Le Parti de Gauche: entre le nucléaire et le rêve

Le 12 juin dernier, un certain nombre d’organisations (1) ont cru devoir signer un texte intitulé “2ème EPR: l’énergie contre les citoyens” (2). Rien d’étonnant de retrouver parmi les signataires des organisations comme le réseau “Sortir du Nucléaire”, pour qui l’opposition à tout ce qui est nucléaire est une question identitaire plus qu’un choix rationnel. Ce qui est plus étonnant (et bien plus inquiétant), c’est de retrouver parmi les signataires le Parti de Gauche, une organisation qui dans son langage comme dans la trajectoire de certains de ses dirigeants se veut fidèle à l’héritage des Lumières.

Mais, me dire-vous, on peut parfaitement être un fils des Lumières tout en étant anti-nucléaire. Et c’est vrai. Mais on ne peut pas être l’héritier de Diderot et de D’Alembert et en même temps être anti-nucléaire en dépit du bon sens. L’héritage des Lumières est un héritage de rigueur scientifique et de libre jugement par la raison, et ne peut pas se contenter d’un ramassis de préjugés obscurantistes, d’affirmations à l’emporte-pièce et d’approximations, certaines franchement ridicules. Or, le texte en question en est truffé. Vous m’excuserez, chers lecteurs, d’aller dans une analyse détaillée, mais il faut de temps en temps descendre au niveau du détail pour mettre en lumière certaines dérives.

* * *

Commençons donc notre voyage par le deuxième paragraphe:

Et si le sujet [des services énergétiques] est aujourd’hui au coeur de l’actualité et de l’agenda politique, il reste certains tabous qui échappent au débat public et démocratique. C’est notamment le cas du nucléaire et plus particulièrement du programme EPR, que le gouvernement est en train d’avaliser en présentant au Parlement la programmation pluriannuelle des investissements (PPI). Prise en dépit du bon sens et au mépris de la démocratie, cette programmation n’est pas la réponse aux enjeux graves auxquels nous devons faire face.

Ce paragraphe est, vous l’aurez remarqué, auto-contradictoire: d’un côté, il affirme que “certains tabous échappent au débat public et démocratique”, de l’autre que le gouvernement est en train de soumettre ses propositions sur la question au Parlement. Les PPI, qui seront discutés par députés et sénateurs, sont publics. Rien n’est caché quant aux montants des investissements ou les hypothèses sur lesquels ceux-ci sont décidés. Le vieil argument conspirationniste style “on nous cache tout, on nous dit rien” a encore frappé (3). Mais le pire est à venir:

L’EPR ne répond pas aux besoins énergétiques de la France. Notre pays est déjà en surproduction électrique et n’a pas besoin de nouvelles centrales. Les nouveaux réacteurs EPR vont en fait augmenter les exportations d’électricité, déjà très importantes. Le risque et les déchets resteront quant à eux en France. En outre, l’EPR n’est qu’une vitrine commerciale pour vendre des réacteurs à l’étranger.

Ici, on se trouve devant une affirmation à l’emporte pièce qui occulte deux réalités. Le premier est une question temporelle: même si (et c’est un grand “si”) “notre pays est en surproduction électrique” aujourd’hui, mais de savoir s’il le sera encore dans quinze ans (rappelons que l’EPR de Penly rentrera en service vers 2020). Or, de ce point de vue tous les experts sérieux coïncident. Prenons par exemple l’étude publiée par RTE en 2007 (4): selon les hypothèses de croissance et d’efforts d’économie d’énergie, on aboutit à l’horizon 2020 à une consommation totale variant de 493 à 552 TWh, contre 470 TWh aujourd’hui. Il faudrait donc entre 23 et 82 TWh supplémentaires en 2020 pour retrouver l’état – assez tendu – du réseau d’aujourd’hui, soit deux à sept EPRs… (un EPR équivaut à 12 TWh). Et cela sans compter un possible arrêt des réacteurs qui atteindront 40 ans d’exploitation à cette date, ce qui fait encore une vingtaine de TWh à trouver. Il faut donc beaucoup de culot (et d’ignorance) pour affirmer que “notre pays n’a pas besoin de nouvelles centrales”. Même dans le scénario le plus “vert” envisagé par le RTE (et après tout, ce sont eux qui savent ce que c’est un réseau électrique…), il y a une quarantaine de TWh à trouver en tout. Ça fait beaucoup pour des éoliennes…

A cela s’ajoute un deuxième élément qui est le problème de la consommation de pointe. En effet, même si la capacité de production dépasse la demande totale sur une année, le fait que l’électricité ne peut se stocker en grande quantité oblige à disposer d’une capacité de production au moins égale à la demande à chaque instant. Et sur ce plan, notre réseau est d’ores et déjà en sous-capacité. Selon l’étude de RTE, les pointes “normales”, qui aujourd’hui sont de l’ordre de 80 GW seront en 2020 autour de 91 GW en 2020 (soit 7 EPR de plus). Rappelons que la puissance totale installée en France est de 108 GW, et que le taux de disponibilité est de l’ordre de 85%, ce qui donne une puissance disponible de l’ordre de 87 GW. En 2020, nous serons donc, si rien ne change, obligés d’importer de l’électricité pour faire face aux pointes quotidiennes… et cela même sans tenir compte de l’arrêt des unités qui auraient atteint leur fin de vie. Encore une fois, dire que “la France n’a pas besoin de nouvelles centrales” révèle une méconnaissance du sujet.

Vous me direz qu’on fait dire ce qu’on veut aux études. Peut-être. Mais ce sont les meilleurs outils dont nous disposons pour prendre des décisions rationnelles. RTE peut se tromper, mais a bien moins de chance de se tromper que le doigt mouillé de Stéphane Lhomme.

Mais revenons au texte, car la fête continue:

L’EPR n’est pas une solution pour lutter contre les changements climatiques. Au niveau mondial, le nucléaire ne représente que 2 à 3% de la consommation finale d’énergie. Selon l’Agence Internationale de l’Energie (AIE), même en triplant le nombre de réacteurs d’ici 2050, c’est-à-dire en construisant 30 réacteurs par an, on ne réduirait que de 6% les émissions de gaz à effet de serre.

Là, l’argument devient étrange. La première affirmation est un exemple typique d’argument “damned if you do, damned if you dont” (“si vous le faites, c’est mal, si vous ne le faites pas, c’est mal aussi”): lorsque le nucléaire représente une part dominante, les signataires du texte nous expliquent habituellement qu’il faut la réduire pour enrichir le mix énergétique. Le chiffre de 3% devrait donc normalement les conduire à la conclusion qu’il faut augmenter la part du nucléaire si l’on veut diversifier… mais comme le but est toujours le même, quelque soit le chiffre on en tire la même conclusion.

Mais ce qui est bien plus grave, c’est que le chiffre est faux. L’énergie nucléaire ne représente pas “2 à 3% de la consommation finale d’énergie”. Si l’on prend “consommation finale” au sens stricte, le nucléaire représente 0%, puisque le “consommateur final” reçoit l’énergie nucléaire sous forme d’électricité (et dans certains cas de chaleur), mais il est rare qu’on se fasse livrer son uranium à domicile. Si l’on prend l’expression dans le sens de ce que représente le nucléaire parmi les sources d’énergie primaires, alors le chiffre exacte est 6,3% (5), et non “de 2 à 3%”. Soit une erreur de plus de 100%. Peut-on sérieusement baser une politique sur une vision de la réalité aussi déformée ?

Et pour ce qui concerne la dernière phrase, on pourrait penser que 6% de réduction dans la production mondiale de gaz à effet de serre est un résultat loin d’être négligeable. Notons au passage que le texte omet d’indiquer à quelle étude de l’AIE il fait référence, ce qui est normalement un signal d’alerte sur le sérieux de l’affirmation. Si l’on applique le même coefficient d’erreur que pour la part du nucléaire dans les sources d’énergie, on devrait aboutir à un chiffre réel entre 12 et 18%. Pas mal.

Mais revenons au texte, parce qu’il y a plus:

L’EPR ne répond pas à la crise économique. Il s’agit d’un projet coûteux (4 à 5 milliards d’euros) qui dépasse largement les prévisions initiales et qui ne tient pas compte du coût de la gestion des déchets et du démantèlement. Les énergies renouvelables et la maîtrise de l’énergie sont bien plus créatrices d’emplois et porteuses d’avenir. Des études confiées à des cabinets indépendants ont montré qu’à investissement équivalent, un programme éolien produirait deux fois plus d’électricité et créerait près de 5 fois plus d’emplois stables.

La encore, on se retrouve avec des affirmations sans aucune justification. Dire que EPR est “coûteux” appelle nécessairement une comparaison. “Coûteux” par rapport à quoi ? On ne nous le dit pas. Ce genre d’affirmations sont de la pure propagande. Elles donnent l’impression d’énoncer un fait alors qu’elles sont factuellement vides. Dans la même veine, il est curieux d’affirmer que le coût de l’EPR “dépasse largement les prévisions initiales”: l’EPR était estimé en 2005 à 3,3 Md€, et aujourd’hui annoncé à 4 Md€, soit une augmentation de 20%. Un dépassement plutôt modeste pour un projet de cette taille et complexité. Il suffit de faire une petite recherche sur Internet pour trouver des projets bien plus ordinairesl qui ont dépassé bien plus largement leur coût prévisionnel (6).

Il est aussi significatif que l’on nous parle des “études confiées à des cabinets indépendants”, sans aucune référence précise. Ce qui, encore une fois, devrait attirer l’attention du lecteur. Pourquoi une telle discrétion, alors que l’on réclame à corps et à cris un débat “démocratique et transparent” ? La réponse est simple: tout rapport sérieux mettrait en évidence le caractère trompeur de l’affirmation “à investissement équivalent un programme éolien produirait deux fois plus d’électricité”. La tromperie vient de ce qu’on confond la puissance installée (c’est à dire, la puissance maximale qu’un générateur peut produire à un instant donné) avec l’énergie électrique produite (c’est à dire, la puissance produite multipliée par le temps pendant laquelle elle est produite). Il est exact qu’une installation éolienne nécessite un investissement inférieur à puissance installée égale. Mais cela ne veut pas dire qu’elle nécessite moins d’investissement pour “produire plus d’électricité”. Cela tient à trois éléments qui nuancent sérieusement les conséquences qu’on peut tirer de ce fait:

  • L’investissement ne sera pas amorti sur la même période: alors qu’une éolienne a une vie prévisible inférieure à 30 ans, une réacteur EPR est prévu pour produire au moins sur soixante ans. En d’autres termes, à investissement égale les éoliennes produisent peut-être deux fois plus de puissance… mais elles le feront pendant moitié moins de temps.
  • Une installation éolienne produit en moyenne 27% du temps (4). Une installation nucléaire produit en moyenne 80% du temps. Là encore, pour la même puissance installée un réacteur produira in fine presque trois fois plus d’énergie.
  • Les coûts d’exploitation (entretien, maintenance, etc.) sont moins importants pour un réacteur nucléaire que pour un parc éolien de même production.

C’est la combinaison de ces trois éléments qui explique que malgré le moindre poids de l’investissement initial pour une puissance installée donnée, le coût du kWh éolien soit bien supérieur à celui du nucléaire. La meilleure preuve de la faible rentabilité de la production éolienne est le peu d’intérêt qu’elle soulève chez les investisseurs. Car il faut avoir de la suite dans les idées: si nous sommes d’accord que les capitalistes recherchent à chaque instant la meilleure rentabilité de leur capital, comment  expliquer qu’ils continuent à investir massivement dans le nucléaire alors qu’ils délaissent l’éolien tout en soutenant que l’éolien est plus rentable ? Si les éoliennes pouvaient produire l’électricité moins chère que les réacteurs nucléaires, les capitalistes retireraient leurs billes de l’énergie nucléaire et se précipitéraient pour investir des milliards dans cette production. Ce qui est loin d’être le cas, au point qu’il faut proposer des tarifs de rachat de la production éolienne subventionnées, comble de l’ironie, par la production nucléaire pour encourager les investissements dans l’éolien. On peut discuter si l’éolien créérait plus d’emplois que le nucléaire pour le même investissement, mais du point de vue du prix du kWh produit, c’est clair que l’éolien ne mène pas la course.

Et finalement, dernier argument:

Enfin, l’EPR ne répond pas aux problèmes du nucléaire: risque, déchets, prolifération. Pire, il les aggrave !

En effet, les déchets qui seront produits par l’EPR seront beaucoup plus dangereux que ceux produits actuellement.

C’est un peu court. Encore une fois, on se trouve devant une affirmation à l’emporte pièce qui ne s’appuie sur aucune donnée objective. Pour ce qui concerne le “risque”, un examen même superficiel des caractéristiques de l’EPR montrent une amélioration importante de la sécurité et de la sûreté du réacteur (augmentation de la redondance de certains systèmes d’urgence, renforcement de l’enceinte de confinement, système de récuperation du corium, etc.). Pour ce qui concerne les déchêts, ceux de l’EPR ne posent pas de problème particulier et seront retraités suivant la même filière que ceux actuellement produits par les autres réacteurs à eau présurisée. Et pour ce qui concerne la prolifération, on voit mal le rapport avec la choucroute, particulièrement si l’on tient compte du fait que l’EPR dont on parle est celui de Penly. La Normandie serait-elle sur le point de demander son indépendance ?

* * *

Nous voici donc arrivés à la fin de cette petite analyse.  Il est difficile de savoir si les contre-vérités, les approximations et les ambiguïtés contenues dans ce texte sont le fruit d’une volonté délibérée de travestir la réalité ou tout simplement d’une ignorance à peu près complète du dossier. Mais dans les deux cas, c’est grave. Particulièrement pour une organisation comme le Parti de Gauche, qui proclame une ambition de conduire un jour les affaires publiques, et de les conduire dans l’esprit des Lumières. Car on voit mal comment on peut construire une politique énergétique rationnelle alors qu’on choisit de tourner le dos à la réalité.

“Un adulte ne peut pas redevenir enfant sans être puéril” disait Marx, et il avait raison. C’est le propre de l’enfance que de croire que ce qu’on rêve est magiquement possible à condition de le vouloir. C’est cette toute puissance imaginaire – contrepartie de son impuissance réélle – que l’enfant doit abandonner s’il veut devenir un adulte et un citoyen Et le même raisonnement vaut pour les partis politiques: aussi longtemps que la “vraie gauche” parlera le langage du “rêve général”, elle laissera le champ du réel à la droite.

Il est grand temps que ceux qui veulent construire une “vraie gauche” acceptent de grandir et donc de voir les faits tels qu’ils sont.Oui, nous aurons besoin de plus d’électricité dans les années qui viennent, et cela quelque soient nos efforts pour économiser l’énergie. Non, cette électricité ne pourra pas être produite par art de magie, il faudra construire des usines pour la produire. Non, l’éolien ne peut couvrir ces besoins à un coût raisonnable, parce qu’il ne garantit pas une sécurité d’approvisionnement. Non, la production l’hydraulique ne pourra être augmentée significativement parce que les sites existants en France sont, pour la plupart, équipés. Non, nous ne pouvons pas compter à moyen terme sur des solutions comme la Fusion thermonucléaire, le photovoltaïque ou les marées, parce que ces techniques ne sont pas mûres technologiquement et/ou économiquement. Et finalement, non, nos concitoyens ne sont pas prêts à revenir à l’âge de la bougie. Donc, il faut choisir entre les deux solutions réalistes: les combustibles (fossiles ou non) producteurs de CO2, et le nucléaire, producteur de déchêts. Voilà le choix politique.

On peut, bien entendu, refuser ce choix et se réfugier dans le discours infantil du “je veux tout” quelque soient les réalités. Demander, comme le fait ce texte dans son dernier paragraphe, “l’arrêt immédiat du programme EPR” (autrement dit, jeter à la poubelle les milliards d’euro déjà investis) sans proposer l’ombre du commencement du début d’une alternative capable de résoudre les problèmes posés (problèmes dont on nie par ailleurs l’existence), c’est se placer d’emblée sur le terrain du rêve. C’ est le discours qui a fait le succès électoral et l’impuissance politique de l’extrême gauche depuis ses débuts. Si le Parti de Gauche veut jouer ce jeu-là, il est mal parti.

Descartes

(1) Agir pour l’environnement, ATTAC, CAP 21, Greenpeace, Les Alternatifs, Les Amis de la Terre, Les Verts, NPA, Parti de Gauche, Réseau Sortir du nucléaire, Solidaires.

(2) Texte disponible in extenso sur le site du Parti de Gauche (http://www.lepartidegauche.fr/editos/actualites/749-2eme-epr-lenergie-contre-les-citoyens) mais aussi sur les sites des autres organisations signataires

(3) Il faut dire que malhereusement une certaine gauche devient de plus en plus adepte aux théories de conspiration. La dénonciation par Alain Bocquet de l’occultation d’un texte prétendument “confidentiel” qu’on peut retrouver sur le site public du Conseil européen en est un bon exemple, voir

(4) “Bilan prévisionnel 2007”, consultable sur http://www.rte-france.com/htm/fr/mediatheque/telecharge/bilan_complet_2007.pdf

(5) Source: Agence internationale de l’énergie (http://www.iea.org/textbase/nppdf/free/2007/key_stats_2007.pdf). Je donne mes sources, moi…

(6) Exemple au hasard: l’école élémentaire maître jacques, à Boulogne Billancourt, a coûté 29 M€ pour un coût prévu de 17 M€, soit une augmentation de 60%. A l’autre bout de l’échelle, l’opéra Bastille, prévue originalement à 2 Md€, était estimée avoir coûté officiellement 3 Md€ en 1990 (JO Sénat du 13/12/1990 – page 2644) pour passer à 4,4 Md€ en 2000 (Sénat, rapport d’information, annexe à la séance du 29/6/2000). Soit un dépassement de plus de 100%…

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