Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître… c’étaient les années 1970 et 1980, ce temps où la guerre froide faisait rage et où le Mitterrandisme triomphant avait intérêt à affaiblir le PCF, seul moyen de réaliser le rêve de la gauche Delors. Un temps où les chantres médiatiques des droits de l’homme – à condition bien entendu qu’il fut homo soviéticus – avaient pignon sur rue. Qu’un dissident soviétique soit interdit de publier, qu’un artiste soviétique voie son exposition de peinture déménagée, et nous avions une tribune libre signée de Bernard-Henri Lévy, de Glucksman, de Sartre, de Khouchner, de Duras. Yves Montand proclamait sa motivation pour aller soutenir les armes à la main les “combattants de la liberté afghans” (oui, les mêmes qui quelques années plus tard allaient détruire les tours du World Trade Center, comme quoi on peut être un grand acteur et un piètre oracle…). D’autres staliniens rénégats, comme Annie Kriegel ou Philippe Robrieux, passait à la télévision ou péroraient dans les pages de Libération pendant que Simone Signoret et Danielle Mitterrand conduisaient leurs maigres troupes manifester devant l’ambassade d’URSS. Nos chers intellectuels ne laissaient pas passer une seule atteinte aux droits sacrés de l’homme.
Cette semaine, Wikileaks publie une masse de documents concernant la guerre d’Irak et le comportement des forces d’occupation américaines. Des documents dont il faut souligner que l’authenticité n’a été contestée par personne. Et que nous disent ces documents ? Fondamentalement, qu’en Irak on a tué et torturé des milliers, voire des dizaines de miliers de civils sans aucun regard non seulement pour les droits de l’homme, mais des règles du droit interne et du droit international. Et que les forces d’occupation ont non seulement pris part à ces actes, mais qu’elles les ont couvert lorsqu’ils ont été commis par des mercenaires ou par les forces irakiennes.
Ces documents ne surprennent en fait personne. Nous savions tout ça, comme nous savions qu’il y a eu des centres clandestins de détention “sous-traités” par les américains à certains pays alliés, y compris dans l’UE, qu’il existe une prison à Guantanamo ou n’importe quel habitant de cette planète – sauf bien entendu les sur-hommes munis de passeports américain – peut être détenu au bon plaisir du président des Etats-Unis, pour une durée indéterminée, sans accès à un avocat et sans recours possible, un peu comme les “lettres de cachet” de l’ancien régime. Ce que les documents de wikileaks font, c’est de détruire la prétention de “plausible deniability”, une doctrine fabriquée du temps de Kennedy et qui veut qu’on fasse les choses de telle manière de pouvoir toujours nier sans pouvoir être démenti formellement par les preuves. Après cette publication, même les plus aveugles sont obligés de voir.
Et pourtant… ou sont les tribunes enflammées dans Libération ? Ou sont les rondes devant l’ambassade américaine ? Ou sont passés les Duras et les Sartre d’aujourd’hui ? Glucksman n’aurait-il plus autant de détestation qu’hier pour “La barbarie au visage humain” ? Rien. Silence. Mais peut-être que nos droitsdelhommistes médiatiques ont la gueule de bois après avoir sable le champagne sur le “Prix Sakharov” accordé à un dissident cubain (tiens, tiens…). Il a eu de la chance, Sakharov: si le destin l’avait fait naître irakien, il n’aurait certainement pas eu un prix à son nom… et il serait peut-être mort à un “check-point” ou dans un centre clandestin de torture, au lieu de mourir dans son lit.
Cette indignation sélective ne fait que montrer une fois de plus combien le “droitdelhommisme” médiatique ne fut qu’une arme de propagande de la guerre froide. Et une fois les guerres finies, on remet les armes au dépôt. D’où on ne les sort que pour les défilés, et toujours déchargées, des fois qu’elles blesseraient quelqu’un.
Descartes