« Quand on a le souci de protéger quelque chose, c’est qu’elle a déjà disparu » (Attribué à J. Lacan)
Le consensus médiatique sur la question est unanime : l’Etat de droit est aujourd’hui sous la menace des « populismes », de droite comme de gauche. Des conférences sont organisées sur le sujet, des articles innombrables ont été publiés dans les journaux. Les réactions outrées de l’extrême droite à la condamnation de Marine Le Pen à une peine d’inéligibilité a permis au camp du bien de ressortir l’épouvantail. Pour ne donner qu’un exemple, l’avocat Patrice Spinosi publie ces jours-ci « Menace sur l’Etat de droit », opuscule qui a mérité les éloges de l’ensemble des médias bienpensants, de l’Obs à France Inter.
Je n’ai pas lu le livre, et je n’ai pas l’intention de le lire. Mais j’ai entendu attentivement sa présentation par l’auteur sur les ondes. Schématiquement, il résume une position maintes fois entendue : d’un côté, les défenseurs d’un Etat respectueux des principes fondamentaux du droit et des normes, de l’autre les affreux « populistes » qui placent la volonté du peuple au-dessus de toute règle, et qui au nom de cette volonté sont prêts à voir l’Etat piétiner les grands principes juridiques. Autrement dit, le problème est formulé par opposition classique chez les libéraux entre la collectivité des citoyens qui n’aspirent qu’à vivre paisiblement et un Etat toujours tenté par la toute-puissance et l’arbitraire. Le droit est alors conçu non pas comme un corpus de règles auxquelles les citoyens sont astreints, mais comme l’instrument pour limiter et contraindre l’action de l’Etat pour l’empêcher de piétiner les libertés et les droits des gens. Spinosi le formule d’ailleurs clairement : « L’Etat de non-droit est une société où vous pouvez être arrêté de façon arbitraire, où les forces de police peuvent pénétrer chez vous à tout moment, où une justice aux ordres fait condamner des innocents, où la presse est contrôlée par le gouvernement, et les opposants interdits d’expression ou arrêtés ».
Mais cette définition négative épuise-t-elle le sujet ? Pour illustrer, prenons un exemple dans notre vie quotidienne. Un point de deal est installé en bas de votre immeuble, et vos allées et venues sont contrôlées, non pas par « les forces de police » mais par les dealers, dont les agents vont jusqu’à vérifier l’identité de ceux qui entrent dans le quartier. Ce n’est pas une « justice aux ordres » qui peut vous condamner, mais des adolescents sont torturés ou tombent sous les balles de kalachnikov selon le bon vouloir des maîtres du trafic. Quant à celui qui se risquerait à dénoncer la mainmise de ces derniers dans le quartier, il risque bien pire que d’être arrêté. Quand vous vivez cette situation quotidiennement, mois après mois, année après année, sans que l’Etat ne fasse rien pour la faire cesser, vivez-vous encore sous un « Etat de droit » ? Oui, nous dirait Spinosi. Non, vous diront la plupart des gens.
C’est cette question que les défenseurs bienpensants de l’Etat de droit ne se posent jamais. Et pourtant, c’est là la question essentielle. Il ne faut jamais oublier que le gouvernant ne gouverne que par le consentement explicite ou implicite des gouvernés, et que ce consentement est le résultat du pacte hobbesien. Nous cédons à l’Etat des pouvoirs considérables, nous lui accordons le privilège du monopole de la violence légitime dont il peut user pour nous contraindre. Mais cette concession nous la faisons sous réserve de réciprocité : nous demandons de lui qu’il mette fin à « la guerre de tous contre tous », qu’il régule les conflits et résolve certains problèmes. Bien sûr, personne n’aime que l’Etat mette son nez dans ses affaires, qu’il instaure des contraintes. Mais nous sommes prêts à l’accepter dans certaines limites, parce que l’alternative est la loi de la jungle. Ce sont ces limites qui fondent l’Etat de droit, en définissant une sphère publique dans laquelle l’Etat intervient dans le respect de certaines limites, et une sphère privée où les hommes sont libres de faire ce qu’ils veulent (1).
Les ennuis commencent lorsque les citoyens perçoivent les limites fixées à son action comme empêchant l’Etat de remplir le « pacte hobbesien » qui fonde sa légitimité. Tout le monde comprend l’intérêt de la présomption d’innocence, de procédures judiciaires rigoureuses, d’une limitation de l’usage de la force par la police. Mais lorsque ces principes, au demeurant fort pertinents en tant que tels, empêchent l’Etat d’éradiquer le point de deal en bas de votre immeuble, lorsque pour sécuriser l’école maternelle de vos enfants l’Etat n’a d’autre moyen que déménager l’école (2) alors que les dealers peuvent continuer leur trafic, les gens sont en droit de s’interroger sur un équilibre qui, certes, empêche l’Etat de vous contraindre excessivement, mais qui d’un autre côté permet aux dealers de le faire. Et ils peuvent arriver à la conclusion qu’il est préférable de prendre le risque d’un Etat moins limité plutôt que d’accepter un retour à « la guerre de tous contre tous », quitte à s’asseoir sur un certain nombre de règles et principes de droit.
C’est un droit conçu pour affaiblir le pouvoir d’intervention de l’Etat qui alimente les populistes. C’est d’ailleurs une constante historique : aucun mouvement populiste n’est jamais né dans un Etat fort. Les populismes arrivent en général dans une situation de déliquescence de celui-ci, quand la population constate son incapacité à remplir le rôle d’arbitre. L’Allemagne qui porte Hitler au pouvoir n’est pas une Allemagne forte et sûre d’elle-même. C’est dans une République de Weimar faible, incapable de faire régner l’ordre intérieur qu’on lui confie le pouvoir. De Gaulle en 1958 ne prend pas la tête d’un Etat fort et respecté, mais une France à la dérive que le régime politique, incapable de contrôler la violence d’une guerre coloniale, a conduit au bord de la guerre civile. Nayib Bukele n’a pas pris le pouvoir dans un Salvador au mieux de sa forme, mais dans le contexte chaotique d’un Etat faible et corrompu où les « maras » faisaient la loi. Et ces trois dirigeants – très différents dans leur idéologie « populiste » – ont joui d’une popularité immense après leur prise de pouvoir parce qu’ils ont montré, une fois à la tête de l’Etat, une capacité à remplir leur part du pacte hobbesien.
Spinosi, comme beaucoup de commentateurs, ne voit qu’un volet dans l’Etat de droit, celui qui concerne la limitation par le droit de la puissance de l’Etat lui-même. Mais il y a à mon sens un volet tout aussi important, qui est la capacité de l’Etat à limiter la toute-puissance des citoyens individuels. Car il ne faut pas tomber dans l’idéalisme libéral : il ne s’agit pas d’un Etat tenté par la toute-puissance face à des citoyens pleins de bienveillance, mais d’un Etat qui apparaît comme institution précisément parce que les citoyens, laissés à eux-mêmes, auraient tendance à s’entretuer. C’est pourquoi la question de la limitation du pouvoir de l’Etat et celle de sa capacité à faire appliquer la loi aux particuliers que nous sommes sont intimement liées. Nous voulons certes que la puissance de l’Etat soit limitée, mais pas au point de l’empêcher de remplir sa fonction d’organisateur et de régulateur de la société.
C’est là à mon avis l’erreur logique dans le raisonnement de Spinosi. Elle se résume dans la formule d’Adlaï Stevenson : « le pouvoir corrompt, mais l’impuissance corrompt absolument ». Nous voulons tous que la justice protège l’innocent. Mais nous voulons aussi qu’elle punisse les coupables. Lorsque la procédure pénale est si protectrice qu’elle permet aux coupables de parader dans la rue, obligeant les honnêtes gens à baisser la tête, les gens finissent par exiger que la justice passe par d’autres canaux. Et c’est alors que les populistes entrent en scène.
La tendance des libéraux à corseter l’Etat par le droit jusqu’à le rendre impuissant contient en germe la contestation du droit lui-même, et ouvre la porte aux populistes. C’est à mon sens le grand paradoxe de notre époque. La gauche, qui prétend combattre le populisme incarné par le Rassemblement national, est aussi celle qui lutte pour surcharger l’action de l’Etat de toutes sortes de contraintes de droit et de fait qui, in fine, aboutissent à le rendre impuissant. Le policier qui course un voyou sait qu’en cas d’incident – et dans ces situations l’incident est toujours une possibilité – il aura des ennuis sans fin. Le voyou en question étant sanctifié en tant que victime – pensez au cas d’Adama Traoré. Le fonctionnaire ou l’élu qui portent un projet savent qu’il faudra des années de consultations qui ne servent à rien, des recours juridiques sans fin, qui useront les énergies des porteurs de projet pendant que ses adversaires attendront qu’une opportunité politique leur permette de faire capoter le projet. Celui qui, au nom des intérêts du peuple, proposera d’accorder à l’action du policier une présomption de légitimité, de permettre à l’Etat de passer outre à l’obstruction sera accusé de porter atteinte au sacro-saint Etat de droit, de faire du populisme. Et pourtant, peut-on dire que l’Etat de droit existe encore quand les dealers exercent leur commerce au vu et au su de tout le monde, quand les projets nécessaires à la vie du pays et décidés démocratiquement ne se font pas parce qu’une minorité agissante n’en veut pas ?
Ceux qui veulent combattre le populisme feraient bien de se rappeler que c’est la vision matérialiste qui, à la fin, s’impose. Il n’existe pas en politique de principe transcendant. Nous adhérons à des principes dans la mesure où ceux-ci sont utiles à l’organisation et à la régulation de nos sociétés. Lorsqu’un principe cesse d’être utile ou, pire, devient un obstacle à la résolution des problèmes, il a peu de chances de survivre. La défense de l’Etat de droit ne peut passer que par la démonstration de son efficacité lorsqu’il s’agit de résoudre les problèmes de notre temps, de rendre effectifs les droits auxquels nous sommes attachés. Et l’efficacité de l’Etat de droit est intimement liée à la liberté d’action dont dispose l’Etat lui-même.
Ce que nous avons vu ces trente dernières années, c’est le remplacement de la contrainte politique par la contrainte juridique. Hier, l’Etat avait une large liberté d’action juridique, mais était placé sous la surveillance d’organisations politiques ou syndicales puissantes. Aujourd’hui, nous avons un Etat corseté par le droit qui fait face à une société indifférente. La contestation, qui hier était portée massivement dans la rue, l’est aujourd’hui par des groupuscules agissants devant les tribunaux. Ce mécanisme a chassé le collectif du champ politique. Il y revient par un biais détourné, celui des populismes, qui donnent au peuple un rôle de protagoniste, même symbolique.
Trump ou Bukele ne sont pas des phénomènes isolés, mais une réponse à la logique d’impuissance de l’Etat voulue par la révolution néolibérale. Le peuple, au sens large, ne veut plus de cette impuissance et votera de plus en plus pour ceux qui la remettront en cause. Trump ou Bukele ne sont pas élus MALGRE leur refus de reconnaître des limites – et en particulier des limites juridiques – à leur action, mais GRACE à ce refus. Barack Obama, qui était lui aussi tenté par le populisme, n’a pas choisi comme slogan le « yes we can » par hasard (3). Nos politiciens nous parlent en permanence du besoin de diminuer les contraintes qui pèsent sur les entreprises. Personne, pour le moment, ne semble s’intéresser aux contraintes qui brident l’action publique, et qui sont pourtant bien plus importantes. Si les gens raisonnables ne s’attaquent pas à ce problème aujourd’hui, demain ce sera fait à la hache – ou plutôt à la tronçonneuse – par ces « populistes » qui, malgré toutes les bonnes intentions des bienpensants, avancent vers le pouvoir.
Descartes
(1) Il ne faut pas confondre ici « sphère » et « espace ». Ainsi, par exemple, la question de la vie et de l’intégrité des personnes appartient à la sphère publique, et l’Etat est légitime à intervenir lorsqu’un meurtre est commis, qu’il soit commis dans un square public ou dans votre appartement privé. La « sphère publique » regroupe l’ensemble des questions sur lesquelles la collectivité est légitime à imposer des contraintes à l’individu. Ainsi, par exemple, le choix de votre conjoint appartient à la sphère privée : vous pouvez retenir ou rejeter des candidats sur le critère de votre choix, et vous n’avez pas à justifier ce choix devant personne.
(2) Je fais référence à l’école maternelle du passage Elizabeth, dans la cité Arago de Saint-Ouen. La mairie a fait voter les parents sur un projet de déménagement, massivement approuvé. Le maire déclarait avant le vote : « Quelle que soit la décision qui sera prise, ce ne sera pas du tout un aveu d’échec. C’est un aveu de la force publique, de la force des élus, des autorités, quels que soient les scénarii, la sécurité et l’éducation ne s’opposeront pas ». Sans commentaire.
(3) Pour ceux qui ne dominent pas la langue de Shakespeare, on notera que le slogan en question utilise le verbe « can », qui indique la capacité physique à entreprendre une action, et non le verbe « may » qui indique la permission, le fait que les règles le permettent. Un choix qui est à mon sens signifiant.
Je me rappelle d’un interview avec Edwy Plenel en septembre 2011 sur Canal Plus ou M. Plenel, concernant les emplois fictifs de la ville de Paris, répond que “Dans le cas d’un relaxe pour Jacques Chirac c’est un signal aux petits délinquants qui font des délits de rien du tout qu’il y a deux poids deux mesures”.
Peut-être il a raison mais ma première réaction était de penser que ces “délits de rien du tout” pourrissent bien plus la vie des gens que les emplois fictifs de la ville de Paris.
Il y a bien une déconnexion ici, il me semble.
Qu’en pensez-vous ?
@ Richard Haycraft
[Je me rappelle d’un interview avec Edwy Plenel en septembre 2011 sur Canal Plus ou M. Plenel, concernant les emplois fictifs de la ville de Paris, répond que “Dans le cas d’un relaxe pour Jacques Chirac c’est un signal aux petits délinquants qui font des délits de rien du tout qu’il y a deux poids deux mesures”. Peut-être il a raison mais ma première réaction était de penser que ces “délits de rien du tout” pourrissent bien plus la vie des gens que les emplois fictifs de la ville de Paris.
Il y a bien une déconnexion ici, il me semble.]
Je pense que Plenel commet ici une erreur fondamentale. Lorsqu’il s’agit d’un délit contre les biens, on peut hiérarchiser les délits en fonction de la valeur du bien concerné, ou bien en fonction de la gêne et la détresse que le vol peut causer aux personnes. Le petit voyou qui dégrade mon scooter m’oblige à perdre mon temps à l’amener chez le réparateur, m’empêche d’aller à mon travail même si le coût est minime. Le cambrioleur qui casse ma porte et emporte un vieux téléphone portable et ma télé envahit mon espace familier et crée chez moi un traumatisme même si les biens emportés ne valent pas grande chose. Les emplois fictifs de Chirac me coutent certes de l’argent, mais ne perturbent que marginalement ma vie quotidienne ou mon espace intime.
Les « délits de rien du tout » (la formule de Plenel est en elle-même révélatrice…) concernent en général des valeurs minimes, mais créent proportionnellement une gêne et une détresse bien plus importante chez les victimes, notamment parce qu’elles créent de l’incertitude dans la vie quotidienne, ce que les « grands délits » ne font pas. Cela n’implique pas bien entendu que ces délits ne doivent pas être poursuivis et punis. Mais penser que ce qui se passe sur les uns “donne un signal” aux autres ne me paraît pas sérieux. Les voyous, eux aussi, comprennent la différence…
Ce n’est qu’un aspect du probleme je trouve. Je crois que c’est Jacques Sapir qui avait écrit un texte qui tentait de démontrer que démocratie n’implique pas forcément Etat de droit, et inversement.
A notre époque, le droit semble plutot pensé comme un barrage à la souveraineté du peuple : ajout de lois ou de traités dans la constitution pour les mettre hors d’atteinte du vote, pouvoir accordé en dernier ressort à des cours de justice (je n’ai d’ailleurs toujours pas compris comment le CC avait pu oser refuser un referendum sur la réforme des retraites) etc…
Le systeme semble verrouillé… Pour le deverouiller, il faudrait soit un evenement type 1958 (mais comme tu l’as deja relevé, les grands hommes manquent aujourd’hui), soit un raz de marée type “election hongroise” avec une majorité des 2/3 qui permette de faire sauter “légalement” les verrous accumulés dans le droit… Ce qui est dur à imaginer chez nous avec tes classes intermediaires qui representent à elles seules 1/3 du pays, et une grande influence.
@ democ-soc
[Ce n’est qu’un aspect du problème je trouve. Je crois que c’est Jacques Sapir qui avait écrit un texte qui tentait de démontrer que démocratie n’implique pas forcément Etat de droit, et inversement.]
Comme souvent dans ces débats, le problème consiste à définir précisément les termes, c’est-à-dire, à clarifier les concepts qui se cachent derrière. Les mots « démocratie » et « Etat de droit » sont polysémiques. Pour certains, « l’Etat de droit » est un régime ou l’action de l’Etat est bornée par le droit (autrement dit, où les institutions étatiques respectent la loi) indépendamment du fait que la loi soit ou non appliquée en ce qui concerne les acteurs privés. Pour d’autres, « l’Etat de droit » est un régime ou TOUS les acteurs, publics ou privés, sont effectivement astreints à respecter les normes. Le terme « démocratie » est encore plus problématique. S’agit-il d’un régime où certains processus formels (élections périodiques, liberté de débat, d’expression, du choix des candidats) s’appliquent, où faut-il que les conditions matérielles existent pour que ces « libertés » puissent être effectivement exercées (accès effectif et équilibré aux médias, par exemple) ?
Tout ce que je peux dire à ce sujet, est que pour moi la question de l’Etat de droit et la question de la démocratie appartiennent à deux ordres différents. Le premier concerne le rapport de la société à la norme, le second la manière dont les décisions collectives sont prises. Si ces deux ordres sont dialectiquement liés, c’est parce que la décision collective se manifeste généralement par une norme.
[A notre époque, le droit semble plutot pensé comme un barrage à la souveraineté du peuple : ajout de lois ou de traités dans la constitution pour les mettre hors d’atteinte du vote, pouvoir accordé en dernier ressort à des cours de justice]
Vous posez ici une question fondamentale. Le problème qui se cache derrière votre idée d’un droit qui serait un « barrage à la souveraineté du peuple » est le fait de savoir comment le peuple souverain exprime sa volonté. Est-ce à travers le référendum ? Est-ce à travers les décisions des représentants qu’il s’est choisi ? Est-ce à travers les actes de fonctionnaires que ces représentants ont mandaté ? Pour répondre à ces questions, on a construit un ensemble de règles conventionnelles qui organisent et hiérarchisent les modes d’expression de la volonté du peuple. On a décidé par exemple que lorsqu’il s’agit de décider si quelqu’un est coupable ou innocent d’un délit, de confier la décision à trois fonctionnaires désignés dans des conditions particulières et protégés par un statut, qu’on appelle « juges ». Maintenant, est ce que le fait d’empêcher le peuple souverain de voter par référendum sur la culpabilité ou l’innocence de l’accusé constitue un « barrage à la souveraineté du peuple » ? Je ne le pense pas.
Bien entendu, les règles conventionnelles en question sont toujours soumises à discussion. Ainsi, la Constitution réserve certaines décisions au Parlement, d’autres à l’exécutif, d’autres encore à l’autorité judiciaire. Des traités ont transféré certaines décisions à des instances supranationales, des lois ont conféré certains pouvoirs à des autorités dites « indépendantes ». L’Etat est une machine très complexe, qui serait menacée de paralysie si tout devait être décidé par référendum. Maintenant, est-ce qu’il faut laisser au peuple la possibilité de reprendre la main dans tous les domaines par cette voie ?
Il y a des domaines dans lesquels la réponse est clairement négative. Prenez par exemple le domaine judiciaire. Faut-il prévoir la possibilité pour le peuple souverain de renverser un jugement par vote référendaire ? Il est clair que cela se prêterait à toutes les manipulations, à toutes les dérives. Il y a des domaines où le référendum serait inopportun parce que la norme nécessite un long processus de construction par amendements successifs qui ne se prête pas à un vote par oui ou par non – l’exemple classique étant le vote de la loi de finances. C’est pourquoi la Constitution réserve – très sagement à mon avis – le référendum aux choix fondamentaux qui se prêtent à une réponse par oui ou par non : l’organisation des pouvoirs publics, la ratification des traités, les grands choix économiques et sociaux.
[(je n’ai d’ailleurs toujours pas compris comment le CC avait pu oser refuser un referendum sur la réforme des retraites) etc…]
J’ai trouvé dans le répértoire deux décisions sur la question, l’une du 14 avril 2023, l’autre du 3 mai de la même année. Elles concernent deux textes identiques, l’un transmis par l’Assemblée nationale, l’autre par le Sénat. Que dit ce texte ? « l’article unique de cette proposition de loi dispose que l’âge d’ouverture du droit à une pension de retraite mentionné au premier alinéa de l’article L. 351-1 du code de la sécurité sociale applicable aux assurés du régime général, à l’article L. 732-18 du code rural et de la pêche maritime applicable aux assurés du régime des personnes non salariées des professions agricoles, ainsi qu’au 1 ° du paragraphe I de l’article L. 24 et au 1 ° de l’article L. 25 du code des pensions civiles et militaires de retraite applicables aux fonctionnaires civils, ne peut être fixé au-delà de soixante-deux ans ».
Mais, note le Conseil constitutionnel, « à la date à laquelle le Conseil constitutionnel a été saisi de cette proposition de loi, l’article L. 161-17-2 du code de la sécurité sociale prévoit que l’âge d’ouverture du droit à une pension de retraite mentionné à ces mêmes dispositions est fixé à soixante-deux ans. Ainsi, à la date d’enregistrement de la saisine, la proposition de loi visant à affirmer que l’âge légal de départ à la retraite ne peut être fixé au-delà de 62 ans n’emporte pas de changement de l’état du droit ». Et le Conseil ne peut donc que conclure que « Dès lors, elle ne porte pas, au sens de l’article 11 de la Constitution, sur une « réforme » relative à la politique sociale ». Elle n’est donc pas conforme à la Constitution.
Ce que cette décision montre surtout, c’est la légèreté des députés et sénateurs qui ont porté cette affaire. En proposant le référendum avant la promulgation de la réforme, ils ont commis une erreur technique grave. S’ils avaient demandé conseil à un énarque, par exemple, ils se seraient évités cette déconvenue. Mais vous savez, à gauche on n’aime pas les « experts »…
[Le systeme semble verrouillé…]
Il est surtout verrouillé par le manque de volonté politique. Parce que le système « bonapartiste » de la Vème République laisse une large marge d’action dès lors qu’il existe une volonté de faire les choses. Le chantier de restauration de Notre Dame ou l’organisation des Jeux Olympiques sont de bons exemples. Mais pour en arriver là, il a fallu un évènement traumatique dans le premier cas, une contrainte extérieure forte dans le second…
Cela dépend du projet en question. Quand il s’agit de multiplier les pistes cyclables, ou d’empêcher les “gueux” de se croire autorisés à se déplacer où bon leur semblerait, il y a surabondance de volonté politique. Quand il s’agit de construire une usine indispensable pour la souveraineté nationale, même les pédégés se prennent à rêver à voix haute à l’époque bénie du Général, tout en “espérant” (timidement !) “qu’on arrivera à construire cette usine”.
La “mexicanisation” du pays est en marche, et rien ne semble hélas pouvoir l’arrêter ; elle laisse de marbre des classes dirigeantes qui savent déjà qu’elles pourront échapper à ses conséquences funestes : les eaux glacées du calcul égoïste, ça n’est quand même pas pour les chiens…
@ MJJB
[Cela dépend du projet en question. Quand il s’agit de multiplier les pistes cyclables, ou d’empêcher les “gueux” de se croire autorisés à se déplacer où bon leur semblerait, il y a surabondance de volonté politique.]
Franchement, je ne vois pas de comparaison possible en termes de « projet » entre la construction d’une piste cyclable en ville et celle d’une ligne haute tension, d’un tronçon d’autoroute, d’une usine. Quant aux projets qui permettent de sortir les « gueux » des quartiers où les classes intermédiaires habitent, vous avez parfaitement raison. La préservation de son « entre soi » est l’un des rares sujets sur lesquels le consensus se fait facilement…
[Quand il s’agit de construire une usine indispensable pour la souveraineté nationale, même les pédégés se prennent à rêver à voix haute à l’époque bénie du Général, tout en “espérant” (timidement !) “qu’on arrivera à construire cette usine”.]
Drôle, n’est ce pas ? Tous ces gens qui se sont appliqués ces quarante dernières années à abattre « l’Etat stragège » gaullien en découvrent maintenant les avantages. Eh oui, quand on tue le directeur du cirque, on est obligé ensuite de négocier avec les lions…
[La “mexicanisation” du pays est en marche, et rien ne semble hélas pouvoir l’arrêter ; elle laisse de marbre des classes dirigeantes qui savent déjà qu’elles pourront échapper à ses conséquences funestes : les eaux glacées du calcul égoïste, ça n’est quand même pas pour les chiens…]
J’apporterais une nuance. Il faudrait s’entendre sur ce que vous appelez les « classes dominantes ». La bourgeoisie peut, elle, vivre dans des quartiers fermés et se payer des gardes armées – on voit ça au Mexique, au Brésil, aux Etats-Unis. Mais une partie du bloc dominant, celui constitué par les classes intermédiaires, n’a pas cette possibilité. Les coûts qu’elle doit engager pour échapper au « sort commun » – sécurité privée, évitement de certaines zones, éducation privée – sont en train de monter et risquent rapidement de devenir prohibitifs. C’est une dérive qui menace l’unité du « bloc dominant » par le déclassement d’une partie de celui-ci… c’est peut-être là l’évolution qui nous permettra de sortir d’un rapport de forces totalement défavorable aux couches populaires.
@Descartes,
Au moins, dans le cas de la ghettoïsation dans les pays du tiers-monde (ou aux Etats-Unis, ce qui revient un peu au même😏…), ce sont les riches qui se regroupent et qui payent les giga-résidences privées de leur poche; alors que dans le cas de la gentrification des grandes villes européennes, l’éviction des prolos est financée par…les contribuables, donc indirectement par les prolos eux-mêmes.
Et le vrai scandale se trouve là: celui du détournement des finances publiques, donc du bien commun, pour satisfaire une caste de bobos infatués d’eux-mêmes désirant s’isoler de la plèbe, mais qui n’a même pas le cran d’assumer ses intérêts de classe.
Dans les deux cas, que ce soit en Occident ou dans le reste de monde, nous sommes confrontés au retour de la logique des bourgs du moyen-âge: retour des octrois et des baillis (ZFE, péage urbain, etc…), domesticité ( livreurs et chauffeurs Uber…).
Nos bobos progressistes sont bien en train d’instaurer une forme de contre-révolution…
@ CVT
[Au moins, dans le cas de la ghettoïsation dans les pays du tiers-monde (ou aux Etats-Unis, ce qui revient un peu au même😏…), ce sont les riches qui se regroupent et qui payent les giga-résidences privées de leur poche; alors que dans le cas de la gentrification des grandes villes européennes, l’éviction des prolos est financée par…les contribuables, donc indirectement par les prolos eux-mêmes.]
Jusqu’à un certain point. Dans les pays européens l’impôt est beaucoup plus progressif qu’aux Etats-Unis ou dans le tiers monde. Les prolos dont vous parlez payent donc une portion moins importante des services publics… mais globalement, vous avez raison. De plus en plus on fait payer à la population en général – et donc aux prolos – des services dont bénéficient des groupes de plus en plus restreints du fait du retrait de l’Etat et des services publics de portions entières du territoire. La redistribution est devenu dans beaucoup de cas négative. C’est flagrant par exemple en matière culturelle…
[Dans les deux cas, que ce soit en Occident ou dans le reste de monde, nous sommes confrontés au retour de la logique des bourgs du moyen-âge: retour des octrois et des baillis (ZFE, péage urbain, etc…), domesticité ( livreurs et chauffeurs Uber…). Nos bobos progressistes sont bien en train d’instaurer une forme de contre-révolution…]
Tout à fait !
Bonjour René et merci pour votre article. Pour l arrivée de Hitler au pouvoir, est-ce qu’il n’y a pas aussi la peur de la bourgeoisie face à la montée du KPD?
cordialement
@ Rogers
[Bonjour René et merci pour votre article. Pour l arrivée de Hitler au pouvoir, est-ce qu’il n’y a pas aussi la peur de la bourgeoisie face à la montée du KPD?]
Bien sur. Mais la montée du KPD aurait-elle été si effrayante si le régime politique avait été fort et l’économie en pleine croissance ? J’en doute.
Le 19 juin 1970, le Conseil constitutionnel commença par inclure dans ses visas le Préambule de la Constitution de 1958 : décision 70-39 DC. Ensuite, moins d’un an après la mort du général le 9 novembre 1970, la décision 71-44 DC du 16 juillet 1971 (2e considérant) créa un bloc de constitutionnalité, l’expression est Claude Émeri (1970) et fut reprise par Louis Favoreu (1975), ou bloc constitutionnel, avec le Préambule de 1946, réalisant ainsi une révision constitutionnelle qui n’osait pas dire son nom ; ce bloc constitutionnel lui-même est difficilement révisable par le peuple français. Cette décision violait l’article 89 C. et le principe (constitutionnel !!) de souveraineté nationale, c’était un premier pas juridictionnel vers le ” gouvernement des juges “. Enfin, par sa décision 73-51 DC du 27 décembre 1973 (2e considérant), le Conseil constitutionnel élargit explicitement ce bloc constitutionnel à la Déclaration… de 1789. Est-il acceptable que le contrôle de constitutionnalité continue à s’effectuer au regard de textes historiques disparates dont l’inclusion dans un bloc constitutionnel n’a pas fait l’objet de l’approbation du peuple français et qui échappent à la possibilité de révision constitutionnelle selon les articles 11 C. et 89 C. ??
@ Courove
[Le 19 juin 1970, le Conseil constitutionnel commença par inclure dans ses visas le Préambule de la Constitution de 1958 : décision 70-39 DC. Ensuite, moins d’un an après la mort du général le 9 novembre 1970, la décision 71-44 DC du 16 juillet 1971 (2e considérant) créa un bloc de constitutionnalité, l’expression est Claude Émeri (1970) et fut reprise par Louis Favoreu (1975), ou bloc constitutionnel, avec le Préambule de 1946, réalisant ainsi une révision constitutionnelle qui n’osait pas dire son nom ;]
Il ne faudrait pas exagérer. La question de savoir si le préambule de la Constitution est une simple déclaration ou bien s’il a valeur normative est un problème réel. La première phrase du préambule orignal de la constitution du 4 octobre 1958 est ainsi rédigée : « Le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l’homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946 ». La question était donc d’interpréter cette formule. S’agit-il d’une simple « proclamation d’attachement » ? Ou bien faut-il donner à cette formule une valeur normative, en considérant que le constituant a voulu donner valeur constitutionnelle aux droits et principes contenus dans la Déclaration de 1789 et le préambule de 1946 ? C’est donc bien un problème d’interprétation de la Constitution, et non une « réforme constitutionnelle déguisée ».
[ce bloc constitutionnel lui-même est difficilement révisable par le peuple français.]
Pourquoi ? Le « bloc de constitutionnalité » est fondé sur le préambule de la Constitution. Il suffit de le modifier pour que le « bloc de constitutionnalité » le soit en conséquence.
[Cette décision violait l’article 89 C. et le principe (constitutionnel !!) de souveraineté nationale, c’était un premier pas juridictionnel vers le ” gouvernement des juges “.]
Pas vraiment. Souvenez-vous que lorsque cette décision fut prononcée, une loi ne pouvait être déférée devant le Conseil constitutionnel que par les présidents des assemblées et par le président de la République. Le « juge » ne pouvait donc intervenir que si le politique lui accordait cette possibilité, ce qui était d’ailleurs tout à fait exceptionnel.
[Enfin, par sa décision 73-51 DC du 27 décembre 1973 (2e considérant), le Conseil constitutionnel élargit explicitement ce bloc constitutionnel à la Déclaration… de 1789. Est-il acceptable que le contrôle de constitutionnalité continue à s’effectuer au regard de textes historiques disparates dont l’inclusion dans un bloc constitutionnel n’a pas fait l’objet de l’approbation du peuple français et qui échappent à la possibilité de révision constitutionnelle selon les articles 11 C. et 89 C. ??]
Encore une fois, vous faites erreur. Le texte original de la Constitution, approuvée par référendum en 1958, contient bien le renvoi à la déclaration de 1789. Et il serait parfaitement possible de l’en exclure par une réforme du préambule…