Mes amis, j’ai pris une grande décision. Non, ne craignez rien, je ne vais pas arrêter ce blog, même si ces derniers temps les débats ici sont un peu languissants. Non, j’ai décidé de prendre une mesure indispensable pour ma santé mentale : me détacher pendant quelques jours, et peut-être quelques semaines, de l’actualité. Aussi passionnantes que puissent être pour le tacticien les jeux que jouent les Attal, les Mélenchon, les Le Pen, les Faure et leurs petits copains dans la cour de récréation, cela finit par lasser. A force de les regarder, on finirait par croire que tout cela a la moindre importance, que c’est là que se joue le sort de la France et peut être du monde.
Mieux vaut, dans la confusion ambiante, prendre un peu de hauteur, et regarder où va le système d’un point de vue plus global. Car le monde change, et les rapports de force entre les différentes classes et groupes sociaux changent aussi. Au-delà de la victoire de telle ou telle personnalité à telle ou telle élection, ce sont ces mouvements tectoniques qui déterminent notre avenir. On peut regretter qu’il n’y ait pas un De Gaulle, un Boiteux, un Dautry à l’horizon, mais il faut aussi comprendre pourquoi. Si ces personnalités ont pu s’épanouir, si elles ont pu donner tout leur potentiel, c’est parce que le pays était prêt à les accueillir. Il y a certainement parmi nous des politiciens, des hauts fonctionnaires qui seraient dignes de leur exemple si seulement le système leur donnait les manettes. Seulement voilà, la classe politico-médiatique ne veut surtout pas d’un deuxième De Gaulle – elle avait déjà eu du mal à avaler le premier – et méprise les grands commis comme Boiteux ou Dautry, pour qui le savoir faire passait avant le faire savoir.
C’est sur ce point que nous avons reculé. En accueillant le retour des combattants de la première guerre mondiale, David Lloyd George prononça une phrase célèbre : « Quelle est notre tâche ? De faire de la Grande Bretagne un pays ou des héros peuvent vivre dignement » (1). Notre pays est aujourd’hui digne d’un De Gaulle, d’un Boiteux, d’un Dautry ? Probablement pas. Des gens de très grande valeur – et j’en ai croisé – sont là, mais ils œuvrent dans une société qui non seulement a perdu la boussole, mais qui n’entend pas confier la moindre parcelle de pouvoir à ceux qui l’ont conservée. Le monde politique ne veut surtout pas des gens qui, parce qu’ils sont plus compétents qu’eux, peuvent lui dire ses quatre vérités. Alors, on sélectionne de plus en plus leurs collaborateurs, qu’ils soient politiques ou hauts fonctionnaires, en fonction de la souplesse de leur échine. Après quelques décennies de ce fonctionnement, on se trouve avec des élites ectoplasmiques, peuplées de gens sans caractère.
Qu’est ce qui a changé depuis 1945 ? Beaucoup de choses, me direz-vous. Mais sur le plan social et politique, ce qui frappe le plus est la manière dont la société s’est scindée. Le monde de 1945 était celui de la dialectique entre un « bloc bourgeois » d’un côté, et une alliance entre le prolétariat et des « classes intermédiaires » qui en étaient issues et qui en gardaient la mémoire de leur origine. Le monde de 2025 est celui d’un « bloc dominant » formé par la bourgeoisie et de « classes intermédiaires » composées pour une grande partie d’héritiers oublieux de leurs origines. Il n’y a plus de dialectique entre ces deux blocs, parce que la mondialisation des échanges fait que le « bloc dominant » n’a plus véritablement besoin des autres pour prospérer. A la rigueur, si les couches populaires nationales pouvaient disparaître, ça leur rendrait service. L’idéologie de « l’entreprise sans usines », qui fit florès au début du XXIème siècle, est l’expression de cette logique : un monde idéal sans prolétaires, où le bloc dominant serait seul et les biens tomberaient du ciel – ou plutôt, des pays à faible coût de main d’œuvre.
Cette scission se manifeste dans tous les domaines. Elle est visible sur le plan territorial, entre ceux dont la vie est attachée à un territoire, et ceux qui ont les moyens de se déplacer en fonction de leurs intérêts. Entre l’ouvrier précaire dont la vie – qu’il s’agisse de trouver du travail, d’avoir un logement, d’être aidé en cas de coup dur, de jouir d’une vie sociale – dépend d’un réseau de solidarités localisé qui rend sa mobilité aléatoire, et le cadre supérieur, le scientifique qui peuvent facilement reconstituer un environnement avec des gens comme eux partout dans le monde, la différence d’intérêts, d’expectatives et de craintes devient abismale. Mais cette scission se manifeste aussi dans le plan économique, entre celui qui expérimente un véritable besoin de protection collective face aux aléas de la vie – chômage, maladie, mobilité – et celui dont le statut économique permet de payer de sa poche l’ensemble de ces services. Leur vision ne peut qu’être différente. Et notamment lorsque par le biais de la fiscalité chacun est appelé à contribuer à la dépense publique.
On voit cette dérive dans l’actuel débat fiscal. Tout le monde ou presque a pris conscience que le système dans lequel on enrichit l’individu privé en appauvrissant la collectivité – le tout financé par l’emprunt – arrive à ses limites. Les individus vont donc devoir se serrer la ceinture. Peu importe que cela se manifeste par plus d’impôts ou moins de dépenses publiques. Plus de dépense publique, c’est moins d’argent dans la poche privée mais plus de choses à payer de sa poche. C’est là un faux débat. Enfin, pas tout à fait. Parce que celui qui paye la cotisation et celui qui reçoit le service n’est pas forcément la même personne. Le système fondé sur le prélèvement et la dépense publique peut être redistributif, celui fondé sur la dépense privée ne l’est pas.
La logique de redistribution reposait depuis les années 1930 sur le fait que les couches aisées payent en partie pour les services des couches plus modestes – les marxistes diront qu’elles retournent une partie de la plus-value prélevée sur le travail des autres. Cela n’avait bien entendu rien de désintéressé. Si les classes populaires y gagnent un niveau de vie dont elles ne pourraient pas bénéficier autrement, les classes dominantes bénéficiaient en échange d’une main d’œuvre saine, formée, disciplinée et très productive, et d’un ordre social qui protégeait leurs investissements, y compris les armes à la main. C’est ce pacte social qui a fait la richesse de la France pendant les « trente glorieuses ». Mais ce pacte a été brisé par la mondialisation. Pourquoi les classes dominantes se soucieraient de la santé, la formation, la discipline et la productivité de la main d’œuvre nationale, puisqu’ils peuvent trouver une main d’œuvre très abondante ailleurs et pour beaucoup moins cher ? Certes, elle ne sera pas aussi disciplinée, aussi saine, aussi formée que la main d’œuvre nationale, mais le nombre supplée à la qualité, surtout lorsque le prix justifie la différence…
C’est pourquoi non seulement les couches dominantes ne veulent plus de l’impôt nécessaire pour payer la santé, la formation, les services aux plus modestes. Et elles ne s’en cachent même pas. On a peine à imaginer il y a cinquante ans les porte-voix du patronat menacer – comme ils le font aujourd’hui – de délocaliser leurs activités et leurs fortunes au cas où on chercherait à les taxer. Parce qu’il y a cinquante ans, le patronat tenait à se présenter comme « patriote », et qu’un tel départ aurait été assimilé à une trahison. Bien sûr, il ne faut pas être naïf : personne n’aime payer des impôts, et la bourgeoisie moins que quiconque. Déjà il y a cinquante ans, les bourgeois utilisaient à titre personnel tous les moyens – légaux et illégaux – à sa portée pour ne pas payer, et on se souvient les lingots qui partaient vers la Suisse. Mais collectivement, la bourgeoisie avait conscience aussi qu’afficher cette propension, ce n’était pas la chose à faire. La révolution néolibérale est passée par là, et avec elle ont été balayées ces pudeurs de gazelle. Aujourd’hui, les classes dominantes hésitent de moins en moins à afficher une logique purement capitaliste, sur le mode « pourquoi je resterai si je peux gagner plus d’argent ailleurs ? ». Et c’est ainsi qu’on voit défiler au fenestron des patrons qui non seulement délocalisent, mais qui en sont fiers. Et ce n’est pas seulement les bourgeois qui ont ce réflexe. Combien de professeurs d’université sont allés enseigner outre-Atlantique – ou rêvent de le faire – attirés par des salaires bien meilleurs que ceux de chez nous ?
Et pourquoi pas, me direz-vous ? Pourquoi, si l’on peut gagner mille ailleurs, on resterait gagner des cents chez nous ? Pour répondre à cette question d’une manière satisfaisante, il faut faire référence à des concepts comme l’attachement à un territoire, à une langue, à une sociabilité, mais aussi le concept de dette envers les générations qui nous ont précédées, envers la collectivité qu’ils ont formée et qui nous a fait tels que nous sommes. Cet héritage engendre des devoirs. Mais tous ces concepts sont des vieilleries, qui n’ont absolument pas leur place dans la logique du capitalisme avancé, où le « payement au comptant », pour reprendre la formule du « manifeste », est le fondement de tout rapport social.
On peut discuter longuement l’organisation du système de retraites – répartition versus capitalisation – ou bien l’âge de départ, on peut s’écharper sur la question du financement de la sécurité sociale. Mais il ne faut pas oublier que derrière ces discussions de circonstance se pose le problème fondamental, celui de la solidarité entre les individus qui constituent notre collectivité nationale – si tant est que dans une société aussi fractionnée que la nôtre ce mot ait encore un sens. C’est la notion même de redistribution qu’il faut interroger. Le « bloc dominant » est-il encore prêt à retourner une partie de la plus-value extraite pour maintenir le niveau de vie des couches populaires ? Est-il encore animé d’une solidarité inconditionnelle envers le reste des Français ? La réponse est, je le crois, négative. Et cela jette une lumière nouvelle sur les raisons de la crise politique de nos démocraties.
Les sociétés sont régies par les rapports de forces entre groupes sociaux. Mais jouer le rapport de force dans toute sa violence, c’est très coûteux. C’est pourquoi les sociétés humaines se sont progressivement organisées autour de fictions qui permettent aux rapports de force de se manifester d’une manière plus économique. Depuis le renversement de la monarchie de droit divin, nous vivons dans une fiction juridique, celle de la souveraineté populaire. Contrairement au roi, le peuple est un souverain muet. Il n’a pas la possibilité de se prononcer directement. Il ne fait connaître sa volonté que par l’intermédiaire d’institutions telles que le Parlement, le gouvernement, les juges et le référendum. Et il existe un consensus dans la société pour admettre que les règles élaborées par ces institutions dans les limites de leurs compétences sont légitimes et doivent être obéies.
Mais si cette organisation peut donner l’illusion que les rapports de force ont disparu, que le droit les a remplacés, ce n’est là qu’une illusion. Les rapports de force sont toujours là, et les groupes sociaux n’admettent la légitimité de la règle démocratique que pour autant qu’ils ne pensent pas pouvoir obtenir mieux en renversant la table. Il faut être très naïf pour imaginer que la bourgeoisie pourrait se laisser priver de sa domination sur le capital par un simple vote de l’Assemblée. C’est pourquoi il existe toujours, dans un régime démocratique, une tension entre le rapport de forces numérique – en général favorable aux classes dominées – et le rapport de forces économique, favorable aux classes dominantes. Les systèmes démocratiques sont subtilement construits de manière à ce que le produit de la délibération démocratique ne soit pas trop éloigné des rapports de force économiques. Mais cela ne marche pas toujours. Et lorsque la majorité ne vote pas « comme il faut », qu’elle s’écarte un peu trop du rapport de forces réel, le système déraille. La bourgeoisie acceptera peut-être de payer un peu plus d’impôts que les autres, mais si le vote populaire aboutissait à la priver au-delà d’un certain seuil de la domination sur le capital, elle renversera la table sans le moindre remords. Les expériences multiples – pensez à Allende au Chili, pour ne donner qu’un exemple – montrent que dans une telle situation le « bloc dominant » n’hésite que fort peu à jeter la démocratie aux orties et à imposer le rapport de force nu. Et qu’elle n’a guère mauvaise conscience.
Nous sommes aujourd’hui de plus en plus dans cette configuration. Et parce que le peuple vote de plus en plus mal, cela fait déjà un certain temps que la sacralité de la décision démocratique est attaquée. Parce qu’elle correspond de moins en moins au rapport de forces économique, le « bloc dominant » l’a entouré de toutes sortes de limitations. C’est maintenant le juge constitutionnel, et non l’Assemblée, qui décide quel est le niveau admissible lorsqu’il s’agit de taxer les riches, c’est une commission administrative qui signe les traités de libre-échange. Et dans les domaines soumis au vote, lorsque le résultat ne convient pas au « bloc dominant », on le contourne ou on l’ignore. En 2005, les urnes ont donné tort aux eurolâtres, et le traité de Lisbonne a été ratifié quand même. En 2024, les urnes ont donné tort à la « politique de l’offre », euphémisme qui désigne la politique suivie discrètement par Hollande puis ouvertement par Macron pour servir les intérêts du « bloc dominant », et ce dernier continue à mettre en œuvre cette politique comme si de rien n’était, au risque de mettre en danger le système institutionnel. Et lorsque le Parlement vote un impôt qui ne lui convient pas, la bourgeoisie fait sonner la grosse caisse, et déclare qu’elle est prête à s’expatrier plutôt que de se soumettre aux décisions du Parlement, sans que personne ne semble trouver cela scandaleux.
Contrairement à ce qu’on entend tous les jours, la menace sur la démocratie ne vient pas de l’extrême droite. Ce n’est là qu’un symptôme, et rien de plus. Le vote pour l’extrême droite dans la plupart des démocraties développées traduit la colère d’une partie de la société, les couches populaires nationales, abandonnées à leur sort par le « bloc dominant ». La démocratie ne peut fonctionner que dans une société où l’ensemble des groupes sociaux, au-delà de leurs intérêts propres, se sentent solidaires les uns des autres. Ce n’est pas, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Le « bloc dominant » est persuadé de n’avoir besoin de personne, et génère une idéologie dominante qui projette cette logique dans l’individu-île, lui-même libéré de tout devoir, de toute dette envers la collectivité. C’est de là que vient la menace. Nous allons donc vers des jours difficiles.
Mais il y a une lueur d’espoir dans cette perspective sombre. C’est que le « bloc dominant » lui-même est en train de craquer. Parce qu’après avoir mis en concurrence les prolétaires du monde entier, la bourgeoisie s’apprête à faire de même avec les classes intermédiaires. Pour reprendre une image que j’ai déjà utilisée ici, les « classes intermédiaires » ont joué le jeu dangereux ce celui qui jette ses amis aux crocodiles en espérant que les bestioles seront rassasiées avant que son tour arrive. Leur problème, c’est qu’il n’y a plus personne à jeter, et que le reptile est toujours affamé. Le refus de la bourgeoisie de payer sa part risque de reporter le gros du fardeau sur les « classes intermédiaires ». Et puis, l’effondrement de notre système scolaire, l’arrivée de l’intelligence artificielle et la concurrence des professionnels formés à l’étranger dont le niveau augmente rapidement risque de soumettre les rejetons des « classes intermédiaires » à une concurrence de plus en plus rude, avec un risque de déclassement de plus en plus important. La concentration de la richesse risque de laisser les « classes intermédiaires » hors de la table et en concurrence avec les couches populaires pour les miettes.
C’est peut-être pour cela qu’on commence à entendre le discours médiatique changer. Les thématiques qui intéressent les couches populaires, naguère méprisées par les « classes intermédiaires », commencent à revenir dans le discours. Le parti socialiste, devenu depuis bien longtemps un pilier du « cercle de la raison » et le meilleur soutien de la « politique de l’offre » – mise en œuvre par un certain Macron lorsqu’il était ministre de François Hollande – paraît s’en détacher progressivement pour se faire le défenseur intraitable de la taxation des riches. Et il paraît même que la construction européenne a cessé d’être notre horizon indépassable. Le chemin est encore long, mais les premiers signes dont là.
Il est difficile par contre de prédire ce que la désintégration du « bloc dominant » pourrait donner. La version la plus vraisemblable est la multiplication de régimes « populistes », dans lesquels les classes intermédiaires se trouvent écrasées par un nouveau « pacte productiviste » entre la bourgeoisie et les couches populaires – l’exemple de Trump indique probablement la voie – qui permettrait de réaligner le rapport de forces avec la décision démocratique. Autrement dit, on déplacerait le débat sur le partage du gâteau, sujet conflictuel s’il en est, vers un débat sur la manière d’augmenter sa taille, sujet sur lequel les classes “productives” peuvent coïncider. Le fait que la question de la production reprenne sa place dans le discours public n’est pas une coïncidence : c’est cet élément qui a servi de ciment au pacte « gaullo-communiste » naguère, et qui peut servir de base à un pacte entre les deux classes – bourgeoisie et couches populaires – les plus sensibles à ces questions.
« Classes intermédiaires de tous les pays, unissez-vous », l’heure de la révolte a – peut-être – sonné.
Descartes
(1) La formule anglaise est difficile à traduire. Le paragraphe complet est digne d’être cité : « What is our task? To make Britain a fit country for heroes to live in. I am not using the word “heroes” in any spirit of boastfulness, but in the spirit of humble recognition of fact. I cannot think what these men have gone through. I have been there at the door of the furnace and witnessed it, but that is not being in it, and I saw them march into the furnace. There are millions of men who will come back. Let us make this a land fit for such men to live in. There is no time to lose. I want us to take advantage of this new spirit. Don’t let us waste this victory merely in ringing joybells. »