La mode du jour: le retour vers la IVème République

« Les peuples qui oublient leur passé sont condamnés à le revivre »

Il paraît que dans notre beau pays nous manquons d’esprit de compromis. Qu’il est urgent d’importer cette denrée si rare dans nos contrées et si abondante chez nos voisins. Car si l’on croit les commentateurs qui hantent nos étranges lucarnes, les citoyens allemands, italiens, espagnols, hollandais et même belges vivent dans un bonheur sans égal, dirigés par des gouvernements qui travaillent pour leur bien dans un climat apaisé grâce à ce fameux « esprit » qui nous manque tant.

Pourtant, il y a de bonnes raisons d’être sceptique à propos de ces discours. La principale nous est fournie par l’histoire. Elle nous rappelle qu’avant la « monarchie présidentielle » instaurée en 1958, nous avons connu deux républiques parlementaires, la IIIème entre 1871 et 1940, la IVème entre 1946 et 1958. Pendant plus de quatre-vingt ans, la formation des gouvernements a reposé sur ce fameux « esprit de compromis » qu’on nous vante tant aujourd’hui. Résultat : une instabilité chronique qui conduisit à l’impuissance du politique et la toute-puissance de l’administration (1). Car il faut bien comprendre qu’on n’envisage pas la tâche de gouverner de la même manière lorsqu’on sait qu’on est là pour quelques jours et lorsqu’on a devant soi plusieurs années. Un ministre qui ne reste en poste que quelques mois, qui consacre l’essentiel de son énergie à survivre face à une assemblée qui peut l’éjecter à tout moment n’a pas les moyens d’approfondir sa connaissance des politiques de son ministère. Tout au plus il pourra s’engager dans un petit nombre de dossiers qui lui tiennent à cœur, et laissera le reste dans les mains de hauts fonctionnaires qui, ayant pour eux la permanence, exerceront l’essentiel du pouvoir. Ce sont les généraux, pas les politiques, qui ont décidé de la politique de défense dans les années 1930 – oubliant la formule cinglante de Clemenceau selon laquelle la guerre est une affaire trop sérieuse pour être confiée aux militaires. Dans la période cruciale qui va de 1933 à 1940, c’est l’inamovible secrétaire général du Quai d’Orsay Alexis Léger, germanophile convaincu, qui fait l’essentiel de la politique extérieure. Y compris sous le Front Populaire : on lui attribue un rôle déterminant dans la politique de non-intervention dans la guerre civile espagnole et dans le sabotage de l’alliance soviétique. La IIIème et la IVème, c’est l’âge d’or de la technocratie française, la période pendant laquelle les « grands commis » ont eu le plus de pouvoir, pour le meilleur souvent, pour le pire quelquefois. Et notamment lorsqu’il faut, pour faire face à une crise, le genre d’impulsion que seul le politique peut donner. La IIIème République, minée par le clanisme parlementaire, n’a pas su préparer le pays à la guerre. La IVème, pour les mêmes raisons, s’est révélée incapable de gérer la décolonisation.

La Vème République n’est pas issue de la simple volonté d’un homme ou d’un « coup d’Etat » contre la volonté du peuple. Elle est née de la lassitude des citoyens français de ces régimes où « l’esprit de compromis » permettait toutes les compromissions, où le politique donnait le spectacle de l’impuissance et de l’irresponsabilité (2). Et il faut noter que, lorsqu’elle est établie entre 1958 et 1962, la « monarchie présidentielle » a été adoptée à une large majorité par les citoyens, toutes classes confondues, alors qu’elle a été l’objet d’un rejet quasi-unanime de la classe politique. Pourquoi ce décalage ? Parce que si les citoyens ont un intérêt à ce que le pays soit bien gouverné et bien administré par des hommes qui assument la responsabilité de leurs actes, la classe politique, elle, a des intérêts bien différents.

Lorsque les notaires proposent une réforme du notariat, on est en droit de se demander s’ils ont en tête leurs propres intérêts, ou celui de leurs clients. Et c’est vrai aussi pour les avocats, pour les médecins, et plus généralement pour n’importe quelle profession. Alors pourquoi en irait-il différemment des politiques, devenus eux aussi des professionnels ? Lorsqu’on nous propose d’importer « l’esprit de compromis », de réduire le mandat présidentiel, d’interdire le cumul des mandats ou d’élire à la proportionnelle, sont-ils en train de penser à nous, ou pensent-ils à eux ?

Si la classe politique a toujours détesté la « monarchie présidentielle », c’est parce qu’elle amène avec elle deux choses que nos politiques abhorrent : la stabilité et son corollaire, la responsabilité. Car il faut comprendre que l’instabilité gouvernementale est pour nos politiques une aubaine. D’une part, elle multiplie les opportunités d’accéder à des postes – si le gouvernement tombe une fois par mois, cela fait douze opportunités par an de décrocher un poste ministériel. D’autre part, elle leur permet de se consacrer à l’activité qu’ils préfèrent et pour laquelle ils sont le mieux préparés : les conspirations de couloir et les coups tactiques. Elle les dispense du « pénible devoir » de gouverner.  Comme Don Juan, les politiques de nos jours aiment la conquête du pouvoir et craignent son exercice. L’histoire de ces dernières années est remplie de politiciens qui ont montré un flair, un talent manœuvrier, une clairvoyance remarquable dans la conquête du pouvoir, et qui se sont ridiculisés – ou qui n’ont tout simplement pas su quoi faire – lorsqu’ils ont eu à exercer ce pouvoir si brillamment conquis : Hollande, Sarkozy, Macron… je continue ?

Enfin, et c’est peut-être là le plus important, l’instabilité permet de diluer les responsabilités. Quand on reste longtemps en poste, les citoyens sont en mesure de juger votre action à ses résultats. Quand les majorités se succèdent plusieurs fois par an, quand leur politique est dépendante de l’humeur quotidienne d’une assemblée, difficile de savoir qui, de ceux qui sont à l’origine d’une décision à ceux qui ont été responsables de sa mise en œuvre, est coupable de son échec ou emporte le mérite de son succès. Et du coup personne n’est vraiment responsable de rien. La IVème République, c’était le rêve de la classe politique devenu réalité, la Vème, son cauchemar… Et c’est pourquoi notre classe politique propose périodiquement un retour en arrière dans ce que le professeur Maurice Duverger appelait « la nostalgie de l’impuissance ». Une nostalgie qu’on déguise sous des étiquettes plaisantes comme celle d’une « VIème République » dont on ne voit pas en quoi elle diffère significativement de la IVème.

Depuis la fin du gaullisme « historique », les politiques ont tout fait pour diluer le pouvoir, quitte à organiser leur propre impuissance. On a transféré les pouvoirs du politique au niveau supranational, aux juges, aux autorités « indépendantes ». On a décentralisé des compétences de plus en plus étendues à un « mille-feuilles » où tout le monde fait tout, et donc personne n’est responsable de rien. Et on a fabriqué ainsi un système où voter n’a plus grand sens, parce que voter consiste maintenant à choisir celui qui ne doit pas gouverner, et à élire des gens qui vous expliqueront pourquoi on ne peut rien faire.

La crise actuelle offre au monde politique une opportunité de nous resservir l’une de ses plus anciennes revendications : la proportionnelle, et avec elle, cet « esprit de compromis » qui nous manque tant. Et là encore, il faut s’interroger sur les intérêts qu’une telle réforme servirait. Pensons la chose du côté individuel d’un politique. Avec le système majoritaire, celui qui souhaite devenir député doit se faire connaître des électeurs, arpenter les marchés, coller des affiches, être présent aux cérémonies officielles, organiser des réunions et distribuer des tracts pour faire connaître ses propositions et son caractère. Et gare à celui qui aurait un passé trouble et des choses à se reprocher, il aurait à s’en expliquer. Bien sûr, l’investiture d’un parti politique aide. Mais ne garantit nullement l’élection. Souvenez-vous de Ségolène Royal, investie par le PS à La Rochelle contre l’avis des militants locaux, et battue par leur candidat qui s’est présenté sans investiture partisane.

Avec le système proportionnel, point besoin de tout cela. Pour se faire élire, pas besoin d’aller séduire le vulgum pecus et de le persuader de voter pour vous. Il vous suffit d’obtenir – par les magouilles, des négociations de couloir, par le chantage si nécessaire – que les dirigeants d’un parti vous inscrivent en position éligible dans la liste. Pas besoin d’aller voir les électeurs, de les convaincre. Pas même besoin d’avoir un comportement irréprochable, puisque les électeurs voteront en fonction de l’étiquette, peut-être de la personnalité du chef de file, mais certainement pas en fonction de l’ensemble des noms inscrits sur la liste, qu’en général personne ne connaît. Sur la liste de candidats que vous avez voté aux élections européennes, combien de noms seriez-vous capable de citer aujourd’hui ?

Résumons : dans le système majoritaire, est élu celui qui sait le mieux se vendre aux électeurs, dans le système proportionnel, celui qui sait le mieux se vendre aux dirigeants d’un parti. Vous comprenez maintenant pourquoi nos politiques, plus intéressés par les batailles de couloirs et de congrès que par le travail de terrain, préfèrent de loin la sécurité du système proportionnel aux aléas du système majoritaire. Mais il y a plus : dans le système majoritaire – on l’a vu avec le NFP – vous avez intérêt pour être élu à conclure des « coalitions » avant l’élection, de constituer des « programmes communs » qui sont présentés aux électeurs avant qu’ils mettent le bulletin dans l’urne. Et comme les électeurs ont voté en connaissance de cause, vous aurez du mal à changer de « coalition » après l’élection. Avec la proportionnelle, chacun ira à l’élection avec son programme, et pourra ensuite expliquer que si le programme n’est pas appliqué, c’est parce qu’il faut bien faire des compromis – compromis dont il est seul juge – avec les autres pour constituer une majorité. Avec la proportionnelle, les accords de coalition se constitueront après le vote, sans donner l’opportunité aux électeurs de se prononcer. Autrement dit, dans le système majoritaire les électeurs se prononcent sur la « coalition » qui prétend gouverner, dans le système proportionnel les partis sont libres de conclure la « coalition » qui fait leur affaire sans que les électeurs aient leur mot à dire, si ce n’est à l’élection suivante. Là encore, on comprend pourquoi les politiques préfèrent le système proportionnel, qui leur permet de faire ce qu’ils veulent dans le dos des électeurs.

Bien sur, il y a un autre versant à la chose, plus collectif. Le système majoritaire pénalise les projets les plus « clivants », qui ont plus de difficulté à former des coalitions, et avantage les projets plus « consensuels », qui peuvent plus facilement faire des alliances. Le système avantageait donc les deux grands partis de gouvernement, la gauche socialiste et la droite libérale. Mais avec le morcellement du spectre politique et la radicalisation des différentes organisations, le système perd ses gros soutiens centristes, alors que du côté des radicaux, LFI ou RN, l’avantage de la proportionnelle est assez évident. Aujourd’hui, même Hollande est pour la proportionnelle. Tout un aveu…

Voilà pourquoi nos politiques n’ont pas « l’esprit de compromis » qu’ils peuvent avoir dans d’autres pays. Parce qu’en France les « compromis » ne peuvent pas être faits dans des débats de couloir, ils doivent être conclus sous la surveillance des électeurs. Quand nos politiques nous parlent d’importer chez nous « l’esprit de compromis », ce qu’ils veulent en fait c’est d’être libérés de la tutelle de ces empêcheurs de négocier en rond que sont les citoyens, pour pouvoir éventuellement conclure des coalitions orthogonales au mandat qu’ils ont reçu. Et la crise politique actuelle en donne un exemple criant de vérité : le seul obstacle à la constitution d’une majorité stable, c’est l’impossibilité de détacher socialistes et écologistes du NFP pour constituer une majorité « centrale », que les députés en question seraient ravis d’intégrer… mais qui les obligerait à assumer la trahison du programme qu’ils ont imprudemment signé.

La crise politique dans laquelle nous sommes ne tient pas, contrairement à ce qu’on nous raconte, aux institutions, à la loi électorale ou au « refus de compromis ». Le scrutin majoritaire à deux tours permet presque toujours à une coalition qui se présente unie devant les électeurs d’obtenir une majorité. Et c’est exactement ce qui s’est passé cette fois-ci : les partis de « l’arc républicain » ont constitué une coalition électorale avec désistement réciproque pour le parti le mieux placé à l’issue du premier tour. Cette coalition, le « front républicain », a bien obtenu une majorité qu’on pourrait qualifier d’écrasante. Seulement voilà : le « front républicain » est constitué par des partis qui refusent catégoriquement de gouverner ensemble, et ne se sont pas posé la question de ce qu’ils feraient après leur victoire. N’ayant pas expliqué aux électeurs qu’ils gouverneraient ensemble avant qu’ils mettent le bulletin dans l’urne, ils ont du mal maintenant à le faire publiquement. C’est de là que vient tout le problème. Et c’est très bien ainsi. Voulons-nous vraiment un système où les candidats se présentent dans une coalition pour ensuite gouverner dans une autre ?

Au fondement même de la démocratie représentative, il y a le principe de responsabilité.  Il n’y a pas de démocratie si le peuple ne sait pas à qui demander des comptes, si ceux qui représentent n’ont pas à répondre des conséquences de leurs actions. C’est pourquoi toute réforme qui vise à occulter les responsabilités ou à les diluer doit être regardée avec la plus grande méfiance.

Descartes

(1) Il y eut quelque 110 gouvernements entre 1871 et 1940, soit une vie moyenne de 7 mois et demi. Entre 1946 et 1958 se sont succédés 24 gouvernements, soit une vie moyenne de 6 mois. A titre de comparaison, depuis 1958 nous avons eu 45 gouvernements, soit une vie moyenne de 18 mois. Il ne semble donc pas que « l’esprit de compromis » ait conduit à une plus grande stabilité que la « monarchie présidentielle ».

(2) Mais, me direz-vous, il y a pourtant des pays où le régime parlementaire ne conduit pas à l’instabilité, alors même qu’aucun parti n’a une majorité. En Allemagne, par exemple, des coalitions stables se forment qui généralement tiennent toute la durée d’une législature. Cependant, lorsqu’on examine de près ces exemples, on s’aperçoit vite que sous une apparente stabilité, ces régimes ne font qu’organiser une forme d’impuissance. Le gouvernement fédéral gouverne en fait très peu, parce que les pouvoirs sont très dispersés entre le niveau fédéral, les länder et les municipalités. En France, le premier ministre est un véritable chef, qui « détermine et conduit la politique de la nation », et les autres ministres ne tiennent leurs pouvoirs que de lui. On s’attend donc à ce que tous les ministres concourent à la mise en œuvre d’un même projet, et lorsqu’un désaccord surgit entre eux c’est le premier ministre qui tranche. En Allemagne, chaque ministère est un château, tenu par un seigneur qui tient son autorité non pas du chancelier, mais de « l’accord de coalition ». On peut donc avoir des ministères qui poursuivent des politiques divergentes, et dans ce cas le chancelier n’a pas de pouvoir d’arbitrage. Dans leurs réunions avec leurs homologues français, il arrive que deux représentants de deux ministères allemands défendent des positions orthogonales… voire qu’ils refusent de participer à la réunion pour ne pas avoir à contredire une position d’un autre ministère que leur ministre ne partage pas. Le ministre de la défense peut déclarer qu’il faut renforcer la Bundeswehr, et celui des finances déclarer qu’il ne donnera pas l’argent. Et personne n’arbitrera entre les deux : faute d’accord, la chose ne se fera pas. Autrement dit, dans ces pays l’instabilité ne se situe pas au niveau des hommes, mais des politiques. Au gré des accords qui se font et se défont entre les différents « châteaux », les décisions peuvent changer d’une semaine à l’autre.

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41 réponses à La mode du jour: le retour vers la IVème République

  1. kaiser hans dit :

    Bonjour 
     
    très bel article.
    Plutôt d’accord sur le fond, à une réserve près, paradoxalement la proportionnelle aurait permis très vite au RN d’être réellement présent comme maintenant et aurait peut-être empêché la tactique du barrage électoral, tactique qui pour moi est le degré zéro de la politique encore plus bas que ce que vous décrivez…

    • Descartes dit :

      @ kaiser hans

      [Plutôt d’accord sur le fond, à une réserve près, paradoxalement la proportionnelle aurait permis très vite au RN d’être réellement présent comme maintenant et aurait peut-être empêché la tactique du barrage électoral, tactique qui pour moi est le degré zéro de la politique encore plus bas que ce que vous décrivez…]

      Pas vraiment. Oui, la proportionnelle aurait permis au RN d’être mieux représenté à l’Assemblée depuis des années. Mais en même temps – comme dirait l’autre – elle aurait exclu toute possibilité d’arriver au gouvernement avec une majorité propre. Le système proportionnel aurait permis au RN d’être mieux représenté, mais aurait réduit ses chances de pouvoir gouverner.

      • Kaiser Hans dit :

        “Le système proportionnel aurait permis au RN d’être mieux représenté, mais aurait réduit ses chances de pouvoir gouverner.”
         
        pas faux mais en même temps est ce que ce n’est pas mieux pour un parti de l’extrêmité de l’échiquier politique qui suscite un rejet viscéral de la part de la population. (et je mets LFI dans le même lot)

  2. maleyss dit :

    [La IIIème et la IVème, c’est l’âge d’or de la technocratie française, la période pendant laquelle les « grands commis » ont eu le plus de pouvoir, pour le meilleur souvent, pour le pire quelquefois. ]
    Pouvez-vous donner quelques exemples de ces deux occurences ?

    [L’histoire de ces dernières années est remplie de politiciens qui ont montré un flair, un talent manœuvrier, une clairvoyance remarquable dans la conquête du pouvoir, et qui se sont ridiculisés – ou qui n’ont tout simplement pas su quoi faire – lorsqu’ils ont eu à exercer ce pouvoir si brillamment conquis]
    Au premier rang desquels Chirac, bel animal politique qui, sitôt le pouvoir conquis, s’est transformé en une espèce de rad-soc à la sauce corrézienne.

    • Descartes dit :

      @ maleyss

      [« La IIIème et la IVème, c’est l’âge d’or de la technocratie française, la période pendant laquelle les « grands commis » ont eu le plus de pouvoir, pour le meilleur souvent, pour le pire quelquefois. » Pouvez-vous donner quelques exemples de ces deux occurrences ?]

      Pour le meilleur, on peut citer le programme « barrages » des années 1950, qui fut le premier grand programme conduit par EDF après sa nationalisation, ou la modernisation des chemins de fer impulsée par Raoul Dautry entre les deux guerres. Pour le pire, on peut citer les erreurs commises dans la politique du logement, qui ont conduit à la crise de la fin des années 1950.

  3. Carloman dit :

    Bonsoir,
     
    [La IIIème République, minée par le clanisme parlementaire, n’a pas su préparer le pays à la guerre.]
    Un esprit facétieux serait tenté de vous demander: quelle guerre? Si la III° République n’a pas su préparer la Seconde Guerre Mondiale, elle avait réussi à préparer la Première, à encaisser une offensive allemande qui, en 1914, ne fut pas loin d’atteindre Paris, à galvaniser un peuple au point de lui faire supporter “l’enfer de Verdun”, et finalement à tenir les élites et les rênes du pays jusqu’à la victoire finale. Ce n’est pas si mal…
     
    [La IIIème et la IVème, c’est l’âge d’or de la technocratie française, la période pendant laquelle les « grands commis » ont eu le plus de pouvoir, pour le meilleur souvent, pour le pire quelquefois.]
    C’est amusant que vous écriviez cela car j’avais lu – ou entendu – je ne sais plus où que certains historiens considéraient le régime de Vichy comme un âge d’or de la technocratie. Au début tout du moins, quand le régime avait encore quelques marges de manoeuvre, il avait apparemment attiré un certain nombre de technocrates qui pensaient avoir les mains plus libres que sous la III° République pour mener certaines réformes.
     
    A ce sujet, je me permettrai une petite remarque: je n’aime pas être l’arbitre des élégances linguistiques, mais j’ai remarqué que dans plusieurs articles vous utilisiez le terme “vichyssois” comme adjectif qualifiant quelque chose en lien avec le régime de Vichy. Or on utilise plutôt l’adjectif “vichyste” pour ce qui est relatif au régime de Pétain, et “vichyssois” pour ce qui concerne la ville de Vichy. Ainsi les habitants de Vichy sont les Vichyssois, quelle que soient leurs opinions politiques, et les partisans du régime de Vichy sont des vichystes. Je sais, c’est un détail, mais une partie de ma famille a été vichyssoise et l’amalgame entre la population de la ville et le régime de Pétain n’est jamais très agréable.
     
    [alors qu’elle a été l’objet d’un rejet quasi-unanime de la classe politique.]
    Y compris le parti communiste 😉 
     
    [L’histoire de ces dernières années est remplie de politiciens qui ont montré un flair, un talent manœuvrier, une clairvoyance remarquable dans la conquête du pouvoir, et qui se sont ridiculisés – ou qui n’ont tout simplement pas su quoi faire – lorsqu’ils ont eu à exercer ce pouvoir si brillamment conquis : Hollande, Sarkozy, Macron…]
    Je n’aime pas Sarkozy, mais n’est-ce pas un peu sévère de dire qu’il s’est ridiculisé – ou qu’il n’a pas su quoi faire – une fois arrivé au pouvoir? Il me semble qu’il a toujours tenu un discours plutôt volontariste. Chirac par contre…

    • Descartes dit :

      @ Carloman

      [« La IIIème République, minée par le clanisme parlementaire, n’a pas su préparer le pays à la guerre. » Un esprit facétieux serait tenté de vous demander : quelle guerre ? Si la III° République n’a pas su préparer la Seconde Guerre Mondiale, elle avait réussi à préparer la Première, à encaisser une offensive allemande qui, en 1914, ne fut pas loin d’atteindre Paris, à galvaniser un peuple au point de lui faire supporter “l’enfer de Verdun”, et finalement à tenir les élites et les rênes du pays jusqu’à la victoire finale. Ce n’est pas si mal…]

      On peut dire raisonnablement que la troisième République sut GERER la guerre de 1914-18, mais on ne peut pas vraiment dire qu’elle a su la PREPARER. La victoire tient plus à la capacité d’improvisation une fois la guerre commencée, qu’à la qualité de la préparation de l’armée française. L’état-major français était resté sur l’idée d’une attaque allemande par la Lorraine, négligeant complètement la manœuvre d’enveloppement en passant par la Belgique. Nos fantassins avaient encore des pantalons garance, qui permettait de les repérer de loin pour pouvoir facilement tirer dessus (ils passeront au « bleu horizon » qu’après une année de guerre). Ils étaient armés d’un fusil Lebel modèle 1886 (30 ans d’âge…).

      [« La IIIème et la IVème, c’est l’âge d’or de la technocratie française, la période pendant laquelle les « grands commis » ont eu le plus de pouvoir, pour le meilleur souvent, pour le pire quelquefois. » C’est amusant que vous écriviez cela car j’avais lu – ou entendu – je ne sais plus où que certains historiens considéraient le régime de Vichy comme un âge d’or de la technocratie. Au début tout du moins, quand le régime avait encore quelques marges de manœuvre, il avait apparemment attiré un certain nombre de technocrates qui pensaient avoir les mains plus libres que sous la III° République pour mener certaines réformes.]

      Ça se discute. Il est vrai qu’il y eut une fenêtre d’opportunité pendant les premières années de Vichy pendant lesquelles les « technocrates » ont pu faire signer des textes – souvent très techniques – qui étaient remisés dans des tiroirs du fait de l’impuissance du politique à résister aux « lobbies » sous la IIIème République. Pour donner quelques exemples, l’acte dit loi du 27 septembre 1941 relatif à la réglementation des fouilles archéologiques, qui institue le premier régime de protection des objets et sites archéologiques, ou le décret du 18 janvier 1943 portant règlement sur les appareils à pression de gaz, qui crée le premier régime de contrôle des appareils sous pression qui provoquaient auparavant des accidents fréquents et graves dans les usines. Ces deux textes – qui ont d’ailleurs été ratifiés à la Libération et sont toujours partiellement en vigueur – étaient déjà écrits en grande partie en 1940, mais n’avaient pas été signés du fait de l’opposition de différents lobbies.

      Cela étant dit, Vichy ne fait que prolonger et couronner le pouvoir acquis par la technocratie pendant les années 1920 et 1930. Les technocrates qui « ont eu les mains libres » en 1941 et 1943 avaient été formés et fait leur nid au sein de l’Etat pendant la période de l’entre-deux-guerres…

      [A ce sujet, je me permettrai une petite remarque: je n’aime pas être l’arbitre des élégances linguistiques, mais j’ai remarqué que dans plusieurs articles vous utilisiez le terme “vichyssois” comme adjectif qualifiant quelque chose en lien avec le régime de Vichy (…).]

      Vous avez tout à fait raison, et je vous remercie de me le faire remarquer. A ma décharge, je dois dire qu’il n’est pas aisé quelquefois de choisir. Le gouvernement de l’Etat français était par définition « vychiste », mais il était aussi « vychissois » au sens où il était installé à Vichy… mais je prends votre remarque, et je ferai plus attention à l’avenir. Les habitants de Vichy n’ont pas à charger avec un héritage qu’ils n’ont pas nécessairement voulu : si Vichy fut la capitale de l’Etat français, c’est moins par la volonté de ses habitants que par sa logistique hôtelière…

      [« alors qu’elle a été l’objet d’un rejet quasi-unanime de la classe politique. » Y compris le parti communiste]

      Certainement, mais pas pour les mêmes raisons. Entre 1947 et 1962, le Parti communiste n’a participé à aucun gouvernement. On peut donc difficilement imaginer que les élus communistes se soient opposés à la « monarchie républicaine » instaurée par De Gaulle avec l’objectif de préserver leurs possibilités de devenir ministres, ou d’éviter d’assumer les responsabilités de leurs actes de gouvernement. Et vous noterez que les communistes – du moins ceux d’avant la « mutation » – se sont positionnés généralement du côté « jacobin », refusant le transfert des pouvoirs vers les juges, les instances supranationales, les autorités indépendantes, et jusqu’à un certain point aux échelons locaux. Le bloc dominant a organisé l’impuissance du politique sans eux, et souvent contre eux.

      L’opposition des communistes en 1962 était moins motivée par la défense des privilèges des élus et notables, que d’une opposition idéologique mais aussi sentimentale à la logique de « l’homme fort » et du pouvoir personnel. Vous noterez que les partis communistes, lorsqu’ils sont arrivés au pouvoir et installé des régimes avec des « hommes forts », ont toujours maintenu la fiction d’une direction collective. Même au zénith de son pouvoir, Staline n’a jamais été führer, duce, empereur ou grand mamamouchi. On n’a jamais inventé pour lui un titre « singulier » qui le mettrait à part, qui en ferait un être unique. Officiellement, il n’était que président du conseil des ministres, et secrétaire du comité central du PCUS. Autrement dit, le « primum inter pares » dans des instances collégiales. Protocolairement, il n’était même pas le premier personnage de l’Etat.

      Les communistes voyaient en De Gaulle un « général factieux » porté par l’armée pour instaurer une dictature militaire, et ont eu beaucoup de mal à comprendre que mongénéral n’entendait pas « commencer une carrière de dictateur ». Mais une fois qu’ils l’ont compris, on ne peut pas dire qu’ils aient été les avocats les plus résolus d’un retour au statu quo ante.

      [« L’histoire de ces dernières années est remplie de politiciens qui ont montré un flair, un talent manœuvrier, une clairvoyance remarquable dans la conquête du pouvoir, et qui se sont ridiculisés – ou qui n’ont tout simplement pas su quoi faire – lorsqu’ils ont eu à exercer ce pouvoir si brillamment conquis : Hollande, Sarkozy, Macron… » Je n’aime pas Sarkozy, mais n’est-ce pas un peu sévère de dire qu’il s’est ridiculisé – ou qu’il n’a pas su quoi faire – une fois arrivé au pouvoir? Il me semble qu’il a toujours tenu un discours plutôt volontariste. Chirac par contre…]

      Vous savez que je suis loin d’être un antisarkozyste primaire, et que j’ai même une certaine tendresse pour le personnage. Mais il faut avouer que la première année de sa présidence est remplie d’affaires qu’on peut qualifier de « ridicules » ou pire : ses sorties « bling bling », ses excès de langage, ce « ministère de l’immigration » Potemkine, le contournement du vote de 2005… Sarkozy est peut-être le seul de nos présidents qui se soit bonifié avec l’âge, qui ait montré une capacité d’apprendre de ses erreurs et de s’améliorer. Il lui a fallu presque un an pour prendre la mesure de sa fonction, pour se couler dans la dignité du poste. On peut regretter qu’il n’ait pas été réélu, on aurait peut-être eu une bonne présidence, bien meilleure en tout cas que celle d’Hollande.

      • cdg dit :

        [Même au zénith de son pouvoir, Staline n’a jamais été führer, duce, empereur ou grand mamamouchi]
        Pas vraiment, il etait le vojd (guide) ce qui de facon amusante est ce que veut dire führer en allemand
        https://fr.wikipedia.org/wiki/Vojd
        Et vu le culte de la personnalite autour de staline, il etait clair qui etait le patron en URSS a l epoque

        • Descartes dit :

          @ cdg

          [« Même au zénith de son pouvoir, Staline n’a jamais été führer, duce, empereur ou grand mamamouchi » Pas vraiment, il etait le vojd (guide) ce qui de facon amusante est ce que veut dire führer en allemand]

          J’avais bien pris la peine de préciser ma formule : « Même au zénith de son pouvoir, Staline n’a jamais été führer, duce, empereur ou grand mamamouchi. On n’a jamais inventé pour lui un titre « singulier » qui le mettrait à part, qui en ferait un être unique ». Staline n’a jamais été « LE vojd », il a été « UN vodj ». Le terme « vodj » (« guide ») a été utilisé dans l’histoire russe à propos d’un grand nombre de dirigeants, et sous le régime soviétique pour désigner les dirigeants suprêmes du PCUS, mais n’a jamais été un titre singulier. Le Führer était unique dans l’histoire allemande, tout comme le Duce était un être unique dans l’histoire italienne. Staline n’était qu’un « vodj » parmi d’autres…

          [Et vu le culte de la personnalité autour de Staline, il était clair qui était le patron en URSS à l’époque]

          Je n’ai pas dit le contraire. Cependant, vous noterez que contrairement à Hitler ou Mussolini – et même à Pétain, il n’a jamais formalisé cette autorité absolue qu’on lui prête. Formellement, il n’a jamais été qu’un « primum inter pares », que le président d’organes de direction collective. Je pense que cette position, très différente de celle des autres régimes dictatoriaux de l’époque, est une concession à la culture communiste, très méfiante vis-à-vis des régimes fondés sur un « homme fort ».

        • Lafleur dit :

          Comparaison n’est pas raison.
          Vous devriez prendre du recul sur les assimilations mensongères et ineptes entre Socialisme soviétique et Fascismes, notamment germanique.
          Pour Adolf Hitler, “Mein Führer” n’est pas qu’un surnom populaire ; comme l’expression “Petit père des peuples”, issue du tsarisme (cf. царь-батюшка). Il s’agit d’une fonction statutaire ou autrement un titre officiel.
          Adolf Hitler était “Oberstführer” (Guide suprême) du NSDAP et de la SA, soit doté d’un pouvoir personnel unique et total.
          Après avoir été l’élu de la bourgeoisie réactionnaire, il sera nommé comme Reichskanzler (Chancelier). Le processus de coup d’Etat est passé notamment par la loi du 24 mars 1933 de “réparation de la détresse du peuple et du Reich” lui donnant le droit de gouverner par décret, c’est-à-dire de prendre des textes législatifs sans aucune procédure parlementaire. A ce moment, il est de facto le Führer. Après le décès du maréchal Hindenburg le 2 août 1934, il assure les fonctions de chef de l’Etat, après autorisation du Conseil des ministre, avec le titre officiel de “Führer du Reich”. Et finalement par plébiscite du 19 août 1934, Adolf Hitler fait entériner, en droit, sa fonction de chef de l’Allemagne autant que le chef du gouvernement avec le titre de Führer.
          C’est le Führerstaat.
          Il a concentré, à partir de ce moment-là, sur sa personne les fonctions de chef du gouvernement, de chef de l’État, de chef du parti unique et de commandant en chef de l’armée, obtenant même que les militaires lui prêtent un serment personnel, et ensuite même de juge suprême.
          Je ne reviens pas sur le culte de la personnalité “autour de Staline”. Ce dernier n’a jamais été chef de l’Etat etc. Ces mensonges servent, qui plus est, à salir la Grande Révolution française car, derrière Staline, c’est Robespierre : l’homme du comité de salut public qui s’est opposé au terrorisme des membres du comité de sûreté générale et de leurs représentants. Staline est l’incarnation de la victoire de l’URSS sur les fascismes, dont le IIIème Reich et de ses alliés et satellites d’Europe continentale et orientale (Hongrie etc.).
          A ce titre, je vous invite à lire le livre de l’historien américain Grover Furr, “Khrouchtchev a menti”, formidable travail de recherche qui sort des escroqueries et mensonges trotskistes et d’une social-démocratie démagogique et révisionniste à la François Furet et compagnie.

          • Descartes dit :

            @ cdg

            Je laisse cdg vous répondre sur le fond, mais il y a quelques points que je voudrais préciser…

            [Je ne reviens pas sur le culte de la personnalité “autour de Staline”. Ce dernier n’a jamais été chef de l’Etat etc.]

            C’était là justement mon point. Hitler et Staline ont été tous deux « divinisés », mais d’une manière très différente. Sur le plan symbolique, la figure de Hitler est une figure de pouvoir, un homme capable de plier les hommes et les choses à sa volonté. La figure de Staline est celle d’un guide, d’un homme qui cumule toutes les vertus et que par conséquence tout le monde suit. C’est pourquoi le premier apparaît seul, singulier, alors que l’autre n’est que la tête visible d’une direction collective.

            [Ces mensonges servent, qui plus est, à salir la Grande Révolution française car, derrière Staline, c’est Robespierre :]

            Il y a là à mon sens une grande incompréhension, que les communistes ont d’ailleurs internalisé et contribué à installer. Si l’on veut raisonner par analogie avec la Révolution française, la figure qui se rapproche le plus à celle de Robespierre, c’est le couple Lénine-Trotsky, qui ont à faire face à la fois à l’attaque extérieure et à la guerre civile à l’intérieur. Comme Robespierre, ils répondent par l’appel à « la patrie en danger », et par des mesures de terreur pour anesthésier la société. Staline, c’est plutôt Napoléon Bonaparte, l’homme qui stabilise le régime, qui pose les « masses de granit » en organisant une administration.

            [A ce titre, je vous invite à lire le livre de l’historien américain Grover Furr, “Khrouchtchev a menti”, formidable travail de recherche qui sort des escroqueries et mensonges trotskistes et d’une social-démocratie démagogique et révisionniste à la François Furet et compagnie.]

            Que Khrouchtchev ait menti, c’est dans l’ordre des choses. Après tout, il ne pouvait s’installer au pouvoir qu’en dégageant les suppôts du régime précédent. Il a donc lourdement chargé son prédécesseur. C’est de bonne guerre. Cela étant dit, la terreur stalinienne est une réalité qu’il est difficile de contester…

            • Carloman dit :

              @ Descartes,
               
              [Staline, c’est plutôt Napoléon Bonaparte, l’homme qui stabilise le régime, qui pose les « masses de granit » en organisant une administration.]
              A ceci près que Napoléon arrive après la phase de Terreur révolutionnaire, et on ne peut pas dire qu’il ait à proprement parler relancer une politique de terreur. Il a plutôt agi comme réconciliateur des Français, ceux acquis à la Révolution mais aussi ceux qui se montraient plus circonspects (comme nombre de catholiques), même s’il n’a pas hésité parfois à user de répression.
               
              Staline bâtit certes des institutions, mais ne paraît pas avoir été en mesure de sortir de la politique de Terreur. Mon hypothèse – si on laisse de côté la question de la paranoïa et de la cruauté éventuelles de Joseph Vissarionovitch – est que Staline était beaucoup plus idéologue, en un sens beaucoup plus “révolutionnaire convaincu” que Napoléon. Napoléon est l’héritier de la Révolution mais aussi celui qui la termine. Staline certes stabilise le régime bolchévique mais en même temps il veut poursuivre la Révolution, la transformation sociale, la collectivisation des terres, l’industrialisation à marche forcée. Et ces transformations, même si l’objectif peut paraître louable, ont été menées avec une certaine brutalité voire une réelle violence (dans un pays il est vrai où la violence est historiquement très présente), ce qui entre en contradiction avec la politique de stabilisation: quand vous voulez stabiliser un régime politique, il faut pacifier la société, non la violenter.
               
              Par conséquent, ne faudrait-il pas comprendre la terreur stalinienne comme la conséquence de l’impossibilité de concilier deux impératifs contradictoires: construire la “société socialiste” d’un côté, et mettre fin aux soubresauts de la Révolution de l’autre?
               
              En effet, l’idée que la terreur stalinienne trouve son explication dans l’hostilité des autres pays au régime soviétique ne me convainc guère. Napoléon aussi était en butte à l’hostilité généralisée des autres pays d’Europe et il n’a pas eu besoin d’envoyer des centaines de milliers de Français dans un équivalent du goulag.
               
              Voilà quelques réflexions en passant.   

            • Descartes dit :

              @ Carloman

              [Staline bâtit certes des institutions, mais ne paraît pas avoir été en mesure de sortir de la politique de Terreur. Mon hypothèse – si on laisse de côté la question de la paranoïa et de la cruauté éventuelles de Joseph Vissarionovitch – est que Staline était beaucoup plus idéologue, en un sens beaucoup plus “révolutionnaire convaincu” que Napoléon. Napoléon est l’héritier de la Révolution mais aussi celui qui la termine. Staline certes stabilise le régime bolchévique mais en même temps il veut poursuivre la Révolution, la transformation sociale, la collectivisation des terres, l’industrialisation à marche forcée. Et ces transformations, même si l’objectif peut paraître louable, ont été menées avec une certaine brutalité voire une réelle violence (dans un pays il est vrai où la violence est historiquement très présente), ce qui entre en contradiction avec la politique de stabilisation: quand vous voulez stabiliser un régime politique, il faut pacifier la société, non la violenter.]

              Je ne pense pas que la différence se trouve dans le fait que l’un était plus « idéologue » que l’autre. Staline voulait certainement continuer l’œuvre de la révolution mais a su, comme Napoléon, se montrer pragmatique pour chercher une certaine « pacification » de la société. Sa politique vis-à-vis de l’église orthodoxe est assez similaire à celle poursuivie par Napoléon vis-à-vis du catholicisme.

              Non, je pense que la différence fondamentale tient à une question de classe. Napoléon arrive alors que la France a déjà une bourgeoisie constituée, qui a un intérêt à ce que les conquêtes de la révolution soient stabilisées et l’ordre rétabli. Staline n’a pas cette chance : la révolution « prolétarienne » s’appuie en fait sur un « prolétariat » relativement maigre : la grande masse de la population est faite de paysans qui ont profité du désordre des années révolutionnaires pour se saisir des terres de l’aristocratie, qui sont en fait des bourgeois ou aspirent à l’être – les fameux « koulaks ». Alors que Napoléon peut s’appuyer confortablement sur une base sociale qui est acquise à ses réformes, qui est même demandeuse à ce que le régime « bourgeois » soit ancré sur des « masses de granit », les réformes staliniennes ont une base sociale beaucoup plus maigre. D’où une double dérive, à la fois vers un volontarisme absolu et vers la terreur.

              [En effet, l’idée que la terreur stalinienne trouve son explication dans l’hostilité des autres pays au régime soviétique ne me convainc guère. Napoléon aussi était en butte à l’hostilité généralisée des autres pays d’Europe et il n’a pas eu besoin d’envoyer des centaines de milliers de Français dans un équivalent du goulag.]

              Il faut dire que Robespierre, mutatis mutandis, l’avait fait pour lui ! Mais je suis d’accord sur le fait que la SEULE hostilité des autres pays n’est pas une explication suffisante. Il faut tenir compte aussi du problème de la base sociale. Les révolutionnaires français ont fait une révolution bourgeoise avec une bourgeoisie puissante, les révolutionnaires russes ont fait une révolution prolétarienne sans prolétaires…

  4. Paul dit :

    Bonjour Descartes,
    Je partage pleinement votre constat. En fait, vous en aviez souvent parlé, mais voilà que le “retour du refoulé” provoqué par cette séquence politique actualise cruellement la théorie freudienne: ce que l’on n’a pas mémorisé vient se répéter et nous mettre en échec. 
    Pour ma part, je suis effaré par l’appauvrissement intellectuel et culturel de nos “élites” politiques. Qu’est-ce que ce sera avec la proportionnelle… Je me rends compte également de mon propre désintéressement des développements récents. Je me rends compte  ne pas être le seul dans ce cas. Je crains aussi que maintenant, tout échappe au citoyen. 
    Je trouve un accent populiste de rejet des élites dans votre post, que je ne vous connaissais pas. Loin de moi l’idée de vous le reprocher, il repose sur tant de justesse d’analyse, mais doit-on y voir un découragement de votre part ?

    • Descartes dit :

      @ Paul

      [Je partage pleinement votre constat. En fait, vous en aviez souvent parlé, mais voilà que le “retour du refoulé” provoqué par cette séquence politique actualise cruellement la théorie freudienne: ce que l’on n’a pas mémorisé vient se répéter et nous mettre en échec.]

      Sans vouloir vous offenser, je me méfie des interprétations freudiennes appliquées aux collectifs. Les catégories de la théorie freudienne sont par essence individuelles, et leur extension aux entités collectives – « l’inconscient social », « le surmoi social » – relèvent à mon avis plus d’une image qu’autre chose, et il faut donc les utiliser avec une grande précaution.

      Maintenant sur le fond : je ne crois pas qu’on puisse parler de « retour du refoulé », parce que notre classe politique n’a jamais « refoulé » sa préférence idéologique pour le régime d’assemblée ou le scrutin proportionnel. Le peuple français non plus n’a « refoulé » sa préférence pour un régime personnalisé, conscient que, comme le disait mongénéral « Délibérer est le fait de plusieurs. Agir est le fait d’un seul ». Aujourd’hui, on n’assiste pas au « retour du refoulé », mais à la continuité de la lutte de la classe politique pour revenir en arrière, de vendre au peuple un retour au régime d’assemblée, profitant du fait que la mémoire des républiques antérieures s’éteint lentement.

      [Pour ma part, je suis effaré par l’appauvrissement intellectuel et culturel de nos “élites” politiques.]

      Oui, c’est terrifiant. Et la gauche a dans ce domaine une responsabilité écrasante, avec sa vision démagogique du « venez comme vous êtes ».

      [Je me rends compte également de mon propre désintéressement des développements récents. Je me rends compte ne pas être le seul dans ce cas. Je crains aussi que maintenant, tout échappe au citoyen.]

      Je partage ce diagnostic. Il y a quelques années, je lisais encore tout ce qui me passait sous le nez : programmes, débats, comptes rendus… Aujourd’hui je me dis « à quoi bon… ».

      [Je trouve un accent populiste de rejet des élites dans votre post, que je ne vous connaissais pas. Loin de moi l’idée de vous le reprocher, il repose sur tant de justesse d’analyse, mais doit-on y voir un découragement de votre part ?]

      Votre remarque m’a poussé à relire mon article… et non, je ne retrouve aucun « accent populiste ». Vous noterez par exemple que le mot « élite » ne figure pas dans mon papier. Loin de moi l’idée d’opposer des « élites » au « peuple ». Je parle d’une « classe politique » ou plus généralement « des politiques ». Mais celles-ci ne constituent pas pour moi une « élite », au contraire. Je l’ai écrit dans un papier antérieur : parce qu’on a organisé l’impuissance du politique – et plus largement de l’Etat – les « meilleurs » sont partis vers d’autres cieux plus cléments et mieux payés.

      Je n’ai aucun penchant populiste, au contraire. Je suis convaincu qu’il faut dans une République une « aristocratie du mérite » qui « tire » le reste de la société vers le haut en servant de référence, d’idéal à atteindre. Et j’insiste sur les deux mots : « aristocratie », parce qu’il faut que ce groupe soit porteuse de valeurs d’honneur, de dévouement à la chose publique pour résister à la monétarisation de tous les rapports humains qui vient avec le capitalisme ; et « mérite » parce que dans une République l’accès à cette aristocratie doit être ouverte à tous « dans la mesure de leurs vertus et de leurs talents ». Je ne crois pas à la vision « populiste » qui s’imagine qu’on peut se passer des « sachants » et des « experts », et que le peuple réuni en assemblée à une sorte de science infuse. Il faut des « sachants » et des « experts », et il faut imaginer des rapports entre eux et le peuple souverain qui permette à chacun de jouer son rôle sans empiéter sur celui des autres.

      Je n’oppose pas « peuple » et « élites ». Je note simplement qu’une partie de ces « élites » – ou prétendu telle – ne joue pas son rôle. Je serais “populiste” si je disais que le “peuple” peut les remplacer avantageusement. Mais ce n’est pas le cas.

  5. Did dit :

    Bonjour, hors sujet: quand je reprends publiquement vos idées, souhaitez vous que je vous cite ou, pour votre sécurité ou tranquillité, non?

    • Descartes dit :

      @ Did

      [Bonjour, hors sujet: quand je reprends publiquement vos idées, souhaitez vous que je vous cite ou, pour votre sécurité ou tranquillité, non?]

      La politique de ce blog est exprimée dans son en-tête: vous pouvez librement reproduire ou citer mes papiers, à condition d’indiquer l’origine.

  6. JEAN PAUL DAMAGGIO dit :

    De gauche (même si la gauche politique n’existe plus) j’ai défendu la proportionnelle jusqu’en 1986 quand j’ai découvert que les effets ne sont pas ceux attendus. Aussi je suis d’accord avec cette formule : « Résumons : dans le système majoritaire, est élu celui qui sait le mieux se vendre aux électeurs, dans le système proportionnel, celui qui sait le mieux se vendre aux dirigeants d’un parti. »
    Ceci étant tout comme il existe plusieurs systèmes majoritaires il existe plusieurs systèmes proportionnels.
    La Troisième république a eu un système majoritaire (sauf en 1919 et 1925) aux effets différents de ceux de la Cinquième république car le système majoritaire ne conduit à la stabilité que dans un univers politique précis.
    De même le système proportionnel en Espagne par exemple a longtemps était facteur de stabilité en période de bipartisme.
    Les appels en France à la proportionnelle imaginent plaquer sur le résultat du scrutin majoritaire sur celui à la proportionnelle or c’est une erreur grave. Avec le majoritaire, au premier tour on choisit, au second on élimine (ce qui comme le dit l’article fait que le citoyen décide de  l’alliance qui va gouverner). Avec le scrutin proportionnel dès le premier tour on élimine et ça réduit fortement la marge des « petites » listes. C’est ce que le PCF a découvert en 1986 avec une proportionnelle départementale. Là où il était fort il s’en sort, mais là où il était faible, il perd (alors que le vote était présenté comme plus utile que jamais) ce qui accroit l’écart entre les zones géographiques.

    • Descartes dit :

      @JEAN PAUL DAMAGGIO

      [Ceci étant tout comme il existe plusieurs systèmes majoritaires il existe plusieurs systèmes proportionnels. La Troisième république a eu un système majoritaire (sauf en 1919 et 1925) aux effets différents de ceux de la Cinquième république car le système majoritaire ne conduit à la stabilité que dans un univers politique précis.]

      Votre commentaire soulève un point essentiel : les systèmes électoraux ne s’analysent pas in abstracto, mais fonctionnent plus ou moins en fonction du contexte politique. En fonction de la structuration du champ politique, les défauts d’un système peuvent rester cachés ou au contraire devenir rédhibitoires.

      De ce point de vue, l’exemple israélien est intéressant. Israël a un régime parlementaire à l’anglaise, sans Constitution écrite. Le président n’a qu’un rôle cérémonial, et le pouvoir est exercé par un cabinet dirigé par un premier ministre issu d’un parlement unicaméral, la Knesset. Les députés sont élus à la proportionnelle intégrale sans seuil. Ce système a assuré des gouvernements forts et relativement stables dans la période qui va de la fondation jusqu’aux années 1980. Pourquoi ? Parce que les élites israéliennes étaient relativement homogènes, qu’elles étaient soumises à une menace existentielle, et que l’opposition « gauche/droite » structurait le champ politique. La tentation de fragmentation a toujours été là, mais elle ne se manifestait pas. Au tournant du siècle, la société israélienne est très différente. L’état d’Israël ne paraît plus une construction fragile et temporaire, et la société israélienne est devenue beaucoup plus hétérogène. La fragmentation joue donc à plein, sans qu’il y ait des partis dominants capable de constituer des majorités stables. Et du coup, tous les défauts du scrutin proportionnel se manifestent.

      En France, le scrutin majoritaire avait pour objectif de maintenir le PCF – qui, il ne faut pas l’oublier, restait le « premier parti de France » – éloigne du pouvoir institutionnel, et joue aujourd’hui le même rôle vis-à-vis du RN. Dans le contexte de l’époque, c’était indispensable pour assurer la stabilité des institutions. Et c’était tolérable parce que le parti « tribunitien », même éloigné du pouvoir « institutionnel », avait les moyens de se faire entendre dans la rue et dans les usines. La droite dans les ministères, la gauche dans la rue, tout le monde pouvait participer à la définition de la politique de la nation. Ce qui a changé aujourd’hui, c’est qu’une section majoritaire de la population est condamnée à l’impuissance politique. Et du coup, l’injustice du système majoritaire apparaît clairement.

  7. Spinoza dit :

    Il m’a toujours semblé que le principal défaut de la Vème République était celui-ci :
     
    De Gaulle considérait que le grand pouvoir accordé par la Constitution de 1958 au Président de la République allait avec une contrepartie : celle de retourner régulièrement devant le peuple, et de démissionner en cas de désaveu. Or, cette contrepartie n’a pas été inscrite dans la Constitution, et certains de ses successeurs ne se sont pas sentis liés par elle. Cela a notamment permis au dernier en date de gouverner contre le peuple français depuis déjà plusieurs années.
     
    Que penseriez-vous d’une réforme visant à inscrire dans la Constitution l’obligation pour le Président de la République d’organiser tous les ans un référendum, avec obligation de quitter sa fonction si l’option qu’il défend est battue dans les urnes ?
     
    Cela dit, je précise que la réforme des institutions me paraît nettement moins prioritaire pour renforcer la démocratie que de museler le pouvoir des marchés financiers, de sortir de l’UE ou de mettre fin à la concentration des médias entre les mains du grand capital.
     

    • Descartes dit :

      @ Spinoza

      [Il m’a toujours semblé que le principal défaut de la Vème République était celui-ci : De Gaulle considérait que le grand pouvoir accordé par la Constitution de 1958 au Président de la République (…)]

      Je pense que vous faites une erreur – au demeurant très courant – dans la lecture de la Constitution de la Vème République. Celle-ci n’accorde pas, contrairement à ce que l’on croit, un « grand pouvoir » au président. Si on laisse de côté l’article 16, qui relève d’une situation exceptionnelle, quels sont exactement les « grands pouvoirs » du président ? Il nomme certes le Premier ministre (mais ne peut le renvoyer). Il peut dissoudre l’Assemblée nationale, il peut s’adresser aux Assemblées. C’est à peu près tout : dans tous les autres domaines, il n’a qu’un pouvoir de véto : il nomme les membres du gouvernement, mais seulement sur proposition du Premier ministre ; il peut soumettre un projet de loi à référendum, mais seulement avec l’accord du gouvernement ; il peut autoriser le gouvernement à utiliser le 49.3. Mais cela ne va pas beaucoup plus loin. C’est le Premier ministre qui « détermine et conduit la politique de la nation », et seule l’Assemblée peut le censurer.

      Le « grand pouvoir » du président n’est pas issu de la Constitution elle-même, mais de la légitimité que lui donne son mode de l’élection, et qui fait que – normalement – la majorité parlementaire est élue su son nom. On l’a vu lors des cohabitations : lorsque cette condition n’est pas remplie, lorsque le lien entre le président et le peuple est rompu, il ne lui reste qu’à inaugurer les chrysanthèmes. Il ne conserve tout au plus qu’un pouvoir de nuisance. Notre Constitution fournit un exemple assez intéressant qui illustre le fait qu’une Constitution est un texte politique avant d’être un texte juridique, et que la lecture du texte ne donne qu’une idée assez imparfaite du fonctionnement réel du pouvoir politique, que ce que les anglosaxons appellent les « conventions de la Constitution » sont au moins aussi importantes que le texte lui-même.

      [(…) allait avec une contrepartie : celle de retourner régulièrement devant le peuple, et de démissionner en cas de désaveu. Or, cette contrepartie n’a pas été inscrite dans la Constitution, et certains de ses successeurs ne se sont pas sentis liés par elle. Cela a notamment permis au dernier en date de gouverner contre le peuple français depuis déjà plusieurs années.]

      Je pense qu’aucun des constitutionnalistes de 1958 n’a imaginé la France de 2024. Il ne faudrait pas oublier que, vu de 1958, la France reste un pays éruptif, où les partis et syndicats « tribunitiens » – et au premier rang le PCF – ont un pouvoir considérable du fait de leur capacité de mobilisation. Même si ces organisations sont tenues à distance des lieux de pouvoir, leur capacité à sortir dans la rue et à arrêter l’économie du pays fait que le politique doit en tenir compte et chercher un modus vivendi avec elles. En 1958, l’idée qu’un gouvernement pourrait se maintenir contre le pays est presque inimaginable, et lorsqu’un gaulliste dit que le meilleur système est celui où la droite est forte au gouvernement et que la gauche est forte dans la rue, il décrit assez bien l’équilibre trouvé par le gaullisme dans les années 1960, et qu’on appelle quelquefois le « gaullo-communisme ».

      La question de « retourner régulièrement devant le peuple » ne se posait donc pas en 1958, puisque pour garder sous contrôle ce peuple éruptif, le président était pratiquement obligé de le faire, sous des formes aussi diverses que le référendum, la dissolution ou tout simplement la négociation avec les partis « tribunitiens ».

      La France a beaucoup changé depuis. Nous sommes devenus un pays beaucoup plus « pacifié », du fait surtout que les couches populaires sont enfermées dans un rapport de forces qui leur est tellement défavorable qu’on peut se passer de leur avis – et on ne se gêne pas. Après mai 1968, le président ne pouvait politiquement faire autrement que de rétablir sa légitimité par une consultation populaire, même si la Constitution ne l’obligeait pas. C’était le seul moyen de reprendre la main sur la rue, de rétablir la légitimité des institutions. Un demi-siècle plus tard, Macron est sorti de la crise des « Gilets Jaunes » avec de vagues « grands débats ». Il n’a pas eu besoin de consulter le peuple, parce qu’il n’avait pas devant lui des organisations « tribunitiennes » capables de menacer véritablement son pouvoir.

      [Que penseriez-vous d’une réforme visant à inscrire dans la Constitution l’obligation pour le Président de la République d’organiser tous les ans un référendum, avec obligation de quitter sa fonction si l’option qu’il défend est battue dans les urnes ?]

      Je pense que ce serait tout à fait inutile. Le président aurait toujours la possibilité de consulter le peuple sur une option où il serait par avance sûr d’obtenir une majorité – genre « êtes vous contre l’interdiction du beurre au petit-déjeuner » – et cela deviendrait une mascarade. Non, il faut s’attaquer à la maladie, et non au symptôme. Le véritable problème, il se trouve au niveau des partis politiques et de leur capacité à représenter le « peuple » dans toutes ses composantes. Depuis quarante ans, nous avons des gouvernements issus de et gouvernant pour les classes intermédiaires. Les étiquettes, les références, les expressions sont différentes – et quelquefois opposées – mais les politiques mises en œuvre sont, sur le fond, les mêmes. Les gouvernements n’ont plus de véritable légitimité populaire, ils le savent, et ils s’en foutent parce que leur pouvoir ne vient pas de cette légitimité, mais d’un rapport de forces. C’est cela qu’il faut comprendre : le gaullisme tirait son pouvoir d’un accord tacite avec les couches populaires, et c’est cela qui lui a permis plusieurs fois de défier le pouvoir de l’argent. Depuis les années 1980, les couches populaires ont été écrasées et la bourgeoisie, associée aux classes intermédiaires, gouverne. C’est pour cette raison que l’interprétation de la Constitution a changé radicalement…

      • Spinoza dit :

        [Pardon, mais son « amour de l’humanité » a rapporté à l’Abbé une large notoriété, un pouvoir considérable, et last but not least la possibilité d’assouvir un certain nombre de bas instincts. Je vois donc pas mal de raisons de « douter » du désintéressement total du personnage. Quant à la « somme de ses bienfaits », je la trouve plutôt maigre quand on la compare à ses méfaits, et je ne pense pas seulement aux agressions sexuelles. Il est bien connu que la communauté d’Emmaüs avait un fonctionnement quasi sectaire, soumise à l’autorité absolue d’un leader charismatique. Comment expliquez-vous sinon que les aventures sexuelles de l’Abbé soient restés aussi longtemps secrètes, à l’âge de Médiapart ? Pourquoi a-t-il fallu attendre quinze ans après la mort du personnage pour que les langues commencent à se délier ? Et je ne vous parle même pas de la conception particulière de l’application du code du Travail portée par l’Abbé…
        Si j’ai choisi cet exemple, c’est parce qu’il montre bien combien votre vision de ce qu’est un « grand homme » rejoint en fait la vision chrétienne de la sainteté. Dès lors qu’il a vécu dans la pauvreté et pratiqué la charité, tout le reste est pardonnable.]
         
        Il faut dire que je connais beaucoup moins bien la vie de l’Abbé Pierre que celle de Napoléon. Si je lisais un jour sa biographie et que je constatais comme vous que la soif de pouvoir peut expliquer davantage ses actes que son amour de l’humanité, alors je changerais d’avis. Mais je répète que ce n’est pas le genre de personnage qui m’intéresse prioritairement.
        Je vois 2 différences importantes entre mon grand homme et le saint chrétien :
        1) Le saint chrétien est irréprochable et unidimensionnel. Mon grand homme est principalement bien intentionné et son œuvre peut comporter des taches si le bilan global reste très largement positif.
        2) Le saint chrétien souffre dans sa vie terrestre et ne sera récompensé que dans l’au-delà. Chez moi la pratique de l’action vertueuse est à elle-même sa propre récompense. La distinction entre égoïsme et altruisme est dépassée car les deux sont indémêlables.
         
        [Tout à fait. Mais l’application du rasoir d’Ockham conduit fatalement à la conclusion la plus simple et la plus communément observée, à savoir, que les hommes agissent essentiellement pour des raisons égoïstes. Je ne trouve pas d’exemple où l’explication la plus simple à l’action d’un homme soit altruiste…]
         
        Je répète qu’un homme vertueux est un homme qui a compris que se consacrer à la connaissance et à la collectivité est le meilleur moyen de travailler à son propre bonheur. L’altruisme purement désintéressé n’existe pas. L’altruisme n’est donc pas l’explication à rechercher, mais l’amour de la connaissance ou de sa famille/sa patrie/l’humanité, dont celui qui agit tire lui aussi satisfaction.
         
        [Oui, parce que la justice est imparfaite, et soumise à la pression de l’opinion publique. Mais en théorie juridique, la personnalité de la victime ne devrait avoir aucune incidence sur la condamnation. D’ailleurs, que faites-vous du cas où le mari violent est aussi un juge anticorruption ?]
         
        Et bien dans ce cas il faut chercher si ce qui gênait le plus l’assassin était la violence conjugale exercée par la victime ou son combat contre la corruption.
         
        [Le problème, c’est que les gens « avant tout guidés par l’aspiration à comprendre l’univers et par l’amour du genre humain » ont rarement fait de grandes choses. C’est triste, mais c’est comme ça. Louis XIV ou Napoléon ont laissé derrière eux des merveilles que nous admirons aujourd’hui encore. Sur ce plan, les « amoureux du genre humain » ne leur arrivent pas à la cheville. Mieux vaut donc fabriquer des « grands hommes » en prenant ceux qui ont fait de grandes choses, quitte à plaquer sur eux des vertus qu’ils n’avaient pas, ou d’oublier certains vices qu’ils avaient…]
         
        Deux remarques :
        1) Je ne suis pas convaincu que parmi les plus grands penseurs et les plus grands scientifiques, les hommes principalement guidés par l’amour de la connaissance soient si rares.
        2) Sur le plan de l’action politique en revanche, il est évident que les hommes guidés avant tout par l’amour du genre humain sont très fortement concurrencés par ceux qui sont avant tout guidés par la soif de pouvoir et d’argent. Et la lutte est très déséquilibrée dans la course à l’accession au pouvoir, puisque ces derniers ne rencontrent généralement pas l’hostilité des intérêts dominants et sont rarement gênés par les scrupules. Mais j’y vois une raison supplémentaire d’honorer les Robespierre, Varlin et Jaurès, même si l’histoire ne leur a pas laissé l’occasion de bâtir autant que Napoléon.
        Par ailleurs je pense que vous ne me contredirez pas si je vous dis que le PCF est à la fois une organisation dont l’héritage est immense, et dont nombre des dirigeants correspondaient à ma définition du grand homme. C’est la preuve que collectivement les grands hommes comme je les entends peuvent faire des grandes choses autant qu’un Napoléon ou un Louis XIV.
        Enfin, parmi les hauts fonctionnaires, pensez-vous que les réalisations de ceux qui ont été guidés avant tout par la poursuite l’intérêt général « n’arrivent pas à la cheville » des réalisations de ceux qui ont été guidés avant tout par la soif de pouvoir et d’argent ? C’est une vraie question, je pense que vous avez les moyens d’y répondre mieux que moi.
         
        Le fond du problème est qu’à mon avis, en honorant plutôt Louis XIV et Napoléon que Robespierre et Jaurès, on subordonne les fins aux moyens, alors qu’il faudrait faire l’inverse.
        Un Etat fort n’est pas une bonne chose en lui-même. C’est comme un outil : il peut être utilisé pour l’émancipation comme pour l’oppression, en fonction des intentions de celui qui en dispose. Pour le dire autrement : un Etat fort fonctionnant au service de l’intérêt général est une bonne chose, un Etat fort instrumentalisé au service d’intérêts particuliers au détriment de l’intérêt général est une mauvaise chose. Cela implique qu’on ne peut pas se contenter de valoriser aveuglément tout renforcement de l’État, il faut plutôt encourager le renforcement de l’État dans le but de le mettre au service de l’intérêt général.
        D’où ma distinction : hommage « global » à Robespierre et Jaurès, hommage « de technicien » à Louis XIV et Napoléon.
         
        [Mais il ne les aurait pas eus. Et cela vous montre que ce qui fait le « grand homme » n’est pas nécessairement le geste lui-même ou le risque pris.]
         
        Et bien je n’aurais pas trouvé justifié qu’il ne les eût pas eus.
         
        [Autrement dit, vous postulez que lorsqu’un homme politique fait un geste en apparence altruiste, c’est pour protéger son propre pouvoir. Si vous admettez ce principe, selon votre propre définition un politique ne pourra jamais être un grand homme…]
         
        Rasoir d’Ockham : Devant un geste qui laisse un doute sérieux sur les intentions de son auteur, on regarde quels sont les principes qui guident habituellement son action. Si la plupart du temps il s’agit de la soif de pouvoir et d’argent, et qu’en l’espèce le geste peut être expliqué par la soif de pouvoir et d’argent, alors il est rationnel d’expliquer ce geste par la soif de pouvoir et d’argent.
         
        [Je doute franchement que le peuple français en 1799 ait eu pour préoccupation essentielle l’étude des monuments égyptiens. Penser l’expédition scientifique en Egypte comme une opération de propagande me paraît pour le moins osé.]
         
        Pourtant il me semble que même les historiens favorables à Napoléon n’ont pas de mal à reconnaître que l’expédition scientifique a été utilisée de manière très profitable comme propagande.
         
        [Je ne vois pas très bien votre raisonnement. Le Code civil de 1804 prévoit le divorce, et si Napoléon choisit l’annulation plutôt que le divorce, c’est pour pouvoir se remarier religieusement pour des raisons politiques.]
         
        Un décret de 1806 interdisait le divorce aux membres de la famille impériale. Et par ailleurs la réalité du consentement de Joséphine semble pour le moins sujet à caution.
         
        [Admettons. “Avec les informations dont il disposait”, le De Gaulle de 1940 ne doutait pas un instant de la victoire, et il explique d’ailleurs pourquoi dans sa proclamation du 18 juin. De son point de vue donc, il ne prenait aucun risque, au contraire, il était sûr d’être dans le camp des vainqueurs…]
         
        S’il était aussi convaincu que vous le dites qu’il ne prenait aucun risque pour sa carrière en allant à Londres, alors effectivement on ne peut pas dire que c’était une décision courageuse. Cependant était-il vraiment si aveugle qu’il n’a pas douté un instant en juin 1940 que le Royaume Uni allait vaincre Hitler seul ?
         

        • Descartes dit :

          @ Spinoza

          [Je vois 2 différences importantes entre mon grand homme et le saint chrétien :
          1) Le saint chrétien est irréprochable et unidimensionnel. Mon grand homme est principalement bien intentionné et son œuvre peut comporter des taches si le bilan global reste très largement positif.]

          Les sains chrétiens ne sont pas forcément « irréprochables et unidimensionnels ». Ils peuvent tomber dans l’erreur, trahir même, et connaître ensuite la rédemption. Pensez à Saint Pierre, qui renia par trois fois le Christ. Ou Saul de Tarse, persécuteur des chrétiens, qui eut une révélation sur le chemin de Damas – ou il allait justement pour envoyer quelques chrétiens aux lions – et devint Saint Paul.

          [2) Le saint chrétien souffre dans sa vie terrestre et ne sera récompensé que dans l’au-delà. Chez moi la pratique de l’action vertueuse est à elle-même sa propre récompense. La distinction entre égoïsme et altruisme est dépassée car les deux sont indémêlables.]

          Cette ambiguïté existe aussi pour les saints chrétiens. Certes ils souffrent le martyre, mais cette souffrance n’est pas tout à fait réelle : ainsi Saint Laurent mis a rôtir sur le grill se permet de faire des plaisanteries.

          [Deux remarques : 1) Je ne suis pas convaincu que parmi les plus grands penseurs et les plus grands scientifiques, les hommes principalement guidés par l’amour de la connaissance soient si rares.]

          Je pense que les hommes guidés par le PLAISIR de la connaissance – plaisir égoïste s’il en est – ne sont pas rares. Mais par le pur « amour de la connaissance »…

          [2) Sur le plan de l’action politique en revanche, il est évident que les hommes guidés avant tout par l’amour du genre humain sont très fortement concurrencés par ceux qui sont avant tout guidés par la soif de pouvoir et d’argent. Et la lutte est très déséquilibrée dans la course à l’accession au pouvoir, puisque ces derniers ne rencontrent généralement pas l’hostilité des intérêts dominants et sont rarement gênés par les scrupules. Mais j’y vois une raison supplémentaire d’honorer les Robespierre, Varlin et Jaurès, même si l’histoire ne leur a pas laissé l’occasion de bâtir autant que Napoléon.]

          L’histoire, c’est aussi ce qu’on en fait.

          [Par ailleurs je pense que vous ne me contredirez pas si je vous dis que le PCF est à la fois une organisation dont l’héritage est immense, et dont nombre des dirigeants correspondaient à ma définition du grand homme. C’est la preuve que collectivement les grands hommes comme je les entends peuvent faire des grandes choses autant qu’un Napoléon ou un Louis XIV.]

          Mais qui seraient pour vous les « grands hommes » du PCF ? Je pense à Marcel Paul, à qui on doit la nationalisation du gaz et de l’électricité. Je pense à Ambroise Croizat, qui nous laisse la Sécurité sociale…

          [Enfin, parmi les hauts fonctionnaires, pensez-vous que les réalisations de ceux qui ont été guidés avant tout par la poursuite l’intérêt général « n’arrivent pas à la cheville » des réalisations de ceux qui ont été guidés avant tout par la soif de pouvoir et d’argent ? C’est une vraie question, je pense que vous avez les moyens d’y répondre mieux que moi.]

          Je ne suis pas assez naïf pour penser que les hauts fonctionnaires soient exclusivement guidés par leur « amour de l’humanité ». L’argent et le pouvoir, non. Mais la soif de reconnaissance…

          [Le fond du problème est qu’à mon avis, en honorant plutôt Louis XIV et Napoléon que Robespierre et Jaurès, on subordonne les fins aux moyens, alors qu’il faudrait faire l’inverse.]

          Mais l’un n’empêche pas l’autre. Richelieu, Louis XIV, Robespierre ou Napoléon sont les constructeurs de la France. Il n’y aurait pas eu de Napoléon est ses « masses de granit » s’il n’y avait pas eu au préalable un Robespierre pour mettre à bas l’ordre ancien et ouvrir la porte au nouveau. Et la Révolution n’aurait pas réussi à façonner une nation s’il n’y avait pas eu Richelieu ou Louis XIV pour en développer les prémisses. Les « grands hommes » ne sont pas isolés, ils reprennent ce que leurs prédécesseurs ont laissé. Le cas de Jaurès est différent : son œuvre est finalement assez réduite. Si on lui rend hommage, c’est plus pour ce qu’il représente – la lutte pour la paix – que pour son héritage.

          [Un Etat fort n’est pas une bonne chose en lui-même. C’est comme un outil : il peut être utilisé pour l’émancipation comme pour l’oppression, en fonction des intentions de celui qui en dispose.]

          Certes. Mais il y a de bons et des mauvais outils. Et quand l’outil est mauvais, quelque soient les intentions de celui qui en dispose, les résultats sont désastreux.

          [« Mais il ne les aurait pas eus. Et cela vous montre que ce qui fait le « grand homme » n’est pas nécessairement le geste lui-même ou le risque pris. » Et bien je n’aurais pas trouvé justifié qu’il ne les eût pas eus.]

          Mais au-delà de votre jugement, il y a là un fait. Et s’il en est ainsi, c’est qu’il y a une raison. Vous n’avez pas la curiosité de savoir pourquoi ?

          [Pourtant il me semble que même les historiens favorables à Napoléon n’ont pas de mal à reconnaître que l’expédition scientifique a été utilisée de manière très profitable comme propagande.]

          Pourriez-vous en citer une référence ?

          [« Je ne vois pas très bien votre raisonnement. Le Code civil de 1804 prévoit le divorce, et si Napoléon choisit l’annulation plutôt que le divorce, c’est pour pouvoir se remarier religieusement pour des raisons politiques. » Un décret de 1806 interdisait le divorce aux membres de la famille impériale. Et par ailleurs la réalité du consentement de Joséphine semble pour le moins sujet à caution.]

          Je vous rappelle qu’on parlait du code civil, pas du décret de 1806, qui n’a jamais été considéré que je sache comme une « masse de granit ».

          [« Admettons. “Avec les informations dont il disposait”, le De Gaulle de 1940 ne doutait pas un instant de la victoire, et il explique d’ailleurs pourquoi dans sa proclamation du 18 juin. De son point de vue donc, il ne prenait aucun risque, au contraire, il était sûr d’être dans le camp des vainqueurs… » S’il était aussi convaincu que vous le dites qu’il ne prenait aucun risque pour sa carrière en allant à Londres, alors effectivement on ne peut pas dire que c’était une décision courageuse. Cependant était-il vraiment si aveugle qu’il n’a pas douté un instant en juin 1940 que le Royaume Uni allait vaincre Hitler seul ?]

          Je n’ai jamais dit qu’il ait pensé que « le Royaume Uni allait vaincre Hitler seul ». Dès le 18 juin 1940, il parle d’une « guerre mondiale », d’une alliance avec le Royaume-Uni et les Etats-Unis.

          • Louis dit :

            [Pourtant il me semble que même les historiens favorables à Napoléon n’ont pas de mal à reconnaître que l’expédition scientifique a été utilisée de manière très profitable comme propagande.]
            Pourriez-vous en citer une référence ?

             
             
            Pardonnez-moi de n’avoir pas une référence exacte, mais j’ai le souvenir très net d’avoir lu cela chez Jean Tulard. Pour être précis, il me semble que c’est Talleyrand qui, cherchant un général pour achever la Révolution, après la mort de Hoche, et ne pouvant compter ni sur Joubert, ni sur Masséna, ni sur Moreau, résolut de s’appuyer sur Bonaparte. Cela dit, il fallait encore entretenir la gloire du général, qui s’étiolait en métropole, faute d’emploi. C’est Talleyrand qui sortit des cartons ce projet, dont il jugea qu’il flatterait le goût “oriental” qui naissait alors, d’autant plus qu’on en ferait une expédition scientifique.
             
            Bonaparte, pour sa part, fut sans doute flatté, mais il n’est pas tout à fait à l’origine de “l’opération de propagande”, même s’il en fut le principal bénéficiaire. Homme des Lumières, il lui paraissait dans le (nouvel) ordre des choses que les soldats pavent la voie des savants. Napoléon fut habile (c’est le moins qu’on puisse dire), sans aucun doute cynique, ou du moins désabusé, mais il avait des idéaux qu’une géniale crapule sans aucun scrupule comme Talleyrand n’avait pratiquement pas.

            • Descartes dit :

              @ Louis

              [Pardonnez-moi de n’avoir pas une référence exacte, mais j’ai le souvenir très net d’avoir lu cela chez Jean Tulard. Pour être précis, il me semble que c’est Talleyrand qui, cherchant un général pour achever la Révolution, après la mort de Hoche, et ne pouvant compter ni sur Joubert, ni sur Masséna, ni sur Moreau, résolut de s’appuyer sur Bonaparte. Cela dit, il fallait encore entretenir la gloire du général, qui s’étiolait en métropole, faute d’emploi. C’est Talleyrand qui sortit des cartons ce projet, dont il jugea qu’il flatterait le goût “oriental” qui naissait alors, d’autant plus qu’on en ferait une expédition scientifique.]

              Je ne comprends pas très bien. Selon cette théorie, c’est quand que Talleyrand aurait « sorti des cartons ce projet » ? Lorsque Bonaparte est envoyé en Egypte, c’est entre autres choses parce que ses ennemis tenaient à éloigner un général prestigieux en qui ils voyaient une menace. Difficile donc d’imaginer que Talleyrand l’ait envoyé en Egypte pour redorer son blason. Si la décision d’utiliser le matériel recueilli en Egypte pour faire la propagande de Bonaparte après son retour, cela implique que la décision d’amener en Egypte une mission scientifique a été prise avant qu’on songe à cet usage, et donc que la motivation n’était nullement la « propagande ».

              Je pense que sur cette question notre ami Spinoza est très injuste avec Bonaparte. On sait que le corse était un passionné de sciences, au point de se faire admettre à l’académie des sciences et d’avoir des débats de haut niveau avec des personnalités comme Monge, qui en furent séduites. Napoléon était d’ailleurs un homme d’une grande curiosité intellectuelle. Alors qu’il n’était pas juriste, il a tenu à assister fréquemment aux séances du conseil d’Etat lors de la rédaction de ses codes. Alors qu’il n’avait aucun intérêt politique à le faire.

              [Homme des Lumières, il lui paraissait dans le (nouvel) ordre des choses que les soldats pavent la voie des savants. Napoléon fut habile (c’est le moins qu’on puisse dire), sans aucun doute cynique, ou du moins désabusé, mais il avait des idéaux qu’une géniale crapule sans aucun scrupule comme Talleyrand n’avait pratiquement pas.]

              Je suis d’accord. C’est pourquoi pour moi Napoléon est un « grand homme », alors que Talleyrand, dont on peut admirer la maitrise technique de la politique et de la diplomatie, ne l’est pas.

            • Louis dit :

              Je ne comprends pas très bien. Selon cette théorie, c’est quand que Talleyrand aurait « sorti des cartons ce projet » ? Lorsque Bonaparte est envoyé en Egypte, c’est entre autres choses parce que ses ennemis tenaient à éloigner un général prestigieux en qui ils voyaient une menace. Difficile donc d’imaginer que Talleyrand l’ait envoyé en Egypte pour redorer son blason.

               
              Quand j’y aurais accès, j’irai vérifier si je me trompe : il me semble que c’est dans les Thermidoriens, de Tulard, que je l’ai lu. Talleyrand a toujours eu plusieurs fers au feu. D’une part, comme tous les intrigants du Directoire, il voyait dans les généraux des empêcheurs de tourner en rond, puisque leur action, rendue nécessaire aux hommes politiques en raison de leur incurie, afin de maintenir l’ordre, leur donnait progressivement la main haute sur les affaires politiques du pays.
               
              Après la chute de Robespierre, la perspective d’un Monk à la française semblait inéluctable, mais 1) on ignorait qui jouerait ce rôle, 2) on préférait retarder l’échéance autant que possible pour continuer à profiter de la Révolution. Tulard signale que, mis à part quelques idéalistes comme Siéyès, la plupart des thermidoriens s’attendaient tout à fait à voir la France vaincue et la monarchie restaurée. Ce qui comptait à leurs yeux, c’était de préparer l’avenir en se faisant une situation sociale de poids, qui leur permettrait de rester aux affaires lors d’une prochaine restauration, ou de s’être assez enrichi pour se terrer ou se tirer loin de tout, et éviter les fâcheuses conséquences d’un retour des émigrés.
               
              Talleyrand est tout à fait conscient de tout cela, et il servira la soupe aux uns et aux autres. Pour sa part, il accumule une fortune formidable ET ils se prépare à la Restauration ; il sort des cartons l’expédition d’Egypte pour rassurer ses collègues ET pour entretenir la gloire de celui qui lui paraît le meilleur “Monk” possible. C’est d’ailleurs Talleyrand qui proposera Bonaparte à Siéyès, si je me souviens bien. Il aura joué sur tous les tableaux, et il aura toujours gagné.
               

              Si la décision d’utiliser le matériel recueilli en Egypte pour faire la propagande de Bonaparte après son retour, cela implique que la décision d’amener en Egypte une mission scientifique a été prise avant qu’on songe à cet usage, et donc que la motivation n’était nullement la « propagande ».

               
              Disons plutôt qu’il y avait plusieurs motivations à cette expédition, et plusieurs utilités au caractère scientifique de cette dernière. Que la propagande n’ait été que l’une d’entre elles, et sans doute pas la plus déterminante, je veux bien l’admettre.
               

              Je pense que sur cette question notre ami Spinoza est très injuste avec Bonaparte. On sait que le corse était un passionné de sciences, au point de se faire admettre à l’académie des sciences et d’avoir des débats de haut niveau avec des personnalités comme Monge, qui en furent séduites. Napoléon était d’ailleurs un homme d’une grande curiosité intellectuelle. Alors qu’il n’était pas juriste, il a tenu à assister fréquemment aux séances du conseil d’Etat lors de la rédaction de ses codes. Alors qu’il n’avait aucun intérêt politique à le faire.

               
              Nous sommes d’accord là-dessus. Cependant, votre opposition sur ce point donnait l’impression que vous souteniez que le prestige que Bonaparte a retiré de cette expédition était tout à fait accessoire, voire adventice, ce qui n’est pas le cas, je le crois. Cependant, si nous sommes d’accord pour dire que ce qui tenait de la propagande n’était ni la motivation exclusive ni déterminante de cette expédition, je n’aurais rien à rajouter.

          • Spinoza dit :

            [Les sains chrétiens ne sont pas forcément « irréprochables et unidimensionnels ». Ils peuvent tomber dans l’erreur, trahir même, et connaître ensuite la rédemption. Pensez à Saint Pierre, qui renia par trois fois le Christ. Ou Saul de Tarse, persécuteur des chrétiens, qui eut une révélation sur le chemin de Damas – ou il allait justement pour envoyer quelques chrétiens aux lions – et devint Saint Paul.]
             
            Vous avez raison, il n’est pas rare que les saints chrétiens aient eu un début d’existence chaotique. Cependant, après leur conversion/révélation, ils deviennent généralement irréprochables et unidimensionnels.
             
            [Cette ambiguïté existe aussi pour les saints chrétiens. Certes ils souffrent le martyre, mais cette souffrance n’est pas tout à fait réelle : ainsi Saint Laurent mis a rôtir sur le grill se permet de faire des plaisanteries.]
             
            L’opposition entre la « vallée de larmes » terrestre et le « royaume de Dieu », les maximes comme « Les derniers seront premiers et les premiers seront derniers » restent un marqueur fort du christianisme, et que je ne fais pas mien du tout.
             
            [Je pense que les hommes guidés par le PLAISIR de la connaissance – plaisir égoïste s’il en est – ne sont pas rares. Mais par le pur « amour de la connaissance »…]
             
            L’amour n’est en fait que le sentiment que nous portons aux choses qui nous procurent de la joie. Donc si vous cherchez à éprouver la joie de la connaissance, vous êtes bien guidé par l’amour de la connaissance.
            J’ajoute qu’aucun progrès de la connaissance ne peut se faire au détriment d’autrui, au contraire chaque recul de l’ignorance est profitable à l’humanité. La joie tirée de la connaissance ne peut donc pas être appelée un plaisir purement égoïste – je rappelle toutefois que tous les joies sont au moins partiellement égoïstes -.
             
            [Mais qui seraient pour vous les « grands hommes » du PCF ? Je pense à Marcel Paul, à qui on doit la nationalisation du gaz et de l’électricité. Je pense à Ambroise Croizat, qui nous laisse la Sécurité sociale…]
             
            J’avais les mêmes noms en tête, pour ce qui concerne l’héritage institutionnel laissé en tous cas.
             
            [Je ne suis pas assez naïf pour penser que les hauts fonctionnaires soient exclusivement guidés par leur « amour de l’humanité ». L’argent et le pouvoir, non. Mais la soif de reconnaissance…]
             
            Je vous ai déjà dit plus haut que la poursuite de la gloire et des honneurs « justifiés » ne sont pas à mettre dans le même panier que la poursuite du pouvoir et de l’argent. L’amour de l’humanité ne suppose pas l’oubli de soi. Il est sain d’éprouver une joie tirée de la reconnaissance que nous portent nos semblables pour les bienfaits que nous leur avons apportés. Cela me fait penser que je devrais certainement m’intéresser de plus près aux parcours de hauts fonctionnaires qui ont laissé leur empreinte dans l’appareil d’Etat. Sans doute y a-t-il des “héros méconnus” qui n’attendent que d’être remis à l’honneur.
             
            [Mais l’un n’empêche pas l’autre. Richelieu, Louis XIV, Robespierre ou Napoléon sont les constructeurs de la France. Il n’y aurait pas eu de Napoléon est ses « masses de granit » s’il n’y avait pas eu au préalable un Robespierre pour mettre à bas l’ordre ancien et ouvrir la porte au nouveau. Et la Révolution n’aurait pas réussi à façonner une nation s’il n’y avait pas eu Richelieu ou Louis XIV pour en développer les prémisses. Les « grands hommes » ne sont pas isolés, ils reprennent ce que leurs prédécesseurs ont laissé. Le cas de Jaurès est différent : son œuvre est finalement assez réduite. Si on lui rend hommage, c’est plus pour ce qu’il représente – la lutte pour la paix – que pour son héritage.]
             
            Oui je n’ai jamais nié que Louis XIV et Napoléon était de grands bâtisseurs de « l’outil », mais encore une fois l’hommage à un homme ne peut faire l’impasse sur ses intentions – en dehors du cas des « hommages de techniciens »-.
             
            [Certes. Mais il y a de bons et des mauvais outils. Et quand l’outil est mauvais, quelque soient les intentions de celui qui en dispose, les résultats sont désastreux.]
             
            C’est vrai, et c’est pour cela que j’ai dit que le critère des intentions était nécessaire mais pas suffisant pour faire un grand homme.
             
            [Mais au-delà de votre jugement, il y a là un fait. Et s’il en est ainsi, c’est qu’il y a une raison. Vous n’avez pas la curiosité de savoir pourquoi ?]
             
            Si vous avez une explication sur le pourquoi je suis bien sûr preneur. Mais l’explication de ce qui est n’est pas toujours utile pour savoir ce qui devrait être.
             
            [Pourriez-vous en citer une référence ?]
             
            Je n’ai pas de référence précise mais j’ai lu entre autres Madelin et Bainville et vous êtes pourtant la première personne que j’entends contester que l’expédition scientifique ait pu être très profitable pour la renommée de Bonaparte en 1799.
            Quant à l’intérêt de Napoléon pour les sciences et à son admission à l’Académie, tout cela est très surestimé. Il semble que ses connaissances en mathématiques ne dépassaient pas le Bezout, qui était le manuel des étudiants du secondaire :
            https://academiesciencesmoralesetpolitiques.fr/2011/10/17/quand-les-premiers-intellectuels-appartenaient-a-linstitut/
             
             
            [Je n’ai jamais dit qu’il ait pensé que « le Royaume Uni allait vaincre Hitler seul ». Dès le 18 juin 1940, il parle d’une « guerre mondiale », d’une alliance avec le Royaume-Uni et les Etats-Unis.]
             
            Au temps pour moi alors. Il n’en reste pas moins que la prévision que les Etats-Unis entreraient en guerre contre l’Allemagne n’était alors pas si évidente. Sinon il y aurait eu plus de carriéristes à Londres qu’à Vichy…
             

            • Descartes dit :

              @ Spinoza

              [« Je pense que les hommes guidés par le PLAISIR de la connaissance – plaisir égoïste s’il en est – ne sont pas rares. Mais par le pur « amour de la connaissance »… » L’amour n’est en fait que le sentiment que nous portons aux choses qui nous procurent de la joie. Donc si vous cherchez à éprouver la joie de la connaissance, vous êtes bien guidé par l’amour de la connaissance.]

              Pas du tout. « Il n’y a pas d’amour qui ne soit à douleur/ il n’y a pas d’amour dont on ne soit flétri/ il n’y a pas d’amour dont on ne soit pas meurtri/ et pas plus que de toi l’amour de la Patrie/ Dites ces mots, ma mie, et retenez vos larmes/ Il n’y a pas d’amour heureux », chantait Aragon.

              [J’ajoute qu’aucun progrès de la connaissance ne peut se faire au détriment d’autrui,]

              Les victimes des expériences du docteur Mengele ne partageraient certainement pas cette opinion…

              [(…) au contraire chaque recul de l’ignorance est profitable à l’humanité.]

              Vous allez vous faire des amis… Si ce que vous affirmez ici est peut-être GLOBALEMENT vrai, c’est de toute évidence localement faux. Les progrès des connaissances sur la navigation au XVIème siècle a certainement été très profitable aux européens, mais pour les Aztèques, ce fut un désastre.

              [La joie tirée de la connaissance ne peut donc pas être appelée un plaisir purement égoïste – je rappelle toutefois que tous les joies sont au moins partiellement égoïstes -.]

              Ici, vous renversez votre propre raisonnement. Vous m’avez expliqué très explicitement que c’était d’abord l’intention qui comptait. Même si toute connaissance nouvelle profite à l’humanité toute entière, cela n’implique nullement que ce soit là la motivation du scientifique.

              [« Mais qui seraient pour vous les « grands hommes » du PCF ? Je pense à Marcel Paul, à qui on doit la nationalisation du gaz et de l’électricité. Je pense à Ambroise Croizat, qui nous laisse la Sécurité sociale… » J’avais les mêmes noms en tête, pour ce qui concerne l’héritage institutionnel laissé en tous cas.]

              Autrement dit, ici vous jugez « l’héritage institutionnel » et non les « intentions ». Dans un autre paragraphe, vous incluiez Jaurès, dont « l’héritage institutionnel » est quasi-nul. J’ai l’impression que pour vous, c’est à la tête du client.

              [Je vous ai déjà dit plus haut que la poursuite de la gloire et des honneurs « justifiés » ne sont pas à mettre dans le même panier que la poursuite du pouvoir et de l’argent.]

              Mais pourquoi cette différence ? Pourquoi « la gloire et les honneurs » peuvent être « justifiés », et pas « l’argent », par exemple ? Pourquoi une médaille si, et un chèque non ? Je retrouve là ce que je vous disais plus haut, c’est-à-dire, votre vision très « chrétienne » du « grand homme » assimilé à une forme de sainteté. « L’argent qui corrompt » (pour reprendre la formule d’un président resté très catholique) ne peut avoir sa place dans les récompenses légitimes…

              [L’amour de l’humanité ne suppose pas l’oubli de soi. Il est sain d’éprouver une joie tirée de la reconnaissance que nous portent nos semblables pour les bienfaits que nous leur avons apportés.]

              Mais pourquoi cette reconnaissance ne peut-elle pas prendre la forme de l’argent ?

              [Cela me fait penser que je devrais certainement m’intéresser de plus près aux parcours de hauts fonctionnaires qui ont laissé leur empreinte dans l’appareil d’Etat. Sans doute y a-t-il des “héros méconnus” qui n’attendent que d’être remis à l’honneur.]

              Je me suis intéressé à eux quand je suis rentré dans la fonction publique. Et oui, il y a de véritables héros méconnus, et surtout très discrets. Je me souviens par ailleurs du commentaire du préfet (joué par cet incroyable acteur qu’est André Dusollier) à son stagiaire ENA dans le téléfilm – que je ne peux que vous conseiller – « La Dette ». « Il y a deux types de héros, ceux qui partent dans des contrées lointaines pour de nouvelles conquêtes, et ceux qui gardent la maison. Nous, nous sommes ceux qui gardent la maison ».

              [Oui je n’ai jamais nié que Louis XIV et Napoléon était de grands bâtisseurs de « l’outil », mais encore une fois l’hommage à un homme ne peut faire l’impasse sur ses intentions – en dehors du cas des « hommages de techniciens ».]

              Dès lors que l’homme en question est mort, le but de l’hommage n’est pas de récompenser le récipiendaire, mais de le donner en exemple. A partir de là, ce qui est important est moins la réalité que le symbole. On ne rend pas hommage à un homme réel, mais à un personnage socialement construit. Il n’est même pas nécessaire que le personnage ait existé réellement. Dans chaque église de notre beau pays on rend hommage à un homme dont l’existence n’est nullement attestée historiquement…

              [« Mais au-delà de votre jugement, il y a là un fait. Et s’il en est ainsi, c’est qu’il y a une raison. Vous n’avez pas la curiosité de savoir pourquoi ? » Si vous avez une explication sur le pourquoi je suis bien sûr preneur.]

              Je pense que c’est un bon exemple de la différence qu’il y a à rendre hommage aux vivants et aux morts. Le vivant est une personne active. Et celui qui aujourd’hui a sauvé un enfant de la noyade peut demain commettre un crime. L’image que je dresse de lui dans mon hommage risque toujours d’être démentie. Le mort, lui, est passif. Je peux lui rendre hommage, l’offrir comme exemple au peuple, sans risquer un démenti. Vous me direz qu’on peut toujours découvrir des zones d’ombre dans le passé d’un mort, ce à quoi je vous répondrai que pour éviter cela il y avait un principe de base que nos grands-mères résumaient parfaitement : « des morts, rien que du bien ». On ne disait pas du mal d’un mort, parce qu’il n’est plus là pour se défendre. Et notre droit pénal consacre ce principe en décrétant que « la mort de l’accusé éteint l’action pénale ». Le vivant est une réalité, le mort est une fiction.

              [Mais l’explication de ce qui est n’est pas toujours utile pour savoir ce qui devrait être.]

              Non, mais c’est essentiel pour comprendre ce qui POURRAIT être. Et ce n’est pas du tout négligeable.

              [« Pourriez-vous en citer une référence ? » Je n’ai pas de référence précise mais j’ai lu entre autres Madelin et Bainville et vous êtes pourtant la première personne que j’entends contester que l’expédition scientifique ait pu être très profitable pour la renommée de Bonaparte en 1799.]

              Ce n’est pas tout à fait ce que j’ai dit. Le point ici n’est pas de savoir si l’expédition a été profitable, mais si elle avait été pensée avec cette intention.

              [Quant à l’intérêt de Napoléon pour les sciences et à son admission à l’Académie, tout cela est très surestimé. Il semble que ses connaissances en mathématiques ne dépassaient pas le Bezout, qui était le manuel des étudiants du secondaire :]

              Je n’ai pas dit que Napoléon fut un grand mathématicien. Ce que j’ai dit, c’est qu’il était « passionné de sciences », ce qui n’est pas tout à fait la même chose.

              [« Je n’ai jamais dit qu’il ait pensé que « le Royaume Uni allait vaincre Hitler seul ». Dès le 18 juin 1940, il parle d’une « guerre mondiale », d’une alliance avec le Royaume-Uni et les Etats-Unis. » Au temps pour moi alors. Il n’en reste pas moins que la prévision que les Etats-Unis entreraient en guerre contre l’Allemagne n’était alors pas si évidente.]

              Je ne sais pas si elle était « évidente », mais elle était en tout cas très probable. N’oubliez pas qu’il y avait le précédent de 1914-18, et que les Etats-Unis apparaissent déjà à la fin des années 1930 comme une puissance mondiale. On imaginait mal les Américains laisser l’Allemagne devenir la puissance dominante en Europe. D’autant que dès le début de la guerre Roosevelt manifeste son intention de s’engager du côté de la Grande Bretagne et prépare une opinion fondamentalement isolationniste à l’éventualité d’un engagement.

              [Sinon il y aurait eu plus de carriéristes à Londres qu’à Vichy…]

              Pourquoi ? Les carriéristes les plus intelligents sont allés à Vichy quand les possibilités de carrière à court terme étaient de ce côté, et ont changé de taquet au bon moment. C’est comme ça qu’on maximise ses chances. Suivez mon regard…

      • Spinoza dit :

        Je m’excuse, j’ai placé le commentaire précédent dans le mauvais fil de conversation, et je n’ai pas trouvé le moyen d’annuler mon envoi.
         
        Pour cette conversation-ci je ne trouve rien de mieux à faire que de vous remercier pour cette intéressante réponse.
         

  8. Spinoza dit :

    Enfin si, j’ai trouvé :
    Voyez-vous un changement qu’il serait tout de même profitable d’apporter à la Constitution ?
    Voyez vous des pistes pour rebâtir un parti capable de porter les intérêts des classes populaires ? J’ai bien conscience que le contexte actuel est très défavorable à l’organisation de ces classes, mais il faut bien commencer quelque part malgré tout.

    • Descartes dit :

      @ Spinoza

      [Enfin si, j’ai trouvé : Voyez-vous un changement qu’il serait tout de même profitable d’apporter à la Constitution ?]

      Oui, tout à fait. Il faudrait par exemple préciser à l’article 55 que la formule « Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois » ne s’applique qu’aux dispositions explicitement prévues dans le texte du traité, et non au droit dérivé, c’est-à-dire, aux normes édictées par les organismes créés par ces traités. Autrement dit, ces normes n’auraient une valeur supérieure aux lois que si elles sont ratifiées dans les mêmes formes que le traité qui leur a donné naissance.

      J’aurais tendance aussi à supprimer un certain nombre d’ajouts faits ces dernières décennies. En particulier, la « charte de l’environnement » et son principe de précaution, ou bien la question prioritaire de constitutionnalité. Je supprimerai aussi le référendum d’initiative populaire, qui est d’ailleurs parfaitement inopérant vu les conditions restrictives mises à son exercice.

      Enfin, j’inscrirais en dur l’article du préambule de la constitution de 1946 qui précise que « Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité. ».

      Mais j’imagine que votre question portait sur le fonctionnement des pouvoirs publics. Sur ce point, je toucherai un minimum. Je rétablirais le septennat en gardant la possibilité de réélection. Je redonnerais au gouvernement la maîtrise de l’ordre du jour des assemblées – pour éviter ces « niches parlementaires » qui ne sont en fait qu’un exercice de communication.

      [Voyez-vous des pistes pour rebâtir un parti capable de porter les intérêts des classes populaires ? J’ai bien conscience que le contexte actuel est très défavorable à l’organisation de ces classes, mais il faut bien commencer quelque part malgré tout.]

      Ce parti existe : c’est le RN. Il existe par défaut, parce que la nature a horreur du vide et que dès lors que l’électorat populaire était orphelin et privé de représentation, il est allé vers le seul parti qui apparaissait comme extérieur au « système ». Et comme tout parti est otage de son électorat, si le RN arrivait demain au pouvoir il serait obligé de porter les intérêts de ses électeurs… ou risquer leur colère.

      Bien sur, cette représentation “par défaut” ne vaut pas celle du PCF de naguère, qui avait développé une action qui allait au delà des intérêts immédiats des couches populaires, parce qu’il avait des instruments théoriques pour analyser la société et penser le dépassement du capitalisme.

      • Spinoza dit :

        [Enfin, j’inscrirais en dur l’article du préambule de la constitution de 1946 qui précise que « Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité. ».]
         
        Etant donné que le préambule de 1946 fait partie du « bloc de constitutionnalité », je ne vois pas quel effet pourrait avoir l’inscription de cet article « en dur » – j’imagine que vous voulez dire directement dans le texte de la Constitution de 1958 – . Pouvez vous préciser ?
         
        [Ce parti existe : c’est le RN. Il existe par défaut, parce que la nature a horreur du vide et que dès lors que l’électorat populaire était orphelin et privé de représentation, il est allé vers le seul parti qui apparaissait comme extérieur au « système ». Et comme tout parti est otage de son électorat, si le RN arrivait demain au pouvoir il serait obligé de porter les intérêts de ses électeurs… ou risquer leur colère.
        Bien sur, cette représentation “par défaut” ne vaut pas celle du PCF de naguère, qui avait développé une action qui allait au delà des intérêts immédiats des couches populaires, parce qu’il avait des instruments théoriques pour analyser la société et penser le dépassement du capitalisme.]
         
        On ne peut pas se satisfaire que le RN soit le principal représentant de l’électorat populaire. D’abord il restera un représentant « incomplet » car il ne représente ni les classes populaires des « quartiers », ni celles qui se reconnaissent encore dans ce qui reste du mouvement ouvrier. Et ensuite il ne fait guère de doute qu’il préfèrera trahir les classes populaires plutôt que d’affronter sérieusement les intérêts de la bourgeoisie.
         
        En fait, l’idéal serait effectivement de pouvoir rebâtir un parti sur le modèle de l’ancien PCF, mais pour cela il faut des conditions favorables, et les conditions favorables ont besoin elles-mêmes de l’action organisée des classes populaires. C’est un cercle que ne semble pouvoir être lancé que par un choc extérieur. Alors faut-il se résoudre à attendre ce choc extérieur ?
         
        Vous l’avez sans doute déjà dit ailleurs, mais je n’ai pas trouvé l’information. Avez-vous à ce jour une activité militante au sein d’un parti/syndicat/association ? Sinon y a-t-il une organisation actuelle qui a votre sympathie ?
         

        • Descartes dit :

          @ Spinoza

          [Etant donné que le préambule de 1946 fait partie du « bloc de constitutionnalité », je ne vois pas quel effet pourrait avoir l’inscription de cet article « en dur » – j’imagine que vous voulez dire directement dans le texte de la Constitution de 1958 – . Pouvez vous préciser ?]

          Oui, bien sûr. Le préambule de 1946 fait partie du « bloc de constitutionnalité », mais le Conseil constitutionnel lui accorde un statut prescriptif, et non normatif. En d’autres termes, le préambule énonce un objectif à rechercher, et non une obligation qui s’impose aux pouvoirs publics. Je n’ai pas la référence de la décision en tête, mais je crois me souvenir que le Conseil avait été appelé à se prononcer sur le sens à donner à la formule « tout français a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi », qui figure lui aussi au préambule de 1946. Le Conseil a considéré qu’il s’agit d’un objectif, et qu’il ne devait pas être interprété comme une obligation de la part de l’Etat de trouver un emploi à chaque français.

          Quand je parle d’inscrire la question « en dur », ce que je voudrais c’est quelle devienne une disposition normative.

          [On ne peut pas se satisfaire que le RN soit le principal représentant de l’électorat populaire.]

          Je ne me « satisfait » pas de cet état de fait. Je ne fais que le constater. Je serais le plus heureux des hommes si un parti de tradition républicaine et marxiste disputait cette représentation. Je ne peux que constater que ce n’est pas le cas. Tenez, j’ai pris le temps de regarder le débat organisé à la Fête de l’Humanité précisément sur ce thème, avec la présence de Lucie Castets, Sophie Binet et Fabien Roussel. J’ai entendu un constat qui n’est pas très loin du mien, une liste des péchés réels et supposés du RN… mais aucune proposition pour lui disputer la représentation des classes populaires, si ce n’est de continuer avec une stratégie de dénonciation qui, de toute évidence, ne donne aucun résultat.

          [D’abord il restera un représentant « incomplet » car il ne représente ni les classes populaires des « quartiers », ni celles qui se reconnaissent encore dans ce qui reste du mouvement ouvrier.]

          Votre premier verbe est au futur, le second au présent. Cela pose un problème : le fait qu’il ne « représente » pas aujourd’hui les classes populaires des quartiers n’implique nullement qu’il « restera » dans cette situation. Je ne vois aucune raison de fonds pour laquelle il ne pourrait pas conquérir une partie de l’électorat des quartiers. Vous pensez peut-être à la position du RN sur l’immigration ? N’oubliez pas que pour les immigrés installés les nouveaux arrivants sont des concurrents… N’oubliez pas non plus qu’on avait dit et répété que le RN n’arriverait jamais à conquérir l’électorat juif, ou l’électorat jeune… et regardez où nous en sommes.

          [Et ensuite il ne fait guère de doute qu’il préfèrera trahir les classes populaires plutôt que d’affronter sérieusement les intérêts de la bourgeoisie.]

          « Il ne fait guère de doute » ? Vous allez un peu vite en besogne. Difficile d’anticiper ce que ferait un parti qui n’a jamais gouverné. Si on analyse d’un point de vue de classe, on peut raisonnablement penser que les dirigeants du RN, venus eux aussi des couches moyennes, auront un tropisme vers les intérêts de ces classes, qui coïncident aujourd’hui avec ceux de la bourgeoisie. Mais ce tropisme entrera en conflit avec l’électorat qui aura porté le RN au pouvoir. N’oubliez pas que tout parti politique est l’otage de son électorat : « je suis leur leader, je dois les suivre »… Il y a là une dialectique bien plus complexe que la simple idée qu’on se fait élire par les uns pour ensuite servir les autres.

          [En fait, l’idéal serait effectivement de pouvoir rebâtir un parti sur le modèle de l’ancien PCF, mais pour cela il faut des conditions favorables, et les conditions favorables ont besoin elles-mêmes de l’action organisée des classes populaires. C’est un cercle que ne semble pouvoir être lancé que par un choc extérieur. Alors faut-il se résoudre à attendre ce choc extérieur ?]

          Les « conditions favorables » sont surtout la conséquence d’une structure économique sous-jacente. Les partis et les syndicats « ouvriers » surgissent au moment où s’établit entre capital et travail un rapport de forces équilibré, qui tient au fait que le travail et le capital ont besoin l’un de l’autre dans le cadre d’un capitalisme « national », dépendant d’une base productive nationale. La libre circulation du capital et des marchandises à modifié profondément ce rapport de forces, puisqu’elle a permis au capital de mettre les travailleurs de sa base « nationale » en concurrence avec ceux du monde entier. Ce n’est donc pas tant un « choc » qu’on attend, mais une transformation de la structure. Et en attendant, il faut affiner les instruments politiques, organisationnels, théoriques, qui permettront de profiter à fond de la fenêtre d’opportunité lorsqu’elle s’ouvrira.

          [Vous l’avez sans doute déjà dit ailleurs, mais je n’ai pas trouvé l’information. Avez-vous à ce jour une activité militante au sein d’un parti/syndicat/association ? Sinon y a-t-il une organisation actuelle qui a votre sympathie ?]

          Je ne peux pas dire que j’ai une « activité militante » au sens d’un véritable engagement dans l’activisme politique ou syndical. Depuis que mon Parti – le PCF – m’a quitté au tournant du siècle, je n’ai pas trouvé d’organisation qui m’ait donné vraiment envie de revenir dans le militantisme actif. J’écris en espérant être lu par des militants, je participe quelquefois à des débats ou des formations lorsqu’on m’invite, j’ai toujours ma carte au syndicat, mais on ne peut pas dire que je sois un militant. Quant aux organisations qui ont ma sympathie… le PCF bien sûr, parce qu’on ne guérit pas de sa jeunesse et qu’il reste des vieux militants qui sont des gens hautement estimables, « République souveraine », qui tente de créer un lieu de rencontre des différents courants souverainistes… mais dont l’action reste, malheureusement, confidentielle.

          • Spinoza dit :

            [Votre premier verbe est au futur, le second au présent. Cela pose un problème : le fait qu’il ne « représente » pas aujourd’hui les classes populaires des quartiers n’implique nullement qu’il « restera » dans cette situation. Je ne vois aucune raison de fonds pour laquelle il ne pourrait pas conquérir une partie de l’électorat des quartiers. Vous pensez peut-être à la position du RN sur l’immigration ? N’oubliez pas que pour les immigrés installés les nouveaux arrivants sont des concurrents… N’oubliez pas non plus qu’on avait dit et répété que le RN n’arriverait jamais à conquérir l’électorat juif, ou l’électorat jeune… et regardez où nous en sommes.]
             
            Je ne sais pas. Réussir à tourner les habitants des quartiers ayant la nationalité française contre les autres, par delà les solidarités communautaires, tout en conservant l’électorat actuel, ce n’est peut être pas tout à fait impossible mais cela me semble encore loin au-delà de l’horizon.
             
            [« Il ne fait guère de doute » ? Vous allez un peu vite en besogne. Difficile d’anticiper ce que ferait un parti qui n’a jamais gouverné. Si on analyse d’un point de vue de classe, on peut raisonnablement penser que les dirigeants du RN, venus eux aussi des couches moyennes, auront un tropisme vers les intérêts de ces classes, qui coïncident aujourd’hui avec ceux de la bourgeoisie. Mais ce tropisme entrera en conflit avec l’électorat qui aura porté le RN au pouvoir. N’oubliez pas que tout parti politique est l’otage de son électorat : « je suis leur leader, je dois les suivre »… Il y a là une dialectique bien plus complexe que la simple idée qu’on se fait élire par les uns pour ensuite servir les autres.]
             
            Où peut-on adresser nos paris ?
             
            [Les « conditions favorables » sont surtout la conséquence d’une structure économique sous-jacente. Les partis et les syndicats « ouvriers » surgissent au moment où s’établit entre capital et travail un rapport de forces équilibré, qui tient au fait que le travail et le capital ont besoin l’un de l’autre dans le cadre d’un capitalisme « national », dépendant d’une base productive nationale. La libre circulation du capital et des marchandises à modifié profondément ce rapport de forces, puisqu’elle a permis au capital de mettre les travailleurs de sa base « nationale » en concurrence avec ceux du monde entier. Ce n’est donc pas tant un « choc » qu’on attend, mais une transformation de la structure. Et en attendant, il faut affiner les instruments politiques, organisationnels, théoriques, qui permettront de profiter à fond de la fenêtre d’opportunité lorsqu’elle s’ouvrira.]
             
            Oui vous avez raison d’insister sur la transformation de la structure, c’est bien ainsi que je l’entendais également. Le « choc » ne serait que l’étincelle qui mettrait le feu à la poudrière créée par la transformation de la structure.
             
            [Je ne peux pas dire que j’ai une « activité militante » au sens d’un véritable engagement dans l’activisme politique ou syndical. Depuis que mon Parti – le PCF – m’a quitté au tournant du siècle, je n’ai pas trouvé d’organisation qui m’ait donné vraiment envie de revenir dans le militantisme actif. J’écris en espérant être lu par des militants, je participe quelquefois à des débats ou des formations lorsqu’on m’invite, j’ai toujours ma carte au syndicat, mais on ne peut pas dire que je sois un militant. Quant aux organisations qui ont ma sympathie… le PCF bien sûr, parce qu’on ne guérit pas de sa jeunesse et qu’il reste des vieux militants qui sont des gens hautement estimables, « République souveraine », qui tente de créer un lieu de rencontre des différents courants souverainistes… mais dont l’action reste, malheureusement, confidentielle.]
             
            Qu’un homme comme vous, qui êtes insatisfait de la situation actuelle, qui avez une idée claire de ce que vous voulez et qui ne semblez pas du genre à rechigner à l’action ne trouve pas d’organisation qui lui donne envie de revenir dans le militantisme actif, voilà qui en dit long sur notre époque.
             

            • Descartes dit :

              @ Spinoza

              [Je ne sais pas. Réussir à tourner les habitants des quartiers ayant la nationalité française contre les autres, par-delà les solidarités communautaires, tout en conservant l’électorat actuel, ce n’est peut-être pas tout à fait impossible mais cela me semble encore loin au-delà de l’horizon.]

              Ne croyez pas ça. Si la situation budgétaire continue à se dégrader, à un certain moment il faudra tailler dans les prestations sociales. Et à ce moment-là, le conflit d’intérêts entre les nouveaux arrivants et les immigrés « installés » apparaîtra de façon flagrante. Lorsque le PCF demandait dans les années 1970 qu’on ferme le robinet migratoire, cela n’a pas eu d’effet négatif sur son implantation chez les immigrés « installés ».

              [« Vous allez un peu vite en besogne. Difficile d’anticiper ce que ferait un parti qui n’a jamais gouverné. Si on analyse d’un point de vue de classe, on peut raisonnablement penser que les dirigeants du RN, venus eux aussi des couches moyennes, auront un tropisme vers les intérêts de ces classes, qui coïncident aujourd’hui avec ceux de la bourgeoisie. Mais ce tropisme entrera en conflit avec l’électorat qui aura porté le RN au pouvoir. N’oubliez pas que tout parti politique est l’otage de son électorat : « je suis leur leader, je dois les suivre »… Il y a là une dialectique bien plus complexe que la simple idée qu’on se fait élire par les uns pour ensuite servir les autres. » Où peut-on adresser nos paris ?]

              On peut déjà regarder ce qui se passe dans les mairies ou le RN a gagné les municipales. Prenez Hénin-Beaumont, commune populaire s’il en est. Il faut croire qu’à l’heure des choix ceux-ci n’ont pas été trop défavorables à l’électorat populaire, et que celui-ci ne s’est pas senti trahi, puisque cette commune ou cet électorat est largement majoritaire à réélu le maire RN à une confortable majorité.

              Vous me direz qu’une mairie n’est pas un pays, et vous aurez raison. Mais cette expérience semble montrer que le RN d’aujourd’hui – ce n’était pas le cas hier, souvenez-vous de l’expérience municipale du FN dans les années 1990, qui avait abouti au résultat inverse – est très sensible à son électorat « populaire ». Aurait-il un comportement très différent s’il arrivait au pouvoir au niveau national ? Ce n’est pas évident.

              [Qu’un homme comme vous, qui êtes insatisfait de la situation actuelle, qui avez une idée claire de ce que vous voulez et qui ne semblez pas du genre à rechigner à l’action ne trouve pas d’organisation qui lui donne envie de revenir dans le militantisme actif, voilà qui en dit long sur notre époque.]

              Possiblement. Cela dit surtout beaucoup de choses sur la période qui s’étend sur les trente ou quarante dernières années. Beaucoup de militants de ma génération se sont battus pied à pied, ont pour certains sacrifié une partie de leur vie familiale ou de leur carrière, et n’ont collectionné que défaite après défaite. Ils ont vu leur organisation « captée » par des dirigeants qui les méprisaient profondément et qui ont utilisé leur dévouement pour faire avancer leur carrière. J’ai encore dans les oreilles la formule de Marie-Pierre Vieu du temps de la « mutation » : « on ne fera pas le nouveau Parti communiste avec les militants de l’ancien ». Cette expérience a rendu pas mal de militants méfiants et amers. Le souvenir de ce don de soi trahi fait que beaucoup hésitent à s’engager à nouveau.

              Le militantisme nécessite un don de soi, et ce don se fait en confiance que l’organisation vous payera en retour. Aujourd’hui, aucun parti, aucune organisation ne mérite pour moi cette confiance. Je ne connais pas une seule organisation dont les cadres là-haut ne soient prêts à sacrifier père et mère – et ne parlons même pas des militants – pour faire avancer leurs petites ambitions personnelles. C’est triste à dire, mais c’est comme ça.

            • Descartes dit :

              @ Spinoza

              [Je ne sais pas. Réussir à tourner les habitants des quartiers ayant la nationalité française contre les autres, par-delà les solidarités communautaires, tout en conservant l’électorat actuel, ce n’est peut-être pas tout à fait impossible mais cela me semble encore loin au-delà de l’horizon.]

              Ne croyez pas ça. Si la situation budgétaire continue à se dégrader, à un certain moment il faudra tailler dans les prestations sociales. Et à ce moment-là, le conflit d’intérêts entre les nouveaux arrivants et les immigrés « installés » apparaîtra de façon flagrante. Lorsque le PCF demandait dans les années 1970 qu’on ferme le robinet migratoire, cela n’a pas eu d’effet négatif sur son implantation chez les immigrés « installés ».

              [« Vous allez un peu vite en besogne. Difficile d’anticiper ce que ferait un parti qui n’a jamais gouverné. Si on analyse d’un point de vue de classe, on peut raisonnablement penser que les dirigeants du RN, venus eux aussi des couches moyennes, auront un tropisme vers les intérêts de ces classes, qui coïncident aujourd’hui avec ceux de la bourgeoisie. Mais ce tropisme entrera en conflit avec l’électorat qui aura porté le RN au pouvoir. N’oubliez pas que tout parti politique est l’otage de son électorat : « je suis leur leader, je dois les suivre »… Il y a là une dialectique bien plus complexe que la simple idée qu’on se fait élire par les uns pour ensuite servir les autres. » Où peut-on adresser nos paris ?]

              On peut déjà regarder ce qui se passe dans les mairies ou le RN a gagné les municipales. Prenez Hénin-Beaumont, commune populaire s’il en est. Il faut croire qu’à l’heure des choix ceux-ci n’ont pas été trop défavorables à l’électorat populaire, et que celui-ci ne s’est pas senti trahi, puisque cette commune ou cet électorat est largement majoritaire à réélu le maire RN à une confortable majorité.

              Vous me direz qu’une mairie n’est pas un pays, et vous aurez raison. Mais cette expérience semble montrer que le RN d’aujourd’hui – ce n’était pas le cas hier, souvenez-vous de l’expérience municipale du FN dans les années 1990, qui avait abouti au résultat inverse – est très sensible à son électorat « populaire ». Aurait-il un comportement très différent s’il arrivait au pouvoir au niveau national ? Ce n’est pas évident.

              [Qu’un homme comme vous, qui êtes insatisfait de la situation actuelle, qui avez une idée claire de ce que vous voulez et qui ne semblez pas du genre à rechigner à l’action ne trouve pas d’organisation qui lui donne envie de revenir dans le militantisme actif, voilà qui en dit long sur notre époque.]

              Possiblement. Cela dit surtout beaucoup de choses sur la période qui s’étend sur les trente ou quarante dernières années. Beaucoup de militants de ma génération se sont battus pied à pied, ont pour certains sacrifié une partie de leur vie familiale ou de leur carrière, et n’ont collectionné que défaite après défaite. Ils ont vu leur organisation « captée » par des dirigeants qui les méprisaient profondément et qui ont utilisé leur dévouement pour faire avancer leur carrière. J’ai encore dans les oreilles la formule de Marie-Pierre Vieu du temps de la « mutation » : « on ne fera pas le nouveau Parti communiste avec les militants de l’ancien ». Cette expérience a rendu pas mal de militants méfiants et amers. Le souvenir de ce don de soi trahi fait que beaucoup hésitent à s’engager à nouveau.

              Le militantisme nécessite un don de soi, et ce don se fait en confiance que l’organisation vous payera en retour. Aujourd’hui, aucun parti, aucune organisation ne mérite pour moi cette confiance. Je ne connais pas une seule organisation dont les cadres là-haut ne soient prêts à sacrifier père et mère – et ne parlons même pas des militants – pour faire avancer leurs petites ambitions personnelles. C’est triste à dire, mais c’est comme ça.

  9. Geo dit :

     
    À Descartes et tous:
     
    Juste pour signaler la parution sur le site de Bertrand Renouvin d’une série d’articles concernant l’histoire du parlement et du parlementarisme, écrits avec le soin et la culture historique bien connue du personnage, en commentaire du livre récent « Le parlement temple de la république, de 1789 à nos jours » de Benjamin Morel.
    Je joins le lien du premier article de la série.
    https://www.bertrand-renouvin.fr/aux-origines-du-parlement/
    Salut tous et merci à Descartes pur son papier et les échanges qui le suivent.

    • Descartes dit :

      @ Geo

      [Juste pour signaler la parution sur le site de Bertrand Renouvin d’une série d’articles concernant l’histoire du parlement et du parlementarisme, écrits avec le soin et la culture historique bien connue du personnage,]

      En effet, on peut partager ou non les idées de Renouvin, mais on ne peut pas contester son sérieux et sa culture historique. IL y a un point dans l’article qu’il n’approfondit pas mais qui est intéressante: c’est la méfiance des jacobins pour tout ce qui peut ressembler à un pouvoir exécutif séparé du législatif, méfiance qui se prolonge encore aujourd’hui dans la gauche française.

  10. Spinoza dit :

    [Pas du tout. « Il n’y a pas d’amour qui ne soit à douleur/ il n’y a pas d’amour dont on ne soit flétri/ il n’y a pas d’amour dont on ne soit pas meurtri/ et pas plus que de toi l’amour de la Patrie/ Dites ces mots, ma mie, et retenez vos larmes/ Il n’y a pas d’amour heureux », chantait Aragon.]

    Ce qui est chanté là par le poète, c’est que l’amour fait souffrir lorsqu’il s’attache à un objet qui fluctue, qui peut disparaître, qui peut s’éloigner, qui peut finir. C’est là le sort de l’amour ordinaire, mais ce n’est pas l’amour lui-même qui fait souffrir. Il existe bien un amour immaculé de douleur et qui est celui qui s’attache à la Nature entière, infinie, immuable, omniprésente et toute puissante.

    [Vous allez vous faire des amis… Si ce que vous affirmez ici est peut-être GLOBALEMENT vrai, c’est de toute évidence localement faux. Les progrès des connaissances sur la navigation au XVIème siècle a certainement été très profitable aux européens, mais pour les Aztèques, ce fut un désastre.]

    Ce que je voulais dire, c’est que le progrès de la connaissance en lui-même est toujours bon. Ce ne sont pas les progrès de la connaissance en eux-mêmes qui ont nui aux victimes du docteur Mengele, mais les moyens utilisés pour les obtenir. S’ils avaient été obtenus par des moyens respectueux de la vie humaine, personne n’aurait eu à s’en plaindre. De même, ce ne sont pas les progrès des connaissances sur la navigation en eux-mêmes qui ont nui aux Aztèques, mais leur utilisation au service de l’avidité des colons espagnols.

    [Ici, vous renversez votre propre raisonnement. Vous m’avez expliqué très explicitement que c’était d’abord l’intention qui comptait. Même si toute connaissance nouvelle profite à l’humanité toute entière, cela n’implique nullement que ce soit là la motivation du scientifique.]

    Je rappelle que toute joie est au moins partiellement égoïste. Ce qu’il faut distinguer, ce sont d’une part les joies purement égoïstes, qui n’impliquent pas nécessairement un bien pour autrui, et d’autre part les joies « égoïsto-altruistes » qui consistent à se réjouir personnellement de quelque chose qui profite également à la collectivité. Dans ce dernier genre de joie, il est inutile de chercher à démêler la part purement égoïste et la part purement altruiste, l’une ne va pas sans l’autre. L’accroissement de nos connaissances augmente tout à la fois notre puissance personnelle et celle de l’humanité dont nous faisons partie, ce dont nous bénéficions en retour. Aucun scientifique n’a jamais cherché à conserver secrète une découverte qu’il aurait faite juste pour le plaisir de la savourer tout seul – je ne parle pas des cas où il pouvait craindre une utilisation de la découverte à des fins qu’il jugerait mauvaises – . Il en résulte que la joie tirée de la connaissance en elle-même est de type « égoïsto-altruiste ».

    [Autrement dit, ici vous jugez « l’héritage institutionnel » et non les « intentions ». Dans un autre paragraphe, vous incluiez Jaurès, dont « l’héritage institutionnel » est quasi-nul. J’ai l’impression que pour vous, c’est à la tête du client.]

    Vous oubliez à chaque fois que j’ai donné deux critères cumulatifs pour le grand homme. La lecture des biographies de Croizat et de Paul me laisse penser qu’il s’agissait d’hommes qui étaient sincèrement guidés par le souci de l’émancipation humaine (1er critère, les intentions), ce qui, cumulé à leur héritage institutionnel positif (2ème critère, le bilan ou l’héroisme), en fait des grands hommes selon ma définition. J’ai pensé à eux car la conversation portait ici sur ceux qui ont un héritage institutionnel, mais il y a eu également au PCF des grands hommes qui remplissent le second critère d’une autre manière : leur bilan dans la construction d’un parti au sevice de la classe ouvrière, leurs activités dans la résistance…
    Il reste que quelque soit le bilan ou l’héroïsme d’un homme, je ne l’appellerai pas grand homme sans avoir examiné aussi ses intentions.
    En ce qui concerne Jaurès, il remplit également les deux critères. Seulement pour lui, le deuxième critère tient à son bilan dans la construction de la SFIO, à la loi de séparation de l’église et de l’État, à ses combats pour les premières lois sociales, pour Dreyfus. Quant à son martyr, il prouve a minima que son combat pour la paix comportait un risque sérieux, bien que je ne sais pas s’il avait conscience de prendre un grand risque.

    [Mais pourquoi cette différence ? Pourquoi « la gloire et les honneurs » peuvent être « justifiés », et pas « l’argent », par exemple ? Pourquoi une médaille si, et un chèque non ? Je retrouve là ce que je vous disais plus haut, c’est-à-dire, votre vision très « chrétienne » du « grand homme » assimilé à une forme de sainteté. « L’argent qui corrompt » (pour reprendre la formule d’un président resté très catholique) ne peut avoir sa place dans les récompenses légitimes…]
    [Mais pourquoi cette reconnaissance ne peut-elle pas prendre la forme de l’argent ?]

    Je vous l’ai dit plus haut : si vous vous donnez comme objectif final de jouir de la connaissance ou de la reconnaissance de vos semblables pour un bienfait que vous leur avez apporté, vous avez un objectif « égoïsto-altruiste ». Vous poursuivez un objectif qui, en lui-même, sera bon pour la collectivité dont vous faites partie et vous bénéficiera en retour également.
    Si vous vous donnez pour objectif final d’accumuler du pouvoir ou de vous enrichir le plus possible, vous pouvez « réussir votre vie » à la Bernard Tapie sans contribuer en rien à l’émancipation humaine. Cela demanderait de long développements mais je ne crois pas à la fable libérale selon laquelle l’enrichissement privé fait toujours l’enrichissement public. L’observation des faits atteste bien plutôt du contraire.
    Quant à la forme que prend la récompense de la collectivité, il peut à la rigueur s’agir d’un chèque. Mais la question qui compterait alors est celle-ci : ce chèque était-il poursuivi comme preuve de reconnaissance pour l’action au service de la collectivité ou l’était-il pour sa seule valeur marchande ?

    [Je me suis intéressé à eux quand je suis rentré dans la fonction publique. Et oui, il y a de véritables héros méconnus, et surtout très discrets. Je me souviens par ailleurs du commentaire du préfet (joué par cet incroyable acteur qu’est André Dusollier) à son stagiaire ENA dans le téléfilm – que je ne peux que vous conseiller – « La Dette ». « Il y a deux types de héros, ceux qui partent dans des contrées lointaines pour de nouvelles conquêtes, et ceux qui gardent la maison. Nous, nous sommes ceux qui gardent la maison ».]

    Merci pour cette recommandation. Je suis tout à fait preneur si vous avez d’autres œuvres à conseiller sur ce thème.

    [Dès lors que l’homme en question est mort, le but de l’hommage n’est pas de récompenser le récipiendaire, mais de le donner en exemple. A partir de là, ce qui est important est moins la réalité que le symbole. On ne rend pas hommage à un homme réel, mais à un personnage socialement construit. Il n’est même pas nécessaire que le personnage ait existé réellement. Dans chaque église de notre beau pays on rend hommage à un homme dont l’existence n’est nullement attestée historiquement…]

    C’est bien ce souci de faire des exemples que je partage. Mais un homme manifestement aliéné par une soif de pouvoir et d’argent, qui ne dirige pas son effort vers l’émancipation à la fois individuelle et collective représente justement un cas de fourvoiement à ne pas suivre. A mon sens, un homme qui a “réussi sa vie”, celui dont on peut faire un exemple, est un homme qui a compris que son suprême intérêt était que lui-même et ses semblables puissent vivre dans la compréhension et dans l’amour de la Nature au sens le plus large possible.

    [Ce n’est pas tout à fait ce que j’ai dit. Le point ici n’est pas de savoir si l’expédition a été profitable, mais si elle avait été pensée avec cette intention.]
     
    Je vous rappelle que vous demandiez « Pourquoi amener des scientifiques dans son expédition en Egypte ? » si Bonaparte avait été d’abord motivé par son intérêt personnel. Puis vous « doutiez franchement » que le peuple français en 1799 « ait eu pour préoccupation essentielle l’étude des monuments égyptiens ».
    Cela ne suppose-t-il pas que vous doutiez que l’opération ait été profitable pour les intérêts strictement personnels de Bonaparte ?
    Mais si vous ne doutez pas qu’elle a été profitable, alors je ne vois pas pourquoi vous trouvez improbable qu’elle ait pu être pensée – au moins partiellement – avec cette intention.

    [Je ne sais pas si elle était « évidente », mais elle était en tout cas très probable. N’oubliez pas qu’il y avait le précédent de 1914-18, et que les Etats-Unis apparaissent déjà à la fin des années 1930 comme une puissance mondiale. On imaginait mal les Américains laisser l’Allemagne devenir la puissance dominante en Europe. D’autant que dès le début de la guerre Roosevelt manifeste son intention de s’engager du côté de la Grande Bretagne et prépare une opinion fondamentalement isolationniste à l’éventualité d’un engagement.]

    Je pense que vous cédez un peu à l’illusion rétrospective. Vous dites que dès le début de la guerre Roosevelt manifeste son intention de s’engager du côté de la Grande Bretagne et prépare une opinion fondamentalement isolationniste à l’éventualité d’un engagement. Cela ne correspond pas du tout à son discours du 3 septembre 1939, qui se termine ainsi : « I hope the United States will keep out of this war. I believe that it will. And I give you assurance(s) and reassurance that every effort of your Government will be directed toward that end »
    http://docs.fdrlibrary.marist.edu/090339.html
    Je rappelle enfin que les Etats-Unis étaient un pays qui n’avait plus qu’une armée minimaliste au début de 1940, qu’une part non négligeable des élites américaines admiraient le régime nazi, et qu’il a tout de même fallu un an et demi de résistance britannique, la perspective de devoir faire face à une superpuissance eurasiatique en cas de défaite de l’URSS, une attaque japonaise et une déclaration de guerre allemande pour que la guerre avec l’Allemagne soit finalement ouverte.
    Miser sa carrière sur la probabilité d’une guerre Etats-Unis – Allemagne en juin 1940 me semble donc bien une prise de risque réelle.
    [Pourquoi ? Les carriéristes les plus intelligents sont allés à Vichy quand les possibilités de carrière à court terme étaient de ce côté, et ont changé de taquet au bon moment. C’est comme ça qu’on maximise ses chances. Suivez mon regard…]
    Il faut savoir, plus haut vous me défendiez le départ à Londres comme un choix de carrière intelligent, désormais vous me dites qu’il est normal que peu de carriéristes soient allés à Londres. A moins que de Gaulle ne soit le seul carriériste qui n’a pas compris qu’il aurait “maximisé ses chances” en allant à Vichy, quitte à tourner casaque ensuite, et qu’il n’aurait pas manqué de le faire s’il l’avait compris. Ce serait-là une position bien iconoclaste.
     

    • Descartes dit :

      @ Spinoza

      [« Vous allez vous faire des amis… Si ce que vous affirmez ici est peut-être GLOBALEMENT vrai, c’est de toute évidence localement faux. Les progrès des connaissances sur la navigation au XVIème siècle a certainement été très profitable aux européens, mais pour les Aztèques, ce fut un désastre. » Ce que je voulais dire, c’est que le progrès de la connaissance en lui-même est toujours bon.]

      Comme je vous l’ai montré, le progrès de la connaissance n’est pas forcément « bon » pour tout le monde. Il peut avoir des effets néfastes pour tel ou tel groupe, telle ou telle classe. Je me demande si ce que vous voulez dire n’est pas plutôt que le progrès de la connaissance est un « bien ». Mais c’est là un postulat métaphysique, et non une réalité empirique.

      [De même, ce ne sont pas les progrès des connaissances sur la navigation en eux-mêmes qui ont nui aux Aztèques, mais leur utilisation au service de l’avidité des colons espagnols.]

      Mais dans la même logique, vous pourriez dire que ce ne sont pas les progrès des connaissances en eux-mêmes qui ont fait pratiquement disparaître la poliomyélite ou la diphtérie, mais le travail des industries pharmaceutiques et des professionnels de santé qui ont conduit les campagnes de vaccination… ou bien la connaissance est en elle-même une cause, et dans ce cas c’est à elle que revient le mérite pour la polyomiélite et le blâme pour le massacre des Aztèques, ou bien elle n’est en elle-même cause de rien, et alors on ne peut lui attribuer ni mérite ni blâme. Vous ne pouvez pas avoir le beurre et l’argent du beurre…

      [Je rappelle que toute joie est au moins partiellement égoïste. Ce qu’il faut distinguer, ce sont d’une part les joies purement égoïstes, qui n’impliquent pas nécessairement un bien pour autrui, et d’autre part les joies « égoïsto-altruistes » qui consistent à se réjouir personnellement de quelque chose qui profite également à la collectivité. Dans ce dernier genre de joie, il est inutile de chercher à démêler la part purement égoïste et la part purement altruiste, l’une ne va pas sans l’autre. L’accroissement de nos connaissances augmente tout à la fois notre puissance personnelle et celle de l’humanité dont nous faisons partie, ce dont nous bénéficions en retour. Aucun scientifique n’a jamais cherché à conserver secrète une découverte qu’il aurait faite juste pour le plaisir de la savourer tout seul]

      Vous n’en savez rien. S’il a fait une découverte et qu’elle l’a gardé secrète, par définition elle ne vous est pas connue. Et accessoirement, vous faites erreur. Il y a pas mal de travaux que leurs auteurs n’ont jamais songé à publier et qu’on a retrouvé dans leurs papiers de manière posthume. Il faut croire que la satisfaction de les avoir conduit suffisait à leurs auteurs, puisqu’ils n’ont pas cherché à les publier. Prenez le célèbre commentaire de Fermat concernant la démonstration de sa « grande proposition ». C’est une annotation dans une marge, qui dit (je cite de mémoire) « j’ai trouvé une démonstration très élégante de ce principe, mais elle est trop longue pour la développer ici ». Cette démonstration, Fermat ne l’a pas fait connaître…

      [« Autrement dit, ici vous jugez « l’héritage institutionnel » et non les « intentions ». Dans un autre paragraphe, vous incluiez Jaurès, dont « l’héritage institutionnel » est quasi-nul. J’ai l’impression que pour vous, c’est à la tête du client. » Vous oubliez à chaque fois que j’ai donné deux critères cumulatifs pour le grand homme. La lecture des biographies de Croizat et de Paul me laisse penser qu’il s’agissait d’hommes qui étaient sincèrement guidés par le souci de l’émancipation humaine (1er critère, les intentions), ce qui, cumulé à leur héritage institutionnel positif (2ème critère, le bilan ou l’héroisme), en fait des grands hommes selon ma définition.]

      Ou du moins, que leurs biographes les présentent comme tels. Mais je vous assure que d’autres biographes réussiraient à construire une image totalement différente, tant les intentions des hommes sont insondables… La biographie participe, elle aussi, à construire un mythe. Vous avez des biographes qui vous montreront Napoléon comme un gouvernant altruiste soucieux d’abord de la France et surtout des Français, et d’autres vous le présenteront comme un ambitieux prêt à vendre père et mère pour satisfaire ses propres intérêts.

      J’aurais tendance à dire que le « grand homme » n’existe pas en tant que tel. La véritable et unique condition pour être un « grand homme », c’est d’avoir un bon biographe, capable de transformer un parcours pour le faire résonner avec le besoin d’exemplarité du moment. Aujourd’hui, est devenue une « grande femme » et repose au Panthéon. Qu’est ce qu’elle a fait pour cela ? Pas grande chose, en fait. La déportation ? Elle tient à son ascendance juive, et non à des faits de résistance. La décision de présenter un projet de loi légalisant l’avortement ? Ce n’est pas elle qui l’a prise – et qui a assumé le risque politique. C’est Valéry Giscard d’Estaing, qui était le président, et Jacques Chirac, son premier ministre. A qui personne, curieusement, ne reconnaît le moindre mérite dans l’affaire. Sa présidence du Parlement européen, son passage par les fonctions gouvernementales ? Ils ne laissent derrière aucune œuvre digne d’être rappelée. Rien dans son parcours ne permet de dire qu’elle fut plus attachée à « l’émancipation humaine » qu’à sa propre carrière. Mais elle a des thuriféraires pour alimenter le mythe, et surtout elle s’ajuste parfaitement à l’image de ce que notre société veut montrer en exemple : la victime discriminée par son sexe et par ses origines ; l’européenne convaincue.

      En face, prenez une Marie-Claude Vaillant-Couturier. Déportée elle aussi, mais pour des faits de résistance. Auteure de plusieurs projets de loi sur l’égalité salariale entre les hommes et les femmes ainsi que du projet de loi qui aboutit à rendre imprescriptibles les crimes contre l’humanité en droit français. Secrétaire générale de la Fédération internationale démocratique des femmes, son engagement pour « l’émancipation humaine » semble indiscutable. Et pourtant, elle n’a pas été retenue parmi les « grandes femmes », tout simplement parce qu’elle ne correspond pas du tout à ce que la société veut retenir comme « exemplaire ».

      [Mais pourquoi cette différence ? Pourquoi « la gloire et les honneurs » peuvent être « justifiés », et pas « l’argent », par exemple ? Pourquoi une médaille si, et un chèque non ? Je retrouve là ce que je vous disais plus haut, c’est-à-dire, votre vision très « chrétienne » du « grand homme » assimilé à une forme de sainteté. « L’argent qui corrompt » (pour reprendre la formule d’un président resté très catholique) ne peut avoir sa place dans les récompenses légitimes…]
      [Mais pourquoi cette reconnaissance ne peut-elle pas prendre la forme de l’argent ?]

      [Je vous l’ai dit plus haut : si vous vous donnez comme objectif final de jouir de la connaissance ou de la reconnaissance de vos semblables pour un bienfait que vous leur avez apporté, vous avez un objectif « égoïsto-altruiste ».]

      Même si cette « reconnaissance » prend la forme d’espèces sonnantes et trébuchantes ?

      [Quant à la forme que prend la récompense de la collectivité, il peut à la rigueur s’agir d’un chèque.]

      Mais pourquoi « à la rigueur » ? Pourquoi pas « franchement » ? Encore une fois, votre réticence à voir dans l’argent une récompense valable montre combien pour vous le « grand homme » relève de la catégorie chrétienne du saint, forcément désintéressé.

      [Mais la question qui compterait alors est celle-ci : ce chèque était-il poursuivi comme preuve de reconnaissance pour l’action au service de la collectivité ou l’était-il pour sa seule valeur marchande ?]

      Vous voulez dire que le chèque n’est une récompense légitime que s’il est destiné à être encadré, et pas à être encaissé ?

      [Merci pour cette recommandation. Je suis tout à fait preneur si vous avez d’autres œuvres à conseiller sur ce thème.]

      Vous trouverez je pense dans les archives un documentaire de 2014 sur Jacques Jaujard, personnage fascinant. Il rentre à l’administration des musées nationaux en 1925 comme sous-directeur pour devenir directeur en 1940. C’est lui qui, pendant la guerre civile espagnole, organisera la sauvegarde des trésors du musée du Prado à Madrid, et qui en 1940 préparera et conduira l’évacuation et la mise en sécurité des collections du Louvre, ainsi que de certaines collections privées menacées « d’arianisation » et d’autres collections publiques qui grâce à lui sont protégées de la rapacité des Allemands. Résistant, il sera nommé à la libération directeur général des Beaux-Arts, et en 1959 sera le premier secrétaire général du ministère de la culture créé par De Gaulle pour Malraux. Il prend sa retraite en 1961, mais continue à conseiller différentes administrations et à participer dans l’organisation d’expositions. Il meurt en 1967, toujours inconnu du grand public.

      Sinon, le deuxième tome des « Français de l’an 40 » de Crémieux-Brilhac dresse un portrait saisissant de Raoul Dautry, là aussi un personnage extraordinaire… et qui mériterait largement une place au Panthéon, en tout cas bien mieux que certains.

      [C’est bien ce souci de faire des exemples que je partage. Mais un homme manifestement aliéné par une soif de pouvoir et d’argent, qui ne dirige pas son effort vers l’émancipation à la fois individuelle et collective représente justement un cas de fourvoiement à ne pas suivre.]

      Un tel homme peut constituer un danger vivant, mais une fois mort, on peut parfaitement raboter ce qui dépasse et en faire un exemple à suivre.

      [« Ce n’est pas tout à fait ce que j’ai dit. Le point ici n’est pas de savoir si l’expédition a été profitable, mais si elle avait été pensée avec cette intention. » Je vous rappelle que vous demandiez « Pourquoi amener des scientifiques dans son expédition en Egypte ? » si Bonaparte avait été d’abord motivé par son intérêt personnel. Puis vous « doutiez franchement » que le peuple français en 1799 « ait eu pour préoccupation essentielle l’étude des monuments égyptiens ».]

      Exactement. Puisqu’il s’agit des intentions, la question qui se pose n’est pas de savoir si l’expédition lui a été profitable, mais s’il pouvait anticiper qu’elle le serait lorsqu’il l’a organisée.

      [Cela ne suppose-t-il pas que vous doutiez que l’opération ait été profitable pour les intérêts strictement personnels de Bonaparte ?]

      Non, cela suppose que je doutais que Bonaparte ait pu anticiper qu’elle le serait.

      [Je pense que vous cédez un peu à l’illusion rétrospective. Vous dites que dès le début de la guerre Roosevelt manifeste son intention de s’engager du côté de la Grande Bretagne et prépare une opinion fondamentalement isolationniste à l’éventualité d’un engagement. Cela ne correspond pas du tout à son discours du 3 septembre 1939, qui se termine ainsi : « I hope the United States will keep out of this war. I believe that it will. And I give you assurance(s) and reassurance that every effort of your Government will be directed toward that end »]

      Ne me dites pas que vous croyez aux discours des politiciens… Souvenez-vous de la formule de Churchill : « on ne ment jamais autant qu’après la chasse, pendant la guerre et avant les élections ». En septembre 1939, Roosevelt est en campagne électorale, et doit persuader son parti de lui accorder une troisième candidature à la convention qui se tiendra neuf mois plus tard. Alors que le congrès est fermement isolationniste, on imagine mal Roosevelt tenant publiquement un autre discours. Mais les actes, eux, racontent une autre histoire : en novembre 1939, il obtient du congrès la levée de l’embargo automatique qui touchait l’exportation d’armes et munitions. En décembre 1940, dans un discours à la radio, il parle de la transformation de l’industrie américaine pour en faire « l’arsenal des démocraties ».

      [Je rappelle enfin que les Etats-Unis étaient un pays qui n’avait plus qu’une armée minimaliste au début de 1940, qu’une part non négligeable des élites américaines admiraient le régime nazi, et qu’il a tout de même fallu un an et demi de résistance britannique, la perspective de devoir faire face à une superpuissance eurasiatique en cas de défaite de l’URSS, une attaque japonaise et une déclaration de guerre allemande pour que la guerre avec l’Allemagne soit finalement ouverte.]

      Que les Américains allaient laisser les belligérants s’user, et qu’ils n’arriveraient qu’à la fin, au moment de rafler la mise, c’était prévisible. C’était leur intérêt, et il y avait le précédent lors de la première guerre mondiale. Mais il était tout aussi évident qu’ils n’allaient pas laisser une puissance dominer l’ensemble du continent européen. On n’avait pas besoin d’être un grand analyste politique pour comprendre où était l’intérêt des uns et des autres.

      [Miser sa carrière sur la probabilité d’une guerre Etats-Unis – Allemagne en juin 1940 me semble donc bien une prise de risque réelle.]

      Toute anticipation implique une prise de risque. Mais dans ce cas, le risque était relativement raisonnable…

      [« Pourquoi ? Les carriéristes les plus intelligents sont allés à Vichy quand les possibilités de carrière à court terme étaient de ce côté, et ont changé de taquet au bon moment. C’est comme ça qu’on maximise ses chances. Suivez mon regard… » Il faut savoir, plus haut vous me défendiez le départ à Londres comme un choix de carrière intelligent, désormais vous me dites qu’il est normal que peu de carriéristes soient allés à Londres.]

      Pas tout à fait. Tout dépend ce que vous visez comme carrière. Si vous visez la tête, alors le choix de De Gaulle était optimal. S’il avait rallié Vichy, il aurait été un « général deux étoiles à titre temporaire » parmi d’autres. Et même s’il avait rallié la résistance à temps, il n’aurait pas été le chef. Par contre, si vous visiez une carrière de sous-fifre, la rentabilité du choix était moins évidente par rapport à celui d’un ralliement à Vichy. C’est d’ailleurs pourquoi on trouve beaucoup plus de carriéristes à Vichy qu’à Londres en 1940. Ce ne sera plus le cas en 1943…

      [A moins que de Gaulle ne soit le seul carriériste qui n’a pas compris qu’il aurait “maximisé ses chances” en allant à Vichy, quitte à tourner casaque ensuite, et qu’il n’aurait pas manqué de le faire s’il l’avait compris. Ce serait-là une position bien iconoclaste.]

      C’est une question d’aversion au risque. Le départ à Londres offrait pour De Gaulle plus de risques que le ralliement à Vichy, mais la récompense était beaucoup plus grande en cas de succès. Certains préfèrent investir dans des titres sûrs à faible rendement, d’autres dans des titres risqués à fort rendement. Les deux choix sont également rationnels…

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