C’est l’histoire d’une guerre perdue…

C’est l’histoire d’une guerre perdue. Rétrospectivement, on ne pouvait pas la gagner, parce que, comme disait un célèbre général américain, « j’ai vu l’ennemi, et c’était nous ». Ceux qui ont entamé ce combat l’ont fait contre la société toute entière, et on ne peut gagner une guerre dans ces conditions. D’autant plus qu’on a très vite oublié quel était le véritable objectif politique du combat. On a fini par combattre les symptômes, en oubliant les causes.

Non, je ne parle pas de l’Ukraine, mais d’une guerre qui se déroule sous nos yeux, celles qui oppose l’Etat constitué aux narcotrafiquants, et que l’assassinat Mehdi Kessaci, frère cadet d’Amine Kessaci, ce militant écologiste bien connu à Marseille pour sa lutte contre le trafic de drogue, a porté à la « une » de nos médias et donc des préoccupations de nos ministres et même du président de la République. Une préoccupation qui, on peut tout de suite rassurer les trafiquants, sera sans aucun doute très temporaire. Dès que la lumière médiatique se déplacera, ce sera « business as usual ».

Notre défaite – et j’utilise la première personne du pluriel parce que cette défaite une défaite collective – se mesure non pas à la violence des trafiquants, à la corruption ou les menaces de plus en plus courantes sur des dockers, des douaniers, des policiers, des magistrats. Ce ne sont là que des effets collatéraux. La véritable défaite se mesure à la consommation croissante de stupéfiants de toutes sortes, qui s’inscrit d’ailleurs dans une multiplication massive des addictions. La consommation de cannabis s’est aujourd’hui banalisée, au point que dans certains quartiers ce produit est vendu et consommé ouvertement dans l’espace public, et que les consommateurs se déplacent vers les points de deal pour acheter leur dose sans se cacher. La consommation de cocaïne et des drogues de synthèse – 3m, extasy, métamphétamines – suit le même chemin. Aujourd’hui, près d’un adulte sur deux déclare (1) avoir consommé du cannabis au cours des sa vie, contre 10% il y a trente ans. 1,4 millions de Français consomment régulièrement (10 fois au cours du dernier mois) dont 900.000 quotidiennement, une population qui a doublé depuis entre 1993 et 2023. La cocaïne suit, avec un retard de quelque vingt ans, la même courbe. Aujourd’hui, ils sont 1,1 million à en consommer au moins une fois dans l’année.

C’est à mon sens ce qu’on oublie souvent. Les politiques de lutte contre le trafic de stupéfiants n’ont pas pour but – comme cela peut être par exemple le cas pour le trafic de cigarettes ou la contrefaçon – de protéger le commerce légal ou la ressource fiscale en s’attaquant aux circuits parallèles. Le but final du dispositif antidrogue est un objectif de santé publique. Il ne s’agit pas de combattre le trafic en tant que tel, mais de réduire autant que faire se peut la consommation du produit. C’est cet objectif qui légitime le combat contre un commerce qui, en dehors de la question sanitaire, n’aurait aucune raison de se trouver hors la loi. Or, et l’expérience de l’alcool ou de la cigarette le montre amplement, on ne combat pas la consommation en s’en prenant à l’offre. La prohibition a échoué aux Etats-Unis parce qu’elle s’attaquait essentiellement aux fournisseurs d’alcool. Elle fonctionne au contraire dans les pays musulmans, parce qu’elle touche essentiellement les consommateurs. A l’inverse, on a réussi à réduire considérablement la consommation de cigarettes en s’attaquant à la consommation, par le biais de la taxation punitive ou de l’interdiction de fumer dans un certain nombre de lieux publics.

Ce que j’énonce ici, c’est une évidence : s’il y a des gens qui vendent, c’est parce qu’il y a des gens qui achètent. Si un point de deal peut faire des chiffres d’affaires quotidien mesuré en dizaines de milliers d’euros, c’est parce quelqu’un est prêt à apporter ces sommes en échange de son produit préféré. Et ces gens qui achètent, ce ne sont pas des extraterrestres venus de la planète Zorg, ce sont des gens comme vous et moi. La réalité, c’est que dans le système capitaliste, la demande crée l’offre. Dès lors qu’il y a un consommateur prêt à payer un prix suffisant pour rendre la chose profitable, le capital se déplacera et mobilisera du travail pour satisfaire cette demande. Et l’interdiction n’y changera rien. Le trafiquant prendra simplement en compte le risque pénal parmi les risques professionnels lorsqu’il fixera son prix. Il faut d’ailleurs observer que pour ce qui concerne le trafic de drogue le risque pénal n’est pas le plus important : finir en prison reste moins grave que d’être incinéré dans le coffre d’une voiture. Tant que la demande sera là, il est illusoire d’imaginer qu’on pourra éradiquer l’offre par la simple répression. Et pourtant, c’est bien ce qu’on essaye de faire : on cherche à combattre l’offre, alors que depuis trente ans on n’a pas cessé de réduire la contrainte qui pèse sur le consommateur.  

C’est là que la défaite apparaît évidente : si le chœur des pleureuses regrette l’extension des trafics, personne ou presque n’est disposée à admettre qu’on poursuive ou qu’on pénalise la consommation de stupéfiants. Au contraire, le discours déculpabilisant est devenu dominant, quand on ne fait pas du consommateur une « victime ». Lorsqu’une voix officielle ose insinuer que le consommateur de stupéfiants a lui aussi une part de responsabilité dans l’extension du trafic, elle est vite renvoyée dans ses buts par la bienpensance. L’émouvante lettre écrite par Amine Kessaci après la mort de son frère s’en prend aux trafiquants, crache sur l’Etat… mais elle ne contient pas un seul mot concernant les consommateurs. La consommation de stupéfiants, autrefois délictuelle, est devenue sous le règne de Macron une simple contravention punie par une amende administrative. En cela, il suit un mouvement commencé dans les années 1970, et qui a abouti à banaliser la consommation. On se souvient du « hakik » dans les sketches de Coluche, les réfénces dans les spectacles de Font et Val, ou bien de la chanson de Renaud « dans mon HLM », dans laquelle il parle de sa « copine Germaine » en ces termes enjoués :

Quand j′en ai marre d′ces braves gens
J’fais un saut au huitième
Pour construire un moment
Avec ma copine Germaine
Un monde rempli d′enfants
Et quand l’jour se lève
On s′quitte en y croyant
C’est vous dire si on rêve

Mais le refrain martèle un petit détail :

Putain c′qu’il est blême, mon HLM
Et la môme du huitième, le hasch, elle aime

Il ne semble pas que cette habitude de sa « copine Germaine », qui la conduisait probablement à fréquenter assidûment – quand on aime, on ne compte pas – son trafiquant local, ait été très gênante pour le Renaud de 1979. Et si on peut être « cool » en consommant du « hash », pourquoi s’insurger contre l’extasy, les métamphétamines, les solvants ou le gaz hilarant, et ceux qui en font commerce ?

Vous me direz que c’est là un phénomène mondial, qui n’est nullement limité à la France. Vous aurez raison. Mais il ne vous aura pas échappé que la mondialisation s’accompagne de la diffusion d’une idéologie dominante, elle aussi mondialisée. La question est donc autant de savoir pourquoi les individus dans nos sociétés modernes – qui, rappelons-le, assurent malgré les inégalités et les injustices un niveau de vie et une liberté de choix jamais égalée dans l’histoire humaine – éprouvent le besoin de s’asservir à des substances chimiques, et au-delà à toutes sortes d’addictions. Et surtout pourquoi l’idéologie dominante banalise ce besoin au point de dédouaner le consommateur de toute responsabilité des conséquences sociales de sa consommation. Il est d’ailleurs paradoxal – on n’est pas à une contradiction près – de constater qu’on n’hésite pas à culpabiliser le consommateur de viande au nom de l’environnement, ou de dénoncer la responsabilité du fumeur dans le tabagisme passif. Mais insinuez que le consommateur de stupéfiants a sa part de responsabilité dans la violence du trafic, et vous rencontrerez la plus grande incompréhension.

Pourquoi cette différence ? Pourquoi la responsabilité sociale est mise en jeu dans certaines pratiques et pas dans d’autres ? Parce que toutes les addictions n’ont pas le même statut social. Dans les années 1970, la jeunesse des « classes intermédiaires » a donné à la consommation de produits stupéfiants – et surtout au cannabis – un contenu idéologique positif, dont la chanson de Renaud citée ci-dessus témoigne. Là où le vin faisait « beauf » – une autre manière de dire « prolo » – le cannabis et autres produits faisaient « branché » et « cool ». Je me souviens encore des débats enflammés à l’intérieur du PCF entre les « anciens » de formation ouvrière, tenants d’une ligne intransigeante sur la drogue, et les « jeunes » venus dans la vague soixante-huitarde, pour qui le « pétard » était un élément identitaire. Les plus virulents étaient les militants des Jeunesses communistes dans les universités, et on peut les comprendre : ils devaient se faire les empêcheurs de se droguer en rond, dans un milieu universitaire ou les étudiants mais aussi les enseignants banalisaient largement la consommation de stupéfiants. On l’a oublié maintenant, mais en février 1981 des échauffourées avaient éclaté à l’Université Parix VIII entre militants de l’UNEF-ID (dirigée à l’époque par Cambadélis, ancien trotskyste venu au Parti socialiste) et des militants de l’Union des Etudiants communistes. Que reprochaient les premiers aux seconds ? De distribuer un tract dans lequel on pouvait lire « Les étudiants communistes de Paris-VIII Saint-Denis tiennent à affirmer publiquement leur soutien à Robert Hue, maire de Montigny-lès-Cormeilles, dans sa lutte contre les trafiquants » ou bien « Nous avons décidé de combattre la drogue sur tous les terrains, de déclarer la guerre aux revendeurs qu’ils soient Hollandais, Marocains, ou Français ». Il faut dire que Vincennes était connue comme le « Rungis de la drogue » depuis la polémique qui avait éclaté en 1977 (2). Des personnalités intellectuelles comme Michel Foucault avaient d’ailleurs donné leur bénédiction. Voici ce qu’il déclarait au magazine américain « The advocate » en 1984 : « Je pense que les drogues doivent devenir un élément de notre culture. En tant que source de plaisir. Nous devons étudier les drogues. Nous devons essayer les drogues. Nous devons fabriquer de bonnes drogues – susceptibles de produire un plaisir très intense. Je pense que le puritanisme qui est de mise à l’égard de la drogue – un puritanisme qui implique que l’on est soit pour, soit contre – est une attitude erronée ». Jacques Derrida, dans un article célèbre de 1990 (« la rhétorique des drogues ») prend lui aussi une position très bienveillante envers la consommation de substances psychotropes. Trente ans plus tard, cette bienveillance a beaucoup progressé : un député peut se vanter d’avoir consommé et revendu des stupéfiants dans sa jeunesse sans craindre la réaction de ses électeurs ou la condamnation de son parti.

Nous vivons donc une sorte de schizophrénie. Notre société se scandalise de la violence qui accompagne le trafic de drogues tout en banalisant la consommation qui l’alimente. C’est une contradiction qui, à terme, est invivable. J’ai toujours été contre la légalisation des drogues, et cela pour des raisons autant sanitaires que symboliques (3). Mais je suis conscient que ces raisons deviennent de moins en moins significatives devant les dégâts que le trafic de stupéfiants est en train de faire.

Oui, la guerre est perdue. La consommation s’est banalisée et continue à progresser. Et chez ceux qui ne consomment pas, on regarde la pratique avec bienveillance, au point de refuser toute mise en cause des consommateurs. Inutile dans ces conditions de continuer le combat : on ne peut pas sauver les gens contre eux-mêmes. Il s’agit donc maintenant de conclure la paix dans les moins mauvais termes possibles. Y a-t-il encore une alternative à la légalisation – de facto ou de jure – non seulement du cannabis, mais aussi de la cocaïne et des drogues de synthèse, sans quoi on ne fera que déplacer le problème ? Si la réponse est négative, alors le monde de demain a beaucoup de chances d’être peuplé de zombies « stupéfiés » par des produits chimiques faisant défiler pendant des heures sur leur portable des vidéos imbéciles sur TikTok ou des énormités de toutes sortes sur X. La capacité à échapper aux addictions, à regarder le monde tel qu’il est et non à travers le prisme de la chimie ou des réseaux sociaux sera demain la véritable marque de l’élite…

Descartes

(1) Les statistiques de consommation de stupéfiants sont toutes basées sur des sondages et donc sur la déclaration effectuée par les personnes sondées. On peut donc logiquement s’attendre à ce que les chiffres minimisent le phénomène, les personnes interrogés ne se sentant pas à l’aise pour déclarer une activité qu’elles savent illégale ou socialement indésirable.

(2) On trouve dans les archives du « Monde » un article du 14 juin 1977 qui donne une idée assez intéressante de la mansuétude envers la drogue dans l’université de Paris VIII en particulier et chez l’establishment en général… (https://www.lemonde.fr/archives/article/1977/06/14/vincennes-apres-la-tempete_2866901_1819218.html)

(3) La première est la question sanitaire : l’Etat ne devrait pas donner sa bénédiction à la commercialisation d’un produit toxique. Il est d’ailleurs notable que ce soient les mêmes qui appellent à interdire l’utilisation de toutes sortes de produits chimiques au motif qu’ils sont dangereux qui sont à l’avant-garde des mouvements qui proposent la légalisation de substances dont on sait pertinemment qu’elles ont des effets délétères sur la santé humaine. La deuxième raison tient au métabolisme social. La jeunesse a besoin d’interdits, ne serait-ce que pour pouvoir se rebeller contre eux. Comme le disait Lacan, « là où tout est permis, rien n’est subversif ». Alors, si on autorise le cannabis et la cocaïne, la « rébellion » consistera à prendre de l’héroïne. Tant qu’à faire, autant garder quelques interdits qu’il ne soit pas trop dangereux de violer…

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2 réponses à C’est l’histoire d’une guerre perdue…

  1. Richard dit :

    Pourquoi finalement ne pas légaliser ? On pourrait vendre chez le buraliste cannabis, cocaïne, heroine etc. de bonne qualité, sans tous les produits nocifs ajoutés par les trafiquants et en plus, une source de taxation ira dans la poche de l’état plutôt que celui des trafiquants. Les producteurs de Colombie et ailleurs pourrait vivre de cela sans être soumis aux lois des criminels etc. etc.Le problème de santé publique prendra pour l’exemple celui contre le tabac et les problèmes de santé associés à ces drogues seront financés par les taxes prises sur la consommation.Personellement, de ma vie je n’ai jamais consommé autre chose que du cannabis (et encore, très peu et il y a longtemps) mais j’ai toujours eu l’attitude qu’il fallait légaliser pour deux raisons. Ne pas laisser ce marché aux criminels et réduire les ressources de l’état nécessaire pour les combattre. En ce qui concerne la santé publique je me dis qu’un marché régulé et légale permet de mieux suivre les consommateurs pour résoudre les problèmes d’excès de consommation et les mauvais effets sur leur santé.

    • Descartes dit :

      @ Richard

      [Pourquoi finalement ne pas légaliser ? On pourrait vendre chez le buraliste cannabis, cocaïne, heroine etc. de bonne qualité, sans tous les produits nocifs ajoutés par les trafiquants et en plus, une source de taxation ira dans la poche de l’état plutôt que celui des trafiquants.]

      Pardon, mais avant de vous répondre je voudrais éclaircir un point. Est-ce que pour vous le fait de réduire autant que faire se peu la consommation de stupéfiants doit être un objectif des politiques publiques ou pas ? Parce que vous voyez que votre proposition ne s’apprécie pas de la même manière selon la réponse que vous donnez à cette question. Seconde question : votre proposition s’étend à l’ensemble des préparations pharmaceutiques qui ne peuvent être délivrées que sous ordonnance ou pas ? Et si non, pourquoi ?

      Maintenant, j’essaye de répondre à votre question. Je n’ai pas envie de vivre dans une civilisation de zombies. J’aime la liberté, et je la veux pour tout le monde. Or, on n’est pas libre quand on est dépendant. Et les politiques de légalisation se sont traduites partout et toujours par une augmentation de la consommation. Qui plus est, il n’est nullement démontré que la légalisation permette d’en finir avec la criminalité associée aux trafics. Après tout, la prostitution et les jeux sont des activités légales dans notre pays, et cela n’a pas empêché à la pègre de s’y intéresser.

      [Le problème de santé publique prendra pour l’exemple celui contre le tabac et les problèmes de santé associés à ces drogues seront financés par les taxes prises sur la consommation.]

      Sauf que les problèmes de santé publique sont bien plus graves avec les stupéfiants qu’avec le tabac. A ma connaissance, les accidents de circulation ou les crises violentes liées au tabac sont inexistante. On braque des gens pour se payer sa dose, rarement pour se payer sa cigarette. Si vous aviez à choisir, préfériez-vous vivre à côté d’un square ou l’on fume, ou d’un square où l’on consomme du crack ?

      [En ce qui concerne la santé publique je me dis qu’un marché régulé et légale permet de mieux suivre les consommateurs pour résoudre les problèmes d’excès de consommation et les mauvais effets sur leur santé.]

      C’est là que nous ne sommes pas d’accord. Pour moi, le problème vient de la CONSOMMATION, pour vous, de l’EXCES DE CONSOMMATION.

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