L’Euro, l’Europe et la mauvaise mémoire…

Un sage a dit que ceux qui ne connaissant pas leur histoire étaient condamnés à la revivre. Il a oublié de préciser qu’ils sont condamnés à la revivre avec surprise. Il n’y a qu’à regarder nos dirigeants européens, courant comme des poulets sans tête devant la crise de l’Euro.

 

Ces dirigeants n’ont aucune circonstance attenuante. Car la crise qui est aujourd’hui devant nous était prévue. Elle avait été annoncée. Il est vrai que certains prophètes de malheur venaient du côté des organisations qui font profession de prédire des catastrophes quotidiennement en attendant qu’un jour le hasard leur donne raison. C’est peut-être cette cacophonie qui a rendue inaudible la voix d’économistes sérieux, keynesiens mais aussi libéraux, qui ont très tôt (dès avant la signature du traité de Maastricht) tiré la sonnette d’alarme. Leur argument était double. D’une part, la zone euro n’est pas une zone monétaire optimale, c’est à dire, une zone dans laquelle chaque économie a besoin à un moment donné de la même politique monétaire. Conséquence: dans le meilleur des cas, la BCE fera une politique monétaire “moyenne”, qui sera donc trop laxiste pour la moitié des pays et trop restrictive pour l’autre moitié… et qui ne sera optimale pour personne; et dans le pire des cas, la BCE fera la politique qui arrange les pays les plus puissants et qui sera catastrophique pour les autres.

 

Un argument fort, me direz vous. Mais le deuxième argument était encore plus lourd: les économies de la zone Euro ont des productivités très différentes, et cette différence n’est pas conjoncturelle mais structurelle. Il faut savoir que lorsque les monnaies flottent les unes par rapport aux autres, leurs parités s’ajustent de manière à prendre en compte ces différences et à ajuster automatiquement le niveau de vie de chaque pays à sa productivité. Voyons comment fonctionne le processus sur un exemple imaginaire: imaginons deux pays A et B, dont les monnaies sont MA et MB, qui produisent du blé. Dans le premier, il faut une heure de travail et une unité de capital pour produire un kg de blé, dans le second il faut deux heures et deux unités. Comment les prix s’ajusteront-t-ils ?

 

Imaginons qu’au départ les monnaies MA et MB soient de même valeur. Comme le blé de A coûté moitié moins à produire, son prix sera à priori inférieur. Les acheteurs du pays B auront intérêt donc à importer du blé plutôt que de l’acheter chez eux. Mais pour payer ce blé venant de A, ils ont besoin de la monnaie de ce pays. Ils vendront donc de la monnaie MB en échange de la monnaie MA. Cela crée une demande de monnaie A supplémentaire… et pousse donc la monnaie MA a augmenter sa valeur, et MB a en perdre. Et du coup, pour les citoyens de B, le prix du blé importé augmente… Ce processus s’arrête, en principe, lorsque la parité des monnaies MA et MB est telle que les prix du blé importé devient le même que le prix du blé national. A ce point là, les producteurs de B, qui au départ n’arrivaient pas à vendre leur production à cause du différentiel de productivité, pourront le faire. Mais ce sont les consommateurs de B qui y perdent: ils payeront leur blé plus cher…

 

On voit donc que le flottement des monnaies bénéficie l’emploi et la production et pénalise le consommateur. En fait, le mouvement des monnaies tend à adapter le niveau de vie d’un pays à la productivité: une fois l’équilibre monétaire atteint, les citoyens de A payeront le blé moins cher que les citoyens de B.

 

Mais imaginons un instant qu’au lieu d’avoir deux monnaies différentes, on ait une monnaie commune. Que se passera-t-il alors ? Les citoyens de B pourront acheter du blé chez A sans que leur pouvoir d’achat ne change. Mais comme les citoyens de A n’ont aucun intérêt à acheter du blé chez B, le flux de monnaie se fera dans un seul sens. A un moment donné, toute la monnaie se retrouvera chez A et B n’aura plus d’alternative… que d’emprunter pour acheter son blé et donc de creuser une dette qu’il n’aura jamais le moyen de payer.

 

Voilà exactement le mécanisme qui avait été prévu en 1992 par un certain nombre de critiques de l’Euro, et que nous voyons se dérouler aujourd’hui. Dans un système de monnaie unique, la balance monétaire positive d’un pays doit se traduire nécessairement par une balance négative chez un autre. Si l’Allemagne vend plus qu’elle n’achète, il faut bien que quelqu’un achete plus qu’il ne vend. Si dans la cour de récréation un enfant gagne systématiquement plus de billes qu’il ne perd, au bout d’un certain temps il aura entre ses mains toutes les billes de ses petits camarades, et le jeu s’arrête. Pour que le jeu puisse continuer, il faut qu’il décide de partager son trésor, ou bien alors que la maîtresse le lui confisque et les redistribue…

 

Mais, me direz vous, ce problème doit se poser à l’intérieur d’un pays aussi. Après tout, la productivité n’est pas la même en Corse qu’en Ile-de-France. C’est vrai. Mais dans le cas de la Corse et l’Ile de France, il existe un Etat national qui a le pouvoir de préléver une partie de la richesse des parisiens et de la reverser aux corses sous la forme de transferts budgétaires, qui couvrent les déficits que les régions plus pauvres ne manqueraient pas de creuser sans le concours des régions plus riches. Mais pour que cela marche, encore faut-il que les citoyens des régions les plus riches acceptent de partager… et cela n’est possible que parce qu’une nation constitue une communauté politique. Cela ne marche pas de toute évidence en Europe (1), puisque les pays “nordiques” ne sont pas prêts de toute évidence à financer sur une base permanente des modes de vie différents des leurs.

 

En fait, la crise actuelle n’a rien de nouveau pour ceux qui ont un peu de mémoire. Tout se passe comme si nos politiques avaient oublié la débâcle du SME en 1992. “The Economist” dans son numéro du 16 juillet (2) le rappelle dans sa colonne “Buttonwood”:

 

Sur beaucoup de points, la crise [de l’Euro] ressemble à l’effondrement du SME au début des années 1990. Un épisode qui avait illustré les problèmes qui apparaissent lorsque les pays européenns essayent d’attacher leur monnaie à la puissance de l’économie allemande. Dans les deux cas, il y a eu un effet domino dans lequel les problèmes de propagent d’un pays à l’autre. (…) Pour la Grande Bretagne, le moment critique est arrivé à l’heure du déjeuner le 16 septembre 1992 (le “mercredi noir”) lorsque l’augmentation de 3% du taux d’intérêt, la deuxième augmentation dans la journée, n’a pas réussi à remettre la Livre d’aplomb. Les marchés ont commencé à chuter en quelques minutes, lorsque les traders ont réalisé que le gouvernement n’arriverait jamais à maintenir les taux d’intérêt à ce niveau, le coût en termes d’emploi et sur le logement seraient trop catastrophiques. Et comme prévu, le soir Norman Lamont, ministre des finances, annonça que la Grande Bretagne quittait le SME. Les effets de cette décision ont été presque entièrement bénéfiques. L’économie britannique récupéra et il n’y eut pas de pic d’inflation, contrairement aux prédictions

 

Aujourd’hui, le choix reste le même: défendre la monnaie au prix d’une récession, ou bien sortir de l’Euro pour pouvoir utiliser les instruments monétaires pour compenser les différences entre les économies. Cette fois-ci la récession et le chômage viendront comme conséquence non pas des taux d’intérêt astronomiques, puisque ce n’est plus eux qui soutiennent la monnaie, mais des politiques draconiennes d’austérité nécessaires pour contrôler la dette. Mais le choix est là.

 

Il est malheureux que devant ce choix l’ensemble de la gauche – avec une seule exception – soit paralysée et ne propose finalement que la politique du chien crevé au fil de l’eau. C’est comprehénsible chez les eurolâtres anciens ou nouveaux. Après tout, on peut difficilement leur demander de renier ce qu’ils ont adoré et d’admettre que leur idole François Mitterrand s’est fourré le doigt dans l’oeil. Mais il est plus difficile de comprendre la position du PCF, qui après s’être opposé à la monnaie unique en 1992 reprend à son compte aujourd’hui le discours de “l’Euro qui protège”. Il est vrai que ce n’est pas le même PCF: celui de 1992 avait encore quelques prétentions à représenter la France populaire, principale victime de la monnaie unique. Celui de 2011 représente essentiellement les classes moyennes, qui en ont été les principales bénéficiaires…

 

 

Descartes

 

 

 

(1) C’est la grande déception des eurolâtres. Avec la vieille logique des “petits pas” façon Monnet, ils comptaient sur le fait qu’une fois la monnaie unique en place, elle obligerait progressivement les états, pour éviter les crises, à se résoudre à abandonner leur souveraineté économique et à consentir à des transferts budgétaires contrôlés par la technocratie bruxelloise. C’est pourquoi il ne faut pas être surpris d’entendre un certain nombre d’eurolâtres connus, comme Pierre Moscovici, expliquer que la solution à tous les problèmes est un “ministre des finances européen” disposant d’un véritable budget.

 

Ce projet n’a pas fonctionné: on n’a pas réussi à faire avaler aux peuples européens, et tout particulièrement au peuple allemand, l’abandon de leur souveraineté budgétaire. D’une certaine manière, le traité de Maastricht fut le chant du cygne des eurolâtres, la dernière grande concession qu’ils ont obtenu d’une Allemagne encore divisée et complexée. La chute du mur et la réunification ont rendu l’Allemagne bien moins “européenne” qu’elle ne l’était auparavant, et bien moins disposée surtout de racheter ses pêchés passés à grands coups de millions. Elle n’est plus prête à payer pour les autres, rejointe en cela par une bonne partie des “nouveaux entrants” et des pays nordiques qui ne voient aucune raison de redistribuer “leurs” billes aux économies du “club med” pour leur permettre de continuer à jouer.

 

(2) Où l’on peut trouver plusieurs articles sur la crise de l’Euro, tous excellents.

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2 réponses à L’Euro, l’Europe et la mauvaise mémoire…

  1. edgar dit :

    qui est l’exception à gauche ? nikonoff ?

    • Descartes dit :

      Chevènement. Qui écrit: “Deux décennies après Maastricht, il faudra soit changer les règles du jeu de la monnaie unique, soit mettre un terme à cette expérimentation hasardeuse, reflet d’une
      ambition mal pensée” (“La France est elle finie ?”, Fayard, 2011, page 166). Il reste pour moi le seul dirigeant à gauche qui soit prêt à examiner avec une argumentation réaliste une sortie de
      l’Euro.

      Cela n’exclue pas que des individus “de gauche” puissent souhaiter la sortie de l’Euro à titre individuel. J’ai du mal à considérer Nikonoff comme représentant autre chose que lui même.

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