Immigration: l’union sacrée… pour cacher le vrai débat

Pour le dernier papier de l’année, j’avais pensé vous raconter un voyage personnel, quelque chose d’un peu doux-amer plus à ton avec la saison festive. Mais un blog politique est peu ou prou commandé par l’actualité, et lorsque l’actualité est une déflagration de proportions homériques, on peut difficilement refuser le défi. Je vous raconterai donc mes voyages un autre jour, et en avant pour le dernier épisode en date – la série n’a aucune raison de s’arrêter – de la tragi-comédie politique française. Je parle, vous l’aurez compris, du « projet de loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration », nom complet choisi par le gouvernement lors de son dépôt sur le bureau des assemblées, et que pour des raisons de commodité on appellera désormais « loi immigration ».

D’abord, la loi porte mal son nom. Le but de la loi n’était nullement de contrôler l’immigration, pas plus qu’il n’était d’améliorer l’intégration. Si l’on voulait vraiment s’attaquer à ces problèmes, il eut fallu toucher bien d’autres fondamentaux : le travail au noir est un aimant bien plus puissant que l’APL, l’école un instrument d’assimilation bien plus efficace que des vagues exigences sur l’apprentissage du français. Non, le but de cette loi était, dans un contexte où l’immigration préoccupe une large partie de l’électorat populaire et alimente le vote pour le Rassemblement national, de montrer que le gouvernement prend à bras le corps les problèmes. Autrement dit, encore un « coup de com ». Autant dire qu’il n’y avait derrière ce projet de loi aucune analyse globale, aucune colonne vertébrale idéologique. Darmanin – comme Macron d’ailleurs – illustrent à merveille la formule de Woody Allen : « c’est là mes principes, mais s’ils ne vous plaisent pas, je peux vous en proposer d’autres ». Quant à Elisabeth Borne, quelles que soient ses immenses qualités, elle a le cœur d’un haut fonctionnaire et non d’un politique. Elle a une logique napoléonienne : on lui confie une mission, elle l’accomplit du mieux qu’elle le peut. Ce qu’elle pense au fond d’elle-même de la légitimité des objectifs qui lui sont fixés reste entre elle et sa conscience.

Cette loi, c’était une opération de communication comme la macronie en fabrique régulièrement. L’objectif n’était pas de faire une « bonne » loi, mettant en œuvre une politique réfléchie et cohérente, c’était de faire voter une loi d’affichage. Ce que tous les gouvernements ont fait depuis quarante ans, mais jamais dans de telles proportions, et surtout dans une logique aussi contradictoire. Ici, il fallait donner des gages à la droite parlementaire, seul réservoir de voix permettant au gouvernement de dépasser sa majorité relative, mais sans effaroucher les centristes et l’aile gauche de son mouvement. Une bonne dose de « en même temps » s’imposait donc, pour faire un projet « équilibré », avec des mesures « dures » pour plaire à droite, et des régularisations automatiques pour plaire à la gauche.

 Seulement voilà : avec un Parlement fractionné et sans majorité évidente, avec une droite écartelée entre les tendances libérales et la peur de voir le RN grignoter sur son électorat, une telle loi était d’avance problématique. Rien que l’idée de « contrôler l’immigration » assurait l’opposition de la gauche parlementaire, qui d’ailleurs n’a aucune raison de faire un cadeau au gouvernement. Il était donc évident qu’il faudrait chercher la majorité à droite. Mais comme la droite est sous la pression permanente du RN – lui-même alimenté par un électorat exaspéré par l’inaction du politique – il était clair que pour faire passer le texte, le gouvernement allait être obligé de laisser durcir ostensiblement son texte pour ne pas donner prétexte aux républicains de voter contre, mais pas trop pour empêcher que le RN puisse voter le texte et crier victoire.

Le reste est connu : le texte, introduit au Sénat, a été durci par la majorité sénatoriale de droite soucieuse de freiner l’avance du RN dans les campagnes en montrant de quoi elle était capable. Passé à l’Assemblée, le texte a été soigneusement détricoté par la commission des lois pour revenir à une rédaction plus proche de l’équilibre initial… qui ne satisfait personne. Trop mou pour la droite et l’extrême droite, trop dur pour la gauche, il rendra possible une alliance des contraires et sera rejeté par l’Assemblée sans débat. Ce que la gauche parlementaire n’a pas compris, c’est que ce rejet avait pour effet non seulement de clore le débat public, mais de conduire à une CMP (1) qui ne pouvait travailler que sur le texte issu du Sénat, puisque l’Assemblée n’avait pas voté de texte. Et donc à partir d’un texte déjà très dur, et dans une CMP où la droite et l’extrême droite, vue la composition des assemblées, est majoritaire. Le résultat de la CMP était donc prévisible : un accord sur un texte proche des demandes d’un groupe LR obligé de donner des gages aux plus extrémistes. Un texte qu’ensuite la majorité macroniste était pratiquement obligée de voter, sous peine de provoquer une crise politique majeure.

Qui sont les gagnants de cette affaire ? Le succès le plus évident est celui du RN. Il a montré à son électorat que sa stratégie de « normalisation » paye, puisqu’elle lui permet, même en étant minoritaire, de peser décisivement sur le débat parlementaire et de faire passer ses conceptions dans la loi. L’autre gagnant est, même s’il ne pavoise pas, Jean-Luc Mélenchon. Je te vois froncer le sourcil, cher lecteur. Comment parler de victoire, alors que la loi votée est à l’opposé des idées défendues par LFI ? Ce serait oublier que dans toute cette affaire le contenu de la loi est secondaire. Le but de LFI, c’est moins de protéger les immigrés que de « bordéliser » le Parlement et mettre en difficulté le gouvernement. De ce point de vue, la réussite a dépassé toutes ses espérances. Le gouvernement se retrouve avec un appui parlementaire fracturé, contraint d’appliquer une loi qui sur plusieurs points offense son propre électorat. On comprend mieux pourquoi, alors que le RN et LFI sont dans les trottoirs opposés, ils aient voté – et célébré bruyamment – tous deux le rejet préalable de la loi, et se soient privés d’un débat parlementaire « normal ». Ce rejet a permis à chacun de répondre aux demandes de sa base. Le RN a la loi « dure » que son électorat réclamait, LFI a fait plaisir aux siens en « bordélisant » le système. Et tout le monde est content. Les dindons de la farce sont les macronistes, obligés de se salir les mains en votant un texte dont ils ne voulaient finalement pas.

Oui, le système est « bordélisé » au point que tout le monde a perdu ses repères. Après avoir fait tout ce qui était en leur pouvoir pour faire voter ce texte par les groupes parlementaires de la majorité, le président de la République et le premier ministre déclarent que certaines dispositions du texte ne seraient pas conformes à la Constitution, et prient le Conseil Constitutionnel de les censurer, sans réaliser qu’une censure jouerait en faveur du RN, puisqu’elle donnerait crédibilité à son affirmation que le système est verrouillé par des instances non démocratiques et que rien ne peut être fait par la voie législative normale. Et le gouvernement n’est pas le seul à se reposer sur les sages de la rue Montpensier : certains à gauche, pourtant à les entendre défenseurs irréductibles de la souveraineté populaire, comptent sur le juge constitutionnel pour rectifier le vote des élus du peuple. Et ne parlons même pas des appels à la « désobéissance civile ». On dirait que la souveraineté populaire et le pouvoir du parlement n’est respectable que pour autant que le peuple et les parlementaires aient le bon goût de voter du « bon » côté…

Mais laissons de côté ces jeux de notre classe politique, pour nous intéresser au fond de la question. Et le fond, de mon point de vue, est que la discussion sur l’immigration n’a de sens que si elle s’inscrit dans un débat plus complexe, aujourd’hui totalement escamoté, qui est celui de savoir ce que cela veut dire aujourd’hui d’être citoyen, d’être membre d’une nation. La France, on le sait, est un pays qui, pendant sa longue histoire, a accueilli et assimilé un grand nombre d’individus qui ne parlaient pas la même langue, n’avaient pas le même droit, ne pratiquaient pas la même religion, qui n’avaient pas le même prince, et qu’on peut donc qualifier raisonnablement « d’étrangers » – même si le terme est, avant le XVIIIème siècle, problématique. Ce processus d’assimilation a fait pendant longtemps notre force, permettant la constitution d’une proto-nation à une époque où d’autres régions d’Europe restaient morcelées sur le modèle féodal. La solidarité inconditionnelle et impersonnelle, qui pour moi est l’essence de la nation, est chez nous une longue histoire, portée par un Etat-arbitre fort. Et si la France a pu autant assimiler, à l’intérieur comme à l’extérieur, c’est parce qu’elle s’est posée relativement tôt la question de savoir ce que c’est qu’un Etat, de ce qu’est une Nation, et cela en d’autres termes que la vision purement ethnique. Le fait que l’immigration soit un problème aujourd’hui est en fait un révélateur de la difficulté que nous avons à répondre à ces questions en ces temps troublés.

Posons donc cette question fondamentale : qu’est-ce que c’est aujourd’hui que d’être citoyen d’une nation, ou pour circonscrire la question, qu’est-ce que c’est que d’être Français ? Si l’on se réfère au droit positif et à l’interprétation qu’en fait l’idéologie dominante, il n’y a pas aujourd’hui de grande différence entre le Français et l’étranger en situation régulière. Tous deux ont accès dans les mêmes conditions à l’éducation, à l’emploi, aux services publics et privés, à la propriété, aux différentes aides et allocations sociales. Certains étrangers sont même chez nous électeurs et éligibles pour certaines élections, et ont accès aux emplois publics. Et la tendance est d’étendre cette possibilité à l’ensemble, invoquant la logique « ils payent des impôts, pourquoi ne voteraient-ils pas », qui réduit donc la nationalité à une simple question de contribution monétaire.

Et cette indifférenciation se retrouve aussi au niveau des devoirs. Force est de constater qu’aujourd’hui, dans notre droit positif, on n’exige des nationaux rien qui ne soit exigé de l’étranger. On paye les mêmes impôts, on supporte les mêmes charges, on est soumis à la même législation civile, fiscale, pénale (2). La seule obligation particulière qui subsiste, celle de la conscription, est devenue largement théorique avec la fin du service militaire, dans un contexte international qui fait de la défense du territoire une situation improbable. Restent les devoirs non-écrits, et là aussi, on peut s’interroger. L’obligation de solidarité inconditionnelle envers ses concitoyens ? Les devoirs de gratitude envers la collectivité qui vous a nourri, éduqué et protégé ? Les invoquer en public vous expose au ridicule. L’idéologie dominante aujourd’hui nous explique que chacun s’est fait tout seul, sans la collectivité quand ce n’est contre elle – ce qui permet de lui faire porter le poids de nos échecs. Nous n’avons aucune dette de gratitude envers les générations passées qui nous ont légué leurs œuvres – qu’on connaît de plus en plus mal d’ailleurs – pas plus que nous ne devons à nos concitoyens qui ont financé par leur contributions notre éducation et notre protection sociale. Aucune place donc pour la gratitude, pour une obligation de solidarité. L’ingénieur, le médecin qui a fait quinze ans d’études payées par la collectivité – c’est-à-dire, par des gens qui souvent n’ont pas bénéficié du même avantage – peut sans aucun complexe aller exercer ses talents aux Etats-Unis ou en Allemagne si la paye est meilleure là-bas et les impôts plus faibles.

Et ce n’est pas là un phénomène français. Au fur et à mesure que le capitalisme s’approfondit, se réalise la prédiction de Marx dans le « Manifeste » de 1848 : les rapports « anciens » disparaissent pour ne laisser la place qu’au « payement au comptant », c’est-à-dire, aux rapports d’argent. La structure anthropologique qu’est la Nation, fondée sur des formes de solidarité et d’obligations réciproques qui n’ont pas une base purement monétaire, s’efface pour laisser le pas à une logique de concurrence où chacun va là où la soupe est la meilleure. Le client prend le pas sur le citoyen. Et cette transformation est universelle : même si la soupe est différente, la même logique préside le comportement de l’ingénieur français qui part travailler aux Etats-Unis et du manœuvre malien qui vient travailler à Paris. Tous deux cherchent une « vie meilleure » en échappant à la « communauté de destin » que suppose le fait national.

L’approfondissement du capitalisme implique de faire tomber toutes les barrières qui empêchent de mettre les individus en concurrence « pure et parfaite ». Le monde idéal du capitalisme, c’est un monde peuplé d’individus interchangeables, parlant la même langue, ayant les mêmes habitudes et les mêmes coutumes, et par conséquent consommant les mêmes objets. Pas la peine de traduire les notices dans un monde où tout le monde parle la même langue, pas la peine d’adapter les produits alors que tout le monde a le même goût. Le modèle économique McDonald’s ou Pizza Hut est bien plus rentable que celui où chaque peuple conserve sa cuisine traditionnelle et mange à une heure différente.

La nationalité, avec le réseau complexe d’interdits, de droits et de devoirs qu’elle implique, avec sa sociabilité particulière, est l’une de ces barrières. C’est pourquoi depuis un demi-siècle, la mutation néolibérale du capitalisme a effacé progressivement les différences entre nationaux et étrangers (3). Faut-il rappeler que dans les années 1970 en France le vote et l’activité politique étaient strictement réservés aux nationaux, tout comme les emplois de fonctionnaire et d’agent public ? Que seuls les nationaux pouvaient diriger une association ? Que seuls les nationaux avaient un droit à résider et travailler dans le pays ? Que seule s’imposait la loi faite par les nationaux et jugée par les tribunaux nationaux ? Et réciproquement, que seuls les nationaux étaient astreints à une série de devoirs, dont en particulier celui de participer à la défense nationale, devoir que toutes les générations nées après 1900 ont peu ou prou été appelées à satisfaire ? Depuis lors, les différences ont progressivement disparu, en même temps que se multipliaient les bi- ou tri-nationaux, dont certains d’ailleurs n’ont jamais vécu dans le pays dont ils sont pourtant citoyens ou parlé sa langue. Aujourd’hui on trouve normal d’avoir des hauts fonctionnaires ou des ministres bi-nationaux, sans jamais se poser des questions sur les conflits de loyauté qui en résultent (4). A cela s’ajoute un discours qui en permanence dévalue les institutions et l’histoire nationale, qui met sur le piédestal – on n’est pas à une contradiction près – le « citoyen du monde » et l’enracinement localiste et communautaire.

Comment, dans ces conditions, la France – ou n’importe quel autre pays, d’ailleurs – pourrait assimiler les étrangers présents sur son sol ? L’assimilation est un contrat dans lequel l’étranger adopte les règles, le cadre, la sociabilité du pays – et ce n’est pas là une concession négligeable – en échange de l’inclusion dans la collectivité nationale et des droits qui s’y attachent. Mais pourquoi faire cet effort, alors que l’entrée dans la communauté nationale ne vous offre pratiquement aucun avantage par rapport à la situation d’étranger ? La préférence nationale – qui, contrairement à ce que croit notre classe politico-médiatique sans mémoire, fut très largement pratiquée jusqu’aux années 1970 – n’est pas seulement un instrument égoïste pour réserver certains bénéfices aux citoyens. C’est surtout un moyen de rendre le statut de citoyen désirable, et donc de mettre sur les étrangers qui ont vocation à rester dans le pays une pression assimilatrice. Pendant des décennies, et je peux en témoigner, ce fut l’un des grands moteurs de l’assimilation. Le seul, à mon avis, qui soit efficace.

Mais, me direz-vous, ne faut-il prendre aussi en considération le simple attachement à un environnement, à une sociabilité, à un mode de vie, une langue qui nous sont familiers, que nous avons hérité de nos parents – ou que nous avons adopté par le processus d’assimilation ? Oui, bien sûr, cela existe. Mais il faut être conscient que sans base matérielle, cet attachement restera au niveau de la sphère privée. On ne peut fonder une solidarité inconditionnelle sur un simple attachement sentimental. La nation est d’abord fondée sur une structure économique, et c’est cette structure économique qui génère dialectiquement une superstructure idéologique. L’idéologie patriotique devient caricature s’il n’existe pas une structure matérielle sous-jacente, un réseau de solidarités qui fait que nous avons des devoirs envers les autres membres de la collectivité, et qu’ils ont des devoirs envers nous. Sans cette structure, l’attachement en question devient une préférence esthétique.

Les commentateurs qui aiment faire le parallèle avec les années 1930 devraient pousser le raisonnement jusqu’au bout. L’immigration n’a jamais été un problème pendant les périodes d’expansion, quand l’Etat était fort et les Français confiants dans leur capacité à imposer leurs lois et leurs règles aux nouveaux venus, quand le statut de citoyen français était désirable. Elle le devient quand le pays est affaibli, quand la confiance dans notre capacité collective à contrôler notre destin est remise en cause, quand le modèle national vacille. Pourquoi la xénophobie apparaît aussi puissante dans les années 1930 ? Parce que les institutions ont été affaiblies par la saignée de 1914-18 et par la crise de 1929, et que la France doute de sa capacité de se relever. Quelques années plus tard, alors que la population n’a pas tellement changé, les partis xénophobes auront été balayés de l’espace public, dès lors que la Libération aura donné au pays confiance en lui-même et en ses capacités.

La vision qu’on a de l’étranger et des problèmes qu’il pose à la société où il s’insère sont moins liés à la nature de l’étranger qu’à l’état de la société en question. Une nation forte, fière d’elle-même, capable d’imposer ses règles, ses lois, ses coutumes sans états d’âme n’a aucun problème avec l’immigration. Une société qui sent le contrôle de son avenir lui échapper sera au contraire hypersensible à tout ce qui peut potentiellement remettre en cause son intégrité. Si l’immigration devient un problème – et pas seulement en France, l’ensemble du monde occidental est concerné – c’est parce que l’évolution du capitalisme détruit progressivement le sens même du cadre national, le réduit pratiquement à un folklore.

Au-delà des débats surréalistes sur le fait de savoir si la loi votée piétine ou non les valeurs de la République, on peut se dire que la loi « immigration », comme la plupart des lois qui l’ont précédée, ne changera pas grande chose. D’abord, parce que la réalité s’imposera comme elle s’impose aujourd’hui, et que les contraintes européennes et la volonté de changer quelque chose manque. De ce point de vue, le discours tenu par le patronat – et répété, curieuse coïncidence, par une bonne partie de la gauche – selon lequel « l’économie française aura besoin d’immigrés » mérite d’être souligné. Aujourd’hui, il y a dans notre pays plusieurs millions de chômeurs français. C’est-à-dire, des gens dont apparemment l’économie française « n’a pas besoin ». Alors, comment se fait-il qu’on ait « besoin d’immigrés » alors qu’on n’a pas « besoin de français » ? Quelles sont les qualités du travailleur l’immigré qui le rendent indispensable, alors que le travailleur français peut être laissé au chômage ? C’est très simple : le travailleur immigré est plus docile, plus flexible, moins habitué à la revendication collective. Inséré dans une société qu’il ne connaît pas, il n’a pas la même information, les mêmes réseaux, les mêmes possibilités de défendre ses droits. S’établit ainsi une sorte de « préférence nationale » à l’envers, dans laquelle le patronat clame avoir besoin d’étrangers mais fait la moue à l’idée de recruter des Français. C’est le vieux discours selon lequel « les étrangers font les travaux que les Français ne veulent pas faire ». La vérité, c’est que « les étrangers font les travaux que les Français n’acceptent pas de faire A CE PRIX-LA ». Ce qui n’est pas tout à fait la même chose.

Qu’à la xénophobie des couches populaires réponde la xénophilie du « bloc dominant » – que ce soit à travers le faux « antiracisme » de la gauche ou du « besoin d’immigrés » de la droite – ne devrait surprendre personne (5). Les couches populaires ont conscience que le délitement de la nation, c’est-à-dire, des solidarités inconditionnelles qui vont au-delà des limites de classe, les prive de tout contrôle collectif sur leur avenir. Ils ont de bonnes raisons de craindre la concurrence de populations différentes qui fatalement remettront en cause leur cadre de vie. Le « bloc dominant », lui, n’a rien à craindre. Pour lui, la Nation est un cadre contraignant avec ses règles de solidarité obligatoire. Sa dissolution, c’est la liberté d’aller là où son capital sera le plus rentable sans avoir à s’arrêter pour attendre les « derniers de cordée ».

La réalité, c’est que l’immigration arrange beaucoup de monde, à commencer par le « bloc dominant », qui a besoin de cette main d’œuvre docile pour faire baisser les salaires et les prix des biens qu’il consomme. Le véritable moteur de l’immigration clandestine, ce n’est pas l’APL, la CMU ou même les allocations familiales. Ce n’est là que la cerise sur le gâteau. Le véritable facteur d’attraction, c’est le travail, et plus largement, le travail au noir. Tant qu’il se trouvera des employeurs pour employer cette main d’œuvre à bas prix, la noria continuera. Or, vous l’aurez remarqué, la loi « immigration », tellement durcie par les droites, ne contient aucune disposition dans ce domaine. Une coïncidence, sans doute.

C’est à partir de ces constatations qu’on comprend pourquoi notre classe politico-médiatique, à gauche comme à droite, évite soigneusement le vrai débat, qui est celui de la nation. Le mot n’a d’ailleurs guère été prononcé ces dernières semaines, comme si la question de « l’étranger » et de son insertion pouvait se traiter en dehors de la connaissance du corps dans lequel il va s’insérer, comme si la question des « droits » pouvait se poser sans passer par l’entité qui est censée les rendre effectifs. C’est en cela que le débat est surréaliste. A gauche, on choisit d’ignorer les problèmes : l’immigré est une victime à qui il faudrait assurer les mêmes droits qu’aux nationaux, sans que personne n’explique pourquoi – et surtout pourquoi ces droits devraient alors être refusés aux milliards d’êtres humains qui n’ont pas encore émigré chez nous. A droite, on joue sur la peur des couches populaires devant une dilution de la nation et d’une remise en cause de son identité QUI EST REELLE, mais dont la cause n’est pas – je répète, N’EST PAS – l’immigration. Personne ne dénonce l’éléphant dans la pièce que tout le monde fait semblant de ne pas voir, celui d’une évolution du capitalisme qui s’attaque au cœur même de ce qui constitue la nation. La poussée vers la « concurrence libre et non faussée » ne s’applique pas seulement aux biens et services, elle s’applique aux hommes. Et l’existence de collectivités où la solidarité est inconditionnelle est une barrière évidente à la concurrence. Exit donc la nation. Et sans nation, l’immigré – défini précisément par son caractère d’extériorité – disparaît. C’est « la gauche » qui est ici en avance sur « la droite » : avec son discours d’égalité absolue entre nationaux et immigrés, elle efface déjà la différence. Cette avance traduit une question de classe. La droite est sous la pression de l’extrême droite, elle-même dépendante d’un électorat populaire pour qui « la patrie est son seul bien ». La gauche, qui reflète essentiellement des secteurs des classes intermédiaires, n’a pas ces complexes.

Au-delà de la politicaillerie, au-delà de ces votes tactiques, au-delà des indignations plus ou moins sincères, au-delà des comparaisons douteuses – Bompard affirmant que « le droit du sol existe en France depuis 1515, puisque depuis 1515 on considère que la personne qui met le pied sur le sol français peut devenir français (6) », c’est quand même quelque chose – il y a une réalité sous-jacente qui, n’en déplaise à beaucoup de gens, reste déterminée par la lutte des classes. Ceux qui prétendent « combattre les idées du Rassemblement national » devraient d’abord s’interroger sur les raisons pour lesquelles ces idées progressent, pourquoi tant de gens votent pour elles, et surtout, quelle est la transformation structurelle qui est derrière. Les imprécations contre le « racisme » réel ou supposé des français, les déclarations pathétiques du genre « j’ai honte pour mon pays » ne changeront rien. 

Descartes

(1) Pour ceux qui ne connaissent pas la procédure parlementaire : le système parlementaire français repose sur l’idée de « navette ». Les textes vont d’une assemblée à l’autre, qui à chaque fois les examine, les amende, et les vote sous leur forme amendée. A chaque « navette », ne sont rediscutés que les articles qui n’ont pas été votés en termes identiques (ceux qui l’ont été sont considérés comme acquis, c’est ce qu’on appelle « l’entonnoir »). En théorie ce processus se poursuit jusqu’à ce que les deux assemblées votent l’ensemble du texte en termes identiques. En pratique, après un certain nombre de lectures, le gouvernement a le pouvoir de constater le désaccord et convoquer une « commission mixte paritaire » (CMP) composée de huit députés et huit sénateurs désignés à proportion des groupes parlementaires, et dont le travail est de se mettre d’accord sur un texte qui soit « votable » par les deux assemblées à partir des derniers textes votés par chaque assemblée. Si l’accord est trouvé, il doit être entériné par un vote dans les deux assemblées. Si l’accord n’est pas trouvé, ou si l’une des assemblées rejette le texte, une dernière lecture a lieu à l’Assemblée nationale, qui a le dernier mot.

(2) Sur certains points, on arrive à une situation où le fait d’être étranger est plus avantageux. Ainsi, par exemple, certains actes ne sont punissables que s’ils sont commis que par des citoyens français (par exemple, le crime de trahison puni par l’article L 331-2 du code de justice militaire). En outre, l’étranger peut toujours se réfugier dans son pays pour échapper aux poursuites, d’autant plus que certains pays n’extradent pas leurs nationaux, ou le font sous des restrictions importantes.

(3) Cela se voit même sur le langage. Ainsi, par exemple, un certain nombre de commentateurs ont affirmé que plusieurs dispositions de la loi « immigration » violaient le « principe d’égalité entre les citoyens », alors que précisément les étrangers NE SONT PAS des « citoyens »…

(4) Le summum a été atteint avec Salomé Nino Zourabichvili, diplomate française qui occupa plusieurs postes avant de devenir ambassadeur de France en Georgie… et quittera ce poste pour devenir ministre des affaires étrangères de Georgie. La question se pose donc : lorsqu’elle était ambassadeur, quels intérêts défendait-elle ? Ceux de la France, ou ceux de la Georgie ? Et lorsqu’elle devient ministre, a-t-elle changé de loyauté ?

(5) A ce propos, je ne peux résister la tentation de reproduire une partie de l’intervention d’un certain Hamzah El Hosni dans un meeting LFI dans l’Essonne – présidé par Bompard et Panot, tout de même : « J’ai envie de vous parler de moi-même. Il y a une loi raciste qui vient de passer à l’Assemblée nationale. Je suis arrivé en France il y a dix ans, j’ai fait mes classes préparatoires au Maroc, après je suis venu faire une école d’ingénieurs sur le plateau de Saclay, et là je vois comment les Arabes sont vus dans la République. Du coup, bon citoyen que je suis, je fais tous les efforts nécessaires pour m’intégrer. Je rejoins plein d’associations mais surtout je commence à éviter de parler arabe, ou parler de mes origines tout court. Au point qu’aujourd’hui, au moment où je me rends compte que ma diversité et le fait de pouvoir parler arabe, c’est des atouts, mais c’est trop tard. Car j’ai tellement abandonné ma langue natale que j’ai du mal à m’exprimer quand je parle à mes propres parents. Ça me semblait important de vous parler de nous, les immigrés, qui viennent faire leurs études en France, qui font la totale pour s’intégrer, mais qui finissent dans aucune case. Je ne suis pas Marocain, parce que cela fait dix ans que je suis déconnecté du Royaume, mais je ne suis pas Français non plus car je peux faire tous les efforts possibles pour m’intégrer mais je resterai toujours l’arabe qui vient pour profiter des allocations et contre qui promulguer des lois afin de les contrôler c’est la priorité de l’Etat. ». Ce texte est amusant parce qu’il construit une mythologie. On peut voir le hold-up des classes intermédiaires qui prétendent parler au nom des couches populaires dans cet « nous les immigrés » prononcé par un étudiant d’élite, admis dans une école prestigieuse (il s’agit semble-t-il de Polytech Paris-Saclay) et gratuite. Si c’est cela « comme on voit les arabes en France », je dirais qu’il y a pire… Il est amusant aussi parce qu’elle illustre comment on se construit une image de « victime » malgré les privilèges. Quitte à inventer : je ne crois pas un instant qu’on puisse, en dix ans, perdre sa langue maternelle. Mon grand-père ne l’avait pas perdue alors qu’il ne l’avait pas pratiquée pendant cinquante ans, alors… Pour ceux qui voudraient regarder les interventions complètes, qui mélangent allègrement les bombardements de Gaza, le vote de la loi « immigration », la mort de Nahel et le raton laveur, et qui illustrent les confusions – et accessoirement, l’ignorance historique – de la gauche contemporaine, voir https://www.youtube.com/watch?v=2Zrcu42kuU8

(6) Bompard fait probablement référence – google aidant – à l’arrêt du Parlement de Paris du 23 janvier 1515, qui établit que la naissance sur le territoire du royaume et la résidence dans celui-ci vous donnait le statut de « régnicole ». Cependant, l’assimilation de ce statut à la nationalité française est un anachronisme. Le statut de « régnicole » ne donnait que la faculté de plaider en demandant sans donner la caution (le judicatum solvi), celle de pouvoir succéder et disposer de ses biens par testament, de posséder des offices et des bénéfices dans le Royaume. Certaines populations étaient d’ailleurs considérées « régnicoles » par traité, sans pour cela être nées ou vivre dans le territoire du Royaume de France. C’était par exemple le cas des Suisses.

Ce contenu a été publié dans Non classé. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

80 réponses à Immigration: l’union sacrée… pour cacher le vrai débat

  1. xc dit :

    Juste un point de détail: L 331-2 du code de justice militaire vise, outre les Français, “tout militaire au service de la France”, ce qui vise nécessairement les Étrangers comme ceux engagés au sein de la Légion étrangère.
    https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000006573995
    Parmi les autres “atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation (Articles 410-1 à 414-9)”, l’article 411-1 du Code pénal ne fait qu’une différence de qualification pour les mêmes faits selon qu’ils sont commis par un Français ou un Étranger: trahison pour le premier, espionnage pour le second.
    https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000006418344
    Ainsi, un Français qui collecte des informations “sensibles” pour les transmettre à l’ennemi est un traitre, et l’Étranger qui sabote une installation “sensible” (mille excuses pour la répétition) et un espion. C’est assez différent du vocabulaire courant.
     

  2. Jean-Paul Krivine dit :

    ” La préférence nationale – qui, contrairement à ce que croit notre classe politico-médiatique sans mémoire, fut très largement pratiquée jusqu’aux années 1970″
    Comme c’est une partie importante de la controverse médiatique, pouvez-vous développer et illustrer ce point ?
    Merci pour ces billets, toujours très intéressants. Et bonnes fêtes de fin d’année.

    • Descartes dit :

      @ Jean-Paul Krivine

      [« La préférence nationale – qui, contrairement à ce que croit notre classe politico-médiatique sans mémoire, fut très largement pratiquée jusqu’aux années 1970 » Comme c’est une partie importante de la controverse médiatique, pouvez-vous développer et illustrer ce point ?]

      Pour illustrer ce propos, je vous renvoie à la loi du 1er juillet 1901 relative aux associations. Dans sa rédaction antérieure à 1981, la loi comprenait un titre IV intitulé « des associations étrangères ». Toute association « dirigée en fait par des étrangers » entrait dans cette catégorie, et une association qualifiée « d’étrangère » était soumise à autorisation préalable de l’autorité préfectorale et à toute une série de restrictions. De fait, cette disposition interdisait à un étranger de faire partie du bureau ou du conseil d’administration d’une association.

      Un autre exemple : la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, dans sa rédaction originale, spécifie que « nul ne peut avoir la qualité de fonctionnaire (…) s’il ne possède la nationalité française » (art 5). Dans sa rédaction de 1991, une exception est introduite au bénéfice des « ressortissants des Etats membres de la Communauté économique européenne » qui peuvent accéder à la qualité de fonctionnaire, sauf dans les corps « dont les activités ne sont séparables de l’exercice de la souveraineté ». Aujourd’hui, le code général de la fonction publique (qui a remplacé la loi du 13 juillet 1983) élargit encore le champ des exceptions. Sont concernés, outre les citoyens des pays membres de l’UE et de l’espace économique européen, aux citoyens des pays avec qui un accord ou convention le prévoit…

      Autre exemple : jusqu’aux années 1980 au moins, un certain nombre de concours d’entrée aux grandes écoles étaient réservés aux nationaux, et des concours séparés étaient prévus pour les étrangers. Ainsi, l’Ecole Centrale de Paris avait un concours étranger, les élèves admis par cette voie n’étaient titularisés qu’à la fin de la première année de scolarité, à condition d’avoir les notes suffisantes… Quant à l’école Polytechnique, les étrangers – sauf pour les ressortissants de certains pays avec lesquels des accords particuliers ont été conclus – ne pouvaient tout simplement pas obtenir le même diplôme que les Français. Recrutés par un concours séparé, ils portaient le titre “d’auditeurs étrangers” et non “élève”. Ils en sortaient avec le diplôme “d’ancien auditeur étranger de l’école Polytechnique”.

      Et je pourrais encore aligner des douzaines d’autres exemples…

      [Merci pour ces billets, toujours très intéressants. Et bonnes fêtes de fin d’année.]

      Merci de vos encouragements, et bonne fête à vous aussi.

      • Bob dit :

        Il est courant de voir dans les annonces d’emploi pour des sociétés américaines : “US citizens only” (sans que ces sociétés n’aient quoi que ce soit à voir avec le domaine militaire ou de la défense).
        A titre personnel, cela ne me choque pas ; je dirais même que la préférence nationale me semble une évidence pour tout patriote.

        • Descartes dit :

          @ Bob

          [A titre personnel, cela ne me choque pas ; je dirais même que la préférence nationale me semble une évidence pour tout patriote.]

          En pratique, c’est une “évidence” pour la très grande majorité de nos concitoyens. Elle n’est d’ailleurs pas le seul fait des “gaulois”. Regardez dans les communautés immigrées, vous verrez que les gens se regroupent et s’entraident suivant des critères qu’on pourrait qualifier de “nationaux”. Dans les cours de récréation, “algériens” et “marocains” ne se mélangent pas facilement…

          Qu’on préfère travailler ou socialiser avec des gens qui parlent le même langage, qui ont le même cadre de référence, dont les réactions à voter discours et vos actions est prévisible – parce que c’est la même que vous auriez dans la même circonstance – est un fait historique qu’il est difficile de contester. Les politiques d’impeccable pedigree républicain ont d’ailleurs inscrit cette préférence dans leurs discours et dans les textes juridiques pendant des décennies sans que personne s’en émeuve. Mais dès lors que le Front National en a levé le drapeau, l’expression est devenue maudite… et la gauche s’est sentie obligée à prêcher le contraire.

  3. SCPIO dit :

    C’est l’évolution du capitalisme qui est, si j’ai bien compris votre thèse, au fond à l’origine de cette loi immigration.
    Je reprends le paragraphe suivant et je ferai quelques commentaires au fur et à mesure.

    “Qu’à la xénophobie des couches populaires réponde la xénophilie du « bloc dominant » – que ce soit à travers le faux « antiracisme » de la gauche ou du « besoin d’immigrés » de la droite – ne devrait surprendre personne (5).”

    A commencer par les marxistes dont la dernière phrase du manifeste du parti communiste est: “Prolétaire de tous les pays unissez-vous!” d’une part et d’autre part dont un des slogans était: “Les prolétaires n’ont pas de patrie.” Pas plus que le capital.
    Les cris de la “gauche” sont les cris d’orfraie d’une vierge effarouchée (hypocritement)! La “gauche” ne pense pas en terme marxiste mais en terme de posture morale.

    ” Les couches populaires ont conscience que le délitement de la nation, c’est-à-dire, des solidarités inconditionnelles qui vont au-delà des limites de classe, les prive de tout contrôle collectif sur leur avenir. Ils ont de bonnes raisons de craindre la concurrence de populations différentes qui fatalement remettront en cause leur cadre de vie.”

    Si les couches populaires étaient marxistes (ou tout du moins avaient lues Marx attentivement c’est à dire dans le texte) cette éventualité effrayante ne le serait pas (ou moins).
    Certains courants marxistes auraient fustigés ces gens en parlant de peurs petites bourgeoises.

    “Le « bloc dominant », lui, n’a rien à craindre. Pour lui, la Nation est un cadre contraignant avec ses règles de solidarité obligatoire. Sa dissolution, c’est la liberté d’aller là où son capital sera le plus rentable sans avoir à s’arrêter pour attendre les « derniers de cordée ».”

    Pas sûr du tout surtout dans le contexte actuel. Regardez les américains, ou les chinois (entre autres). Les états nations défendent leurs entreprises et leurs industries Le développement des multinationales s’est fait grâce à un état fort et surtout protectionniste. Les industries des nouvelle technologies ont largement bénéficié de l’intérêt de l’armée US. L’idéologie mondialiste est en crise et je pense que cette loi en est un des reflets

    • Descartes dit :

      @ SCIPIO

      [C’est l’évolution du capitalisme qui est, si j’ai bien compris votre thèse, au fond à l’origine de cette loi immigration.]

      Non. Pour moi, c’est l’approfondissement du capitalisme qui, en affaiblissant cette structure qu’est la nation, fait que l’immigration est un problème. Et comme les « bloc dominant » se voit obligé de répondre à ce problème pour des raisons électorales mais n’a aucun intérêt à s’y attaquer vraiment, il produit ce genre de lois d’affichage, dont la « loi immigration » n’est qu’un exemple.

      [A commencer par les marxistes dont la dernière phrase du manifeste du parti communiste est: “Prolétaire de tous les pays unissez-vous!” d’une part et d’autre part dont un des slogans était: “Les prolétaires n’ont pas de patrie.” Pas plus que le capital.]

      Ca dépend des « marxistes » de quelle époque. Si le marxisme « originel » alimentait l’idée que le concept de « nation » était une invention bourgeoise pour diviser le prolétariat, l’expérience de la première guerre mondiale et l’échec de la socialdémocratie à dépasser le sentiment national à poussé à des révisions déchirantes. Il faut savoir dépasser les slogans…

      [« Les couches populaires ont conscience que le délitement de la nation, c’est-à-dire, des solidarités inconditionnelles qui vont au-delà des limites de classe, les prive de tout contrôle collectif sur leur avenir. Ils ont de bonnes raisons de craindre la concurrence de populations différentes qui fatalement remettront en cause leur cadre de vie. » Si les couches populaires étaient marxistes (ou tout du moins avaient lues Marx attentivement c’est à dire dans le texte) cette éventualité effrayante ne le serait pas (ou moins).]

      Pourquoi ? J’avoue que j’ai du mal à voir le rapport…

      [Certains courants marxistes auraient fustigé ces gens en parlant de peurs petites bourgeoises.]

      On trouve de tout, dans la vigne du seigneur…

      [« Le « bloc dominant », lui, n’a rien à craindre. Pour lui, la Nation est un cadre contraignant avec ses règles de solidarité obligatoire. Sa dissolution, c’est la liberté d’aller là où son capital sera le plus rentable sans avoir à s’arrêter pour attendre les « derniers de cordée ». » Pas sûr du tout surtout dans le contexte actuel. Regardez les américains, ou les chinois (entre autres). Les états nations défendent leurs entreprises et leurs industries.]

      Les Etats, oui. Mais les nations ? Je ne connais pas assez la Chine pour vous donner une opinion. Mais aux Etats-Unis, on voit aussi la solidarité inconditionnelle se déliter, la loyauté communautaire prendre le pas sur la solidarité nationale, la montée des idéologies du « chacun pour soi ». L’Etat et la Nation ne sont pas des synonymes. On a eu des Etats sans nation, et des nations sans Etat…

      • Cording1 dit :

        En effet ce n’est pas généralisé mais en France c’est un exemple de plus d’une tendance historique des élites à trahir l’intérêt national. La dernière fois ce fut entre 1939 et 1945.

        • Descartes dit :

          @ Cording1

          [En effet ce n’est pas généralisé mais en France c’est un exemple de plus d’une tendance historique des élites à trahir l’intérêt national. La dernière fois ce fut entre 1939 et 1945.]

          Cela dépend de ce que vous appelez “les élites”. Si vous entendez par là les élites intellectuelles, on peut dire que c’est là une des faces sombres de l’universalisme français. Nos élites sont particulièrement ouvertes aux autres cultures, et par conséquent tendent à être fascinées par ce qui se fait ailleurs. Elles ont été tour à tour russophiles, germanophiles, anglophiles, américanophiles… avec un certain snobisme par rapport à ce qui vient “de chez nous”.

          Mais ce snobisme existe en plus ou moindre mesure partout. En Grande Bretagne, il y a périodiquement chez les élites intellectuelles une vague de francophilie…

          • Bob dit :

            Comment expliquer cette quasi préférence des “élites” pour l”étranger” ? Pur snobisme intellectuel ou y a-t-il d’autres raisons ?
            Je remarque au passage que la gauche a cessé depuis un certain temps de sortir son fameux “l’immigration est une chance pour la France, qui s’enrichit de la cultures des autres”. Il y a une dizaine d’années, ils n’avaient que ce slogan à la bouche. Je me demande pourquoi ce changement affiché (ou plutôt non affiché).

            • Descartes dit :

              @ Bob

              [Comment expliquer cette quasi préférence des “élites” pour l”étranger” ? Pur snobisme intellectuel ou y a-t-il d’autres raisons ?]

              Je ne sais pas. Je pense que ce n’est pas spécifiquement français : il y a dans les cultures héritières du miracle gréco-romain une sorte de curiosité particulière qui les pousse à aller regarder ailleurs. Et une fois qu’on a regardé, on est fasciné par ce qui est différent. Rome en sont temps fut fascinée par la Grèce. L’Europe médiévale était fascinée par l’Orient, et ne parlons même pas de l’intérêt populaire qu’ont suscité les grandes expéditions à partir de la Renaissance et jusqu’au XIXème siècle. A la fin du XIXème, on construisait à Paris des bâtiments d’inspiration arabe, japonaise, alors qu’à Londres on copiait le style indien. Pensez à Kipling et son amour pour l’Inde… Je ne pense pas que ce soit en soi négatif : cette curiosité, cette fascination pour ce qui est différent a fait aussi la richesse de la civilisation européenne. C’est lorsque cette admiration pour l’autre devient haine de soi que le problème se pose…

              [Je remarque au passage que la gauche a cessé depuis un certain temps de sortir son fameux “l’immigration est une chance pour la France, qui s’enrichit de la cultures des autres”.]

              Ah bon ? Je n’ai pas vraiment remarqué. Je trouve toujours ce genre de formules dans les textes…

  4. Glarrious dit :

    Sur la préférence nationale il ne faut pas oublier le deux poids deux mesures des classes intermédiaires dans certains domaines comme la culture dont ces derniers sont de gros consommateurs. Le cinéma français offre un magnifique exemple d’hypocrisie à travers son système de financement.
    Sur le travail au noir je suis d’accord avec vous, comme c’est bizarre que ces patrons-voyous ne soient pas punis dont le minium seraient d’être envoyer derrière les barreaux pour trafique d’être humain et leurs commerces fermés manu militari mais non c’est tout le contraire qui se passe les journalopes leurs tendent les micros pour se permettre de pleurnicher à coup ouin-ouin mon migrant de poche est sous OQTF il faut les régulariser. On marche sur la tête. 
    [ Non, le but de cette loi était, dans un contexte où l’immigration préoccupe une large partie de l’électorat populaire et alimente le vote pour le Rassemblement national, de montrer que le gouvernement prend à bras le corps les problèmes. Autrement dit, encore un « coup de com »]
     
    Le ” coup de com ” de la loi immigration est curieux, le projet de loi de Darmanin est sur son bureau depuis 1 an, voté puis détricoté par les juges communautaires à travers la complicité des juges nationaux, en valait-il la peine ?
     

    • Descartes dit :

      @ Glarrious

      [Sur la préférence nationale il ne faut pas oublier le deux poids deux mesures des classes intermédiaires dans certains domaines comme la culture dont ces derniers sont de gros consommateurs. Le cinéma français offre un magnifique exemple d’hypocrisie à travers son système de financement.]

      Sur cette question, l’hypocrisie va de pair avec l’ambiguïté dans le discours dominant. Bien entendu, personne ou presque dans notre caste politico-médiatique ne conteste la préférence donnée par les mécanismes de financement au cinéma « national », et votre exemple est parfaitement pertinent. Vous noterez aussi que la vulgate ne voit pas de problème lorsqu’il s’agit de préférence locale ou régionale – voir tout le discours sur les « circuits courts ». Une cantine qui affiche le fait qu’elle donne la préférence aux produits régionaux recevra des éloges unanimes. Les recevrait-elle si elle affichait sa préférence pour les produits « nationaux » ?

      [Sur le travail au noir je suis d’accord avec vous, comme c’est bizarre que ces patrons-voyous ne soient pas punis dont le minium seraient d’être envoyer derrière les barreaux pour trafique d’être humain et leurs commerces fermés manu militari mais non c’est tout le contraire qui se passe les journalopes leurs tendent les micros pour se permettre de pleurnicher à coup ouin-ouin mon migrant de poche est sous OQTF il faut les régulariser. On marche sur la tête.]

      Effectivement, il est assez significatif qu’aucun groupe à l’Assemblée n’ait cru nécessaire de proposer des amendements dans ce sens. Tous unis derrière le travail au noir ! La droite, parce que paraît-il les entreprises ont besoin d’immigrés, la gauche parce que rendre plus difficile l’accès à l’emploi des clandestins va contre l’idée d’accueil universel… mais le résultat est le même.

  5. bernard dit :

    Bonsoir 
    j’ai lu attentivement votre texte et je pense aussi que cette loi est une belle tarte a la créme , et d’ailleurs notre président vas y mettre aussi une louche en saissisant le conseil constitutionnel 
    J’ai écouté Henri Guaino et lui aussi va dans votre sens 

    • Descartes dit :

      @ bernard

      [et d’ailleurs notre président vas y mettre aussi une louche en saisissant le conseil constitutionnel]

      Autrement dit le président de la République, qui a convoqué les présidents des groupes parlementaires de sa majorité à l’Elysée pour exiger d’eux qu’ils votent le compromis issu de la CMP, qui a cajolé les élus LR pour qu’ils fassent de même, qui n’a pas demandé – comme le permet la Constitution – une deuxième délibération, découvre tout à coup que le texte contient des dispositions contraires à la Constitution, et compte sur le Conseil constitutionnel pour “nettoyer” le texte issu de l’Assemblée. On croît rêver…

      [J’ai écouté Henri Guaino et lui aussi va dans votre sens]

      Ca ne m’étonne pas, sur les questions purement institutionnelles je partage largement ses analyses…

      • xc dit :

         
        Je m’avise, sans doute tardivement par rapport à d’autres, que notre Constitution autorise l’application d’un texte de loi après suppression par le Conseil constitutionnel de dispositions sans lesquelles ce texte n’aurait pas été adopté par le Parlement.
        Si c’est bien ce qui va se passer avec la Loi immigration, les Parlementaires qui ont voté pour n’auront aucune possibilité de revenir sur leur vote.
         

        • Descartes dit :

          @ xc

          [Je m’avise, sans doute tardivement par rapport à d’autres, que notre Constitution autorise l’application d’un texte de loi après suppression par le Conseil constitutionnel de dispositions sans lesquelles ce texte n’aurait pas été adopté par le Parlement.]

          Je ne sais pas comment vous avez pu croire le contraire. Le Conseil constitutionnel est juge de la conformité à la Constitution, et non des équilibres politiques. Si le parti X négocie avec le parti Y le fait de voter la disposition A à condition que l’autre vote la disposition B, c’est à lui de s’assurer que la proposition qu’il avance dans la négociation est conforme à la Constitution. Le Conseil ne peut rentrer dans la discussion du genre “si A n’avait pas été là, B n’aurait pas été votée, et donc si on annule A on devrait annuler B”. Si LR a négocié avec le gouvernement l’insertion dans la loi d’une disposition, c’était à lui de s’assurer au préalable que la disposition en question tient la route. Si les élus font de la surenchère et insèrent dans les textes des dispositions contraires à la Constitution, ils ne peuvent pas ensuite se plaindre.

  6. CVT dit :

    @Descartes,

    [l’autre gagnant est, même s’il ne pavoise pas, Jean-Luc Mélenchon. Je te vois froncer le sourcil, cher lecteur. Comment parler de victoire, alors que la loi votée est à l’opposé des idées défendues par LFI ?]

    Oui, pour moi, ils sont quand même les grands perdants, au final. C’est vrai lors de motion de rejet du texte de loi initial, voté de concert avec l’ex-FN (ce n’est pas la cohérence qui les étouffe), il avait bien mis le “daouah” et bien embarrassé Darmanin et le Petit Marquis Poudré de l’Elysée.
    Mais avec la vote du texte définitif amendé, ils ont perdu le match retour, surtout en appelant à la sédition contre l’application de la loi. Mais à quelque chose, malheur est bon: LFI a montré, si ce n’était pas déjà fait, à quel point ce mouvement n’est ni démocratique, ni républicain et surtout anti-français. A l’opposé, cette remarque s’applique aussi au Méprisant de la République (je reprends votre heureuse formule).
    Parce qu’en effet, la Gauche Anti-France appelle l’Exécutif  à ne pas promulguer un texte de loi voté au Parlement, pour le simple motif que le parti Mariniste l’a voté: c’est déni de démocratie, doublé d’un déni de République. Les députés RN sont tout autant légitimes que les autres, et nier leur vote, c’est nier leurs mandants, donc des électeurs français; c’est donc foncièrement antidémocratique. Sans compter qu’il est inconstitutionnel d’exiger de l’Etat qu’il commette une forfaiture en ne promulguant un texte issu du Législateur: c’est donc antirépublicain . Enfin, l’appel à une prétendue “désobéissance civique” est lui aussi républicain car également inconstitutionnel, parce qu’attentatoire à l’unité de la République.  
    Dans le camp “opposé” (encore que…), le P’tit Cron ne sort non plus grandi de cette histoire: demander au Conseil Constitutionnel de s’ériger en législateur en dernier ressort, et ce afin de sauver la face du Narcisse élyséen, faute d’avoir voulu refuser de retirer son texte, est la négation même de la Représentation Nationale. Lui aussi piégé qu’il a été par les Marinistes, il paie son entêtement buté de vouloir à tout prix faire de l’affichage, et il menace désormais de commettre la même forfaiture que ces prédécesseurs Mitterrand en 1984 sur la loi Savary et Chirac pour la loi sur le CPE en 2006…

     
    [(4) Le summum a été atteint avec Salomé Nino Zourabichvili, diplomate française qui occupa plusieurs postes avant de devenir ambassadeur de France en Georgie… et quittera ce poste pour devenir ministre des affaires étrangères de Georgie. La question se pose donc : lorsqu’elle était ambassadeur, quels intérêts défendait-elle ? Ceux de la France, ou ceux de la Georgie ? Et lorsqu’elle devient ministre, a-t-elle changé de loyauté ?]

     
    Effectivement, elle est gratinée, l’ex de Glucksman Junior… Mais j’ai encore mieux! (ou pire!)
     
    Selon moi,  compte-tenu dans le contexte actuel de résurgence du conflit israélo-palestinien, le cas du député de l’Assemblée Nationale “franco”-israélien  Meyer Habib, représentant des Français de l’étranger et chantre des politiques israéliennes les plus nationalistes (pour rester poli…), est encore plus problématique que celui de la franco-géorgienne en matière de double allégeance.
    L’an dernier, celui-ci a vu son élection au siège au Parlement initialement invalidé, et un nouveau scrutin a été ordonné. Il avait envisagé, en cas d’échec électoral, qu’il fut nommé… Ambassadeur d’Israël à Paris!!!!!! Et personne ne crie au scandale, ni à l’ingérence des Israéliens dans nos affaires!!!
     
    Et dire qu’en 1988, Jean-Marie Le Pen avait été fustigé pour avoir mis en cause le ministre d’ouverture du gouvernement Rocard Lionel Stoléru, probablement par provocation antisémite, mais surtout parce qu’il était titulaire des nationalités française, roumaine ( pays de ses ancêtres, qui était à l’époque, sous le joug des Ceaucescu…) et israélienne. 

    • Descartes dit :

      @ CVT

      [« l’autre gagnant est, même s’il ne pavoise pas, Jean-Luc Mélenchon. Je te vois froncer le sourcil, cher lecteur. Comment parler de victoire, alors que la loi votée est à l’opposé des idées défendues par LFI ? » Oui, pour moi, ils sont quand même les grands perdants, au final. C’est vrai lors de motion de rejet du texte de loi initial, voté de concert avec l’ex-FN (ce n’est pas la cohérence qui les étouffe), il avait bien mis le “daouah” et bien embarrassé Darmanin et le Petit Marquis Poudré de l’Elysée.
      Mais avec le vote du texte définitif amendé, ils ont perdu le match retour, surtout en appelant à la sédition contre l’application de la loi.]

      Je pense que vous vous trompez. Le succès ou l’échec d’une tactique se mesure à l’atteinte ou non des objectifs. L’analyse de Mélenchon est que le système démocratique est bloqué et ne permet pas d’avancer, que le temps n’est plus au débat rationnel et à la négociation, mais au rapport de forces et au combat frontal – y compris jusqu’à la guerre civile. Pour préparer cette perspective, il faut polariser la société et « bordéliser » le système pour provoquer son implosion. Et on ne peut nier qu’avec le vote de la loi, il a avancé un grand pas : question polarisation, il a creusé un « fossé infranchissable » entre ceux qui ont voté la loi et ceux qui ne l’ont pas voté. Des deux côtés, on a vu une radicalisation qui interdit tout débat rationnel. Maintenant, la deuxième phase du plan sera de se faire le porte-parole unique de ces derniers… quant à la « bordélisation », obtenir qu’un président fasse le forcing pour voter un texte qu’il dénonce ensuite lui-même et qu’il envisage de ne pas faire appliquer, alors que se multiplient les appels à la désobéissance civile, avouez que ce n’est pas mal comme résultat.

      Sur le long terme, je suis d’accord avec vous, cette tactique n’a pas beaucoup de chances d’amener Mélenchon au pouvoir. La « gauche » sur laquelle il prétend s’appuyer ne risque pas de devenir majoritaire dans ce pays, et la « bordélisation » finira par effrayer l’électeur et poussera une demande « d’ordre ». Mélenchon est trop influencé par les « révolutions » latinoaméricaines, mais oublie une différence fondamentale : en Amérique Latine, les pauvres n’ont rien à perdre. Ce n’est pas du tout le cas chez nous…

      [Mais à quelque chose, malheur est bon: LFI a montré, si ce n’était pas déjà fait, à quel point ce mouvement n’est ni démocratique, ni républicain et surtout anti-français. A l’opposé, cette remarque s’applique aussi au Méprisant de la République (je reprends votre heureuse formule).]

      Franchement, ce que cela montre surtout c’est que ces gens-là sont surtout intéressés par leurs petits jeux politiciens, et n’ont aucun souci – ni même un intérêt – pour la tâche qui consiste à gouverner la France. De la même manière que l’économie financière s’est détachée de l’économie réelle, la politique « communicationnelle » se détache de la politique réelle. On vote des textes qui ne changent rien, on conclut et on rompt des alliances qui n’ont aucun effet sur le réel. L’Assemblée nationale devient de plus en plus une assemblée étudiante. On y refait le monde, mais ce n’est que du bavardage.

      [Parce qu’en effet, la Gauche Anti-France appelle l’Exécutif à ne pas promulguer un texte de loi voté au Parlement, pour le simple motif que le parti Mariniste l’a voté: c’est déni de démocratie, doublé d’un déni de République. Les députés RN sont tout autant légitimes que les autres, et nier leur vote, c’est nier leurs mandants, donc des électeurs français; c’est donc foncièrement antidémocratique.]

      Le plus amusant, c’est que cette idée de « décompter » les votes de tel ou tel parti n’a qu’un seul précédent en France. En 1954, lors de son vote d’investiture comme chef du gouvernement, Pierre Mendes-France promet de décompter les votes communistes, et de refuser l’investiture si la majorité n’était pas acquise sans eux. Que ce « décompte » n’ait affecté dans notre pays que les communistes et le RN devrait interpeller certains…

      [Sans compter qu’il est inconstitutionnel d’exiger de l’Etat qu’il commette une forfaiture en ne promulguant un texte issu du Législateur : c’est donc antirépublicain.]

      Là, par contre, ça se discute. L’article 10 de la Constitution dit que « le Président de la République promulgue les lois dans les quinze jours qui suivent la transmission au Gouvernement de la loi définitivement adoptée ». Les constitutionnalistes se sont toujours écharpés sur le fait de savoir si cette formule implique que le président a l’obligation de promulguer, autrement dit, si le délai fixé implique qu’il DOIT « promulguer dans les quinze jours », ou bien qu’à défaut de l’avoir promulgué dans ce délai la loi devient nulle. Jusqu’aux années 2000, la première interprétation était dominante. Dans la mesure où le régime évolue de plus en plus vers un régime d’équilibre de pouvoirs à l’américaine, la deuxième interprétation s’est imposée ces dernières années…

      [Enfin, l’appel à une prétendue “désobéissance civique” est lui aussi républicain car également inconstitutionnel, parce qu’attentatoire à l’unité de la République.]

      Cela dépend. La loi prévoit des sanctions pour toute « désobéissance ». Dans la mesure où la personne qui agit en « désobéissance » le fait publiquement et assume ces sanctions, il s’agit à mon avis d’une forme de combat politique parfaitement admissible.

      [Dans le camp “opposé” (encore que…), le P’tit Cron ne sort non plus grandi de cette histoire: demander au Conseil Constitutionnel de s’ériger en législateur en dernier ressort, et ce afin de sauver la face du Narcisse élyséen, faute d’avoir voulu refuser de retirer son texte, est la négation même de la Représentation Nationale.]

      Tout à fait. Je pense que le Conseil fera preuve d’une grande prudence dans cette affaire. Les « sages » sont très conscients en général des limites de leur action, et par le passé ils ont fait très attention à ne pas empiéter dans le domaine législatif, sachant combien la question est sensible. Je m’attends à une décision très juridique…

      [Selon moi, compte-tenu dans le contexte actuel de résurgence du conflit israélo-palestinien, le cas du député de l’Assemblée Nationale “franco”-israélien Meyer Habib, représentant des Français de l’étranger et chantre des politiques israéliennes les plus nationalistes (pour rester poli…), est encore plus problématique que celui de la franco-géorgienne en matière de double allégeance.]

      Oui et non. Qu’un député soit agent d’une puissance étrangère, c’est un problème. Mais in fine, un député est un agent politique, et ce sont ses électeurs qui sont juges de sa loyauté. Tout le monde sait qui est Meyer-Habib et à quels intérêts il répond. Ses déclarations sont des irritants, mais guère plus. D’un autre côté, un haut fonctionnaire est un homme dont l’activité est essentiellement confidentielle. Il a accès à de l’information réservée en bien plus grande quantité, et son action est beaucoup moins contrôlée par les citoyens. La déloyauté d’un ambassadeur peut péser bien plus lourd que celle d’un député.

  7. Bruno dit :

    [Si l’on voulait vraiment s’attaquer à ces problèmes, il eut fallu toucher bien d’autres fondamentaux : le travail au noir est un aimant bien plus puissant que l’APL, l’école un instrument d’assimilation bien plus efficace que des vagues exigences sur l’apprentissage du français.]
    Je ne suis pas convaincu par ce point. Quand vous regardez l’immigration légale, la majorité des entrées est justifiée par le regroupement familial. Aussi, je pense que plus généralement les gens venant des pays pauvres et ou en crise cherchent avant tout un endroit stable où ils pourront vivre sans risquer leur vie. Les immigrés sont des gens rationnels, une fois le critère de la tranquillité coché, ils vont là où ils peuvent trouver des individus issus des mêmes pays qu’eux et, où ils pourront avoir différents avantages (santé, logement…). En clair, une bonne part d’entre eux fait son marché.
     [Une bonne dose de « en même temps » s’imposait donc, pour faire un projet « équilibré », avec des mesures « dures » pour plaire à droite, et des régularisations automatiques pour plaire à la gauche.]
    C’est ça la macronie, le rassemblement des différentes bourgeoisies, et ça donne un texte équilibré, pour ces classes sociales, sous couvert d’un peu d’humanitaire (les régularisations) on contente le patronat. J’en profite d’ailleurs pour reconnaître à ce dernier un certain mérite, il s’est beaucoup exprimé pendant le processus législatif et ne s’est pas caché derrière son petit doigt.
     [Après avoir fait tout ce qui était en leur pouvoir pour faire voter ce texte par les groupes parlementaires de la majorité, le président de la République et le premier ministre déclarent que certaines dispositions du texte ne seraient pas conformes à la Constitution, et prient le Conseil Constitutionnel de les censurer, sans réaliser qu’une censure jouerait en faveur du RN, puisqu’elle donnerait crédibilité à son affirmation que le système est verrouillé par des instances non démocratiques et que rien ne peut être fait par la voie législative normale.]
    On se fout de la gueule des Argentins et des Américains, mais quand on voit ce qui se passe chez nous c’est à pleurer. On a encore entendu des parlementaires appeler le Président à ne pas promulguer la loi. Et je ne parle même pas du Président qui dit que selon lui le texte qu’a voté sa majorité, contient des dispositions contraires à la Constitution. Il sera toutefois intéressant de voir ce que le Conseil se permet de censurer…
    [Posons donc cette question fondamentale : qu’est-ce que c’est aujourd’hui que d’être citoyen d’une nation, ou pour circonscrire la question, qu’est-ce que c’est que d’être Français ?]
    A gauche vous savez très bien qu’aujourd’hui on n’a plus qu’une définition bêtement légaliste de la chose : être Français c’est avoir des papiers Français. Le reste ne compte pas ; et ça saute comme un cabri en hurlant « état de droit ». A droite, difficile à dire, la droite ne pense plus ces questions depuis des lustres.
    [Et la tendance est d’étendre cette possibilité à l’ensemble, invoquant la logique « ils payent des impôts, pourquoi ne voteraient-ils pas », qui réduit donc la nationalité à une simple question de contribution monétaire.]
    Vous n’imaginez pas le nombre de fois que j’ai entendu cette idée absurde et tellement petite-bourgeoise, particulièrement à l’université et dans le supérieur. Dans ces cas là il retourner la chose en rappelant que des millions de Français ne paient pas ou peu d’impôts.
    [L’obligation de solidarité inconditionnelle envers ses concitoyens ? Les devoirs de gratitude envers la collectivité qui vous a nourri, éduqué et protégé ? ]
    Déjà au sein d’une famille ça devient compliqué, alors à l’échelle d’une nation… J’aimerais bien d’ailleurs vous entendre sur la famille. Vous indiquez à raison que le capitalisme broie les institutions, notamment la nation. Il en va de même pour la famille je pense, cellule dans laquelle on trouvait une sorte de communisme primitif et une solidarité forte, horizontale, comme verticale. Depuis les 60’ on prétend qu’elle est un carcan dont il faut se libérer, dans quel but…
     [Le client prend le pas sur le citoyen. Et cette transformation est universelle : même si la soupe est différente, la même logique préside le comportement de l’ingénieur français qui part travailler aux Etats-Unis et du manœuvre malien qui vient travailler à Paris. Tous deux cherchent une « vie meilleure » en échappant à la « communauté de destin » que suppose le fait national. ]
    Pour le malien, il peut se sentir solidaire de sa tribu, mais de sa nation de papier je ne suis pas certain. Le pays est trop jeune et pas assez affermi. Autre point : que pensez-vous des USA ? Pays du capitalisme par excellence, le fait national semble toutefois y résister. Il y a toujours les instruments d’un état fort, comme l’armée, mais aussi une sorte de surplomb, de transcendance, la destinée manifeste etc… Bref, en dépit de la fragmentation de ce pays, on dirait qu’il est dans un état moins grave que le nôtre. Ok il est hyper communautarisé, mais ce n’est pas nouveau et ça ne l’a pas empêché de peser.
    [L’approfondissement du capitalisme implique de faire tomber toutes les barrières qui empêchent de mettre les individus en concurrence « pure et parfaite ». Le monde idéal du capitalisme, c’est un monde peuplé d’individus interchangeables, parlant la même langue, ayant les mêmes habitudes et les mêmes coutumes, et par conséquent consommant les mêmes objets.]
    En vous lisant, je me dis que je souhaiterais aussi avoir votre opinion sur la place de la religion dans ce système. On a beaucoup glosé sur le fait que certaines religions permettaient l’essor du capitalisme. Mais en définitive, la religion m’apparait tout de même comme un frein, particulièrement moral, au capitalisme. On ne doit pas travailler le dimanche, on ne vend pas ses organes etc… Pensez-vous qu’à terme le capitalisme conduira à la destruction des religions, ou plutôt à les vider de leur substance ? Même chez les catholiques, je pense à l’inénarrable antipape François, on raisonne en évoquant les « individus ». C’est en se fondant sur le respect de l’individu qu’il indique notamment qu’on peut bénir les unions entre personnes de même sexe. (Je dérive un peu pardonnez moi mais le sujet m’apparaît passionnant).
    [La préférence nationale – qui, contrairement à ce que croit notre classe politico-médiatique sans mémoire, fut très largement pratiquée jusqu’aux années 1970 – n’est pas seulement un instrument égoïste pour réserver certains bénéfices aux citoyens. ]
    Sincèrement, j’avoue que ce « débat » me rend dingue. L’existence même d’une nation et donc de citoyens implique d’opérer une distinction. Comme le disait Régis Debray, une nation, présume un dedans et un dehors, des frontières, des nationalités distinctes, autrement on a une soupe. Sans préférence pour les nationaux, vous n’avez aucune nation. Face à la gauche qui hurle au racisme (ce serait d’ailleurs plus de la xénophobie) au sujet de la préférence nationale, la droite du petit Ciotti ne sait que répondre. On sent quand même que le magistère moral de la « gauche » libérale-libertaire n’a pas été sérieusement ébranlé, en tout cas chez les politiques.
    [A droite, on joue sur la peur des couches populaires devant une dilution de la nation et d’une remise en cause de son identité QUI EST REELLE, mais dont la cause n’est pas – je répète, N’EST PAS – l’immigration. Personne ne dénonce l’éléphant dans la pièce que tout le monde fait semblant de ne pas voir, celui d’une évolution du capitalisme qui s’attaque au cœur même de ce qui constitue la nation.]
    L’existence de la nation est remis en cause par le capitalisme, je suis bien d’accord avec vous. Pour ce qui est de l’identité du peuple, les facteurs sont multiples et l’arrivée massive d’une immigration (voulue par le capitalisme) originaire de pays sans culture commune y contribue fortement. La perte de l’identité se joue par le haut, avec le capitalisme, le consumérisme, l’américanisation, mais aussi par le bas, avec l’immigration. Les deux vont ensemble. Supprimer l’immigration extra-européenne ne suffirait pas à sauver l’identité de la France, mais on éviterait de bouleverser des équilibres anthropologiques millénaires, ce n’est pas rien.
    [Et l’existence de collectivités où la solidarité est inconditionnelle est une barrière évidente à la concurrence. Exit donc la nation. Et sans nation, l’immigré – défini précisément par son caractère d’extériorité – disparaît. C’est « la gauche » qui est ici en avance sur « la droite » : avec son discours d’égalité absolue entre nationaux et immigrés, elle efface déjà la différence. Cette avance traduit une question de classe. La droite est sous la pression de l’extrême droite, elle-même dépendante d’un électorat populaire pour qui « la patrie est son seul bien ». La gauche, qui reflète essentiellement des secteurs des classes intermédiaires, n’a pas ces complexes. ]
    Très très bien vu…
    Pour conclure, j’aimerais avoir votre opinion sur une expression qu’on emploie aujourd’hui couramment pour qualifier les pays occidentaux « démocratie libérale ». Plus j’y réfléchis plus je trouve cette formule assez problématique. A mon sens la démocratie implique deux entités : un peuple et un territoire, tous deux bien définis. Ces deux entités vont se doter d’institutions permettant au peuple présent sur le territoire de conduire son destin selon sa volonté. Libéral, au sens contemporain et donc réducteur du terme, m’évoque avant tout l’idée des droits individuels, un régime dans lequel l’individu, en tant que tel, jouirait de nombreux droits, et, bien souvent en dernière instance, primerait sur le collectif. Dès lors je pense qu’on ne peut avoir qu’une grande tension dans un régime de ce type, avec d’un côté les intérêts du peuple et de l’autre, ceux de l’individus, qui devraient l’emporter sur le reste. Je suis vague, flou et bref, mais j’espère m’être fait comprendre. Un événement juridique récent me revient un peu en lien, vous devez vous en souvenir. Le CC a à l’occasion d’une QPC annulé la condamnation d’un Français qui aidait des migrants à franchir la frontière des Alpes, le CC a expliqué qu’il ne pouvait être condamné en raison de la « fraternité » en faisant un sort à notre devise… Un peuple, une devise, les individues du monde entier, les milliards… On n’est pas sorti de l’auberge…
    J’aurais dû commencer par ça : merci pour ce beau texte et à très vite l’an prochain. Bonnes fêtes à vous et vos proches !

    • Descartes dit :

      @ Bruno

      [« Si l’on voulait vraiment s’attaquer à ces problèmes, il eut fallu toucher bien d’autres fondamentaux : le travail au noir est un aimant bien plus puissant que l’APL, l’école un instrument d’assimilation bien plus efficace que des vagues exigences sur l’apprentissage du français. » Je ne suis pas convaincu par ce point. Quand vous regardez l’immigration légale, la majorité des entrées est justifiée par le regroupement familial.]

      Oui. Mais dans le regroupement familial la famille rejoint un travailleur installé régulièrement dans le pays. Comment ce travailleur s’y est installé ? Souvent, il est venu en tant qu’immigrant clandestin, a réussi à trouver un travail au noir, et à un moment ou un autre a bénéficié d’une régularisation. Le regroupement familial des travailleurs entrés légalement sur le territoire ne pose pas de problème, puisqu’en contrôlant l’entrée des travailleurs, on contrôle du même coup le regroupement.

      [Aussi, je pense que plus généralement les gens venant des pays pauvres et ou en crise cherchent avant tout un endroit stable où ils pourront vivre sans risquer leur vie. Les immigrés sont des gens rationnels, une fois le critère de la tranquillité coché, ils vont là où ils peuvent trouver des individus issus des mêmes pays qu’eux et, où ils pourront avoir différents avantages (santé, logement…). En clair, une bonne part d’entre eux fait son marché.]

      Mais pourquoi l’existence d’une communauté de même origine – et sur ce point tous les sociologues sont d’accord – est-elle un facteur d’attraction ? Parce qu’elle facilite l’accès à la fois au travail au noir et à certains avantages. C’est à travers ces communautés déjà installées que l’immigré clandestin trouve des faux papiers, des filières de travail clandestin, qu’on lui explique quel discours tenir devant les autorités pour obtenir des papiers ou des allocations.

      [Il sera toutefois intéressant de voir ce que le Conseil se permet de censurer…]

      Je pense que le Conseil sera d’une prudence de Sioux. Au-delà de la fragilité de sa position dans un pays où la contestation contre le « corset juridique » construit autour des juridictions internationales monte, les « sages » ne peuvent ignorer le raisonnement simple que j’ai exposé plus haut. Annuler maintenant, c’est donner une deuxième victoire au RN.

      [« Posons donc cette question fondamentale : qu’est-ce que c’est aujourd’hui que d’être citoyen d’une nation, ou pour circonscrire la question, qu’est-ce que c’est que d’être Français ? » A gauche vous savez très bien qu’aujourd’hui on n’a plus qu’une définition bêtement légaliste de la chose : être Français c’est avoir des papiers Français.]

      Même pas. J’ai entendu des députés de gauche affirmer que certaines dispositions de la loi « immigration » étaient contraires à la constitution car portant atteinte « à l’égalité entre les citoyens », ce qui revient paradoxalement à donner le statut de « citoyens » aux étrangers… En fait, si Mélenchon a plusieurs fois proclamé qu’être Français c’était avoir une carte d’identité, dans la pratique la gauche bienpensante n’arrive pas à se donner une définition précise du périmètre de la collectivité nationale. Selon l’opportunité, le « citoyen » couvre des catégories différentes.

      Et c’est logique. La gauche a refuser depuis des années de penser la nation, chose d’autant plus absurde que la nation est, au fond, une création de la gauche. Pensez à la « théorie de l’ère du peuple » qui est, depuis l’abandon du marxisme, la seule « théorie » qui circule : il n’y a là-dedans aucune place pour une réflexion sur cette question. Le « peuple » se construit en dehors de toute idée de solidarité inconditionnelle dans un périmètre donné, et défini par une histoire et par une communauté de destin. Ce qui fait son unité, c’est d’avoir les mêmes ennemis, et rien d’autre.

      [Vous n’imaginez pas le nombre de fois que j’ai entendu cette idée absurde et tellement petite-bourgeoise, particulièrement à l’université et dans le supérieur. Dans ces cas là il retourner la chose en rappelant que des millions de Français ne paient pas ou peu d’impôts.]

      Vous avez tort : TOUS les Français payent des impôts, et pas en quantité négligeable. Pensez à la TVA, à la taxe sur les combustibles ou sur l’électricité…

      [« L’obligation de solidarité inconditionnelle envers ses concitoyens ? Les devoirs de gratitude envers la collectivité qui vous a nourri, éduqué et protégé ? » Déjà au sein d’une famille ça devient compliqué, alors à l’échelle d’une nation… J’aimerais bien d’ailleurs vous entendre sur la famille. Vous indiquez à raison que le capitalisme broie les institutions, notamment la nation. Il en va de même pour la famille je pense, cellule dans laquelle on trouvait une sorte de communisme primitif et une solidarité forte, horizontale, comme verticale. Depuis les 60’ on prétend qu’elle est un carcan dont il faut se libérer, dans quel but…]

      J’ai fait ce parallèle dans un papier que j’avais fait sur la question nationale. La famille est, comme la nation, une collectivité liée par la solidarité inconditionnelle. La différence est que dans le cas de la famille la solidarité est PERSONNELLE – elle s’adresse à des personnes qu’on connaît ou qu’on est susceptible de connaître personnellement – alors que dans le cas de la nation la solidarité est IMPERSONNELLE – je paye des impôts pour que les Corses aient de l’électricité au même prix que moi, et cela bénéficie a des gens que je ne connais pas et que je ne connaîtrai probablement jamais.

      Cela étant dit, la famille comme la nation sont des obstacles à la « concurrence libre et non faussée », puisque toutes deux nous rattachent à une histoire qui nous rend redevables. Pour ne prendre qu’un exemple, la famille est un frein à la mobilité des travailleurs bien plus important que les frontières nationales. On est donc tenté de faire un parallèle entre les effets de l’approfondissement du capitalisme sur le cadre national et sur le cadre familial. Les mépris de la transmission, les attaques contre l’idée même de dettes intergénérationnelles touchent autant l’un que l’autre. L’autorité du parent est remise en cause autant que l’autorité du maître ou du policier.

      [« Le client prend le pas sur le citoyen. Et cette transformation est universelle : même si la soupe est différente, la même logique préside le comportement de l’ingénieur français qui part travailler aux Etats-Unis et du manœuvre malien qui vient travailler à Paris. Tous deux cherchent une « vie meilleure » en échappant à la « communauté de destin » que suppose le fait national. » Pour le malien, il peut se sentir solidaire de sa tribu, mais de sa nation de papier je ne suis pas certain. Le pays est trop jeune et pas assez affermi.]

      Pour beaucoup de Français, la France est elle aussi devenue une « nation de papier »…

      [Autre point : que pensez-vous des USA ? Pays du capitalisme par excellence, le fait national semble toutefois y résister. Il y a toujours les instruments d’un état fort, comme l’armée, mais aussi une sorte de surplomb, de transcendance, la destinée manifeste etc… Bref, en dépit de la fragmentation de ce pays, on dirait qu’il est dans un état moins grave que le nôtre. Ok il est hyper communautarisé, mais ce n’est pas nouveau et ça ne l’a pas empêché de peser.]

      Je ne suis pas persuadé que les américains soient plus « inconditionnellement solidaires » que nous. Leur solidarité s’arrête souvent dans les limites de leur famille/clan/communauté. La logique impériale des Etats-Unis dissimule aussi les fractures derrière un vernis patriotique. La nécessité d’avoir toujours un « ennemi » désigné – et diabolisé jusqu’à l’absurde – le statut particulier dont jouit tout ce qui est militaire, l’utilisation obsessionnelle des symboles nationaux montre en creux la faiblesse de la nation américaine et la peur de la guerre civile. Vous noterez d’ailleurs que l’imaginaire américain est généralement apocalyptique, avec un petit groupe d’individus « sauvant » l’humanité, alors que les institutions – et d’abord celles qui représentent la nation, c’est-à-dire, l’Etat – sont impuissantes. Ce n’est pas par hasard si tant de films catastrophe américains illustrent la destruction du Capitole ou de la Maison Blanche, alors qu’à ma connaissance aucun film français n’est illustré par la destruction de l’Elysée ou du Palais Bourbon.

      [En vous lisant, je me dis que je souhaiterais aussi avoir votre opinion sur la place de la religion dans ce système. On a beaucoup glosé sur le fait que certaines religions permettaient l’essor du capitalisme. Mais en définitive, la religion m’apparait tout de même comme un frein, particulièrement moral, au capitalisme. On ne doit pas travailler le dimanche, on ne vend pas ses organes etc…]

      Relisez Max Weber, « éthique protestante et esprit du capitalisme »… bien sûr, Weber décrit une situation particulière, celle d’un capitalisme naissant. Mais on ne peut s’empêcher de penser qu’au fur et à mesure que le capitalisme s’approfondit, les religions « normatives », où le croyant est soumis à des normes et dogmes qui lui sont extérieures, sont progressivement remplacées par des religions « adaptatives » ou chacun est libre de donner à la religion et aux préceptes religieux l’interprétation qui lui convient. De ce point de vue, le protestantisme fut un pas en avant par rapport au catholicisme, et le protestantisme évangélique est un pas de plus vers cette individualisation de la religion. Et ne parlons même pas du « supermarché des religions » orientales et des sectes ou chacun peut remplir son caddy des règles qui lui conviennent.

      Il est d’ailleurs à noter que certaines règles religieuses ont été profitables au capitalisme – et les capitalistes en avaient parfaitement conscience. Pensez par exemple à l’observance stricte du sabbat, imposée par les puritains en Angleterre. Comme le signale Christopher Hill, le patronat de l’époque était parfaitement conscient qu’une journée de repos était nécessaire pour améliorer la productivité de la main d’œuvre sur le long terme. Mais aucun patron ne pouvait, individuellement, la donner dans ses usines sans perdre immédiatement sur le terrain de la compétitivité et être poussé à la faillite avant que les résultats positifs se fassent sentir. Le fait que la règle fut imposée par l’autorité religieuse à tous permettait de s’affranchir de cette logique de « passager clandestin ».

      [Pensez-vous qu’à terme le capitalisme conduira à la destruction des religions, ou plutôt à les vider de leur substance ?]

      Si l’on entend par « religions » des institutions capables d’imposer aux fidèles une normative uniforme, certainement. C’est d’ailleurs pourquoi aujourd’hui la plupart des religions est passée dans une opposition plus ou moins active aux transformations du capitalisme. Le cas de l’Islam et sa dénonciation des « valeurs » occidentales est d’ailleurs assez parlant.

      [Même chez les catholiques, je pense à l’inénarrable antipape François, on raisonne en évoquant les « individus ». C’est en se fondant sur le respect de l’individu qu’il indique notamment qu’on peut bénir les unions entre personnes de même sexe. (Je dérive un peu pardonnez-moi mais le sujet m’apparaît passionnant).]

      Mais pourquoi reprochez-vous au pape le fait de faire ce que les fidèles demandent de lui. L’église de Rome ne fait, finalement, que s’aligner sur la logique concurrentielle : il faut adapter le produit à la demande du client. Et la grande majorité des clients demande que l’église bénisse ce qu’ils ont envie de faire. Il y a, il est vrai, une minorité qui demande au contraire de l’ordre, de la pénitence et des règles strictes. Cette minorité peut être attirée par le salafisme, qui s’est spécialisé dans ce produit-là.

      [L’existence de la nation est remis en cause par le capitalisme, je suis bien d’accord avec vous. Pour ce qui est de l’identité du peuple, les facteurs sont multiples et l’arrivée massive d’une immigration (voulue par le capitalisme) originaire de pays sans culture commune y contribue fortement. La perte de l’identité se joue par le haut, avec le capitalisme, le consumérisme, l’américanisation, mais aussi par le bas, avec l’immigration. Les deux vont ensemble. Supprimer l’immigration extra-européenne ne suffirait pas à sauver l’identité de la France, mais on éviterait de bouleverser des équilibres anthropologiques millénaires, ce n’est pas rien.]

      Je ne vois pas très bien pourquoi vous faites une différence entre « immigration extra-européenne » et l’autre. Je suis très sceptique sur la « culture commune » qui nous lierait aux bulgares mais nous séparerait des libanais. Pour le reste, je ne pense pas que ce soit l’immigration qui « bouleverse les équilibres anthropologiques millénaires », idée qui supposerait que les vagues d’immigration des cinq ou six derniers siècles n’ont pas modifié les « équilibres anthropologiques ». Non, au risque de me répéter, ce qui « bouleverse nos équilibres anthropologiques », c’est moins l’immigration que notre incapacité – ou notre refus, selon comment on le regarde – à assimiler.

      [Pour conclure, j’aimerais avoir votre opinion sur une expression qu’on emploie aujourd’hui couramment pour qualifier les pays occidentaux « démocratie libérale ». Plus j’y réfléchis plus je trouve cette formule assez problématique. A mon sens la démocratie implique deux entités : un peuple et un territoire, tous deux bien définis. Ces deux entités vont se doter d’institutions permettant au peuple présent sur le territoire de conduire son destin selon sa volonté.]

      Je ne suis pas d’accord. Il ne faut pas confondre les concepts. La démocratie est un régime d’organisation politique. Elle ne suppose ni un peuple, ni un territoire. Une association, un parti politique peuvent parfaitement être « démocratiques » sans avoir ces deux éléments. La démocratie est un régime dans lequel les décisions sont prises directe ou indirectement par les citoyens dans des formes agréées à l’avance, après un débat ouvert et libre. En ce sens, je vous accorde que le terme « démocratie libérale » est une absurdité.

      Le pourquoi de cette absurdité est facile à expliquer : depuis quelques années, on confond l’idée de « démocratie » avec celle de « l’élection ». Autrement dit, on peut avoir des « démocraties » quand bien même le débat et la prise de décision ne seraient ni ouverts ni libres, dès lors que les autorités sont élues.

      [Libéral, au sens contemporain et donc réducteur du terme, m’évoque avant tout l’idée des droits individuels, un régime dans lequel l’individu, en tant que tel, jouirait de nombreux droits, et, bien souvent en dernière instance, primerait sur le collectif.]

      Ici vous posez la question de la séparation de la sphère privée et de la sphère publique. La sphère publique est celle ou s’appliquent les lois délibérées en commun, auxquelles les individus sont tenus d’obéir – et la collectivité est légitime à imposer cette obéissance, fut-ce par la force. La sphère privée est celle ou l’individu suit ses propres penchants, sans avoir de rendre des comptes à personne.

      Les « droits » tels que conçus dans la Déclaration de 1789 par exemple ou dans la Constitution de 1946 ou de 1958 délimitent en fait ces deux sphères. Ainsi, par exemple, lorsque je dis que la liberté est un droit et qu’elle consiste « à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui », ce que je dis est que la collectivité n’a pas le droit de faire des lois qui interdiraient ce qui ne nuit à personne. Autrement dit, que tout acte qui ne nuirait pas à autrui appartient à la sphère privée.

      On voit ici deux excès contraires : celui où la sphère privée est avalée par la sphère publique, et on est alors dans un régime totalitaire ; celui où la sphère publique est avalée par la sphère privée, et on est dans une logique « libérale-libertaire ». La République se trouve dans un savant équilibre entre les deux. C’est la seule manière à mon sens de gérer la « tension » dont vous parlez.

      [J’aurais dû commencer par ça : merci pour ce beau texte et à très vite l’an prochain. Bonnes fêtes à vous et vos proches !]

      A vous aussi, et merci de l’encouragement, ça fait plaisir !

      • Carloman dit :

        @ Descartes,
         
        [Ainsi, par exemple, lorsque je dis que la liberté est un droit et qu’elle consiste « à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui », ce que je dis est que la collectivité n’a pas le droit de faire des lois qui interdiraient ce qui ne nuit à personne.]
        Pensez-vous que la chasse à courre ou la corrida “nuit” à quelqu’un? Je vous pose la question parce que je me prends régulièrement la tête avec les “gens de gauche” de mon lieu de travail sur ces questions, ces amis du progrès et de la liberté voulant interdire ces pratiques.
         
        Une fois, j’ai dit aux collègues: “mais en quoi la corrida vous gêne? Est-ce qu’on vous a obligés à aller en voir une? Non. Est-ce que le fait que certains paient pour aller voir une corrida vous prive de quelque droit que ce soit? Non. Alors foutons la paix aux gens, et laissons-les avoir des goûts qui nous déplaisent”. Je précise que je n’ai aucun goût pour la corrida à titre personnel.
         
        Quant à la chasse à courre… Que répondre à quelqu’un qui a choisi d’aller vivre à la lisière d’une forêt privée qui sert notoirement de terrain de chasse? Qui nuit à qui dans cette affaire?
         
        Sinon, merci pour cet article qui a le mérite de la clarté. Bonnes fêtes à vous.  

        • Descartes dit :

          @ Carloman

          [Pensez-vous que la chasse à courre ou la corrida “nuit” à quelqu’un ? Je vous pose la question parce que je me prends régulièrement la tête avec les “gens de gauche” de mon lieu de travail sur ces questions, ces amis du progrès et de la liberté voulant interdire ces pratiques.]

          La question est intéressante. D’un côté, on peut argumenter que le fait que des gens se réunissent dans une enceinte privée pour regarder comment on torture un taureau, ou qu’ils se réunissent dans un terrain privé pour courir derrière une malheureuse biche et la mettre à mort est une question privée. Si le spectacle ne me plaît pas, s’il me choque, je ne suis pas tenu de participer. D’un autre côté, on peut argumenter que le fait d’assister des spectacles où des gens jouissent de la souffrance d’autrui dégrade les personnes, et que cette dégradation les rend dangereux et dégrade les rapports dans la société toute entière. Que la cruauté qu’on exerce et qu’on apprend dans une enceinte privée s’étend ensuite à la sphère publique, et serait donc matière à législation. Enfin, une troisième position se concentre sur le statut du taureau ou de la biche elle-même. En tant qu’être sensibles, capables d’éprouver de la joie et de la peine, n’ont-ils eux aussi des droits qu’il faut protéger ?

          Pour moi, l’argument fondamental est le deuxième. Je ne pense pas qu’il faille entrer dans la logique dangereuse qui fait des animaux des « sujets de droit », et je ne pense pas que le simple fait de cantonner une activité dans un espace privé suffise à en faire une question de la sphère privée. Enseigner aux individus la jouissance sadique de voir souffrir un autre – que ce soit un humain ou un animal d’ailleurs – a des effets sociaux qui vont au-delà des individus eux-mêmes. A ce titre, on peut affirmer que oui, la chasse à courre, la course de taureaux, mais aussi des sports comme la boxe professionnelle « nuisent » à autrui.

          Cela n’implique pas qu’il faille les interdire. Si « la liberté consiste à pouvoir faire ce qui ne nuit pas à autrui », cela n’implique nullement qu’on ne puisse pas faire ce qui nuit à autrui. Seulement que dans un cas la collectivité n’a pas le droit de s’en mêler – on est dans la sphère privée – et que dans l’autre la question est matière de législation. Ensuite, c’est au législateur de peser si la « nuisance » est telle qu’une interdiction se justifie, ou bien qu’elle est tolérable et l’activité peut être autorisée. Après tout, lorsque mon voisin organise une fête il me « nuit » par son bruit, mais je tolère cette nuisance… à charge de revanche. Il faut bien comprendre que les libertés sont les choses que personne ne peut vous empêcher de faire. Il y a des choses qui ne sont pas des « libertés » et que vous pouvez quand même faire parce que la loi vous y autorise, quand bien même ce ne serait pas une « liberté ».

          Dans l’état de la jurisprudence, la collectivité a jugé que les nuisances de l’activité taurine étaient suffisantes pour l’interdire là où elle n’a pas été traditionnellement pratiquée, et que le maintien d’une tradition établie justifiait qu’on accepte les nuisances qui y sont attachées. Cela me semble un compromis sage.

          [Une fois, j’ai dit aux collègues : “mais en quoi la corrida vous gêne ? Est-ce qu’on vous a obligés à aller en voir une ? Non. Est-ce que le fait que certains paient pour aller voir une corrida vous prive de quelque droit que ce soit ? Non. Alors foutons la paix aux gens, et laissons-les avoir des goûts qui nous déplaisent”. Je précise que je n’ai aucun goût pour la corrida à titre personnel.]

          Comme principe général, je suis d’accord avec vous. La République repose précisément sur la séparation des sphères privée et publique. Et donc de l’existence d’un domaine dans lequel le législateur n’a pas à rentrer, quand bien même les gens y feraient des choses qui leur déplairaient. Et la prétention d’une partie de la gauche – mais aussi de la droite religieuse – d’imposer des règles aux gens dans leurs comportements privés me paraît comme à vous scandaleuse. Mais dans les exemples que vous citez, on peut raisonnablement argumenter que les comportements en question sont à la frontière entre la sphère publique et la sphère privée, et qu’il n’est donc pas absurde de les réguler.

          [Sinon, merci pour cet article qui a le mérite de la clarté. Bonnes fêtes à vous.]

          Merci, et bonne fête à vous.

          • Bob dit :

            @ Descartes
             
            [notre incapacité – ou notre refus, selon comment on le regarde – à assimiler.]
            Pourquoi en sommes-nous là selon vous ?
             
            [à la frontière entre la sphère publique et la sphère privée].
            Un “spectacle” de corrida (je mets des guillemets car j’ai du mal à qualifier ainsi ce qui, selon moi, relève quasiment de la barbarie, à savoir la mise à mort d’un animal à des fins… je peine à trouver d’ailleurs, de divertissement ? se divertir de tels massacres est un concept que je ne peux comprendre) a lieu dans un endroit public ouvert à qui accepte de payer son ticket ; en quoi n’est-il pas totalement public ?

            • Descartes dit :

              @ Bob

              [« notre incapacité – ou notre refus, selon comment on le regarde – à assimiler. » Pourquoi en sommes-nous là selon vous ?]

              Parce que l’assimilation est coûteuse, et ne présente guère d’intérêt pour le « bloc dominant ». Pour la bourgeoisie, l’assimilation du travailleur immigré lui permet de connaître ses droits, et de rentrer dans les réseaux de solidarité qui lui permettent de les défendre efficacement. Mieux vaut des travailleurs enfermés dans leurs communautés morcelées, qu’on peut ensuite mettre en concurrence. Pour les classes intermédiaires, l’immigré assimilé est un redoutable concurrent, parce que ceux qui migrent sont souvent les plus dynamiques, les plus entreprenants. L’assimilation leur permet de se battre à armes égales et de les concurrencer sur leur propre terrain.

              [« à la frontière entre la sphère publique et la sphère privée » Un “spectacle” de corrida (je mets des guillemets car j’ai du mal à qualifier ainsi ce qui, selon moi, relève quasiment de la barbarie, à savoir la mise à mort d’un animal à des fins… je peine à trouver d’ailleurs, de divertissement ?]

              Certains vous diront que le gavage des palmipèdes pour en faire du foie gras relève, lui aussi, de la « barbarie ». D’autres vous diront que faire monter deux personnes sur un ring pour se défoncer le corps et claquer le cerveau à coups de poing pour de l’argent, c’est aussi de la « barbarie ». Et je ne vous parle même pas de ceux qui estiment que caricaturer la « vraie » religion, c’est une affaire de « barbares ». Faut-il interdire tout ça pour autant ? Qui décide quelles sont les « barbaries » tolérables et celles qui ne le sont pas ?

              Oui, je pense comme vous que la tauromachie est un spectacle « barbare ». Mais cela ne résout pas la question de ce qu’on fait avec….

              [se divertir de tels massacres est un concept que je ne peux comprendre) a lieu dans un endroit public ouvert à qui accepte de payer son ticket ; en quoi n’est-il pas totalement public ?]

              En ce que les organisateurs fixent les conditions d’admission, et que l’accès n’est pas un droit.

            • Bob dit :

              Message privé : je ne vois pas de “Répondre” à votre propre réponse, alors je publie ma question ici:
               
              ——————————
              @ Descartes
               
              [Parce que l’assimilation est coûteuse, et … sur leur propre terrain.]
               
              Arguments convaincants. Comment expliquer dès lors que par le passé, disons il y a quarante/cinquante ans, la “machine à assimiler” fonctionnait à plein ?

            • Descartes dit :

              @ Bob

              [Arguments convaincants. Comment expliquer dès lors que par le passé, disons il y a quarante/cinquante ans, la “machine à assimiler” fonctionnait à plein ?]

              Ce qui a radicalement changé entre les deux époques, c’est la fin de l’expansion de la société française. Et j’utilise à dessein le mot “expansion” plutôt que “croissance”, car je fais référence à un phénomène plus général que la simple augmentation du PIB, et qui comprend le développement économique, intellectuel, social. Or, quand une société est en expansion, il est toujours possible de promouvoir socialement ceux qui sont en bas sans pour autant déclasser ceux qui sont en haut. Quand l’expansion s’arrête, la société se bloque: chaque promotion sociale doit être compensée par un déclassement, sans quoi tout le monde finirait en haut!

              Or, l’assimilation repose implicitement sur une promesse d’avancement social. On demande à “l’étranger” d’abandonner ses habitudes, ses coutumes, d’adhérer à des valeurs qui ne sont pas celles de la société d’origine, de pratiquer une sociabilité différente, d’adopter symboliquement de nouveaux ancêtres, de faire sienne une histoire, d’accepter un lien de solidarité réciproque avec des gens qu’il ne connaît pas. Faire accepter un effort très important – et je suis bien placé pour en témoigner – n’est légitime que si la promesse de retour est à la mesure de celui-ci. Les paysans de 1890 ont accepté “l’assimilation intérieure” parce qu’ils voyaient pour leurs enfants la possibilité de sortir de la misère et d’accéder aux avantages de la modernité. Les italiens ou les juifs polonais qui sont venus au XXème siècle ont réagi de même, et on peut considérer que la promesse a été tenue. Mais quelle légitimité à demander à des immigrés de s’assimiler aujourd’hui, dans une société bloquée qui promet que ses enfants vivront demain moins bien qu’aujourd’hui, et qui n’arrête pas de dévaloriser son propre héritage ?

            • Bob dit :

              @ Descartes
              Merci de prendre le temps de développer vos réponses aux questions des uns et des autres, vous lire est toujours enrichissant et suscite la réflexion.
              Bon réveillon de la Saint-Sylvestre !

          • Carloman dit :

            @ Descartes,
             
            [Enseigner aux individus la jouissance sadique de voir souffrir un autre – que ce soit un humain ou un animal d’ailleurs – a des effets sociaux qui vont au-delà des individus eux-mêmes. A ce titre, on peut affirmer que oui, la chasse à courre, la course de taureaux, mais aussi des sports comme la boxe professionnelle « nuisent » à autrui.]
            Je ne suis absolument pas d’accord et je suis effaré de ce que je lis. 
             
            D’abord, vous parlez d “effets sociaux”. Lesquels s’il vous plait? Y a-t-il une étude, un chiffre, une enquête qui prouverait par exemple que la majorité des tortionnaires et des assassins qui croupissent dans les prisons sont des aficionados ou des chasseurs patentés? Permettez-moi d’en douter, car si c’était le cas, les anti-corridas et les anti-chasse ne manqueraient pas de brandir cet argument. Or ce n’est pas cet argument là qu’on entend dans leur bouche, mais plutôt l’argument sur les “pauvres animaux qui souffrent” et sur l’effet délétère de ce spectacle… Un effet non prouvé.
            L’Allemagne ignore la corrida et a produit le nazisme. Picasso adorait la tauromachie et a créé Guernica et d’autres oeuvres d’art majeures. Qui était le barbare d’après vous?
             
            A Bob, vous répondez:
            [Oui, je pense comme vous que la tauromachie est un spectacle « barbare ».]
            Je m’étonne que vous pensiez une telle chose. La tauromachie, comme la chasse à courre d’ailleurs, sont des spectacles éminemment civilisés. Pourquoi? Parce que tout est codifié, ritualisé, ce n’est pas un déchaînement de violence aveugle. Il faut quand même rappeler que la violence est consubstantielle à la nature humaine. Et pour ma part, je pense qu’il vaut mieux encadrer cette violence en créant des liturgies dans lesquelles la violence est ritualisée. La corrida entre dans ce cadre. C’est la même chose pour la chasse à courre, une activité avec ses traditions, ses rites, et qui est à l’origine d’une culture certainement plus raffinée que celle véhiculée par les rappeurs… 
             
            [D’un autre côté, on peut argumenter que le fait d’assister des spectacles où des gens jouissent de la souffrance d’autrui dégrade les personnes, et que cette dégradation les rend dangereux et dégrade les rapports dans la société toute entière.]
            Mais allons plus loin: admettons un instant que la corrida soit un spectacle d’une violence insoutenable et que ceux qui se repaissent d’un tel spectacle posent problème à la société. Que dire alors de ceux, bien plus nombreux que les aficionados, qui assoient leur cul dans un cinéma ou dans leur salon pour regarder des films ou des séries où la violence et la torture sont monnaie courante, où des orgies sanglantes sont offertes complaisamment au regard du spectateur? Pensez-vous que se repaître d’un spectacle cruel au motif qu’il est fictif est moins grave? Je ne le crois pas un instant, bien au contraire. Je me dois d’évoquer également la pléthore de jeux vidéos où le joueur flingue à tout va, avec une grande variété d’armes, répandant des hectolitres d’hémoglobines, sans prendre aucun risque réel. Le torero, au moins, n’utilise pas d’armes à feu et le risque, s’il est mesuré, existe: un taureau, même blessé, reste un animal dangereux. 
             
            Pour aller voir une corrida, il faut se rendre dans une région où cette pratique existe. Il faut payer sa place. A contrario, il me faudra deux clics, sans bouger de ma chaise, pour visionner une scène de viol ou de massacre à la tronçonneuse. N’y a-t-il pas là une différence qu’il convient de prendre en compte?
             
            La tauromachie a une signification symbolique très forte: c’est l’homme, par son adresse et son courage, qui maîtrise les forces brutes de la nature, personnifiées par le taureau. C’est une liturgie de la violence, cruelle peut-être, mais certainement pas “barbare”, et les anciens Romains, amateurs de spectacles violents, n’auraient certainement pas renié ce type d’activité. La vraie “barbarie” se trouve dans les films, les séries, les jeux vidéos où s’étale sans complexe une violence hyperbolique parce que fictive: comme c’est “pour de faux”, on peut se permettre d’en faire des tonnes.
            Et je suis bien convaincu que cette violence là alimente bien plus sûrement l’ “ensauvagement” de la société que la corrida. Quant à la chasse à courre, outre qu’elle ne cherche pas nécessairement à se donner en spectacle publiquement, elle est prisée dans des milieux sociaux en général plus “civilisés” que la moyenne.
             
            On a vu d’ailleurs où mène la diabolisation de ces pratiques: lorsque cette malheureuse femme enceinte a été tuée en forêt, par son propre molosse qu’elle était partie promener, on s’est empressé d’accuser la meute d’une chasse à courre qui se déroulait à proximité. Je me souviens du déferlement de haine à l’encontre de la chasse à courre et de ceux qui pratiquent cette noble activité. Pour beaucoup de gens opposés à cette pratique, par écologisme ou par sensibilité “sociale” (la chasse à courre, ça fait aristo, ça fait Ancien Régime, on est en République merde!), l’occasion était trop belle de réclamer à cor et à cri (si je puis dire) l’interdiction de cette activité “d’un autre âge”.
             
            Ne soyons pas trop prompt à distribuer les brevets de barbarie et de civilisation. La corrida et la chasse à courre, à bien des égards, ont davantage à voir avec la civilisation, avec ses règles, ses codes, ses rites, le tout fondé sur l’idée de transmission (mais si, mais si), que l’idéologie “libérale-libertaire” prônée par les obscurantistes écologistes qui prétendent les interdire.
             
            La même chose peut se dire de la boxe: c’est un sport violent, dangereux pour la santé (mais le rugby aussi…), mais un sport qui a son histoire (il est le lointain héritier du pugilat antique), ses règles, ses codes. Moi, je n’aime pas, mais je ne traiterai pas les boxeurs de “barbares”. 
             
            @ Bob,
             
            [relève quasiment de la barbarie, à savoir la mise à mort d’un animal à des fins… je peine à trouver d’ailleurs, de divertissement ? se divertir de tels massacres est un concept que je ne peux comprendre]
            Vous avez des enfants? Vous connaissez des adolescents? Si c’est le cas, je vous invite (amicalement) à leur demander ce qu’ils trouvent de divertissant dans les jeux vidéos où celui qui flingue le plus de personnages engrange le plus de points. Vous me direz ensuite ce que “vous comprenez” dans leurs réponses…

            • Descartes dit :

              @ Carloman

              [« Enseigner aux individus la jouissance sadique de voir souffrir un autre – que ce soit un humain ou un animal d’ailleurs – a des effets sociaux qui vont au-delà des individus eux-mêmes. A ce titre, on peut affirmer que oui, la chasse à courre, la course de taureaux, mais aussi des sports comme la boxe professionnelle « nuisent » à autrui. » (…) D’abord, vous parlez d “effets sociaux”. Lesquels s’il vous plait ? Y a-t-il une étude, un chiffre, une enquête qui prouverait par exemple que la majorité des tortionnaires et des assassins qui croupissent dans les prisons sont des aficionados ou des chasseurs patentés ?]

              J’ai parlé « d’effet social » et non d’effet individuel. La question n’est pas de savoir si les aficionados ou les chasseurs sont plus violents que les autres, mais de savoir si une société dans laquelle les aficionados et les chasseurs sont plus nombreux est globalement plus violente qu’une autre. Je ne vois pas très bien quelle étude pourrait établir statistiquement un « effet social » de ce type, compte tenu du caractère multifactoriel de la violence dans nos sociétés. Il faudrait pouvoir étudier deux populations identiques en tout, isolées entre elles, et dont la première participerait à l’activité taurine ou à la chasse et l’autre non. Vous voyez tout de suite les difficultés…

              Je n’ai d’ailleurs jamais considéré cet effet comme un fait établi. J’ai écrit que c’est là « un argument » et rien de plus. Le fait qu’on ne puisse l’établir avec certitude n’implique pas qu’il n’existe pas. Cela reste une question d’opinion. Cela étant dit, c’est une opinion très largement partagée. Et nous avons la preuve dans notre propre réaction : qu’elle serait votre réaction si vous surpreniez un enfant – vos enfants ou vos petits-enfants – en train d’arracher les ailes d’une mouche ou de torturer un crapaud ou une petite souris ? Je parie que votre réaction serait de lui ordonner d’arrêter, et de lui expliquer que ce sont des choses « qui ne se font pas ». Mais POURQUOI ne se font-elles pas ? Pourquoi interdire à l’enfant d’infliger de la souffrance à un être sensible, si ce n’est parce qu’on craint que cette violence se transpose ensuite aux êtres humains ?

              [Permettez-moi d’en douter, car si c’était le cas, les anti-corridas et les anti-chasse ne manqueraient pas de brandir cet argument. Or ce n’est pas cet argument là qu’on entend dans leur bouche, mais plutôt l’argument sur les “pauvres animaux qui souffrent” et sur l’effet délétère de ce spectacle… Un effet non prouvé.]

              On ne doit pas fréquenter les mêmes anti-corrida. Ce n’est pas moi qui ait inventé cet argument d’effet social, je l’ai entendu de la bouche de gens très bien. Je pense que c’est une question de rationalité. L’argument de la souffrance est un argument qui appelle aux sentiments. Les anti-corrida plus rationnels se cherchent des arguments plus consistants…

              [L’Allemagne ignore la corrida et a produit le nazisme.]

              C’est un argument faible. On peut admettre que la tauromachie ou la chasse stimulent des formes de violence sociale, sans pour autant penser que ce sont les seules activités susceptibles d’aboutir à ce type de violence. Il faut d’ailleurs rappeler que si les nazis encourageaient la violence envers les hommes, ils étaient résolument sensibles à la « souffrance » des animaux… c’est aux nazis qu’on doit d’ailleurs les premières lois de protection des animaux.

              [Picasso adorait la tauromachie et a créé Guernica et d’autres œuvres d’art majeures. Qui était le barbare d’après vous ?]

              L’exemple est là encore mal choisi. Si Picasso adorait la corrida, c’était précisément parce qu’il y voyait un moment « barbare », un rituel qui permettait à l’homme de rompre le carcan de la « civilisation » et de se manifester tel qu’il était.

              [« Oui, je pense comme vous que la tauromachie est un spectacle « barbare ». » Je m’étonne que vous pensiez une telle chose. La tauromachie, comme la chasse à courre d’ailleurs, sont des spectacles éminemment civilisés. Pourquoi ? Parce que tout est codifié, ritualisé, ce n’est pas un déchaînement de violence aveugle.]

              Les sacrifices humains pratiqués par certaines peuplades amérindiennes étaient des actes puissamment ritualisés. Et cela n’empêche pas de les considérer « barbares ». Ce n’est pas à vous que je rappellerai l’étymologie du mot « barbare », qui n’est pas un jugement de valeur, mais fait référence à ce qui est étranger à votre propre civilisation. Et notre propre civilisation se caractérise justement par le fait qu’elle cherche autant que faire se peut à réduire – ou à cacher – la souffrance qu’on inflige aux êtres sensibles. Aujourd’hui, ces activités sont marginales et souvent liées à une tradition qui tend souvent à s’éteindre.

              [Il faut quand même rappeler que la violence est consubstantielle à la nature humaine.]

              L’acte sexuel aussi, et on considère toujours que l’exhiber en public est une perversion. Le problème n’est pas seulement la violence, c’est le fait de transformer la violence en spectacle.

              [Et pour ma part, je pense qu’il vaut mieux encadrer cette violence en créant des liturgies dans lesquelles la violence est ritualisée. La corrida entre dans ce cadre. C’est la même chose pour la chasse à courre, une activité avec ses traditions, ses rites, et qui est à l’origine d’une culture certainement plus raffinée que celle véhiculée par les rappeurs…]

              Mais la « ritualisation » aboutit normalement à faire disparaître la violence réelle pour lui substituer une violence symbolique. Lorsque le lancer de javelot ou le tir à l’arc, d’abord des activités militaires, sont « ritualisées » par leur transformation en sport, on tire sur des cibles et non sur des hommes. La liturgie chrétienne permet, par la transfiguration, de transformer ce qui auparavant était probablement un sacrifice humain en un sacrifice d’objets. Ce n’est pas le cas ni de la chasse, ni des activités taurines : le taureau qu’on tue est un vrai taureau, et il souffre et est tué pour de vrai.

              [« D’un autre côté, on peut argumenter que le fait d’assister des spectacles où des gens jouissent de la souffrance d’autrui dégrade les personnes, et que cette dégradation les rend dangereux et dégrade les rapports dans la société toute entière. » Mais allons plus loin: admettons un instant que la corrida soit un spectacle d’une violence insoutenable et que ceux qui se repaissent d’un tel spectacle posent problème à la société. Que dire alors de ceux, bien plus nombreux que les aficionados, qui assoient leur cul dans un cinéma ou dans leur salon pour regarder des films ou des séries où la violence et la torture sont monnaie courante, où des orgies sanglantes sont offertes complaisamment au regard du spectateur ?]

              Je vous répondrais que la violence qu’on peut regarder dans les films n’est pas REELLE. Autrement dit, quand nous regardons un tel film, nous savons que personne n’a VRAIMENT souffert, que l’acteur n’a pas été VRAIMENT torturé – ce qui est, je vous l’accorde, quelquefois regrettable – et que le sang qu’on voit gicler n’est que de la sauce tomate. Le taureau torturé dans l’arène est un VRAI taureau, qui saigne pour de VRAI. Personne n’est traumatisé en voyant Othello poignarder Desdemone sur scène. Et vous noterez que même dans notre société exhibitionniste, on peut montrer des scènes de torture dans un film de fiction, mais on hésite beaucoup à projeter des images du même type lorsqu’elles sont documentaires.

              Cela étant dit, je pense que la question se pose effectivement pour les films et les séries ultraviolentes, notamment vis-à-vis des mineurs chez qui la différence entre fiction et réalité n’est pas encore totalement établie. Personnellement, je pense que les films et séries ultraviolents devraient être considérés comme des œuvres pornographiques.

              [Pensez-vous que se repaître d’un spectacle cruel au motif qu’il est fictif est moins grave ?]

              C’est certainement moins grave. On peut être traumatisé en voyant une personne se faire poignarder dans la rue, personne n’est traumatisé en voyant Brutus poignarder César sur une scène de théâtre.

              [La tauromachie a une signification symbolique très forte: c’est l’homme, par son adresse et son courage, qui maîtrise les forces brutes de la nature, personnifiées par le taureau. C’est une liturgie de la violence, cruelle peut-être, mais certainement pas “barbare”, et les anciens Romains, amateurs de spectacles violents, n’auraient certainement pas renié ce type d’activité.]

              Je crois que je me suis mal exprimé, ou bien vous m’avez mal lu. Je n’ai jamais dit que la tauromachie devrait être interdite. Mon point – et votre commentaire le renforce – c’est qu’on ne peut dire que cette activité soit purement dans la sphère privée, qu’elle n’ait pas un effet qui dépasse ceux qui la pratiquent. Et du moment qu’elle est susceptible d’avoir un effet sur autrui, elle se trouve dans la sphère publique, elle devient matière à législation. Cela n’implique pas qu’il faille l’interdire. Tout au plus, que c’est au législateur d’apprécier s’il faut la restreindre, et dans quelles limites. Personnellement, je trouve que la solution qui consiste à l’interdire en dehors des lieux où elle a une présence traditionnelle, c’est-à-dire, la réserver aux populations qui connaissent cette ritualisation, me parait une solution équilibrée.

              [La vraie “barbarie” se trouve dans les films, les séries, les jeux vidéos où s’étale sans complexe une violence hyperbolique parce que fictive : comme c’est “pour de faux”, on peut se permettre d’en faire des tonnes. Et je suis bien convaincu que cette violence-là alimente bien plus sûrement l’ “ensauvagement” de la société que la corrida.]

              Certainement. Ne serait-ce que parce qu’elle est bien plus présente. Mais la question ici n’était pas de hiérarchiser les sources de la violence, mais concernait exclusivement la chasse et la corrida. Si votre point est que le législateur devrait s’intéresser aux jeux, séries et films ultraviolents, je suis d’accord avec vous. C’est déjà en partie fait, avec les interdictions aux mineurs de certains spectacles. Comme je vous l’ai dit plus haut, je pense qu’il faudrait aller encore plus loin et classer les spectacles ultraviolents comme pornographiques.

              [On a vu d’ailleurs où mène la diabolisation de ces pratiques: lorsque cette malheureuse femme enceinte a été tuée en forêt, par son propre molosse qu’elle était partie promener, on s’est empressé d’accuser la meute d’une chasse à courre qui se déroulait à proximité. Je me souviens du déferlement de haine à l’encontre de la chasse à courre et de ceux qui pratiquent cette noble activité. Pour beaucoup de gens opposés à cette pratique, par écologisme ou par sensibilité “sociale” (la chasse à courre, ça fait aristo, ça fait Ancien Régime, on est en République merde!), l’occasion était trop belle de réclamer à cor et à cri (si je puis dire) l’interdiction de cette activité “d’un autre âge”.]

              Vous savez que je suis d’accord avec vous sur ce point. La manipulation d’un accident malheureux comme argument politique est malheureusement un recours habituel de ces groupuscules militants, et dans une société où les sentiments passent de plus en plus avant la raison, ça marche. Et ce n’est pas nouveau : souvenez-vous de l’affaire de Bruay-en-Artois…

              [Ne soyons pas trop prompt à distribuer les brevets de barbarie et de civilisation. La corrida et la chasse à courre, à bien des égards, ont davantage à voir avec la civilisation, avec ses règles, ses codes, ses rites, le tout fondé sur l’idée de transmission (mais si, mais si), que l’idéologie “libérale-libertaire” prônée par les obscurantistes écologistes qui prétendent les interdire.]

              Mais la logique de « civilisation », et la ritualisation de la violence devrait conduire justement à substituer la violence réelle par une violence symbolique, à remplacer le safari au fusil parle safari photo. Peut-être dans quelques années on chassera « à courre » un animal symbolique – un robot peut-être ?

              Je pense qu’il faut établir une différence entre les termes « barbare » et « sauvage ». Ni la chasse à courre, ni la tauromachie ne sont des activités « sauvages ». Au contraire, comme vous le dites, ce sont des activités qui s’inscrivent dans des pratiques sociales complexes, avec des rituels et des cérémonies élaborées qui font appel à des hiérarchies raffinées. Mais elles deviennent de plus en plus extérieures à notre civilisation, dont la marche tend au contraire à éliminer symboliquement la violence de l’espace public. Et à ce titre on peut les qualifier de « barbares ».

              [La même chose peut se dire de la boxe : c’est un sport violent, dangereux pour la santé (mais le rugby aussi…), mais un sport qui a son histoire (il est le lointain héritier du pugilat antique), ses règles, ses codes. Moi, je n’aime pas, mais je ne traiterai pas les boxeurs de “barbares”.]

              Je ne parle pas du sport, mais du spectacle. La boxe – comme d’ailleurs l’ensemble des sports de combat – ne stimule pas particulièrement la violence chez ceux qui les pratiquent, au contraire. Tous les psychologues sont d’accord sur l’effet bénéfique de la pratique de ces sports sur les jeunes et les adolescents, car ils permettent de séparer la « violence admissible », qui s’inscrit dans un cadre ritualisé avec un adversaire consentant, et la « violence inadmissible » qui est celle qui s’exerce en dehors de ce cadre. Ce qui m’interpelle, c’est l’effet que peut avoir cette violence spectacularisée sur ceux qui vont regarder les combats…

            • Carloman dit :

              @ Descartes,
               
              [Le fait qu’on ne puisse l’établir avec certitude n’implique pas qu’il n’existe pas.]
              La même chose peut se dire de l’existence de Dieu… pourtant les athées raisonnables – dont vous êtes, je pense – font comme si Dieu n’existait pas. Vous me permettrez donc de faire de même avec l’ « effet social » que vous évoquez.
               
              [Cela étant dit, c’est une opinion très largement partagée.]
              Je pense que l’opinion très largement partagée, c’est que la plupart des gens s’en foutent…
               
              [On ne doit pas fréquenter les mêmes anti-corrida.]
              Ah, ça… Je vous accorde que les miens sont peut-être plus bas de plafond que les vôtres. L’argument principal est que « c’est un spectacle choquant », parce que ça les choque, eux. C’est une particularité de plus en plus prononcée chez mes collègues « de gauche » : s’ils trouvent quelque chose insupportable, cette chose ne devrait pas exister, puisque c’est contraire à leurs « valeurs ». Notez que cet état d’esprit est commode : pas besoin d’élaborer un argumentaire étoffé, et ceux qui ne sont pas de leur avis sont juste des crétins, des ignorants ou des « fachos ».
               
              [On peut admettre que la tauromachie ou la chasse stimulent des formes de violence sociale]
              Parlons de l’Espagne : la société espagnole est-elle historiquement violente à cause de la tauromachie ? Ou bien la tauromachie s’est-elle développée parce que la société espagnole est travaillée par la violence, et qu’elle a trouvé dans cette activité une forme d’exutoire ?
               
              [Si Picasso adorait la corrida, c’était précisément parce qu’il y voyait un moment « barbare », un rituel qui permettait à l’homme de rompre le carcan de la « civilisation » et de se manifester tel qu’il était.]
              Oui, mais ce moment « barbare », avec sa codification et son rituel, précisément, ramène à la civilisation plus qu’il en éloigne. La corrida, c’est la « barbarie » domestiquée, presque civilisée si j’ose cet oxymore. Et c’est un exutoire. Je pense que l’homme a besoin d’exutoire.
               
              [Ce n’est pas à vous que je rappellerai l’étymologie du mot « barbare », qui n’est pas un jugement de valeur, mais fait référence à ce qui est étranger à votre propre civilisation.]
              Je veux bien beaucoup de chose, mais quand Bob écrit que la corrida est « barbare », son commentaire laisse clairement entrevoir une condamnation morale. Or, vous lui répondez : « Oui, je pense comme vous que la tauromachie est un spectacle « barbare ». », et à aucun moment vous ne précisez que vous mettez derrière ce mot « barbare » un sens manifestement différent de celui qu’emploie votre interlocuteur. Pardonnez ma franchise, mais, avec tout le respect que je vous dois, le petit refrain sur l’étymologie paraît relever ici de la pirouette rhétorique.
               
              [Mais la « ritualisation » aboutit normalement à faire disparaître la violence réelle pour lui substituer une violence symbolique.]
              Pas du tout. La ritualisation encadre la violence, la limite, la réglemente mais elle ne la rend pas moins « réelle ». Lorsque Dieu arrête la main d’Abraham, un bélier se substitue à Isaac. Mais un « être sensible » est bel et bien égorgé à la fin… D’ailleurs, vous l’avez rappelé : les sacrifices humains chez les Aztèques étaient extrêmement ritualisés, sans être pour autant purement « symboliques ».
               
              [Je vous répondrais que la violence qu’on peut regarder dans les films n’est pas REELLE. Autrement dit, quand nous regardons un tel film, nous savons que personne n’a VRAIMENT souffert, que l’acteur n’a pas été VRAIMENT torturé – ce qui est, je vous l’accorde, quelquefois regrettable – et que le sang qu’on voit gicler n’est que de la sauce tomate.]
              Je vous répondrais que pour s’intéresser un minimum à un film, le spectateur accepte en général la suspension d’incrédulité. Sans cela, un film d’horreur ne peut pas faire peur, un film romantique ne peut pas émouvoir, et ainsi de suite. A titre personnel, la violence au cinéma ne me dérange pas lorsqu’elle est correctement mise en scène et lorsqu’elle a un aspect tragique, c’est-à-dire lorsque elle apparaît comme la solution ultime à une situation complexe et inextricable (Brutus poignardant César, pour reprendre votre exemple). Mais la violence gratuite, qui n’apporte pas grand-chose sinon étaler une forme de sadisme plutôt malsain, suscite chez moi une forme de rejet. La corrida est un spectacle cruel mais qui à mon sens – je me trompe peut-être – revêt un aspect tragique. J’y vois une forme de mise en scène de la lutte éternelle de l’être humain contre les forces de la nature (qui ne lui sont pas fondamentalement favorables, faut-il le rappeler). Peut-être que j’intellectualise beaucoup.
               
              [C’est certainement moins grave. On peut être traumatisé en voyant une personne se faire poignarder dans la rue, personne n’est traumatisé en voyant Brutus poignarder César sur une scène de théâtre.]
              Pardon mais on ne parle pas de Brutus poignardant César, mais de héros surarmés tuant à un rythme invraisemblable des individus qu’ils ne connaissent pas, ou de « méchants » se délectant de la souffrance qu’ils infligent. Car au-delà des scènes en elle-même, il faut s’interroger que le fait de montrer des gens qui se repaissent de la souffrance qu’ils infligent, qui y prennent plaisir. Brutus est un assassin, mais c’est un personnage tragique. Il ne poignarde pas César par sadisme ou par perversion, mais parce qu’il pense accomplir une action juste et nécessaire.
               
              [Je n’ai jamais dit que la tauromachie devrait être interdite.]
              Je ne dis pas le contraire. Mon intervention portait davantage sur la qualification de « barbare » de cette activité et sur la légitimité de l’interdire au motif que ce spectacle déplaît à beaucoup de personnes… du moins dans les milieux « intellectuels ». Si les goûts, même partagés par la majorité des gens, doivent dicter ce qui est légal et ce qui est illégal, cela représente à mon sens un danger très grand. C’est pourquoi je m’interroge sur la « nuisance » que représente la corrida pour les gens qui n’aiment pas ce type de spectacle, sur ses prétendus « effets sociaux » qui restent difficiles à prouver et plus généralement sur la question de l’attitude à adopter par rapport à des activités qui nous déplaisent. Vous connaissez mon aversion pour les musulmans qui portent leur religion en étendard. Pour autant faudrait-il interdire le port du voile islamique dans l’espace public comme certains le préconisent parfois ? Cela me paraît attentatoire aux droits fondamentaux… et pourtant, croiser de plus en plus d’enfoulardées est pour moi une nuisance bien réelle !
               
              [Et du moment qu’elle est susceptible d’avoir un effet sur autrui, elle se trouve dans la sphère publique, elle devient matière à législation.]
              Je n’ai pas dit qu’il ne fallait pas réglementer la corrida. Je dis juste que céder aux injonctions de ceux qui réclament l’interdiction, c’est mettre le doigt dans un engrenage néfaste : on interdira ensuite la chasse à courre, puis la chasse tout court (qui est parfois utile pour réguler certaines espèces), puis le foie gras, la consommation de viande. Avec des gens comme Aymeric Caron, on sait quand les interdictions commencent mais on a du mal à voir où elles se finissent…
               
              [Mais elles deviennent de plus en plus extérieures à notre civilisation, dont la marche tend au contraire à éliminer symboliquement la violence de l’espace public. Et à ce titre on peut les qualifier de « barbares ».]
              Je comprends votre point mais je suis en désaccord. Mon interprétation est que notre société est en train de devenir étrangère à « notre civilisation », du fait d’une inversion des valeurs qui n’est d’ailleurs pas exempte d’une forme d’hypocrisie : oui, on veut éliminer des formes de « violence réelle » très ritualisées et très codifiées comme la corrida et la chasse à courre, mais à côté de ça, on laisse se développer une violence virtuelle totalement décomplexée, dont les conséquences sont très préoccupantes. La chasse à courre et la corrida sont des activités « viriles », et la virilité suppose un comportement adulte et une forme de maîtrise de soi. On remplace cela par une violence « adolescente », c’est-à-dire irresponsable, sans frein, sans complexe. Croyez-moi, avant peu, on regrettera la corrida et la chasse à courre…
               
              [Ce qui m’interpelle, c’est l’effet que peut avoir cette violence spectacularisée sur ceux qui vont regarder les combats… ]
              Quand je vois ce que peut provoquer un match de foot, qui n’est pas un sport de combat…

            • Descartes dit :

              @ Carloman

              [« Le fait qu’on ne puisse l’établir avec certitude n’implique pas qu’il n’existe pas. » La même chose peut se dire de l’existence de Dieu… pourtant les athées raisonnables – dont vous êtes, je pense – font comme si Dieu n’existait pas. Vous me permettrez donc de faire de même avec l’ « effet social » que vous évoquez.]

              Je vous le permets tout à fait… mais vous noterez que les croyants – dont vous êtes, je pense – font avec la même légitimité comme si Dieu existait. Comme je l’ai dit, c’est une question d’opinion, il est difficile au-delà des préjugés des uns et des autres, d’invoquer une vérité scientifique.

              [« Cela étant dit, c’est une opinion très largement partagée. » Je pense que l’opinion très largement partagée, c’est que la plupart des gens s’en foutent…]

              Je ne le crois pas. Il y a un consensus assez large chez les parents pour ne pas exposer leurs enfants à des spectacles violents, à des actes de sadisme. Il y a aussi un consensus assez général pour s’indigner lorsqu’ils surprennent leurs rejetons à arracher les ailes des mouches ou à torturer un crapaud ou une souris. Ces consensus prouvent à mon avis que les gens partagent assez largement l’idée que l’exposition à la violence a un effet négatif. Qu’ils aient ou non raison, c’est une autre affaire.

              [Ah, ça… Je vous accorde que les miens sont peut-être plus bas de plafond que les vôtres. L’argument principal est que « c’est un spectacle choquant », parce que ça les choque, eux. C’est une particularité de plus en plus prononcée chez mes collègues « de gauche » : s’ils trouvent quelque chose insupportable, cette chose ne devrait pas exister, puisque c’est contraire à leurs « valeurs ».]

              Vous avez tout à fait raison. C’est d’ailleurs une des nombreuses contradictions intellectuelles de notre temps : d’un côté, on rejette l’universalisme des Lumières pour admettre un relativisme mou qui laisse certains groupes libres d’enfermer par exemple leurs femmes dans des prisons de toile au motif que « c’est leur culture » ; alors que de l’autre côté on universalise jusqu’à l’absurde ses propres opinions, détestations ou principes. On se refuse le droit de dire à certaines cultures ce qu’elles doivent faire, mais on s’accorde celui d’interdire à d’autres ce qui nous « choque ». Curieux, n’est ce pas ?

              [« On peut admettre que la tauromachie ou la chasse stimulent des formes de violence sociale » Parlons de l’Espagne : la société espagnole est-elle historiquement violente à cause de la tauromachie ? Ou bien la tauromachie s’est-elle développée parce que la société espagnole est travaillée par la violence, et qu’elle a trouvé dans cette activité une forme d’exutoire ?]

              Le marxiste que je suis vous dirait qu’il y a un rapport dialectique entre les deux. Imaginer que la tauromachie est à elle seule la cause de la violence d’une société me paraît excessif, mais cela n’implique pas quelle puisse contribuer à maintenir un haut niveau de violence dans une société qui l’est déjà pour d’autres raisons.

              [« Si Picasso adorait la corrida, c’était précisément parce qu’il y voyait un moment « barbare », un rituel qui permettait à l’homme de rompre le carcan de la « civilisation » et de se manifester tel qu’il était. » Oui, mais ce moment « barbare », avec sa codification et son rituel, précisément, ramène à la civilisation plus qu’il en éloigne. La corrida, c’est la « barbarie » domestiquée, presque civilisée si j’ose cet oxymore. Et c’est un exutoire. Je pense que l’homme a besoin d’exutoire.]

              Je partage cette description. Seulement, il y a des « exutoires » plus « civilisés » que d’autres. Le sport est aussi un « exutoire » à la violence, et on ne torture plus les joueurs de l’équipe vaincue comme on pouvait le faire dans un passé lointain. Dans certaines contrées, on pratique des courses de taureaux sans blessure et sans mise à mort…

              [« Ce n’est pas à vous que je rappellerai l’étymologie du mot « barbare », qui n’est pas un jugement de valeur, mais fait référence à ce qui est étranger à votre propre civilisation. » Je veux bien beaucoup de chose, mais quand Bob écrit que la corrida est « barbare », son commentaire laisse clairement entrevoir une condamnation morale. Or, vous lui répondez : « Oui, je pense comme vous que la tauromachie est un spectacle « barbare ». », et à aucun moment vous ne précisez que vous mettez derrière ce mot « barbare » un sens manifestement différent de celui qu’emploie votre interlocuteur.]

              Pardon : contrairement à Bob, je mets le mot « barbare » entre guillemets. Ce qui, pour moi, indique que le sens du mot est problématique. Je vous accorde qu’on peut confondre avec des guillemets de citation, et je m’excuse de l’ambiguïté. Mais je récuse l’idée d’une « pirouette rhétorique »…

              [« Mais la « ritualisation » aboutit normalement à faire disparaître la violence réelle pour lui substituer une violence symbolique. » Pas du tout. La ritualisation encadre la violence, la limite, la réglemente mais elle ne la rend pas moins « réelle ». Lorsque Dieu arrête la main d’Abraham, un bélier se substitue à Isaac. Mais un « être sensible » est bel et bien égorgé à la fin…]

              Oui, mais on passe d’un homme à un animal, et à l’étape suivante de l’animal à du pain et du vin. Le processus de ritualisation s’accompagne normalement d’un processus de symbolisation, dans lequel l’objet est progressivement substitué.

              [D’ailleurs, vous l’avez rappelé : les sacrifices humains chez les Aztèques étaient extrêmement ritualisés, sans être pour autant purement « symboliques ».]

              Je ne sais pas : il faudrait savoir ce qui se passait AVANT que cette ritualisation ait lieu. Peut-être justement que cette ritualisation permettait de substituer au sacrifice de milliers de prisonniers le sacrifice d’un seul…

              [« Je vous répondrais que la violence qu’on peut regarder dans les films n’est pas REELLE. Autrement dit, quand nous regardons un tel film, nous savons que personne n’a VRAIMENT souffert, que l’acteur n’a pas été VRAIMENT torturé – ce qui est, je vous l’accorde, quelquefois regrettable – et que le sang qu’on voit gicler n’est que de la sauce tomate. » Je vous répondrais que pour s’intéresser un minimum à un film, le spectateur accepte en général la suspension d’incrédulité. Sans cela, un film d’horreur ne peut pas faire peur, un film romantique ne peut pas émouvoir, et ainsi de suite.]

              Tout à fait. Mais il y a une différence entre « suspension » et « abolition ». Lorsque vous regardez un film d’horreur, vous « suspendez l’incrédulité » le temps du film. Mais en sortant de la projection, l’incrédulité revient et vous pouvez aller manger une pizza avec vos amis sans craindre qu’un vampire vienne boire votre sang. Lorsque vous regardez un fait de violence réel, vous ne pouvez pas revenir à l’incrédulité, sauf en passant par le déni. C’est pour cette raison qu’un adulte est rarement traumatisé par un film violent, alors qu’un enfant, chez qui la distinction entre fiction et réalité est encore mal assurée, peut l’être.

              [A titre personnel, la violence au cinéma ne me dérange pas lorsqu’elle est correctement mise en scène et lorsqu’elle a un aspect tragique, c’est-à-dire lorsque elle apparaît comme la solution ultime à une situation complexe et inextricable (Brutus poignardant César, pour reprendre votre exemple). Mais la violence gratuite, qui n’apporte pas grand-chose sinon étaler une forme de sadisme plutôt malsain, suscite chez moi une forme de rejet.]

              Pour moi, le film le plus violent qui m’ait été donné de regarder c’est « Les oiseaux » de Hitchcock. Et ce qui le rend terrifiant, c’est moins que la violence soit gratuite que le fait qu’elle est qu’on ne comprend pas son pourquoi.

              [La corrida est un spectacle cruel mais qui à mon sens – je me trompe peut-être – revêt un aspect tragique. J’y vois une forme de mise en scène de la lutte éternelle de l’être humain contre les forces de la nature (qui ne lui sont pas fondamentalement favorables, faut-il le rappeler). Peut-être que j’intellectualise beaucoup.]

              Je partage votre interprétation… mais on peut se demander si l’on ne peut mettre en scène cette même lutte sans pour autant faire souffrir un animal et d’offrir cette souffrance en spectacle. La capacite de symbolisation de l’être humain lui permet de voir une tragédie sans besoin que le sang soit effectivement versé. Autrement, le rôle de César ne trouverait pas preneur…

              [Pardon mais on ne parle pas de Brutus poignardant César, mais de héros surarmés tuant à un rythme invraisemblable des individus qu’ils ne connaissent pas, ou de « méchants » se délectant de la souffrance qu’ils infligent. Car au-delà des scènes en elle-même, il faut s’interroger que le fait de montrer des gens qui se repaissent de la souffrance qu’ils infligent, qui y prennent plaisir. Brutus est un assassin, mais c’est un personnage tragique. Il ne poignarde pas César par sadisme ou par perversion, mais parce qu’il pense accomplir une action juste et nécessaire.]

              Bien entendu. Je ne prétendais pas comparer les deux situations, mais montrer pourquoi un spectacle violent et REEL est traumatisant, alors qu’un spectacle violent mais IMAGINAIRE ne l’est pas. Quand bien même Brutus poignarderait César par sadisme et se repaîtrait dans sa souffrance, le fait que cela arrive au théâtre et non dans la vie réelle aurait son importance.

              [Si les goûts, même partagés par la majorité des gens, doivent dicter ce qui est légal et ce qui est illégal, cela représente à mon sens un danger très grand. C’est pourquoi je m’interroge sur la « nuisance » que représente la corrida pour les gens qui n’aiment pas ce type de spectacle, sur ses prétendus « effets sociaux » qui restent difficiles à prouver et plus généralement sur la question de l’attitude à adopter par rapport à des activités qui nous déplaisent.]

              Je suis d’accord avec vous sur ce point. Si on commence à interdire ce qui déplait, c’en est fini de la liberté et de la séparation entre les sphères publique et privée qui en est la meilleure garantie. On a supprimé le blasphème en matière religieuse, il ne faudrait pas le rétablir en matière civile… C’est pourquoi je vous accorde que cette idée des « nuisances » potentielles mais non prouvées doit être manipulée avec une grande précaution, sans quoi on peut tomber dans une dictature de la conformité.

              [« Mais elles deviennent de plus en plus extérieures à notre civilisation, dont la marche tend au contraire à éliminer symboliquement la violence de l’espace public. Et à ce titre on peut les qualifier de « barbares ». » Je comprends votre point mais je suis en désaccord. Mon interprétation est que notre société est en train de devenir étrangère à « notre civilisation », du fait d’une inversion des valeurs qui n’est d’ailleurs pas exempte d’une forme d’hypocrisie : oui, on veut éliminer des formes de « violence réelle » très ritualisées et très codifiées comme la corrida et la chasse à courre, mais à côté de ça, on laisse se développer une violence virtuelle totalement décomplexée, dont les conséquences sont très préoccupantes.]

              Je ne vois pas en quoi on serait en désaccord. Il est clair pour moi que cette élimination de la violence dans l’espace public est une hypocrisie qui cache une tolérance de plus en plus grande pour la violence privée. Alors que le discours scolaire prétend exclure tout ce qui irait contre la vision d’un monde de bisounours où la concorde et la tolérance règnent, on tolère des actes de violence qui, il y a seulement vingt ou trente ans, vous auraient valu une exclusion – et une sévère punition à la maison. Alors que sur les lieux de travail on parle de « responsabilité sociale de l’entreprise », de « management participatif » et autres balivernes, on licencie par simple mail et on pousse au suicide ceux qu’on veut faire partir. Et cette violence trouve son pendant dans des jeux ou des séries où des personnages privés font régner « la justice » (en fait, LEUR justice) gros flingue à la main sans autre limite que leur seule volonté.

              Je suis d’accord avec vous sur le fait que la corrida ou la chasse à courre sont des spectacles violents, mais cette violence n’est pas aveugle ou arbitraire. Elle est codifiée, et s’exerce dans de limites précises fixées par la tradition. Ce n’est pas une violence livrée au bon vouloir de celui qui l’exerce. C’est peut-être cela qui la rend si détestable à notre époque…

              [« Ce qui m’interpelle, c’est l’effet que peut avoir cette violence spectacularisée sur ceux qui vont regarder les combats… » Quand je vois ce que peut provoquer un match de foot, qui n’est pas un sport de combat…]

              Quand même : le spectacle pour le moment est sur le terrain, et pas dans les tribunes ou les abords du stade. La télévision ne transmet pas les bagarres entre supporteurs, et on ne paye pas sa place pour y assister… A la boxe, on paye sa place pour voir un homme se faire défoncer la gueule par un autre.

      • Bruno dit :

        [Le regroupement familial des travailleurs entrés légalement sur le territoire ne pose pas de problème, puisqu’en contrôlant l’entrée des travailleurs, on contrôle du même coup le regroupement.]
        On ne contrôle absolument rien sur le regroupement et celui-ci ne fait qu’accentuer la fracturation du corps social dans notre pays. On peut (enfin on pourrait) assimiler des individus, d’autant plus s’ils travaillent et prennent une femme dans notre pays. S’ils font venir des gens du bled, on ne fait que reproduire ce qui se passe là-bas et on ne progresse pas dans la francisation des immigrés, ou beaucoup plus lentement.
        [Mais pourquoi l’existence d’une communauté de même origine – et sur ce point tous les sociologues sont d’accord – est-elle un facteur d’attraction ? Parce qu’elle facilite l’accès à la fois au travail au noir et à certains avantages. ]
        Nous sommes d’accord oui.
        [Je pense que le Conseil sera d’une prudence de Sioux.
        Ne sous-estimez pas l’hubris de nos adversaires.
        [Le « peuple » se construit en dehors de toute idée de solidarité inconditionnelle dans un périmètre donné, et défini par une histoire et par une communauté de destin. Ce qui fait son unité, c’est d’avoir les mêmes ennemis, et rien d’autre. ]
        C’est affligeant de bêtise, si c’est vraiment ça la PENSEE de gauche aujourd’hui, on va devoir compter sur la droite pour sortir de l’ornière, nous sommes mal barrés… D’ailleurs, en parlant de la droite, vous avez dû apprendre la disparation de Patrick Buisson. A mon sens il incarnait la pensée d’une droite réactionnaire, cultivée, intelligente, mais complètement hors sol. J’ai un peu connu le personnage, je l’ai beaucoup lu, et j’ai eu la chance d’échanger avec lui. En dépit de ses qualités il demeurait obsédé par le communisme qu’il considérait comme responsable de notre déclin. Je lui avais pourtant dit qu’une France communiste, serait certainement beaucoup plus forte que l’archipel dans lequel nous vivons aujourd’hui (il avait ri). N’empêche, il va manquer à droite. Si le sursaut doit venir de là nous avons peu de cerveaux pour produire la matière grise. Hormis des marginaux comme Henri Guaino, il n’y a pas grand monde…
        [Vous avez tort : TOUS les Français payent des impôts, et pas en quantité négligeable. Pensez à la TVA, à la taxe sur les combustibles ou sur l’électricité…]
        Pire que ça, je m’exprime mal. Ce que je voulais dire c’est que beaucoup lient le vote au paiement de l’impôt en entendant par là l’IRPP, qui lui n’est pas payé par tous les Français, loin de là. Dans tous les cas, je critique le principe de lier le paiement de l’impôt à la citoyenneté.
        [Pour beaucoup de Français, la France est elle aussi devenue une « nation de papier »… ]
        Certes oui, alors que la France, à travers la solidarité nationale et de nombreux services publics, apportent aujourd’hui encore énormément aux Français. Quand je vous lis sur ce point je pense à Patrick Buisson. Dans un de ses ouvrages, il déplorait l’émergence d’une France d’allocataires. Il ne critiquait pas tant les mécanismes de redistribution mais disait que celle-ci, impersonnelle et anonyme, contribuait à renforcer l’idée qu’on ne devait rien à personne ou alors à un être abstrait. Il serait bon d’y remédier, déjà en rappelant pourquoi pas, comme vous l’avez déjà proposé, le coût réel d’un service, quand un citoyen en bénéficie.
        [C’est d’ailleurs pourquoi aujourd’hui la plupart des religions est passée dans une opposition plus ou moins active aux transformations du capitalisme. Le cas de l’Islam et sa dénonciation des « valeurs » occidentales est d’ailleurs assez parlant. ]
        Face aux transformations du capitalisme, les religions qui tentent de résister sont-elles vouées à échouer ? Même en Arabie Saoudite, lentement mais sûrement les choses semblent évoluer… Après je m’interroge, un monde post religions-normatives est-il souhaitable ? On va avoir quoi après, un supermarché et une anomie généralisée ? Pas sûr qu’on s’en trouve mieux, même les athées… Les religions ont des défauts, mais elles fixent certains principes qui permettent à nos sociétés de rester soudées, ce que ne fait pas le marché…
        [Mais pourquoi reprochez-vous au pape le fait de faire ce que les fidèles demandent de lui. L’église de Rome ne fait, finalement, que s’aligner sur la logique concurrentielle : il faut adapter le produit à la demande du client. Et la grande majorité des clients demande que l’église bénisse ce qu’ils ont envie de faire. Il y a, il est vrai, une minorité qui demande au contraire de l’ordre, de la pénitence et des règles strictes. Cette minorité peut être attirée par le salafisme, qui s’est spécialisé dans ce produit-là. ]
        Pour bien connaître ce milieu, je ne pense pas que l’antipape suive la demande de nombreux « fidèles », il lui importe surtout de plaire à un certain milieu et sincèrement je me demande pourquoi. De même que les « gens » ne veulent pas massivement de la GPA, les catholiques pratiquants se foutent bien des unions homosexuelles. Une classe sociale pousse et je ne comprends pas qu’elle ait de l’influence au sein de l’Eglise vu qu’elle s’en est détachée. Vous noterez d’ailleurs que l’antipape n’est pas suivi, c’est une litote, par les clergés africain et asiatique. Je vous concède un point, les fidèles viennent aujourd’hui un peu à l’église comme chez Macdo (« venez comme vous êtes ») et celle-ci s’oppose mollement à leur demande. Pour vous donnez un exemple, quand j’ai préparé mon mariage à l’Eglise, j’ai dû faire des réunions avec d’autres couples. Pas inintéressant, mais ça a dérivé sur des sujets type IVG et certains disaient ouvertement qu’ils n’étaient pas en phase avec l’Eglise, ou alors, qu’ils ne comptaient pas baptiser leurs enfants car ça revenait à imposer quelque chose… Le prêtre aurait dû les dégager. Mince en écrivant là je vous donne un peu raison !
        [Non, au risque de me répéter, ce qui « bouleverse nos équilibres anthropologiques », c’est moins l’immigration que notre incapacité – ou notre refus, selon comment on le regarde – à assimiler. ]
        On ne peut pas assimiler des peuples entiers, même dans une société bien portante. Si la France doit absorber dans les 30 prochaines années 5 à 10 millions d’Africains animistes vaguement chrétiens/musulmans avec des mœurs différentes des nôtres, ça ne pourra pas engendrer autre chose que des tensions. Pour ce qui est du caractère européen de l’immigration, sans entrer dans un fantasme qui ferait des Bulgares ou des Lettons nos proches cousins, je reste persuadé que par certains points nous nous rapprochons et que le process d’assimilation est a priori plus simple avec eux.
        [La démocratie est un régime d’organisation politique. Elle ne suppose ni un peuple, ni un territoire. Une association, un parti politique peuvent parfaitement être « démocratiques » sans avoir ces deux éléments.
        Là encore je m’exprime mal, j’entendais l’expression démocratie libérale dans le cadre d’une nation, sinon oui je vous rejoins.
        [celui où la sphère publique est avalée par la sphère privée, et on est dans une logique « libérale-libertaire » ]
        Pouvez-vous préciser un peu ce point ? Je le comprends mais j’ai du mal à me le représenter.

        • Descartes dit :

          @ Bruno

          [« Le regroupement familial des travailleurs entrés légalement sur le territoire ne pose pas de problème, puisqu’en contrôlant l’entrée des travailleurs, on contrôle du même coup le regroupement. » On ne contrôle absolument rien sur le regroupement]

          Le regroupement se fait autour d’un travailleur régulier. Si vous contrôlez l’entrée des travailleurs réguliers, vous contrôlez le regroupement familial.

          [« Je pense que le Conseil sera d’une prudence de Sioux. » Ne sous-estimez pas l’hubris de nos adversaires.]

          Bien sûr, il y a ce risque. Mais qu’est ce que les membres du Conseil ont à gagner à tirer les marrons du feu dans cette affaire ?

          [D’ailleurs, en parlant de la droite, vous avez dû apprendre la disparation de Patrick Buisson. A mon sens il incarnait la pensée d’une droite réactionnaire, cultivée, intelligente, mais complètement hors sol. J’ai un peu connu le personnage, je l’ai beaucoup lu, et j’ai eu la chance d’échanger avec lui. En dépit de ses qualités il demeurait obsédé par le communisme qu’il considérait comme responsable de notre déclin.]

          Je n’ai pas eu cette chance, et je ne connais le personnage qu’à travers ses écrits et ses déclarations publiques. C’était sans aucun doute un homme très cultivé, avec une remarquable culture historique. Mais comme pour beaucoup d’hommes de droite de sa génération, son jugement était perturbé par ses deux obsessions, le « danger communiste » et l’Algérie française. Il est d’ailleurs amusant – et réconfortant, vu de mon point de vue – de constater qu’alors que les expériences du « socialisme réel » ont échoué à se maintenir et que les partis communistes ont soit disparu, soit ne sont plus que l’ombre de ce qu’ils ont été, le communisme continue à faire peur aux réactionnaires.

          [Je lui avais pourtant dit qu’une France communiste, serait certainement beaucoup plus forte que l’archipel dans lequel nous vivons aujourd’hui (il avait ri).]

          Ca ne m’étonne pas. Je crois que c’est lui qui avait dit qu’une partie de l’électorat du RN « c’était des anciens électeurs du PC nostalgiques du temps où celui-ci était conservateur, autoritaire et nationaliste ».

          [N’empêche, il va manquer à droite. Si le sursaut doit venir de là nous avons peu de cerveaux pour produire la matière grise. Hormis des marginaux comme Henri Guaino, il n’y a pas grand monde…]

          Ca… on ne peut que citer Malraux : « dans ce champ de ruines, chaque étincelle est un miracle ». Et ce n’est guère mieux à gauche.

          [Ce que je voulais dire c’est que beaucoup lient le vote au paiement de l’impôt en entendant par là l’IRPP, qui lui n’est pas payé par tous les Français, loin de là. Dans tous les cas, je critique le principe de lier le paiement de l’impôt à la citoyenneté.]

          Je suis d’accord. Même si l’impôt est l’une des traductions de la solidarité inconditionnelle et impersonnelle, celle-ci ne peut pas se réduire à lui.

          [« Pour beaucoup de Français, la France est elle aussi devenue une « nation de papier »… » Certes oui, alors que la France, à travers la solidarité nationale et de nombreux services publics, apportent aujourd’hui encore énormément aux Français. Quand je vous lis sur ce point je pense à Patrick Buisson. Dans un de ses ouvrages, il déplorait l’émergence d’une France d’allocataires. Il ne critiquait pas tant les mécanismes de redistribution mais disait que celle-ci, impersonnelle et anonyme, contribuait à renforcer l’idée qu’on ne devait rien à personne ou alors à un être abstrait. Il serait bon d’y remédier, déjà en rappelant pourquoi pas, comme vous l’avez déjà proposé, le coût réel d’un service, quand un citoyen en bénéficie.]

          C’était aussi ma proposition de créer une « carte de contribuable » qui permettrait d’obtenir des réductions ou une attention préférentielle sur les services publics et chez les entreprises publiques, pour matérialiser le fait que l’impôt retourne sous forme de services. Mais sur ce point, je suis un « conservateur » : je pense que les droits sans contrepartie doivent être strictement limités aux droits fondamentaux (liberté, propriété, sûreté, résistance à l’oppression) et qu’il est essentiel de souligner que, selon la formule consacrée, « pas de droits sans devoirs, pas de devoirs sans droits ». Et que cette idée doit être martelée par toute pédagogie publique.

          [Face aux transformations du capitalisme, les religions qui tentent de résister sont-elles vouées à échouer ?]

          J’en suis convaincu. La structure détermine en dernière instance la superstructure.

          [Même en Arabie Saoudite, lentement mais sûrement les choses semblent évoluer… Après je m’interroge, un monde post religions-normatives est-il souhaitable ? On va avoir quoi après, un supermarché et une anomie généralisée ? Pas sûr qu’on s’en trouve mieux, même les athées… Les religions ont des défauts, mais elles fixent certains principes qui permettent à nos sociétés de rester soudées, ce que ne fait pas le marché…]

          C’est une très bonne question. Et franchement, après des années de considérer le sujet sous tous les angles, je n’ai pas vraiment de réponse. Une religion – au sens d’une croyance commune qui nous « relie » les uns aux autres – me paraît indispensable du moins si l’on veut vivre dans une société où les rapports ne soient pas limités au rapport monétaire. Quant à la nature de cette croyance… républicains ou communistes étaient « religieux » tout en étant athées ou agnostiques. Il semblerait donc que Dieu ne soit pas indispensable pour qu’une religion puisse vivre…

          [« Mais pourquoi reprochez-vous au pape le fait de faire ce que les fidèles demandent de lui. L’église de Rome ne fait, finalement, que s’aligner sur la logique concurrentielle : il faut adapter le produit à la demande du client. Et la grande majorité des clients demande que l’église bénisse ce qu’ils ont envie de faire. Il y a, il est vrai, une minorité qui demande au contraire de l’ordre, de la pénitence et des règles strictes. Cette minorité peut être attirée par le salafisme, qui s’est spécialisé dans ce produit-là. » Pour bien connaître ce milieu, je ne pense pas que l’antipape suive la demande de nombreux « fidèles », il lui importe surtout de plaire à un certain milieu et sincèrement je me demande pourquoi.]

          Je n’ai pas parlé des « fidèles ». Les « fidèles » aujourd’hui constituent une clientèle trop petite pour être intéressante. Ce que le pape vise, ce sont les gens vaguement chrétiens qu’il pense pouvoir ramener dans le giron de l’Eglise pour peu que celle-ci leur offre une religion « à la carte ». N’oubliez pas que la spiritualité est un secteur concurrentiel comme un autre : si vous voulez que les gens viennent vous donner leur argent, il faut que le produit que vous leur donnez en échange leur plaise.

          [De même que les « gens » ne veulent pas massivement de la GPA, les catholiques pratiquants se foutent bien des unions homosexuelles.]

          Mais les gens qui se sont éloignés de l’Eglise est que le Pape voudrait ramener dans son giron, eux, ne s’en foutent pas. C’est là que se trouve le réservoir de vocations et – c’est l’essentiel – d’argent, du moins dans les pays européens. Dans le tiers monde, le Pape tient un discours bien plus conservateur.

          [Une classe sociale pousse et je ne comprends pas qu’elle ait de l’influence au sein de l’Eglise vu qu’elle s’en est détachée.]

          Mais c’est précisément parce qu’elle « s’en est détachée » qu’il est essentiel de la ramener. Et n’oubliez pas que c’est cette classe là qui a les ressources financières et intellectuelles dont l’Eglise a besoin pour survivre…

          [Vous noterez d’ailleurs que l’antipape n’est pas suivi, c’est une litote, par les clergés africain et asiatique.]

          Vous noterez que son discours sur les unions homosexuelles est dirigé essentiellement vers les sociétés européennes et nord-américaine. Quand il s’adresse à l’Afrique ou l’Amérique latine, son discours est bien plus conservateur. C’est d’ailleurs pourquoi il a autorisé la bénédiction des unions homosexuelles, laissant la liberté à chaque prêtre de la pratiquer ou pas. C’est vers une « religion à la carte » qu’il se dirige…

          [Je vous concède un point, les fidèles viennent aujourd’hui un peu à l’église comme chez Macdo (« venez comme vous êtes ») et celle-ci s’oppose mollement à leur demande. Pour vous donnez un exemple, quand j’ai préparé mon mariage à l’Eglise, j’ai dû faire des réunions avec d’autres couples. Pas inintéressant, mais ça a dérivé sur des sujets type IVG et certains disaient ouvertement qu’ils n’étaient pas en phase avec l’Eglise, ou alors, qu’ils ne comptaient pas baptiser leurs enfants car ça revenait à imposer quelque chose… Le prêtre aurait dû les dégager. Mince en écrivant là je vous donne un peu raison !]

          Eh oui… « le client est roi »…

          [« Non, au risque de me répéter, ce qui « bouleverse nos équilibres anthropologiques », c’est moins l’immigration que notre incapacité – ou notre refus, selon comment on le regarde – à assimiler. » On ne peut pas assimiler des peuples entiers, même dans une société bien portante.]

          On peut, et on l’a fait. Pensez qu’au milieu du XIXème siècle, moins de la moitié des Français parlait usuellement la langue du pays. L’assimilation intérieure menée par la IIIème République reste pour moi l’exemple classique des possibilités d’un pays à assimiler lorsque la volonté politique y est. Bien entendu, le contexte a son importance. Quand la croissance est faible, quand le chômage est massif, l’assimilation est plus difficile. Quand en plus vous avez une puissante classe intermédiaire prête à casser l’ascenseur social pour empêcher toute mise en concurrence de ses propres enfants, c’est encore pire. Tout cela n’était pas un problème en 1881…

          Je vous accorde que les capacités d’absorption de la France ne sont pas infinies. Je ne conteste pas le besoin de restreindre sévèrement l’immigration : même si on arrivait par miracle à remettre en route la machine à assimiler, il est illusoire d’imaginer qu’on reviendra à une croissance à deux chiffres.

          [Là encore je m’exprime mal, j’entendais l’expression démocratie libérale dans le cadre d’une nation, sinon oui je vous rejoins.]

          Pour moi, la nation est la plus grande unité dans laquelle se manifeste une solidarité impersonnelle et inconditionnelle. Et par conséquent, c’est la plus grande collectivité qu’on peut organiser sur une base démocratique. Pourquoi ? Parce que pour que la démocratie fonctionne, il faut que tout le monde accepte que les questions soient librement débattues, que la minorité accepte d’appliquer les décisions prises contre elle, et que la majorité accepte de ne pas abuser de son pouvoir. Et pour que cela marche, il faut que les gens aient conscience d’être liés – au-delà de leurs conflits d’opinion ou d’intérêt – par une solidarité inconditionnelle. Et cela nous ramène à la nation.

          [« celui où la sphère publique est avalée par la sphère privée, et on est dans une logique « libérale-libertaire » » Pouvez-vous préciser un peu ce point ? Je le comprends mais j’ai du mal à me le représenter.]

          La sphère publique est l’ensemble des comportements sur lesquels la collectivité a son mot à dire. Ainsi, par exemple, dans notre pays on admet que la collectivité est légitime pour vous interdire de tuer votre voisin, quand même vous le feriez dans un lieu privé. A l’inverse, la sphère privée est constituée par les comportements que la collectivité n’a pas légitime pour réguler. Par exemple, votre choix des amis que vous invitez à votre appartement est souverain, et personne n’a le droit de vous l’imposer. Ainsi, par exemple, je peux imposer par la loi la parité dans les listes à une élection, parce que l’élection est dans la sphère publique. Par contre, une loi qui vous obligerait à imposer la parité à vos invités au réveillon serait clairement contraire à la logique républicaine.

          Maintenant, supposons un régime dans lequel la collectivité a un droit de regard sur tous vos comportements, c’est-à-dire, ou tout comportement rentre dans la sphère publique. Un régime dans lequel la collectivité vous prescrit qui vous pouvez ou pas épouser, à qui vous pouvez ou non serrer la main, ce que vous pouvez ou pas manger, quels vêtements vous pouvez ou non porter chez vous… on est là dans une logique totalitaire. Les religions, d’une façon générale, s’inscrivent dans cette logique puisqu’aucun comportement, pas même les pensées des fidèles – car dieu peut les lire – n’échappent au pouvoir prescriptif de la collectivité.

          A l’inverse, imaginons un système dans lequel toute activité rentre dans la sphère privée. Il s’ensuit que la collectivité n’est légitime a imposer la moindre règle. Toute règle ne peut donc être issue que d’un rapport de forces. On est alors dans une logique « libertarienne »…

          • Carloman dit :

            @ Descartes,
             
            [[« Non, au risque de me répéter, ce qui « bouleverse nos équilibres anthropologiques », c’est moins l’immigration que notre incapacité – ou notre refus, selon comment on le regarde – à assimiler. » On ne peut pas assimiler des peuples entiers, même dans une société bien portante.]
            On peut, et on l’a fait. Pensez qu’au milieu du XIXème siècle, moins de la moitié des Français parlait usuellement la langue du pays. L’assimilation intérieure menée par la IIIème République reste pour moi l’exemple classique des possibilités d’un pays à assimiler lorsque la volonté politique y est.]
            Non, “on ne l’a pas fait”. Du moins, on ne l’a pas fait comme vous essayez de nous le raconter. D’abord, au milieu du XIX° siècle, près de 60 % de la population parle le français ou un dialecte d’oïl très proche. Ensuite, toutes les élites provinciales (je dis bien “toutes”), aristocratie et haute bourgeoisie, sont déjà passées au français depuis au moins la fin de l’Ancien Régime.
             
            Mais surtout, les gens qu’on assimile sont… déjà des FRANCAIS d’un point de vue juridique. Ils n’ont pas d’autre pays d’attache. Ils se savent et se pensent Français depuis au moins la Révolution, deux tiers de siècle auparavant. Et parfois depuis bien plus longtemps. Rappelons que le Languedoc et la région toulousaine, qui forment de nos jours une région administrative pompeusement nommée “Occitanie” comme si elle avait formée jadis une proto-nation, ont intégré le domaine royal capétien au XIII° siècle et ont, dès cette époque, étaient quadrillés par l’administration royale. Durant la Guerre de Cent ans, de nombreux méridionaux – et pas que des nobles de haute lignée – servent le roi et combattent dans la partie nord du royaume. Il n’est d’ailleurs pas inutile de rappeler que, juste avant l’épisode de Jeanne d’Arc, ce sont les régions au sud de la Loire qui sont fidèles à Charles VII, alors que la France de langue d’oïl est majoritairement passée aux Anglo-bourguignons… A ce moment là, les “vrais” Français, au sens de partisans du roi de France, sont paradoxalement en majorité des gens des pays d’oc!
             
            Il ne faudrait pas confondre “être Français” et “parler français”. Jusqu’au milieu du XIX° siècle, on pouvait parfaitement être Français de plein droit sans parler le français standard, parce qu’être Français a d’abord été une allégeance avant d’être une langue commune. Cela étant dit, le brassage avait commencé dès l’époque des levées en masse révolutionnaires et de la conscription napoléonienne. Les vingt ans de guerre de la Révolution et de l’Empire ont probablement autant fait pour la construction nationale que les lois de Jules Ferry.
             
            Mais surtout, ce que vous appelez, avec un peu d’exagération, “l’assimilation intérieure” ne partait pas de rien, du moins dans la plupart des régions. Le rattachement au royaume de France était parfois ancien pour certaines provinces en partie ou en totalité non-francophones (XVI° siècle pour la Bretagne, XVII° pour l’Alsace). Il ne faut pas exagérer l’autarcie et le repli des sociétés de l’époque moderne: l’influence française se faisait sentir en Lorraine, en Alsace, en Savoie, en Bretagne avant même que ces régions fussent annexées. Et la famille Bonaparte prouve que l’Ancien Régime savait déjà “assimiler” sans forcément afficher une volonté politique de le faire. D’autres mécanismes entraient déjà en ligne de compte: la force de l’Etat, déjà en partie centralisé, le prestige de la monarchie capétienne, le rayonnement culturel des milieux intellectuels parisiens, etc.
             
            La III° République n’a fait qu’apporter la dernière main à un processus déjà amorcé sous certaines formes depuis longtemps, vis-à-vis de populations dont la sociabilité, les traditions, le mode de vie pouvaient légitimement être considérés comme “français”. Il ne faut pas pour autant sous-estimer l’oeuvre de la III° République qui a beaucoup contribué à réduire progressivement les fractures nées de la période révolutionnaire en proposant un roman national que je qualifierais de syncrétique (même si l’anticléricalisme de ses dirigeants a quelque peu atténué l’effet bénéfique attendu pour l’unité nationale).
             
            Mais ailleurs? En Algérie, la France n’a assimilé que la minorité juive. En Afrique noire, pas grand monde (il me semble que la citoyenneté avait été concédée aux habitants de Dakar). Aux Antilles, les populations serviles vivaient sous le joug français depuis longtemps, comme à la Réunion. 
             
            On voit bien d’ailleurs que l’assimilation reste fragile: que l’Etat fasse mine de faiblir, et les particularismes breton, corse, basque ou alsacien refont surface. En Nouvelle-Calédonie comme en Polynésie, l’assimilation des autochtones est assez superficielle.
             
            Je vous le redis: vous avez une vision exagérément positive de la réussite de l’assimilation (sans doute du fait de votre parcours personnel), une vision qui vous empêche de voir les ratés et les fragilités du processus. L’assimilation fonctionne parfois, elle connaît de brillants succès, on ne saurait le nier, mais pas partout ni tout le temps. Elle est parfois superficielle, précaire, sujette à des remises en question. Même en offrant la citoyenneté et l’égalité des droits, la France ne séduit pas toujours: pensez aux résistances rencontrées par l’empire napoléonien dans les actuels Pays-Bas ou en Italie du nord, régions intégrées à l’empire et départementalisées comme le reste de la France.     

            • Descartes dit :

              @ Carloman

              [« On peut, et on l’a fait. Pensez qu’au milieu du XIXème siècle, moins de la moitié des Français parlait usuellement la langue du pays. L’assimilation intérieure menée par la IIIème République reste pour moi l’exemple classique des possibilités d’un pays à assimiler lorsque la volonté politique y est. » Non, “on ne l’a pas fait”. Du moins, on ne l’a pas fait comme vous essayez de nous le raconter. D’abord, au milieu du XIX° siècle, près de 60 % de la population parle le français ou un dialecte d’oïl très proche. Ensuite, toutes les élites provinciales (je dis bien “toutes”), aristocratie et haute bourgeoisie, sont déjà passées au français depuis au moins la fin de l’Ancien Régime.]

              Pour ce qui concerne votre première affirmation, moi j’ai le chiffre de 50%, mais on ne va pas se battre pour 10%… et qui plus est, vous admettrez qu’avoir assimilé 40% de la population au lieu de 50% ne change fondamentalement le propos. Pour ce qui concerne les élites, on pourrait étendre votre raisonnement aux « élites » de nos anciennes colonies. L’essentiel d’entre elles a étudié en français et le parle parfaitement. Si je suis votre logique, cela devrait permettre de les assimiler, tout comme la « francisation » des élites en France au XIXème siècle… diriez-vous que c’est le cas ?

              La question de l’assimilation est personnelle, et non collective. Ce n’est pas parce que les élites bretonnes parlaient français, avait adopté un certain nombre de comportements communs et se sentait membre d’une aristocratie « nationale » que le paysan de Basse Bretagne se sentait solidaire avec une collectivité qui dépassait son clan, son village ou son « pays ».

              [Mais surtout, les gens qu’on assimile sont… déjà des FRANCAIS d’un point de vue juridique. Ils n’ont pas d’autre pays d’attache. Ils se savent et se pensent Français depuis au moins la Révolution, deux tiers de siècle auparavant.]

              Je pourrais vous rétorquer que les gens qu’il s’agit d’assimiler aujourd’hui sont, eux aussi, « français du point de vue juridique ». Mais vous soulevez un point intéressant, qui est de savoir quand les paysans des régions de France ont commencé à « se savoir et se penser Français ». Quand par exemple ont-ils commencé à pratiquer une solidarité inconditionnelle qui allait au-delà des frontières étroites de leur « pays » ? Quand, par exemple, ont-ils commencé à penser que la défense du territoire national – et non seulement de leur coin – était un devoir pour chacun ? Cette idée n’était pas universellement partagée à la Révolution, et on sait les difficultés qu’aura eu la République pour former des régiments pour combattre les armées des princes en dehors des grandes villes.

              [Et parfois depuis bien plus longtemps. Rappelons que le Languedoc et la région toulousaine, qui forment de nos jours une région administrative pompeusement nommée “Occitanie” comme si elle avait formé jadis une proto-nation, ont intégré le domaine royal capétien au XIII° siècle et ont, dès cette époque, étaient quadrillés par l’administration royale.]

              « Quadrillés » c’est beaucoup dire. A l’époque, les « administrateurs » sont essentiellement des nobles du coin, souvent plus attentifs aux intérêts locaux qu’aux intérêts du roi. Ce n’est qu’avec Louis XIV qu’une véritable « administration » dont le point d’attache est national et non local se met en place. Et si le Languedoc et Toulouse sont incorporés nominalement au domaine royal, il n’y a pas de droit uniforme sur celui-ci, qui traduirait une forme de solidarité inconditionnelle entre les habitants des différentes « provinces ». Jusqu’au XVIIème siècle, les « milices » levées localement l’étaient avec la condition expresse qu’on ne leur demanderait jamais de combattre en dehors du territoire où elles étaient levées…

              Je pense – mais nous avons déjà eu cette discussion – que vous commettez le péché d’anachronisme en plaquant une forme de structure « nationale » sur la France féodale. Les rapports féodaux étaient verticaux : chacun était lié à son supérieur par des liens de subordination dans un sens, de protection dans l’autre. Le vassal avait des devoirs envers son seigneur, il n’en avait aucun envers les autres vassaux de même niveau. L’idée de solidarité ENTRE EGAUX existait au sein de la famille, du clan, du village, mais n’allait guère au-delà. Or, ce qui rend le concept de nation « révolutionnaire » est bien qu’il remplace à cette idée de liens personnels un lien impersonnel. Vous et moi n’avons aucun devoir envers Macron, nous en avons envers nos concitoyens.

              [Durant la Guerre de Cent ans, de nombreux méridionaux – et pas que des nobles de haute lignée – servent le roi et combattent dans la partie nord du royaume. Il n’est d’ailleurs pas inutile de rappeler que, juste avant l’épisode de Jeanne d’Arc, ce sont les régions au sud de la Loire qui sont fidèles à Charles VII, alors que la France de langue d’oïl est majoritairement passée aux Anglo-bourguignons…]

              Mais quand vous parlez des « régions » qui seraient « fidèles », de qui parlez-vous ? Des paysans ? De la noblesse ? Des artisans ? Des juifs ? Vous voyez là l’anachronisme qu’il y a à parler de « nation » au temps de la Guerre de Cent ans. Oui, les guerres ont permis un brassage de la noblesse qui joue un rôle important dans la constitution d’une noblesse « française » et non purement régional. Mais cela laisse de côté l’énorme masse des paysans, qui regardait passer les armées comme les vaches regardent passer les trains – en fait, moins paisiblement que cela parce que les armées, contrairement aux trains, faisaient des dégâts.

              [Il ne faudrait pas confondre “être Français” et “parler français”. Jusqu’au milieu du XIX° siècle, on pouvait parfaitement être Français de plein droit sans parler le français standard, parce qu’être Français a d’abord été une allégeance avant d’être une langue commune.]

              Mais une « allégeance » à quoi, précisément ? Si on parle d’une allégeance PERSONNELLE, au roi ou à l’empereur, alors nous ne sommes pas dans la logique d’une nation. On peut parfaitement avoir une allégeance envers son seigneur sans se sentir solidaire avec ses co-vassaux. Ce qui caractérise la nation, c’est encore une fois une forme de solidarité inconditionnelle envers ses concitoyens. La question qui se pose ici est : peut-on se sentir inconditionnellement solidaire de gens avec qui vous ne pourriez pas communiquer ? C’est théoriquement possible, mais cela me paraît très difficile. Alors, la langue commune n’est pas obligatoire, mais c’est quand même un élément fondamental. Difficile d’avoir un cadre, une sociabilité communes avec des gens qui ne vous comprennent pas et que vous ne comprenez pas.

              [Cela étant dit, le brassage avait commencé dès l’époque des levées en masse révolutionnaires et de la conscription napoléonienne. Les vingt ans de guerre de la Révolution et de l’Empire ont probablement autant fait pour la construction nationale que les lois de Jules Ferry.]

              Certainement. Mais les levées de masse et la conscription ont relativement peu touché un grand nombre de régions paysannes, et la pratique de former des régiments homogènes en termes d’origine géographique a largement subsisté pendant la période. Et si la Révolution et l’Empire posent les fondements d’une construction nationale (conscription, uniformité des lois et de l’administration…) il ne faut pas négliger l’importance de « l’assimilation intérieure » portée par la IIIème République.

              [Mais surtout, ce que vous appelez, avec un peu d’exagération, “l’assimilation intérieure” (…)]

              Que voulez-vous… il faut exagérer un peu pour provoquer le débat !

              [(…) ne partait pas de rien, du moins dans la plupart des régions. Le rattachement au royaume de France était parfois ancien pour certaines provinces en partie ou en totalité non-francophones (XVI° siècle pour la Bretagne, XVII° pour l’Alsace). Il ne faut pas exagérer l’autarcie et le repli des sociétés de l’époque moderne : l’influence française se faisait sentir en Lorraine, en Alsace, en Savoie, en Bretagne avant même que ces régions fussent annexées.]

              Mais quand vous parlez de « influence française », de quoi parle-t-on ? De l’influence de la langue, de la culture, de la sociabilité « française » sur les ELITES, ou sur les PAYSANS ? On revient toujours à ce même problème. Nous sommes d’accord sur la question de l’assimilation des élites. Mais quand à votre avis les paysans vosgiens ou bretons se sont sentis inconditionnellement solidaires des « français » qui habitaient en dehors de leur « pays » ? Sans exagérer « l’autarcie » des communautés paysannes au XVII siècle, je pense que l’influence française dont vous parlez y était minime : je doute que les paysans alsaciens ou bretons se soient sentis solidaires au point de prendre les armes pour défendre les paysans languedociens ou provençaux, ou de payer des impôts pour les soutenir en cas de malheur. A la fin du XVIIIème, la Révolution a eu un mal de chien à susciter un réflexe « patriotique » dans les campagnes, et les armées de la Révolution ont été recrutées en grande partie dans les villes…

              [Et la famille Bonaparte prouve que l’Ancien Régime savait déjà “assimiler” sans forcément afficher une volonté politique de le faire.]

              Dans les élites, oui. Les Buonaparte sont issus de la noblesse corse. Je ne sais pas si à l’époque un paysan corse état très « assimilé »…

              [La III° République n’a fait qu’apporter la dernière main à un processus déjà amorcé sous certaines formes depuis longtemps, vis-à-vis de populations dont la sociabilité, les traditions, le mode de vie pouvaient légitimement être considérés comme “français”. Il ne faut pas pour autant sous-estimer l’oeuvre de la III° République qui a beaucoup contribué à réduire progressivement les fractures nées de la période révolutionnaire en proposant un roman national que je qualifierais de syncrétique (même si l’anticléricalisme de ses dirigeants a quelque peu atténué l’effet bénéfique attendu pour l’unité nationale).]

              Ce n’est pas moi qui vous dirais que la IIIème République a tout inventé. Bien sûr, la constitution de l’Etat-nation en France est une très longue histoire. Mais ce qui fait une particularité française est que la nation s’est construite du haut vers le bas. C’est l’Etat qui a construit la nation, et non l’inverse. Et cela se traduit par le fait qu’il y a une « nation des élites » puis une « nation des villes » qui se constitue relativement tôt, sans qu’il y ait pour autant une « nation des paysans ». Le mérite de la IIIème République est justement d’avoir assimilé la grande masse paysanne à la « nation » construite par la Révolution et l’Empire.

              [Mais ailleurs? En Algérie, la France n’a assimilé que la minorité juive. En Afrique noire, pas grand monde (il me semble que la citoyenneté avait été concédée aux habitants de Dakar).]

              Je pense que c’est un peu exagéré. Dans ses colonies, la France a cherché à assimiler les élites, et ce n’est pas par hasard si une bonne partie de ceux qui ensuite seront les gouvernants à l’indépendance sont formés en France ou dans des universités françaises. Il y a eu aussi une forme d’assimilation par les armées. Mais il est clair qu’il a manqué une véritable volonté politique, devant l’opposition de colons qui voyaient dans l’assimilation une menace pour leur propre position – c’est en partie à cause de ces résistances que les décrets Crémieux rendent la nationalité française obligatoire pour les juifs, mais facultative pour les musulmans. Et c’est logique : la IIIème République a pu se lancer dans l’assimilation intérieure parce que la France en expansion avait besoin de main d’œuvre éduquée, et parce que la défense nationale avait besoin de soldats.

              [On voit bien d’ailleurs que l’assimilation reste fragile: que l’Etat fasse mine de faiblir, et les particularismes breton, corse, basque ou alsacien refont surface.]

              Oui et non. Les « particularismes » en question sont le fait de minorités agissantes, qui savent faire beaucoup de bruit, mais cela ne va guère au-delà. L’idée qu’on recommencerait à parler breton comme langue habituelle dans les foyers à Brest ou à Quimper me paraît saugrenue. Cela étant dit, oui, l’idée de solidarité inconditionnelle qui pour moi fonde la nation est fragile, tout particulièrement dans un pays hétérogène comme le nôtre. Dans ce contexte, l’Etat est la colonne vertébrale de la nation, et l’affaiblissement de l’Etat met immédiatement la nation en danger.

              [Je vous le redis : vous avez une vision exagérément positive de la réussite de l’assimilation (sans doute du fait de votre parcours personnel), une vision qui vous empêche de voir les ratés et les fragilités du processus.]

              Il est possible que j’aie une vision « exagérément positive » pour les raisons que vous indiquez. Apres tout, chacun de nous forme ses opinions à partir de ses expériences. Je ne pense pas cependant être aveugle aux « ratés et fragilités du processus ». Au contraire, je suis pleinement conscient que ce processus ne réussit massivement que lorsque des conditions relativement rigoureuses sont remplies. En particulier, il faut une volonté collective sans faille, d’une part pour l’imposer sans états d’âme, d’autre part pour en payer le coût…

              [L’assimilation fonctionne parfois, elle connaît de brillants succès, on ne saurait le nier, mais pas partout ni tout le temps. Elle est parfois superficielle, précaire, sujette à des remises en question. Même en offrant la citoyenneté et l’égalité des droits, la France ne séduit pas toujours : pensez aux résistances rencontrées par l’empire napoléonien dans les actuels Pays-Bas ou en Italie du nord, régions intégrées à l’empire et départementalisées comme le reste de la France.]

              Justement, cela ne peut marcher simplement en offrant « la citoyenneté et l’égalité des droits ». Il faut en plus offrir une dynamique d’amélioration de la qualité de la vie. Une société qui prédit que ses enfants vivront moins bien que leurs parents n’arrivera pas à assimiler, quand bien même elle offrirait aux nouveaux venus de partager intégralement son destin…

              Quant à vos exemples, je ne sais pas s’ils sont très pertinents. La présence napoléonienne aux Pays-Bas ou en Italie du nord n’offrait grande chose à leurs habitants en dehors d’une citoyenneté et de droits tout théoriques. Qui plus est, elle mettait à mal les intérêts des élites locales…

            • Bob dit :

              @ Carloman, Descartes
               
              Débat fort intéressant, merci à vous deux.

            • Carloman dit :

              @ Descartes,
               
              [Pour ce qui concerne votre première affirmation, moi j’ai le chiffre de 50%, mais on ne va pas se battre pour 10%…]
              Non, on ne va pas se battre. Allez pour 50-55 % si vous voulez. Dans mes souvenirs, les cartes de densité aux XVIII° et XIX° siècles montraient un « grand bassin parisien » plus densément peuplé que le Midi (qui est globalement plus montagneux).
               
              [L’essentiel d’entre elles a étudié en français et le parle parfaitement. Si je suis votre logique, cela devrait permettre de les assimiler, tout comme la « francisation » des élites en France au XIXème siècle… diriez-vous que c’est le cas ?]
              Votre exemple est intéressant. Dans le cas des élites de nos anciennes colonies, je pense que le but recherché était moins de « fabriquer des Français » que de disposer de relais, d’intermédiaires entre la puissance coloniale et les populations colonisées. Une forme d’ « assimilation partielle » avec pour objectif de s’assurer la loyauté des indigènes sujets de la France.
              Contrairement à vous, je ne pense pas que l’assimilation soit nécessairement totale et absolue. Il a pu exister différents niveaux, différents degrés d’assimilation.
               
              [La question de l’assimilation est personnelle, et non collective.]
              Pardon, dans le cadre de ce que vous appelez l’ « assimilation intérieure », il s’agissait bel et bien d’assimiler des communautés villageoises et locales ayant déjà leur propre identité (parfois fort anciennes), leurs réseaux de solidarité, leur sociabilité. On ne parle pas ici de déracinés esseulés, d’apatrides sans attache.
               
              [Ce n’est pas parce que les élites bretonnes parlaient français, avait adopté un certain nombre de comportements communs et se sentait membre d’une aristocratie « nationale » que le paysan de Basse Bretagne se sentait solidaire avec une collectivité qui dépassait son clan, son village ou son « pays ».]
              Votre observation est juste, mais je nuancerais en rappelant que les « élites » ne vivent pas complètement coupées du bas peuple. Il y a tout de même des interactions entre les élites et le reste de la population. Et ce qui vient des élites peut se diffuser d’une manière ou d’une autre dans le reste de la population.
              Comment, à votre avis, les campagnes gallo-romaines se sont-elles mises à parler latin, alors même que l’empire romain n’a jamais mené de politique pour imposer l’usage quotidien de sa langue, et que les paysans n’avaient que peu de contact avec la culture écrite ?
               
              [Je pourrais vous rétorquer que les gens qu’il s’agit d’assimiler aujourd’hui sont, eux aussi, « français du point de vue juridique ».]
              Beaucoup sont binationaux, donc leur statut juridique est souvent ambivalent.
               
              [Cette idée n’était pas universellement partagée à la Révolution, et on sait les difficultés qu’aura eu la République pour former des régiments pour combattre les armées des princes en dehors des grandes villes.]
              Vous me semblez aller un peu vite en besogne. Désolé, mais la Révolution a trouvé de solides soutiens dans certaines campagnes. De nombreuses communautés villageoises avaient exprimé des revendications « révolutionnaires » dans les cahiers de doléances de village (je ne parle pas des synthèses réalisées au niveau des baillages, qui portent davantage la marque de la bourgeoisie influencée par les Lumières). Des historiens ont depuis longtemps remis en cause cette image des campagnes françaises arriérées et coupées des « idées nouvelles ». Bien sûr, certaines zones rurales pauvres et isolées étaient en marge, je ne vous dirais pas le contraire. Mais la France de 1789 a un excellent réseau routier, les hommes et les idées circulent, à la campagne aussi.
               
              [A l’époque, les « administrateurs » sont essentiellement des nobles du coin, souvent plus attentifs aux intérêts locaux qu’aux intérêts du roi.]
              Eh non : beaucoup de baillis nommés par les rois en Languedoc sont justement originaires du Bassin parisien. Plus généralement, je pense que vous sous-estimez les conséquences de la Croisade des Albigeois au XIII° siècle qui a détruit ou affaibli une part non négligeable de l’aristocratie du Languedoc et de la région toulousaine au profit de lignages originaires des pays d’oïl, souvent liés à la monarchie capétienne.
               
              [Je pense – mais nous avons déjà eu cette discussion – que vous commettez le péché d’anachronisme en plaquant une forme de structure « nationale » sur la France féodale.]
              Je pense que cette accusation est infondée. D’abord, permettez-moi de vous dire qu’avec les règnes de Philippe Auguste, Saint Louis et Philippe le Bel se met en place un embryon d’État avec lequel la féodalité doit désormais compter, et il ne faudrait pas croire que cette évolution a complètement échappé à la paysannerie. Cet embryon d’État se renforce considérablement durant (et à cause de) la Guerre de Cent ans.
               
              Pour autant, je vous l’accorde, parler de « nation française » aux XIV°-XV° siècles, même au XVI° siècle, paraît encore bien prématuré. Mais, contrairement à vous, je parlerai d’une « proto-nation » qui est en gestation dès l’époque de la Guerre de Cent ans. Et cette « proto-nation » se nourrit dès le XV° siècle de ce qui s’apparente déjà à une forme de patriotisme. Vous avez raison, on est encore loin de la communauté de destin et de la solidarité inconditionnelle, mais, si j’en crois les historiens spécialistes de la période, on commence à voir apparaître un sentiment d’appartenance au royaume de France. Et j’insiste, il ne s’agit pas uniquement de l’allégeance à la personne du roi, mais d’un attachement au royaume comme territoire et comme entité institutionnelle. Bien sûr, ce territoire reste marqué par les particularismes locaux, mais les populations – y compris les paysans – commencent à prendre conscience qu’il y a quelque chose au-delà du village, du « pays », du comté, et cette chose s’appelle la France. On voit d’ailleurs apparaître la France, dans quelques miniatures, personnifiée sous les traits d’une femme, et non du roi. Je pense que vous évacuez un peu vite ce patriotisme, bien réel à la fin de la Guerre de Cent ans, qui traverse les différentes couches de la société et qui nourrit un sentiment national (ou proto-national) naissant.
               
              L’historien doit se préoccuper du temps long. La volonté politique ne produit ses effets que lorsque le contexte le permet, et un contexte de construction nationale ne se crée pas d’un claquement de doigts. D’autre part, je pense qu’il faut introduire la variable géographique : aux XVII° et XVIII° siècles, dans les régions frontalières du nord et de l’est (qui sont des régions densément peuplées), constamment menacées par les ennemis, les « milices » locales ne défendent pas seulement leur province, mais ont bien conscience de défendre aussi le royaume. Comme par hasard, ce sont les régions où le taux d’alphabétisation est le plus élevé, et des régions qui sont restées loyales au gouvernement révolutionnaire. Ce que j’essaie de vous dire, c’est qu’à côté de régions périphériques et rétives, il y avait en 1789 toute une partie du pays – campagnes comprises – qui était prête à entrer dans la logique nationale, parce qu’un sentiment national naissant s’était déjà largement diffusé dans la population urbaine et rurale : centre du Bassin parisien, Nord, Picardie. Le cas de l’Alsace est intéressant : bien que non-francophone et dotée d’une culture proche de celle des pays du Saint Empire, cette région se montre fidèle au gouvernement révolutionnaire. Certes, on ne parlait pas français, mais on était prêt à devenir Français.
               
              Je crois que vous ne voyez pas le péché auquel vous-même êtes tenté de céder : votre obsession de l’assimilation vous conduit à plaquer sur l’histoire une grille de lecture qui sert votre point de vue idéologique, mais qui manque singulièrement de nuance au risque de tomber dans une forme de simplisme réducteur. L’idée que la III° République a fabriqué des Français à partir de paysans dénués de toute conscience nationale me paraît caricaturale.
               
              [Mais quand vous parlez des « régions » qui seraient « fidèles », de qui parlez-vous ? Des paysans ? De la noblesse ? Des artisans ? Des juifs ?]
              Le Moyen Âge n’ignore pas l’existence d’assemblées représentatives, même s’il ne met pas la même chose que nous derrière le mot de « représentation ». Il existe durant la Guerre de Cent ans des États de Langue d’oïl et des États de Languedoc, ainsi que des assemblées provinciales chargées de se prononcer sur la levée de subsides. La composition de ces assemblées n’est pas toujours clairement établie et il apparaît que les villes y jouent un rôle important. Encore faut-il rappeler qu’une ville au Moyen Âge est une structure institutionnelle qui ne se limite pas nécessairement au périmètre strictement urbain délimité par l’enceinte. Des artisans, des bourgeois (parfois issus de la paysannerie enrichie) peuvent jouer un rôle dans ces assemblées.
               
              [Vous voyez là l’anachronisme qu’il y a à parler de « nation » au temps de la Guerre de Cent ans.]
              Je ne parle pas de nation. Je parle du développement d’une forme de patriotisme qui engendre un sentiment national, lequel en est encore à ses balbutiements, je ne le nie pas. D’où mon terme de « proto-nation », pour souligner la lente et progressive genèse de la nation française, avec une accélération durant la période révolutionnaire et napoléonienne et un achèvement sous la III° République. Je me place sur le temps long. Et c’est bien pourquoi je suis extrêmement sceptique sur votre thèse selon laquelle la « fée assimilation » pourra demain résoudre le problème posé par les populations issues de l’immigration, en particulier celle originaire des anciennes colonies d’Afrique. Les communautés villageoises des pays d’oc, de Bretagne, du pays basque ont pu être assimilées grâce à une lente sédimentation nationale. Assimiler les individus ne pose guère de problème, mais à partir du moment où on laisse les immigrés recréer des sortes de « communautés villageoises étrangères » avec leur propre identité, dont les racines sont assez éloignées de celles des populations autochtones de France, leurs propres règles, bien différentes des nôtres, leur sociabilité, étrangère – parfois même incompatible – à la nôtre, le tout avec un zeste de ressentiment colonial, certes entretenu par nombre d’intellectuels « de chez nous », là ce n’est plus tout à fait le même schéma, et encore moins le même contexte, que l’ « assimilation intérieure » du XIX° siècle. C’est pourquoi la comparaison que vous établissez régulièrement entre les deux situations m’apparaît hasardeuse.
               
              [Mais cela laisse de côté l’énorme masse des paysans, qui regardait passer les armées comme les vaches regardent passer les trains – en fait, moins paisiblement que cela parce que les armées, contrairement aux trains, faisaient des dégâts.]
              La paysannerie est beaucoup moins passive que vous semblez le croire. Il arrive que les paysans se défendent. Après la défaite du Mans (décembre 1793), les débris de l’armée vendéenne ont été taillés en pièce par les paysans sarthois…
               
              [Mais une « allégeance » à quoi, précisément ?]
              A la France en tant que patrie, et ce avant que se précise l’idée de nation. C’est ma thèse : en France, l’État monarchique a réussi à construire la France comme patrie, mais il n’a pas sur prendre le « virage national », d’où la Révolution et Napoléon qui ont lié l’idée de patrie et l’idée de nation.
               
              [Mais les levées de masse et la conscription ont relativement peu touché un grand nombre de régions paysannes, et la pratique de former des régiments homogènes en termes d’origine géographique a largement subsisté pendant la période.]
              Je ne sais pas ce qui vous permet de dire cela. La levée en masse a amené entre 500 000 et 800 000 hommes sous les drapeaux. Dans un pays peuplé à près de 80 % de paysans, vous me dites que l’essentiel a été recruté dans les villes ? Excusez-moi, mais j’ai un peu de mal à y croire. Mais quand bien même : compte tenu du rapport démographique entre ruraux et urbains, demandez-vous s’il eût été possible à la Révolution de maintenir son effort de guerre en étant confrontée à l’hostilité de la quasi-totalité de la paysannerie du pays.
               
              [Mais quand à votre avis les paysans vosgiens ou bretons se sont sentis inconditionnellement solidaires des « français » qui habitaient en dehors de leur « pays » ?]
              Ne négligez pas le rôle d’intermédiaire joué par certains membres de ces communautés qui se sont retrouvés davantage impliqués dans le processus national. Pensez au vétéran des guerres de la Révolution et de l’Empire qui revient dans son village vosgien. Il a vu du pays : l’Allemagne, l’Italie, peut-être l’Espagne ou l’Autriche. Il a combattu avec des Bretons, des Auvergnats, des Provençaux (parfois les pertes obligent à brasser les hommes, et l’accès aux corps d’élite se fait par le mérite et non par l’origine géographique). En terre étrangère, il a senti ce que c’était qu’être Français. Et tout cela, il le raconte, il le transmet, il élargit – un peu – l’horizon des membres de sa communauté. Il me semble qu’il existe des études sur cette question.
               
              [je doute que les paysans alsaciens ou bretons se soient sentis solidaires au point de prendre les armes pour défendre les paysans languedociens ou provençaux, ou de payer des impôts pour les soutenir en cas de malheur.]
              Défendre les paysans d’autres régions, sans doute pas. Mais défendre le royaume de France comme entité territoriale et institutionnelle, possiblement, probablement même. Encore une fois, je pense que pour comprendre l’émergence de la nation en France, il faut tenir compte de la médiation qu’a joué l’idée de patrie. Je constate que vous pensez beaucoup l’idée de nation, d’interdépendance, de solidarité entre les hommes. Je pense que vous négligez l’idée de patrie, et la question du rapport au territoire. Et on peut le comprendre : le rapport au territoire n’est pas le même pour un immigré que pour un natif. Mais la Marseillaise commence par « Allons enfants de la patrie » et non « Allons enfants de la nation »…
               
              [C’est l’État qui a construit la nation, et non l’inverse.]
              L’État construit la France en tant que patrie. Et le patriotisme crée les conditions de l’émergence de la nation.
               
              [Le mérite de la IIIème République est justement d’avoir assimilé la grande masse paysanne à la « nation » construite par la Révolution et l’Empire.]
              Je ne suis pas d’accord. Je pense qu’une bonne partie de la paysannerie adhérait déjà à la nation avant la III° République. Cette dernière a surtout réussi à implanter la République dans les campagnes.
               
              [La présence napoléonienne aux Pays-Bas ou en Italie du nord n’offrait grande chose à leurs habitants en dehors d’une citoyenneté et de droits tout théoriques.]
              La fin des privilèges d’Ancien Régime, tout de même ! Bon, c’est peut-être moins vrai pour les Pays-Bas dont la société était déjà dominée par une bourgeoisie marchande si j’ai bien compris.

            • Descartes dit :

              @ Carloman

              [« L’essentiel d’entre elles a étudié en français et le parle parfaitement. Si je suis votre logique, cela devrait permettre de les assimiler, tout comme la « francisation » des élites en France au XIXème siècle… diriez-vous que c’est le cas ? » Votre exemple est intéressant. Dans le cas des élites de nos anciennes colonies, je pense que le but recherché était moins de « fabriquer des Français » que de disposer de relais, d’intermédiaires entre la puissance coloniale et les populations colonisées. Une forme d’ « assimilation partielle » avec pour objectif de s’assurer la loyauté des indigènes sujets de la France.]

              Sans aller chercher les motivations, le résultat je pense fut une assimilation totale. Des hommes comme Senghor sont devenus presque plus français que les français, au point qu’il leur a fallu élaborer tout un appareil théorique pour expliquer leur retour sur leurs terres natales et leur légitimité à exercer des fonctions politiques, légitimité qui serait allée de soi sans cette assimilation.

              [« La question de l’assimilation est personnelle, et non collective. » Pardon, dans le cadre de ce que vous appelez l’ « assimilation intérieure », il s’agissait bel et bien d’assimiler des communautés villageoises et locales ayant déjà leur propre identité (parfois fort anciennes), leurs réseaux de solidarité, leur sociabilité. On ne parle pas ici de déracinés esseulés, d’apatrides sans attache.]

              Tout à fait. Mais on n’a pas cherché à s’adresser à des « communautés », on s’est adressé à des individus. Le contrat par lequel on abandonnait son patois à l’école et son village dans la conscription en échange des avantages de la citoyenneté a été proposé à chacun individuellement, et non à des communautés. La IIIème République n’a jamais négocié avec les représentants communautaires. C’eut d’ailleurs été contraire à une longue tradition… « tout comme individus, rien comme communauté », je pense que cela vous dit quelque chose.

              [Votre observation est juste, mais je nuancerais en rappelant que les « élites » ne vivent pas complètement coupées du bas peuple. Il y a tout de même des interactions entre les élites et le reste de la population. Et ce qui vient des élites peut se diffuser d’une manière ou d’une autre dans le reste de la population.]

              J’accepte la nuance, et on pourrait penser que selon la proximité plus ou moins grande entre ces élites et leurs paysans la proximité de ceux-ci avec le modèle « proto-national » était plus proche. Mais je n’irais pas jusqu’à dire que cette diffusion se traduisait par l’apparition d’un sentiment national. Les conflits de la Révolution montrent que l’attachement au « pays » (qu’on appelait d’ailleurs les « nations ») plutôt qu’à la collectivité française est resté très vivace.

              [Comment, à votre avis, les campagnes gallo-romaines se sont-elles mises à parler latin, alors même que l’empire romain n’a jamais mené de politique pour imposer l’usage quotidien de sa langue, et que les paysans n’avaient que peu de contact avec la culture écrite ?]

              Là, j’avoue que vous piquez ma curiosité. Sait-on quand les paysans gaulois se sont mis à parler latin ? Et à travers de quel processus ?

              [« Cette idée n’était pas universellement partagée à la Révolution, et on sait les difficultés qu’aura eu la République pour former des régiments pour combattre les armées des princes en dehors des grandes villes. » Vous me semblez aller un peu vite en besogne. Désolé, mais la Révolution a trouvé de solides soutiens dans certaines campagnes. De nombreuses communautés villageoises avaient exprimé des revendications « révolutionnaires » dans les cahiers de doléances de village (je ne parle pas des synthèses réalisées au niveau des baillages, qui portent davantage la marque de la bourgeoisie influencée par les Lumières). Des historiens ont depuis longtemps remis en cause cette image des campagnes françaises arriérées et coupées des « idées nouvelles ».]

              Je ne suis pas persuadé. Dans les villages, peu de gens savaient lire et écrire, en dehors du curé, de certains artisans et des officiers royaux. Les cahiers villageois reflètent donc les idées de ces couches-là. Il est clair que « les idées nouvelles » avaient séduit beaucoup parmi le clergé de base ou les artisans. Mais y voir dans leur présence dans les cahiers une preuve de leur influence parmi les paysans, cela me paraît très excessif. Quoi qu’il en soit, le point en discussion n’était pas l’influence des idées nouvelles, mais la nature des liens qui liaient ces paysans avec la « collectivité nationale ». Même en admettant que les paysans participaient avec enthousiasme à la rédaction des cahiers, quand il s’est agi de recruter des soldats pour les armées révolutionnaires, ce sont les villes qui fourniront l’essentiel des troupes. Preuve que la solidarité inconditionnelle au niveau national n’allait pas encore de soi. Je crois me souvenir que ce fut encore le cas en 1870. Il faut attendre 1914 pour voir le réflexe national s’imposer à ce niveau. Ce qui tendrait à apporter de l’eau à mon moulin…

              [« A l’époque, les « administrateurs » sont essentiellement des nobles du coin, souvent plus attentifs aux intérêts locaux qu’aux intérêts du roi. » Eh non : beaucoup de baillis nommés par les rois en Languedoc sont justement originaires du Bassin parisien.]

              Je vous accorde le point pour ce qui concerne certaines régions frontalières ou réputées rebelles, que la monarchie capétienne voulait « tenir » directement. Mais je ne crois pas que c’ait été le cas général. J’ajoute que pour certains corps d’administration la localité était la règle : c’était par exemple le cas pour les parlements…

              [Pour autant, je vous l’accorde, parler de « nation française » aux XIV°-XV° siècles, même au XVI° siècle, paraît encore bien prématuré. Mais, contrairement à vous, je parlerai d’une « proto-nation » qui est en gestation dès l’époque de la Guerre de Cent ans. Et cette « proto-nation » se nourrit dès le XV° siècle de ce qui s’apparente déjà à une forme de patriotisme. Vous avez raison, on est encore loin de la communauté de destin et de la solidarité inconditionnelle, mais, si j’en crois les historiens spécialistes de la période, on commence à voir apparaître un sentiment d’appartenance au royaume de France.]

              Bien sûr, on peut parler d’une « proto-nation » à partir d’une époque indéterminée que certains fixent aussi loin que Philippe Auguste, et d’autres ramènent plus près de nous au règne de Louis XI. Mais il faut faire attention à ne pas lire l’époque à la lumière des époques postérieures.

              [Et j’insiste, il ne s’agit pas uniquement de l’allégeance à la personne du roi, mais d’un attachement au royaume comme territoire et comme entité institutionnelle.]

              Je me le demande… il faut quand même attendre très tard pour que l’idée que l’institution survit au roi s’établisse. Je ne connais pas de texte qui parle de l’Etat comme entité survivant au roi avant Louis XIV, ou de serment d’office qui s’adresse à l’Etat ou au royaume. Le rapport reste personnel, et exclusivement personnel, jusqu’à très tard. Si ma mémoire ne me trompe pas, les détenteurs d’offices prêtent serment au nouveau souverain, celui qu’ils ont pris envers l’ancien étant caduc à sa mort.

              [Bien sûr, ce territoire reste marqué par les particularismes locaux, mais les populations – y compris les paysans – commencent à prendre conscience qu’il y a quelque chose au-delà du village, du « pays », du comté, et cette chose s’appelle la France. On voit d’ailleurs apparaître la France, dans quelques miniatures, personnifiée sous les traits d’une femme, et non du roi.]

              Vous auriez une date pour ces représentations ?

              [D’autre part, je pense qu’il faut introduire la variable géographique : aux XVII° et XVIII° siècles, dans les régions frontalières du nord et de l’est (qui sont des régions densément peuplées), constamment menacées par les ennemis, les « milices » locales ne défendent pas seulement leur province, mais ont bien conscience de défendre aussi le royaume.]

              Mais dans ce cas, pourquoi refusent-elles avec force tout déploiement en dehors de la « province » où elles ont été levées ?

              [Comme par hasard, ce sont les régions où le taux d’alphabétisation est le plus élevé, et des régions qui sont restées loyales au gouvernement révolutionnaire. Ce que j’essaie de vous dire, c’est qu’à côté de régions périphériques et rétives, il y avait en 1789 toute une partie du pays – campagnes comprises – qui était prête à entrer dans la logique nationale, parce qu’un sentiment national naissant s’était déjà largement diffusé dans la population urbaine et rurale : centre du Bassin parisien, Nord, Picardie. Le cas de l’Alsace est intéressant : bien que non-francophone et dotée d’une culture proche de celle des pays du Saint Empire, cette région se montre fidèle au gouvernement révolutionnaire. Certes, on ne parlait pas français, mais on était prêt à devenir Français.]

              Sur ce point, nous sommes d’accord. Il faut quand même noter qu’il s’agit des régions les plus urbanisées, et où la bourgeoisie des villes avait pris un pouvoir considérable. A quel point le « sentiment national » dont vous parlez s’était diffusé des villes vers les campagnes reste pour moi un point à confirmer. Mais je suis d’accord avec vous sur le fait qu’on peut parler d’une nation avant la Révolution. Déjà, avec la séparation entre l’Etat et la personne du roi pendant le règne de Louis XIV apparaît l’ingrédient essentiel de la construction de la nation française. Je ne sais pas si je vous l’ai conseillé : si vous ne l’avez pas fait, lisez d’urgence « Règner et gouverner ; Louis XIV et ses ministres » de Thierry Sarmant et Mathieu Stoll.

              [Je crois que vous ne voyez pas le péché auquel vous-même êtes tenté de céder : votre obsession de l’assimilation vous conduit à plaquer sur l’histoire une grille de lecture qui sert votre point de vue idéologique, mais qui manque singulièrement de nuance au risque de tomber dans une forme de simplisme réducteur. L’idée que la III° République a fabriqué des Français à partir de paysans dénués de toute conscience nationale me paraît caricaturale.]

              Je n’irai pas aussi loin, mais il y a un peu de ça. La construction nationale commencée sous l’ancien régime et accélérée par la Révolution a laissé au bord du chemin une grande partie de la paysannerie. Selon les régions, celle-ci est plus ou moins isolée, et a regardé de loin passer la Révolution, l’Empire, la Restauration, la monarchie de Juillet et le deuxième empire avec une certaine équanimité. Aucun de ces régimes n’aura duré assez pour écrire un « roman national » et le diffuser. Je ne dis pas que ces paysans soient insensibles au fait qu’ils sont nominalement citoyens d’une collectivité plus large, mais je doute qu’ils ressentent pour cette collectivité une grande solidarité. Ce que la IIIème République apporte, c’est un « roman national » et un appareil qui permet d’y faire adhérer l’ensemble de la population. En une génération, on aura créé chez ces paysans un sens de communauté de destin et de solidarité inconditionnelle, et on verra à quel point ce sentiment est solide lors de la guerre de 1914-18.

              [« Mais quand vous parlez des « régions » qui seraient « fidèles », de qui parlez-vous ? Des paysans ? De la noblesse ? Des artisans ? Des juifs ? » Le Moyen Âge n’ignore pas l’existence d’assemblées représentatives, même s’il ne met pas la même chose que nous derrière le mot de « représentation ». Il existe durant la Guerre de Cent ans des États de Langue d’oïl et des États de Languedoc, ainsi que des assemblées provinciales chargées de se prononcer sur la levée de subsides. La composition de ces assemblées n’est pas toujours clairement établie et il apparaît que les villes y jouent un rôle important. Encore faut-il rappeler qu’une ville au Moyen Âge est une structure institutionnelle qui ne se limite pas nécessairement au périmètre strictement urbain délimité par l’enceinte. Des artisans, des bourgeois (parfois issus de la paysannerie enrichie) peuvent jouer un rôle dans ces assemblées.]

              Mais il me semble difficile de contester que la noblesse y joue le premier rôle…

              [Assimiler les individus ne pose guère de problème, mais à partir du moment où on laisse les immigrés recréer des sortes de « communautés villageoises étrangères » avec leur propre identité, dont les racines sont assez éloignées de celles des populations autochtones de France, leurs propres règles, bien différentes des nôtres, leur sociabilité, étrangère – parfois même incompatible – à la nôtre, le tout avec un zeste de ressentiment colonial, certes entretenu par nombre d’intellectuels « de chez nous », là ce n’est plus tout à fait le même schéma, et encore moins le même contexte, que l’ « assimilation intérieure » du XIX° siècle. C’est pourquoi la comparaison que vous établissez régulièrement entre les deux situations m’apparaît hasardeuse.]

              Plus qu’une comparaison, j’établis une analogie. Mais je me garde bien de pousser l’analogie trop loin. Je ne suis pas convaincu par votre idée que « l’assimilation intérieure » a été rendue possible par « une sédimentation nationale » dans les communautés villageoises. « L’assimilation intérieure » a d’ailleurs touché des territoires dont l’intégration au territoire français était très tardive (Savoie, Nice) sans que cela pose un problème. On a aussi « assimilé » les juifs, dont les règles, la sociabilité étaient très différentes de celles des populations qui les entouraient. Non, ce qui pour moi fait une différence fondamentale est la VOLONTE D’ASSIMILER. Pour les élites de la IIIème République, l’idée qu’il fallait faire rentrer l’ensemble des paysans dans le cadre d’un « roman national » relativement uniforme était largement partagée et n’était même pas discutée. Nos élites aujourd’hui n’ont pas cette clairvoyance…

              [« Mais une « allégeance » à quoi, précisément ? » A la France en tant que patrie, et ce avant que se précise l’idée de nation. C’est ma thèse : en France, l’État monarchique a réussi à construire la France comme patrie, mais il n’a pas sur prendre le « virage national », d’où la Révolution et Napoléon qui ont lié l’idée de patrie et l’idée de nation.]

              Mais avez-vous un exemple historique qui montre cette « allégeance » ? Toutes mes recherches – pas très approfondies, je vous l’accorde – montrent par exemple que les serments d’allégeance jusqu’à la Révolution, sont toujours prononcés à destination du roi, jamais de la patrie. Certes, on voit sous Louis XIV, quelques signes timides qui vont dans votre sens : ainsi par exemple la devise de Colbert, « pro rege saepe, pro patria semper » (« pour le roi souvent, pour la patrie toujours »). Celle-ci était si inusuelle pour son temps qu’elle avait été jugée inconvenante, et beaucoup à Versailles s’étaient étonnés que Louis XIV y ait donné son agrément. Mais je doute que ces idées aient été très répandues en dehors d’une petite élite.

              [« Mais les levées de masse et la conscription ont relativement peu touché un grand nombre de régions paysannes, et la pratique de former des régiments homogènes en termes d’origine géographique a largement subsisté pendant la période. » Je ne sais pas ce qui vous permet de dire cela. La levée en masse a amené entre 500 000 et 800 000 hommes sous les drapeaux. Dans un pays peuplé à près de 80 % de paysans, vous me dites que l’essentiel a été recruté dans les villes ? Excusez-moi, mais j’ai un peu de mal à y croire.]

              Et pourtant… il est bien connu que la levée en masse provoquera des tout aussi massives dans les campagnes. Il faut d’ailleurs remarquer que ce fut la première fois en France que des paysans étaient conscrits pour se battre en dehors des frontières de leur « pays »… pour ce qui concerne la démographie, in fine l’essentiel des troupes a été fourni par les régions les plus urbaines du nord de la France, et notamment par le bassin parisien.

              [« Mais quand à votre avis les paysans vosgiens ou bretons se sont sentis inconditionnellement solidaires des « français » qui habitaient en dehors de leur « pays » ? » Ne négligez pas le rôle d’intermédiaire joué par certains membres de ces communautés qui se sont retrouvés davantage impliqués dans le processus national. Pensez au vétéran des guerres de la Révolution et de l’Empire qui revient dans son village vosgien. Il a vu du pays : l’Allemagne, l’Italie, peut-être l’Espagne ou l’Autriche. Il a combattu avec des Bretons, des Auvergnats, des Provençaux (parfois les pertes obligent à brasser les hommes, et l’accès aux corps d’élite se fait par le mérite et non par l’origine géographique). En terre étrangère, il a senti ce que c’était qu’être Français. Et tout cela, il le raconte, il le transmet, il élargit – un peu – l’horizon des membres de sa communauté. Il me semble qu’il existe des études sur cette question.]

              Je me souviens d’avoir lu en effet quelque chose à ce sujet. Mais les vétérans survivants des guerres révolutionnaires et napoléoniennes sont relativement peu nombreux. Leur rôle a été important, surtout dans certaines régions, au point d’ailleurs que la Restauration les regardait avec une grande méfiance. Et leur histoire a d’ailleurs influencé profondément ceux qui, sous la IIIème République, se sont évertués à organiser l’armée nationale comme lieu de brassage des populations. Mais je me demande toujours à partir de quand on peut dire que les paysans français se sont massivement sentis solidaires de ceux qui habitaient en dehors de leur environnement immédiat. Je ne trouve guère d’éléments sur cette question dans la littérature ;

              [Défendre les paysans d’autres régions, sans doute pas.]

              Si vous me permettez l’interruption, c’est là que se trouve le grand œuvre de la IIIème République. Elle a réussi à créer cette solidarité-là. On le verra en 1914-18.

              [Mais défendre le royaume de France comme entité territoriale et institutionnelle, possiblement, probablement même.]

              Je ne connais pourtant pas d’exemple qui appuie cette affirmation. Lorsque la Révolution parle de « patrie en danger » et prétend lever en masse les paysans, ceux-ci résistent presque partout, sauf dans les régions du nord.

              [Encore une fois, je pense que pour comprendre l’émergence de la nation en France, il faut tenir compte de la médiation qu’a joué l’idée de patrie. Je constate que vous pensez beaucoup l’idée de nation, d’interdépendance, de solidarité entre les hommes. Je pense que vous négligez l’idée de patrie, et la question du rapport au territoire. Et on peut le comprendre : le rapport au territoire n’est pas le même pour un immigré que pour un natif. Mais la Marseillaise commence par « Allons enfants de la patrie » et non « Allons enfants de la nation »…]

              Vous avez raison. J’ai pas mal travaillé l’idée de Nation, beaucoup moins celle de Patrie, probablement parce que mon expérience personnelle et ma tradition familiale elle joue un rôle bien plus secondaire – que voulez-vous, on n’échappe pas à son passé. Cependant, je n’y suis pas totalement insensible. Ma vie professionnelle m’a permis de faire mon « tour de France » et de vivre dans beaucoup de régions (sauf l’ouest et le sud-ouest). Et je suis toujours impressionné par la marque que la géographie et le paysage imprime sur les gens, au point que des deux côtés d’un même fleuve on trouve deux sociabilités différentes…

              [« La présence napoléonienne aux Pays-Bas ou en Italie du nord n’offrait grande chose à leurs habitants en dehors d’une citoyenneté et de droits tout théoriques. » La fin des privilèges d’Ancien Régime, tout de même ! Bon, c’est peut-être moins vrai pour les Pays-Bas dont la société était déjà dominée par une bourgeoisie marchande si j’ai bien compris.]

              Et qui plus est, une bourgeoisie dont le blocus anglais perturbait considérablement les affaires !

            • CVT dit :

              @Descartes,

              [Pour les élites de la IIIème République, l’idée qu’il fallait faire rentrer l’ensemble des paysans dans le cadre d’un « roman national » relativement uniforme était largement partagée et n’était même pas discutée. Nos élites aujourd’hui n’ont pas cette clairvoyance…]

              Je me souviens de l’un de vos posts où vous étiez émerveillé du fait que la langue française, à partir de la IIIè République, soit devenue également une langue utilisée dans la sphère privée sur tout le territoire, alors qu’elle n’était destinée, au départ, qu’à être celle de la République au sens “res publica” du terme.
               
              Je ne suis pas le plus grand partisan des arguments “ad hominem”, mais je vais parler à titre personnel de la version de l’assimilation que j’ai vécue. Bien que venue d’Afrique centrale, nous ne parlons exclusivement qu’en français dans notre famille, quoi que mes parents continuent à parler la langue de leur tribu d’origine entre eux. Je pense que c’est une condition nécessaire (mais absolument pas suffisante) pour se sentir appartenir à la collectivité nationale, parce que c’est une preuve patente d’allégeance. De là, se pose la question de la transmission des moeurs du pays d’origine, qui selon moi, dans la majorité des cas, provoque des conflits de loyautés. Je suis né à une époque où l’allégeance à la France, quoiqu’étranger à ma naissance, signifiait quelque chose. Désormais, depuis le milieu des années 70, c’est la transmission de la culture d’origine qui est mise au pinacle, et ce au détriment de la communauté de destin…
               
              Sinon, votre discussion avec Carloman (ex-Républicain Jacobin) à propos de l’origine de l’existence de la Nation, était passionnante. Pour ma part, je pense qu’en France, l’allégeance au Roi n’est plus personnelle depuis au moins Philippe Auguste. Si je me fie à mes vieux cours d’histoire, les légistes de l’époque ont décrété que “Le roi appartient à la couronne”, ce qui était déjà un sacré degré d’abstraction, et donc de caractère impersonnel du pouvoir royal. Si je ne me trompe pas, cette dernière mesure a permis de mettre fin à une division des terres royales comme possessions  personnelles, complétant ainsi la loi salique.
              L’autre élément qui témoigne de la séparation de la personne royale et de la Couronne, était les mots prononcés lors de la décès du roi : “Le Roi est mort, vive le Roi”…
               
              Une question hors-sujet pour vous. L’un des pires ennemis de notre pays, lâche et cynique comme j’ai rarement vu un dirigeant en France et en Europe de mon vivant, le ci-nommé Jacques Delors, vient de passer de vie à trépas: qu’est-ce que cela vous inspire?
              Il est très rare que je me réjouisse de la mort d’une personne, mais la dernière fois que j’ai fait exception à cette règle, c’était pour le décès en 2013 de  Margaret Thatcher, grande amie du défunt (ce que bien des gens de gauche en France feignent d’ignorer…)
               Je sais, ce n’est pas bien et en plus, le mal est fait depuis plus de 30 ans déjà… Mais bon sang, si l’enfer existe, j’espère que ce lèche-missel et grand serviteur du Capital devant Satan y trouvera sa place!

            • Descartes dit :

              @ CVT

              [Je me souviens de l’un de vos posts où vous étiez émerveillé du fait que la langue française, à partir de la IIIè République, soit devenue également une langue utilisée dans la sphère privée sur tout le territoire, alors qu’elle n’était destinée, au départ, qu’à être celle de la République au sens “res publica” du terme.]

              Et je reste émerveillé par ce processus. On connaît l’histoire mille fois répétée de l’instituteur qui punissait l’enfant qui parlait breton, basque ou occitan dans la cour de récréation. Mais quelque fut l’étendue de cette « répression » – qu’il faut relativiser, comme le montre Mona Ouzouf dans son « Paroles d’instituteurs » – elle ne pouvait s’exercer que dans l’espace scolaire. On voit mal l’instituteur frapper avec sa règle ou mettre des colles aux paysans sur le marché ou dans leur propre maison. Et pourtant, alors que les « patois » étaient la langue maternelle des habitants et la langue de travail quotidienne dans beaucoup de régions, en moins de deux générations ils ont été remplacés par le français standard, et ne sont plus utilisés qu’à titre folklorique. Et cela sans violence, sans guerre civile. Je ne connais pas d’exemple historique d’assimilation linguistique comparable.

              Il est difficile de soutenir que cette substitution soit le fait de la simple répression. De toute évidence, la IIIème République a réussi à rendre le changement désirable, à associer l’usage du français à une promesse de progrès, d’amélioration de leur vie. Vu de notre société figée, ou tout changement provoque la méfiance – une méfiance justifiée par le fait que les changements depuis un demi-siècle se traduisent régulièrement par une dégradation du cadre de vie des gens – cela donne matière à réflexion…

              [Je ne suis pas le plus grand partisan des arguments “ad hominem”, mais je vais parler à titre personnel de la version de l’assimilation que j’ai vécue. Bien que venue d’Afrique centrale, nous ne parlons exclusivement qu’en français dans notre famille, quoi que mes parents continuent à parler la langue de leur tribu d’origine entre eux. Je pense que c’est une condition nécessaire (mais absolument pas suffisante) pour se sentir appartenir à la collectivité nationale, parce que c’est une preuve patente d’allégeance.]

              Je pense qu’on ne peut pas en faire une « condition nécessaire ». J’ignore à quel âge vos parents sont arrivés en France. Les miens sont arrivés en France à 45 ans passés. A cet âge, il n’est pas facile d’apprendre rapidement une nouvelle langue et de la dominer avec aisance. C’est pourquoi nous avons continué à parler notre langue maternelle dans la famille : moins pour une question d’attachement que pour une question de commodité. Et cela n’a pas empêché notre assimilation complète. Alors même que l’essentiel de leur vie était dans le pays d’origine, mes parents n’ont jamais songé à y revenir ou de se faire enterrer là-bas, ils n’ont pas fréquenté la communauté des émigrés, préférant la sociabilité avec des français. Même si ma mère parle toujours un français « à la Jane Birkin ».

              [De là, se pose la question de la transmission des moeurs du pays d’origine, qui selon moi, dans la majorité des cas, provoque des conflits de loyautés. Je suis né à une époque où l’allégeance à la France, quoi qu’étranger à ma naissance, signifiait quelque chose. Désormais, depuis le milieu des années 70, c’est la transmission de la culture d’origine qui est mise au pinacle, et ce au détriment de la communauté de destin…]

              Tout à fait. Mais la « mise au pinacle » en question la fabrication d’une illusion. Si on émigre, c’est parce que la « culture d’origine » pose quand même quelques petits problèmes. Parce qu’une « culture », ce n’est pas seulement les plats et les vêtements typiques, c’est aussi les rapports économiques et sociaux. Et si on est obligé d’aller chercher ailleurs une « vie meilleure », c’est que la « culture d’origine » n’est pas en mesure de créer un environnement vivable.

              Le « conflit d’allégeance » est donc compliqué par cette donnée : on professe l’attachement à un pays dans lequel on ne supporte pas de vivre, au point de risquer sa vie pour aller ailleurs. Pour résoudre cette contradiction, on met en route un processus d’idéalisation. Le pays perdu est paré de toutes les vertus, et les défauts cachés. J’ai entendu quantité d’émigrés m’expliquer combien la vie dans leur pays d’origine était belle, douce, bien meilleure qu’en France. A quoi j’ai toujours envie de répondre « mais alors, pourquoi t’est parti, pourquoi t’as quitté ce paradis pour venir vivre l’enfer ici » ?

              J’ai toujours été impressionné par la métaphore de la femme de Lot, que m’avait raconté mon grand-père. Celui qui regarde en arrière, qui regrette ce qu’il a quitté, est transformé en statue de sel. Et mon grand-père, qui avait émigré avec ses parents lorsqu’il était âgé de trois ans, en savait quelque chose…

              [Sinon, votre discussion avec Carloman (ex-Républicain Jacobin) à propos de l’origine de l’existence de la Nation, était passionnante. Pour ma part, je pense qu’en France, l’allégeance au Roi n’est plus personnelle depuis au moins Philippe Auguste. Si je me fie à mes vieux cours d’histoire, les légistes de l’époque ont décrété que “Le roi appartient à la couronne”, ce qui était déjà un sacré degré d’abstraction, et donc de caractère impersonnel du pouvoir royal. Si je ne me trompe pas, cette dernière mesure a permis de mettre fin à une division des terres royales comme possessions personnelles, complétant ainsi la loi salique.]

              Je pense que vous avez là un problème avec les dates. Le principe selon lequel « le roi appartient à la couronne, et non l’inverse » apparaît dans la contestation du traité de Troyes en 1420 par les Armagnacs. Ceux-ci argumentent que le traité qui fait d’Henri V d’Angleterre l’héritier légitime de Charles VI de France est illégal, puisque le roi ne peut pas disposer du royaume comme s’il s’agissait d’une propriété personnelle. Mais on est là deux siècles après Philippe Auguste (1165-1223). En fait, on voit dès le XIVème siècle les premiers signes de constitution d’un « proto-état » séparé du roi : à partir de 1350 on sépare par exemple le « domaine du roi », c’est-à-dire les propriétés dont le roi dispose à titre personnel, et le « domaine de la couronne », dont il ne peut disposer à sa guise. Les juristes de l’époque ressusciteront un concept du droit romain, le « fiscus » (propriété affectée à un usage public) : Evrard de Tremaugon (1370) puis Jean de Terremerveille (1419) postulent l’inaliénabilité du domaine de la couronne. On utilise d’ailleurs un raisonnement amusant : en droit romain, les biens d’un couple ne peuvent être aliénés par l’époux sans le consentement de la femme. Or, le roi « épouse l’Etat », qui apporte en « dot » le domaine de la couronne. Ce principe retenu par les juristes chemine lentement, et n’entrera dans le droit positif qu’en 1566, avec l’Edit de Moulins. On est déjà très loin de Philippe Auguste…

              [L’autre élément qui témoigne de la séparation de la personne royale et de la Couronne, était les mots prononcés lors de la décès du roi : “Le Roi est mort, vive le Roi”…]

              Là, je pense, vous faites un contresens. La formule en question répond à un autre débat, celui de savoir si le Roi « de droit divin » était directement investi par Dieu, ou bien s’il devait son pouvoir à l’investiture par l’Eglise. A l’époque Carolingienne, le roi n’est que « roi désigné » jusqu’à ce que le sacre ait lieu, ce qui donne à l’Eglise un pouvoir considérable – puisqu’elle peut retarder le sacre, voire refuser de sacrer un héritier qui ne lui convient pas. Avec le renforcement du pouvoir royal, la théorie de la succession instantanée est progressivement mise en avant. Selon cette théorie, le successeur légitime devient pleinement roi dès la mort de son prédécesseur, et cela sans que l’église ait son mot à dire. Philippe III, en 1270, datera pour la première fois les actes qu’il signera à partir de la mort de son père, ce qui revient à y fixer la date du début de son règne, et non de la date de son sacre (1271). La formule à laquelle vous faites référence est utilisée pour la première fois en 1498, pour les funérailles de Charles VIII.

              [Une question hors-sujet pour vous. L’un des pires ennemis de notre pays, lâche et cynique comme j’ai rarement vu un dirigeant en France et en Europe de mon vivant, le ci-nommé Jacques Delors, vient de passer de vie à trépas : qu’est-ce que cela vous inspire ?]

              Rien. Il meurt trop tard pour qu’on puisse s’en réjouir, puisque sa disparition ne changera pas grande chose. Ce qui me fascine, c’est la manière dont toute la classe politique à gauche s’est pressée de faire connaître ses condoléances.

              Que les socialistes, qui cherchent à faire oublier leur conversion au social-libéralisme dans les années 1980, revendiquent aujourd’hui la figure de celui qui poussa les feux du néolibéralisme en Europe, c’est tout de même curieux.

              Que Mélenchon, qui évite comme la peste toute mention au traité de Maastricht, se fende d’un mot gentil sur Tweeter nous montre combien il reste, au-delà de ses simulacres, un mitterrandien impénitent. Le plus drôle est que Mélenchon utilise l’expression « malgré nos différences », alors que pour la plus grande partie de sa carrière politique il étaient membre du même parti, ont soutenu les mêmes politiques, et ont fait ensemble une campagne échevelée pour le traité de Maastricht…

              Quant au message de Fabien Roussel… j’avoue que je ne sais pas comment l’interpréter.

              Ce qui m’amuse le plus, c’est qu’on exalte chez Delors-le-faux-cul la « droiture » supposée du personnage. J’ai encore en tête l’entretient ou Delors reconnaît – post facto, évidemment – que lors de la ratification du traité de Maastricht, fidèle à la logique des « petits pas » de Monnet, on avait caché aux électeurs la véritable portée du traité, expliquant que s’ils avaient compris la portée des délégations de souveraineté que la monnaie unique impliquait le traité n’aurait jamais été ratifié. Mentir aux électeurs pour obtenir un « oui » alors qu’on sait qu’ils répondraient « non » s’ils faisaient un choix informé, c’est cela la « droiture » ?

              Tout cela monter combien ce qu’on appelle “la gauche” est en déroute idéologique, incapable de faire un retour critique sur sa propre action. Ainsi, on peut chérir le souvenir du “changer la vie” de 1981, et rendre hommage à l’homme qui six mois plus tard commence à préparer le “tournant de la rigueur” qui y mettra fin en 1983. On peut dénoncer “l’Europe allemande” et “le marché libre et non faussé”, et chanter les louanges de l’homme qui les a mis en place. Quelle bande d’hypocrites…

            • Carloman dit :

              @ Descartes,
               
              [Des hommes comme Senghor sont devenus presque plus français que les français, au point qu’il leur a fallu élaborer tout un appareil théorique pour expliquer leur retour sur leurs terres natales et leur légitimité à exercer des fonctions politiques, légitimité qui serait allée de soi sans cette assimilation.]
              Je ne suis pas convaincu. L’assimilation est « totale » lorsque vous vous sentez Français, mais aussi lorsque les autres Français vous reconnaissent cette qualité. Et l’attitude des Français et de leurs institutions envers les indigènes des colonies a été pour le moins ambivalente. Senghor et cie devaient aussi, probablement, prévenir les accusations de « collaboration » avec l’ancien maître colonial.
               
              [Sait-on quand les paysans gaulois se sont mis à parler latin ? Et à travers de quel processus ?]
              Eh bien à ma connaissance on n’en sait pas grand-chose. La romanisation des élites urbaines, à travers l’onomastique livrée par les inscriptions, est connue depuis longtemps. Mais quant à savoir comment les populations rurales de Gaule, d’Hispanie, de Lusitanie sont devenues latinophones… Tout ce que je peux dire, c’est que j’ai lu qu’au IV° siècle de notre ère, des dialectes celtiques – sans doute réduits à l’état de patois – sont encore parlés dans certaines campagnes du centre de la Gaule. Et le fait est que ces dialectes disparaissent ensuite complètement au profit du bas latin. Comment ? Pourquoi ? Y a-t-il un lien avec le développement du christianisme ? Je ne sais pas. Reste un fait : la langue latine, d’abord adoptée en milieu urbain, s’est bel et bien diffusée, et très largement, dans les campagnes gauloises. Sans politique volontariste et sans coercition.
               
              [Dans les villages, peu de gens savaient lire et écrire, en dehors du curé, de certains artisans et des officiers royaux. Les cahiers villageois reflètent donc les idées de ces couches-là.]
              D’abord, vous trouverez peu de village où sont présents des « officiers royaux ». Des officiers seigneuriaux à la limite… mais ils étaient souvent mal vus. Ensuite le curé ne participait certainement pas à la rédaction du cahier de doléances du tiers-état, puisqu’il était appelé à contribuer aux cahiers de doléances du clergé, son propre ordre. Enfin, il était assez fréquent que les laboureurs, c’est-à-dire les paysans les plus riches, sussent lire et écrire.
              Ensuite, le rapport à l’écrit dans la société d’Ancien Régime n’est pas tout à fait le nôtre : on peut lire pour soi, mais souvent on lit à voix haute pour les autres, ceux qui ne savent pas lire. Bien sûr, à la taverne du village, on ne lisait pas l’Encyclopédie ou les Lettres persanes. Mais des petits textes, parfois subversifs, circulaient jusque dans les campagnes par l’intermédiaire des colporteurs. Il ne faut pas avoir une vision trop cloisonnée de la société d’Ancien Régime.
              Enfin, je me permets de vous rappeler qu’une société majoritairement analphabète peut recourir à l’image. Et des images dénonçant les inégalités entre les ordres privilégiés et le tiers-état, il y en avait beaucoup à la fin du XVIII° siècle, et elles étaient diffusées jusque dans les campagnes. Compte tenu des codes vestimentaires en vigueur (tenue cléricale, port de l’épée réservé aux nobles), croyez-moi, même un paysan était capable de comprendre ce type d’image. Déformées, simplifiées sans doute, certaines idées des Lumières ont pu atteindre une partie des populations rurales.
               
              [J’ajoute que pour certains corps d’administration la localité était la règle : c’était par exemple le cas pour les parlements… ]
              Les parlements sont l’expression même des élites locales. Mais les baillis, les sénéchaux, les lieutenants du roi, plus tard les intendants, c’est autre chose, car il s’agit des agents d’un État qui cherche déjà une forme de centralisation.
              C’est d’ailleurs une spécificité française : un ambassadeur vénitien notait comme quelque chose de remarquable qu’au temps de François 1er « en France, les décisions sont prises par le roi et docilement appliquées dans l’ensemble du royaume ». Bon, ce Vénitien exagérait un peu (surtout sur le « docilement »), mais le fait est que la centralisation à l’œuvre faisait déjà grand effet.
               
              [Je me le demande… il faut quand même attendre très tard pour que l’idée que l’institution survit au roi s’établisse. Je ne connais pas de texte qui parle de l’Etat comme entité survivant au roi avant Louis XIV, ou de serment d’office qui s’adresse à l’Etat ou au royaume.]
              L’allégeance est adressée au roi, mais la désignation de ce roi échappe à la monarchie elle-même. Henri V d’Angleterre peut écraser l’armée française à Azincourt en 1415, épouser la fille de Charles VI et imposer à ce roi dément un traité l’instituant héritier de la couronne de France (1420), faire proclamer partout que le dauphin Charles (future Charles VII) est un bâtard, un enfant illégitime (et ce avec l’assentiment de la mère dudit dauphin, la reine Isabeau de Bavière en personne, un comble!), obtenir l’appui du duc de Bourgogne, des bourgeois et du parlement de Paris, rien n’y fait. Pour beaucoup d’habitants du royaume, Henri V reste un roi anglais, donc étranger…
               
              [Vous auriez une date pour ces représentations ?]
              Voici ce qu’écrit Jean-Marie Moeglin, professeur à la Sorbonne, dans son Dictionnaire de la Guerre de Cent ans (collections Bouquins, 2023, pp.605-606) : « La personnification de la France se plaignant de ses malheurs apparaît pour la première fois après le désastre de Poitiers en 1356 […] ». En 1420, le poète Alain Chartier décrit la France « Dame dont le haut port et seigneurial maintien signifiait sa très excellente extraction, mais tant fut dolente et éplorée » car elle est abandonnée par ses trois enfants, la noblesse, le peuple et le clergé. Des miniatures sont réalisées pour illustrer ce type de texte.
              En 1435, Jean Jouvenel des Ursins (dont vous pouvez voir un tableau représentant la famille au musée de Cluny) écrit au début d’un de ses traités qu’il a vu dans un songe nocturne France « toute échevelée, déchirée, dissipée, gâtée et rompue » qui dialogue avec sainte Église et Angleterre.
               
              [Mais dans ce cas, pourquoi refusent-elles avec force tout déploiement en dehors de la « province » où elles ont été levées ?]
              Il n’y a guère d’intérêt à envoyer une milice d’une région menacée ailleurs… Par ailleurs, si je me souviens bien, les milices sont des forces d’appoint des armées régulières.
               
              [Je ne sais pas si je vous l’ai conseillé : si vous ne l’avez pas fait, lisez d’urgence « Règner et gouverner ; Louis XIV et ses ministres » de Thierry Sarmant et Mathieu Stoll]
              Je note la référence, merci. Je ne connais pas ce livre.
               
              [La construction nationale commencée sous l’ancien régime et accélérée par la Révolution a laissé au bord du chemin une grande partie de la paysannerie.]
              Ce point me paraît précisément fort contestable. La construction nationale a laissé au bord du chemin une partie de la paysannerie. Mais pas toute la paysannerie, et pas partout.
               
              [Selon les régions, celle-ci est plus ou moins isolée, et a regardé de loin passer la Révolution, l’Empire, la Restauration, la monarchie de Juillet et le deuxième empire avec une certaine équanimité.]
              Je n’en crois rien. Je me demande si vous mesurez l’impact de l’abolition des droits seigneuriaux en 1789… Rien que pour la suppression des taxes seigneuriales, des banalités et des dîmes, pour l’ouverture des droits de chasse et de pêche, il s’est trouvé beaucoup de paysans pour bénir la Révolution (et pour brûler dans l’allégresse les terriers conservés dans les châteaux). Certes, toute généralisation est abusive, mais votre vision d’une société paysanne majoritairement coupée des villes et des élites me laisse perplexe. Les villes et les campagnes interagissent depuis toujours, ne serait-ce que parce que les campagnes nourrissent les villes, et pour cette raison les élites urbaines ont des intérêts dans les campagnes, de même que les élites rurales sont souvent en relation avec la ville. Un historien comme Jean-Marc Moriceau a montré qu’à l’époque moderne la paysannerie, loin d’être spectatrice passive de l’histoire, est aussi actrice.
               
              [Mais il me semble difficile de contester que la noblesse y joue le premier rôle…]
              Cela dépend. A l’heure de payer les subsides, les bourgeois des villes sont davantage concernés que les nobles. Or l’objectif des assemblées était généralement d’obtenir un semblant de consentement à l’impôt. Le consentement de la noblesse qui n’en paie point apparaît secondaire…
               
              [il est bien connu que la levée en masse provoquera des tout aussi massives dans les campagnes. Il faut d’ailleurs remarquer que ce fut la première fois en France que des paysans étaient conscrits pour se battre en dehors des frontières de leur « pays »…]
              Ce point me paraît très contestable. Je n’ai pas avec moi mes ouvrages sur la Révolution, il faudra que je regarde dans le détail. Hormis l’Ouest, où la résistance a débouché sur une révolte, il y a eu ailleurs des résistances, des émeutes, mais qu’on aurait tort de généraliser un peu hâtivement. Comme dirait l’autre, ceux qui ont refusé la conscription ne doivent pas faire oublier ceux qui ont accepté de faire leur devoir.
               
              [pour ce qui concerne la démographie, in fine l’essentiel des troupes a été fourni par les régions les plus urbaines du nord de la France, et notamment par le bassin parisien.]
              « Régions les plus urbaines » et « villes », ce n’est pas tout à fait la même chose. Même dans les « régions urbaines » du nord et de l’est, la paysannerie est numériquement très importante.
               
              [Si vous me permettez l’interruption, c’est là que se trouve le grand œuvre de la IIIème République. Elle a réussi à créer cette solidarité-là. On le verra en 1914-18.]
              Il est clair que la III° République a réussi à créer cette solidarité qui n’était pas unanimement admise jusqu’à la fin du XIX° siècle. Elle a ainsi évité en 1914 les résistances à la conscription rencontrées 120 ans auparavant.
              Mais, encore une fois, je pense que cette solidarité, si elle n’était pas totale en 1793, existait tout de même dans certaines régions. Et là où le réseau urbain était plus dense, la paysannerie se trouvait certainement plus « connectée » à la logique nationale, via des échanges soutenus avec le monde urbain, que dans les zones très rurales de l’Ouest ou dans les espaces montagneux du sud.
               
              [Je ne connais pourtant pas d’exemple qui appuie cette affirmation.]
              Pensez à la rhétorique de Jeanne d’Arc : elle ne vient pas uniquement pour aider Charles VII, le roi légitime, mais bel et bien pour secourir le royaume de France. La famille d’Arc, bien qu’appartenant à l’élite villageoise (le père de Jeanne est riche laboureur et petit notable du village), appartient plutôt au monde rural et paysan quand même. Il est intéressant de noter que Jeanne ne se préoccupe pas de défendre Domrémy où sa région…

            • Descartes dit :

              @ Carloman

              [« Des hommes comme Senghor sont devenus presque plus français que les français, au point qu’il leur a fallu élaborer tout un appareil théorique pour expliquer leur retour sur leurs terres natales et leur légitimité à exercer des fonctions politiques, légitimité qui serait allée de soi sans cette assimilation. » Je ne suis pas convaincu. L’assimilation est « totale » lorsque vous vous sentez Français, mais aussi lorsque les autres Français vous reconnaissent cette qualité.]

              C’est une question intéressante. Comment se manifeste, pour vous, cette « reconnaissance » ? Senghor fut fonctionnaire français – il passe le concours de l’agrégation en 1935 peu après avoir obtenu la citoyenneté française et enseignera en lycée à Tours et en région parisienne. Il sera mobilisé aux armées, prisonnier, puis après sa libération pour cause de maladie, entrera dans la résistance dans le cadre du Front national universitaire créé par le PCF. Il sera député à l’Assemblée nationale (de 1945 à 1958), secrétaire d’Etat à la présidence du conseil (mars 1955 à janvier 1956), ministre conseiller au gouvernement de Michel Debré en 1959. Il se mariera deux fois avec des françaises : Ginette Eboué d’abord, Colette Hubert ensuite. Difficile dans ces conditions de penser qu’il n’ait pas été « reconnu comme Français » par d’autres Français…

              [Tout ce que je peux dire, c’est que j’ai lu qu’au IV° siècle de notre ère, des dialectes celtiques – sans doute réduits à l’état de patois – sont encore parlés dans certaines campagnes du centre de la Gaule. Et le fait est que ces dialectes disparaissent ensuite complètement au profit du bas latin. Comment ? Pourquoi ? Y a-t-il un lien avec le développement du christianisme ? Je ne sais pas. Reste un fait : la langue latine, d’abord adoptée en milieu urbain, s’est bel et bien diffusée, et très largement, dans les campagnes gauloises. Sans politique volontariste et sans coercition.]

              Je me le demande. Qu’est ce qui permet de penser que les paysans gaulois ont jamais parlé latin ? Je trouve cette idée étrange, dans la mesure où nous savons que dans la gaule médiévale le latin était la langue réservée aux juristes et au clergé. Que des mots latins aient pénétré la langue des paysans, c’est très probable – après tout, la plupart des parlers régionaux sont, avec quelques exceptions, des langues latines. Mais les paysans ont-ils jamais parlé latin – et ont-ils parlé le MEME latin, qui leur aurait permis d’échanger les uns avec les autres dans un cadre « national » ? Je ne le pense pas.

              On peut comparer avec l’imposition du français aux noirs antillais… Là aussi, les langues africaines disparaissent pour laisser la place au créole. Mais peut-on dire que ce processus s’est fait « sans politique volontariste et sans coercition ». Elle s’est faite dans le cadre d’une conquête ou le vainqueur n’avait aucun état d’âme à imposer sa loi aux vaincus. L’installation de colonies romaines, la réduction en esclavage des populations locales pour travailler les domaines des colons me paraissent des mesures assez « coercitives ». Même si leur finalité n’était pas purement linguistique, les effets de cette cohabitation forcée paraissent assez évidents.

              [« Dans les villages, peu de gens savaient lire et écrire, en dehors du curé, de certains artisans et des officiers royaux. Les cahiers villageois reflètent donc les idées de ces couches-là. » D’abord, vous trouverez peu de village où sont présents des « officiers royaux ». Des officiers seigneuriaux à la limite…]

              Vous avez raison. Ma plume a fourché. Je pensais à l’ensemble des officiers.

              [mais ils étaient souvent mal vus. Ensuite le curé ne participait certainement pas à la rédaction du cahier de doléances du tiers-état, puisqu’il était appelé à contribuer aux cahiers de doléances du clergé, son propre ordre.]

              Le fait qu’ils aient participé à la rédaction des cahiers de leur ordre n’empêche pas qu’ils aient pu « tenir la plume » pour leurs ouailles. D’autant plus que la hiérarchie ecclésiastique verrouillait souvent les cahiers de doléances du clergé, et que le petit clergé local pouvait ne pas se sentir représenté par ceux-ci.

              [Enfin, je me permets de vous rappeler qu’une société majoritairement analphabète peut recourir à l’image. Et des images dénonçant les inégalités entre les ordres privilégiés et le tiers-état, il y en avait beaucoup à la fin du XVIII° siècle, et elles étaient diffusées jusque dans les campagnes. Compte tenu des codes vestimentaires en vigueur (tenue cléricale, port de l’épée réservé aux nobles), croyez-moi, même un paysan était capable de comprendre ce type d’image. Déformées, simplifiées sans doute, certaines idées des Lumières ont pu atteindre une partie des populations rurales.]

              Je ne sais pas. L’image est bien entendu un moyen de diffusion très utilisé à l’époque, et de ce point de vue l’Eglise a été pionnière, ce qui d’ailleurs montre que la diffusion de l’écriture n’était pas si courante que cela. Mais l’image restait relativement coûteuse, et pas facile à produire. Elle était, qui plus est, strictement contrôlée.

              [C’est d’ailleurs une spécificité française : un ambassadeur vénitien notait comme quelque chose de remarquable qu’au temps de François 1er « en France, les décisions sont prises par le roi et docilement appliquées dans l’ensemble du royaume ». Bon, ce Vénitien exagérait un peu (surtout sur le « docilement »), mais le fait est que la centralisation à l’œuvre faisait déjà grand effet.]

              Bien entendu. C’est qu’en France la nation s’est construite autour de l’Etat. La singularité de la monarchie française est de s’être émancipé relativement tôt du pouvoir de la noblesse, et d’avoir joué plutôt le peuple contre cette dernière. Dans beaucoup de cas, l’officier royal était vu comme un recours contre un noblesse locale trop rapace. C’est ce qui explique que les décisions prises par le roi fussent finalement appliquées avec une résistance minimale…

              [« Je me le demande… il faut quand même attendre très tard pour que l’idée que l’institution survit au roi s’établisse. Je ne connais pas de texte qui parle de l’Etat comme entité survivant au roi avant Louis XIV, ou de serment d’office qui s’adresse à l’Etat ou au royaume. » L’allégeance est adressée au roi, mais la désignation de ce roi échappe à la monarchie elle-même. Henri V d’Angleterre peut écraser l’armée française à Azincourt en 1415, épouser la fille de Charles VI et imposer à ce roi dément un traité l’instituant héritier de la couronne de France (1420), faire proclamer partout que le dauphin Charles (future Charles VII) est un bâtard, un enfant illégitime (et ce avec l’assentiment de la mère dudit dauphin, la reine Isabeau de Bavière en personne, un comble !), obtenir l’appui du duc de Bourgogne, des bourgeois et du parlement de Paris, rien n’y fait. Pour beaucoup d’habitants du royaume, Henri V reste un roi anglais, donc étranger…]

              Mais qui sont ces « habitants du royaume » pour qui « Henri V reste un roi anglais ». Je me demande si la question passionnait les paysans de l’époque…

              [Vous auriez une date pour ces représentations ?]
              [Voici ce qu’écrit Jean-Marie Moeglin, professeur à la Sorbonne, dans son Dictionnaire de la Guerre de Cent ans (collections Bouquins, 2023, pp.605-606) : « La personnification de la France se plaignant de ses malheurs apparaît pour la première fois après le désastre de Poitiers en 1356 […] ». En 1420, le poète Alain Chartier décrit la France « Dame dont le haut port et seigneurial maintien signifiait sa très excellente extraction, mais tant fut dolente et éplorée » car elle est abandonnée par ses trois enfants, la noblesse, le peuple et le clergé. Des miniatures sont réalisées pour illustrer ce type de texte. En 1435, Jean Jouvenel des Ursins (dont vous pouvez voir un tableau représentant la famille au musée de Cluny) écrit au début d’un de ses traités qu’il a vu dans un songe nocturne France « toute échevelée, déchirée, dissipée, gâtée et rompue » qui dialogue avec sainte Église et Angleterre.]

              C’est très intéressant en effet, parce que la représentation de « la France » distincte du « royaume de France » et personnifiée tend à désigner « la France » comme une collectivité humaine envers laquelle on peut avoir des sentiments. Ce n’est pas encore l’idée de solidarité inconditionnelle envers ses concitoyens, mais au moins un détachement par rapport à la personne du roi, qui n’est plus seule à représenter le royaume.

              [« Mais dans ce cas, pourquoi refusent-elles avec force tout déploiement en dehors de la « province » où elles ont été levées ? » Il n’y a guère d’intérêt à envoyer une milice d’une région menacée ailleurs…]

              Si, par exemple, pour continuer la poursuite d’un ennemi en déroute.

              [Par ailleurs, si je me souviens bien, les milices sont des forces d’appoint des armées régulières.]

              Pas nécessairement. C’était aussi un instrument pour faire à face à des désordres, des rébellions ou des bandits.

              [« Selon les régions, celle-ci est plus ou moins isolée, et a regardé de loin passer la Révolution, l’Empire, la Restauration, la monarchie de Juillet et le deuxième empire avec une certaine équanimité. » Je n’en crois rien. Je me demande si vous mesurez l’impact de l’abolition des droits seigneuriaux en 1789…]

              Vous avez raison : je n’aurais pas du inclure la Révolution – et l’Empire – dans la liste des régimes, compte tenu de l’importance de leur œuvre administrative. Même vue du point de vue du paysan des régions les plus reculées, la France de 1780 n’avait rien à voir avec celle de 1815.

              [« Si vous me permettez l’interruption, c’est là que se trouve le grand œuvre de la IIIème République. Elle a réussi à créer cette solidarité-là. On le verra en 1914-18. » Il est clair que la III° République a réussi à créer cette solidarité qui n’était pas unanimement admise jusqu’à la fin du XIX° siècle. Elle a ainsi évité en 1914 les résistances à la conscription rencontrées 120 ans auparavant.
              Mais, encore une fois, je pense que cette solidarité, si elle n’était pas totale en 1793, existait tout de même dans certaines régions. Et là où le réseau urbain était plus dense, la paysannerie se trouvait certainement plus « connectée » à la logique nationale, via des échanges soutenus avec le monde urbain, que dans les zones très rurales de l’Ouest ou dans les espaces montagneux du sud.]

              Je pense qu’on peut être d’accord sur ce point. Je ne prétends pas que la IIIème République ait bâti la nation à partir de zéro. Sa formation commence beaucoup plus tôt, et après la Révolution elle intègre de plus en plus de populations. Ce qu’on peut reconnaître à la IIIème République, c’est d’avoir systématisé le processus et d’être allée chercher les populations les plus éloignées, les plus difficilement assimilables.

              [« Je ne connais pourtant pas d’exemple qui appuie cette affirmation. » Pensez à la rhétorique de Jeanne d’Arc : elle ne vient pas uniquement pour aider Charles VII, le roi légitime, mais bel et bien pour secourir le royaume de France. La famille d’Arc, bien qu’appartenant à l’élite villageoise (le père de Jeanne est riche laboureur et petit notable du village), appartient plutôt au monde rural et paysan quand même. Il est intéressant de noter que Jeanne ne se préoccupe pas de défendre Domrémy où sa région…]

              Avec Jeanne d’Arc, on a toujours la difficulté de séparer ce qu’elle a dit vraiment des ajours postérieurs, souvent faits à des époques et pour des raisons différentes, voire contradictoires. On comprend d’ailleurs très mal quelles auraient pu être les motivations de Jeanne – si on laisse de côté l’affaire des voix. Qui était derrière sa « rhétorique » ?

            • Goupil dit :

              @Descartes
              Bonsoir,
              Au sujet de Delors dans la discussion suivante (ou précédente) à laquelle je ne peux pas répondre.
               
              Même si les « socialistes » cherchent à faire oublier leur social-libéralisme (pas tous), il était tout de même attendu, au nom des hommages à rendre aux « grands anciens », qu’ils publient leur petit commentaire hagiographique sur un « père de l’Europe » (après tout, même les plus hostiles au social-libéralisme continuent de considérer comme une vache sacrée l’Union européenne).
              Je pense que le message de Roussel est simplement à interpréter dans le même sens, un hommage européiste. Le PCF continue de communier dans l’idéalisation de l’UE et je n’ai pas l’impression que l’anti-gauchisme de Roussel le conduise à mettre cela en cause. Peut-être me prouverez vous le contraire.
              Quant à Mélenchon, là aussi, ce n’est étonnant que si l’on prend au sérieux ses discours contre l’Europe néolibérale, mais dans le fond, vous le dites vous-même, la différence est plus ténue qu’il n’y paraît.
               
              Delors incarne à mes yeux l’invasion des « cathos de gauche » dans le mouvement socialiste, qui a été un des outils dans les mains de Mitterrand (et des bonzes de la SFIO) pour détruire la « vieille maison ». Même sa définition comme catho de gauche peut être nuancée : il était militant syndical à la CFTC (certes dans sa branche « laïque » mais tout de même) alors qu’il y avait des syndicalistes chrétiens à la CGT (voire à FO ?), il s’est engagé d’abord au MRP en 1944 (il l’aurait certes quitté deux ans plus tard parce qu’il le trouvait trop conservateur, mais force est de constater qu’il a préféré un parti conservateur chrétien plutôt que le PCF ou la SFIO), il a tripatouillé avec la droite dans le ministère Chaban-Delmas…
              Plutôt que d’accepter Delors comme étant de gauche, je préfère le considérer comme un centriste qui pour des raisons tactiques a choisi une alliance organique avec la gauche. Tout dans son héritage, en particulier son attachement viscéral à une construction européenne supranationale (voire sa participation à la formalisation des premières thèses « décroissantes » au sein du Club de Rome), est fortement marqué du sceau de la démocratie chrétienne qui, en France comme en Europe, a toujours revendiqué être un centrisme.

            • Descartes dit :

              @ Goupil

              [Je pense que le message de Roussel est simplement à interpréter dans le même sens, un hommage européiste. Le PCF continue de communier dans l’idéalisation de l’UE et je n’ai pas l’impression que l’anti-gauchisme de Roussel le conduise à mettre cela en cause. Peut-être me prouverez-vous le contraire.]

              Mais au-delà de son opinion personnelle, Roussel n’est pas un idiot. Il connait l’histoire du PCF, et sait que qu’avec Delors, les communistes ont toujours, toujours, été de l’autre côté de la barricade. Et que Delors ne leur a jamais montré la moindre considération, ni même le moindre respect. Dans ces conditions, pourquoi réagir à sa mort ? On dirait que nos hommes politiques se sentent obligés à réagir sur les réseaux sociaux à tout et à n’importe quoi. Pourquoi Roussel se sent obligé de commenter la mort de Jacques Delors ? Dans d’autres cas, on l’a vu céder pour ne pas fâcher telle ou telle fraction du PCF. Mais pour ce qui concerne Delors, il n’y a même pas de fraction « deloriste » au Parti. Alors, pourquoi ne peut-il pas laisser passer la chose en silence… ?

              [Plutôt que d’accepter Delors comme étant de gauche, je préfère le considérer comme un centriste qui pour des raisons tactiques a choisi une alliance organique avec la gauche. Tout dans son héritage, en particulier son attachement viscéral à une construction européenne supranationale (voire sa participation à la formalisation des premières thèses « décroissantes » au sein du Club de Rome), est fortement marqué du sceau de la démocratie chrétienne qui, en France comme en Europe, a toujours revendiqué être un centrisme.]

              Tout à fait ! La question serait plutôt de savoir pourquoi tant de gens le considèrent toujours “de gauche”. Peut-être parce que remettre en cause le personnage revient à remettre en cause Mitterrand par élévation ?

          • Bruno dit :

            [Quant à la nature de cette croyance… républicains ou communistes étaient « religieux » tout en étant athées ou agnostiques. Il semblerait donc que Dieu ne soit pas indispensable pour qu’une religion puisse vivre…]
            Vous parlez d’expériences qui ont assez peu vécu… On a beaucoup de mal à conserver de « l’horizontalité » entre les citoyens sans verticalité. La transcendance apportée par les religions (un ou plusieurs Dieux) a davantage pris sur les esprits que celle des communistes ou des « républiques ». Je constate d’ailleurs que dans les anciennes républiques, notamment à Rome, le sacré, transcendant, et la res publica était intimement liés.
            [Mais c’est précisément parce qu’elle « s’en est détachée » qu’il est essentiel de la ramener. Et n’oubliez pas que c’est cette classe là qui a les ressources financières et intellectuelles dont l’Eglise a besoin pour survivre…]
            C’est là que je ne comprends plus l’Eglise. Le Pape n’arrête pas de faire du prêchi-prêcha sur la pauvreté, sa supériorité morale… Sur le fond je suis d’accord avec ça, j’aime mieux être pauvre et droit dans mes boites que vendre mon c** et mon âme pour faire rentrer des sous… Pourquoi l’Eglise aurait-elle besoin d’argent ?
            [C’est vers une « religion à la carte » qu’il se dirige…]
            Oui mais le dogme ce n’est pas à la carte, par définition… Je serais curieux de voir dans quelle mesure les autres monothéismes ont d’ores et déjà adapté leur corpus.
            Après, je pense que le Pape n’est pas seul sur cette position, côté clergé.  C’est pourquoi il faudrait qu’on arrête (moi le premier) avec cette personnalisation à outrance, à l’Américaine. Car c’est bien un mouvement de fond lié à une époque, et que lui ou un autre, on finirait par avoir la même soupe… Il est plus une conséquence qu’une cause de la décadence du dogme.
            Là où je m’interroge, c’est sur l’aveuglement de l’Eglise catholique. Certaines églises, notamment des luthériens du nord, ont TOUT accepté : union des lgbt, femmes curées… J’ai pas mal lu sur le sujet, les Eglise en Suède et en Norvège sont désespérément vides. En parallèle, en France, le « client », le fidèle par excellence, est demandeur de traditionalisme pré-Vatican 2. Benoit XVI l’avait bien senti. Je pense donc que le Pape fait une erreur en plus d’ouvrir la porte à tous les délires de notre époque…  
            [On peut, et on l’a fait. Pensez qu’au milieu du XIXème siècle, moins de la moitié des Français parlait usuellement la langue du pays. L’assimilation intérieure menée par la IIIème République reste pour moi l’exemple classique des possibilités d’un pays à assimiler lorsque la volonté politique y est. Bien entendu, le contexte a son importance. ]
            Je pense quand même que la comparaison est osée. Ok l’intégralité du peuple Français de l’époque ne se considère pas comme « Français » mais il n’a pas un conflit de légitimité comparable à celui de certains étrangers aujourd’hui sur notre sol. Non seulement ils sont souvent binationaux mais pire, ils n’ont pas coupé le cordon avec leur pays d’origine, réseaux sociaux aidant… Ca n’aide pas du tout à faire des Français.

            • Descartes dit :

              @ Bruno

              [« Quant à la nature de cette croyance… républicains ou communistes étaient « religieux » tout en étant athées ou agnostiques. Il semblerait donc que Dieu ne soit pas indispensable pour qu’une religion puisse vivre… » Vous parlez d’expériences qui ont assez peu vécu…]

              Tout de même… la « réligion communiste » a vécu presque un siècle, la « religion républicaine » au moins deux. Ce n’est pas du tout négligeable. Et ne parlons même pas de la « religion européenne »…

              [On a beaucoup de mal à conserver de « l’horizontalité » entre les citoyens sans verticalité. La transcendance apportée par les religions (un ou plusieurs Dieux) a davantage prise sur les esprits que celle des communistes ou des « républiques ».]

              Je ne suis pas sûr de bien comprendre. De quelle « verticalité » parlez-vous ?

              [Je constate d’ailleurs que dans les anciennes républiques, notamment à Rome, le sacré, transcendant, et la res publica était intimement liés.]

              C’est plus ou moins vrai dans les républiques modernes aussi.

              [« Mais c’est précisément parce qu’elle « s’en est détachée » qu’il est essentiel de la ramener. Et n’oubliez pas que c’est cette classe-là qui a les ressources financières et intellectuelles dont l’Eglise a besoin pour survivre… » C’est là que je ne comprends plus l’Eglise. Le Pape n’arrête pas de faire du prêchi-prêcha sur la pauvreté, sa supériorité morale… Sur le fond je suis d’accord avec ça, j’aime mieux être pauvre et droit dans mes boites que vendre mon c** et mon âme pour faire rentrer des sous… Pourquoi l’Eglise aurait-elle besoin d’argent ?]

              Parce que pour avoir du pouvoir il lui faut des moyens. Le maillage de prêtres et de religieuses, ça coûte cher à entretenir. Idem pour les dispensaires, hôpitaux, écoles, universités qui permettent encore à l’église d’exercer une influence considérable, notamment dans le tiers-monde. Le prêchi-prêcha sur la pauvreté c’est très gentil, mais ça ne nourrit pas son prêtre…

              [« C’est vers une « religion à la carte » qu’il se dirige… » Oui mais le dogme ce n’est pas à la carte, par définition… Je serais curieux de voir dans quelle mesure les autres monothéismes ont d’ores et déjà adapté leur corpus.]

              Il y a des religions où il n’y a pas de « dogme » : chez les juifs, l’interprétation du texte est libre, et vous trouverez des écoles rabbiniques ayant des interprétations opposées, sans qu’il existe une autorité centrale pour dire quelle est l’interprétation « dogmatiquement correcte ». Même chose dans l’Islam : il n’existe d’autorité centrale ayant le pouvoir de « dire le dogme ». Même chez les chrétiens, la logique du « dogme » a été mise à mal par les protestants…

              Tous les monothéismes ont « adapté leur corpus » au cours des siècles, souvent en conservant en apparence le texte tout en modifiant radicalement l’interprétation. Ainsi, par exemple, dans les trois monothéismes les clergés qui considèrent que la bible hébraïque – à laquelle tous trois adhèernt – décrit LITTERALEMENT la création du monde sont chaque jour plus minoritaires.

              [Là où je m’interroge, c’est sur l’aveuglement de l’Eglise catholique. Certaines églises, notamment des luthériens du nord, ont TOUT accepté : union des lgbt, femmes curées… J’ai pas mal lu sur le sujet, les Eglise en Suède et en Norvège sont désespérément vides. En parallèle, en France, le « client », le fidèle par excellence, est demandeur de traditionalisme pré-Vatican 2. Benoit XVI l’avait bien senti. Je pense donc que le Pape fait une erreur en plus d’ouvrir la porte à tous les délires de notre époque…]

              C’est très possible. Les églises qui ont embrassé la tendance vers une « religion personnelle » n’ont pas forcément eu beaucoup de succès. Je pense que votre point est très juste : les gens qui sont prêts à s’investir dans une vie spirituelle sont demandeurs d’une forme d’exigence et de tradition. Les gens qui réclament la possibilité de définir une « religion personnelle » ne sont pas prêts à beaucoup investir là-dedans. Les églises ont donc tort de chercher à capter les moins motivés, au risque de perdre les autres. Mais je ne pense pas que l’église soit aussi aveugle que vous le pensez. Simplement, elle cherche à satisfaire tout le monde : aux traditionnalistes elle donne l’autorisation de faire la messe selon le rite tridentin, aux modernes la bénédiction des couples homosexuels.

              [Je pense quand même que la comparaison est osée. Ok l’intégralité du peuple Français de l’époque ne se considère pas comme « Français » mais il n’a pas un conflit de légitimité comparable à celui de certains étrangers aujourd’hui sur notre sol.]

              Bien sur que si. En 1880, la République n’est pas encore fermement établie, et dans certaines régions on lui dénie encore toute légitimité. Sans compter avec l’action subversive de l’Eglise, qui n’a jamais avalé la Révolution. Etre instituteur laïque en Vendée ou en Bretagne, ce n’était pas du tout repos, et les incidents ou des instituteurs ont été agressés physiquement ne sont pas rares.

            • Bruno dit :

              [Je ne suis pas sûr de bien comprendre. De quelle « verticalité » parlez-vous ?]
              Je parle du divin. Je ne nie pas que le communisme comporte une part de transcendance avec notamment la mystique révolutionnaire, mais je ne la mets pas sur le même plan que la croyance en un Dieu ou en un panthéon de divinités.
              Des gens sont morts pour défendre l’idéal révolutionnaire je ne le nie pas. Pour la République, c’est autre chose encore, si on prend le cas de la France. En 1914 et 1940 les gens, républicains ou non, veulent sauver leur patrie, plus que le système politique. Je suis curieux de voir si on aura un jour des morts pour la “religion européenne”, on noircie beaucoup de papier, on parle fort, mais bon personne n’ira mourir pour Bruxelles.
              [Mais je ne pense pas que l’église soit aussi aveugle que vous le pensez. Simplement, elle cherche à satisfaire tout le monde : aux traditionnalistes elle donne l’autorisation de faire la messe selon le rite tridentin, aux modernes la bénédiction des couples homosexuels.]
              Il doit y avoir de ça oui, mais à moyen et long terme c’est une stratégie délétère, calquer l’Eglise sur le modèle d’un supermarché ne peut aboutir qu’à un bordel généralisé et à une atomisation (pour ne pas dire une implosion) de l’Eglise.
              Après dans le fond ce que je trouve préoccupant c’est la grande incapacité de l’Eglise catholique à proposer un contre-modèle. Je me rappelle avoir lu Furet qui disait que le drame de notre époque c’était qu’avec l’effondrement du communiste, tout idée même d’une société différente avait disparu. Mais pourquoi donc l’Eglise catholique, avec ses moyens, ses hommes instruits et surtout son immense vécu, n’est-elle pas en mesure d’offrir aujourd’hui quelque chose d’autre que la moraline à 2 sous du Pape François? A Noël pour la messe, notre curé nous a encore refait le coup du “à Noël on consomme trop ce n’est pas bien, c’est vide de sens etc…”. On doit battre sa coulpe, formidable, et après? 
              [En 1880, la République n’est pas encore fermement établie, et dans certaines régions on lui dénie encore toute légitimité.]
              Certes, mais on n’est plus en 1793. On a déjà coupé la tête du roi, on en a remercié deux autres ensuite. Et bon, en 1880 c’est déjà la queue de la comète. Si vous regardez le résultat des législatives en 1881, on a 75% des voix pour les Républicains, et plus de 80% si on ajoute les voix des radicaux-socialistes. Je ne nie pas le poids de l’Eglise à cette époque, en plein renouveau, mais politiquement ils ont déjà été vaincus. La suite, est notamment 1905, est la conséquence de cet effondrement, pas la cause.  
               
               
               

            • Descartes dit :

              @ Bruno

              [« Je ne suis pas sûr de bien comprendre. De quelle « verticalité » parlez-vous ? » Je parle du divin. Je ne nie pas que le communisme comporte une part de transcendance avec notamment la mystique révolutionnaire, mais je ne la mets pas sur le même plan que la croyance en un Dieu ou en un panthéon de divinités.]

              Pourtant, la différence entre un Dieu dont les desseins sont impénétrables et qui ne s’exprime que par ses prêtres, et un « peuple souverain » dont la volonté est elle aussi obscure et qui ne s’exprime que par ses représentants… ou d’un « histoire » téléologique.

              [Je suis curieux de voir si on aura un jour des morts pour la “religion européenne”, on noircie beaucoup de papier, on parle fort, mais bon personne n’ira mourir pour Bruxelles.]

              La religion bruxelloise est plutôt du genre qui envoie mourir les autres… pensez aux pauvres ukrainiens !

              [Il doit y avoir de ça oui, mais à moyen et long terme c’est une stratégie délétère, calquer l’Eglise sur le modèle d’un supermarché ne peut aboutir qu’à un bordel généralisé et à une atomisation (pour ne pas dire une implosion) de l’Eglise.]

              Cela fait quand même deux mille ans que l’Eglise gère ce type de situation. Il y a toujours eu un catholicisme pour les riches et un catholicisme pour les pauvres, un catholicisme pour les serfs et un catholicisme pour les princes, un catholicisme pour les colonies et un autre pour les métropoles, un catholicisme en pays conquis et un catholicisme minoritaire. L’Eglise n’a jamais correspondu vraiment au modèle « unitaire » qu’elle vend…

              [Après dans le fond ce que je trouve préoccupant c’est la grande incapacité de l’Eglise catholique à proposer un contre-modèle. Je me rappelle avoir lu Furet qui disait que le drame de notre époque c’était qu’avec l’effondrement du communiste, tout idée même d’une société différente avait disparu. Mais pourquoi donc l’Eglise catholique, avec ses moyens, ses hommes instruits et surtout son immense vécu, n’est-elle pas en mesure d’offrir aujourd’hui quelque chose d’autre que la moraline à 2 sous du Pape François ?]

              Dites-vous bien que si « l’idée d’une société différente a disparu », c’est peut-être parce que les classes qui contrôlent l’ensemble du champ intellectuel – c’est-à-dire, la bourgeoisie et les classes intermédiaires – se trouvent très bien avec la société telle qu’elle est, et n’ont aucune envie de voir apparaître une alternative qui, fatalement, remettrait en question les privilèges dont elles bénéficient. Et l’église catholique n’échappe pas à la lutte des classes. D’où viennent les « moyens » dont vous parlez ? A quelle classe appartiennent ces « hommes instruits » qui la font fonctionner ? Dans ces conditions, on voit mal l’Eglise devenir une organisation révolutionnaire…

              Cela ne veut pas dire qu’on ne trouve pas quelquefois l’Eglise dans une position paradoxale. Comme toute institution, l’église a une tendance à assumer des positions conservatrices. Or, dans une société ou la « révolution » est portée par les néolibéraux, ce conservatisme amène à s’opposer à ces derniers…

              [A Noël pour la messe, notre curé nous a encore refait le coup du “à Noël on consomme trop ce n’est pas bien, c’est vide de sens etc…”. On doit battre sa coulpe, formidable, et après ?]

              Après, rien. Comme je vous l’ai dit, le réflexe conservateur conduit à regretter l’air du temps consumériste, mais on ne va pas plus loin. Quant à la « coulpe », l’Eglise fonctionne sur le principe que nous avons tous quelque chose à nous faire pardonner, et qu’elle seule peut fournir ce pardon. Vous n’allez pas lui demander de renoncer à un artifice tellement commode… ce serait comme demander à une mère juive de ne pas culpabiliser ses enfants !

              [« En 1880, la République n’est pas encore fermement établie, et dans certaines régions on lui dénie encore toute légitimité. » Certes, mais on n’est plus en 1793. On a déjà coupé la tête du roi, on en a remercié deux autres ensuite. Et bon, en 1880 c’est déjà la queue de la comète. Si vous regardez le résultat des législatives en 1881, on a 75% des voix pour les Républicains, et plus de 80% si on ajoute les voix des radicaux-socialistes.

              Bien entendu. Si la République n’avait pas été majoritaire, les lois scolaires de 1881 et la politique « d’assimilation intérieure » auraient été impossibles. Mais les résultats des élections de 1881 doivent être nuancés. Les monarchistes et les conservateurs ont partiellement boycotté les élections, et n’ont pas présenté des candidats dans presque la moitié des circonscriptions (252 sur 541). Le taux d’abstentions particulièrement élevé (29,5%, contre 18% en 1877) peut faire penser qu’une partie importante des abstentionnistes restait royaliste. On peut donc estimer la part des royalistes dans l’électorat quelque part entre 30 et 40%. C’est loin d’être négligeable ! D’autant plus que cet électorat apparaît très concentré géographiquement dans les régions occidentales…

              [Je ne nie pas le poids de l’Eglise à cette époque, en plein renouveau, mais politiquement ils ont déjà été vaincus. La suite, est notamment 1905, est la conséquence de cet effondrement, pas la cause.]

              Certainement. Si le rapport de forces avait été de leur côté en 1905, la séparation n’aurait pas pu être votée. Mais si son pouvoir n’était pas suffisant pour s’opposer à la séparation, il était suffisant pour préserver une partie de l’enseignement catholique, qui était son objectif fondamental. Une chance d’avoir un « service public unifié de l’éducation » a été ratée. Parler « d’effondrement » me paraît donc excessif : l’Eglise conservera quand même un pouvoir considérable. En 1945, on célèbre encore la libération de Paris par un Te deum…

  8. Cording1 dit :

    Bloc dominant ou bloc bourgeois ? Une singularité française où la bourgeoise trahit les intérêts nationaux. Une constante historique.
    Le néolibéralisme domine depuis plus de 40 ans alors que les solutions à la crise du capital en 1929 n’ont vraiment été appliqué que pendant 30 ans de 1945 à 1975 environ. Et il a encore de beaux jours si l’on en croit l’économiste David Cayla qui montre aussi le rapport entre néolibéralisme et populisme.

    • Descartes dit :

      @ Cording1

      [Bloc dominant ou bloc bourgeois ? Une singularité française où la bourgeoise trahit les intérêts nationaux. Une constante historique.]

      Il n’y a là aucune « singularité ». La bourgeoisie poursuit ses intérêts. Lorsque ces intérêts coïncident avec l’intérêt national, elle les soutient, lorsqu’ils divergent, elle les trahit. Et c’est vrai dans tous les pays du monde… Là où il y a une singularité française, c’est dans le positionnement de l’Etat. Dans les pays où l’Etat a longtemps été sous le contrôle étroit du bloc dominant, la bourgeoisie avait intérêt à ce que l’Etat soit fort, et donc à une nation forte suivant la dialectique entre l’Etat et la nation. En France, l’Etat est plus dans une position d’arbitre et le rapport de forces entre la bourgeoisie et le prolétariat est plus équilibré.

      [Le néolibéralisme domine depuis plus de 40 ans alors que les solutions à la crise du capital en 1929 n’ont vraiment été appliqué que pendant 30 ans de 1945 à 1975 environ. Et il a encore de beaux jours si l’on en croit l’économiste David Cayla qui montre aussi le rapport entre néolibéralisme et populisme]

      Ce n’est pas si évident que cela. Le modèle néolibéral stimule toutes sortes d’instabilités, et ces instabilités sont mauvaises pour les affaires. Même les capitalistes commencent à réaliser qu’une certaine stabilité est nécessaire, et que cette stabilité passe par des modèles de société capables de remporter une certaine adhésion.

  9. maleyss dit :

    Je rejoins ce qu’ont dit beaucoup des intervenants ; je suis personnellement prêt à voter pour celui, quel qu’il soit, qui promettra d’embastiller séance tenante les employeurs de travailleurs au noir.
    Par ailleurs, commme d’autres, je comprends assez mal ce que Mélenchon a gagné à la situation actuelle, puisque cette dernière semble amplement prouver que “La France Insoumise” (double antiphrase) n’a pas capacité à gouverner quoi que ce soit. Je suis encore plus perplexe au sujet des écologistes, auteurs de la fameuse “motion de rejet”. Je sais bien que les verts ne sont pas, pour le dire gentiment, les couteaux les plus aiguisés du tiroir, mais de là à tout mettre en oeuvre pour faire voter une loi encore plus opposée à leurs supposées convictions…. à mons qu’il ne s’agisse d’un coup de billard à quinze bandes, au moins…
    Enfin, je suis surpris que vous n’ayez pas cité comme facteur aggravant l’explosion du nombre d’immigrés dans notre pays. En chimie, en thérapeutique, en cuisine, tout est affaire de dosage, et je suis convaincu que  l’assimilation aurait été  grandement facilitée s’il y avait eu moins de monde à assimiler.

    • Descartes dit :

      @ maleyss

      [Je rejoins ce qu’ont dit beaucoup des intervenants ; je suis personnellement prêt à voter pour celui, quel qu’il soit, qui promettra d’embastiller séance tenante les employeurs de travailleurs au noir.]

      Je ne connais aucun candidat qui proposerait une telle mesure. Pas même Marine Le Pen ou Eric Zemmour…

      [Par ailleurs, commme d’autres, je comprends assez mal ce que Mélenchon a gagné à la situation actuelle, puisque cette dernière semble amplement prouver que “La France Insoumise” (double antiphrase) n’a pas capacité à gouverner quoi que ce soit.]

      Mélenchon ne vise à démontrer sa capacité à gouverner. En cela, sa stratégie est l’inverse à celle du RN. Elle vise à rendre le pays ingouvernable en « bordélisant » autant que faire se peu les institutions, avec l’idée qu’on n’est pas loin du point de rupture, et que ce chaos est l’accoucheur de la « révolution citoyenne ». En ce sens, le vote de la loi « immigration » est pour lui une victoire : il n’y a qu’à voir le désordre que cela a provoqué dans la majorité macroniste…

      [Je suis encore plus perplexe au sujet des écologistes, auteurs de la fameuse “motion de rejet”. Je sais bien que les verts ne sont pas, pour le dire gentiment, les couteaux les plus aiguisés du tiroir, mais de là à tout mettre en oeuvre pour faire voter une loi encore plus opposée à leurs supposées convictions…. à mons qu’il ne s’agisse d’un coup de billard à quinze bandes, au moins…]

      La gauche non-LFI a été victime de sa myopie stratégique : elle a cru habile de provoquer une défaite du gouvernement, elle ne s’est pas demandé quelles en seraient les conséquences. Alors qu’elle ne partage pas la stratégie de « bordélisation » de LFI, ils ont fait le jeu des « insoumis »… cela vous donne une idée de leur amateurisme.

      [Enfin, je suis surpris que vous n’ayez pas cité comme facteur aggravant l’explosion du nombre d’immigrés dans notre pays. En chimie, en thérapeutique, en cuisine, tout est affaire de dosage, et je suis convaincu que l’assimilation aurait été grandement facilitée s’il y avait eu moins de monde à assimiler.]

      Je ne vois pas de quelle « explosion » vous parlez. Il n’y a pas une inflexion significative dans l’immigration et cela depuis très longtemps. Si j’en crois les chiffres de l’INSEE, le solde migratoire de la France est relativement constat depuis 2014, et a très peu évolué depuis 2006. La part de la population étrangère en France est relativement constante. Il faut d’ailleurs dire que l’immigration était beaucoup plus forte dans les années 1960… et pourtant, on arrivait à assimiler. La corrélation entre le nombre et la capacité à les assimiler ne semble pas établie.

      • maleyss dit :

        [l’idée qu’on n’est pas loin du point de rupture, et que ce chaos est l’accoucheur de la « révolution citoyenne ». ]
        En d’autres termes, vous pensez que Mélenchon espère conquérir le pouvoir “sur un malentendu” ? J’avais émis cette hypothèse il y a quelque temps, et vous l’aviez à l’époque infirmée, arguant que Mélenchon n’incarnait sûrement pas la demande d’ordre qui serait alors celle du peuple.
        [Je ne vois pas de quelle « explosion » vous parlez. Il n’y a pas une inflexion significative dans l’immigration et cela depuis très longtemps. Si j’en crois les chiffres de l’INSEE, le solde migratoire de la France est relativement constat depuis 2014, et a très peu évolué depuis 2006. La part de la population étrangère en France est relativement constante. Il faut d’ailleurs dire que l’immigration était beaucoup plus forte dans les années 1960… et pourtant, on arrivait à assimiler. La corrélation entre le nombre et la capacité à les assimiler ne semble pas établie.]
        Alors là, c’est à votre tour de jouer les aveugles. Lorsque le flux s’ajoute au stock, que les immigrés récents ou semi-récents pratiquent une forte endogamie et qu’ils sont, de par leur culture, beaucoup plus difficilement assimilables que ceux d’immigration plus ancienne (ce que vous n’allez pas nier, j’espère), tout s’accumule pour que le “grand remplacement” soit bien entamé.

        • Descartes dit :

          @ maleyss

          [En d’autres termes, vous pensez que Mélenchon espère conquérir le pouvoir “sur un malentendu” ? J’avais émis cette hypothèse il y a quelque temps, et vous l’aviez à l’époque infirmée, arguant que Mélenchon n’incarnait sûrement pas la demande d’ordre qui serait alors celle du peuple.]

          Je ne crois pas vous avoir dit ça. Je pense effectivement que Mélenchon espère conquérir le pouvoir « sur un malentendu »… mais que cette stratégie, pour les raisons que vous avez indiqué, n’a aucune chance de marcher. Si demain il arrivait à « bordéliser » le système et à provoquer l’effondrement du système politique, ce n’est pas lui qui en profiterait mais au contraire celui qui sera capable, dans un climat de chaos, de proposer une solution d’ordre.

          [Alors là, c’est à votre tour de jouer les aveugles. Lorsque le flux s’ajoute au stock,]

          Mais justement, vous ne pouvez pas « ajouter le flux au stock ». Car s’il y a un flux entrant, il y a un flux sortant, non seulement parce que certains immigrés retournent dans leur pays lorsque l’heure de la retraite sonne, mais surtout parce qu’étant humains, les immigrés sont mortels. A flux constant, le stock deviendra donc constant au bout d’un demi-siècle, lorsque le régime de croisière est atteint…

          [que les immigrés récents ou semi-récents pratiquent une forte endogamie]

          En fait, deux tiers des immigrés africains sont endogames. Mais cette donnée est trompeuse : beaucoup d’entre eux étaient déjà mariés lors de leur arrivée en France. Par contre, si l’on prend les immigrants qui sont arrivés en France célibataires, seul un immigré sur deux est endogame. Difficile donc de parler « d’une forte endogamie ». En tout cas, elle n’est pas plus « forte » que dans les générations précédentes, qui pourtant se sont très convenablement assimilées.

          [et qu’ils sont, de par leur culture, beaucoup plus difficilement assimilables que ceux d’immigration plus ancienne (ce que vous n’allez pas nier, j’espère),]

          Je n’irai pas jusqu’à la nier… mais je suis sceptique. Connaissez-vous une étude sérieuse sur cette question ? Est-ce que les immigrés musulmans ou noirs venus dans les années 1950 ne se sont pas assimilés aussi bien que les juifs polonais ou les italiens du sud ?

          [tout s’accumule pour que le “grand remplacement” soit bien entamé.]

          Désolé, mais si de « grand remplacement » culturel il s’agit, McDonalds me semble bien plus dangereux que le Kebab.

          • P2R dit :

            @ Maleyss et Descartes
             
            [Alors là, c’est à votre tour de jouer les aveugles. Lorsque le flux s’ajoute au stock // Mais justement, vous ne pouvez pas « ajouter le flux au stock ». Car s’il y a un flux entrant, il y a un flux sortant, non seulement parce que certains immigrés retournent dans leur pays lorsque l’heure de la retraite sonne, mais surtout parce qu’étant humains, les immigrés sont mortels]
             
            Sans vouloir m’immiscer dans votre discussion, je crois que vous faites tous les deux la même erreur que nos chers politiques, à savoir considérer que la qualification d’immigré est suffisante pour couvrir un fait social très hétérogène. Sur le plan de la quantité, Descartes a raison: le stock se maintient entre flux entrant et flux sortant. Mais il faut analyser la nature de ces flux pour saisir que la nature du stock se modifie largement au fil des années: le flux sortant est majoritairement constitué d’immigrés issus de la période des trente glorieuses, assimilés ou largement intégrés, alors que l’idée même d’assimiler les flux entrant a été abnadonnée depuis 40 ans. En d’autres termes, le stock d’immigrés assimilés fond comme neige au soleil, alors que le stock d’immigrés communautarisés augmente à vue d’oeil.
             

  10. Nicolas Maxime dit :

    J’aimerais qu’on m’explique concrètement en quoi conditionner les allocations familiales et les APL à une durée de présence va permettre d’améliorer l’intégration des étrangers et comment en tant que travailleur social trouver des logements à des familles.

    • Descartes dit :

      @ Nicolas Maxime

      [J’aimerais qu’on m’explique concrètement en quoi conditionner les allocations familiales et les APL à une durée de présence va permettre d’améliorer l’intégration des étrangers et comment en tant que travailleur social trouver des logements à des familles.]

      Ce que les partisans de la mesure vous répondraient probablement est que le conditionnement va décourager une partie des migrants de venir chez nous puisqu’ils trouveront des dispositifs plus favorables dans d’autres pays européens. Et du coup vous aurez, en tant que travailleur social, moins de familles qui vous demanderont un logement… C’est le raisonnement classique de la fameuse blague des deux copains qui s’enfuient devant un lion: pour en réchapper, il n’est pas nécessaire de courir plus vite que le lion, il suffit de courir plus vite que le copain !

      Personnellement, je ne sais pas si la mesure est ou non efficace à l’heure de décourager les migrants de venir chez nous. Mais allons plus loin dans le débat: si cette efficacité était prouvée, seriez-vous d’accord pour qu’elle soit inscrite dans la loi ?

  11. P2R dit :

    Cher Descartes, bonjour, et merci pour cette belle année d’articles toujours aussi pertinents et stimulants. Que l’on soit d’accord ou non avec la teneur de chacun de vos billets, vous êtes pour moi, et je pense pouvoir extrapoler sans risques à l’ensemble des lecteurs de ce blog, un point d’appui solide, stable et d’une rigueur exemplaire dans le raisonnement, précieux en ce que vous permettez à chacun soit de se saisir de vos arguments, soit de sortir de sa zone de confort pour étayer ses positions. Une vraie masterclass permanente. Merci encore.
     
     
    Je cloture cette année en abordant quelques points qui m’interpellent sur le sujet migratoire.
     
    D’abord, je suis largement d’accord avec vous sur le fait que la réforme relève largement plus de l’affichage de mesures hors-sujets que d’une volte face sécuritaire (qu’on l’entende au sens péjoratif ou mélioratif du terme). Cette réforme ne changera rien au problème, parce qu’elle se trompe de problème à la base: les difficultés liées à la présence de personnes d’origine étrangères ne tiennent pas à leur statut administratif d’étranger, mais à l’échec de leur intégration dans la société française, ainsi qu’à l’échec de l’assimilation de ceux ayant obtenu des papiers Français ce dernier demi-siècle. Si je peux comprendre que la Macronie et LR aient choisi d’éviter le sujet (puisqu’il permet de rejeter sur l’étranger une faute politiuqe dont ils sont responsables), je n’arrive pas en revanche à m’expliquer le flou de la position du RN, qui à mon avis a manqué une occasion de dire que le problème n’est pas avec les étrangers, mais avec ceux qui ne font pas corps avec la nation France, et par là-même de renvoyer le bloc dominant à sa propre xénophobie. Mais peut-être que le RN n’en a pas encore fini avec ses propres démons.
     
     
    Concernant la question du travail des étrangers qui bénéficient de la préférence des employeurs, on retrouve dans l’argumentaire de la classe dominante cet “argument” consistant à dire que ces “métiers” que les français ne veulent pas faire, il faut bien que quelqu’un s’y colle, sans jamais s’interoger sur le pourquoi de ce chômage résiduel. Votre point est que si le chômage résiduel persiste à un niveau élevé en France, c’est parce que les salaires proposés sont trop bas, ou en tout cas que le différenciel entre salaire et chômage n’est pas suffisement stimulant pour pousser les chômeurs à accepter les contraintes d’un emploi. C’est indiscutablement un facteur de l’équation mais qui à mon avis est loin d’être le seul: s’il est très opérant pour les boulots du néo-larbinat (Uber&co) où seuls les crève-la-dalle n’ayant pas le droit aux prestations sociales acceptent (sans avoir vraiment le choix) des conditions aussi peu gratifiantes, il est beaucoup plus relatif pour des métiers ouvrant accès à un CDI qui eux aussi peinent eux aussi beaucoup à recruter. Dans ce cas, je pense qu’il ne faut pas passer sous silence la transformation sociologique liée à la généralisation du “c’est mon droit, c’est mon choix”. Ce n’est plus un tabou d’affirmer préférer travailler pour une agence d’intérim afin de pouvoir profiter régulièrement de ses droits acquis au chômage. Ce n’est plus un tabou de revendiquer préférer vivre avec un RSA et des allocs plutôt que de travailler. Ce n’est plus un tabou d’affirmer préférer gagner de l’argent facile en trafiquant, ce n’est plus un tabou que d’assumer de vivre chez ses parents à 40 ans. Ce n’est plus un tabou que d’avoir fait médecine et de ne travailler que 20h par semaine. Plus que ça, ce sont des valeurs défendues explicitement par la “gauche” Mélenchonniste et Rousseauiste. Et ce délitement moral touche toutes les catégories sociales… Et il est aggravé chez les plus défavorisés par l’effondrement du niveau d’éducation (et pas seulement d’instruction). Une connaissance qui dirige une petite entreprise dans le secteur agro-alimentaire me disait qu’il avait finit par intégrer le petit-déjeuner et un échauffement musculaire dans le planning de travail, sans quoi les jeunes arrivaient à jeûn de la veille et tombaient comme des mouches. Il y a eu un exemple tragique cet été, avec un jeune vendangeur décédé d’insolation. L’enquête a montré que toutes les règles avaient été respectées, seulement le jeune vendangeait tête nue, n’avait pas déjeuné et ne s’était pas hydraté. Face à cette situation, il y a ceux qui reviennet à l’approche paternaliste de l’entreprise.. et il y a ceux qui renoncent simplement à embaucher (pourquoi s’emmerder à recruter et augmenter la taille de mon entreprise si je vis correctement avec le format actuel)
     
     
    Face à cette dérive que je n’hésiterai pas à appeler décadence, certains immigrés, contrairement à ce qu’on entend souvent, proviennent largement de milieux sociaux (ce qui n’a rien à voir avec l’état de nature) qui n’ont pas encore été totalement pervertis par cette mentalité du “droit sans devoir” désormais si caractéristique de l’occident. Ils sont issus de structures sociales où des usages universels et multiséculaires (comme le fondamental tryptique “donner-recevoir-rendre”) n’ont pas encore été broyés par le capitalisme. Et c’est sans compter que ceux qui arrivent sur notre territoire sont globalement les plus déterminés, les plus rationnels, les plus optimistes aussi. En d’autres termes, par l’immigration, le patronat ne fait pas que trouver des larbins bon marché et corvables à merci: il trouve aussi des gens qui ont gardé des valeurs d’effort, de reconnaissance, et paradoxalement de civilité que nombreux de nos concitoyens ont laissé derrière eux.
     
     
    Il en va malheureusement autrement pour une autre partie de la population immigrée ou d’origine immigrée, habituée depuis des décennies à considérer l’état français comme redevable tout en crachant systématiquement dans la soupe. Il ne faut pas être aveugle, certaines communautés ne viennent pas chez nous pour travailler. Mais qui en est responsable ? Dans une récente émission radio sur l’autorité à l’école, j’entendais un intervenant expliquer que l’autorité s’incarnait avant tout par l’exemple. Je crois que c’est un point fondamental: comment exiger d’une population immigrée le goût de l’effort, du savoir, de la solidarité nationale, de l’amour des valeurs d’un pays quand soi-même on passe son temps à prêcher le loisir, le moindre effort, le relativisme et la haine de soi…
     
     
    Bref, cette question complexe aurait mérité mieux qu’une succession de coups de théâtre, mais je n’imagine pas une seconde que les débats à l’assemblée auraient permis d’explorer la situation en profondeur.. trop de questions dérangeantes pour la bienpensance simpliste de nos élites, j’en ai peur. Et surtout répondre à ces problèmes sous-entend un volontarisme qu’on ne voit plus nulle part.
     
    Après ce sombre tableau, il ne me reste qu’à vous présenter mes meilleurs voeux et nous souhaiter de réussir à savoir oublier parfois le général pour profiter de l’instant, du quotidien, des petites choses et ne pas se laisser éteindre ou aigrir par les (non)événements..
     
    Bien à vous.
     
     
     
     

    • Descartes dit :

      @ P2R

      [Cher Descartes, bonjour, et merci pour cette belle année d’articles toujours aussi pertinents et stimulants.]

      Pour être honnête, je n’en suis pas très satisfait. Je trouve que le débat tourne un peu trop autour des mêmes sujets, ceux de l’identité. Et surtout, que mon blog a pris un ton un peu trop sombre… est-ce les temps qui veulent ça ?

      [Si je peux comprendre que la Macronie et LR aient choisi d’éviter le sujet (puisqu’il permet de rejeter sur l’étranger une faute politique dont ils sont responsables), je n’arrive pas en revanche à m’expliquer le flou de la position du RN, qui à mon avis a manqué une occasion de dire que le problème n’est pas avec les étrangers, mais avec ceux qui ne font pas corps avec la nation France, et par là-même de renvoyer le bloc dominant à sa propre xénophobie. Mais peut-être que le RN n’en a pas encore fini avec ses propres démons.]

      Probablement. Le RN drague des électorats différents, le « RN du nord » qui est surtout sensible au discours « social-souverainiste » théorisé en son temps par Philippot, et le « RN du sud » sensible au discours sentimental contre l’immigré conçu comme une espèce de diable qui amène avec lui tous les autres problèmes. Ce projet de loi lui permet de draguer efficacement les seconds sans vraiment perdre des voix chez les premiers…

      [C’est indiscutablement un facteur de l’équation mais qui à mon avis est loin d’être le seul : s’il est très opérant pour les boulots du néo-larbinat (Uber&co) où seuls les crève-la-dalle n’ayant pas le droit aux prestations sociales acceptent (sans avoir vraiment le choix) des conditions aussi peu gratifiantes, il est beaucoup plus relatif pour des métiers ouvrant accès à un CDI qui eux aussi peinent eux aussi beaucoup à recruter. Dans ce cas, je pense qu’il ne faut pas passer sous silence la transformation sociologique liée à la généralisation du “c’est mon droit, c’est mon choix”. Ce n’est plus un tabou d’affirmer préférer travailler pour une agence d’intérim afin de pouvoir profiter régulièrement de ses droits acquis au chômage. Ce n’est plus un tabou de revendiquer préférer vivre avec un RSA et des allocs plutôt que de travailler. Ce n’est plus un tabou d’affirmer préférer gagner de l’argent facile en trafiquant, ce n’est plus un tabou que d’assumer de vivre chez ses parents à 40 ans. Ce n’est plus un tabou que d’avoir fait médecine et de ne travailler que 20h par semaine.]

      Vous posez là un problème très intéressant, qui est celui de la mutation du travail. Oui, le travail n’a plus le même sens aujourd’hui qu’il pouvait avoir pour les générations précédentes. Jusqu’à il n’y a pas si longtemps, le travail vous constituait comme être social. C’est lui qui, en faisant de vous un membre utile de la société, fondait vos droits. C’est lui qui vous faisait entrer dans une collectivité corporative, avec des droits et des devoirs, devoirs d’autant plus forts que votre position sociale était plus élevée, suivant le principe « noblesse oblige ». Un médecin, un haut fonctionnaire, un ingénieur se devaient à leurs patients, leurs administrés, leur chantier. Mais surtout, le travail était pour beaucoup un lieu de satisfactions : du chef de service hospitalier passait le samedi et le dimanche voir « ses » patients avec la satisfaction du devoir accompli aux ouvriers du chantier naval qui toute leur vie portaient la fierté d’avoir travaillé sur le « France ».

      L’idée que notre but dans la vie est le loisir, et que le travail n’est qu’un pénible devoir imposé par la nécessité dans lequel il faut s’investir le moins possible est une idée nouvelle, tout à fait conforme avec la tendance du capitalisme à réduire tous les rapports à un rapport monétaire. Pourquoi s’investir, si le travail n’a plus de sens, s’il ne s’insère plus dans une pratique sociale, si le rapport qu’on a avec lui est purement monétaire ? C’est pourquoi les métiers qui peinent le plus à recruter sont souvent ceux qui demandent un plus grand engagement – même si en échange on obtient un salaire décent. Plus que parler de « grande démission », il faut parler de « grand désengagement ».

      [Face à cette dérive que je n’hésiterai pas à appeler décadence, certains immigrés, contrairement à ce qu’on entend souvent, proviennent largement de milieux sociaux (ce qui n’a rien à voir avec l’état de nature) qui n’ont pas encore été totalement pervertis par cette mentalité du “droit sans devoir” désormais si caractéristique de l’occident. Ils sont issus de structures sociales où des usages universels et multiséculaires (comme le fondamental tryptique “donner-recevoir-rendre”) n’ont pas encore été broyés par le capitalisme. Et c’est sans compter que ceux qui arrivent sur notre territoire sont globalement les plus déterminés, les plus rationnels, les plus optimistes aussi. En d’autres termes, par l’immigration, le patronat ne fait pas que trouver des larbins bon marché et corvables à merci: il trouve aussi des gens qui ont gardé des valeurs d’effort, de reconnaissance, et paradoxalement de civilité que nombreux de nos concitoyens ont laissé derrière eux.]

      C’est une réflexion très intéressante. A discuter…

      [Après ce sombre tableau, il ne me reste qu’à vous présenter mes meilleurs voeux et nous souhaiter de réussir à savoir oublier parfois le général pour profiter de l’instant, du quotidien, des petites choses et ne pas se laisser éteindre ou aigrir par les (non)événements…]

      Merci, et recevez en retour les miens. Et rassurez-vous, je peux être attristé, mais aigri, jamais !

  12. PatrickV dit :

    [Pour être honnête, je n’en suis pas très satisfait. Je trouve que le débat tourne un peu trop autour des mêmes sujets, ceux de l’identité.]
    Si je peux me permettre, a cote des sujets geopolitiques (qui ne sont pas trop dans votre viseur) une gamme de sujets dont vous parlez (au moins incidemment) mais que vous pourriez peut-etre developper davantage sont ceux lies a la re-industrialisation/renforcement economique de la France (ou de l’Europe). 
    Quelles pistes et quelles chances de succes..?
    Je lisais recemment que de 2008 a 2023 le PIB francais par habitant est passe (apres conversion en dollars) de 94% a 53% du niveau americain. L’auteur evoquait notamment le retard technologique (pas de GAFAM, pas d’OGM, pas de vaccin covid) de la France (et de l’Europe), une baisse de productivite et le vieillissement. Cela semble une degradation significative…
     
    Bonne annee 2024 a vous ainsi qu’aux autres lecteurs.

    • Descartes dit :

      @ PatrickV

      [Si je peux me permettre, a cote des sujets géopolitiques (qui ne sont pas trop dans votre viseur) une gamme de sujets dont vous parlez (au moins incidemment) mais que vous pourriez peut-être développer davantage sont ceux lies a la re-industrialisation/renforcement économique de la France (ou de l’Europe).]

      Les sujets géopolitiques dérivent malheureusement très vite vers le café du commerce – il suffit de suivre un peu les plateaux des chaînes d’information continue pour s’en convaincre. C’est un peu le royaume de Pourquoipas. Par contre, les questions de reindustrialisation sont intéressantes.

      [Je lisais récemment que de 2008 a 2023 le PIB francais par habitant est passé (apres conversion en dollars) de 94% a 53% du niveau américain. L’auteur évoquait notamment le retard technologique (pas de GAFAM, pas d’OGM, pas de vaccin covid) de la France (et de l’Europe), une baisse de productivité et le vieillissement. Cela semble une dégradation significative…]

      Très significative. Le déclassement de l’Europe en général et de la France en particulier est un sujet que le monde politico-médiatique évite très soigneusement d’évoquer…

  13. Goupil dit :

    @ Descartes
    Tout d’abord, permettez-moi de vous souhaiter une bonne et heureuse année 2024 même si je sais que je ne suis pas sous le bon billet pour cela…
     
    [Mais pour ce qui concerne Delors, il n’y a même pas de fraction « deloriste » au Parti. Alors, pourquoi ne peut-il pas laisser passer la chose en silence… ?]
    Parce que je ne pense pas qu’il s’adresse au Parti.
    Je pense qu’il y a d’une part une stratégie médiatique générale (pas spécifiquement sur ce point mais bien générale). Il me semble qu’une partie de la stratégie du PCF depuis la dernière présidentielle est d’apparaître comme plus « sérieux » et « responsable » que Mélenchon, or, du point de vue des classes moyennes et de la bourgeoisie, l’un des caractères qui fondent une attitude sérieuse et responsable est l’acceptation de l’Union européenne. Même si Mélenchon ne défend plus depuis longtemps sa rhétorique du plan A/plan B (et, de toutes manières, n’a, semble-t-il, jamais envisagé sérieusement de plan B de rupture avec l’UE), une grande partie des commentateurs médiatiques bien-pensants continuent de brandir l’épouvantail d’un Mélenchon eurosceptique pour faire peur aux fractions des classes moyennes les plus eurobéates – en particulier celles qui votent pour les Verts ou le PS.
    Car l’autre aspect de la rhétorique de Roussel sur cette question est qu’elle est tournée vers les milieux dirigeants du PS. C’est un peu à lier au moment où il avait, lors du débat sur les retraites, appelé à regrouper toute la « gauche » jusqu’à Bernard Cazeneuve. Il se rend compte que l’alliance PS-LFI n’a été possible qu’au prix d’une scission interne du PS et que tout un pan de l’appareil « socialiste » exècre cette alliance parce qu’elle préfèrerait se tourner vers le centre et capter les « déçus du macronisme », or sa majorité au sein du PCF ne s’appuie pas que sur des « orthodoxes » mais aussi sur les notables communistes qui sont partiellement dépendants des transferts de voix de l’électorat PS (voire EELV et PRG) pour leur réélection. Le congrès lui a donc donné un mandat implicite pour restaurer et préserver la possibilité de cette orientation. Les hommages à Delors sont, à mon sens, tournés vers les deloristes du PS et plus largement vers toute la fraction interne-externe du PS hostile à l’accord avec LFI.
    D’ailleurs, est-ce que cet étrange hommage a valu à Roussel de véritables critiques internes ? Si ce n’est pas le cas, j’ai tendance à voir cela comme une preuve qu’il ne s’agissait pas d’un discours à fonction interne puisqu’aucun courant du PCF ne l’a pris pour lui…
     
    [Tout à fait ! La question serait plutôt de savoir pourquoi tant de gens le considèrent toujours “de gauche”. Peut-être parce que remettre en cause le personnage revient à remettre en cause Mitterrand par élévation ?]
    Peut-être. Pourtant, j’ai lu que les rapports entre Mitterrand et Delors étaient assez peu cordiaux, et puis Delors passe aussi pour être l’un des concepteurs du « tournant de la rigueur » de 1983, donc il serait possible d’en faire un diable de confort en épargnant autant que possible Mitterrand. De plus, tout le monde considère aujourd’hui Mitterrand comme socialiste alors qu’il ne l’était pas…
    Plus largement, je pense qu’on le considère comme « de gauche » parce qu’une bonne partie de ces milieux sont imbibés de catholicisme de gauche (qui tend de plus en plus à y devenir l’idéologie dominante) et que la différence avec un centriste bon teint leur apparaît donc plutôt relative. Mais il n’y a pas qu’une question d’idéologie : depuis 1945, l’anticommunisme des socialistes les a jetés pour une bonne part dans les bras de la démocratie chrétienne et la mythologie européiste n’a cessé de se renforcer chez eux au fur et à mesure qu’ils devenaient plus sûrement un parti de gouvernement, or Delors est l’une des vaches sacrées de cette mythologie.
    Vous considérez bien Macron et sa clique comme de gauche sous prétexte qu’ils viennent du PS, alors pourquoi avez-vous accepté ma qualification de Delors comme centriste ? Après tout, il a fait une grande partie de sa carrière au Parti « socialiste »… 😉
    En vérité, je pense que, pour la majorité des gens, il ne faut pas pousser plus loin que Delors=PS=de gauche (d’autant que, dans une société très laïcisée comme la France, la notion de « démocrate chrétien » est devenue inconnue au bataillon pour nombre de personnes qui pourtant en ont tous les traits).

    • Descartes dit :

      @ Goupil

      [« Mais pour ce qui concerne Delors, il n’y a même pas de fraction « deloriste » au Parti. Alors, pourquoi ne peut-il pas laisser passer la chose en silence… ? » Parce que je ne pense pas qu’il s’adresse au Parti. Je pense qu’il y a d’une part une stratégie médiatique générale (pas spécifiquement sur ce point mais bien générale). Il me semble qu’une partie de la stratégie du PCF depuis la dernière présidentielle est d’apparaître comme plus « sérieux » et « responsable » que Mélenchon, or, du point de vue des classes moyennes et de la bourgeoisie, l’un des caractères qui fondent une attitude sérieuse et responsable est l’acceptation de l’Union européenne.]

      Vous avez probablement raison. Le message de Fabien Roussel est d’ailleurs très neutre, puisque de son long parcours « il ne retient que son intégrité et sa droiture ». On a l’impression qu’il le fait plus pour figurer dans la « bonne » liste que pour dire quelque chose de consistant. Je pense que parler de « droiture » pour un homme qui a adhéré de son propre aveu à un système qui consiste à mentir aux citoyens pour obtenir leur accord pour engager un processus dont ils ne pourront pas revenir en arrière est très excessif, mais bon…

      [Même si Mélenchon ne défend plus depuis longtemps sa rhétorique du plan A/plan B (et, de toutes manières, n’a, semble-t-il, jamais envisagé sérieusement de plan B de rupture avec l’UE), une grande partie des commentateurs médiatiques bien-pensants continuent de brandir l’épouvantail d’un Mélenchon eurosceptique pour faire peur aux fractions des classes moyennes les plus eurobéates – en particulier celles qui votent pour les Verts ou le PS.]

      Je m’étonne toujours que cette fable puisse marcher. Qui peut imaginer un instant que Mélenchon pourrait remettre en cause un élément aussi essentiel dans l’héritage de Mitterrand ? Il suffit de relire son intervention lors du débat de ratification du traité de Maastricht pour voir où sont ses véritables idées.

      [(…) or sa majorité au sein du PCF ne s’appuie pas que sur des « orthodoxes » mais aussi sur les notables communistes qui sont partiellement dépendants des transferts de voix de l’électorat PS (voire EELV et PRG) pour leur réélection. Le congrès lui a donc donné un mandat implicite pour restaurer et préserver la possibilité de cette orientation. Les hommages à Delors sont, à mon sens, tournés vers les deloristes du PS et plus largement vers toute la fraction interne-externe du PS hostile à l’accord avec LFI.]

      Intéressante analyse. Elle repose sur une hypothèse cachée qui n’est pas moins intéressante : que les élus communistes inquiets de leur réélection pensent aujourd’hui qu’il y a plus à gagner à draguer du côté du PS – et peut-être demain des anciens PS revenus du macronisme – que du côté de LFI. Et comme ces gens ont généralement pas mal de « nez » en matière électorale…

      [D’ailleurs, est-ce que cet étrange hommage a valu à Roussel de véritables critiques internes ? Si ce n’est pas le cas, j’ai tendance à voir cela comme une preuve qu’il ne s’agissait pas d’un discours à fonction interne puisqu’aucun courant du PCF ne l’a pris pour lui…]

      Effectivement, personne n’est sorti protester…

      [Peut-être. Pourtant, j’ai lu que les rapports entre Mitterrand et Delors étaient assez peu cordiaux, et puis Delors passe aussi pour être l’un des concepteurs du « tournant de la rigueur » de 1983, donc il serait possible d’en faire un diable de confort en épargnant autant que possible Mitterrand.]

      Pas vraiment, sauf à admettre que Mitterrand s’est laissé embobiner par son ministre des finances, ce qui ne cadre pas avec le Mitterrand impérial que ses admirateurs nous vendent. Je ne pense pas qu’on puisse dire d’ailleurs que les rapports entre Mitterrand et Delors n’étaient pas cordiaux. Mitterrand se méfiait de Delors, parce que Delors n’était ni un vieux compagnon de combats dont la loyauté était garantie, ni un admirateur béat – comme l’étaient les « jeunes loups » comme Weber, Mélenchon ou Dray – dont l’obéissance canine était acquise. Mitterrand avait très bien compris que Delors avait un programme à lui, et qu’il était prêt à tout – y compris à le trahir – pour le réaliser. C’est pourquoi il a préféré le faire partir vers la Commission et l’Europe, sujets sur lesquels ils partageaient le même projet, plutôt que d’en faire un Premier ministre…

      [De plus, tout le monde considère aujourd’hui Mitterrand comme socialiste alors qu’il ne l’était pas…]

      Mais il aura donné aux socialistes une décennie de pouvoir absolu après une longue cure d’opposition. Cela vaut bien une messe…

      [Plus largement, je pense qu’on le considère comme « de gauche » parce qu’une bonne partie de ces milieux sont imbibés de catholicisme de gauche (qui tend de plus en plus à y devenir l’idéologie dominante) et que la différence avec un centriste bon teint leur apparaît donc plutôt relative. Mais il n’y a pas qu’une question d’idéologie : depuis 1945, l’anticommunisme des socialistes les a jetés pour une bonne part dans les bras de la démocratie chrétienne et la mythologie européiste n’a cessé de se renforcer chez eux au fur et à mesure qu’ils devenaient plus sûrement un parti de gouvernement, or Delors est l’une des vaches sacrées de cette mythologie.
      Vous considérez bien Macron et sa clique comme de gauche sous prétexte qu’ils viennent du PS, alors pourquoi avez-vous accepté ma qualification de Delors comme centriste ? Après tout, il a fait une grande partie de sa carrière au Parti « socialiste »…]

      Il y a tout de même une différence. Macron n’a jamais fait de politique en dehors de « la gauche ». Delors a commencé par travailler avec Pompidou et Chaban, et ne s’est reconverti dans le socialisme que lorsqu’il y a vu un chemin vers le pouvoir. Mais vous avez en partie raison : Delors appartient symboliquement à « la gauche », si tant est que ce terme ait un sens.

      • Goupil dit :

        @Descartes
         
        [Je m’étonne toujours que cette fable puisse marcher. Qui peut imaginer un instant que Mélenchon pourrait remettre en cause un élément aussi essentiel dans l’héritage de Mitterrand ? Il suffit de relire son intervention lors du débat de ratification du traité de Maastricht pour voir où sont ses véritables idées.]
        Permettez-moi une anecdote personnelle à ce sujet.
        Lors des élections présidentielles de 2017, je participais à une soirée entre étudiants. Deux amies ont commencé à s’écharper au sujet de Mélenchon après que l’une d’elle l’ait considéré comme la seule option politique valable à l’époque.
        L’autre lui a répondu qu’elle ne comprenait pas comment quelqu’un d’éduqué pouvait voter pour un populiste de son espèce qui était ouvertement antieuropéen et nationaliste : elle se mit à expliquer que voter pour Mélenchon c’était détruire l’Europe et qu’il voulait sortir de l’Union européenne, forcément puisqu’il disait à l’époque « l’Europe, on la change ou la quitte » et qu’il était bien entendu impossible qu’il parvienne à la changer, donc son élection ne pourrait que provoquer une crise européenne.
        Mon autre amie lui répondit alors qu’elle avait mal écouté son discours, qu’il ne voulait pas réellement sortir de l’Union européenne et que ce n’était qu’un moyen de pression sur ses partenaires, nécessaire pour obtenir des concessions en faveur d’une Europe sociale. Et que de toutes manières, même s’il était eurosceptique, il serait bien obligé de faire des concessions à d’autres forces de gauche pour gagner le second tour, en particulier la promesse de ne pas toucher à la construction européenne.
        Reste que la conversation s’est échauffée, alcool aidant, jusqu’à ce que l’une d’elle conseille sagement d’en rester là pour ne pas pourrir un peu plus la soirée…J’avais de toutes manières fait l’unanimité contre moi en évoquant le fait que c’était peut-être un problème que Mélenchon refuse justement de prendre au sérieux son plan B.
        Bref, la fable marche. Tout du moins, elle ne marchait pas auprès de celle qui votait pour Mélenchon, convaincue qu’il n’oserait jamais aller jusqu’à la rupture, mais elle marchait très bien auprès de l’anti-mélenchoniste. Cette dernière se disait pourtant de gauche et souhaitait voter Macron, et accessoirement trouvait que les entreprises et les particuliers payaient trop d’impôts en France… Je ne sais pas quelle est la cause de cette différence de conception, d’autant que nous appartenions tous au même milieu de classes moyennes. La seule différence perceptible alors était le fait que l’anti-mélenchoniste travaillait comme cadre commercial ou dans l’audit ou le conseil (un truc type « école de commerce » comme je me disais alors), alors que la mélenchoniste était doctorante et plus liée aux milieux universitaires.
        Quant au rôle de Mélenchon sous Mitterrand ou avec Maastricht, pour être honnête, aucun d’entre nous ne s’y était intéressé et, si on nous l’avait dit, nous aurions probablement balayé ça d’un revers de la main en considérant que « c’est le passé, tout le monde a le droit de changer ». Je connaissais sa participation au gouvernement Jospin et aux privatisations de l’époque mais je me disais qu’il avait changé avec le temps, qu’il avait pris conscience de ses erreurs et que, s’il refusait de faire son autocritique, c’était par fierté mal placée. J’en ai honte aujourd’hui mais il y avait aussi une certaine sélectivité dans les informations que je retenais à l’époque (antérieure) de mon mélenchonisme (combien de fois me suis-je dit « s’ils disent ça, c’est pour le salir parce qu’il fait peur »…) et une volonté de croire et d’espérer (on a envie de croire quand on est jeune, et on finit par se convaincre soi-même).
         
        [C’est pourquoi il a préféré le faire partir vers la Commission]
        J’ai lu dans la notice Delors du Maîtron que ce serait initialement Thatcher et Kohl qui auraient favorisé la candidature de Delors ?
         
        [Cela vaut bien une messe…]
        Il aura surtout donné au mouvement ouvrier la liquidation de la SFIO et du PCF, l’anéantissement du champ syndical (l’abaissement de la CGT, le triomphe de la CFDT…), la mise au placard de l’héritage laïque, sa soumission électorale et idéologique à la gauche bourgeoise, l’extinction des espoirs de 1981, l’invasion de cathos de gauche et des gauchistes reconvertis à tous les postes de la gauche, la transformation de cette dernière en un marigot d’arrivistes et d’opportunistes…Alléluia ! C’est une messe satanique, oui…
        Il n’est pas le seul responsable d’accord. D’ailleurs est-il « responsable » ou fut-il l’outil d’un mouvement historique qui le dépassait ? Probablement la deuxième réponse mais bon…j’espère que l’extinction progressive des vieux mitterrandistes nous débarrassera de cette référence nocive.
         

        • Descartes dit :

          @ Goupil

          [Et que de toutes manières, même s’il était eurosceptique, il serait bien obligé de faire des concessions à d’autres forces de gauche pour gagner le second tour, en particulier la promesse de ne pas toucher à la construction européenne.]

          Autrement dit, « vous pouvez voter pour lui les yeux fermés, de toute façon il n’en fera rien ». Comme quoi, lorsqu’il s’agit de quitter ou même de changer l’UE, même les partisans de Mélenchon comme votre amie n’y croient pas…

          [Je ne sais pas quelle est la cause de cette différence de conception, d’autant que nous appartenions tous au même milieu de classes moyennes. La seule différence perceptible alors était le fait que l’anti-mélenchoniste travaillait comme cadre commercial ou dans l’audit ou le conseil (un truc type « école de commerce » comme je me disais alors), alors que la mélenchoniste était doctorante et plus liée aux milieux universitaires.]

          Mais vous noterez que sur la question européenne, elles étaient toutes deux d’accord. L’une disait « je ne veux pas qu’on touche à l’UE », l’autre « même s’il est eurosceptique, Mélenchon ne touchera pas à l’UE ». Après, effectivement, selon les milieux le discours est différent. Quand on est cadre dans un cabinet de conseil, on n’a pas besoin de revendiquer la supériorité morale puisqu’on a le fric. Quand on est dans le milieu universitaire, il faut bien compenser…

          [Quant au rôle de Mélenchon sous Mitterrand ou avec Maastricht, pour être honnête, aucun d’entre nous ne s’y était intéressé et, si on nous l’avait dit, nous aurions probablement balayé ça d’un revers de la main en considérant que « c’est le passé, tout le monde a le droit de changer ».]

          Tout le monde a le « droit » de changer. Mais Mélenchon a-t-il usé de ce droit ? Ou bien se contente-t-il de déguiser son eurolâtrie sous des habits différents ? C’est bien là la question. Personnellement, je ne pense pas qu’il ait changé sur le fond. Même s’il peut ici et là admettre que Maastricht n’a pas répondu à ses espoirs, et qu’il aurait souhaité une Europe différente, sa conception de l’Europe de ses rêves est toujours la même qu’en 1992 : une Europe supranationale qui efface les nations. S’il avait changé d’avis sur cette question, il en aurait fait un retour critique. Ce n’est pas le cas : pas une seule fois il ne s’est expliqué sur les raisons qui l’ont fait voter « oui » en 1992, et en quoi ces raisons lui paraissent aujourd’hui erronées.

          [Je connaissais sa participation au gouvernement Jospin et aux privatisations de l’époque mais je me disais qu’il avait changé avec le temps, qu’il avait pris conscience de ses erreurs et que, s’il refusait de faire son autocritique, c’était par fierté mal placée.]

          Je me méfie des gens qui changent de position sans faire un retour critique. Comme vous, j’ai cru quelque temps en un « nouveau Mélenchon » du temps du Parti de Gauche, quand j’ai cru voir l’amorce d’un tel retour critique. Ca n’a guère duré.

          [J’en ai honte aujourd’hui mais il y avait aussi une certaine sélectivité dans les informations que je retenais à l’époque (antérieure) de mon mélenchonisme (combien de fois me suis-je dit « s’ils disent ça, c’est pour le salir parce qu’il fait peur »…) et une volonté de croire et d’espérer (on a envie de croire quand on est jeune, et on finit par se convaincre soi-même).]

          N’ayez pas honte, l’envie de croire est la force la plus puissante qu’on connaisse. Celui qui n’est jamais tombé dedans… ne sait pas ce qu’il perd !

          [« C’est pourquoi il a préféré le faire partir vers la Commission » J’ai lu dans la notice Delors du Maîtron que ce serait initialement Thatcher et Kohl qui auraient favorisé la candidature de Delors ?]

          Kohl, certainement. Sa trajectoire au gouvernement a montré sans aucune ambiguïté son adhésion aux principes de l’ordo-libéralisme allemand. A la tête de la commission, il n’a pas une fois trahi la bonne opinion que les Allemands avaient de lui : il ne leur a jamais fait de la peine… notamment sur la monnaie unique, bâtie sur le modèle du Mark. Quand à Thatcher, là j’ai mes doutes. La politique anglaise a toujours été de favoriser des ectoplasmes à la tête de la commission, de préférence en provenance des « petits » pays. Je doute qu’elle fusse ravie de voir un Français à la tête de la Commission, et qui plus est un Français bien vu par les Allemands…

          [D’ailleurs est-il « responsable » ou fut-il l’outil d’un mouvement historique qui le dépassait ? Probablement la deuxième réponse mais bon…j’espère que l’extinction progressive des vieux mitterrandistes nous débarrassera de cette référence nocive.]

          On peut l’espérer, en effet. D’autant plus que les « réalisations » mitterrandiennes parlent de moins en moins aux Français d’aujourd’hui.

          • Goupil dit :

            @Descartes
             
            [Intéressante analyse. Elle repose sur une hypothèse cachée qui n’est pas moins intéressante : que les élus communistes inquiets de leur réélection pensent aujourd’hui qu’il y a plus à gagner à draguer du côté du PS – et peut-être demain des anciens PS revenus du macronisme – que du côté de LFI. Et comme ces gens ont généralement pas mal de « nez » en matière électorale…]
             
            Je ne pense pas qu’il y ait besoin d’avoir un “nez” particulièrement développé pour sentir cela. Le gros des notables du PCF, ce ne sont pas tant les députés mais plutôt les sénateurs, les maires, voire les conseillers départementaux et les maires-adjoints des grandes villes.
            Or, pour décrocher ce type de postes, il faut que vos alliés disposent d’une implantation locale importante. LFI a refusé toute stratégie d’implantation locale et de participation sérieuse aux élections locales, en particulier en dehors des grandes villes, (parce qu’il fallait impérativement empêcher l’apparition de toute figure locale disposant de sa propre base électorale pour ne pas créer d’autres Ruffin ou assimilés qui risqueraient de faire de l’ombre au grand gourou), le PCF n’a donc rien a gagner à s’allier avec LFI (parce que LFI n’a rien à proposer à ses notables) alors que le PS et même le PRG continuent de truster un certain nombre de mandats locaux (et même si le PS se “casse la gueule” nationalement, l’existence du PRG exemplifie le fait qu’il pourra se survivre sous la forme d’un syndicat d’élus locaux encore longtemps).
            Il est donc tout à fait rationnel que les élus locaux PCF regardent avec les yeux de Chimène PS, PRG et autres “aile gauche” de la macronie qui seront leurs pourvoyeurs de voix aux prochaines municipales, cantonales ou sénatoriales. Alors que LFI et EELV, combien de divisions ?
            La seule exception à cette conformation est la Seine-Saint-Denis où LFI et EELV, malgré leur faible implantation, sont des réservoirs potentiels de voix et représentent une nuisance potentielle suffisante pour qu’on s’assure de ne pas trop les prendre à rebrousse-poils. Il s’agit d’ailleurs de l’une des seules fédérations (avec la Lozère, le Bas-Rhin et l’Yonne – mais on est clairement pas sur le même ordre de grandeur en terme de poids interne) qui a donné la majorité au texte alternatif lors du dernier congrès. Je fais l’hypothèse que c’est parce que, dans ce département, les élus locaux n’ont a minima pas cherché à faire barrage à ce texte, voire l’ont appuyé.

  14. DR92 dit :

    Bonjour,
    Quelques réflexions tardives :
    Je trouve pour ma part qu’un pan important du débat n’est pas vu : faut-il ou pas donner la nationalité aux immigrants ? On a maintenant 60 ans de recul par exemple sur l’immigration maghrébine et africaine, et on sait via les multiples statistiques que les deuxieme et troisieme génération ont toujours de gros problèmes d’intégration, avec un taux de chômage beaucoup plus élevé que les nationaux. Je crois que même pour les 1eres générations les couts ne sont pas équilibrés par les gains. On fait donc venir des personnes sur des emplois mal payés dont les enfants ne s’intégreront pas… On les a d’ailleurs vus ces enfants lors des émeutes faisant suite à la mort de Nahel. Quelles occupations pour ces gens ? Je suis également circonspect sur certains qui s’intègrent tout en conservant des “codes culturels”, pour parler poliment, qui leur aurait valu au pire la prison a minima l’opprobre générale. 
    Ce fameux besoin d’immigration, est-il si réel que ça en dehors de Paris et des grandes villes ? A la cantine de mon site nucléaire de production d’électricité favori dans la Manche, la cantiniere n’est pas très exotique pourtant, même chose pour les personnels d’entretien… Il n’y aurait plus de resto ni de livreurs dans Paris : soit. Je vois bien le pb pour les EPAD également. Je me demande si les choses n’auraient pas du etre posés en ces termes clairs aux français…
    D’autre part comme dit par un intervenant, l’immigration est souvent familiale : dès lors, si on se référe au 1er paragraphe, à quoi celà sert-il de faire venir des personnes dont les enfants ne s’intégreront pas ou mal ?
    Cela abouti d’autre part à peser sur le destin de la communauté nationale lors des élections (F. Hollande avait été élu grace aux voix de personnes d’origine maghrébine, me semble-t-il). Est-ce souhaitable d’accroitre la part de la population qui aura le plus de difficultés ?
    J’ai d’autre part discuter auprès d’un conducteur de travaux qui travaille sur des chantiers d’infrastructure, et dont l’employeur a “l’obligation” d’employer des migrants sur ces chantiers. On est donc dans un cas ou ce n’est pas le patron qui est demandeur, mais la collectivité publique. Pour lui, ces personnes ont un rapport problématique au travail, et n’ont “jamais travaillé” : je n’ai pas eu le temps d’approfondir.
    Enfin, la question du nombre d’immigrés souhaitable ou meme maximale me semble également intéressante, elle n’a pas non plus été abordée.
    A mon sens, on est typiquement dans une problématique ou l’Europe prisonnière de ses principes (respectables) ne sait pas comment stopper la déferlante migratoire, et tente de l’enrubanner de justifications. La dimension tragique du role des politiques ne les effleure meme pas, alors que Gorgia Meloni avant d’accéder au pouvoir estimait nécessaire de couler les bateaux. Opinion que j’ai souvent entendue répéter. Est-ce meme une option possible ? 
    Dans les faits, ces migrations continues permettent toutefois à la strate aisée de la société de d’affranchir de leur fréquentation (beaux quartiers, écoles choisies…) là où le prolo subit violence et Mac Donaldisation de son environnement. La clochardisation de Paris a quelque chose de saisissant (mes amis étrangers n’en reviennent pas), et nous ne sommes probablement qu’au début de l’immigration de masse.

    • Descartes dit :

      @ DR92

      [Je trouve pour ma part qu’un pan important du débat n’est pas vu : faut-il ou pas donner la nationalité aux immigrants ? On a maintenant 60 ans de recul par exemple sur l’immigration maghrébine et africaine, et on sait via les multiples statistiques que les deuxième et troisième génération ont toujours de gros problèmes d’intégration, avec un taux de chômage beaucoup plus élevé que les nationaux.]

      A mon sens, vous généralisez un peu vite. D’abord, les « problèmes d’intégration » dont vous parlez apparaissent à la fin des années 1970. Jusqu’alors, l’assimilation marchait relativement bien, et les quartiers restaient des lieux de mixité sociale ou le chômage des enfants d’immigrés maghrebins n’était pas significativement différent de celui des autres. Le chômage de masse, en exacerbant la compétition pour les emplois disponibles, ajoutée à la casse de l’ascenseur social, ont créé le problème que nous connaissons aujourd’hui.

      Ensuite, il ne faudrait pas que les problèmes d’intégration dans les cités obscurcissent le fait qu’il y a par ailleurs des enfants et petits enfants d’étrangers qui continuent à s’intégrer et même à s’assimiler malgré toutes les difficultés qu’on met sur leur chemin et l’absence de pression assimilatrice. Certaines institutions continuent à jouer un rôle assimilateur qu’il ne faut pas négliger. Je pense à la fonction publique, et notamment aux corps comme la police, la gendarmerie, l’enseignement ou les armées. Ce n’est pas par hasard si c’est souvent des corps où l’obligation de neutralité s’oppose le plus évidemment à la « préférence communautaire »…

      [Je crois que même pour les 1eres générations les couts ne sont pas équilibrés par les gains.]

      Ca dépend pour qui… pour les patrons à qui cette main d’œuvre permet de baisser les coûts salariaux, je peux vous assurer que les gains équilibrent largement les coûts. Pourquoi croyez-vous que le MEDEF clame à cor et à cri que « la France aura besoin d’immigrés » ?

      [Je suis également circonspect sur certains qui s’intègrent tout en conservant des “codes culturels”, pour parler poliment, qui leur aurait valu au pire la prison a minima l’opprobre générale.]

      C’est pourquoi personnellement je préfère parler d’assimilation plutôt que d’intégration. La simple « intégration », où chacun conserve ses « codes culturels » nous conduit à une société fragmentée en « communautés ». On a vu ce que ce modèle donne dans les pays anglosaxons, franchement, ce n’est ni notre mentalité ni notre histoire, et je serais désolé que ce modèle s’impose en France, ce qui semble tout de même très probable compte tenu des intérêts du « bloc dominant »…

      [Ce fameux besoin d’immigration, est-il si réel que ça en dehors de Paris et des grandes villes ? A la cantine de mon site nucléaire de production d’électricité favori dans la Manche, la cantinière n’est pas très exotique pourtant, même chose pour les personnels d’entretien…]

      C’est là une survivance de l’histoire. Mais votre cantinière « pas très exotique » sait mieux défendre son salaire et ses droits, et est par conséquent plus chère. C’est là où le « besoin d’immigrés » apparaît : ils permettent de faire pression à la baisse sur les salaires. Le jour ou votre site nucléaire favori mettra en concurrence la prestation de cantine, ce sera le prestataire qui aura les coûts salariaux les plus faibles qui gagnera… et vous aurez une cantinière « exotique », du moins aussi longtemps que votre cantinière « non-exotique » refusera de travailler pour ce genre de salaire.

      [D’autre part comme dit par un intervenant, l’immigration est souvent familiale : dès lors, si on se référe au 1er paragraphe, à quoi celà sert-il de faire venir des personnes dont les enfants ne s’intégreront pas ou mal ?]

      Mais… à faire baisser les salaires, pardi.

      [J’ai d’autre part discuter auprès d’un conducteur de travaux qui travaille sur des chantiers d’infrastructure, et dont l’employeur a “l’obligation” d’employer des migrants sur ces chantiers. On est donc dans un cas ou ce n’est pas le patron qui est demandeur, mais la collectivité publique. Pour lui, ces personnes ont un rapport problématique au travail, et n’ont “jamais travaillé” : je n’ai pas eu le temps d’approfondir.]

      Il faudrait. Je doute qu’une collectivité publique impose d’employer des immigrés. Même les quotas de population locale ont été jugés illégaux, alors des quotas en fonction de la nationalité…

      [Enfin, la question du nombre d’immigrés souhaitable ou meme maximale me semble également intéressante, elle n’a pas non plus été abordée.]

      Je ne trouve pas. Il y a un consensus assez large sur le fait « qu’on ne peut accueillir toute la misère du monde », pour reprendre la formule de Michel Rocard, et qu’il faut réguler strictement l’immigration, et n’accueillir que ceux qu’on peut « intégrer ». C’est dans l’application pratique de ce genre de politique que les problèmes commencent, et notamment sur la question de la gestion de l’immigration illégale.

      [A mon sens, on est typiquement dans une problématique ou l’Europe prisonnière de ses principes (respectables) ne sait pas comment stopper la déferlante migratoire, et tente de l’enrubanner de justifications.]

      Dites vous bien que les « principes » couvrent généralement des intérêts. Si l’Europe n’arrive pas à trouver un moyen efficace de combattre l’immigration clandestine, c’est aussi parce que le « bloc dominant » en tire un profit considérable. Croyez-moi, si demain la bourgeoisie et les classes intermédiaires voyaient leurs intérêts menacés par les migrants, les « principes » en question s’évaporeraient comme brume au soleil…

      • Goupil dit :

        @Descartes et @DR92
         
        [On a vu ce que ce modèle donne dans les pays anglosaxons, franchement, ce n’est ni notre mentalité ni notre histoire, et je serais désolé que ce modèle s’impose en France, ce qui semble tout de même très probable compte tenu des intérêts du « bloc dominant »…]
        Je vous avoue que je n’ai jamais été très convaincu par cette idée d’un modèle intégrationniste anglo-saxon opposé à un modèle assimilationniste français. J’aurais tendance à penser que les Anglo-Saxons sont beaucoup plus assimilationnistes que ce que l’on raconte aujourd’hui dans les milieux autorisés.
        Je ne connais pas suffisamment bien le Royaume-Uni sur cette question, peut-être pourriez-vous nous en dire plus ?
        Mais, aux Etats-Unis, les historiens considèrent qu’il y a eu une bascule du modèle traditionnel du melting pot (la stricte traduction de l’expression de « creuset français » que l’on retrouvait encore dans les années 1990-2000) vers un modèle du salad bowl dans les années 1970. Alors que dans le melting pot, tous les apports extérieurs devaient se fondre dans un tout commun (qui n’était pas si ouvert que ça aux différences car le catalyseur de cet ensemble était le modèle WASP), le salad bowl fait plutôt de la société un ensemble de communautés séparées les unes des autres (comme un saladier où les ingrédients se superposent les uns aux autres). Ce changement est issu d’une stratégie de gestion des mouvements noirs (qui réclamaient tous leur assimilation à la société américaine et non de former une communauté séparée) par laquelle les classes dominantes américaines espéraient régler la « question noire » en promouvant le communautarisme, c’est-à-dire la constitution d’une classe moyenne noire et d’un marché communautaire afro-américain – choix qu’elles ont fait car l’assimilation de ces populations noires leur aurait coûté trop cher et non car il s’agirait d’un modèle plus particulièrement anglo-saxon.
        De plus, dans les années 1920 et 1930, quand les milieux dirigeants français commencent à théoriser leur politique d’immigration et d’assimilation, ce sont les Etats-Unis qu’ils prennent pour modèle – mais, après, peut-être en avaient-ils une vision illusoire.
         
        [Jusqu’alors, l’assimilation marchait relativement bien, et les quartiers restaient des lieux de mixité sociale ou le chômage des enfants d’immigrés maghrébins n’était pas significativement différent de celui des autres.]
        Et il ne faut pas avoir une vision trop idéaliste de l’ « assimilationnisme » français. Ralph Schor a montré que, dans les années 20 et 30, elle n’avait rien d’un long fleuve tranquille et que les attitudes assimilationnistes, communautaristes et revendicatives coexistaient dans les mêmes communautés, parfois chez le même individu, soit successivement soit simultanément, et que la politique publique sur la question n’était pas forcément le facteur dominant.
        Il relève le communautarisme très fort des Polonais du Nord-Pas-de-Calais malgré les pressions publiques. Mais il faut dire que ce communautarisme avait le soutien du patronat (Henri de Peyerimhoff avait servi d’intermédiaire avec l’Etat pour que soient crées des classes en langue polonaise, l’ancêtre des ELCO, dans les écoles du Nord), qui avait même accepté de financer des syndicats polonais indépendants de ceux de la CGT, de la CGTU et même de la CFTC, et le soutien du régime de Pilsudski.
        Mais plus largement, Schor relève que le degré de communautarisme des communautés immigrées et le degré de xénophobie de la société d’accueil sont fortement corrélés à la situation économique. D’une part, cela s’intègre dans une lutte exacerbée pour l’emploi : utiliser les réseaux communautaires pour y accéder plus facilement, ou revendiquer son autochtonie pour prétendre au monopole. Mais, en plus, quand la situation économique devient plus difficile, on va plus facilement chercher du réconfort et de l’assistance auprès des réseaux de solidarité immédiate : sa famille surtout, mais aussi sa communauté religieuse ou sa communauté d’origine pour les immigrés. Or, pour que la communauté concède cette assistance, on va avoir tendance à « surjouer » l’appartenance à la communauté, d’où le fait que des individus relativement sur la voie de l’assimilation peuvent connaître des réflexes communautaristes en situation difficile. Enfin, cet entre-soi croissant des immigrés renforce la xénophobie des accueillants qui voient de plus en plus ces derniers comme des corps étrangers, et, face à cette xénophobie croissante, les communautés immigrées sont de plus en plus gagnées par une mentalité obsidionale…un serpent qui se mord la queue.
        De plus, assimilation et communautarisme ne sont pas strictement opposés. Marcel Lepaon, le concepteur de l’assimilation à la française, considérait que le communautarisme était une bonne chose et était même favorable à la reconnaissance légale de communautés car il voyait les communautés comme des « filets de sécurité » pour les immigrés. Des immigrés isolés et dispersés sur le territoire seraient, d’après lui, des proies plus faciles pour sombrer dans la délinquance et l’anomie, alors qu’une communauté leur permettrait d’avoir accès à un minimum de solidarité et aurait l’avantage de les mettre aussi en contact avec des gens sur la voie de l’assimilation.

        • Descartes dit :

          @ Goupil

          [« Je vous avoue que je n’ai jamais été très convaincu par cette idée d’un modèle intégrationniste anglo-saxon opposé à un modèle assimilationniste français. J’aurais tendance à penser que les Anglo-Saxons sont beaucoup plus assimilationnistes que ce que l’on raconte aujourd’hui dans les milieux autorisés. » Je ne connais pas suffisamment bien le Royaume-Uni sur cette question, peut-être pourriez-vous nous en dire plus ?]

          Dans le cas du Royaume Uni, l’assimilation n’a jamais été un objectif. Même au niveau intérieur, l’état britannique est un état « plurinational », où coexistent des « nations » qui gardent leurs langues, leur droit, et même leur monnaie : vous voyez encore en circulation des billets émis par « The Royal Bank of Scotland », différents des billets anglais. Ainsi, par exemple, le droit civil écossais est un droit écrit dérivé du droit romain, là où le droit anglais reste dominé par la « common law ». Au pays de Galles, l’ensemble des panneaux indicateurs est en gallois. Ces « nations » participent même sous leurs propres couleurs aux compétitions internationales… L’idée même se « statut personnel » (autrement dit, que la loi qui vous est applicable dépend de la communauté dont vous êtes issu) est assez naturelle au Royaume Uni. D’où l’idée, impensable en France, que certains tribunaux londoniens pourraient appliquer des éléments de la charia…

          Pour avoir vécu quelques années en Angleterre, je peux vous assurer que, comme ils disent eux-mêmes, « anglais est quelque chose qu’on est, pas quelque chose qu’on devient ». On fait d’ailleurs la différence entre la citoyenneté et « l’anglitude » : on devient « british citizen », mais on ne peut devenir « anglais ». Et je peux vous assurer qu’ils vous le font sentir…

          [Mais, aux Etats-Unis, les historiens considèrent qu’il y a eu une bascule du modèle traditionnel du melting pot (la stricte traduction de l’expression de « creuset français » que l’on retrouvait encore dans les années 1990-2000) vers un modèle du salad bowl dans les années 1970.]

          En fait, le « melting » est assez limité, et même pour les émigrants arrivés à la fin du XIXème siècle l’étiquette communautaire subsiste encore aujourd’hui. La société américaine est depuis sa construction au XVIIème siècle une société de communautés, où la solidarité communautaire ést essentielle. Encore aujourd’hui, les américains portent leur appartenance religieuse, raciale ou leurs origines en bandoulière, de manière à se faire reconnaître par les autres membres de la communauté.

          [Alors que dans le melting pot, tous les apports extérieurs devaient se fondre dans un tout commun (qui n’était pas si ouvert que ça aux différences car le catalyseur de cet ensemble était le modèle WASP),]

          Le « melting pot » américain est un mythe. Dans les faits, la « fusion » n’a jamais eu lieu. Je pense d’ailleurs que vous surinterpretez le sens de l’expression. Pour les Américains, le « melting pot » visait à dissoudre les loyautés nationales des immigrants pour en faire des Américains. Le but n’a jamais été de faire disparaître les loyautés communautaires et d’établir un cadre de sociabilité unique…

          [le salad bowl fait plutôt de la société un ensemble de communautés séparées les unes des autres (comme un saladier où les ingrédients se superposent les uns aux autres). Ce changement est issu d’une stratégie de gestion des mouvements noirs (qui réclamaient tous leur assimilation à la société américaine et non de former une communauté séparée) par laquelle les classes dominantes américaines espéraient régler la « question noire » en promouvant le communautarisme, c’est-à-dire la constitution d’une classe moyenne noire et d’un marché communautaire afro-américain – choix qu’elles ont fait car l’assimilation de ces populations noires leur aurait coûté trop cher et non car il s’agirait d’un modèle plus particulièrement anglo-saxon.]

          Je ne partage pas du tout cette vision machiavélique. Non, la société américaine était une société de communautés bien avant que l’affranchissement des esclaves pose la question de l’assimilation des noirs, et les noirs n’ont jamais voulu « l’assimilation à la société américaine ». Ce que les noirs ont revendiqué, c’est l’égalité des droits – et donc la reconnaissance de la « communauté noire » à égalité avec les autres « communautés ».

          [De plus, dans les années 1920 et 1930, quand les milieux dirigeants français commencent à théoriser leur politique d’immigration et d’assimilation, ce sont les Etats-Unis qu’ils prennent pour modèle – mais, après, peut-être en avaient-ils une vision illusoire.]

          Tout à fait. D’ailleurs, la France avait commencé à théoriser la question dès la Révolution… et choisi une vision résolument assimilationniste. La IIIème République, lorsqu’elle entame « l’assimilation intérieure », ne fait qu’étendre cette conception. L’importance donnée à l’école dans l’assimilation des immigrants dans les années 1920-30 montre d’ailleurs combien la référence au modèle américain était superficielle.

          [« Jusqu’alors, l’assimilation marchait relativement bien, et les quartiers restaient des lieux de mixité sociale ou le chômage des enfants d’immigrés maghrébins n’était pas significativement différent de celui des autres. » Et il ne faut pas avoir une vision trop idéaliste de l’ « assimilationnisme » français. Ralph Schor a montré que, dans les années 20 et 30, elle n’avait rien d’un long fleuve tranquille et que les attitudes assimilationnistes, communautaristes et revendicatives coexistaient dans les mêmes communautés, parfois chez le même individu, soit successivement soit simultanément, et que la politique publique sur la question n’était pas forcément le facteur dominant.]

          Je ne connais pas l’ouvrage auquel vous faites référence. L’assimilation n’a jamais été « un long fleuve tranquille » et ne peut l’être, parce qu’elle est à la base une violence, puisque la collectivité qui accueille impose sa conception de la chose à l’immigré. Quand bien même cette imposition prendrait la forme d’un choix raisonnable, ce serait toujours une imposition. Mais je récuse l’idée que « la politique publique n’était pas le facteur dominant ». La politique scolaire me paraît au contraire un facteur extraordinairement puissant…

          [Il relève le communautarisme très fort des Polonais du Nord-Pas-de-Calais malgré les pressions publiques. Mais il faut dire que ce communautarisme avait le soutien du patronat (Henri de Peyerimhoff avait servi d’intermédiaire avec l’Etat pour que soient crées des classes en langue polonaise, l’ancêtre des ELCO, dans les écoles du Nord), qui avait même accepté de financer des syndicats polonais indépendants de ceux de la CGT, de la CGTU et même de la CFTC, et le soutien du régime de Pilsudski.]

          Bien entendu. Le patronat avait tout intérêt à garder les Polonais isolés en « communauté », et a joué de tous les ressorts à sa portée pour y arriver. Et pourtant, ils n’ont pas réussi. La pression assimilatrice de la société a été la plus forte… et aujourd’hui il n’existe pas à vrai dire de « communauté polonaise » dans le nord de la France, alors même que les patronymes de cette origine y sont très courants.

          [Mais plus largement, Schor relève que le degré de communautarisme des communautés immigrées et le degré de xénophobie de la société d’accueil sont fortement corrélés à la situation économique. D’une part, cela s’intègre dans une lutte exacerbée pour l’emploi : utiliser les réseaux communautaires pour y accéder plus facilement, ou revendiquer son autochtonie pour prétendre au monopole. Mais, en plus, quand la situation économique devient plus difficile, on va plus facilement chercher du réconfort et de l’assistance auprès des réseaux de solidarité immédiate : sa famille surtout, mais aussi sa communauté religieuse ou sa communauté d’origine pour les immigrés.]

          Ce raisonnement me paraît plutôt contradictoire. Plus il anticipe des difficultés économiques, et plus l’individu devrait tendre à chercher à s’assimiler à la collectivité la plus puissante, puisque c’est elle qui est la mieux armée pour défendre sa part de gâteau. C’était d’ailleurs le réflexe des immigrants dans les années 1920-30, qui donnaient à leurs enfants des prénoms français pour qu’ils se fassent remarquer le moins possible. Il est idiot d’aller chercher du soutien auprès d’une communauté pauvre et discriminée, plutôt que de chercher à se faire admettre dans la communauté plus riche et puissante…

          Je pense aussi qu’il faut s’entendre sur ce qu’on entend par « situation économique ». La « situation économique » actuelle est infiniment meilleure – si l’on s’en tient aux indicateurs de niveau de vie – que celle de 1945-55 et même meilleure que celle de 1960-70. Et pourtant, le communautarisme prend des proportions qui auraient été inimaginables alors. Ce qui semble contredire votre théorie…

          En fait, plus que la « situation économique » c’est le « dynamisme social » qu’il faut à mon avis prendre en compte. En d’autres termes, moins la valeur des indicateurs que les variations. Quand une société croît – économiquement, socialement, intellectuellement – et qu’elle offre des perspectives d’évolution, les conflits pour le partage du gâteau n’ont pas la même forme que lorsqu’on anticipe que le gâteau va se réduire…

          [De plus, assimilation et communautarisme ne sont pas strictement opposés. Marcel Lepaon, le concepteur de l’assimilation à la française, considérait que le communautarisme était une bonne chose et était même favorable à la reconnaissance légale de communautés car il voyait les communautés comme des « filets de sécurité » pour les immigrés. Des immigrés isolés et dispersés sur le territoire seraient, d’après lui, des proies plus faciles pour sombrer dans la délinquance et l’anomie, alors qu’une communauté leur permettrait d’avoir accès à un minimum de solidarité et aurait l’avantage de les mettre aussi en contact avec des gens sur la voie de l’assimilation.]

          Je ne connais pas ce « Marcel Lepaon », mais je doute qu’il soit le « concepteur de l’assimilation à la française », compte tenu que « l’assimilation à la française » s’est construite par avancées successives depuis la Révolution. Mais le raisonnement que vous exposez plus haut est absurde. Pourquoi les gens iraient s’assimiler si grâce à la communauté légalement reconnue ils peuvent bénéficier de tous les avantages de l’assimilation sans avoir à en faire l’effort ? Comment la communauté pourrait favoriser le contact « avec des gens sur la voie de l’assimilation » alors que l’assimilation consiste précisément à sortir de la communauté ? Toute institution a pour premier réflexe sa propre survie. Imaginer qu’une « communauté » pourrait favoriser un processus qui aboutit à sa propre disparition est une absurdité.

          • Goupil dit :

            @Descartes
             
            [Je ne connais pas l’ouvrage auquel vous faites référence.]
            Il s’agit de L’Opinion française et les étrangers en France, 1919-1939 (1985) de Ralph Schor, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Nice. L’ouvrage est partiellement lisible sur Google Books.
             
            [Je ne connais pas ce « Marcel Lepaon », mais je doute qu’il soit le « concepteur de l’assimilation à la française »,]
            Erreur de mémoire : il s’agit de Marcel Paon et non Lepaon. Il fut représentant du HCR auprès de la France (« représentant Nansen », c’est-à-dire à l’époque nommé par le gouvernement français et non par la SdN), membre du Conseil national de la main-d’œuvre et du Conseil supérieur de l’agriculture et membre de la délégation française au BIT sous le Front populaire ; surtout il fut chef de cabinet de Charles Lambert, avec lequel il fut également membre du comité central de la Ligue des Droits de l’Homme. Ce dernier (1883-1972), avocat à la Cour d’appel de Lyon, fut un député radical de premier plan (entre autres, vice-président du Groupe parlementaire entre 1924 et 1932). Spécialiste des questions d’immigration et d’assimilation, il animait la revue et le groupe L’Amitié française favorable à l’immigration et à l’assimilation des étrangers. Il est reconnu comme étant l’inspirateur et le principal auteur de la loi sur la naturalisation de 1927 (qui restera en vigueur jusqu’aux années 80, avec la parenthèse de Vichy bien entendu) et était favorable à la francisation des noms des étrangers. C’était également un proche d’Edouard Herriot, qui le nomme Haut-commissaire à l’immigration et aux naturalisations dans le premier gouvernement du cartel des gauches.
            « Marcel Paon soutenait l’idée que l’étranger devait « être préparé à son rôle national », qu’il devait « être suivi et dirigé pour ne pas perdre par une naturalisation […] la valeur intrinsèque que lui donne les circonstances », qu’il devait autrement dit « rester un étranger dans le pays qui lui procurait asile et travail » (p.109, L’Immigration en France, Paris, 1926) » – extrait de « Quelles politique d’accueil des réfugiés en France ? », Catherine Groussef, Matériaux pour l’histoire de notre temps, n°44, pp.14-18, 1996
            Et, si l’on suit Schor, résumant la politique d’assimilation, « Si, grâce à une bonne information, on respectait les valeurs auxquelles tenaient les nouveaux venus, l’assimilation pouvait insensiblement s’amorcer. En revanche, assuraient les spécialistes, si on choquait le Polonais dans son attachement au catholicisme ou l’Arabe dans son respect pour l’islam […] on compromettrait peut-être à jamais la cause de la francisation, on pousserait l’étranger à se replier sur lui-même. […] Pour tous les spécialistes, la générosité, l’hospitalité, le libéralisme témoignés aux étrangers étaient nécessaires, mais ne constituaient que des conditions favorisant l’assimilation, non une fin en soi. Aucune ambigüité ne régnait : la tolérance serait temporaire. Il fallait concilier habilement l’esprit d’ouverture et la vigilance […]. Confinés dans un isolement rigoureux, les étrangers, surtout ceux qui ne parlaient pas encore français, risquaient de s’étioler, de se décourager, de sombrer dans le vice et la délinquance. […] Il fallait donc admettre que les étrangers pussent former des groupes à l’intérieur desquels ils s’entraidaient, luttaient ensemble contre le déracinement et conservaient leur force morale. » (pp.513 à 517) Cela va de soi que je n’ai pris que les passages où Schor souligne que cette politique admet un certain degré de communautarisme (et encore temporaire), mais il mentionne dans les passages coupés ou suivants qu’il y a aussi bien entendu des pressions à l’assimilation qui sont exercées avec force par les pouvoirs publics.
             
            [La politique scolaire me paraît au contraire un facteur extraordinairement puissant…]
            Mais la politique scolaire en particulier et les politiques publiques n’ont que des effets à long terme. Il n’existe peut-être plus de communauté polonaise aujourd’hui en France mais il existait une dans les années 20-30, or, à lire les échanges que vous avez avec d’autres commentateurs, ce qui les intéresse, eux, n’est pas tant qu’il n’y ait plus de communauté maghrébine ou subsaharienne d’ici un siècle mais qu’il n’y en ait plus dès aujourd’hui. Ce que je relève est que cela n’était pourtant déjà pas le cas au plus fort des politiques d’assimilation : assimiler des étrangers est extrêmement couteux et difficile, et en pratique les politiques d’assimilation (et il sensible que vous mentionniez en premier lieu la politique scolaire !) consistent surtout à assimiler les générations futures.
            Et oui, en effet, « dynamisme social » correspond mieux à ce que je voulais dire que « situation économique ».
             
            [Et pourtant, le communautarisme prend des proportions qui auraient été inimaginables alors.]
            Par contre, le communautarisme existait, localement, dans des proportions tout aussi considérables. Je vous ai cité le cas des Polonais : ce n’est pas parce qu’elle n’existe plus aujourd’hui que cette communauté n’était pas à l’époque perçue comme une « nation dans la nation ». Mais il existe également de nombreux cas avec les Italiens, les Arméniens ou les Levantins. Le compte-rendu du Congrès national de la LDH de 1926 (je crois, je ne suis plus bien certain de la date), consultable en version numérisée via Gallica, consacré à l’immigration est évocateur…et pourtant il s’agit d’une organisation de gauche dont on comprend qu’elle est très favorable à l’accueil des immigrés, donc je n’ose imaginer ce que disait la droite au même moment. En tous cas, à la LDH, on parle de véritables colonies étrangères installées en France, de certains quartiers où l’on n’a plus l’impression d’être en France. On cite le cas de noyaux italiens où la communauté locale est tenue par des commerçants membres du Parti national fasciste qui assurent certes la solidarité avec les nouveaux venus mais qui font pression (parfois manu militari) sur eux pour les forcer à se rendre à l’office, à ne pas mettre leurs enfants à l’école publique, à parler italien plutôt que français. Il est vrai que plus la communauté est ancienne localement, plus on trouve de contre-tendances, notamment avec la présence d’immigrés mariés à des Françaises…
             
            [Ce raisonnement me paraît plutôt contradictoire. Plus il anticipe des difficultés économiques, et plus l’individu devrait tendre à chercher à s’assimiler à la collectivité la plus puissante, puisque c’est elle qui est la mieux armée pour défendre sa part de gâteau.]
            Déjà, cela dépend. Votre communauté peut être pauvre et discriminée mais c’est votre communauté, vous la connaissez et vous avez des relations de solidarité interpersonnelle presque garanties avec ses autres membres. D’ailleurs, tous les immigrés ne sont pas pauvres : chaque communauté possède son lot de commerçants et de petits patrons indépendants qui sont pourvoyeurs de travail au noir et de facilités, surtout si votre communauté est assez populeuse localement. De plus, si vous vous retrouvez sans soutien matériel ni moral, vous irez probablement chercher ce soutien dans votre communauté religieuse, d’abord un soutien moral : la croissance des communautarismes musulmans, à la fois nationaux et religieux, me semble quand même un peu corrélée à la croissance du taux de chômage et à la dégradation des conditions de travail depuis les années 1970, et j’aurais donc tendance à penser qu’une dégradation relative de sa condition économique peut pousser un individu à un retour vers la religion. En comparaison, si vous faites le choix de vous assimiler, vous renoncez à la solidarité communautaire immédiate pour vous tourner vers l’accès à une solidarité impersonnelle nationale qui n’est pas immédiate (car vous ne serez pas naturalisé du jour au lendemain) et qui n’est pas garantie (car vous ne pouvez pas être sûr à 100% d’être effectivement naturalisé). C’est donc un pari, et je pense que ce n’est pas « idiot » de faire le choix de sa communauté.

            • Descartes dit :

              @ Goupil

              [« Marcel Paon soutenait l’idée que l’étranger devait « être préparé à son rôle national », qu’il devait « être suivi et dirigé pour ne pas perdre par une naturalisation […] la valeur intrinsèque que lui donne les circonstances », qu’il devait autrement dit « rester un étranger dans le pays qui lui procurait asile et travail » (p.109, L’Immigration en France, Paris, 1926) »]

              En quoi consiste cette « valeur intrinsèque » qu’il ne devait pas perdre ? Le fait d’accepter un salaire inférieur au travailleur français ? J’ai du mal à comprendre qu’on puisse défendre une telle position et à la fois être « le père de l’assimilation à la française »…

              [Cela va de soi que je n’ai pris que les passages où Schor souligne que cette politique admet un certain degré de communautarisme (et encore temporaire), mais il mentionne dans les passages coupés ou suivants qu’il y a aussi bien entendu des pressions à l’assimilation qui sont exercées avec force par les pouvoirs publics.]

              C’est le problème avec beaucoup de « républicains ». Politiquement libéraux, ils sont heurtés par l’idée qu’on puisse forcer la main des étrangers et appellent à des politiques de tolérance, mais d’un autre côté ils sont bien forcés de reconnaître qu’une pression est nécessaire, et que la tolérance envers des formes de séparatisme ne peut être que temporaire…

              [« La politique scolaire me paraît au contraire un facteur extraordinairement puissant… » Mais la politique scolaire en particulier et les politiques publiques n’ont que des effets à long terme.]

              Ce se discute. A travers les enfants, les éléments d’assimilation entrent dans le foyer. Les enfants à l’école sont en contact avec d’autres valeurs, une autre langue, une autre sociabilité, et les parents y sont sensibles… évidement, l’assimilation ne se fait pas en quelques jours ou en quelques mois, mais ce n’est pas non plus du très long terme.

              [Il n’existe peut-être plus de communauté polonaise aujourd’hui en France mais il existait une dans les années 20-30, or, à lire les échanges que vous avez avec d’autres commentateurs, ce qui les intéresse, eux, n’est pas tant qu’il n’y ait plus de communauté maghrébine ou subsaharienne d’ici un siècle mais qu’il n’y en ait plus dès aujourd’hui.]

              Je n’ai pas de titre à parler pour eux, mais je pense qu’ils accepteraient d’attendre s’ils voyaient une dynamique forte dans le sens de l’assimilation. On ne fera pas disparaître le voile du jour au lendemain, mais si chaque année on voyait moitié moins que l’année précédente, ce serait déjà pas mal.

              [assimiler des étrangers est extrêmement couteux et difficile,]

              Cela me rappelle la célèbre formule : « si vous pensez que l’éducation est couteuse, essayez l’ignorance ». Je ne pense pas que l’assimilation soit « couteuse » globalement. Mais elle est coûteuse pour certaines couches sociales, et tout particulièrement pour les classes intermédiaires, parce que l’assimilation fabrique pour elle des concurrents, et pour la bourgeoisie parce qu’elle tarit une source de main d’œuvre bon marché. Or, ces couches sociales sont dominantes aujourd’hui. Difficile donc de faire de l’assimilation sans leur soutien…

              Quant à dire que l’assimilation est « difficile », je ne vois pas très bien la difficulté. Pourriez-vous élaborer ?

              [et en pratique les politiques d’assimilation (et il sensible que vous mentionniez en premier lieu la politique scolaire !) consistent surtout à assimiler les générations futures.]

              Je ne suis pas d’accord. Evidement, on assimile plus facilement les jeunes que les vieux, mais une politique d’assimilation s’adresse à tout le monde. Mes parents sont arrivés en France au seul de la cinquantaine, et ils se sont assimilés quand même.

              [« Et pourtant, le communautarisme prend des proportions qui auraient été inimaginables alors. » Par contre, le communautarisme existait, localement, dans des proportions tout aussi considérables. Je vous ai cité le cas des Polonais : ce n’est pas parce qu’elle n’existe plus aujourd’hui que cette communauté n’était pas à l’époque perçue comme une « nation dans la nation ». Mais il existe également de nombreux cas avec les Italiens, les Arméniens ou les Levantins.]

              Je ne me souviens pas qu’aucune de ces « communautés » n’ait revendiqué devant les pouvoirs publics l’application de ses propres lois, prétendu instaurer une séparation à l’école publique, ou imposer le respect de ses préceptes religieux aux autres, pour ne donner que quelques exemples

              [« Ce raisonnement me paraît plutôt contradictoire. Plus il anticipe des difficultés économiques, et plus l’individu devrait tendre à chercher à s’assimiler à la collectivité la plus puissante, puisque c’est elle qui est la mieux armée pour défendre sa part de gâteau. » Déjà, cela dépend. Votre communauté peut être pauvre et discriminée mais c’est votre communauté, vous la connaissez et vous avez des relations de solidarité interpersonnelle presque garanties avec ses autres membres.]

              Mais justement : vous avez tout intérêt à connaître la communauté dominante et ses usages, à établir des relations de solidarité avec ses membres… et pour peu que la communauté dominante favorise ceux qui ont ce comportement, vous avez l’assimilation !

              [la croissance des communautarismes musulmans, à la fois nationaux et religieux, me semble quand même un peu corrélée à la croissance du taux de chômage et à la dégradation des conditions de travail depuis les années 1970, et j’aurais donc tendance à penser qu’une dégradation relative de sa condition économique peut pousser un individu à un retour vers la religion.]

              Je n’ai pas du tout la même lecture que vous. D’abord, parce qu’on n’observe absolument pas ce phénomène lors des crises précédentes : la crise de 1929 n’a pas provoqué de « retour vers la religion », ni dans les communautés immigrées, ni chez les travailleurs français en général. Je pense aussi qu’il est abusif de parler de « dégradation des conditions de travail depuis les années 1970 ». Quand on se souvient ce qu’était le travail à la chaîne dans les années 1960, on a du mal à accepter cette vision.

              Mon explication est différente : Je pense que le ralentissement économique à la fin des années 1960 a poussé les classes intermédiaires à casser l’ascenseur social et à construire une société figée. Le discours, qui jusqu’alors donnait en exemple ceux qui s’élevaient par leur travail et leur mérite, a radicalement changé : on encourage au contraire les individus à « être fiers de ce qu’ils sont » et donc à ne pas changer. Et ce discours correspond à une réalité : les voies de promotion sociale au mérite ont été bouchées.

              Les communautés étrangères se sont retrouvées donc au milieu du gué, entre un pays d’origine qu’ils ne reconnaissent plus, et une assimilation inaccessible. Pas étonnant qu’ils se cherchent un point d’ancrage dans la seule institution qui ne change pas, la religion…

              [En comparaison, si vous faites le choix de vous assimiler, vous renoncez à la solidarité communautaire immédiate pour vous tourner vers l’accès à une solidarité impersonnelle nationale qui n’est pas immédiate (car vous ne serez pas naturalisé du jour au lendemain) et qui n’est pas garantie (car vous ne pouvez pas être sûr à 100% d’être effectivement naturalisé).]

              Pardon, mais la « solidarité impersonnelle » se manifeste bien avant que vous soyez « naturalisé ». Je suis désolé de parler de mon expérience personnelle, mais dans la France que j’ai connu à mon arrivée, le simple fait de manifester votre volonté de devenir français, d’adopter les habitudes et la sociabilité française, d’essayer de bien parler la langue, vous ouvrait des portes. Je peux vous assurer que lorsque vous renouveliez votre carte de séjour, le traitement n’était pas du tout le même si vous parliez un français correct et faisiez un effort pour comprendre que si vous jouiez les imbéciles – comme font beaucoup d’étrangers habitués aux administrations d’Afrique du nord.

              La pression assimilatrice qui exigerait un renoncement aujourd’hui pour un prix à horizon lointain ne marche pas. La naturalisation couronne le processus, mais elle ne peut pas constituer son seul jalon. La pression assimilatrice n’est efficace que si elle s’exerce dans le quotidien, si chaque signe d’assimilation reçoit rapidement sa récompense. Si la femme musulmane qui enlève pour la première fois son voile pour aller faire les courses est reçue avec un grand sourire par les commerçants et par des gestes d’encouragement de ses voisins français, elle aura envie de ne plus le porter… et les autres voilées qui verront cela auront envie de l’enlever.

  15. Bruno dit :

    [Ce qui m’amuse le plus, c’est qu’on exalte chez Delors-le-faux-cul la « droiture » supposée du personnage. J’ai encore en tête l’entretien ou Delors reconnaît – post facto, évidemment – que lors de la ratification du traité de Maastricht, fidèle à la logique des « petits pas » de Monnet, on avait caché aux électeurs la véritable portée du traité, expliquant que s’ils avaient compris la portée des délégations de souveraineté que la monnaie unique impliquait le traité n’aurait jamais été ratifié.]
    Pourriez vous remettre la main dessus? Je n’ai pas réussi à le dénicher… Merci

  16. Benjamin dit :

    Bonjour Descartes,
    Encore un message d’encouragement d’un lecteur appartenant à la masse silencieuse qui fréquente ces pages.
    Je vous suis depuis 2017 grâce à la regrettée Coralie Delaume, qui diffusait régulièrement vos articles. Aussi, j’ai souvent une pensée pour elle lorsque je me connecte à votre blog.
    Un grand merci pour votre travail et votre patience. J’ai beaucoup appris en lisant vos papiers et les échanges entre les différents intervenants de cet espace. Puisse cela durer.
    Bonne année à vous tous.

    • Descartes dit :

      @ Benjamin

      [Un grand merci pour votre travail et votre patience. J’ai beaucoup appris en lisant vos papiers et les échanges entre les différents intervenants de cet espace. Puisse cela durer.]

      Merci de ces encouragements, je sais que beaucoup de lecteurs silencieux apprécient ce blog, mais cela fait chaud au coeur de toucher du doigt que le travail que je fais ici est apprécié. Et je vous rassure, je n’ai aucune intention d’arrêter!
      Bonne année à vous aussi!

    • Descartes dit :

      @ Benjamin

      [Un grand merci pour votre travail et votre patience. J’ai beaucoup appris en lisant vos papiers et les échanges entre les différents intervenants de cet espace. Puisse cela durer.]

      Merci de ces encouragements, je sais que beaucoup de lecteurs silencieux apprécient ce blog, mais cela fait chaud au coeur de toucher du doigt que le travail que je fais ici est apprécié. Et je vous rassure, je n’ai aucune intention d’arrêter!
      Bonne année à vous aussi!

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *