« Celui qui contrôle le présent contrôle le passé,
celui qui contrôle le passé contrôle l’avenir » (G. Orwell, 1984)
Il y eut quelques grands absents aux célébrations grandioses de la chute du Mur. On a eu droit pourtant à tout en images : Rostropovich et son violon, Jean-Paul II, Gorbatchev, Vaclav Havel, Walesa. On n’a guère remarqué que plusieurs personnages étaient – symboliquement – absents. Que sont devenus par exeple Margareth Thatcher et Ronald Reagan ? Pas une seule mention, pas un seul mot d’hommage. Pourtant, à l’heure de distribuer les médailles du mérite, la chute du mur doit certainement beaucoup plus à l’ancien acteur de Hollywood et à la Dame de Fer qu’à tous les violoncellistes moscovites et dramaturges tchèques réunis.
La guerre froide a été une vraie guerre. Avec des morts et des blessés, des vainqueurs et des vaincus. Elle n’a pas été gagnée a coups de concerts et de pièces de théâtre, mais avec des armes, des bombes et des morts. La chute du Mur n’est que la conclusion d’un long processus qui a commencé avec les interventions des « démocraties occidentales » dans la guerre civile russe dans les années 1920, la promotion des pires dictatures – « plutôt Hitler que le Front Populaire » – dans les années 30, une guerre mondiale qui, par une étrange coïncidence, semble avoir épargné bien plus l’Ouest que l’Est, une politique systématique de harcèlement économique et politique après 1945, et la destruction systématique chaque fois que cela était possible des régimes qui auraient pu se révéler « amis » du camp socialiste.
Dans ce combat, la défense de la « liberté » fut un simple prétexte. Ceux qui aujourd’hui nous présentent l’échec du « socialisme réel » comme une évidence sont les mêmes qui ont fait tout leur possible pour assurer cet échec. Salvador Allende, président démocratiquement élu d’un Etat de droit fut renversé par les américains sans que le « monde libre » ne lève le petit doigt pour le défendre. Pendant ce temps, Franco, Pinochet, Videla, Somoza, Rheza Pahlavi, Suharto – et on pourrait poursuivre la liste longtemps – pouvaient compter dans les faits sur le soutien ou du moins sur la bienveillance occidentale, quelque fussent les protestations symboliques. Les « freedom fighters » d’Afghanistan, ceux-là mêmes – ironie de l’histoire – qui ont démoli les tours jumelles et qui aujourd’hui canardent nos soldats, ont fait bien plus pour faire tomber le Mur que Walesa ou Havel.
Il est d’ailleurs révélateur qu’une fois le Mur tombé, on ait rapidement remisé au magasin des accessoires les belles idées d’un socialisme “à visage humain” et autres fadaises des intellectuels pour imposer un ultra-libéralisme sans partage. Caroline Fourest (Le Monde, 7/11/2009) nous explique que la victoire de l’ultralibéralisme à l’Est n’était pas la conséquence obligée de la chute du Mur. Elle pêche par naïveté : Si les « démocraties occidentales » ont dépensé tant d’argent et versé tant de sang pendant trois quarts de siècle, ce n’est pas pour permettre à Vaclav Havel de jouer ses pièces, ou à Rostropovitch de voyager. C’est Reagan et Thatcher qui ont gagné la guerre, pas les intellectuels et les hommes de bonne volonté. Une fois la victoire acquise, le vainqueur impose ses intérêts. Cela a été le cas dans toutes les guerres depuis l’antiquité. Pourquoi en irait-il autrement aujourd’hui ? Il fallait une bonne dose d’ingénuité pour croire que la victoire de Thatcher et Reagan allait amener à l’Est autre chose que le capitalisme le plus pur et dur.
C’est cette histoire honteuse que l’on a soigneusement caché lors des célébrations de Berlin. L’événement historique, avec toutes les ambiguïtés et les contradictions, a disparu derrière une mise en scène destinée à l’édification des foules. Il fallait que la chute du Mur soit l’illustration de la victoire du Bien sur le Mal, de la Liberté contre le Totalitarisme. Cette illustration aurait été bien plus faible si l’on rappellait que le camp du Bien et de la Liberté comptait des représentants aussi distingués que Reagan ou Pinochet. Et c’est pourquoi la figure des « guerriers froids », les véritables artisans de la chute du Mur, a disparu derrière le violoncelle de Rostropovitch.
(cette chronique a été publiée sur LeMonde.fr le 11/11/09)