L’insurrection qui est venue

René-Victor Pilhes est un auteur presque oublié aujourd’hui. Mais il est l’auteur d’un roman qui, même s’il a un petit peu vieilli, on peut lire avec profit aujourd’hui. Je parle bien entendu de “L’imprécateur”, roman paru en 1974: dans une grande entreprise multinationale, des mystérieux textes expliquant les principes de l’économie et le rôle qu’y jouent précisément les grandes entreprises multinationales se mettent à circuler. Bien que les textes en question soient pédagogiques et nullement polémiques, ils déstabilisent l’organisation et provoquent finalement son effondrement sous le poids de ses propres vices. Mais l’auteur souligne dans cet ouvrage le rôle que joue le langage comme symptôme: dès lors que l’organisation se détériore, le langage se transforme pour devenir de plus en plus lyrique et messianique jusqu’à l’absurde.

Ce qui m’a fait penser à ce roman, c’est la lecture de l’éditorial perpétré par Jean-Emanuel Decoin dans l’Humanité du 8 mars 2012 (disponible ici). Ce texte n’est pas isolé dans son lyrisme délirant: on peut, en parcourant rapidement le blog de Jean-Luc Mélenchon trouver des “perles” qui vont de l’adoration béate au langage quasi-christique. Mais qu’un tel texte soit publié en éditorial signé d’un moyen de presse nous amène dans une dimension différente.

Le départ n’augure rien de bon. Sous le titre “Insurrection: Acte 1”, le sous titre nous dit “Le Front de gauche voit plus loin que l’horizon et affranchit ceux qui ont souffert d’années d’humiliations“. Il ne rend pas la vue aux aveugles et la parole aux muets, mais cela va venir. Et attention, il ne s’agit pas de l’avenir, mais du présent: il n’y a pas écrit que le FdG “affranchira”, mais que le FdG “affranchit”. C’est donc fait. Le miracle est accompli. Et le texte commence:

« Nous avons allumé la lumière. » Prise isolément, cette phrase que Jean-Luc Mélenchon distille çà et là pour expliquer 
la démarche fondamentale et presque fondatrice du Front de gauche peut paraître présomptueuse. Elle ne l’est pas. Héritiers que nous sommes d’une illustre tradition politique qui 
a toujours marié la justice à l’égalité et fiers – oui fiers ! – 
de notre axiome marxien adossé aux piliers des concepts républicains, nous entendons cette phrase du candidat à la présidentielle comme l’un des plus beaux symboles du renouveau « de la » politique. Celui du retour à « quelque chose » d’assez sacré : l’Idée. Mais aussi celui du début « d’autre chose » : une gauche à la main ferme.

On peut se demander en quoi consiste “l’axiome marxien” dont, paraît-il, le Front de Gauche serait l’héritier et dont il serait aussi “fier” (1). Peut-être Ducoin a-t-il oublié que depuis 1995, il n’est point besoin d’être “marxien” pour adhérer au PCF (1b). Mais bon, on peut hériter d’une cafetière et la ranger dans le grenier pour ne plus la sortir, tout en se proclamant “fier” de l’avoir. C’est un peu contradictoire, mais il y a tellement de choses contradictoires dans ce bas monde que ce n’est pas la peine d’en faire un plat.

Ce qui est un peu plus gênant, c’est qu’après avoir proclamé la fierté de l’héritage “marxien”, on puisse revendiquer le “retour à quelque chose d’assez sacré: l’Idée”. Marx n’était-il pas un matérialiste ? N’était-il pas justement le pourfendeur de cette vision de “l’Idée” avec le “I” majuscule dont l’affuble Decoin ? Et plus profondément, que vient faire dans cette salade le “sacré” ?

Poursuivons: “Le peuple a de la mémoire. Alors que nous vivons le temps des remuements essentiels (la crise, le capitalisme, le développement, etc.), nous connaissons l’histoire contemporaine, qui, trop souvent, 
a vu la gauche s’accommoder du « principe de réalité », provoquant ce que certains pouvaient considérer comme un éternel recommencement : une espérance suivie d’une déception…

“le temps des remuements essentiels” ? Pilhes doit bien rigoler s’il lit ça. Mais ce qui est bien plus comique, c’est le contresens que fait Ducoin avec sa référence au “principe de réalité”. Une explication de ce concept s’impose: le “principe de réalité” est un concept développé par la psychanalyse. Il désigne la capacité de l’individu à prendre en compte les contraintes du réel et en particulier les conséquences de ses actes. Il s’oppose au “principe de plaisir” qui fait fi de la réalité pour se réaliser dans le rêve, dans l’hallucination, dans la satisfaction pulsionnelle.

Que l’on reproche à la gauche de s’être trop souvent ” accommodé au principe de réalité” peut s’interpréter de deux manières. La plus inoffensive est de penser que Jean-Emmanuel Ducoin ne connaît pas la signification des mots qu’il utilise, et qu’il a voulu plutôt stigmatiser l’utilisation par une certaine gauche du “réalisme” comme argument politique pour bloquer un certain nombre de changements. La deuxième, bien plus inquiétante, est que Ducoin connaît parfaitement le sens des mots (2). On est alors obligé de conclure que, pour lui, le Front de Gauche doit rejeter les contraintes du réel pour se situer dans le plan du rêve et de la fantaisie. Ce qui explique d’une certaine manière la vision messianique du texte et le langage qui va avec. Voyons la suite, quelques phrases plus loin:

(…) Qu’on se le dise, le citoyen candidat Mélenchon vient en effet de franchir la barre des 10 % d’intentions de vote ! La gauche de combat, soutenue par un corps électoral solide, est de retour ! Il était temps. Non ?

Pour être de retour, il faut être parti. Curieusement Ducoin, qui éditorialise pour l’Humanité depuis de longues, trop longues années, avait omis dans ses éditoriaux de nous avertir de son départ. On aimerait maintenant savoir quand “la gauche de combat” est partie, qui a décidé de la destination, et qu’est-ce qu’elle a fait toutes ces années avant de revenir grâce au “citoyen candidat”… La suite:

Ne le cachons pas. La verve et l’intelligence oratoire de Jean-Luc Mélenchon ne sont pas pour 
rien dans l’accélération de ce processus populaire, 
dont nous ne mesurons pas encore toutes les possibilités. Lui-même le répète à souhait : « Nous défendons 
des idées, pas un guide suprême ou un leader. » Tous les artisans de la campagne du Front de gauche présents sur le terrain peuvent en témoigner. Grâce à la diffusion dans le corps social d’un discours de très haute ampleur programmatique, associé à l’élaboration d’arguments offensifs qui ne cèdent plus un mètre de terrain à qui que ce soit, tout devient possible, y compris l’appropriation 
et la diffusion des idées.

“Tout devient possible” donc. Et cela non pas du fait d’une situation concrète, mais de “la diffusion d’un discours”. Que dirait Marx, dont on invoque à tort et à travers l’héritage, je n’ose l’imaginer. Mais il faut noter surtout le langage. On nous parle “d’arguments offensifs qui ne cèdent plus un mètre de terrain à qui que ce soit”. Notez bien le “plus”. Comment affirmer que nos argument d’aujourd’hui “ne cèdent plus” sans reconnaître en même temps que les arguments d’hier le faisaient ? Comme dans le paragraphe sur le “retour de la gauche de combat” ci-dessus, le texte de Ducoin revèle ici encore un “lâche soulagement”, une comparaison honteuse entre l’avant- et l’après-Mélenchon qui ne semble pas être à l’avantage de l’avant. Reprenons quelques phrases plus loin:

(…) On ne s’indigne plus seulement, on propose, on politise. L’ambition est si énorme 
que nous en tremblons de désir.

On notera là encore le langage: après avoir rejeté le “principe de réalité”, il est normal que nous “tremblions de désir”. Mais surtout, on retrouve la comparaison implicite dont j’ai parlé plus haut. “On ne s’indigne plus seulement, on propose”. Doit on comprendre qu’avant l’arrivée de Saint Mélenchon, qui a “allumé la lumière”, les organisations qui constituent le Front de Gauche et le journal dont Ducoin est l’éditorialiste ne faisait que s’indigner sans rien proposer ? Marie-George, en 2007, ne “proposait” donc pas ? On aimerait voir Ducoin éclaircir le point…

Et pour finir, le feu d’artifice:

Il y a du bonheur à réinventer l’à-venir. 
Le Front de gauche, qui voit plus loin que l’horizon 
et affranchit ceux qui ont souffert d’années d’humiliations, a pour objectif de réveiller et/ou d’éveiller les consciences. En y parvenant, il redonne aussi 
de la dignité à tous les citoyens, il les aide à devenir 
eux-mêmes des acteurs d’idées et des propagateurs du bien commun. « Le Front de gauche, c’est quelque chose de plus grand que nous », clame Mélenchon. Ce quelque chose porte un nom : la révolution citoyenne. Et une méthode : l’insurrection civique. Nous en vivons l’acte I. 
Tôt ou tard, par la Raison et le Combat, cette insurrection bousculera puis renversera l’hégémonie 
de la gauche gestionnaire. Oui, la lumière est allumée !

Là, le langage atteint les sommets du faux lyrique et du messianique. Passons sur le “réinventer l’à-venir”, formule creuse qui n’a même pas le mérite de l’originalité. Passons sur le Front de Gauche nouveau messie qui “voit plus loin que l’horizon” (3) et qui par sa simple parole “affranchit les humiliés” et “redonne la dignité à tous les citoyens”. Passons sur les “propagateurs du bien commun” (depuis quand le “bien commun” peut être “propagé” ?). Mais prenons la phrase suivante: “Tôt ou tard, par la Raison et le Combat, cette insurrection bousculera puis renversera l’hégémonie 
de la gauche gestionnaire”. Pourquoi les majuscules à “raison” et “combat” (comme plus haut à “idée”) qui rappelle le langage utilisé habituellement dans les textes religieux ? Et pourquoi finir le paragraphe avec ce “la lumière est allumée”, dont le caractère christique est évident (4) ? A quand Ducoin écrivant que “Mélenchon est le Chemin, la Lumière et la Vie” ?

Descartes

(1) On remarquera que dans le texte Ducoin écrit “fiers” et non “fier-e-s”. A mon avis, il va se faire engueuler…

(1b) Car Ducoin n’est pas un perdreau de l’année. Officiant à l’Humanité depuis 1986, il est l’un des “bébés Hue” choisi, avec Pierre Laurent, pour conduire la transformation du journal qui cesse d’être “l’organe central du PCF”. Depuis, il a accompagné ponctuellement de ses articles et éditoriaux le naufrage du PCF, sans jamais exprimer d’états d’âme.

(2) On notera que cet éditorial est repris, sans un mot critique, par le site du PG. Il est aussi repris par Mélenchon dans son blog. Ce qui laisse penser que le commentaire sur le “principe de réalité” ne choque personne.

(3) Cette formule est une citation erronée de Jean Ferrat: “Le poète a toujours raison / qui voit plus haut que l’horizon / et le futur est son royaume…”. Pour un journaliste qui a commis une biographie de Jean Ferrat, c’est pas très honnête…

(4) “Et c’est ici le message que nous avons entendu de lui et que nous vous annonçons, savoir que Dieu est lumière et qu’il n’y a en lui aucunes ténèbres. Si nous disons que nous avons communion avec lui, et que nous marchions dans les ténèbres, nous mentons et nous ne pratiquons pas la vérité; mais si nous marchons dans la lumière, comme lui-même est dans la lumière, nous avons communion les uns avec les autres, et le sang de Jésus Christ son Fils nous purifie de tout péché”. Jean 2, 5:7

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3 réponses à L’insurrection qui est venue

  1. Trubli dit :

    Bonjour, j’ai également un excellent livre à vous recommander – au cas où vous ne le connaitriez pas – “ET VOS ENFANTS NE SAURONS PAS LIRE… NI COMPTER !” de Marc Le Bris. 

    Je viens de le finir et j’avoue mieux comprendre l’état de déliquessence de l’école de la République. Où je décrouvre que Jospin fut à l’Education Nationale ce que Beregovoy fut au Ministère des
    finances. Jospin-Meirieu et Beregovoy-Naouri, même combat. Un apport important du livre porte sur la distinction entre instruction et éducation. 

    Désolé pour ce hors-sujet.

  2. JG 45 dit :

    Bonjour, j’ai souri et meme éclaté de rire, mais il est vrai que je parcours le blog de mélanchon enfin surtout les commentaires, c’est le délire christique, le messie venant sur terre et surtout
    la France soulager les malheureux, avec un smic à 1700 euros, etc etc..

    cela me rappelle Georges Marchais, au niveau économique, meme ” alternative économique” qui n’est pas particulierement un mensuel de droite, n’a pas daigné relevé les erreurs et approximations du
    programme, du FDG.

    Que nous voulions ou non, la mondialisation existe et dès que je mets la main sur un caddy, j’y participe. Nous voudrions des garanties et une paie de fonctionnaire titulaire,  mais le droit
    lorsque j’achète de prendre au moins cher et alors là malheur aux producteurs, salariés ou entreprise qui respecte le code du travail, ” tu es trop cher”

    le bon vieux principe des paysans, privatissons les bénéfices et collectitivissons les pertes, je veux des bourses et des enseignants pour mes enfants, mais je ne veux pas payer d’impot, 

    Pour avoir été à mon compte 27 ans, et des responsabilités importantes dans le monde artisanal, j’ai été confronter à ces problématiques au delà du raisonnable, donc cela donne du recul et evite
    de croire tout et n’importe quoi, les hommes depuis des millénaires agissent toujours pareil et souvent malheureusement je peux predire ce qui va arriver lorsque certains me confient leurs reves
    ou cette attitude, moi je fais la “teuf”, il sera temps de travailler plus tard, c’est à pleurer, mais c’est ainsi, les hommes sont libres et cela est bien.

     

     

     

     

     

    • Descartes dit :

      cela me rappelle Georges Marchais, au niveau économique,

      Tu est injuste. Le vieux Georges n’était pas forcément très fin, mais au moins il était le porte-drapeau de travaux un peu plus sérieux que ceux du Petit Timonier. La commission économique du
      Comité central du PCF avait des “têtes” comme Philippe Herzog ou Paul Boccara.

      Nous voudrions des garanties et une paie de fonctionnaire titulaire,  mais le droit lorsque j’achète de prendre au moins cher et alors là malheur aux producteurs, salariés ou entreprise
      qui respecte le code du travail, ” tu es trop cher”

      Tout à fait. J’avais abordé ce sujet dans un de mes papiers: progressivement on n’a plus vu l’individu qu’en tant que consommateur, et on a oublié que s’il peut consommer, c’est parce qu’il est
      producteur. C’est ainsi – et la “construction européenne” est au fond bâtie sur cette idée – qu’on a fini par imaginer une société dans laquelle les usines sont ailleurs, et les consommateurs
      sont ici, sans que personne ne se demande où ces consommateurs pourront gagner l’argent pour consommer. L’Union européenne fabrique en permanence toute sorte de réglementations pour protéger le
      consommateur, en même temps qu’elle fait reculer celles qui protègent les producteurs.

       

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