Du retour du “sang français”

« Je n’ai pas une goutte de sang français, mais la France coule dans mes veines. »
Romain Gary

Ecouter la matinale de France Inter, c’est l’assurance de pouvoir entendre en direct les fantasmes de la bienpensance française. L’écouter au premier degré, c’est la garantie pour tout progressiste digne de ce nom de commencer sa journée dans l’énervement. Mais lorsqu’on l’apprécie au deuxième degré, on peut en tirer des réflexions fort intéressantes sur l’état de « la volaille qui fait l’opinion », pour utiliser la formule tirée d’une chanson célèbre. C’est souvent sur les sujets les moins controversés qu’on glane les meilleures pépites. C’est que, lorsqu’on parle de sujets conflictuels, les intervenants surveillent leurs paroles comme le lait sur le feu. Par contre, lorsque le sujet est consensuel, on se laisse souvent aller à la facilité.

Avant hier matin, c’était un festival. C’est que, voyez-vous, on était sur le sujet le plus consensuel qu’on puisse imaginer : l’hommage rendu à l’une des icônes les plus vénérées, de la bienpensance, j’ai nommé, Robert Badinter. Un homme qui a su – une performance digne d’être soulignée – ne pas s’écarter une seule fois de ce qu’il faut penser pour « bien » penser. Pas une seule fois dans sa vie il ne s’est trouvé du côté des mauvais, pas une seule pensée impure à lui reprocher. Bon, d’accord, il a été l’homme des basses œuvres mitterrandiennes, celui qui a protégé Bousquet et fait tout le nécessaire pour reporter son procès, mais pour la bienpensance, c’est là un péché véniel.

Pour ce festival hagiographique étaient, la radio nationale avait invité un parterre de choix : Eric Dupont-Moretti et Christiane Taubira, tous deux avocats et anciens gardes des Sceaux, et Aurélien Veil, avocat et petit fils de Simone du même nom et auteur de la postface d’un recueil de textes du grand disparu. Que du beau monde.

La présentation de l’œuvre du cher disparu était, en elle-même, un exercice de falsification de l’histoire. Pour ne donner qu’un exemple, on peut citer la petite chanson qui fait de Robert Badinter l’auteur de l’abolition en 1981 du « délit d’homosexualité ». Ceux qui soutiennent cela font référence à la loi dite « Forni » du 4 août 1982. A ce propos, deux remarques. La première, c’est que la loi porte le nom de Raymond Forni, député socialiste qui avait déposé la proposition de loi et l’a défendue au Parlement. Même si Badinter l’a soutenue – comme beaucoup d’autres personnalités de l’époque – il serait injuste pour son véritable auteur que lui en attribuer la paternité. La seconde objection, plus grave en termes de falsification de l’histoire, est que le « délit d’homosexualité » n’existe plus dans notre droit depuis… 1792. Avant cette date, la « sodomie » était un crime puni de mort. La dernière exécution pour ce motif, celle de Bruno Lenoir et Jean Diot, date de 1750. Ce délit est aboli en 1792, et le code Napoléon, pourtant jugé par beaucoup conservateur en matière de mœurs, ne le rétablira pas. Aucun texte normatif ne fera mention des rapports homosexuels jusqu’à l’introduction par le régime de Vichy du deuxième alinéa de l’article 332 du code pénal en 1942. Ce texte introduit une distinction dans l’âge de la majorité sexuelle : 15 ans pour les rapportes hétérosexuels, 21 ans (l’âge de la majorité civile) pour les rapports homosexuels. La contrainte avait déjà été adoucie par l’abaissement de la majorité civile à 18 ans en 1974. C’était là une discrimination réelle envers les homosexuels, mais certainement pas d’un « délit d’homosexualité ». Or, c’est cet alinéa que la loi Forni viendra effacer.

Mais s’il n’y avait que ça… car il y eut bien pire. En pensant magnifier la figure de Badinter, Dupont-Moretti a manifesté son appréciation pour cet hommage à un homme qui « n’a pas une seule goutte de sang français qui coule dans ses veines » (sic, sic et resic) (1). Intéressant, n’est-ce pas ? Ainsi, pour notre ancien garde des Sceaux, non seulement il existe un « sang français », mais on peut être né en France de parents français (2), y vivre toute sa vie, être citoyen français, servir avec grande distinction la République, sans « qu’une seule goutte de sang français coule dans ses veines ». Dont acte. On aurait envie de demander à Eric Dupont-Moretti ce qu’il faut aujourd’hui pour pouvoir prétendre avoir quelques « gouttes de sang français dans ses veines ». Faut-il deux générations de parents français ? Trois ? Quatre ? Pouvoir retracer ses ancêtres jusqu’à l’époque de Louis XIV ? de Saint-Louis ? De Philippe Auguste ? De Clovis ? Et puis, posons la question qui fâche : peut-on être « français de sang » si l’on n’est pas catholique, par exemple ? Si l’on n’a pas trois quartiers de noblesse ?

Ceux qui croiraient encore que cette bienpensance est du côté des valeurs de la République ne pourront que s’étonner d’entendre cette terminologie. Parce que cette distinction entre ceux qui auraient du « sang français » et ceux qui n’en auraient pas n’appartient certainement pas à la France « universaliste, humaniste » dont se réclame par ailleurs Dupont-Moretti. Non, elle appartient à l’univers mental de la droite la plus réactionnaire, aux nostalgiques de Vichy, aux partisans d’une vision racialisée de la nation. Il est fascinant de constater qu’à l’heure où le Rassemblement National abandonne toute référence au « sang français », c’est chez les bienpensants vaguement à gauche qu’on trouve ce langage.

Inutile de dire que la remarque de Dupont-Moretti n’a suscité la moindre réaction chez les autres invités, pas plus que chez les journalistes, pourtant si prompts les uns comme les autres à traquer la moindre allusion de ce genre chez les « affreux ». On n’ose imaginer quelle aurait été la réaction de ce cénacle si l’expression était sortie de la bouche de Marine Le Pen ou de Nicolas Sarkozy. Mais venant de Dupont-Moretti ou de Taubira, ça passe. Dès lors que vos intentions sont pures – et reconnues comme telles – tout vous est permis.

Le paradoxe est que si Robert Badinter, cet enfant de la « rue juive », a pu devenir un grand avocat, ministre puis président de la plus haute instance judiciaire du pays, c’est parce qu’il a eu la chance de vivre dans un pays où les distinctions fondées sur le « sang » étaient caduques. On aurait pu faire de Badinter le symbole de la puissance assimilatrice de la France. Seulement voilà, c’eut été impolitique par les temps qui courent, parce que la bienpensance ne veut surtout pas qu’on lui rappelle ce fait. Au contraire : on l’a vu lors du décès de Charles Aznavour, et encore plus lorsque Michel Manouchian – et non pas Missak, du moins si l’on respecte le choix de l’intéressé, qui signe de ce prénom ses lettres, y compris la dernière – est rentré au Panthéon. A chaque fois, ces gens « venus d’ailleurs » et pourtant assimilés ont été renvoyés, contre leur volonté, à leur étrangeté. Aznavour aurait-il été moins grand, Manouchian moins héroïque si du « sang français avait coulé dans leurs veines » ? Les bienpensants, en tout cas, semblent le croire.

On retrouve ici une illustration parfaite du mécanisme décrit par Paul Yonnet – et je remercie encore le lecteur de ce blog qui m’a permis de découvrir cet auteur. Au prétexte d’engagement dans le combat antiraciste, la bienpensance – celle de gauche, mais pas seulement – a remis au goût du jour le racisme le plus rance par un jeu de miroirs inversés. Les pétainistes flétrissaient celui qui « n’avait pas une goutte de sang français » et portaient au pinacle celui qui l’avait. Les bienpensants font exactement l’inverse. Mais l’inversion des catégories ne change pas la nature de la pensée. Et cette pensée reste une pensée fixiste. Dès lors que vous divisez la société en catégories en fonction du « sang », vous excluez toute mobilité puisque le « sang » ne se change pas. C’est pourquoi l’universalisme républicain dont se réclame – à tort – Dupont-Moretti exclut l’idée même de « sang français », puisque la nationalité résulte d’un contrat de solidarité inconditionnelle, et non d’une essence inaltérable.

Ce que je trouve le plus décourageant dans cette célébration posthume de Robert Badinter et à travers lui de l’abolition de la peine de mort, c’est que personne ne s’interroge sur le contexte qui l’a rendue possible. Car il ne faut pas se tromper : l’abolition de la peine de mort s’inscrit dans un mouvement général qui dépasse de très loin les frontières françaises. Le capitalisme mondialisé naissant a besoin d’individus tout-puissants, débarrassés des contraintes historiques et institutionnelles qui sont un frein à la consommation de masse. Et c’est pourquoi, à partir de la fin des années 1960, on assiste à un mouvement général de remise en cause non seulement des institutions répressives, mais de la répression comme concept. Réprimer – c’est-à-dire, imposer à un individu une règle extérieure à lui – devient un « mal ». C’est brider la « créativité », restreindre la « liberté », limiter la « spontanéité ». Rien ne doit limiter à la toute-puissance de l’individu. C’est cette logique qui a fabrique la génération du « tout, tout de suite », incapable de gérer la frustration, capable de poignarder l’enseignant, le médecin, le commerçant, bref, tout ceux qui lui refusent la satisfaction immédiate.

C’est dans la politique pénale que cette dérive fut la plus éclatante. Il faut d’ailleurs relire les publications de la gauche radicale pour voir ce que fut la réhabilitation de l’image du « taulard » dans les années 1970. Derrière cette évolution se trouve l’idée que la délinquance est un fait social, qui n’engage pas la responsabilité de l’individu. De bourreau, le délinquant devient une victime de la société. D’une société dont on remet en cause la légitimité à imposer des règles, et à punir ceux qui ne les respectent pas. Ce n’est pas un hasard si le slogan « il est interdit d’interdire » est brandi par la jeune génération de l’époque. Il n’est pas non plus étonnant que l’avocat pénaliste – c’est-à-dire, celui qui défend l’individu contre la société – devienne un héros. Badinter ou Halimi sont d’excellents exemples. Une héroïsation dont les magistrats seront jaloux, au point de renier progressivement leur rôle de défenseurs de la loi pour se reconvertir en gardiens des « valeurs »…

Le débat récurrent sur l’état de nos prisons illustre parfaitement cette question. On peut trouver regrettable que les détenus doivent dormir dans des matelas par terre faute de places en cellule, que les bâtiments soient délabrés, que les rongeurs et les cafards pullulent. Mais une fois cette constatation faite, il faut rappeler une réalité : Les gens qui se trouvent en prison ne sont pas des victimes du hasard, ils ne sont pas les jouets d’un destin funeste. S’ils se trouvent en prison, c’est qu’ils ont fait quelque chose pour s’y retrouver. Il faut aussi rappeler que des gens qui se lèvent tous les matins pour aller travailler, qui ont toute leur vie respecté la loi, la vie et l’intégrité de leurs voisins et s’abstiennent de leur vendre des produits interdits, sont eux aussi forcés de dormir sur un matelas par terre, dans des bâtiments délabrés et où rongeurs et cafards sont monnaie courante. Alors, à l’heure de remplacer le matelas par un vrai lit, de réparer l’immeuble, de chasser les cafards, de qui faut-il s’occuper en priorité ? Du détenu qui se trouve enfermé pour avoir arrosé à la Kalachnikov un point de deal, ou du travailleur respectueux de la loi ? On attribue à Badinter d’ailleurs la règle qui veut qu’une société ne puisse accepter que le mieux traité des prisonniers vive mieux que le moins bien traité des hommes libres. Ce n’est pas faux.  J’ai entendu mille fois la formule selon laquelle « le niveau d’une civilisation se juge à l’état de ses prisons ». J’ai à chaque fois envie de répondre que je préfère le juger à l’état de ses HLM.

Mais alors, pourquoi tolère-t-on moins les prisons délabrées que les HLM délabrés ? Pourquoi la piété publique va au « taulard » et pas au travailleur pauvre ?

L’abolition progressive de la peine de mort s’inscrit dans ce mouvement anti-répression. Au cours du dernier quart du XXème siècle beaucoup d’Etats abolissent la peine de mort, et chez ceux qui la conservent les exécutions capitales se font de plus en plus rares. Mais loin de voir là une « humanisation » des sociétés, il faut voir un signe d’insécurité. Il faut qu’une société soit très sûre d’elle-même, de ses valeurs, de ses institutions, de son consensus social pour se permettre d’imposer des châtiments allant jusqu’à ôter la vie à celui qui ne respecte ses règles. Ce n’est d’ailleurs pas étonnant si les états qui aujourd’hui conservent la peine de mort sont des états où une idéologie forte – qu’elle soit religieuse comme en Iran ou laïque comme en Chine – s’impose à tous comme une évidence. Dans ce qu’on appelle aujourd’hui les « démocraties libérales », on n’est plus très sûr de rien. Ce qui est en théorie interdit est en pratique toléré, ce qui est poursuivi aujourd’hui sera autorisé demain. Alors, comment pourrait-on se sentir légitime à punir, et encore moins à punir sévèrement ?

Badinter rentre au Panthéon au moment même où la société commence à revenir de la vision de la société que Badinter a porté dans son action politique. Ce n’est pas là le moindre des paradoxes…

Descartes

(1) A la demande du journaliste d’exprimer leur sentiment sur l’entrée de Badinter au Panthéon, voici ce que répond Eric Dupont-Moretti : « C’est un grand jour pour notre pays. Pour la République. C’est la France universaliste, humaniste. C’est devenu presque un gros mot, l’humanisme, aujourd’hui. C’est un homme qui n’a pas une seule goutte de sang français qui coule dans ses veines, et qui devient ministre, président du conseil constitutionnel. » Suit une longue énumération des actions réelles ou supposées du défunt.

(2) Les parents de Robert Badinter sont tous deux juifs nés en Bessarabie, à l’époque province de l’empire Russe, arrivés en France a la fin des années 1910. Son père fait des études supérieures en France, sanctionnés par un diplôme d’ingénieur commercial en 1922 et s’établit comme commerçant. Il est déjà naturalisé français lorsque nait Robert Badinter, le 30 mars 1928.

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8 réponses à Du retour du “sang français”

  1. Marc DROUET dit :

    Ce qui est  hallucinant dans le débat sur les retraites c’est le peu de références qui sont faites aux pays qui nous entourent. Tous, sans la moindre exception ont des durées de travail supérieures à 62, 63, voire 64 ans. Personnellement j’ai travaillé jusqu’à 70 ans. J’ai aujourd’hui 75 ans et je me porte plutôt bien. Le travail, sauf dans quelques professions, ne tue pas son homme. J’étais dans  un domaine où les levers nocturnes étaient fréquents. Le travail nocturne également. On n’en meurt pas. Il suffit d’une hygiène de vie que tout un chacun peut s’appliquer. Du sport, du sommeil pour bien récupérer. Ne pas vivre de manière monacale. Voilà tout. Mais surtout prenons modèle sur nos voisins proches. 

    • Descartes dit :

      @ Marc Drouet

      [Ce qui est hallucinant dans le débat sur les retraites c’est le peu de références qui sont faites aux pays qui nous entourent. Tous, sans la moindre exception ont des durées de travail supérieures à 62, 63, voire 64 ans.]

      « Mangez de la merde, 400 milliards de mouches ne peuvent toutes se tromper ». Je ne vois pas très bien ce que les références en question nous apporteraient. Nous avons notre histoire, qui est différente à celle de nos voisins. Dans la mise en place de notre protection sociale, nous avons fait des choix différents, et ça nous a plutôt réussi. Alors, pourquoi cette volonté obsessionnelle de faire comme les autres ?

      [Personnellement j’ai travaillé jusqu’à 70 ans. J’ai aujourd’hui 75 ans et je me porte plutôt bien.]

      Laissez-moi deviner : vous étiez travailleur à la chaîne dans une usine automobile… Non. Alors peut-être que vous chargiez des sacs dans les ports ? Non plus. Vous faisiez les chantiers de travaux publics en toute saison ? Pas davantage… Vous vous voyez faire ces métiers là jusqu’à 70 ans ?

      [Le travail, sauf dans quelques professions, ne tue pas son homme.]

      Je ne sais pas si elles le « tuent », mais dans beaucoup de professions à 60 ans les gens sont usés, mutilés. Qu’est ce qu’on fait avec ces gens-là ? Il faut regarder les choses en face : même si l’âge LEGAL était en France de 62 ans, dans les FAITS on part en moyenne à 64 ans, ce qui nous rapproche de nos voisins. Tout simplement parce que la retraite implique une perte importante de revenu (le taux de couverture moyen est autour de 45%), et cela sans compter sur le fait qu’à 62 seuls ceux qui ont commencé à travailler très tôt ont leurs trimestres. Beaucoup de nos concitoyens ne peuvent pas se permettre une telle baisse sans renoncer à un niveau de vie décent, et continuent à travailler donc aussi longtemps que leur santé leur permet.

      Les réformes qui touchent l’âge minimal de départ sont foncièrement injustes parce qu’elles touchent d’abord ceux qui ont commencé à travailler plus tôt, et donc les métiers les moins qualifiés, les plus durs, les moins bien payés. Pour les cadres supérieures, qui de toute manière n’avaient pas leurs trimestres à 62 ans et qui de toute manière restent au travail souvent jusqu’à la limite d’âge, ça ne change rien. Mais pour l’ouvrier qui a tous ses trimestres à 62 ans et le corps usé, ca fait une grosse différence.

      [J’étais dans un domaine où les levers nocturnes étaient fréquents. Le travail nocturne également.]

      Moi aussi. Mais on ne me demandait pas de porter des poids importants ou de faire des gestes répétitifs pendant des heures. Et vous ?

      [Mais surtout prenons modèle sur nos voisins proches.]

      Pourquoi ? Pourquoi faudrait-il « surtout » modèle sur nos voisins proches ? Pourquoi ne devraient-ils plutôt prendre modèle sur nous ?

  2. Carloman dit :

    Bonjour Descartes,
     
    [En pensant magnifier la figure de Badinter, Dupont-Moretti a manifesté son appréciation pour cet hommage à un homme qui « n’a pas une seule goutte de sang français qui coule dans ses veines »]
    Ne me dites pas que ça vous étonne… Il faudrait que je vérifie, mais je crois me souvenir que Dupont-Moretti a été très marqué par la mort – apparemment criminelle – de son grand-père d’origine italienne (le Moretti de son nom, je suppose), et il avait déclaré, me semble-t-il, qu’il estimait que l’enquête n’avait pas été menée comme il se doit, parce que, justement, le grand-père en question était immigré et que donc, en France, “on” (la police? la justice?) s’en foutait. Pour Dupont-Moretti, la question d’avoir du “sang français” ou de ne point en avoir est consubstantielle à sa conception de la société. Et à l’heure de choisir, on voit bien qu’Eric se réclame aisément de Moretti. Quant à Dupont (un nom très français)…
     
    [Intéressant, n’est-ce pas ? Ainsi, pour notre ancien garde des Sceaux, non seulement il existe un « sang français »]
    Eh bien je pense qu’il n’y a pas que notre ancien garde des Sceaux qui pense cela. Je me souviens d’un entretien donné par Cécilia Attias, qui s’appelait encore Sarkozy, dans lequel elle se vantait ouvertement de n’avoir “pas une goutte de sang français”, et c’était à la veille de l’élection de son cher et tendre à l’Elysée… Et là, on n’est pas vraiment chez les progressistes. Il y a une idée assez répandue chez les élites, de gauche comme de droite, que l’absence – ou la quantité la plus minime possible – de “sang français” est une marque de distinction, quelque chose qui permet de se distinguer du troupeau des “Français de souche”, alcooliques et bornés. Croyez-vous qu’on nous emmerdrait avec les Manouchian, Baker ou Badinter s’ils/elles étaient né(e)s en France, issu(e)s de vieilles lignées françaises et catholiques? Evidemment que non. Il faut être fils d’étranger pour avoir droit à la reconnaissance de la “République humaniste et universaliste”.
     
    [Faut-il deux générations de parents français ? Trois ? Quatre ? Pouvoir retracer ses ancêtres jusqu’à l’époque de Louis XIV ? de Saint-Louis ? De Philippe Auguste ? De Clovis ?]
    Question intéressante. Si on se réfère aux critères de sélection de la SS mis en place par Heinrich Himmler, le candidat devait justifier sa filiation “aryenne” jusqu’au XVIIIème siècle si je me souviens bien. Il serait intéressant de demander à M. Dupont-Moretti ce qu’il pense de cela…
     
    [Il est fascinant de constater qu’à l’heure où le Rassemblement National abandonne toute référence au « sang français »]
    Abandonne, abandonne… Disons “met en sourdine”, du moins dans le discours des chefs. 
     
    [Non, elle appartient à l’univers mental de la droite la plus réactionnaire, aux nostalgiques de Vichy, aux partisans d’une vision racialisée de la nation.]
    Eh bien j’en suis, je le dis franchement. Sans être nostalgique de Vichy, je précise. Oui, je pense que, dans toute identité nationale, il y a une dimension ethnique, qu’on le veuille ou non. Et c’est vrai en France comme ailleurs. Les “Républicains universalistes”, pendant des années, ont voulu nous faire croire le contraire. Mais chasser le démon des origines, et il revient au galop. Tout simplement parce qu’anthropologiquement, l’être humain a besoin de s’inscrire dans une lignée, dans une communauté… Et les filiations “fictives” ne suffisent pas à tout le monde. Eh oui, la race, la religion, le “sang”, tout cela est constitutif de l’être humain, individuellement et collectivement. Tout résumer à cela, c’est dommage, et il faut être capable, dans certaines circonstances, de faire primer le mérite sur le sang. Mais faire comme si ça n’existait pas, c’est méconnaître la psychè humaine.
    Ce qui est très drôle, c’est que c’est la “gauche” qui nous le rappelle aujourd’hui, une gauche pour laquelle les seuls vrais Français doivent être exclusivement des “Français de coeur” et non des “Français de sang”. Si seulement Guy Môquet avait été juif ou arménien… Personne n’aurait osé refuser de faire lire sa lettre en classe.
     
    [On n’ose imaginer quelle aurait été la réaction de ce cénacle si l’expression était sortie de la bouche de Marine Le Pen ou de Nicolas Sarkozy.]
    Personne n’avait fait grief à Cécilia Sarkozy lorsqu’elle avait vanté ses origines non-françaises… A part la “droite réactionnaire, nostalgique de Vichy”, bien sûr.
     
    [C’est pourquoi l’universalisme républicain dont se réclame – à tort – Dupont-Moretti exclut l’idée même de « sang français », puisque la nationalité résulte d’un contrat de solidarité inconditionnelle, et non d’une essence inaltérable.]
    Je me trompe peut-être, mais l’ “universalisme républicain” est peut-être en train de payer le désenchantement provoqué par l’approfondissement du capitalisme. Après tout, même s’ils poursuivaient des objectifs différents, les deux prétendaient émanciper l’individu de ses origines, de ses appartenances culturelles et religieuses, dans l’intérêt de l’individu pour le premier, dans l’intérêt du Marché pour le second. Le problème est que l’être humain n’a pas l’air si heureux que cela de se retrouver “îlot isolé” au milieu du néant. Par conséquent, le réenracinement, si j’ose dire, est à l’ordre du jour. Avec le risque de dérive raciste et xénophobe.
     
    Un monde fixiste, c’est un monde moins dynamique, avec moins d’opportunités… mais c’est un monde plus stable. Le problème de l’ “universalisme républicain” comme du capitalisme est qu’ils sont fondamentalement révolutionnaires: ils créent de l’instabilité, ils rebattent les cartes en permanence, ils créent de l’imprévisibilité. Alors, c’est vrai, je vous l’accorde, il y a des aspects positifs: de la créativité, de l’inventivité, de l’innovation, du progrès technique, des opportunités pour les plus débrouillards – certains diront les plus méritants. Mais il y a des aspects éminemment négatifs: l’angoisse, l’insécurité, le changement permanent, le fait que plus personne – à part les très riches – ne peut vraiment compter sur l’héritage, les solidarités, les réseaux établis par les générations précédentes. Alors, on pourra me traiter de tous les noms, mais je le dis: je suis las de l’instabilité et du changement permanent, j’aspire – et je pense ne pas être le seul – à une forme de conservatisme qui réinstaure une forme de permanence. Et si pour cela, il faut liquider l’ “universalisme républicain”, il faut en finir avec l’idée selon laquelle l’origine n’a aucune importance, eh bien désolé pour ceux qui en ont profité, mais tant pis.

    • Descartes dit :

      @ Carloman

      [« Intéressant, n’est-ce pas ? Ainsi, pour notre ancien garde des Sceaux, non seulement il existe un « sang français » » Eh bien je pense qu’il n’y a pas que notre ancien garde des Sceaux qui pense cela. Je me souviens d’un entretien donné par Cécilia Attias, qui s’appelait encore Sarkozy, dans lequel elle se vantait ouvertement de n’avoir “pas une goutte de sang français”, et c’était à la veille de l’élection de son cher et tendre à l’Elysée…]

      Sauf que Cecilia Attias n’a pas été ministre de la justice…

      [Et là, on n’est pas vraiment chez les progressistes. Il y a une idée assez répandue chez les élites, de gauche comme de droite, que l’absence – ou la quantité la plus minime possible – de “sang français” est une marque de distinction, quelque chose qui permet de se distinguer du troupeau des “Français de souche”, alcooliques et bornés. Croyez-vous qu’on nous emmerderait avec les Manouchian, Baker ou Badinter s’ils/elles étaient né(e)s en France, issu(e)s de vieilles lignées françaises et catholiques? Evidemment que non. Il faut être fils d’étranger pour avoir droit à la reconnaissance de la “République humaniste et universaliste”.]

      J’ose espérer que vous utilises la formule « République humaniste et universaliste » avec ironie. Parce que cette République dont je me revendique par ailleurs refuse au contraire l’idée qu’on pourrait séparer les citoyens entre ceux qui ont tel ou tel « sang » et ceux qui en manquent. Noter que Manouchian était étranger, c’est en fait rendre hommage à cette France capable d’assimiler des étrangers au point de leur donner envie de mourir pour elle, et accessoirement de signer « Michel » plutôt que « Missak ». Ce qui me gêne, ce n’est pas qu’on signale qu’ils ont été étrangers, c’est qu’on se refuse à dire qu’ils étaient assimilés.

      [« Il est fascinant de constater qu’à l’heure où le Rassemblement National abandonne toute référence au « sang français » » Abandonne, abandonne… Disons “met en sourdine”, du moins dans le discours des chefs.]

      Il fait plus que « mettre en sourdine ». Je ne me souviens pas d’une expression officielle du RN de ces dix ou vingt dernières années où l’on ait fait une distinction entre les Français en fonction du « sang coulant dans leurs veines ». S’ils le pensent encore, ils font très attention de ne pas le dire.

      [« Non, elle appartient à l’univers mental de la droite la plus réactionnaire, aux nostalgiques de Vichy, aux partisans d’une vision racialisée de la nation. » Eh bien j’en suis, je le dis franchement. Sans être nostalgique de Vichy, je précise. Oui, je pense que, dans toute identité nationale, il y a une dimension ethnique, qu’on le veuille ou non. Et c’est vrai en France comme ailleurs.]

      Je connais votre position sur cette question, et nous avons plusieurs fois échangé sur la question. Mais pas une seule fois dans nos échanges n’est venue dans votre vocabulaire la question du « sang français ». De ce que j’ai compris, votre position est bien plus nuancée. Si vous voyez une « dimension ethnique » dans la nation, vous n’allez pas jusqu’à penser que la nationalité devrait être jugée à cette aune.

      [Les “Républicains universalistes”, pendant des années, ont voulu nous faire croire le contraire. Mais chasser le démon des origines, et il revient au galop. Tout simplement parce qu’anthropologiquement, l’être humain a besoin de s’inscrire dans une lignée, dans une communauté… Et les filiations “fictives” ne suffisent pas à tout le monde.]

      Mais nos filiations sont nécessairement « fictives ». Les islandais peuvent peut-être se réclamer d’une lignée commune. Mais la France est un pays trop grand et trop divers pour imaginer que TOUS ses citoyens – ou même ceux qui peuvent se réclamer de cinq ou six générations de parents installés sur le territoire – aient des ancêtres communs qui les inscrirait REELLEMENT dans une lignée. Sans compter ceux qui, comme les savoyards ou les niçois, ont été incorporés collectivement à la nation française alors qu’ils n’y appartenaient pas auparavant.

      Le fait est qu’il n’existe pas de « sang français ». Les Français, même ceux qu’on dit « de souche », ne partagent pas un même sang. La filiation que partage le Français d’une vallée basque et celui d’une commune alsacienne, c’est forcément une filiation symbolique.

      [Eh oui, la race, la religion, le “sang”, tout cela est constitutif de l’être humain, individuellement et collectivement. Tout résumer à cela, c’est dommage, et il faut être capable, dans certaines circonstances, de faire primer le mérite sur le sang. Mais faire comme si ça n’existait pas, c’est méconnaître la psychè humaine.]

      Tout à fait. C’est pourquoi vous ne trouverez pas chez moi le moindre mépris pour ces éléments. Mais ce ne sont pas eux qui peuvent construire une nation. Dans un pays comme la France, la « race » ou le « sang » ne sont partagés que par de toutes petites communautés. Pour fondre ces communautés en une nation, il vous faut lui superposer une filiation symbolique. C’est ce que dit Gary : « c’est la France qui coule dans mes veines ».

      [Ce qui est très drôle, c’est que c’est la “gauche” qui nous le rappelle aujourd’hui, une gauche pour laquelle les seuls vrais Français doivent être exclusivement des “Français de coeur” et non des “Français de sang”. Si seulement Guy Môquet avait été juif ou arménien… Personne n’aurait osé refuser de faire lire sa lettre en classe.]

      Non, justement. On leur refuse le statut de « français de cœur », puisqu’on refuse de les reconnaître comme assimilés. On les renvoie au contraire a leur étrangéité. Ils ne sont pas des « français de cœur », mais de « non-français de cœur ».

      [Je me trompe peut-être, mais l’ “universalisme républicain” est peut-être en train de payer le désenchantement provoqué par l’approfondissement du capitalisme. Après tout, même s’ils poursuivaient des objectifs différents, les deux prétendaient émanciper l’individu de ses origines, de ses appartenances culturelles et religieuses, dans l’intérêt de l’individu pour le premier, dans l’intérêt du Marché pour le second.]

      Pas tout à fait. L’Universalisme républicain refusait le déterminisme héréditaire, mais prétendait fondre l’individu dans une collectivité, la nation. L’universalisme républicain n’affranchit pas l’individu de ses devoirs envers la collectivité, au contraire. Il est astreint au devoir de solidarité inconditionnelle avec ses concitoyens. Le capitalisme, à l’inverse, cherche à affranchir l’individu de toute contrainte.

      [Un monde fixiste, c’est un monde moins dynamique, avec moins d’opportunités… mais c’est un monde plus stable. Le problème de l’ “universalisme républicain” comme du capitalisme est qu’ils sont fondamentalement révolutionnaires: ils créent de l’instabilité, ils rebattent les cartes en permanence, ils créent de l’imprévisibilité.]

      Comme tout changement profond. Mais l’universalisme républicain apporte un remède à cette imprévisibilité, et c’est la garantie qu’apporte la solidarité inconditionnelle que chaque citoyen doit au collectif. Le capitalisme, lui, n’apporte aucune réponse.

      [Alors, on pourra me traiter de tous les noms, mais je le dis: je suis las de l’instabilité et du changement permanent, j’aspire – et je pense ne pas être le seul – à une forme de conservatisme qui réinstaure une forme de permanence. Et si pour cela, il faut liquider l’ “universalisme républicain”, il faut en finir avec l’idée selon laquelle l’origine n’a aucune importance, eh bien désolé pour ceux qui en ont profité, mais tant pis.]

      Je pense que vous vous trompez d’ennemi. L’universalisme républicain n’est pas l’ennemi de la permanence et d’une certaine stabilité. Les républicains ont au contraire toujours cherché à remplacer les institutions qu’ils mettaient à terre par des institutions nouvelles tout aussi stables et “permanentes” que les anciennes. La République n’a pas supprimé le mariage, il l’a “républicanisé” en reprenant beaucoup d’éléments qui viennent de la tradition catholique. Le capitalisme, lui, est dans une logique différente: il faut effacer tout ce qui s’oppose au marché.

  3. Axelzzz dit :

    Toujours agréable de savoir Romain Gary encore présent parmi nous à travers l’évocations de ses écrits et ses saillies savoureuses. 
    Pour ce qui est du retournement mimétique de la logique raciste dans une défense de l’étranger – une forme d’exotisme, pendant de la xénophobie – je trouve aussi le sujet tout à fait fascinant tant il caractérise l’intégralité des discours de gauche aujourd’hui et de la droite extrême aujourd’hui (la droite classique n’ayant pas vraiment de narratif).
    R Girard remarquait, il y a longtemps déjà, la schéma mimétique des récits, allant jusqu’à inscrire cela dans la structure même de notre désir. Le fait que le discours politique du jour soit quasi exclusivement imprégné de cet esprit de revanche révèle avant toute chose la disparition de l’esprit et de la pensée. Si je suis Girard dans son analyse du héro des carnets du sous sol Dostoievskien, qui est selon lui la description de l’état ultime de la névrose mimétique – le personnage devient la représentation chimiquement pure de la nullité réduite à son seul orgueil. 
    C’est bien d’absence d’idée qu’il est question je crois dans la période politique que nous traversons; comme si nous étions pris dans une spirale infernale de snobisme collectif. Les ambitions à gauche comme à droite sont toutes marquées par le ridicule de leur sur dimensionnement et leur ignorance de qui nous sommes – Zucman va faire rendre gorge à E Musk grâce à sa taxe, le RN va restaurer la puissance de l’empire français dans le monde, EELV sauver la planète avec trois éoliennes.
    Taubira et Dupont Moretti sont deux caricatures de cette époque du rien: des comédiens qui n’ont jamais proposé autre chose qu’une interprétation plus ou moins habile d’une pensée déjà morte. 
    Pourtant qui peut sérieusement penser que la surenchère dans la comédie que l’on doit à l’extrême droite qu’elle soit Zemmourienne ou Bardellienne nous proposerait une voie de sortie du néant vers le peu d’esprit qui nous resterait. Les chats de MLP, les hologrammes de JLM tout autant que la parodie de souffle épique des incantations Zemmouriennes participent de notre maladie: nous nous donnons le spectacle d’une politique à couteaux tirés, invoquons de grands principes et dénonçons l’insoutenable mesquinerie de ceux qui n’ont pas nos faveurs. Notre secret espoir de citoyens passifs est que ce spectacle suffise à être cathartiques des conflictualités de l’époques en induisant le moins possible d’actions commune. Car au fond notre propre névrose est terrifiée par l’idée même que nous agissions – ce serait forcément abandonner nos fantasmes.
    Or il n’y a pas d’autre horizon qu’un accord sur une action collective pour répondre aux défis communs. Bref, je suis je l’avoue très loin de partager votre enthousiasme pour le RN – qui ne représente pas moins la névrose du temps que France Inter et ses débats inquisiteurs pavés des bonnes intentions. Je crois néanmoins que votre travail critique inlassable à ceci d’utile qu’il défend une forme de pragmatisme dans les jugements de valeurs: avant toute chose, c’est le résultat qui compte.
    Fallait il alors abolir la peine de mort, ou était-ce un erreur consacrant la primauté des délinquants sur les honnêtes gens ? Dans ce débat tout de même, la réalité et les faits sont intéressants à rappeler: pour le dire vite il est aujourd’hui assez clair que la peine de mort n’a pas d’impact sur la criminalité ou la délinquance. Il s’agit d’une disposition symbolique. Or dans le réel le symbole consiste à tuer des gens pour que le symbole soit préservé. C’est cette équation – très asymétrique convenons en – qui est à l’origine du combat abolitioniste au nom du libéralisme politique des lumière. L’idée fondamentale n’est pas que l’Etat abandonne son trône et laisse aux dealers de quartier le libre usage des kalachnikovs; mais que le monopole de la violence légitime ne nécessite pas son exercice sous cette forme très précise: un jury d’assise qui décide de tuer un homme. Cela ne remet pas en question par exemple la notion d’usage de la force en cas de légitime défense ou encore dans le cadre de règles d’engagement des forces de l’ordre ou des armées. Simplement cet usage de la force est codifié – en cela il est légitime – avec un souci d’efficience. 
    Pour ce qui est de l’homme R. Badinter lui-même je vous avoue avoir du respect pour son parcours, quelles qu’aient été ses origines, la pugnacité et la persévérance pour que ses idées prévalent ne l’auront ni mené à la compromission ni étouffé d’orgueil. Ce combat politique a marqué l’histoire française et s’est inscrite dans un mouvement qui date des lumière et de l’esprit de la révolution. Difficile de ne pas reconnaitre ainsi qu’il ne dépareille pas au Panthéon en disciple de Hugo – quoi qu’on pense de la peine de mort, de l’esprit du temps ou des errements matinaux d’un ancien Garde des Sceaux reconverti en intermittent du spectacle. 
    A vous,
    Axelzzz

    • Descartes dit :

      @ Axelzzz

      [C’est bien d’absence d’idée qu’il est question je crois dans la période politique que nous traversons; comme si nous étions pris dans une spirale infernale de snobisme collectif. Les ambitions à gauche comme à droite sont toutes marquées par le ridicule de leur sur dimensionnement et leur ignorance de qui nous sommes – Zucman va faire rendre gorge à E Musk grâce à sa taxe, le RN va restaurer la puissance de l’empire français dans le monde, EELV sauver la planète avec trois éoliennes.]

      Effectivement. On voit là ce que j’avais appelé dans un autre papier la « provincialisation » de la France. Il n’y a plus de grand débat sur des choix de société, mais on s’écharpe sur la position du curseur. Effectivement, on ne changera pas le monde en passant l’âge de la retraite de 62 à 64 ans ou vice-versa.

      [Or il n’y a pas d’autre horizon qu’un accord sur une action collective pour répondre aux défis communs. Bref, je suis je l’avoue très loin de partager votre enthousiasme pour le RN – qui ne représente pas moins la névrose du temps que France Inter et ses débats inquisiteurs pavés des bonnes intentions.]

      Je ne vois pas très bien où vous voyez chez moi un quelconque « enthousiasme » pour le RN. Le fait est que le RN représente aujourd’hui les classes populaires dans leur rejet de ce théâtre politique. Et qu’à ce titre, il représente une épine dans le pied du système. Après, si mes écrits vous ont donné l’impression que je vois dans l’arrivée du RN au pouvoir la solution au problème, je m’en excuse.

      [Fallait-il alors abolir la peine de mort, ou était-ce une erreur consacrant la primauté des délinquants sur les honnêtes gens ? Dans ce débat tout de même, la réalité et les faits sont intéressants à rappeler : pour le dire vite il est aujourd’hui assez clair que la peine de mort n’a pas d’impact sur la criminalité ou la délinquance.]

      Pardon, mais je ne vois pas comment vous arrivez à cette conclusion. Il est clair que la peine de mort a un effet radical sur la récidive. Cela étant dit, le nombre d’exécutions était beaucoup trop faible pour qu’on puisse mettre en évidence un effet direct. La peine de mort était, dans une large mesure, une peine symbolique. Mais l’effet des symboles est très difficile à évaluer.

      Cela étant dit, je n’ouvre pas de jugement sur le fait de savoir s’il fallait ou non l’abolir. Je me contente de me demander pourquoi, alors que toutes les tentatives de l’abolir avaient échoué jusqu’alors, tout à coup la société l’a accepté – suivant en cela un mouvement mondial – de l’abolir.

      [L’idée fondamentale n’est pas que l’Etat abandonne son trône et laisse aux dealers de quartier le libre usage des kalachnikovs; mais que le monopole de la violence légitime ne nécessite pas son exercice sous cette forme très précise: un jury d’assise qui décide de tuer un homme. Cela ne remet pas en question par exemple la notion d’usage de la force en cas de légitime défense ou encore dans le cadre de règles d’engagement des forces de l’ordre ou des armées. Simplement cet usage de la force est codifié – en cela il est légitime – avec un souci d’efficience.]

      Tout à fait. Seulement, on ne peut que constater qu’il y a eu un mouvement d’ensemble en matière répressive qui aboutit en pratique à ce que l’Etat « abandonne son trône et laisse aux dealers de quartier le libre usage des Kalachnikovs ». Attention, je ne dis pas que l’abolition de la peine de mort per se ait abouti à ce résultat. Ce que je dis, c’est que l’abolition s’inscrit dans un mouvement bien plus vaste qui a abouti à ce résultat.

      [Pour ce qui est de l’homme R. Badinter lui-même je vous avoue avoir du respect pour son parcours, quelles qu’aient été ses origines, la pugnacité et la persévérance pour que ses idées prévalent ne l’auront ni mené à la compromission ni étouffé d’orgueil. Ce combat politique a marqué l’histoire française et s’est inscrite dans un mouvement qui date des lumières et de l’esprit de la révolution.]

      Je nuancerais beaucoup cette image. D’abord, parce que « la pugnacité et la persévérance pour que ses idées prévalent » l’ont bien mené à la « compromission » avec Mitterrand, on l’a vu dans l’affaire Bousquet. Ensuite, parce que « à vaincre sans péril on triomphe sans gloire ». Le combat de Badinter ne l’a à aucun moment amené à prendre des risques, à sacrifier sa position ou sa carrière, au contraire.

      [Difficile de ne pas reconnaitre ainsi qu’il ne dépareille pas au Panthéon en disciple de Hugo]

      Sauf que Hugo, lui, a pris des risques, qu’il ne s’est pas toujours trouvé du côté du manche, au point de devoir partir en exil. Badinter arrive au pouvoir a un moment où ses idées sont consensuelles dans les élites, et acceptées – sinon soutenues – par l’opinion en général.

  4. Goupil dit :

    Pardon mais, si je comprends bien, votre thèse est : “Le mouvement progressif d’abolition de la peine de mort s’inscrit dans l’expansion du capitalisme mondialisé et n’est qu’une forme d’un mouvement plus large d’abolition des institutions répressives et de la répression comme concept” ?
     
    Déjà, vous dites préférer juger une civilisation selon l’état de ses HLM plutôt que selon l’état de ses prisons. D’une part, qu’est-ce qui vous empêche de la juger selon l’état de ses HLM et de ses prisons (d’autant que, vous prenez plus loin les exemples de la Russie, de la Chine ou de l’Iran, quid alors de leurs HLM ?) ? En France, comme vous le rappelez, ce n’est pas parce que les prisons sont dans un état lamentable que cela empêche nombre de HLM d’être aussi dans un état lamentable. D’autant qu’il y a quelque chose de contradictoire dans ce que vous écrivez : que la pitié publique n’aille pas au travailleur pauvre et que les HLM soient donc dans un état lamentable se conçoit, mais si, comme vous l’affirmez, la pitié publique va au “taulard” alors pourquoi les prisons sont elles aussi dans un état lamentable ? La logique voudrait que, dans un société où l’on prend le “taulard” en pitié absolue, les prisons soient des lieux où tout le monde souhaite aller. Pourtant vous admettez le constat selon lequel “les détenus doivent dormir dans des matelas par terre faute de places en cellule, que les bâtiments soient délabrés, que les rongeurs et les cafards pullulent” (et donc que, dans la réalité, on – c’est-à-dire autant les hommes politiques que les bonnes âmes de France Inter – les tolère assez bien)…il y a là quelque chose de contradictoire. A moins bien sûr que la pitié publique en faveur des emprisonnés ne soit qu’un moyen de se donner bonne conscience, mais, dans ce cas-là, cela invalide l’opposition que vous faites entre “taulards” et travailleurs pauvres !
     
    Les gens qui se retrouvent en prison ne sont certes pas les victimes du hasard. S’ils étaient victimes du hasard, on devrait retrouver en prison une proportion similaire de femmes qu’il y a de femmes dans la société, une proportion similaire de cadres supérieurs qu’il y a de cadres supérieurs dans la société, etc etc. Si le risque de se faire emprisonner est dépendant uniquement de la responsabilité individuelle, alors comment expliquez-vous que l’on trouve en prison plus d’hommes, plus d’étrangers, plus de classes populaires qu’il n’y en a dans la société ? Il me semble que l’on peut reconnaître l’utilité sociale de la prison et sa nécessité, sans pour autant tomber dans le mythe de la responsabilité individuelle exclusive…
     
    Enfin, votre volonté de dissocier radicalement l’abolition de la peine de mort de tout humanisme est fort étrange. Je rappelle que l’abolition de la peine de mort a d’abord été théorisée par l’illuministe italien Cesare Beccaria (et que le grand-duché de Florence sera le premier à l’abolir en 1786 – et que d’ailleurs l’Italie unifiée sera aussi le premier pays “contemporain” à l’abolir dès 1886, certes après moult allers-retours, jusqu’à ce qu’elle soit rétablie en 1926 par Mussolini !). Mais vous considérez peut-être que les Lumières et la Toscane n’étaient pas un courant philosophique et un Etat sûrs de leurs valeurs ? Que Victor Hugo, qui affirmait “Avec la solde de vos quatre-vingt bourreaux, vous paierez six-cent maîtres d’école”, était l’expression d’une France qui n’était pas sûre de ses valeurs ? On peut aussi citer les bolcheviks qui abolissent la peine de mort à leur prise de pouvoir. 
     
    Les républicains modérés, les compagnons de Ferry, étaient eux aussi certainement de vils anti-humanistes anti-répressifs (comme Clemenceau d’ailleurs, opposant historique à la peine de mort, et qui fut l’incarnation d’une société permissive et anti-répressive…). C’est Jules Simon qui écrivait “Ouvrez une école, vous fermerez une prison”. C’est le sénateur Bérenger qui est l’auteur de plusieurs lois introduisant le mécanisme de sursis et de la libération conditionnelle, qui a parrainé les associations pour la réinsertion sociale des prisonniers et pour l’amélioration des conditions d’emprisonnement. Il s’agissait certainement là de gens rongés par l’insécurité quant à leurs valeurs !

    • Descartes dit :

      @ Goupil

      [Pardon mais, si je comprends bien, votre thèse est : “Le mouvement progressif d’abolition de la peine de mort s’inscrit dans l’expansion du capitalisme mondialisé et n’est qu’une forme d’un mouvement plus large d’abolition des institutions répressives et de la répression comme concept” ?]

      Tout à fait. Comment expliquez-vous qu’il se soit manifesté à la fin des années 1960 un mouvement mondial de contestation de toutes formes de répression, mouvement qui a accompagné toute la révolution néolibérale ?

      [Déjà, vous dites préférer juger une civilisation selon l’état de ses HLM plutôt que selon l’état de ses prisons. D’une part, qu’est-ce qui vous empêche de la juger selon l’état de ses HLM et de ses prisons (d’autant que, vous prenez plus loin les exemples de la Russie, de la Chine ou de l’Iran, quid alors de leurs HLM ?) ?]

      Pardon de devoir expliquer une formule consacrée. Mais quand ont dit « qu’une civilisation se juge à tel ou tel critère », ce que cela veut dire c’est que s’il fallait en choisir un, ce serait celui-là. Je doute que celui qui a dit qu’il fallait juger notre République à l’état de nos prisons l’ait entendu différemment, et c’est aussi mon cas.

      [En France, comme vous le rappelez, ce n’est pas parce que les prisons sont dans un état lamentable que cela empêche nombre de HLM d’être aussi dans un état lamentable. D’autant qu’il y a quelque chose de contradictoire dans ce que vous écrivez : que la pitié publique n’aille pas au travailleur pauvre et que les HLM soient donc dans un état lamentable se conçoit, mais si, comme vous l’affirmez, la pitié publique va au “taulard” alors pourquoi les prisons sont elles aussi dans un état lamentable ?]

      Parce que la « pitié » n’est pas nécessairement synonyme d’argent. Je vous parle d’idéologie, pas de pratiques. Cela étant dit, vous trouverez sans difficulté des politiciens qui ont fait campagne sur la promesse de construire des prisons, je ne me souviens pas de beaucoup d’hommes politiques qui aient fait campagne sur la construction d’HLM ces dernières années.

      [(…) A moins bien sûr que la pitié publique en faveur des emprisonnés ne soit qu’un moyen de se donner bonne conscience, mais, dans ce cas-là, cela invalide l’opposition que vous faites entre “taulards” et travailleurs pauvres !]

      La question n’est pas seulement de « se donner bonne conscience ». C’est aussi de choisir des porte-drapeaux d’une idéologie dont les effets vont bien plus loin que la simple question de la prison. Faire du « taulard » une victime, c’est un moyen aussi de « victimiser » tout celui qui affronte une forme de répression quelle qu’elle soit.

      [Les gens qui se retrouvent en prison ne sont certes pas les victimes du hasard. S’ils étaient victimes du hasard, on devrait retrouver en prison une proportion similaire de femmes qu’il y a de femmes dans la société, une proportion similaire de cadres supérieurs qu’il y a de cadres supérieurs dans la société, etc etc.]

      Pas nécessairement : un phénomène aléatoire n’est pas nécessairement équiprobable.
      [Si le risque de se faire emprisonner est dépendant uniquement de la responsabilité individuelle, alors comment expliquez-vous que l’on trouve en prison plus d’hommes, plus d’étrangers, plus de classes populaires qu’il n’y en a dans la société ?]

      Il y a une explication classique, qui rend compte de cette situation jusqu’à un certain point : plus on est riche, plus on a des choses à perdre lorsqu’on est en détention. Pour un jeune qui vit dans une citée délabrée, dans un appartement surpeuplé, qui est victime de la violence de ses parents, et dont la vie oscille entre le chômage et les petits trafics, la prison est bien moins terrifiante que pour le jeune enfant de cadres supérieurs, vivant dans un bel appartement, et promis à un bel avenir…

      Mais j’aimerais connaître votre avis. Pourquoi trouve-t-on plus d’étrangers, plus de classes populaires dans les prisons ?

      [Il me semble que l’on peut reconnaître l’utilité sociale de la prison et sa nécessité, sans pour autant tomber dans le mythe de la responsabilité individuelle exclusive…]

      Je ne pense pas avoir dit cela. La responsabilité individuelle n’est jamais « exclusive », puisque nous sommes des produits historiques. Mais on ne peut fonder une société sur la vision d’un individu totalement déterminé – et donc irresponsable. Or, c’est exactement ce qu’on a fait dans les années 1970. L’affaire Goldman est de ce point de vue très intéressante.

      [Enfin, votre volonté de dissocier radicalement l’abolition de la peine de mort de tout humanisme est fort étrange. Je rappelle que l’abolition de la peine de mort a d’abord été théorisée par l’illuministe italien Cesare Beccaria (et que le grand-duché de Florence sera le premier à l’abolir en 1786 – et que d’ailleurs l’Italie unifiée sera aussi le premier pays “contemporain” à l’abolir dès 1886, certes après moult allers-retours, jusqu’à ce qu’elle soit rétablie en 1926 par Mussolini !). Mais vous considérez peut-être que les Lumières et la Toscane n’étaient pas un courant philosophique et un Etat sûrs de leurs valeurs ?]

      Je ne dissocie nullement l’abolition de la peine de mort de l’humanisme. De très nombreux penseurs humanistes ont théorisé et milité pour la fin de la peine de mort. Seulement, il faut se demander pourquoi ils ont eu si peu de succès au XXème siècle avant les années 1980, et autant de succès après.

      [Que Victor Hugo, qui affirmait “Avec la solde de vos quatre-vingt bourreaux, vous paierez six-cent maîtres d’école”, était l’expression d’une France qui n’était pas sûre de ses valeurs ?]

      Je crois que je me suis mal fait comprendre. Ce que j’ai dit, c’est que les nations qui ont maintenu la peine de mort sont des nations où le consensus sur les valeurs est suffisamment fort pour que la légitimité des peines lourdes soit incontestable. La France de l’époque de Hugo était sûre de ses valeurs… et c’est pourquoi la peine de mort a été maintenue, malgré la bonne volonté du vieux Victor, dont les idées humanistes n’étaient nullement majoritaires.

      [On peut aussi citer les bolcheviks qui abolissent la peine de mort à leur prise de pouvoir.]

      Oui, à un moment où la société était profondément divisée et l’état faible. Dès que l’Etat s’est renforcé, dès qu’il a pu reposer sur un véritable consensus, elle a été rétablie.

      [Les républicains modérés, les compagnons de Ferry, étaient eux aussi certainement de vils anti-humanistes anti-répressifs (comme Clemenceau d’ailleurs, opposant historique à la peine de mort, et qui fut l’incarnation d’une société permissive et anti-répressive…). C’est Jules Simon qui écrivait “Ouvrez une école, vous fermerez une prison”. C’est le sénateur Bérenger qui est l’auteur de plusieurs lois introduisant le mécanisme de sursis et de la libération conditionnelle, qui a parrainé les associations pour la réinsertion sociale des prisonniers et pour l’amélioration des conditions d’emprisonnement. Il s’agissait certainement là de gens rongés par l’insécurité quant à leurs valeurs !]

      Mais à votre avis, pourquoi ces gens n’ont pas aboli la peine de mort ? Si Clemenceau était un opposant historique à la peine capital, pourquoi ne l’a-t-il pas abolie lorsqu’il était au pouvoir ? Précisément parce que la société de l’époque était très sûre de ses valeurs… et c’est pour cela qu’elle n’était pas prête à admettre l’abolition.

      Encore une fois, j’aimeras comprendre quelle explication trouvez-vous au fait qu’il ait fallu attendre les années 1980 pour voir la peine de mort abolie.

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