Ceux qui font le parallèle entre les échanges diplomatiques en cours sur la guerre d’Ukraine et les accords de Munich de 1938 feraient bien de réfléchir à la formule de Karl Marx : « Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. » (in « le 18 brumaire de Napoléon Bonaparte »). Car nous venons de vivre une séquence farcesque, où l’ensemble du camp occidental – et les européens en particulier – se sont couverts de ridicule.
Cela n’avait pourtant pas mal commencé avec la rencontre à Anchorage entre Donald Trump et Vladimir Poutine. Une rencontre dont on peut supposer qu’elle n’a concerné l’Ukraine que marginalement. Car si la question ukrainienne obsède un « establishment » européen devenu terriblement provincial, ce n’est pour Trump – et peut-être même pour Poutine – qu’une question parmi d’autres, et on peut douter qu’elle soit la plus importante. Les leaders russe et américain ont probablement discuté des rapports de leurs pays respectifs avec la Chine, du remplacement progressif de l’influence européenne par l’influence russe et chinoise en Afrique, de la question palestinienne et des rapports avec l’Iran. Et aussi, sans doute, de l’Ukraine.
Et c’est d’ailleurs un signe de notre provincialisation que le fait de constater que personne, même pas les « journaux de référence », ne se pose la question de savoir quelles sont les autres questions discutées à Anchorage. Il est très possible que Trump et Poutine se soient mis d’accord sur des questions douanières, sur les positions vis-à-vis de Beijing ou de l’Union européenne, sur un partage de l’Afrique. De tout cela, il ne sera pas question dans nos médias qui, tropisme eurolâtre oblige, sont obsédés par l’Ukraine – sur une chaîne comme LCI on ne parle pas d’autre chose. Il ne sera pas question non plus dans les interventions de notre président et d’autres leaders européens, qui ne semblent avoir rien à dire sur ces grandes questions. A un jeune officier qui préparait un dossier stratégique en regardant une carte européenne, De Gaulle avait crié « regardez donc sur un planisphère ». Il est clair que nos dirigeants aujourd’hui ne suivent pas cette sage injonction.
Il faudrait remettre en perspective le conflit ukrainien. Contrairement à ce qu’on entend partout dans nos médias, ce n’est pas là que se joue notre avenir, celui de l’Europe et encore moins celui du monde. Que le conflit soit « existentiel » pour l’Ukraine, on le conçoit aisément. Qu’il soit important pour la Russie, qui voit dans une Ukraine otanisée une menace réelle, on le comprend aussi. Mais ce n’est pas parce que Poutine annexera le Donbass que demain les chars russes seront sur le Rhin, ou même sur l’Oder. Il y a sur notre planète une dizaine de conflits en cours, et il n’y a aucune raison pour que, vu de Brasilia, Beijing ou Pretoria – ou de Washington d’ailleurs – les combats autour de Kharkov soient plus déterminants que ceux autour de Khartoum ou de Gaza.
C’est en tenant compte de ces éléments qu’il faut examiner l’attitude de Trump dans les jours qui ont suivi. Lorsqu’il reçoit Zelenski ce lundi, après sa rencontre du week-end avec Poutine, il reçoit un leader régional engagé dans un conflit dont les enjeux pour les Etats-Unis sont mineurs. C’est pourquoi on arrive à ce qu’il faut bien appeler une farce : Trump reçoit Zelenski – c’est-à-dire, le chef d’un Etat qui mène une guerre « existentielle » – devant des journalistes, et parle… surtout de sujets de politique intérieure. La question du vote par correspondance, le déploiement de la garde nationale à Washington, les conflits du président avec les médias américains et – accessoirement, parce que les journalistes ne semblent pas vraiment intéressés – l’Ukraine. Quant à Zelenski, il flatte son interlocuteur et promet de lui acheter pour 100 Md$ d’armes – avec l’argent promis par l’Union européenne. Zelenski a bien compris la leçon qui lui a été administrée lors de sa précédente rencontre : si l’on veut être entendu, il faut parler des sujets qui intéressent votre interlocuteur, pas ceux qui vous intéressent vous. Que vous soyez en train de vous battre au prix du sang et des larmes pour votre liberté, c’est très joli, mais qu’est-ce que cela nous rapporte ? Par contre, 100 Md€ d’argent européen versé aux entreprises américaines, cela ne passe pas inaperçu.
Pendant ce temps, dans une autre salle, on fait poireauter les chefs d’Etat des principales puissances européennes – auxquelles Trump a joint la Finlande, on ne sait pas très bien pourquoi, alors que le Danemark, qui pourtant assure la présidence tournante de l’Union, n’était pas de la fête – ainsi que le secrétaire général de l’OTAN et la présidente de la Commission européenne. Trump rencontrera cette smala ensuite, sans qu’il en ait sorti grande chose. Les européens – si l’on croit ce qu’on dit les uns et les autres à la sortie – ont dit à Trump qu’il avait tort de faire confiance à Poutine, et qu’il devait s’impliquer dans les garanties données à l’Ukraine. Trump leur a répondu qu’il appellerait Poutine après la réunion pour le tenir au courant de leurs discussions. Sûr que Vladimir Vladimirovitch a du bien rigoler lorsque Trump lui a raconté la scène.
Pour ceux qui auront lu les récits – et il y en a d’excellents – des acteurs de la négociation de Munich, la vérité de la formule marxienne apparaîtra comme évidente. En 1938, à Munich, l’atmosphère était grave. Chaque acteur était conscient des responsabilités qu’il prenait, et le spectre de la guerre – la mémoire du conflit de 1914-18 était encore fraîche – planait sur les discussions. Rien de tel dans la rencontre de Washington, qui réunissait des personnages qui, en dehors de Zelenski, n’ont connu d’autre guerre que celle, feutrée, qui se livre dans les couloirs des lieux de pouvoir. En 1938 planait sur Munich la tragédie, en 2025, à Washington, c’est une farce grotesque qui se joue. En dehors de Zelenski, personne ne prend l’affaire au sérieux, parce que personne ne s’engage vraiment. Ce n’est finalement qu’une question d’argent, et plaie d’argent n’est pas mortelle. Macron peut prendre son ton dramatique d’acteur tragique qu’il affectionne et dénoncer les « ogres » à nos portes, il sait très bien qu’il n’y aura pas de jeunes français qui iront mourir pour le Donbass. Tout cela n’est que posture.
Mais cette affaire souligne un autre point fondamental : il est clair qu’à l’heure de discuter des affaires du monde, Trump considère Poutine comme son égal. Lui, on ne le fait pas poireauter dans une salle de réunion en attendant que Trump se libère, le président lui-même l’accueille sur le tapis rouge à la descente de son avion et l’invite à monter dans sa voiture. Avec lui, il discute en tête à tête et derrière portes closes, et de leurs discussions rien ne filtre, parce qu’on discute de choses sérieuses sur les affaires du monde. A l’inverse, les européens sont des seconds rôles qui viennent en troupeau, qui n’ont rien à apporter à la discussion à part leurs avertissements de Cassandre, et qu’on reçoit pour se mettre en valeur comme faiseur de paix.
Pourquoi cette différence ? Pourquoi le président d’un état dont le PIB est grosso modo celui de l’Allemagne pèse plus lourd aux yeux de Trump que l’ensemble de l’Union européenne, qui a un PIB sept fois supérieure et dispose elle aussi, à travers la France, de l’arme nucléaire ? Eh bien, tout simplement parce que, comme le disait Sun Tzu, « la victoire n’appartient pas à l’armée la plus nombreuse, mais à l’armée la plus décidée ». La position russe n’a pas changé depuis près de vingt ans – on a envie de dire depuis deux siècles. Elle tient non pas, comme on le prétend souvent, aux lubies impériales de tel ou tel dirigeant, mais à la situation géopolitique d’un état continental, sans frontières physiques facilement défendables à l’ouest, et qui doit compter avec la présence de puissances agressives – historiquement et par ordre d’apparition, la Suède, la Prusse, la France, la Grande Bretagne – qui plusieurs fois dans son histoire ont essayé de lui arracher des morceaux. Son obsession est donc de se créer un glacis d’Etats « amis » ou à minima neutres qui l’isolent des puissances européennes. Ce fut l’objectif politique des tsars, ce fut celui des dirigeants soviétiques, et c’est maintenant celui de la Russie poutinienne. Et il y a fort à parier que quiconque succédera à Poutine le reprendra à son compte. C’est en se rappelant de cette histoire qu’on comprend pourquoi la politique de l’OTAN d’encercler la Russie par des Etats membres de l’alliance est vécue comme une menace, et l’entrée de l’Ukraine ou de la Géorgie, proches des centres vitaux de l’Etat russe, comme un casus belli.
A l’inverse, la position européenne est fondée sur une batterie de principes de droit – intangibilité des frontières, intégrité des états – que les dirigeants européens proclament hautement chaque fois qu’ils en ont l’opportunité, tout en les foulant aux pieds – ou en acceptant qu’ils soient foulés aux pieds par des alliés – sans le moindre état d’âme chaque fois que cela paraît opportun. Il n’est pas de bon ton de rappeler dans les couloirs bruxellois les guerres de Yougoslavie et tout particulièrement le bombardement de la Serbie pour en détacher le Kossovo, pas plus que l’inertie européenne lors de l’invasion de l’Irak. Mais cela n’a pas été oublié à Moscou. Les européens parlent de la « sécurité de l’Ukraine », et des garanties à lui accorder. Mais quid de la sécurité de la Russie ? N’a-t-elle pas, elle aussi, droit à préserver sa sécurité et à obtenir des garanties à cet effet ? A cette question, les états européens répondent que « nous sommes des démocraties », comme si cela fermait la discussion. Mais le bombardement de la Serbie ou l’invasion américaine de l’Irak montrent que la démocratie n’a jamais été une garantie bien solide que les armes ne seraient pas utilisées lorsque l’intérêt d’un Etat le commande…
Fonder l’engagement aux côtés de l’Ukraine sur des principes conduit forcément à une position maximaliste où rien n’est négociable, puisqu’on ne négocie pas avec des principes. Et le fait que ces principes sacrés aient été oubliés lors du bombardement de Belgrade ou celui de Bagdad – et je ne parle même pas de Gaza affaiblit la position européenne vis-à-vis des états émergents. La combinaison compromet sérieusement ses capacités à être une force de paix. Ayant condamné la Russie au nom de principes sacrés et intangibles, elle s’interdit de prendre en compte ses préoccupations. Et sans cette capacité, elle n’a aucun moyen de construire une proposition qui soit acceptable aux deux parties. Il ne lui reste donc plus, comme alternative, que continuer à exiger que la paix se fasse aux conditions de l’Ukraine, sans avoir les moyens de les imposer.
La force de Trump, c’est de ne pas avoir des principes. Il est probablement sensible à l’argumentation de Poutine tout simplement parce que l’argumentation de Vladimir Vladimirovitch est profondément rationnelle. Elle n’est pas fondée sur des principes plus ou moins discutables, mais sur une réalité stratégique tangible. De la même manière que les dirigeants soviétiques en 1962 ont parfaitement compris pourquoi les Etats-Unis ne pouvaient admettre des missiles nucléaires basés à Cuba, les dirigeants américains d’aujourd’hui sont en mesure de comprendre pourquoi les dirigeants russes ne peuvent accepter une entrée de l’Ukraine dans l’OTAN. Et lorsque Trump apparaît prêt à accueillir la revendication russe, ce n’est pas une preuve de faiblesse, mais de réalisme. Les dirigeants européens devraient pouvoir le comprendre aussi, s’ils n’étaient pas aveuglés par une vision purement juridique des rapports internationaux. Pour eux, la question se réduit au « droit » de l’Ukraine à choisir ses alliances, comme si la réalité géopolitique devait se plier à la théorie juridique.
Trump ne partage pas cet aveuglement – pas plus que ses prédécesseurs, d’ailleurs. Au contraire, les Américains sont parfaitement pragmatiques : ils ont poussé l’Ukraine à traverser les lignes rouges en sachant pertinemment que la réaction de la Russie serait probablement la guerre, parce que cela permettait d’affaiblir la Russie, mais aussi – et cela les Européens et notamment les Allemands ne l’ont pas vu venir – l’économie européenne. Une fois la guerre commencée ils l’ont prolongé parce que cela permettait en plus de faire de bonnes affaires, et notamment de substituer aux hydrocarbures russes les hydrocarbures américains sur le marché européen. Ils n’ont pas voulu la victoire de l’Ukraine, parce que cela aurait déstabilisé l’espace russe et poussé celui-ci à une alliance encore plus étroite avec la Chine, et c’est pourquoi ils ont été fort prudents dans le choix et la quantité d’armes livrées l’Ukraine. Maintenant, ils estiment probablement que leurs objectifs ont été atteints, et qu’on peut arrêter les frais. Leur priorité aujourd’hui, c’est de maintenir la Russie dans le « camp occidental » – ou du moins de la dissuader de rejoindre le « camp oriental » avec armes et bagages. Cela passe par une solution raisonnable – du point de vue russe – en Ukraine, et probablement par l’acceptation d’une « zone d’influence » russe en Afrique et par une certaine bienveillance américaine envers certains alliés de la Russie, comme l’Iran. Poutine à mon sens l’a bien compris, et joue avec maestria les cartes qu’il a en main.
A l’inverse, l’Europe n’en a aucune de sérieuse. Elle est devenue un ensemble d’Etats émasculés, menés par une Commission de médiocres qui ne se passionne que pour le sacro-saint « marché intérieur », entourée d’une bureaucratie sans âme qui conçoit son rôle comme celui d’un garde chiourme faisant marcher les états membres au pas. Il n’y a dans cet appareil aucune pensée politique, aucune vision, aucun projet. En trois ans de guerre, l’Union européenne n’a pas su produire une seule proposition réaliste de règlement du conflit. Et il faut que ce soit Trump qui rappelle l’urgence de finir avec un conflit qui fait couler le sang chaque jour depuis trois ans à des européens qui ne semblent pas s’en être aperçus, et qui ne pensent qu’à se battre jusqu’au dernier ukrainien.
Vue des américains, l’Union européenne n’est certainement pas un partenaire avec lequel on discutera les grandes affaires du monde. Tout au plus, une vache à lait qu’on peut traire pour acheter des armes américaines ou taxer à loisir. Que peut offrir l’Union européenne pour infléchir la position de Trump ? De quoi peut-elle menacer les Américains, elle qui se laisse imposer des droits de douane de 15% sur ses exportations sans même ruer dans les brancards ? En quoi les Américains ont-ils aujourd’hui besoin de la bienveillance de l’Europe, sachant que de toute façon la quasi-totalité des Etats européens n’osera jamais aller contre la volonté américaine ?
L’exemple russe devrait nous ouvrir les yeux sur cette idiotie qu’on répète régulièrement depuis que la construction européenne a commencé : « ensemble on est plus forts ». Cette affirmation est vraie lorsqu’être ensemble permet d’additionner les moyens au service d’une volonté portant un projet commun. A l’inverse, « ensemble on est plus faibles » lorsque cette volonté n’existe pas, pire, lorsque « l’ensemble » est là pour empêcher qu’une telle volonté puisse apparaître. Avec un PIB modeste, et une population qui ne dépasse la somme de celles de la France et l’Allemagne, la Russie garde son rang parmi les grands de ce monde. Et la France pourrait faire de même si elle n’avait pas les mains liées par des institutions qui obligent à chaque fois à trouver le minimum commun dénominateur entre des lobbies de tout poil, et par une idéologie qui nous invite à refuser la grandeur comme une tentation dangereuse, à consommer dans notre coin et laisser les grandes affaires du monde à d’autres.
Descartes