L’Union européenne, de défaite en défaite…

“Il faut toujours se réserver le droit de rire le lendemain de ses idées de la veille.”
(Napoléon Bonaparte)

Ainsi, comme c’était prévisible, les négociations entre l’Union européenne et les Etats-Unis sur les droits de douane ont abouti à un « accord déséquilibré ». C’est là en tout cas l’expression que la novlangue européenne utilise pour ne pas écrire « on s’est fait avoir » – et si j’écris « avoir », c’est que je ne veux pas utiliser un terme populaire qui pourrait paraître grossier dans un blog de bon niveau.

Aux termes de cet accord, l’ensemble des produits et services européens paieront à leur entrée dans le territoire américain une taxe de 15% de leur valeur – autrement dit, trois quarts de notre TVA – contre 2,4% avant l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche. Avec quelques rares dérogations (pièces aéronautiques, matériaux critiques). Sauf l’acier et l’aluminium qui, eux, restent taxés à 50%. L’UE s’engage aussi à acheter aux Américains pour 750 Md$ de « produits énergétiques » – c’est-à-dire, du gaz et du pétrole – et d’investir aux Etats-Unis pour 600 Md$. Les produit et services made in USA, eux, entreront librement et sans rien payer dans le grand marché européen.

Faisons quelques chiffres. Les exportations européennes vers les Etats-Unis représentent quelque 860 Md€ par an. L’accord permet donc au trésor américain d’engranger quelque 130 Md€ par an prélevés sur la richesse européenne, et cela sans compter avec les effets sur la relocalisation des activités économiques et les investissements et achats supplémentaires. Trump, nous disent les médias, est un fou ou un imbécile, il est entouré de bénis oui-oui incompétents, mais le moins qu’on puisse dire est qu’à l’heure de négocier, c’est un maître. Comme n’importe quel diplomate, de Machiavel à Kissinger, vous le dira, l’art de la diplomatie est d’obtenir des résultats sans humilier l’adversaire. Parce qu’un adversaire humilié, c’est un adversaire qui cherchera une revanche. Et Trump l’a bien compris : en annonçant des taxes à 30%, puis en signant à 15%, il a eu ce qu’il voulait sans humilier Von der Leyen et sa bande, qui pourront toujours sauver la face en prétendant avoir évité le pire. Et vous verrez qu’on parlera de cet accord à Bruxelles comme une « victoire européenne ». On commence déjà à entendre nos ministres nous expliquer servilement que cet accord « apportera de la stabilité », qu’il est « préférable à la confrontation » et que notre économie « peut l’absorber ». Tout va très bien donc, madame la marquise. Le diagnostic le plus lucide, c’est celui de Sergueï Lavrov : « (cet accord) mènera à une poursuite de la désindustrialisation de l’Europe, à un mouvement des investissements de l’Europe vers les Etats-Unis et, bien sûr, cela sera un coup très dur ».

A ce propos, il faut noter la dissonance introduite par notre Premier ministre : « C’est un jour sombre que celui où une alliance de peuples libres, rassemblés pour affirmer leurs valeurs et défendre leurs intérêts, se résout à la soumission », écrit-il sur les réseaux sociaux. La formule vaut la peine d’être décortiquée. François Bayrou parle de l’UE comme « d’une alliance de peuples libres ». Exit donc le « peuple européen ». L’UE n’est plus une nation en construction, pas même une fédération. Elle se retrouve ravalée au rang d’une simple « alliance ». Et une « alliance » de peuples qui gardent leur « liberté ». C’est à des formules comme celle-là, sous la plume d’un fédéraste acharné, qu’on perçoit le désarroi de certains eurolâtres devant le monstre qu’ils ont eux-mêmes enfanté. Michel Barnier nous avait déjà donné un exemple lorsqu’il avait contesté publiquement la supériorité du droit européen sur le droit français, principe que les eurolâtres ont toujours défendu bec et ongles puisqu’indispensable à la construction d’une Europe supranationale. François Bayrou enfonce le clou en parlant d’une vague « alliance » qui, à l’entendre, « se résout à la soumission ».

Ce qui peut surprendre, c’est que Bayrou en soit surpris. Parce que cela devient une habitude en Europe de se « résoudre à la soumission ». Ceux qui ont une bonne mémoire se souviendront de la manière dont le dernier sommet de l’OTAN avait été organisé : tout avait été fait pour ne pas déplaire au grand chef à plumes. Y compris la flagornerie abjecte dont Mark Rutte, secrétaire général de l’organisation, avait fait preuve dans un message devenu public. Et ne parlons même pas de la manière dont l’Union européenne a regardé le génocide de Gaza sans rien faire – pas même reconnaître la réalité de ce qui se déroule sous ses yeux. Les « valeurs » dont parle notre Premier ministre sont depuis longtemps enterrées.

En fait, la surprise de François Bayrou est probablement toute tactique. Notre Premier ministre sait que la chasse au PM sera bientôt ouverte, et que dans ces conditions mieux vaut ne pas donner des munitions à ceux qui voudraient le faire chuter – c’est-à-dire, la plupart de ses petits camarades. La saison n’est pas à défendre l’indéfendable. Et tirant le premier sur cet accord, Bayrou s’assure que les balles qui ne manqueront pas de s’abattre sur ce dernier ne lui seront pas destinées. L’ennui, c’est que dans une semaine, quand il faudra voter pour ou contre l’accord à Bruxelles, il faudra peut-être changer la tonique et rentrer dans le rang. Mais comme disait un célèbre politicien anglais, « une semaine, c’est du long terme en politique »…

Bien sûr, passé un moment d’égarement, tous ces gens-là reprendront le poil de la bête. On nous expliquera que si Von der Leyen s’est couchée devant Trump – en tout bien tout honneur, cela va sans dire – c’est parce que « il n’y a pas assez d’Europe ». Que si l’on veut que l’Europe pèse dans le monde, alors il faut transférer encore plus de pouvoirs au niveau européen, réduire encore plus les compétences des états membres, étendre encore plus le marché unique, donner encore plus de pouvoir à la Commission. Bref, pousser encore plus loin les recettes qui nous ont conduit à une situation où le Royaume-Uni tout seul peut négocier en de meilleurs termes que l’Union européenne.

Le problème, et cette affaire le souligne, n’est pas là. Si l’Union européenne ne pèse rien, c’est parce qu’elle n’est pas une nation, mais une « alliance » dont les institutions ne savent qu’une chose, gérer un marché. La négociation sur les droits de douane illustre à la perfection la différence entre une nation comme les Etats-Unis ou la Chine, et une « alliance » comme l’UE. Une nation peut négocier comme un tout, parce qu’elle s’appuie sur une solidarité inconditionnelle et impersonnelle entre ses citoyens. Lorsqu’une nation conclut un accord commercial, il y a toujours des perdants et des gagnants. L’accord avantagera certaines de ses régions, certaines professions, certains groupes, et en désavantagera d’autres. Mais puisqu’il existe une solidarité inconditionnelle, chacun acceptera des transferts internes où les régions, les groupes, les professions avantagées payeront pour aider ceux qui sont lésés. Pour prendre un exemple pratique, si la France signe un accord qui profite à l’industrie et met l’agriculture en difficulté, tout le monde trouvera normal que l’Etat mette en place des aides aux agriculteurs lésés, prélevées sur les avantages dont bénéficiera l’industrie, et cela sans conditions. Dans un ensemble national, ce type de transferts inconditionnels vont de soi, tant pour ceux qui payent que pour ceux qui reçoivent.

Mais l’UE n’est pas une nation. Les citoyens Allemands, tout « européens » qu’ils sont, ne ressentent aucune obligation inconditionnelle envers les Grecs, les Français, les Espagnols ou les Italiens. Alors, si un accord commercial proposé par l’UE avantage l’industrie automobile allemande et menace l’oléiculture grecque, l’oléiculteur du Péloponèse sait que l’industriel de Duisbourg s’opposera résolument à toute tentative de transférer une partie de son avantage, et que « l’Etat européen » n’aura aucun moyen ni aucune envie de l’y obliger. Si quelque chose unifie l’Europe, c’est bien le rejet de « l’Europe des transferts ».  La crise Grecque l’a bien montré : la solidarité européenne, c’est toujours sous conditions.

A l’heure de négocier, la différence est donc patente. Le gouvernement des Etats-Unis ou la Chine négocient comme un bloc pour trouver l’accord qui leur soit le plus favorable globalement, quitte à distribuer ensuite les gains et compenser les pertes à l’intérieur de manière à ce que personne ne soit lésé. Les dirigeants de l’UE négocient en sachant qu’ils ne peuvent compter sur l’unité de leurs mandants, puisque personne n’acceptera un accord qui lui serait défavorable en comptant sur la répartition des gains pour compenser ses pertes. Et si a cela vous ajoutez la pusillanimité des politiciens européens et leur dépendance idéologique aux Etats-Unis, pas étonnant qu’on aboutisse à des « accords déséquilibrés ».

Si l’Europe est sortie de l’histoire, c’est – au risque de me répéter – parce que la construction européenne a émasculé les Etats sans pour autant construire un ensemble national, c’est-à-dire, fondé sur la solidarité inconditionnelle et impersonnelle entre ses membres, plus vaste. On a enlevé aux états les pouvoirs et les compétences non pas pour les subsumer dans un ensemble national plus large, mais pour les confier à un gestionnaire de marché. Conclusion : on a confié le soin de négocier pour nous à un ensemble qui est incapable de créer un rapport de forces. L’UE est une armée dont les différents bataillons ne se sentent nullement solidaires entre eux. Ce n’est pas ainsi qu’on peut gagner une bataille.

Ce problème, on le retrouve à chaque pas. Lorsqu’il s’agit de voter des sanctions contre la Russie, de négocier avec le Mercosur ou d’acheter des armes, chaque état membre, chaque groupe de pression voit midi à sa porte. Et contrairement à ce que prétendent les eurolâtres, ce n’est pas une question d’égoïsme national ou sectoriel, mais une réaction purement rationnelle. Pourquoi irais-je sacrifier mes intérêts à ceux des autres, si je ne peux pas compter sur la réciprocité ? Pourquoi les Grecs seraient solidaires de l’industrie allemande, si lorsqu’ils étaient dans le besoin les allemands ont assorti leur « solidarité » de conditions draconiennes ? Si personne n’est prêt à faire des cadeaux, pourquoi j’en ferais, moi ?

Ce qui fait la force de l’ensemble national, c’est cette solidarité inconditionnelle, qui fait que chaque citoyen a intérêt à maintenir l’unité politique, à contribuer à la prospérité économique, à renforcer la puissance de la nation à laquelle il appartient. Riches et pauvres, sains et malades, jeunes et vieux, tous les citoyens y perdent lorsque la nation s’affaiblit, parce que nous bénéficions tous de la solidarité de nos concitoyens, sans conditions. Et c’est pourquoi la seule voie vers l’Europe puissance, c’est l’Europe des transferts inconditionnels. Sauf que l’acceptation de ces transferts ne va pas de soi. Elle passe par la construction de solidarités inconditionnelles elles aussi, et cette construction nécessite un très long processus historique, un ensemble de batailles gagnées et perdues ensemble, une langue et un cadre de référence politique, juridique, social partagé qui permet de communiquer avec l’autre, d’anticiper ses réactions, de voir en lui un autre soi-même. Aucune de ces conditions n’est réunie aujourd’hui, et ne le sera à un horizon de temps prévisible. Où sont les combats communs des européens ? Où sont « les grandes choses faites ensemble » ? Même à l’heure d’imprimer des billets, il a été impossible de trouver des figures, des monuments, des paysages d’identification communes pour y mettre dessus. On a du se rabattre sur des fenêtres qui ne regardent sur rien et des ponts qui conduisent nulle part.

Et ce sont ces ponts, malheureusement, que nous avons emprunté il y a quarante ans. Les résultats sont visibles : l’économie européenne a décroché, tout comme l’éducation, la recherche, l’innovation. Et ce n’est pas moi qui le dis, ce sont les rapports signés par Enrico Letta et Mario Draghi, deux personnages qu’on peut difficilement suspecter d’être des souverainistes forcenés. Dans les affaires du monde, l’Europe comme les états membres ne pèsent plus rien ou presque, et les grandes affaires se règlent entre les gens sérieux. On arrive à une situation où un micro-état de dix millions d’habitants pèse plus lourd que les 450 millions d’européens. Peut-être parce que dix millions de citoyens pèseront toujours plus que 450 millions de consommateurs ?

Descartes

Ce contenu a été publié dans Non classé. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

2 réponses à L’Union européenne, de défaite en défaite…

  1. Bertrand dit :

    Aha! Les rapports ne sont pas éponymes, car ce sont Letta et Draghi qui leur ont donné leur nom, pas l’inverse.
    Bon, à part ça, vous êtes qualitativement toujours aussi convaincant.
    Particulièrement navrante, cette débâcle, parce qu’elle touche au cœur de la puissance européenne, sa supposée force de frappe, d’ailleurs sous compétence exclusive de la commission : la politique commerciale, c’est censé être la projection de puissance du marché intérieur, le joyau (Merkel), ses 500 millions de consommateurs à l’appui des normes et des droits de douane…  L’arlésienne de l’harmonisation fiscale à l’unanimité des 27, les affres de la PESC à la majorité qualifiée, pour la raison que vous rappelez ici d’ailleurs, on comprend; mais si j’ai un souvenir d’ado avant certains apprentissages techniques, c’est que la CEE, aujourd’hui l’UE, au moins, devait être la planche de salut pour résister commercialement aux autres blocs. 

    • Descartes dit :

      @ Bernard

      [Aha! Les rapports ne sont pas éponymes, car ce sont Letta et Draghi qui leur ont donné leur nom, pas l’inverse.]

      Vous avez tout à fait raison, j’ai écrit un peu vite. J’ai corrigé le texte, comme c’est l’usage sur ce blog…

      [Particulièrement navrante, cette débâcle, parce qu’elle touche au cœur de la puissance européenne, sa supposée force de frappe, d’ailleurs sous compétence exclusive de la commission : la politique commerciale, c’est censé être la projection de puissance du marché intérieur, le joyau (Merkel), ses 500 millions de consommateurs à l’appui des normes et des droits de douane…]

      Tout à fait. Les néolibéraux de la commission se sont intoxiqués avec leur propre discours. Dans leur monde idéal gouverné par le libre-échange, la politique commerciale est en effet un ressort de puissance parce que 450 millions de consommateurs solvables, c’est une énorme force de frappe. Mais pour que cela marche, il faut que tout le monde joue le jeu et respecte les règles. Et nos néolibéraux sont en train de découvrir que dans le monde réel on ne peut pas compter là-dessus. Quand cela ne les arrange pas, les Etats n’hésitent pas à ignorer les traités et s’asseoir sur le droit. Que sont devenues les règles de l’OMC, qu’on tenait pour intangibles ? Personne n’en parle plus…

      Le fait que l’Europe soit un marché de 450 millions de consommateurs, et non une nation de 450 millions de citoyens est une faiblesse, pas une force. Parce que contrairement aux citoyens, qu’on peut persuader de se battre pour l’intérêt général, les consommateurs ne font que suivre leur intérêts, qui sont par essence divers… comment espérer que d’un marché puisse sortir l’unité ou la solidarité…

      [mais si j’ai un souvenir d’ado avant certains apprentissages techniques, c’est que la CEE, aujourd’hui l’UE, au moins, devait être la planche de salut pour résister commercialement aux autres blocs.]

      La CEE, qui était un instrument à la main des états membres, peut-être. Parce que les Etats en question avaient en main tous les leviers de la souveraineté, qu’ils étaient peu nombreux et pouvaient donc s’accorder dans la recherche d’un intérêt commun. Mais le problème est que la construction européenne a détruit la capacité des Etats à engager un rapport de forces. C’est bien mon point. Les Etats ont la souveraineté, mais n’en ont plus les leviers pour l’exercer, alors que les instances européennes ont les leviers, mais pas la souveraineté qui les légitime. La BCE n’est pas un organisme politique, c’est un organisme administratif. Elle ne fait pas de politique au sens noble du terme, elle se contente de viser un objectif d’inflation, et le reste peut crever. La Commission fait de même : sa mission est de protéger le marché unique, et tout le reste passe derrière.

      Pour engager un rapport de forces avec les Etats-Unis, il faut quelque chose de plus qu’un objectif d’inflation ou d’être « gardien des traités ». Il faut une légitime politique qui vous permet d’engager « la vie et les biens » des citoyens. Et cela, seul peut le faire une institution ayant reçu le mandat d’une nation, c’est à dire, d’un peuple constitué. Aucune instance européenne n’a ce mandat, et ne peut l’avoir parce qu’il n’y a pas de nation européenne, d’ensemble de citoyens liés par une solidarité inconditionnelle et une communauté de destin.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *