permis de dépasser les modes de production antérieurs, tout en montrant les contradictions qui, in fine, l’amèneront lui aussi à être dépassé. Finalement, le texte est un éloge de la capacité humaine à échapper à l’état de nature plus qu’un texte de propagande…

      • maleyss dit :

        [De ce point de vue, la loi Neuwirth (1967), qui légalise la contraception, est bien plus importante que la loi Veil (1976). ]
        Ce qui m’ennuie, c’est que mon concitoyen Lucien Neuwirth avait un jour expliqué, lors d’une interview, que la raison pour laquelle il avait fait voter sa loi était le grand nombre de divorces pour grossesse non désirée qu’il avait constaté lorsqu’il était adjoint aux affaires sociale (sous le mandat de Fraissinette, je suppose). Il faut bien avouer que si son but était de diminuer le nombre de divorces, il n’a pas tout à fait été atteint ! De même, les hommes politiques à l’origine de ces lois nous affirmaient, la main sur le coeur, vouloir, ipso facto, le bonheur et l’harmonie des familles. Pensez-vous qu’ils y soient parvenus ? Question purement rhétorique, bien sûr.

        • Descartes dit :

          @ maleyss

          [« De ce point de vue, la loi Neuwirth (1967), qui légalise la contraception, est bien plus importante que la loi Veil (1976). » Ce qui m’ennuie, c’est que mon concitoyen Lucien Neuwirth avait un jour expliqué, lors d’une interview, que la raison pour laquelle il avait fait voter sa loi était le grand nombre de divorces pour grossesse non désirée qu’il avait constaté lorsqu’il était adjoint aux affaires sociale (sous le mandat de Fraissinette, je suppose).]

          J’aimerais bien connaître la référence de cette « explication ». Cela paraît assez peu vraisemblable, compte tenu de sa très longue trajectoire de Neuwirth sur cette question, et du risque politique qu’il a pris en la portant, y compris contre l’avis de De Gaulle, et du coût politique pour sa propre carrière. Je vois par ailleurs mal en quoi les « grossesses non désirées » pouvaient jouer significativement sur le nombre de divorces, alors que, surtout dans la mentalité de l’époque, le divorce d’un couple avec enfants était particulièrement mal vu, au point que souvent les couples qui autrement auraient divorcé restaient ensemble « à cause des enfants ».

          [De même, les hommes politiques à l’origine de ces lois nous affirmaient, la main sur le coeur, vouloir, ipso facto, le bonheur et l’harmonie des familles. Pensez-vous qu’ils y soient parvenus ? Question purement rhétorique, bien sûr.]

          La question n’est pas du tout « rhétorique ». Si par « ces lois » vous faires référence à la loi Neuwirth et à la loi Veil, je ne vois pas très bien où « les hommes politiques à l’origine de ces lois » aient affirmé « vouloir ipso facto le bonheur et l’harmonie des familles ». Si ma mémoire ne me trompe pas, Veil avait au contraire souligné au contraire, dans son discours de présentation de la loi, que l’IVG resterait pour la femme une tragédie, et que sa légalisation n’était nullement destinée à « faire le bonheur » de qui que ce soit, mais à traiter un problème de santé publique. La loi Neuwirth, elle, était plus orientée vers le « bonheur des familles », Neuwirth étant très influencé par le mouvement de la « maternité heureuse », qui supposait que les enfants étaient bien plus heureux lorsqu’ils étaient désirés. De ce point de vue, je pense que sa loi a plutôt contribué à ce résultat, ne trouvez-vous pas ?

          • Glarrious dit :

            [ De ce point de vue, je pense que sa loi a plutôt contribué à ce résultat, ne trouvez-vous pas ?]
             
            Vu le nombre de divorce actuellement par sûr que les enfants étaient désirés même par rapport aux abondons des enfants par les parents notamment des pères.

            • Descartes dit :

              @ Glarrious

              [Vu le nombre de divorce actuellement par sûr que les enfants étaient désirés même par rapport aux abondons des enfants par les parents notamment des pères.]

              Je n’ai rien compris. L’expérience montre qu’on divorce plus facilement lorsqu’il n’y a pas d’enfants en commun. En bonne logique, on peut donc prévoir qu’une diffussion de la contraception se traduira par un nombre de divorces plus élevé, et non l’inverse… par ailleurs, l’abandon était bien supérieur dans le passé qu’il ne l’est aujourd’hui.

          • maleyss dit :

            [De ce point de vue, je pense que sa loi a plutôt contribué à ce résultat, ne trouvez-vous pas ?]
            Vous affirmez donc que les enfants et adolescents de 2024 sont plus heureux, et ont moins de problèmes psychologiques, voire psychiatriques, que leurs devanciers ? Ce n’est pas tout à fait ce que je constate. Chaque fois qu’on me vante une avancée “sociétale” obtenue au détriment des fondements de notre société, je fais la réflexion : “Et si encore ça rendait les gens plus heureux…”
            Par ailleurs, je suis absolument formel concernant les propos que je prête à Lucien Neuwirth.

            • Descartes dit :

              @ maleyss

              [« De ce point de vue, je pense que sa loi a plutôt contribué à ce résultat, ne trouvez-vous pas ? » Vous affirmez donc que les enfants et adolescents de 2024 sont plus heureux, et ont moins de problèmes psychologiques, voire psychiatriques, que leurs devanciers ?]

              N’ayant aucun moyen de mesurer le bonheur, ni même les « problèmes psychologiques, voire psychiatriques », je ne me risquerais pas à faire une telle comparaison. Mais à supposer qu’une telle comparaison soit possible, vous noterez qu’entre l’expérience des enfants et adolescents de 2024 et celles de ceux nés avant la promulgation de la loi Neuwirth pas mal de choses ont changé, qui n’ont aucun rapport avec la loi en question. Même en admettant que la loi Neuwirth ait été efficace, on peut difficilement lui reprocher de ne pas, à elle seule, fait le bonheur des enfants.

              [Ce n’est pas tout à fait ce que je constate. Chaque fois qu’on me vante une avancée “sociétale” obtenue au détriment des fondements de notre société, je fais la réflexion : “Et si encore ça rendait les gens plus heureux…”]

              Je ne sais pas si on peut parler de « avancée sociétale » concernant les lois Neuwirth et Veil. La planification des naissances – c’est-à-dire, la possibilité pour les couples de choisir combien et quand les enfants viendront – est une avancée majeure, ayant un effet dramatique qui dépasse de très loin le domaine « sociétal » pour toucher le social, l’économique, l’institutionnel.

              [Par ailleurs, je suis absolument formel concernant les propos que je prête à Lucien Neuwirth.]

              Dans ce cas, vous n’aurez pas de difficulté à indiquer une référence et une date…

            • Glarrious dit :

              @Descartes
              [Je n’ai rien compris. L’expérience montre qu’on divorce plus facilement lorsqu’il n’y a pas d’enfants en commun. En bonne logique, on peut donc prévoir qu’une diffusion de la contraception se traduira par un nombre de divorces plus élevé, et non l’inverse… par ailleurs, l’abandon était bien supérieur dans le passé qu’il ne l’est aujourd’hui.]
               
              Ce que j’essaye de vous expliquer est que la diffusion de la contraception (et aussi de l’IVG) ne conduit pas nécessairement à des enfants plus heureux malgré le fait qu’ils étaient désirés. Je le met en lien aux nombres de divorces – 50% des mariages se terminent par un divorce – les enfants n’ayant plus leurs parents unis sont-ils heureux ? 
              De plus si ils étaient désirés, les parents qui divorcent, devraient penser aux bonheurs des enfants.
              Je peux vous rajouter les parents qui abandonnent leurs enfants dans le sens premier terme ou dans d’autres domaines comme l’éducation – que je différencie de l’instruction- dont ils la délèguent à autres notamment l’enseignant, le policier/le gendarme, le gardien d’immeuble, le juge, le gardien de prison.
               
              Ce que j’essaye de vous dire c’est que je m’oppose à la généralisation des moyens de contraception/IVG car elles déresponsabilisent les individus pour les raisons que j’évoque plus haut.

            • Descartes dit :

              @ Glarrious

              [Ce que j’essaye de vous expliquer est que la diffusion de la contraception (et aussi de l’IVG) ne conduit pas nécessairement à des enfants plus heureux malgré le fait qu’ils étaient désirés.]

              Pas « nécessairement », non, parce que le « bonheur » des enfants dépend d’un ensemble de choses, et le fait d’avoir été désirés n’est qu’une petite partie de cet ensemble. Même en admettant que le fait d’être désiré contribue au bonheur des enfants, comment séparer cette contribution de celle de la dégradation de l’école, de la dissolution de la famille, de la remise en cause de la filiation, de la dégradation du cadre de vie, de la situation de l’emploi des parents, etc. ?

              Ce que je n’accepte pas, c’est l’idée que c’est la contraception et l’IVG qui est responsable d’une dégradation de la situation des enfants qui tient à des causes bien plus générales.

              [De plus s’ils étaient désirés, les parents qui divorcent, devraient penser aux bonheurs des enfants.]

              Pas nécessairement. On peut désirer un enfant à un moment de sa vie, et ne pas supporter son conjoint à un autre.

              [Ce que j’essaye de vous dire c’est que je m’oppose à la généralisation des moyens de contraception/IVG car elles déresponsabilisent les individus pour les raisons que j’évoque plus haut.]

              Je ne comprends pas votre raisonnement. Le fait que l’enfant soit désiré, qu’il ne soit pas le produit d’un accident mais de la volonté des parents, conduit au contraire à RESPONSABILISER les individus. Vous êtes bien plus « responsable » de quelque chose que vous avez voulu que de quelque chose qui arrive par accident…

              J’ai l’impression que vous attribuez à la contraception et l’IVG l’instabilité de la famille. C’est à mon sens se tromper de cible. Ce qui faisait autrefois la stabilité de la famille, c’était le fait qu’elle n’était pas fondée sur l’amour, mais sur un contrat économique, ou chacun avait en fait besoin de l’autre. La femme avait besoin de l’homme pour gagner le pain, l’homme de la femme pour faire fonctionner l’économie domestique – essentielle jusqu’aux années 1960. On avait besoin des enfants pour vous entretenir dans votre vieil âge. Alors, même si on ne s’aimait pas, on se supportait parce que nécessité fait loi. Vous savez, la retraite, la machine à laver, les plats préparés et le microondes ont fait plus pour l’instabilité des couples que l’IVG ou la contraception…

  6. Bruno dit :

    Bonjour Descartes et merci pour ce papier très intéressant.
    [Avant d’écarter une Marine Le Pen de la course – par rapport en utilisant une procédure judiciaire – certains feraient mieux de réfléchir à deux fois.]
    Je profite de cette phrase pour vous demander votre avis au sujet du procès en cours à l’encontre de Marine Le Pen. Qu’est-ce que cette procédure vous inspire? Vous apparait-elle fondée? Aussi, si Marine Le Pen devait être condamnée à une inéligibilité, y verriez-vous une manœuvre? Plus généralement quelle est votre opinion sur les peines d’inéligibilité? Merci

    • Descartes dit :

      @ Bruno

      [Je profite de cette phrase pour vous demander votre avis au sujet du procès en cours à l’encontre de Marine Le Pen. Qu’est-ce que cette procédure vous inspire ? Vous apparait-elle fondée ?]

      Fondée en droit ? Oui, probablement. Dans la logique des institutions européennes, le mot « politique » est un gros mot. A Bruxelles, on ne fait pas de politique. Et dans cette logique, les députés sont des quasi-fonctionnaires, qui sont là pour fournir un travail administratif (rédaction de rapports ou d’amendements, présence dans des commissions ou en séance) que politique. Et si on leur paye des assistants, ce n’est pas pour aller sur le terrain, pour organiser les contacts politiques de leurs patrons, pour contribuer au fonctionnement de leur parti, mais pour contribuer au travail administratif du député. On peut être d’accord ou pas avec cette conception – et moi, personnellement je ne le suis pas – mais c’est les textes.

      Au-delà des textes, il y a l’interprétation qu’on en fait. Dans la pratique, il n’y a pas de mécanisme européen de financement des activités politiques. Les partis qui ne bénéficient pas de l’appui des milieux économiques ont donc tous – plus ou moins discrètement – recours à ce type de détournement. C’est de ce point de vue que les poursuites en cours me gênent, parce que si on appliquait ce raisonnement jusqu’au bout, dans les institutions européennes seuls ceux qui ont des généreux donateurs derrière pourraient se permettre de faire de la politique, ce qui donnerait à ces généreux donateurs un pouvoir disproportionné… Cela étant dit, le procès en cours montre surtout l’incompétence administrative du FN/RN, parce que si on fait les choses bien on peut parfaitement monter ce genre de financements sans que le détournement soit aussi flagrant.

      D’une manière générale, je me méfie beaucoup des situations où le juge se trouve à prendre des décisions politiques. Sans nécessairement adhérer aux théories du « lawfare » chères aux populistes de gauche, la question de la neutralité du juge – et du droit – vis-à-vis des positions politiques des prévenus se pose inévitablement, et cela devrait inciter à la plus grande prudence les juges dans les cas où la décision ne se présente pas comme une évidence. Le problème, c’est d’éviter que cette prudence aboutisse à créer une sorte d’impunité réservée aux leaders politiques, qui ne sauraient être poursuivis au motif que la poursuite pourrait être politiquement motivée.

      [Aussi, si Marine Le Pen devait être condamnée à une inéligibilité, y verriez-vous une manœuvre ?]

      Je rejette les raisonnements complotistes, et par conséquent avant d’y voir une « manœuvre » il faudrait qu’on me montre par quels actes positifs un pouvoir quelconque a « manœuvré » ce procès. Jusqu’ici, il ne semble pas que ce soit le cas. Que des gens ici où là puissent se réjouir ou même tirer profit d’une éventuelle condamnation n’est pas motif suffisant pour y voir une « manœuvre ».

      [Plus généralement quelle est votre opinion sur les peines d’inéligibilité ?]

      J’y ais toujours été opposé. En démocratie, le juge suprême lorsqu’il s’agit de choisir ceux qui sont censés le représenter, c’est le peuple souverain. Tout ce qui restreint ce choix doit être regardé avec une extrême prudence, en particulier quand la restriction dépend d’un critère subjectif sans rapport avec la capacité de l’individu à représenter les citoyens. Si les citoyens trouvent normal d’être représentés par un escroc, c’est leur problème.

      C’est en cela qu’une peine d’inéligibilité poserait un très sérieux problème si elle devait être retenue dans le cas de Marine Le Pen. Une telle mesure apparaîtra nécessairement comme une immixtion du juge dans le choix des électeurs, immixtion d’autant plus difficile à admettre qu’elle concerne un candidat à la magistrature suprême. Et qui serait d’autant plus inacceptable si l’idée d’une exécution immédiate était retenu, puisqu’une telle mesure priverait Marine Le Pen de la garantie que représente le double degré de juridiction.

      Je ne suis même pas persuadé qu’une telle condamnation affaiblirait la position du RN. On l’a bien vu avec Trump : les poursuites judiciaires et les condamnations ne l’ont pas touché, au contraire. Elles ont été perçues par son électorat comme une forme d’harcèlement, une utilisation par l’establishment de l’arme judiciaire. Empêcher Marine Le Pen de se présenter, ce serait apporter de l’eau au moulin du discours de victimisation du RN.

      • Bob dit :

        @ Descartes
         
        [Tout ce qui restreint ce choix doit être regardé avec une extrême prudence, en particulier quand la restriction dépend d’un critère subjectif sans rapport avec la capacité de l’individu à représenter les citoyens. Si les citoyens trouvent normal d’être représentés par un escroc, c’est leur problème.]
         
        Même lorsque le politicien a enfreint la loi ? (j’ai en tête le tristement célèbre Balkany)

        • Descartes dit :

          @ Bob

          [“Si les citoyens trouvent normal d’être représentés par un escroc, c’est leur problème.” Même lorsque le politicien a enfreint la loi ? (j’ai en tête le tristement célèbre Balkany)]

          Oui. Si le politicien a enfreint la loi, il doit être poursuivi et condamné comme n’importe quel citoyen. S’il a volé, il doit rembourser, payer l’amende et aller en prison. Mais si ensuite les électeurs décident qu’il reste digne de les représenter, je ne vois pas au nom de quoi le juge pourrait décider le contraire. Je me méfie beaucoup de tous les mécanismes qui prétendent protéger les électeurs contre eux mêmes. Soit on pense que les électeurs sont majeurs et informés, capables de faire en conscience un choix, et alors la démocratie a un sens, soit on pense qu’ils n’en sont pas capables, au point que certains choix doivent leur être interdits, et dans ce cas autant avoir une dictature.

          • Bob dit :

            @ Descartes
             
            En effet.
             
            Pensez-vous que le député LFI qui s’est fait prendre en train d’acheter de la drogue doive démissionner ? (pour moi, oui, car quelqu’un qui est censé voter les lois ne peut pas les violer sans décrédibiliser l’institution qu’il sert)

            • Descartes dit :

              @ Bob

              [Pensez-vous que le député LFI qui s’est fait prendre en train d’acheter de la drogue doive démissionner ? (pour moi, oui, car quelqu’un qui est censé voter les lois ne peut pas les violer sans décrédibiliser l’institution qu’il sert)]

              Pour moi, c’est une question entre lui et ses électeurs. Si ses électeurs s’estiment correctement représentés par quelqu’un qui viole la loi, il n’a aucune raison de démissionner. Si des voix s’élèvent dans sa circonscription pour réclamer sa démission, assez nombreuses pour que sa représentativité soit mise en doute, alors il devrait démissionner quitte à se représenter pour laisser les électeurs trancher la question.

              Quand il s’agit de juger de la compétence d’un représentant, il n’y a qu’un seul juge : le représenté. C’est là une question fondamentale, que le procès en cours contre Marine Le Pen met en évidence. Le travail d’un député – et plus largement, d’un élu – est-il de faire les lois ou de représenter ses mandants ? Si l’on retient la première option, alors effectivement un député qui ne respecte pas les lois devrait démissionner, mais on pourrait se demander si un député ignorant du droit ne devrait pas démissionner tout autant. Après tout, l’ignorance est un obstacle aussi important à la bonne législation que la tentation de désobéir…

              Personnellement, je retiens la deuxième option. Le travail du député est de REPRESENTER. Et le seul en mesure de juger s’il est bien ou mal représenté, c’est le citoyen.

  7. Phael dit :

    Bonjour,
     
    Merci pour votre article, comme toujours intéressant. Je me permets de reposter un commentaire pour une question.
     
    [Une réalité parallèle dans laquelle l’immigration est une chance pour le pays – et le restera aussi longtemps que les immigrés ne seront pas des concurrents pour leurs propres enfants. Une réalité parallèle dans laquelle la question est la distribution et non la production – et le restera aussi longtemps qu’on pourra emprunter pour couvrir la différence]
     
    Une préoccupation pour l’avenir d’un côté (ses enfants), et de l’autre une négligence concernant l’avenir (la dette est un gage sur le futur). Ces deux aspects sont-ils contradictoires ?
     

    • Descartes dit :

      @ Phael

      [Une préoccupation pour l’avenir d’un côté (ses enfants), et de l’autre une négligence concernant l’avenir (la dette est un gage sur le futur). Ces deux aspects sont-ils contradictoires ?]

      Absolument pas. D’abord, vous noterez que ces classes ont monté un système qui fait qu’on gonfle la dette PUBLIQUE pour dégonfler la dette PRIVEE. Dans notre beau pays, le creusement des déficits PUBLICS permet de financer des services qui, si les gens devaient les financer directement de leur poche, creuseraient leur dette PRIVEE. Autrement dit, on a fait le choix d’appauvrir l’Etat pour enrichir les individus – avec une préférence donnée à certains individus, bien entendu. C’est ainsi que, contrairement à ce qui arrive dans d’autre pays, l’Etat est excessivement endetté… mais les classes intermédiaires ne le sont pas. Quant à la dette publique… tout le monde sait qu’elle ne sera jamais payée. L’histoire de ce point de vue ne fournit guère d’exemples modernes de pays qui n’ait jamais fait défaut sur une partie de sa dette.

      En fait, les deux « avenirs » dont vous parlez ne concernent pas les mêmes personnes. Les classes intermédiaires sont obsédées par l’avenir de leurs enfants. Mais est-ce qu’elles inscrivent cet avenir dans l’avenir de la France – qui est celui concerné par la dette publique ? Pas du tout. De plus en plus, les classes intermédiaires s’internationalisent, et leurs enfants songent à aller travailler aux Etats-Unis, en Grande Bretagne, en Allemagne, bref, là où les opportunités sont les meilleures et les impôts les plus bas.

      • Phael dit :

        @Descartes
         
        [On casse donc l’ascenseur social, celui qui permettait la formation du capital immatériel.]
        [Mais est-ce qu’elles inscrivent cet avenir dans l’avenir de la France – qui est celui concerné par la dette publique ? Pas du tout.]
         
        J’ai du mal à comprendre la logique (mais peut-être n’y en a-t-il pas, et constater une absence de logique apparente est aussi un apport intéressant à la réflexion) : pourquoi casser l’ascenseur social en France s’ils voient leur avenir à l’étranger ?
         

        • Descartes dit :

          @ Phael

          [J’ai du mal à comprendre la logique (mais peut-être n’y en a-t-il pas, et constater une absence de logique apparente est aussi un apport intéressant à la réflexion) : pourquoi casser l’ascenseur social en France s’ils voient leur avenir à l’étranger ?]

          D’abord, il faut garder en tête la chronologie des évènements. Les classes dominantes ont cassé l’ascenseur social à la fin des années 1960, alors que la révolution néolibérale et l’internationalisation qui l’accompagne n’étaient guère visibles. Ensuite, les places à l’étranger ne sont pas, elles non plus, en quantité illimitée…

          • Phael dit :

            [D’abord, il faut garder en tête la chronologie des évènements. Les classes dominantes ont cassé l’ascenseur social à la fin des années 1960, alors que la révolution néolibérale et l’internationalisation qui l’accompagne n’étaient guère visibles.]
            Tout à fait.
             
             
            [Ensuite, les places à l’étranger ne sont pas, elles non plus, en quantité illimitée…]
            Là, je comprends moins. Cela nous ramène a ma question d’origine. Pourquoi couler le bateau (la dette) alors qu’on souhaite un avenir à ses enfants, qui sont en grand nombre destinés à rester à bord ?
             

            • Descartes dit :

              @ Phael

              [« Ensuite, les places à l’étranger ne sont pas, elles non plus, en quantité illimitée… » Là, je comprends moins. Cela nous ramène à ma question d’origine. Pourquoi couler le bateau (la dette) alors qu’on souhaite un avenir à ses enfants, qui sont en grand nombre destinés à rester à bord ?]

              Vous m’aviez posé la question de l’arrêt de l’ascenseur social. Je vous ai répondu que l’intérêt est d’éviter que les nouveaux promus puissent concurrencer les enfants des classes intermédiaires déjà installées. Mon point était que cette concurrence ne se manifeste pas seulement pour les postes en France, mais aussi à l’étranger. Le fait que les classes intermédiaires voient l’avenir de leurs enfants « ailleurs » ne change donc rien à leur intérêt d’arrêter l’ascenseur social.

              J’ajoute que cet “ailleurs” n’est pas nécessairement à l’étranger. Un ingénieur travaillant pour une grande société américaine installée à Paris mais faisant l’essentiel de son chiffre d’affaires en Afrique est parfaitement décorrélé de la situation économique de la France.

  8. Glarrious dit :

    @Descartes & @Bob
    [ On peut donner beaucoup de réponses à cette question, je vous propose la mienne : il s’agit d’une bête question de surveillance. Pendant des siècles, la société a construit des mécanismes pour surveiller les comportements privés de ses membres. Les sociétés occidentales avaient un contrôle social puissant fondé sur la persistance de petites communautés où chacun espionnant ce que faisaient les autres, sans compter avec cet outil fabuleux qu’est la confession, qui permettait à une structure centralisée d’exercer ce contrôle. Avec les Lumières, qui ont autonomisé la sphère privée, et l’urbanisation qui a rompu les petites communautés, la société a perdu ce contrôle. La sphère privée est devenue une forteresse qui échappait à toute surveillance. La quasi-obligation de raconter sa vie publiquement, l’encouragement à étaler sa intime – y compris sexuelle – permet de rétablir une forme de contrôle.]
     
    Je n’ai pas compris votre explication, en quoi parler de son cul 24h/24 permet de rétablir une forme de contrôle ? Surtout un contrôle sur quoi ? Je vois ces gens qui étalent leurs vies intimes comme indécent et aucune pudeur. 

    • Descartes dit :

      @ Glarrious

      [Je n’ai pas compris votre explication, en quoi parler de son cul 24h/24 permet de rétablir une forme de contrôle ?]

      Si je parle de mon cul, alors je donne à la société la possibilité de se prononcer sur la manière dont je m’en sert. Si je fais avec lui des choses que la société n’approuve pas, je serai traîné dans la boue, je risquerai de perdre mon emploi, de me voir refuser l’entrée dans un restaurant. Je pourrai même être agressé dans la rue ou me trouver devant un juge. Je suis donc très fortement incité à me servir de mon cul de la manière que la société prescrit. N’est-ce pas là du contrôle ?

      En fait, on est en train de réinstaurer la confession publique, qui fut très en vogue dans certains groupes religieux comme technique de contrôle…

  9. Did dit :

    Je ne vois pas les choses ainsi. Les classes populaires sont incapables de faire émerger un parti politique qui les défend et les bobos sont dans une période d’hystérie. Il suffira à ces derniers de se calmer un peu pour réussir à contrôler définitivement les classes populaires.

    • Descartes dit :

      @ Did

      [Je ne vois pas les choses ainsi. Les classes populaires sont incapables de faire émerger un parti politique qui les défend (…)]

      Admettons. Mais alors, la question à poser est « pourquoi ». Après tout, depuis la révolution industrielle les classes populaires ont toujours « fait émerger » des organisations politiques pour défendre leurs intérêts. Et ce n’est pas un phénomène esclusivement français, mais on peut l’observer dans un très large éventail de pays plus ou moins industrialisés. Qu’est ce qui fait que depuis les années 1980 la représentation ouvrière s’est éteinte, et là encore pas seulement en France ?

      [(…) et les bobos sont dans une période d’hystérie. Il suffira à ces derniers de se calmer un peu pour réussir à contrôler définitivement les classes populaires.]

      « Définitivement » est un bien grand mot. Le problème des bobos est bien plus complexe qu’une simple crise d’hystérie. L’extinction des partis ouvriers laisse politiquement orpheline une masse électorale très importante, et la nature ayant horreur du vide cette masse est captée de plus en plus par des partis populistes qui, même s’ils ne sont pas des « partis ouvriers » au sens idéologique du terme, deviennent les otages de leur électorat et qui donc, une fois arrivés au pouvoir, risquent de faire des politiques dont les bobos et d’une manière plus générale le bloc dominant n’en veut pas.

      C’est là un intéressant paradoxe, qui généralise la célèbre formule « quand les gens cessent de croire en dieu, ce n’est pas pour ne croire en rien, mais pour croire à n’importe quoi ». Le bloc dominant a tout fait pour que les ouvriers cessent de croire au PCF, ils ont réussi à leur faire croire au RN.

      • kaiser hans dit :

        “C’est là un intéressant paradoxe, qui généralise la célèbre formule « quand les gens cessent de croire en dieu, ce n’est pas pour ne croire en rien, mais pour croire à n’importe quoi ». Le bloc dominant a tout fait pour que les ouvriers cessent de croire au PCF, ils ont réussi à leur faire croire au RN.”
         
        D’ailleurs c’est assez étrange parce qu’ils ont plus peur d’une Marine Le Pen que d’un Bardella, pourtant,Bardella me semble encore plus imprévisible si on peut dire…moins compétent moins bosseur et moins écoutant..alors que Marine est plutôt maline et sait écouter ce qui fait d’elle un profil avec qui on peut discuter voire négocier

        • Descartes dit :

          @ kaiser hans

          [D’ailleurs c’est assez étrange parce qu’ils ont plus peur d’une Marine Le Pen que d’un Bardella,]

          Vous pensez ? Je ne connais pas de statistiques sur ce point, mais de ce que j’entends autour de moi ce n’est pas aussi simple : dans l’électorat RN, beaucoup de gens qui votent pour MLP sans la moindre crainte hésiteraient à voter pour Bardella, qu’ils trouvent trop inexpérimenté, trop “lisse” et trop libéral. Chez les bienpensants, c’est un peu différent, parce que le nom “Le Pen” reste un repoussoir. On peut aussi voir dans cette détestation un contenu politique: Marine Le Pen est celle qui a importé au FN le social-souverainisme avec Philippot. Et même si on a mis en sourdine une partie de ce projet, il en reste des traces. Bardella semble beaucoup moins dangereux, beaucoup plus facile à faire rentrer dans le rang.

  10. Carloman dit :

    Bonsoir Descartes,
     
    Hors-sujet mais je voulais vous demander: avez-vous eu l’opportunité de côtoyer Lajoinie? Et si oui, quelle est votre opinion sur cet homme?
     
    Merci.

    • Descartes dit :

      @ Carloman

      [Hors-sujet mais je voulais vous demander : avez-vous eu l’opportunité de côtoyer Lajoinie ? Et si oui, quelle est votre opinion sur cet homme ?]

      Je ne peux pas dire que je l’ai « côtoyé ». Je l’ai vu plusieurs fois en réunion, j’ai pu échanger une ou deux fois avec lui. A l’époque, j’étais militant au PCF et membre d’un comité fédéral, alors que Lajoinie était le « délégué du comité central » auprès de la fédération en question. Pour ceux qui ne connaissent pas le code, il était une sorte de « missi dominici » de la direction nationale qui gardait un œil sur le fonctionnement de la fédération, boulot particulièrement difficile à une période qui était particulièrement tendue avec des conflits locaux importants.

      Je dois dire que le Lajoinie qu’on pouvait voir à l’intérieur du Parti n’avait pas grande chose à voir avec son image médiatique. Les médias à l’époque en avaient fait une sorte d’idiot du village, à peine capable d’aligner deux mots, alors que dans l’activité militant c’était un homme d’une grande finesse, d’une politesse bourrue, capable de saisir les tenants et les aboutissants d’un conflit et de le gérer avec doigté, y compris en mettant les pieds dans le plat quand il le fallait. Il avait – comme beaucoup de dirigeants communistes de cette génération – une grande culture d’autodidacte doublée d’un grand respect pour les intellectuels. Je ne partageais pas ses positions sur l’agriculture – il était un défenseur de l’agriculture familiale et très méfiant envers l’industrialisation – que je trouvais trop romantiques et peu réalistes, mais on comprenait vite qu’elles étaient surtout le fruit de son expérience vitale, de son attachement presque physique à la terre.

      Son décès m’a beaucoup attristé, non seulement parce que c’était un homme très estimable, mais parce que c’était l’un des derniers témoins d’une époque.

      • Carloman dit :

        @ Descartes,
         
        Merci pour ces informations.
         
        [Je ne partageais pas ses positions sur l’agriculture – il était un défenseur de l’agriculture familiale et très méfiant envers l’industrialisation – que je trouvais trop romantiques et peu réalistes]
        Je dois dire que je m’en doutais un peu…
         
        Pourriez-vous d’ailleurs préciser vos propres positions sur l’agriculture? Êtes-vous fervent partisan de l’agriculture industrielle? Et si oui, pourquoi? 

        • Descartes dit :

          @ Carloman

          [Pourriez-vous d’ailleurs préciser vos propres positions sur l’agriculture ? Êtes-vous fervent partisan de l’agriculture industrielle ? Et si oui, pourquoi ?]

          Disons que je regarde le processus qui a conduit à la disparition de l’artisanat comme mode de production dominant des biens manufacturés et à son remplacement par la production industrielle. L’industrialisation a permis des gains de productivité massifs, et donc augmenté tout aussi massivement la valeur produite. Cela se traduit par l’accès d’une partie croissante de la population à des biens qui étaient autrefois accessibles seulement à une petite élite. L’artisanat n’est pas mort pour autant : il est monté en gamme. A côté des meubles industriels que chacun peut se payer, vous trouvez encore des ébénistes qui fabriquent à la main des meubles pour ceux – rares – qui peuvent se les offrir.

          Pour l’agriculture, c’est pareil. Avec l’agriculture artisanale, le bas peuple mangeait des soupes et des fèves, et une poule au pot le dimanche. Avec l’introduction de méthodes industrielles – parce qu’il ne faut pas se leurrer, l’agriculture française n’est plus véritablement « artisanale » depuis bien longtemps, la mécanisation et l’utilisation de produits de la chimie est passée par là – l’ouvrier peut s’offrir aujourd’hui des choses qui autrefois étaient réservées aux tables de Versailles.

          La tendance à la poursuite de la productivité est naturelle. On ne peut la contrer que par des mécanismes extra-concurrentiels, autrement dit, en acceptant de sacrifier une parcelle de niveau de vie. Nous pouvons faire le choix de conserver une agriculture semi-artisanale si nous acceptons de payer des prix plus élevés. Il est clair que la masse n’est pas prête à faire ce sacrifice, et c’est logique. On aura donc la même chose qu’avec l’artisanat : une agriculture industrielle pour le tout-venant, et une agriculture artisanale de haute qualité produisant des produits de luxe pour ceux qui peuvent se les offrir.

          Plus que chercher à freiner une évolution qui me semble inévitable, je pense qu’il est plus intelligent de l’organiser et de l’accompagner par des politiques intelligentes qui amortissent les effets négatifs de cette transition.

          • Carloman dit :

            @ Descartes,
             
            [Plus que chercher à freiner une évolution qui me semble inévitable, je pense qu’il est plus intelligent de l’organiser et de l’accompagner par des politiques intelligentes qui amortissent les effets négatifs de cette transition.]
            Je vous remercie de ces précisions.
             
            L’industrialisation croissante de l’agriculture serait donc inévitable, du fait de “la poursuite de la productivité”. Que répondez-vous à ceux qui vous feront remarquer que certains secteurs agricoles sont en surproduction? Et quel intérêt à cette “poursuite de la productivité” dans le secteur agricole alors que la croissance de la population diminue en France, et que, très probablement une baisse démographique se profile? Est-ce que les gens mangeront trois fois plus au seul prétexte qu’ils ont trois fois plus de nourriture à disposition? Dans un pays où le risque de famine est pour ainsi dire écarté, j’en doute.
             
            Mais, plus profondément et plus fondamentalement, ce qui m’interpelle, c’est le fait que vous défendez certaines spécificités françaises et que vous semblez en sacrifier d’autres sans remord. Ainsi, vous avez expliqué à plusieurs reprises qu’en matière institutionnelle et juridique, “la France n’est pas l’Allemagne” ou “la France n’est pas les Etats-Unis”. Pourquoi cela ne serait-il pas vrai aussi en matière économique? Pourquoi défendre le jacobinisme et pas l’agriculture familiale? En faisant intervenir le seul et unique paramètre de l’efficacité?
             
            L’agriculture complètement industrialisée, ça existe: c’est ce que font les Allemands, c’est ce que font les Américains, chez qui, en effet, une exploitation agricole est “une usine comme une autre”. Parce que l’industrialisation est un modèle, qu’on le veuille ou non, anglo-saxon et germanique. Anglo-saxon, parce que ça a commencé en Angleterre (et les Etats-Unis ont fondé leur prééminence sur l’industrie), germanique parce qu’en Europe continentale, c’est l’Allemagne, bien que partie un peu après, qui a connu la plus belle réussite dans ce secteur. Industrialiser l’agriculture à outrance, c’est donc faire comme les Allemands, comme les Américains. Mais dans ce cas, à quoi bon rester Français? Pourquoi ne pas devenir Allemands – pardon “Européens” – ou bien Américains? Vous me direz que c’est en route.
             
            La mentalité d’un pays ne se bâtit pas uniquement sur son héritage institutionnel mais aussi sur ses structures économiques. On ne peut pas aimer ce qui fait la spécificité de la France, et désirer que les Français fassent “comme les Allemands” ou “comme les Américains”. Et cela s’applique aussi à la production agricole.
             
            J’ai beaucoup réfléchi à cette citation de Marc Bloch que vous avez à plusieurs reprises utilisé dans nos débats, celle qui dit en substance que nous devons évoluer, sinon nous disparaîtrons. Mais évoluer vers quoi? Si demain l’agriculture – mais aussi les mentalités, le mode de vie, la sociabilité – en France doit être identique à ce qui se fait en Bavière ou au Texas, à quoi bon? Je pense que Lajoinie avait perçu quelque chose qui vous échappe: la question agricole en France a une dimension identitaire et culturelle, et pas seulement économique. Et comme cette dimension amène beaucoup de Français à regretter davantage la disparition d’un produit du terroir que la fermeture d’une usine, cela vous agace, je pense – et je peux le comprendre. Mais la France a un rapport “spécifique” à la ruralité et au monde agricole. Cela fait partie de l’âme de ce pays, c’est ainsi. J’ai envie de vous dire “nous ne sommes ni des Allemands, ni des Américains”…
             
            Alors vous me direz: que faire? Une certaine modernisation est inévitable, je vous le concède. Je ne crois pas à la viabilité des petites exploitations “bio” qui font tant fantasmer les bobos des villes. Une part de réalisme est nécessaire. Toutefois, il y a un certain nombre de secteurs agricoles dans lesquels des exploitations moyennes peuvent rester viables, à condition de les moderniser. J’ai dans ma famille des éleveurs qui ont progressivement modernisé leur exploitation – et pas seulement pour se conformer aux normes mais aussi pour obtenir des gains de productivité. Ils vivent de leur travail. Mais ça reste une exploitation familiale, on est loin des usines à bestiaux qu’on trouve outre-Rhin ou outre-Atlantique.
             
            Pour maintenir des exploitations de taille moyenne avec une production de bonne qualité, vous me dites que les gens devraient payer un prix qu’ils ne sont pas forcément prêts à accepter. Mais il existe une autre solution: le recours aux subventions. Si les subventions permettent de “compenser” en partie le maintien des prix à des niveaux accessibles pour une grande partie de la population, cela ne privera pas forcément les ménages modestes d’une nourriture de qualité correcte. Et l’avantage de la subvention est que son coût repose sur l’ensemble de la société, et non point seulement sur les gens modestes. On pourrait même, pourquoi pas, envisager des mesures protectionnistes. On murmure que cela a existé dans le passé…
             
            Et j’ajoute que, dans mon esprit, cette défense des exploitations agricoles moyennes n’est pas contradictoire avec une politique de réindustrialisation qui permettrait sans doute l’essor d’une catégorie d’ouvriers avec un pouvoir d’achat suffisant pour accéder à des produits de qualité convenable et provenant de France.
             
            Mais dans tous les cas, on ne peut pas dire qu’en matière politique, ce qui se fait ailleurs n’est pas forcément ce qui conviendrait à la France, et tenir le discours inverse en matière d’économie agricole…
             
            Maintenant, j’aimerais savoir précisément ce que vous entendez par “l’accompagner par des politiques intelligentes qui amortissent les effets négatifs de cette transition”.

            • Descartes dit :

              @ Carloman

              [L’industrialisation croissante de l’agriculture serait donc inévitable, du fait de “la poursuite de la productivité”. Que répondez-vous à ceux qui vous feront remarquer que certains secteurs agricoles sont en surproduction ?]

              Je leur répondrai que « production » et « productivité » sont deux idées différentes. La recherche de l’augmentation de la productivité – c’est-à-dire, la capacité à produire la même quantité d’un bien en consommant moins de facteurs de production – est ce qui fait le progrès humain depuis le début des temps : s’il nous faut moins de travail et moins de capital pour produire les biens que nous consommons, cela dégage du temps et du capital pour produire de biens nouveaux, ou même pour nous permettre de travailler moins.

              La solution à une situation de surproduction n’est JAMAIS de réduire la productivité. C’est un peu comme si pour résoudre la surproduction textile on mettait au rebut les métiers mécaniques et on revenait au tissage manuel. Malheureusement, cette idée n’est toujours pas rentrée dans la tête de nos concitoyens – et ne parlons même pas de nos politiques – et du coup les politiques de l’emploi qui se succèdent depuis quarante ans visent à réduire la productivité en subventionnant les bas salaires de manière à rendre la mécanisation moins intéressante, ou en promouvant les « petits boulots ». C’est une toute autre réflexion qu’il faut avoir : il faut à la fois chercher à augmenter la productivité, et se demander ce qu’on fait des facteurs de production – capital et travail – que cette augmentation dégage. Le plein emploi n’est pas un objectif en soi : on peut avoir le plein emploi avec des jobs de livreur de pizza, ou le plein emploi avec des ingénieurs qui construisent des EPR. Et ce n’est pas du tout la même économie – ou la même société – qui est derrière.

              D’un point de vue macroéconomique, si un secteur agricole est en « surproduction », c’est-à-dire, si l’agriculteur avec ses X heures de travail arrive à produire plus que ce qui est nécessaire, il n’a qu’à travailler moins d’heures dans son exploitation… quitte à travailler ces heures-là à produire autre chose.

              [Et quel intérêt à cette “poursuite de la productivité” dans le secteur agricole alors que la croissance de la population diminue en France, et que, très probablement une baisse démographique se profile? Est-ce que les gens mangeront trois fois plus au seul prétexte qu’ils ont trois fois plus de nourriture à disposition ? Dans un pays où le risque de famine est pour ainsi dire écarté, j’en doute.]

              Non, mais si l’on a trois fois plus de nourriture que nécessaire, cela implique que les gens qui produisent cette nourriture pourraient par exemple travailler trois fois moins… Comme je vous l’ai dit, l’augmentation de la productivité est un bien en soi. C’est par cette voie que l’homme s’est dégagé de la contrainte matérielle de sa propre survie, et a trouvé le temps et les moyens de développer une civilisation. Si notre activité avait la productivité de l’âge de pierre, la satisfaction de nos besoins essentiels nous laisseraient peu de temps pour faire autre chose.

              [Mais, plus profondément et plus fondamentalement, ce qui m’interpelle, c’est le fait que vous défendez certaines spécificités françaises et que vous semblez en sacrifier d’autres sans remord. Ainsi, vous avez expliqué à plusieurs reprises qu’en matière institutionnelle et juridique, “la France n’est pas l’Allemagne” ou “la France n’est pas les Etats-Unis”. Pourquoi cela ne serait-il pas vrai aussi en matière économique ? Pourquoi défendre le jacobinisme et pas l’agriculture familiale ? En faisant intervenir le seul et unique paramètre de l’efficacité ?]

              Loin de moi cette idée. Tout ce que je dis, c’est que la préservation de ces spécificités ont un coût. Si les citoyens français sont collectivement prêts à le payer, alors il faut les préserver. Mais on ne peut avoir le beurre et l’argent du beurre. Je vais vous donner un autre exemple : alors que la doxa dans les administrations est que la France a « trop de communes » et qu’il serait bien plus efficace d’en réduire le nombre comme en Allemagne, je me distingue à chaque réunion en disant que si les Français ont envie d’avoir chacun sa mairie dans son village, et sont prêts à en payer le coût, ce n’est pas à l’Etat de leur enlever au prétexte de « plus d’efficacité ». Ne me faites donc pas dire ce que je n’ai pas dit. Je conçois parfaitement qu’on puisse vouloir sauvegarder une spécificité locale. Seulement, il faut être prêt à payer le prix.

              Le problème est qu’en matière agricole, de toute évidence les Français ne sont pas prêts à payer le coût induit par l’inefficacité de l’agriculture « familiale » par rapport à l’agriculture « industrielle ». Sauf dans quelques domaines bien précis, où il y a une vraie valeur ajoutée, les gens vont au moins cher. Dans ces conditions, je ne vois pas comment on pourrait préserver la spécificité.

              [L’agriculture complètement industrialisée, ça existe: c’est ce que font les Allemands, c’est ce que font les Américains, chez qui, en effet, une exploitation agricole est “une usine comme une autre”. Parce que l’industrialisation est un modèle, qu’on le veuille ou non, anglo-saxon et germanique. Anglo-saxon, parce que ça a commencé en Angleterre (et les Etats-Unis ont fondé leur prééminence sur l’industrie), germanique parce qu’en Europe continentale, c’est l’Allemagne, bien que partie un peu après, qui a connu la plus belle réussite dans ce secteur.]

              Je pense que vous simplifiez un peu trop le sujet. Ce n’est pas une question de « qui est parti en premier », mais plutôt une adaptation aux moyens disponibles. Oui, le modèle industriel s’est implanté beaucoup plus facilement en Europe du nord, c’est-à-dire, là où le climat et les sols rendaient l’activité agricole bien moins productive, et surtout, beaucoup plus saisonnière avec une longue saison hivernale pendant laquelle il fallait chercher d’autres activités, souvent artisanales, pour avoir un revenu. Déjà au XVII siècle les marchands londoniens achetaient la laine dans le sud ou dans les ports puis la distribuaient dans les fermes du Lancashire pour qu’elle soit filée et tissée pendant la saison hivernale, et récupéraient le produit. Nous avons ce même type de modèle en France dans les régions montagneuses – pensez à l’horlogerie en Franche-Comté – ou dans les Flandres et la Lorraine. En France comme en Italie, on trouve la mentalité industrielle bien implantée au nord, mais pour des raisons démographiques l’imaginaire national et donc la politique sont restés très influencés par le modèle catholique-paysan.

              [La mentalité d’un pays ne se bâtit pas uniquement sur son héritage institutionnel mais aussi sur ses structures économiques. On ne peut pas aimer ce qui fait la spécificité de la France, et désirer que les Français fassent “comme les Allemands” ou “comme les Américains”. Et cela s’applique aussi à la production agricole.
              J’ai beaucoup réfléchi à cette citation de Marc Bloch que vous avez à plusieurs reprises utilisé dans nos débats, celle qui dit en substance que nous devons évoluer, sinon nous disparaîtrons. Mais évoluer vers quoi ? Si demain l’agriculture – mais aussi les mentalités, le mode de vie, la sociabilité – en France doit être identique à ce qui se fait en Bavière ou au Texas, à quoi bon ?]

              J’entends bien votre point de vue, et je le partage. Je pense que toute la difficulté est là : comment évoluer sans se trahir. Comment intégrer la modernité et les contraintes introduites par le développement d’un capitalisme global – intégration indispensable si l’on veut survivre – sans pour autant perdre ce qui fait le génie et la civilisation de notre pays ? Je pense par exemple au travail de modernisation fait à la Libération et pendant les « trente glorieuses ». On a réussi à créer des institutions qui étaient à la fois profondément « françaises », et en même temps profondément modernes. Pour ne parler que de ce que je connais bien, je pense à EDF ou au CEA.

              C’est pourquoi je pense qu’il faut autant rejeter autant l’attitude passive qui veut que la France « doive s’adapter » au monde anglosaxon, que l’immobilisme qui consiste à imaginer qu’on peut continuer avec nos habitudes. Si l’on veut préserver un héritage que nous considérons tous les deux précieux, il faut au contraire une politique active pour imaginer une société qui nous permette de gérer la contrainte à notre manière.

              [Je pense que Lajoinie avait perçu quelque chose qui vous échappe : la question agricole en France a une dimension identitaire et culturelle, et pas seulement économique. Et comme cette dimension amène beaucoup de Français à regretter davantage la disparition d’un produit du terroir que la fermeture d’une usine, cela vous agace, je pense – et je peux le comprendre. Mais la France a un rapport “spécifique” à la ruralité et au monde agricole. Cela fait partie de l’âme de ce pays, c’est ainsi. J’ai envie de vous dire “nous ne sommes ni des Allemands, ni des Américains”…]

              Cela ne m’échappe pas… au moins intellectuellement. Je n’ai pas, pour des raisons évidentes, l’attachement « charnel » que pouvait avoir Lajoinie à cette « dimension identitaire et culturelle », même si avec les années j’arrive quelquefois à m’identifier avec elle. Cela étant dit, je partage le diagnostic de Lampedusa : il faut tout changer si l’on veut que rien ne change. Et pour cela il faut une réflexion de fond sur une économie agricole qui soit à la fois adaptée aux contraintes modernes et préserve cette « âme » dont vous parlez.

              [Pour maintenir des exploitations de taille moyenne avec une production de bonne qualité, vous me dites que les gens devraient payer un prix qu’ils ne sont pas forcément prêts à accepter. Mais il existe une autre solution : le recours aux subventions.]

              Le problème est le même : si je n’accepte pas de payer individuellement plus cher mon steak, pourquoi accepterais-je de payer collectivement plus d’impôts pour le subventionner ? In fine, si le steak est plus cher à produire, il faudra bien que quelqu’un paye. Et il faut que ce quelqu’un accepte donc de payer. C’est là tout le problème.

              [Si les subventions permettent de “compenser” en partie le maintien des prix à des niveaux accessibles pour une grande partie de la population, cela ne privera pas forcément les ménages modestes d’une nourriture de qualité correcte. Et l’avantage de la subvention est que son coût repose sur l’ensemble de la société, et non point seulement sur les gens modestes. On pourrait même, pourquoi pas, envisager des mesures protectionnistes. On murmure que cela a existé dans le passé…]

              La production « familiale » aboutit à un coût de production plus élevé – surtout si vous voulez garder un niveau de revenu de l’agriculteur suffisant pour l’empêcher de partir faire autre chose. Quelque soit le mécanisme que vous utilisez pour reporter ce surcoût, quelqu’un va devoir le payer. Vous ne pouvez pas échapper à ce problème. Maintenant, si les gens sont prêts à payer, tout va bien. Mais cela veut dire qu’on renonce à autre chose… à quoi à votre avis les Français sont prêts à renoncer pour subventionner l’agriculture ?

              [Et j’ajoute que, dans mon esprit, cette défense des exploitations agricoles moyennes n’est pas contradictoire avec une politique de réindustrialisation qui permettrait sans doute l’essor d’une catégorie d’ouvriers avec un pouvoir d’achat suffisant pour accéder à des produits de qualité convenable et provenant de France.]

              Le problème, c’est qu’une politique de réindustrialisation rendrait l’emploi industriel plus attractif, ce qui se traduirait par un départ accéléré des jeunes paysans vers l’industrie. Garder aux campagnes leur attractivité, cela a aussi un cout.

              [Mais dans tous les cas, on ne peut pas dire qu’en matière politique, ce qui se fait ailleurs n’est pas forcément ce qui conviendrait à la France, et tenir le discours inverse en matière d’économie agricole…]

              Ce n’est pas tout à fait ce que j’ai dit. Le choix n’est pas entre faire ce qui se fait ailleurs ou s’arque-bouter sur l’existant. Je ne désespère pas de la possibilité de définir une voie vers l’industrialisation de l’agriculture qui nous soit propre, et qui permette de préserver ce qu’il y a de mieux dans notre héritage paysan. Mais une forme d’industrialisation est, à mon avis, inéluctable. Tout simplement parce que le consommateur n’acceptera pas de payer cent ce qu’il peut avoir pour cinquante.

              [Maintenant, j’aimerais savoir précisément ce que vous entendez par “l’accompagner par des politiques intelligentes qui amortissent les effets négatifs de cette transition”.]

              C’est un peu ce que j’ai développé plus haut. Si l’industrialisation est inéluctable, il y a beaucoup de manières d’industrialiser. Il faut se projeter dans l’avenir et imaginer ce que pourrait être le monde agricole dans vingt, trente, quarante ans, et ensuite penser les dispositifs pour rendre la transition positive. Il faut donc penser les institutions, les services publics, l’aménagement du territoire, l’éducation et la formation, la vie sociale, économique, politique en conséquence. Aujourd’hui, on subit l’évolution et l’Etat joue les pompiers. Il faut passer de cette logique à une logique agissante, dans laquelle on pense les évolutions et on prépare le terrain et les gens.

              Pour développer ce point, je pense qu’une partie des tensions qui traversent la France en général et l’agriculture en particulier s’expliquent par un sentiment d’abandon. Pendant des années, les gens ont dormi tranquilles dans la conviction que les « sachants » et les « experts » des ministères prévoyaient les problèmes et cherchaient les solutions, que les politiques écoutaient ces propositions et les mettaient en œuvre. Pensez au slogan de 1974 : « en France, on n’a pas de pétrole mais on a des idées ». Aujourd’hui, les gens sentent – a juste titre – qu’ils sont laissés tous seuls devant des évolutions qu’ils ne contrôlent pas, que les institutions – et les élites qui les gèrent – laissent faire, quitte à balancer de temps en temps un seau d’eau lorsque l’incendie menace trop. Qui oserait dire aujourd’hui « on a des idées » ? Ce serait la risée générale. J’avais été d’ailleurs frappé par la demande des « Gilets Jaunes » : l’exigence n’était pas le départ des « élites », mais que les « élites » s’occupent des gens.

  11. maleyss dit :

    [Dans ce cas, vous n’aurez pas de difficulté à indiquer une référence et une date…]
    C’était au cours d’une interview diffusée sur France Inter, peut-être à l’occasion de le mort de Lucien Neuwirth. 

    • Descartes dit :

      @ maleyss

      [C’était au cours d’une interview diffusée sur France Inter, peut-être à l’occasion de le mort de Lucien Neuwirth.]

      Je ne mets pas en doute votre bonne foi, mais le discours que vous citez est tellement orthogonal au parcours de Neuwirth que cela me semble très difficile à croire.

  12. Phael dit :

    @Descartes
    Suite du précédent échange, le bouton « répondre » ayant atteint ses limites…
    [Le fait que les classes intermédiaires voient l’avenir de leurs enfants « ailleurs » ne change donc rien à leur intérêt d’arrêter l’ascenseur social.]
    Si je vous ai bien compris, vous posez que cet « ailleurs » ne sera de toute façon que partiel, et que certains (beaucoup ?) de ces enfants resterons liés à l’avenir de la France.
    C’est ce point-là qui constitue ma question d’origine : d’un côté les classes intermédiaires protègent l’avenir de leurs enfants en France (empêcher l’ascenseur social) et continuent de le protéger aujourd’hui, de l’autre elles menacent l’avenir de leurs enfants en France (la dette) ; cela me semble contradictoire.
     

    • Descartes dit :

      @ Phael

      [Si je vous ai bien compris, vous posez que cet « ailleurs » ne sera de toute façon que partiel, et que certains (beaucoup ?) de ces enfants resterons liés à l’avenir de la France.]

      Pas du tout. Ce que je dis c’est exactement le contraire : même si les enfants des classes intermédiaires restent EN France, leur avenir sera de moins en moins lié à « l’avenir de la France » en tant que nation. De plus en plus ils travailleront dans des entreprises internationalisées et dont le chiffre d’affaires se fait pour l’essentiel ailleurs, ils se feront livrer leurs besoins par des centrales d’achat situés partout dans le monde, vivront dans des métropoles dont le mode de vie et les prix de l’immobilier s’alignent sur un marché international. Et personne n’osera les imposer de peur que ces emplois migrent ailleurs. Le fait que ça aille bien ou mal à Hénin-Beaumont n’affectera pas significativement leur vie.

      • Phael dit :

        @Descartes
         
        Je commence à comprendre la logique. Je résume, sous votre contrôle : les classes intermédiaires parient sur un mode de vie qu’on appellera « mondialiste », tout en devant malgré tout géographiquement garder un pied en France. De là, leur intérêt est que la France soit un milieu propice à leur mode de vie et à leur réussite (d’où l’intérêt de casser, entre autre, l’ascenseur social), et les classes intermédiaires se débarrassent de la part de contraintes qu’impose la Nation. Ce mode de vie implique que l’on se fiche de la production, car il y aura toujours un Chinois de service – ou un robot – pour faire le travail. Par « production », j’entends là la production de biens matériels, car il y a toujours une production à fournir, mais celle des classes intermédiaires est immatérielle en quelque sorte, tertiarisée, et elles pensent que sur ce plan, leur valeur ne va pas décroître et qu’elles pourront donc capter le flux de richesses auquel elles aspirent.
         
        Cette description suscite bien entendu énormément de questions, mais je vais me limiter à deux d’entre elles qui me semble entrer dans le cadre de notre échange.
         
        ° Les classes intermédiaires ont-elles été les principales bénéficiaires de la dette ? Et dans ce cas, lorsque celle-ci deviendra insoutenable, perdront-elles une ressource ? Ce seront d’autres qui se débrouilleront de la dette déjà crée, soit, mais en créer une nouvelle devenant impossible ou difficile, dans cette hypothèse les classes intermédiaires sont tout de même perdantes.
         
        ° La ruine de la Nation (la dette dont nous parlions, mais on peut penser aussi à la désindustrialisation) est-elle en quelque sorte un dommage collatéral, fruit de leur désintérêt ou encore conséquence d’une avidité court-termiste, ou bien est-elle une condition nécessaire à l’avènement de leur mode de vie « mondialiste » ?
         

        • Descartes dit :

          @ Phael

          [Je commence à comprendre la logique. Je résume, sous votre contrôle : les classes intermédiaires parient sur un mode de vie qu’on appellera « mondialiste », tout en devant malgré tout géographiquement garder un pied en France. De là, leur intérêt est que la France soit un milieu propice à leur mode de vie et à leur réussite (d’où l’intérêt de casser, entre autre, l’ascenseur social), et les classes intermédiaires se débarrassent de la part de contraintes qu’impose la Nation.]

          C’est un résumé un peu schématique. En fait, les classes intermédiaires parient sur un mode de vie qu’on peut qualifier de « mondialiste », qui les détache progressivement de la nation. Portés par l’idée du salut individuel grâce au capital immatériel qu’elles détiennent, faisant confiance aux réseaux personnels pour les protéger, ils n’ont pas besoin – ou du moins le croient-ils – de la solidarité inconditionnelle et impersonnelle qui est le fondement de la nation. Bien entendu, elles continuent à vivre dans un lieu géographiquement déterminé, mais ils ont avec ce lieu un rapport qui est purement celui de client à fournisseur. Tant qu’ils peuvent trouver une environnement agréable, des services (payants) de qualité, peu importe que ce soit à Paris, à Londres, à New York ou à Tokyo.

          Ce détachement devient de plus en plus évident. De plus en plus, on préfère payer une école ou une police privée – qui sont à vos ordres – plutôt que de payer des impôts qui iront financer la sécurité et l’éducation de tous. C’est logique : si vous n’avez pas besoin des autres, pourquoi payer leur securité ou leur éducation ?

          [Ce mode de vie implique que l’on se fiche de la production, car il y aura toujours un Chinois de service – ou un robot – pour faire le travail. Par « production », j’entends là la production de biens matériels, car il y a toujours une production à fournir, mais celle des classes intermédiaires est immatérielle en quelque sorte, tertiarisée, et elles pensent que sur ce plan, leur valeur ne va pas décroître et qu’elles pourront donc capter le flux de richesses auquel elles aspirent.]

          Exactement. A ce propos, je vous conseille la lecture de l’article commis par Julia Cagé, économiste fort prisée de la gauche bienpensante, en 2011, et dont le titre est révélateur : « vive la désindustrialisation » (https://www.latribune.fr/opinions/20110301trib000604972/vive-la-desindustrialisation-.html)

          [° Les classes intermédiaires ont-elles été les principales bénéficiaires de la dette ? Et dans ce cas, lorsque celle-ci deviendra insoutenable, perdront-elles une ressource ? Ce seront d’autres qui se débrouilleront de la dette déjà crée, soit, mais en créer une nouvelle devenant impossible ou difficile, dans cette hypothèse les classes intermédiaires sont tout de même perdantes.]

          Pas du tout : elles seront « perdantes » sur le moment, mais sur le long terme elles sont largement gagnantes. Depuis les années 1970, elles ont pu festoyer, et à l’heure de payer l’addition elles ne seront plus là. Car il est clair que s’il faut abandonner ce système dans lequel on achète la paix sociale tout en privilégiant le niveau de vie du « bloc dominant » grâce à la dette, il faudra partager la pénurie. Et que ce partage sera intimement lié à un rapport de forces. Pour le dire schématiquement, le serrage de ceinture sera partagé à proportion inverse de la mobilité de chaque classe sociale, puisqu’il est difficile de serrer la ceinture d’un groupe social qui a les moyens de se réfugier – ne serait-ce que comptablement – sous des cieux plus cléments. Autrement dit, ce seront les classes populaires – faiblement mobiles, que ce soit géographiquement ou intellectuellement – qui porteront l’essentiel du poids, et on ne touchera pas la bourgeoisie qui peut d’un clic exporter son capital ailleurs. Restent au milieu les classes intermédiaires…

          [° La ruine de la Nation (la dette dont nous parlions, mais on peut penser aussi à la désindustrialisation) est-elle en quelque sorte un dommage collatéral, fruit de leur désintérêt ou encore conséquence d’une avidité court-termiste, ou bien est-elle une condition nécessaire à l’avènement de leur mode de vie « mondialiste » ?]

          Je ne crois pas à une vision machiavélique de l’histoire. La ruine de la nation fait partie de la dialectique du système capitaliste, de sa tendance à remplacer tout rapport humain par le « payement au comptant », pour reprendre la formule marxienne. Personne ne s’est levé un matin et a décidé qu’il fallait aller vers un mode de vie « mondialiste ». C’est la recherche de la plus grande rentabilité du capital qui conduit dialectiquement à ce mode de vie parce que c’est celui qui, dans le niveau de développement des technologies que nous avons aujourd’hui, permet d’atteindre ce résultat. En d’autres temps, et avec un degré de développement différent, la dialectique du système avait au contraire conduit à renforcer les cadres nationaux.

          • Phael dit :

            @Descartes
             
            [Depuis les années 1970, elles ont pu festoyer, et à l’heure de payer l’addition elles ne seront plus là. ]
            C’était mon point. Le festin se sera tout de même arrêté et, même si elles ne payent pas l’addition, elles vont devoir désormais faire sans ce festin, ce qui sera moins avantageux. C’est bien cela ?
             
            [Restent au milieu les classes intermédiaires…]
            Les points de suspension ont brouillé ma compréhension. Que leur arrive-t-il, aux classes intermédiaires ? Un peu moins mobiles que les bourgeois, mais tout de même plus que les classes populaires ? Ou bien tout aussi mobiles que les bourgeois – et donc tout aussi épargnées – mais pour d’autres raisons ?
             
            [Je ne crois pas à une vision machiavélique de l’histoire.]
            Votre réponse est intéressante, mais ce n’était pas ainsi que j’abordais les choses. Je me plaçais dans un matérialisme strict. Prenons par exemple l’agriculture dont il est question dans d’autres commentaires. Si avec un territoire donné, je fais une agriculture de petits exploitants, je ne peux pas dans le même temps faire de grandes exploitations. Les deux systèmes sont antagoniques car il n’y a qu’un territoire à organiser. En revanche, si j’ai certains goûts – mettons que j’aime porter des chemises – le fait que mon voisin ait d’autres goûts – mettons qu’il aime porter des t-shirts – ne m’empêche pas de continuer à porter et à aimer mes chemises. Dans l’exemple de l’agriculture, il y a une raison physique qui empêche le triomphe des deux systèmes à la fois, ils sont antagoniques, tandis que dans le second exemple, les deux règnes peut théoriquement exister de concert. J’espère être clair, car c’est un point essentiel à mes yeux.
             
            L’existence du système mondialiste est-il antagonique à celui de la Nation, pour des raisons physiques, et si oui lesquelles ?
             
            Au contraire, l’existence du système mondialiste est-il non antagonique avec celui de la Nation, et dans ce cas l’effondrement de la France est dû à d’autres causes, comme celles que vous avez esquissé (vos développements sur le détachement et le festin).
             
             

            • Descartes dit :

              @ Phael

              [C’était mon point. Le festin se sera tout de même arrêté et, même si elles ne payent pas l’addition, elles vont devoir désormais faire sans ce festin, ce qui sera moins avantageux. C’est bien cela ?]

              Oui. A moins de réussir à refaire le coup dans un autre restaurant…

              [Les points de suspension ont brouillé ma compréhension. Que leur arrive-t-il, aux classes intermédiaires ? Un peu moins mobiles que les bourgeois, mais tout de même plus que les classes populaires ? Ou bien tout aussi mobiles que les bourgeois – et donc tout aussi épargnées – mais pour d’autres raisons ?]

              Les points de suspension traduisent une question en suspens. Les classes intermédiaires ne sont pas – comme toute classe d’ailleurs – homogènes. Il y a des secteurs des classes intermédiaires qui ont une grande mobilité, qu’elle soit géographique ou thématique, et d’autres pas. Cela tient à la manière dont leur « capital immatériel » est construit. Prenez un ingénieur en informatique : son savoir, ses compétences sont aussi valables à Paris qu’à Tokyo ou New York. Prenez maintenant l’avocat pénaliste le plus brillant : que resterait de son « capital immatériel » s’il devait quitter Paris pour exercer à Kuala Lumpur ?

              On peut donc anticiper que la partie la plus « mobile » des classes intermédiaires est celle qui souffrira le moins d’une dégradation de la situation nationale. D’une part, parce que c’est elle qui aura le moins de mal de rattacher ses conditions de vie à un marché international, d’autre part parce qu’il sera beaucoup plus difficile de la mettre à contribution. Les avocats ont plus de soucis à se faire, sur le long terme, que les ingénieurs.

              [Votre réponse est intéressante, mais ce n’était pas ainsi que j’abordais les choses. Je me plaçais dans un matérialisme strict. Prenons par exemple l’agriculture dont il est question dans d’autres commentaires. Si avec un territoire donné, je fais une agriculture de petits exploitants, je ne peux pas dans le même temps faire de grandes exploitations. Les deux systèmes sont antagoniques car il n’y a qu’un territoire à organiser.]

              Ce que vous posez là, c’est la notion de « ressource rivale ». Une ressource rivale est une ressource dont l’utilisation diminue le stock. Ainsi, par exemple, si j’utilise plus de terre pour cultiver du blé, il restera moins de terre pour cultiver autre chose. Certaines sources sont dites « non rivales », soit parce que leur stock est quasi infini, soit parce qu’elles sont non rivales structurellement. Ainsi, par exemple, une connaissance est non rivale. Si j’utilise la résistance des matériaux pour construire un pont, je n’ai pas à craindre qu’il en reste moins pour construire un autre édifice.

              [En revanche, si j’ai certains goûts – mettons que j’aime porter des chemises – le fait que mon voisin ait d’autres goûts – mettons qu’il aime porter des t-shirts – ne m’empêche pas de continuer à porter et à aimer mes chemises.]

              Du moins aussi longtemps que la production de vos chemises et celle des T-shirts ne font pas appel à un bien rival. S’il n’y a qu’une seule aiguille à coudre, s’il n’y a qu’une quantité limitée de toile, vous ne pourrez porter plus de chemises qu’en imposant à votre voisin de porter moins de T-shirts.

              [L’existence du système mondialiste est-il antagonique à celui de la Nation, pour des raisons physiques, et si oui lesquelles ?]

              Autrement dit, le système mondialiste et la nation utilisent-ils les mêmes ressources rivales ? Pour bien répondre à la question il faudrait définir ce que vous appelez exactement un « système mondialiste ». Car telle que l’expression est utilisée vulgairement, l’antagonisme est assez évident, puisque le « système mondialiste » s’est construit très largement CONTRE les nations. Prenez le cas de l’Union européenne : sa construction s’est faite précisément en transférant des compétences qui étaient exclusives de la nation à une instance supranationale. Il est clair que ces compétences constituent une ressource rivale : si elles sont exercées par l’un, elles ne peuvent être exercées par l’autre.

              Mais au-delà du problème « physique », on peut dire que les deux systèmes sont antagoniques parce que l’un est la simple négation de l’autre. La nation repose sur l’idée d’une solidarité inconditionnelle et impersonnelle entre membres d’un groupe délimité, alors que le « système mondialiste » repose sur un individu qu’aucune solidarité inconditionnelle ne lie à personne. Là où le citoyen d’une nation défend ses intérêts en tant que membre d’un groupe dont il partage le destin, l’individu mondialisé ne regarde que son intérêt purement personnel. Comment deux systèmes exclusifs l’un de l’autre pourraient ne pas être antagoniques ?

          • Bob dit :

            @ Descartes

            [je vous conseille la lecture de l’article commis par Julia Cagé, économiste fort prisée de la gauche bienpensante, en 2011, et dont le titre est révélateur : « vive la désindustrialisation »].
            Je l’ai lu, c’est fort intéressant de relire cet article écrit en 2011. Avec le recul, on peut voir qu’elle a à peu près tout faux. Il suffit de voir la priorité donnée à la réindustrialisation ces dernières années. Et Trump l’a bien compris, lui. Quand elle dit qu’il faut “renoncer à la grandeur industrielle passée”, je lis entre les lignes qu’elle souhaite nous dire qu’il faut “”renoncer à la grandeur industrielle”, tout court.
            Il est toujours remarquable de voir que ces experts, quand bien même ils se trompent dans les grandes largeurs, ne sont jamais remis en cause et gardent toujours leur rond de serviette sur les plateaux télé. Jamais aucune remise en question de leur part ; à chaque intervention, ils nous expliquent péremptoirement pourquoi ils ont – évidemment – raison.

            Mon passage préféré est : “la France doit chercher à exporter […] des idées”. Avant de les exporter, il faudrait peut-être commencer par en avoir pour nous-mêmes…

            • Descartes dit :

              @ Bob

              [Je l’ai lu, c’est fort intéressant de relire cet article écrit en 2011. Avec le recul, on peut voir qu’elle a à peu près tout faux. Il suffit de voir la priorité donnée à la réindustrialisation ces dernières années. Et Trump l’a bien compris, lui.]

              Les Etats-Unis, ce pays « créatif » dont on admire les entreprises de haute technologie, les laboratoires et les universités conserve une part de l’industrie dans le PIB supérieure à 20%, le double de qu’elle est en France (10%) et mieux que l’Allemagne (17%). Ce que Cagé – et beaucoup d’économistes de gauche comme de droite avec elle – n’a pas compris, c’est que les « idées » qu’elle prétend « exporter » n’apparaissent pas par opération du saint esprit. Elles résultent d’une recherche, d’une innovation qui est « tirée » par l’industrie. Elles sont cultivées dans la tête d’ingénieurs qui font l’aller-retour entre le laboratoire et l’usine. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la recherche et l’innovation fleurissent en même temps que l’industrie et s’éteignent souvent avec elle.

              [Quand elle dit qu’il faut “renoncer à la grandeur industrielle passée”, je lis entre les lignes qu’elle souhaite nous dire qu’il faut “”renoncer à la grandeur industrielle”, tout court.]

              J’irais plus loin : elle voudrait qu’on « renonce à la grandeur » tout court. Et c’est logique : la gauche des classes intermédiaires a toujours regardé la « grandeur » comme une notion au mieux archaïque, au pire dangereuse. Cette gauche se moquait d’un De Gaulle qu’elle accusait de vouloir péter plus haut que son cul, elle a raillé Chirac quand il a osé s’opposer aux Américains. Elle a toujours prétendu que la France devait se résigner à un statut de troisième ordre, que sa seule chance de peser un peu dans les affaires du monde était de devenir une province de l’Union européenne.

              [Mon passage préféré est : “la France doit chercher à exporter […] des idées”. Avant de les exporter, il faudrait peut-être commencer par en avoir pour nous-mêmes…]

              Mais les « idées » n’apparaissent pas toutes seules. Elles se cultivent dans un contexte social, économique, politique. La société qu’imagine Cagé, qui ne produirait que des idées, n’existe tout simplement pas. Les pays qui fabriquent beaucoup d’idées, sont aussi ceux qui produisent beaucoup de choses.

            • Descartes dit :

              @ Bob

              [Je l’ai lu, c’est fort intéressant de relire cet article écrit en 2011. Avec le recul, on peut voir qu’elle a à peu près tout faux. Il suffit de voir la priorité donnée à la réindustrialisation ces dernières années. Et Trump l’a bien compris, lui.]

              Les Etats-Unis, ce pays « créatif » dont on admire les entreprises de haute technologie, les laboratoires et les universités conserve une part de l’industrie dans le PIB supérieure à 20%, le double de qu’elle est en France (10%) et mieux que l’Allemagne (17%). Ce que Cagé – et beaucoup d’économistes de gauche comme de droite avec elle – n’a pas compris, c’est que les « idées » qu’elle prétend « exporter » n’apparaissent pas par opération du saint esprit. Elles résultent d’une recherche, d’une innovation qui est « tirée » par l’industrie. Elles sont cultivées dans la tête d’ingénieurs qui font l’aller-retour entre le laboratoire et l’usine. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la recherche et l’innovation fleurissent en même temps que l’industrie et s’éteignent souvent avec elle.

              [Quand elle dit qu’il faut “renoncer à la grandeur industrielle passée”, je lis entre les lignes qu’elle souhaite nous dire qu’il faut “”renoncer à la grandeur industrielle”, tout court.]

              J’irais plus loin : elle voudrait qu’on « renonce à la grandeur » tout court. Et c’est logique : la gauche des classes intermédiaires a toujours regardé la « grandeur » comme une notion au mieux archaïque, au pire dangereuse. Cette gauche se moquait d’un De Gaulle qu’elle accusait de vouloir péter plus haut que son cul, elle a raillé Chirac quand il a osé s’opposer aux Américains. Elle a toujours prétendu que la France devait se résigner à un statut de troisième ordre, que sa seule chance de peser un peu dans les affaires du monde était de devenir une province de l’Union européenne.

              [Mon passage préféré est : “la France doit chercher à exporter […] des idées”. Avant de les exporter, il faudrait peut-être commencer par en avoir pour nous-mêmes…]

              Mais les « idées » n’apparaissent pas toutes seules. Elles se cultivent dans un contexte social, économique, politique. La société qu’imagine Cagé, qui ne produirait que des idées, n’existe tout simplement pas. Les pays qui fabriquent beaucoup d’idées, sont aussi ceux qui produisent beaucoup de choses.

            • Phael dit :

              @Descartes
              @Bob
               
              Je profite du dernier bouton « répondre » sur ce fil…
               
              Article intéressant, effectivement, autant par son contenu que par sa construction. L’auteure pose une analyse, mais sans se confronter à sa réalisation pratique – ce que vous faites au contraire, Descartes, en disant « les idées n’apparaissent pas toutes seules ». C’est un procédé rhétorique très révélateur de notre époque, une forme de sophisme qui illustre à merveille toute la pensée dominante des dernières décennies : on se berce de mots, loin du réel.
               
              C’est quelque chose que l’on peut constater chaque fois qu’on allume la télé, ou qu’on ouvre un journal, mais cela va bien plus loin, cela descend pour ainsi dire beaucoup plus bas : dans mon travail de petit fonctionnaire, j’ai fait des masses de formations où l’on passe son temps à apprendre comment considérer les problèmes, sans jamais apprendre comment les régler. J’ai fait une formation sur la gestion de l’agressivité ou la seule agressivité qui n’était pas abordée, c’était celle de l’usager qui nous insulte ou voudrait en venir aux mains (alors que nous étions tous ici pour gérer précisément cette agressivité-là, pour apprendre les trucs et astuces qui permettent de la faire redescendre à un niveau supportable ou non dangereux). J’ai fait une formation sur la façon de susciter l’engagement des usagers dans nos actions sociales sans qu’on n’aborde jamais la question des procédures de cet engagement. Nous avons en somme appris que cet engagement était important, ce que nous savions déjà tous.
               
              C’est habilement fait et on ne voit pas les ficelles – d’ailleurs, les formateurs eux-mêmes ne se rendent pas compte du déni de réalité dans lequel ils sont – et c’est pour ainsi dire gratifiant (on y a passé une journée… on s’est occupé de nous…), mais aucun problème n’est jamais réglé, on a perdu du temps et de l’argent pour ne pas avancer en se donnant l’illusion de faire quelque chose.
               

            • Descartes dit :

              @ Phael

              [C’est quelque chose que l’on peut constater chaque fois qu’on allume la télé, ou qu’on ouvre un journal, mais cela va bien plus loin, cela descend pour ainsi dire beaucoup plus bas : dans mon travail de petit fonctionnaire, j’ai fait des masses de formations où l’on passe son temps à apprendre comment considérer les problèmes, sans jamais apprendre comment les régler. (…)]

              Je vous rassure, chez les hauts fonctionnaires, c’est pareil. J’ai eu droit à la formation « obligatoire » aux enjeux de la transition écologique. Après des heures de discours déprimant sur comment tout s’effondre, la « solution » est une espèce de volontarisme genre « si tous les gars du monde… » et des solutions dont la première question qui surgit dans tout esprit normal est « pourquoi personne ne le fait ? ».

  13. Glarrious dit :

    @Descartes
    Je continue la discussion ici à cause des limites de réponses.
    [Alors, même si on ne s’aimait pas, on se supportait parce que nécessité fait loi. Vous savez, la retraite, la machine à laver, les plats préparés et le microondes ont fait plus pour l’instabilité des couples que l’IVG ou la contraception…]
    Très bien j’entend vos arguments mais au sujet de l’éducation des enfants dont je parlais notamment le manque d’autorité, l’explosion de la délinquance juvénile. Est ce que vous mettez cela sur “la retraite, la machine à laver, les plats préparés” ?

    • Descartes dit :

      @ Glarrious

      [Très bien j’entends vos arguments mais au sujet de l’éducation des enfants dont je parlais notamment le manque d’autorité, l’explosion de la délinquance juvénile. Est-ce que vous mettez cela sur “la retraite, la machine à laver, les plats préparés” ?]

      Oui, du moins en partie. L’éducation des enfants est en général révélatrice de ce qu’une société veut ou non transmettre. Une société transmet l’idée d’autorité ou celle de respect de la loi lorsque ces valeurs sont fonctionnelles. Est-ce le cas aujourd’hui ? J’aurais tendance à dire que non. Cela fait déjà cinquante ans que l’on présente comme un idéal l’individu libéré de toutes les aliénations. Du « just do it » d’une célèbre marque à « le plus important c’est de gagner » d’une autre, on ne peut pas dire que le respect des règles et des lois soit valorisé. Au contraire, l’idéal transmis par la société – et l’école n’échappe pas à cette vision – valorise la créativité plutôt que la discipline, la transgression plutôt que l’obéissance. On ne peut pas répéter aux jeunes « break the rules » (encore un slogan publicitaire) et « le plus important c’est de gagner », et ensuite pleurnicher quand ils appliquent ces sains principes en se faisant de l’argent de poche dans le « deal ». Si les médias montrent en permanence le délinquant sous un jour sympathique et le policier corrompu, il est logique que les gens tirent la conséquence qui s’impose.

      La société capitaliste avancée a besoin d’individus-îles, libérés de toute prescription (idéologique, religieuse, traditionnelle, familiale) parce que ces prescriptions sont des freins à la standardisation de la consommation, qu’ils s’opposent à ce que tout rapport humain soit réduit au « paiement au comptant ». Et « le microondes, la machine à laver, les plats préparés » sont des éléments de cette transformation, puisqu’ils permettent à l’individu d’échapper aux rapports avec leurs semblables, à constituer un individu auto-suffisant.

      • P2R dit :

        @ Descartes
         
        [La société capitaliste avancée a besoin d’individus-îles, libérés de toute prescription (idéologique, religieuse, traditionnelle, familiale) parce que ces prescriptions sont des freins à la standardisation de la consommation, qu’ils s’opposent à ce que tout rapport humain soit réduit au « paiement au comptant ».]
         
        Je suis toujours gêné quand je vous lis justifier l’existence d’un phénomène, ou la progression d’une tendance par le fait que “la société capitaliste (ou parfois le capitalisme tout court) en a besoin”. La corrélation entre ce dont la société capitaliste a besoin et ce qu’elle génère n’est pas si évidente (on notera par exemple que la société capitaliste, pour rester fonctionnelle, a BESOIN de structures sociales héritées du monde pré-capitaliste, mais qu’elle n’est en aucun cas capable de les GENERER). De fait, cette formulation que vous adoptez volontiers peut, pour le lecture qui n’est pas familier de votre pensée, passer facilement pour un raisonnement complotiste. 
         
        De fait, en plus d’avoir besoin d’individus-île, la société capitaliste parvient à les générer, par les outils et mécanismes que vous décrivez (la transmission de certaines valeurs plutôt que d’autres). Mais la question reste l’origine de cette tendance, de cette impulsion, étant donné que, comme démontré ci-dessus, le simple fait que le capitalisme ait besoin de cette évolution ne saurait suffire à l’expliquer. En d’autres termes, pourquoi, dans la lutte entre deux tendances contradictoires mais toutes deux vitales pour la pérennité du monde capitaliste, à savoir la création d’individus îles d’une part et la préservations de structures sociales héritées d’autre part, l’impulsion pour l’individualisme trouve t’elle davantage de résonnance que cette pour la structuration sociale des populations ? Est-ce une simple question de court et long terme ?
         

        • Descartes dit :

          @ P2R

          [Je suis toujours gêné quand je vous lis justifier l’existence d’un phénomène, ou la progression d’une tendance par le fait que “la société capitaliste (ou parfois le capitalisme tout court) en a besoin”. La corrélation entre ce dont la société capitaliste a besoin et ce qu’elle génère n’est pas si évidente (on notera par exemple que la société capitaliste, pour rester fonctionnelle, a BESOIN de structures sociales héritées du monde pré-capitaliste, mais qu’elle n’est en aucun cas capable de les GENERER). De fait, cette formulation que vous adoptez volontiers peut, pour le lecteur qui n’est pas familier de votre pensée, passer facilement pour un raisonnement complotiste.]

          Votre remarque est tout à fait pertinente, et vous avez tout à fait raison de poser cette question. En effet, ce n’est pas parce que telle ou telle structure est bénéfique au fonctionnement du capitalisme que celui-ci est en mesure de la générer. Dans certains cas, c’est même le contraire : le capitalisme tend à détruire des structures qui pourtant sont nécessaires pour garantir un fonctionnement efficient. Cela tient à ce que le capitalisme – comme n’importe quel autre mode de production d’ailleurs – contient des contradictions : de par sa structure même, il génère des mécanismes qui tendent à sa propre destruction.

          Il n’y a donc pas causalité automatique, comme vous le signalez, entre ce dont le capitalisme « a besoin » et les structures qu’il développe. On peut cependant noter que lorsque le capitalisme « a besoin » d’une structure, et que celle-ci n’entre pas en contradiction avec la dynamique capitaliste, il tend à la génerer.

          [Mais la question reste l’origine de cette tendance, de cette impulsion, étant donné que, comme démontré ci-dessus, le simple fait que le capitalisme ait besoin de cette évolution ne saurait suffire à l’expliquer. En d’autres termes, pourquoi, dans la lutte entre deux tendances contradictoires mais toutes deux vitales pour la pérennité du monde capitaliste, à savoir la création d’individus îles d’une part et la préservation de structures sociales héritées d’autre part, l’impulsion pour l’individualisme trouve t’elle davantage de résonnance que cette pour la structuration sociale des populations ? Est-ce une simple question de court et long terme ?]

          J’aurais tendance à vous répondre que de ces deux « tendances », l’une entre en contradiction avec la logique même du capitalisme, et l’autre pas. Le juge intègre, le fonctionnaire honnête, le professeur dévoué – pour utiliser le vocabulaire de Castoriadis – entrent clairement en contradiction avec la logique capitaliste qui réduit tout rapport à un rapport monétaire. Quand bien même le capitalisme voudrait les produire (ou les reproduire), il en serait incapable. L’individu-île, par contre, n’entre en rien en contradiction avec une logique de réduction de tout rapport à un rapport monétaire, à la poursuite indéfinie du profit. C’est cela à mon sens qui fait la différence : le capitalisme n’est capable de produire que certains types de structures « dont il a besoin », celles qui sont compatibles avec sa logique profonde. Lorsqu’elles s’opposent à cette logique, il est incapable de les produire ou même de les maintenir sur la durée.

    • Descartes dit :

      Je dois dire que je trouve très amusant que « Le Figaro » reconnaisse en Descartes « le plus grand des philosophes français ». Après un tel éloge, on s’attend assez évidement à ce que le journaliste essaye de mettre Descartes dans le camp figaresque, c’est-à-dire, réac. Et il le fait fort intelligemment, en jouant sur l’effet d’anachronisme. Il découvre par exemple que Descartes « n’est pas athée », ce qui est tout à fait exact à la lecture de ses textes. Mais il ne faudrait pas oublier que Descartes est un philosophe du XVIIème siècle. Etre athée à l’époque est difficilement concevable, et l’écrire particulièrement dangereux. Le simple fait de parler de « doute systématique », un doute qui s’applique à toute proposition et donc à l’existence de dieu lui-même, pouvait vous coûter cher, et ce n’est pas par hasard si Descartes a fait imprimer ses idées en Hollande, république protestante où l’inquisition n’avait pas juridiction. Si la pensée cartésienne est aussi conformiste en matière religieuse que le journaliste le dit, comment expliquer que l’essentiel des écrits cartésiens ait été mis à l’Index dès 1663, d’où il ne sera enlevé qu’au XXème siècle ?
      Descartes a été vilipendé par la droite réactionnaire. Pendant longtemps, il a été accusé d’avoir planté les germes de la révolution et de la dissolution sociale avec son « doute systématique » qui remettait en cause l’ordre divin. Que « Le Figaro » finisse par le réhabiliter, cela a de quoi surprendre…

  14. Phael dit :

    @Descartes

    Fucking bouton « répondre »…

    Merci pour cet échange très instructif !

    Je poursuis, car en fait nous sommes revenus sur mon point d’origine. Je formulais les choses de façon trop générale, je pense maintenant qu’il est possible d’aborder la stricte partie qui m’interroge depuis le début.

    [On peut donc anticiper que la partie la plus « mobile » des classes intermédiaires est celle qui souffrira le moins d’une dégradation de la situation nationale. D’une part, parce que c’est elle qui aura le moins de mal de rattacher ses conditions de vie à un marché international, d’autre part parce qu’il sera beaucoup plus difficile de la mettre à contribution. Les avocats ont plus de soucis à se faire, sur le long terme, que les ingénieurs.]

    La partie mobile des classes intermédiaires – et vous l’avez bien dit, cette mobilité peut être géographique, mais elle peut aussi se traduire par l’insertion dans une économie « mondialiste », quel que soit l’endroit on l’on se trouve, y compris en France – cette partie mobile m’intéresse peu, car son intérêt est évident. Du moins, l’intérêt qu’elle s’imagine retirer de l’évolution de l’époque. Si l’on discute de cette partie mobile, on discutera de la pertinence de son projet, mais pas de sa rationalité. Ils s’imaginent qu’ils ont plus à gagner qu’à perdre, il est donc rationnel qu’ils agissent comme ils le font.

    C’est la partie non mobile qui m’intéresse, car eux, j’ai l’impression qu’ils vont souffrir du projet qu’ils ont eux-même soutenus. Avec ou sans ascenseur social, il me semble qu’ils ont beaucoup plus à perdre de la disparition de la Nation qu’à gagner de l’avènement du mondialisme. J’entends bien qu’à titre individuel on ne réfléchit pas en ces termes froids et calculateurs, mais à titre collectif, on a bien cette tendance à aller vers la position la plus avantageuse. Or ici, j’ai l’impression qu’ils vont vers leur destruction, tel les rats de Hamelin. Ils participent à la destruction du milieu qui les a fait naître, mais surtout qui les fait vivre, sans avoir de système à bénéfice au moins équivalent pour le remplacer. Bien entendu, ils ont quelques images vagues qui leur servent à se justifier, mais elles sont tellement éloignées de la réalité que nous ne sommes plus dans la discussion de la pertinence, comme avec la partie mobile, mais dans la discussion de la rationalité. Qu’en pensez-vous ?

    • Descartes dit :

      @ Phael

      [La partie mobile des classes intermédiaires – et vous l’avez bien dit, cette mobilité peut être géographique, mais elle peut aussi se traduire par l’insertion dans une économie « mondialiste », quel que soit l’endroit on l’on se trouve, y compris en France – cette partie mobile m’intéresse peu, car son intérêt est évident. Du moins, l’intérêt qu’elle s’imagine retirer de l’évolution de l’époque. Si l’on discute de cette partie mobile, on discutera de la pertinence de son projet, mais pas de sa rationalité. Ils s’imaginent qu’ils ont plus à gagner qu’à perdre, il est donc rationnel qu’ils agissent comme ils le font.]

      Tout à fait. Mais vous ne pouvez pas négliger cette partie des classes intermédiaires, d’une part parce que leurs nombres ne sont pas négligeables, et d’autre part parce que ce secteur des classes intermédiaires sert de modèle aux autres. Quel membre des classes intermédiaires « sédentaires » ne rêve de voir ses enfants intégrer les classes intermédiaires « internationalisées » ?

      [C’est la partie non mobile qui m’intéresse, car eux, j’ai l’impression qu’ils vont souffrir du projet qu’ils ont eux-mêmes soutenu. Avec ou sans ascenseur social, il me semble qu’ils ont beaucoup plus à perdre de la disparition de la Nation qu’à gagner de l’avènement du mondialisme. J’entends bien qu’à titre individuel on ne réfléchit pas en ces termes froids et calculateurs, mais à titre collectif, on a bien cette tendance à aller vers la position la plus avantageuse. Or ici, j’ai l’impression qu’ils vont vers leur destruction, tel les rats de Hamelin.]

      La question est intéressante. Oui, une partie des classes intermédiaires « sédentaires » risquent de beaucoup perdre – et même d’être déclassées. Le cas des enseignants fournit un très bon exemple. Réussiront-ils à placer leurs enfants parmi les « mobiles » pour échapper à ce phénomène ? Y aura-t-il de place pour tout le monde ? Peut-être pas. Cela laisse prévoir une attrition des classes intermédiaires, une partie de celles-ci étant déclassés par la dévalorisation de leur « capital immatériel »…

      • Dell Conagher dit :

        [Cela laisse prévoir une attrition des classes intermédiaires, une partie de celles-ci étant déclassés par la dévalorisation de leur « capital immatériel »…]
        Attrition, qui, si l’on regarde les précédents historiques, ne présage pas du bon ! D’ailleurs, n’est-ce pas là que l’on pourrait trouver une des frontières entre l’électorat diplômé de la FI et celui du bloc macroniste ? Je n’ai pas les études électorales sous la main, mais, si les deux sont urbains, plutôt jeunes, les premiers sont des diplômés (relativement) peu rémunérés, en tout cas assez peu je suppose pour avoir un sentiment de déclassement ; alors que les seconds semblent insérés dans des métiers plus dynamiques et rémunérateurs.

        • Descartes dit :

          @ Dell Conagher

          [« Cela laisse prévoir une attrition des classes intermédiaires, une partie de celles-ci étant déclassés par la dévalorisation de leur « capital immatériel »… » Attrition, qui, si l’on regarde les précédents historiques, ne présage pas du bon !]

          Ah bon ? Vous pensez à quel précédent ?
          Il est clair que tout groupe social acculé représente un danger. Quant on est sûr que le résultat de la négociation vous sera défavorable, la tentation de renverser la table devient très forte. Mais cela est vrai autant pour les classes intermédiaires que pour la bourgeoisie ou le prolétariat, ou même pour des groupes sociaux qui ne constituent pas véritablement une classe, comme le lumpenprolétariat.

          [D’ailleurs, n’est-ce pas là que l’on pourrait trouver une des frontières entre l’électorat diplômé de la FI et celui du bloc macroniste ? Je n’ai pas les études électorales sous la main, mais, si les deux sont urbains, plutôt jeunes, les premiers sont des diplômés (relativement) peu rémunérés, en tout cas assez peu je suppose pour avoir un sentiment de déclassement ; alors que les seconds semblent insérés dans des métiers plus dynamiques et rémunérateurs.]

          Je trouve votre remarque très intéressante. Elle pourrait fournir une explication sur la répartition politique des classes intermédiaires entre le centrisme, le socialisme et le gauchisme. Si ces trois courants politiques portent essentiellement les intérêts des classes intermédiaires, il apparaît comme vous le signalez que chacun puise dans un secteur différent de celles-ci. Ainsi, pour schématiser, la gauche représenterait des classes intermédiaires plus dépendantes de la matrice nationale – les plus mobiles l’ayant quitté pour grossir les files macronistes.

      • Phael dit :

        @Descartes
         
         
        [Tout à fait. Mais vous ne pouvez pas négliger cette partie des classes intermédiaires, d’une part parce que leurs nombres ne sont pas négligeables, et d’autre part parce que ce secteur des classes intermédiaires sert de modèle aux autres.]
        Exact.
         
         
        [La question est intéressante. Oui, une partie des classes intermédiaires « sédentaires » risquent de beaucoup perdre – et même d’être déclassées.]
         
        Et je crois que le développement de la question l’est encore plus. Si l’on pose qu’une classe se met à agir contre ses propres intérêts – j’ai bien écrit « si », je n’affirme pas que nous soyons dans ce cas en l’espèce, je me contente de le supposer – c’est-à-dire qu’elle se met à mener des actions qui, selon ses propres paradigmes, ne peuvent la mener qu’à sa perte, alors il faut s’interroger sur les conditions qui ont rendu ce mouvement possible.
         
        Nous ne sommes pas ici devant la situation, assez fréquente, d’une classe qui agit contre ses intérêts parce qu’elle a mal évalué une situation ou qu’elle a mal géré un rapport de force. Les nobles russes ou français d’avant leurs révolutions respectives sont dans ce cas, et bien des raisons laissent imaginer que la partie « mobile » des classes intermédiaire pourrait elle aussi se trouver dans cette situation : il n’est pas dit que leur paradis mondialiste ne va pas tourner au cauchemars pour eux, ou du moins leur coûter plus qu’il ne leur rapporte, en terme de satisfaction.
         
        Cependant, pour la partie « non mobile », on poserait une catégorie de population qui, objectivement dépendante du fait national, dans une dépendance évidente et non discutable pour ainsi dire, pousserait malgré tout à sa destruction. Encore une fois, ce n’est qu’une hypothèse, plus une expérience de pensée qu’autre chose à ce stade. Mais dans cette expérience de pensée, il faut alors admettre qu’une catégorie entière de population joue contre elle-même, au-delà des errements individuels toujours présents et somme toute peu révélateurs. Elle le fait collectivement. Et dans ce cas : pourquoi cette population agit-elle ainsi ?
         

        • Descartes dit :

          @ Phael

          [« La question est intéressante. Oui, une partie des classes intermédiaires « sédentaires » risquent de beaucoup perdre – et même d’être déclassées. » Et je crois que le développement de la question l’est encore plus. Si l’on pose qu’une classe se met à agir contre ses propres intérêts (…)]

          Mais ici il ne s’agit pas « d’une classe » qui agirait contre ses propres intérêts. C’est une classe qui agit contre les intérêts d’une de ses parties. Cela n’est pas nouveau, les classes n’ont jamais été homogènes, elles sont constituées de groupes qui, certes, partagent un « intérêt de classe ». Mais à cet intérêt de classe se superpose des intérêts qui peuvent être opposés. Ainsi, la bourgeoisie financière a pu agir contre les intérêts de la bourgeoisie industrielle, pour ne donner qu’un exemple.

          [Si l’on pose qu’une classe se met à agir contre ses propres intérêts – j’ai bien écrit « si », je n’affirme pas que nous soyons dans ce cas en l’espèce, je me contente de le supposer – c’est-à-dire qu’elle se met à mener des actions qui, selon ses propres paradigmes, ne peuvent la mener qu’à sa perte, alors il faut s’interroger sur les conditions qui ont rendu ce mouvement possible.]

          Mais là encore, les classes intermédiaires ne se mettent pas à « agir contre leurs propres intérêts ». Le rapport de force interne fait que le groupe des « mobiles » pousse des politiques qui ne sont pas à l’avantage des « sédentaires ». La manière dont cette opposition sera gérée par des gens qui partagent le même intérêt de classe est difficile à prévoir, mais une chose est sûre : les clases intermédiaires ne deviendront pas « révolutionnaires » pour autant…

          [Cependant, pour la partie « non mobile », on poserait une catégorie de population qui, objectivement dépendante du fait national, dans une dépendance évidente et non discutable pour ainsi dire, pousserait malgré tout à sa destruction.]

          Ou à sa transformation. Ainsi, par exemple, les classes intermédiaires pourraient délaisser les métiers de l’enseignement, et pousser leurs enfants vers des métiers plus « mobiles »…

          [Mais dans cette expérience de pensée, il faut alors admettre qu’une catégorie entière de population joue contre elle-même, au-delà des errements individuels toujours présents et somme toute peu révélateurs. Elle le fait collectivement. Et dans ce cas : pourquoi cette population agit-elle ainsi ?]

          Encore une fois, il ne s’agit pas d’une « catégorie entière » qui agit contre elle-même, mais d’une catégorie qui agit contre les intérêts de l’un des groupes qui la constituent. Si elle agit ainsi, c’est toujours pour la même raison : l’intérêt…

          • Phael dit :

            @Descartes
            @ Dell Conagher
             
            [Mais ici il ne s’agit pas « d’une classe » qui agirait contre ses propres intérêts. C’est une classe qui agit contre les intérêts d’une de ses parties. (…) Ainsi, la bourgeoisie financière a pu agir contre les intérêts de la bourgeoisie industrielle, pour ne donner qu’un exemple.]
             
            Tout à fait, mais je ne parlais pas des classes intermédiaires dans leur ensemble, seulement de leur fraction « sédentaire ». Grâce à vous, j’ai bien compris l’intérêt de la fraction « mobile » et je ne m’interroge pas outre mesure sur sa propension à sacrifier les « sédentaires ». En revanche, en se plaçant du point de vue des « sédentaires », l’équation devient nettement plus obscure. On voit facilement ce qu’ils perdent avec la Nation, on voit moins ce qu’ils gagnent, si ce n’est, comme vous le dites, une hypothétique possibilité d’évoluer, sous la contrainte, pour devenir « mobiles » – possibilité qui n’est pas assurée de réussir le moins du monde, et surtout pas assurée pour tous leurs bataillons. D’où mon expérience de pensée, d’une fraction de classe qui se mettrait à agir contre elle-même…
             
            Toujours dans cette réflexion, je pousse un développement – très hypothétique là aussi – sur une de vos observations, dans une autre réponse. Vous écrivez : « Ainsi, pour schématiser, la gauche représenterait des classes intermédiaires plus dépendantes de la matrice nationale – les plus mobiles l’ayant quitté pour grossir les files macronistes ». À mon tout petit niveau de témoignage, c’est effectivement ce que je constate. Ceux qui ont leurs fils au Canada votent Macron, ceux qui évoluent dans le marigot local votent Mélenchon. Et si l’on pose deux destinées électorales différentes, on peut supposer deux pensées différentes, deux façons d’aborder les choses.
             

            • Descartes dit :

              @ Phael

              [D’où mon expérience de pensée, d’une fraction de classe qui se mettrait à agir contre elle-même…]

              La théorie – et l’expérience la confirme sur ce point – tend à affirmer que l’intérêt de classe est prédominant par rapport aux intérêts des différents secteurs. On voit mal la bourgeoisie industrielle, même si elle est maltraitée par la bourgeoisie financière, prendre part à une révolution socialiste… on peut donc parier que la partie « sédentaire » des classes intermédiaires pourrait entrer en conflit avec la partie « mobile », mais de là à imaginer qu’elle contribuerait à remettre en cause le mode de production qui le constitue, il y a un grand pas…

              [Ceux qui ont leurs fils au Canada votent Macron, ceux qui évoluent dans le marigot local votent Mélenchon. Et si l’on pose deux destinées électorales différentes, on peut supposer deux pensées différentes, deux façons d’aborder les choses.]

              Certainement. Mais jusqu’où peuvent aller ces « deux façons d’aborder les choses » ? Prenez le cas de l’Euro ou de l’Europe supranationale. Ceux qui votent Macron et ceux qui votent Mélenchon sont parfaitement d’accord sur ces questions… alors même que ceux qui votent Mélenchon risquent d’en souffrir.

  15. Vinz dit :

    Je vous rassure, chez les hauts fonctionnaires, c’est pareil. J’ai eu droit à la formation « obligatoire » aux enjeux de la transition écologique. Après des heures de discours déprimant sur comment tout s’effondre, la « solution » est une espèce de volontarisme genre « si tous les gars du monde… » et des solutions dont la première question qui surgit dans tout esprit normal est « pourquoi personne ne le fait ? ».

    Bonjour Descartes,
    j’aurais aimé votre avis sur l’effondrement en cours, pensez-vous qu’un sursaut mondial, européen, national est possible ? ou au contraire pensez-vous que les débats stériles vont s’enchainer jusqu’à ce que l’instabilité internationale viennent sonner la fin du match ?
    merci

    • Descartes dit :

      @ Vintz

      [j’aurais aimé votre avis sur l’effondrement en cours, pensez-vous qu’un sursaut mondial, européen, national est possible ? ou au contraire pensez-vous que les débats stériles vont s’enchainer jusqu’à ce que l’instabilité internationale viennent sonner la fin du match ?]

      Vous me demandez là une prise de position personnelle. Et de ce point de vue je n’ai pas varié : je suis toujours un fervent partisan de « l’optimisme méthodologique ». Il faut toujours agir « comme si » le sursaut était possible, parce qu’il n’est pas donné aux mortels que nous sommes de prédire le futur, et que toute autre posture conduit à l’inaction et à la résignation. Postuler que le sursaut est impossible nous conduit à une posture qui risque de le rendre impossible, alors que postuler le contraire laisse toujours ouverte la possibilité que ça marche…

      Cela étant dit, je peux dire que je ne vois pas à l’horizon un quelconque « sursaut ». Déjà, je ne crois pas à un « sursaut » au niveau « mondial » ou « européen ». Pour le moment, on n’a pas su construire une structure politique stable et durable qui soit supra-nationale. Tous les essais faits dans ce sens – l’URSS, la Yougoslavie, l’Union européenne – aboutissent à des ensembles instables ou a des logiques de marchandage permanent et de soumission aux lobbies. Et c’est logique : il ne suffit pas d’agglomérer des populations et de leur donner des institutions communes pour construire entre elles des solidarités impersonnelles et inconditionnelles qui font le ciment d’une communauté politique. Pourquoi la minorité accepterait-elle le verdict de la majorité si elle n’est pas assurée de la solidarité de cette majorité en cas de problème ?

      Reste le niveau national. Et à ce niveau, on observe un peu le même phénomène partout : la solidarité a de plus en plus de mal à survivre dans un contexte où le « bloc dominant » a de moins en moins besoin des autres couches de la société pour conserver ses avantages. Quand la bourgeoisie avait besoin de travailleurs pour faire tourner ses usines et de soldats pour défendre ses marchés, elle était prête à payer pour l’éducation, la santé et la retraite des classes laborieuses. Aujourd’hui, ce sont les indiens ou les bangladeshis qui font tourner les usines, et le libre-échange règne. A quoi bon alors former et soigner les travailleurs locaux ?

      Contrairement à ce qu’on cherche à nous faire croire, la difficulté croissante de trouver un accord minimal sur un programme de gouvernement en France (mais aussi en Belgique, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Espagne…) n’est pas une question institutionnelle, qui s’arrangerait en modifiant la constitution ou le mode de scrutin, pas plus qu’elle ne résulte de combats d’égos. Elle traduit une difficulté réelle à concilier les intérêts de groupes sociaux devenus de plus en plus inconciliables. Et comme on ne veut pas voir cet éléphant qui occupe le milieu de la pièce, notre société médiatisée préfère se distraire avec des débats stériles du genre « Cazeneuve ou Bayrou », comme si l’un ou l’autre de ces choix changeait quelque chose.

      Notre modèle politique et social était fondé jusqu’aux années 1980 sur le consensus construit en 1945, celui d’un capitalisme régulé par un Etat à la fois entrepreneur et stratège qui assurait un niveau relativement élevé de redistribution de la richesse. Ce modèle a perdu sa substance avec la révolution néolibérale des années 1980. Les ressources saines qui le finançaient se sont réduit au fur et à mesure des privatisations et autres concessions fiscales. Mais on a pu garder l’apparence en le finançant par la dette. Aujourd’hui, cette dette devient écrasante, et l’heure des comptes risque de sonner très vite. A ce moment-là, un choix s’ouvrira : celui de renoncer à notre modèle social et de devenir progressivement « un pays émergent » (pour utiliser la formule que j’ai cité dans mon article) avec de fortes inégalités et une privatisation générale des services y compris régaliens, ou bien une reconstitution des ressources qui alimentent le système redistributif, ce qui suppose d’attaquer de front un capital de plus en plus internationalisé. A court terme, je ne suis pas optimiste : le rapport de forces est trop défavorable aux couches populaires pour pointer vers la deuxième solution.

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