L’appel du 18 juin: ce que l’histoire nous enseigne… et ce qu’on lui fait dire

L’histoire a ceci de particulier qu’on peut changer radicalement les leçons qu’on peut en tirer rien qu’en changeant la manière de raconter les faits. Ainsi, on peut dire qu’il y a soixante-dix ans un patriote français appellait le peuple à le suivre dans son combat pour la libérté de son pays. Mais on peut dire aussi qu’il y a soixante-dix ans aujourd’hui, un colonel de l’armée française promu récemment “à titre provisoire” général de brigade  lançait à la radio anglaise un appel à désobéir au gouvernement démocratique de son pays. Dans les deux cas, l’affirmation est vraie et conforme aux faits. Mais l’interprétation en est radicalement différente.

 

La gauche a toujours eu beaucoup de mal à intégrer dans sa représentation la geste gaullienne. Peut-être parce qu’elle contient tout ce qui la rend mal à l’aise. Elle dérange les catégories sur lesquelles le dogme de la gauche est construit: la vision manichéenne d’une gauche républicaine et patriote et une droite au service uniquement des puissances d’argent separées par un fossé infranchissable; l’idée que ce sont les masses, et non pas les hommes fussent-ils providentiels qui font l’histoire; le rejet d’une idée immanente de la Nation (et des nations en général) et, last but not least, la conviction que la démocratie est la valeur cardinale…

 

La  Débacle de 1940, comme l’a magnifiquement montré J-L Crémieux-Brilhac dans son livre “Les français de l’an 40”, a été un formidable révélateur. Il a mis chaque acteur devant ses responsabilités dans un contexte si nouveau, si “révolutionnaire”, que les anciens schémas de pensée ont volés en éclat. Ceux qui ont suivi les “dogmes” politiques traditionnels se sont fourvoyés. Qui correspondait le mieux au “dogme” socialiste ? Laval, vieux parlementaire de centre-gauche, arrivant au pouvoir par le vote de ses pairs au Congrès réuni à Bordeaux après avoir négocié avec les uns et les autres en conformité avec les usages et les lois constitutionnelles de la IIIème République ? Ou bien un militaire maurrassien qui, en dehors de toute légitimité démocratique se posait en seule et unique incarnation de la Nation sans demander l’avis de personne ? Pas étonnant dans ces conditions que la majorité des élus SFIO aient suivi Laval et voté les pleins pouvoirs au Maréchal.

 

Car la geste de l’homme du 18 juin pose pour la gauche une question lancinante: existe-t-il une source de légitimité politique supérieure à l’onction démocratique ? Parce qu’il est incontestable qu’en 1940 la légitimité démocratique était du côté de Laval et de Pétain, et non pas de De Gaulle. Ce que le général lance le 18 juin 1940 est dans le sens le plus stricte du terme une opération de sédition. Ce qu’il demande aux français, c’est de manquer à leur devoir d’obéissance envers les autorités légitimées par le suffrage, et de transférer leur loyauté vers un leader auto-désigné au nom d’une légitimité encore plus haute. Le fait que l’histoire lui ait donné raison à postériori ne devrait pas nous faire oublier le problème que son geste a posé à ceux qui vivaient son époque et qui n’avaient pas, comme nous, l’avantage de connaître la fin du film.

 

La geste gaullienne pose aussi une autre question à la gauche: La Débacle de 1940 a vu des hommes “de gauche” sombrer dans la collaboration, et des hommes de droite porter bien haut les plus hautes valeurs civiques et morales. Des hommes “de gauche” se sont complus dans les valeurs du nazisme, pendant que des maurassiens signaient le programme du CNR. On a vu le spectre politique se cliver non plus en fonction de la ligne réputée “infranchissable” entre la gauche et la droite, mais en fonction des conceptions véritablement politiques (au sens noble du terme) sur le rôle de l’Etat, de la Nation, du rapport entre l’intérêt général et les intérêts privés. L’anniversaire du 18 juin pourrait être une bonne occasion pour s’interroger sur le caractère quasi-mystique de la division gauche/droite, et sur l’intérêt de travailler à des accords et des alliances faites sur de véritables accords politiques qui laisseraint la dogmatique au vestiaire.

 

Enfin, devant les tentatives d’annexion de l’appel du 18 juin par un certain nombre d’eurolâtres, il est opportun de rappeller qui étaient les adversaires du général. L’Allemagne, certainement. Mais aussi l’Angleterre et encore plus les Etats-Unis. La grande victoire de la France Libre n’est pas d’avoir défait les armées allemandes. Même sans son aide, les alliés auraient battu Hitler et “libéré la France”. La grande victoire gaullienne est d’avoir réussi a asseoir la France à la table des vainqueurs et d’avoir évité sa mise sous tutelle par les alliés occidentaux. On a oublié aujourd’hui le projet américain d’administration directe de la France liberée par une autorité d’occupation (l’AMGOT) et la pugnacité avec laquelle De Gaulle (et son équipe, car le général n’était pas seul) l’a combattu jusqu’à le faire échouer. Le consensus qui a permis à la France Libre d’exister est un consensus autour de la Nation comme idée fondamentale et comme acteur irremplaçable de la scène internationale. Ceux qui parlent de diluer la nation dans un ensemble européen ne peuvent décemment pas revindiquer l’héritage.

 

Au fonds, si la geste gaullienne doit nous apprendre quelque chose, c’est à nous méfier des dogmes et des idées réçues, et d’analyser chaque situation en fonction des faits et des rapports de force, et non pas de “principes” intangibles. De distinguer à chaque instant ce qui est fondamental et non négociable de ce qui est accessoire, et de chercher en politique à travailler avec ceux qui poursuivent les mêmes buts sur les questions essentielles, alors même qu’ils peuvent être en totale opposition sur d’autres questions. Dans les mots de Churchill: “si Hitler envahissait l’enfer, je trouverais bien mes mots pour soutenir Beelzebuth devant la Chambre des Communes”.

 

 

 

 

 

 

 

 

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