Mandon s’en va-t-en guerre…

« Les démocraties ne préparent la guerre qu’après l’avoir déclarée » (Georges Mandel)

De bon matin me suis levé c’était dimanche
À la carriole j’ai attelé la jument blanche
Pour m’en aller au marché
Dans le chef-lieu du comté
Paraît qu’y avait des généraux à vendre

Mais le soleil écrasait tant la route blanche
La jument s’arrêtait si souvent sous les branches
Que lorsque je fus rendu
On n’m’avait pas attendu
Et tous les généraux étaient vendus

Pourtant là-bas tout au bout du champ de foire
Par un coup d’chance il en restait encore un
Il n’était pas couvert de gloire
Mais avec un peu d’ripolin
Il pouvait faire encore très bien

Cette chanson, l’une des plus amusantes chantées par les Frères Jacques dans les années 1960, et dont les paroles doivent beaucoup à Francis Blanche (1), m’est venu à l’esprit en regardant LCI, la chaîne des obsessions ukrainiennes. On peut y voir défiler sur le plateau à toute heure du jour ou de la nuit brochette après brochette de militaires à la retraite, confrontés à l’immanquable journaliste ukrainienne – la chaîne semble avoir un stock inépuisable – et à quelques personnalités qui rappellent furieusement les vers de Boris Vian : « chantons, les joyeux compères/qui déclarent la guerre/mais qui n’y vont pas ».

C’est un bizness qui tourne depuis presque quatre ans, mais ces jours-ci, ce petit monde est encore plus excité que d’habitude. C’est l’effet du plan proposé par Donald Trump, plan qui implique pour les Ukrainiens de très lourdes concessions territoriales et politiques, et pour notre volaille médiatique l’admission qu’on aurait pu arrêter cette guerre bien plus tôt et avec moins de dégâts si les européens avaient adopté une position réaliste au lieu de préférer les principes aux réalités. On se demande d’ailleurs lequel de ces deux éléments et le plus déterminant dans le discours qu’on peut entendre sur la chaîne en question.

Quoi qu’il en soit, la proximité – tout relative – d’un règlement qui se ferait en dehors du système UE/OTAN, et qui du même coup signalerait la position subordonnée – pour ne pas dire inexistante – de l’Europe dans les affaires du monde, a eu un effet immédiat sur le discours militaire. Il paraît que la guerre est à nos portes. Un discours qui est très loin d’être désintéressé. Parce que ce n’est pas porter atteinte à l’honneur de la gens militaire que de rappeler que tout ce beau monde ne vit pas d’amour et d’eau fraîche, et qu’attiser la peur de nos concitoyens a toujours été un bon moyen pour les armées de défendre leurs budgets, défense d’autant plus indispensable dans un contexte d’austérité budgétaire. On a donc le droit de se demander si l’annonce par divers galonnés d’un conflit imminent avec la Russie – dans des termes qui évoquent irrésistiblement la paranoïa du général Jack D. Ripper dans « Docteur Folamour » (2) – ne tient plus à des calculs bassement matériels qu’à la volonté, fort légitime, de rappeler à nos concitoyens que nous vivons dans un monde dangereux, et qu’il faut s’y préparer pour y faire face.

Certains d’ailleurs se laissent porter par leur enthousiasme et finissent par faire glisser sur des peaux de banane médiatiques. Le meilleur exemple en est le discours que le général Mandon, chef d’état-major des armées, a tenu devant le congrès de l’Association des maires de France. Sa présence dans cette enceinte n’était pas en elle-même absurde. Il n’est pas inutile de rappeler aux premiers magistrats de nos villes et villages, qui sont souvent le représentant le plus proche de l’Etat auprès des citoyens, les problématiques de défense. Mais le général Mandon, plus habitué à parler dans des enceintes militaires que devant la société civile, a commis une grave erreur médiatique. Voici ce qu’il a dit : « Si notre pays flanche parce qu’il n’est pas prêt à accepter de perdre ses enfants, parce qu’il faut dire les choses, de souffrir économiquement parce que les priorités iront à de la production défense, alors on est en risque ». Ce faisant, il a fait fi à ses dépens d’une des règles d’airain de la communication politique moderne, celle que les américains résument dans une formule lapidaire : « don’t mention death » (« ne parlez pas de la mort »). Déjà évoquer le mot « sacrifices », ça casse l’ambiance, alors expliquer aux Français qu’il leur faut « accepter de perdre leurs enfants », c’est suicidaire. Cette déclaration a provoqué une tempête de réactions indignées venant de tous les quartiers. Même la porte-parole du gouvernement a dû se fendre d’une réaction pour contredire le chef d’Etat major des armées en expliquant qu’il était hors de question d’envoyer « nos enfants » se battre en Ukraine – ce qui, mais on n’est pas à une contradiction près, vide de sens tout le discours macronien sur les « garanties européennes » fournies au moyen de troupes « européennes » stationnées en Ukraine. Quelle « garantie » peut reposer sur des soldats qui ne se battent pas ?

Le général Mandon, n’en déplaise à beaucoup, fait un travail se salubrité publique – à son détriment, comme chaque fois qu’on sort de l’ambiguïté – lorsqu’il rappelle aussi bien à nos stratèges de salon, ou plutôt de plateau médiatique qu’aux nouveaux « néocons » de gauche comme de droite – n’est pas, monsieur Glucksmann ? – que faire la guerre, c’est accepter des morts. Non pas des morts anonymes, des soldats professionnels qui après tout sont payés pour cela, mais des morts qui sont bien les enfants de quelqu’un, dont les parents pleureront le restant de leur vie. Et qu’avant de s’engager dans une guerre, il faut donc être très sûr que cela en vaut le prix et la peine qu’on infligera à l’ensemble de la société. Car il semblerait qu’un certain nombre d’intervenants qui apparaissent dans nos étranges lucarnes aient oublié ce détail.

Aujourd’hui, ce discours tombe à plat. Expliquer que nous vivons dans un monde dangereux, qu’il faut nous mettre en capacité de nous défendre, et que pour cela il faut être prêt à sacrifier nos biens et même notre vie, une majorité de Français pourrait être d’accord. Mais pour que ce langage soit compris, il faut être clair sur qui est ce « nous », et qu’est-ce que ce « nous » est censé défendre.

Commençons par le « nous ». S’agit-il de « nous les Français » ou de « nous les Européens » ? Dans le discours médiatique, on oscille allègrement entre l’un et l’autre. Qui plus est, même si l’on donne à ce « nous » un sens « national », on sait que dans notre pays nous sommes censés être égaux, mais certains sont plus égaux que d’autres. Si le sacrifice demandé n’est pas justement reparti, on peut très sérieusement douter que les Français l’acceptent. A l’heure où les couches sociales privilégiées clament à qui veut l’entendre qu’elles sont prêtes à s’expatrier si on leur demande une contribution fiscale d’un maigre 2% de leur fortune, on peut se demander si elles seraient prêtes à « perdre leurs enfants ». Et si ceux qui sont les principaux bénéficiaires des douceurs de notre pays s’excluent volontairement du « nous » auquel les sacrifices seront demandés, comment les exiger des autres ?

Il y a ensuite la question du ce que « nous » sommes censés défendre. Est-ce la France ? l’Union européenne ? l’Occident chrétien ?  L’injonction à « défendre la Patrie » n’a de sens que si l’on sait ce que « Patrie » signifie aujourd’hui. Si le général invite les Français à sacrifier leurs biens, leurs enfants, leur vie même, pour défendre l’intégrité de la France et tout ce qui fait sa liberté, sa beauté, sa grandeur, il aura mon soutien actif. Mais s’il s’agit de défendre la « construction européenne », son « marché unique » et sa « concurrence libre et non faussée », ou bien le droit de l’OTAN d’installer ses troupes et ses missiles à Kiev… désolé, mais j’ai Grand Frais. Défendre le droit de mes concitoyens, auxquels je suis lié par des liens de solidarité inconditionnelle, de décider souverainement de leurs affaires vaut tous les sacrifices. Défendre le droit des bonzes de Bruxelles à nous imposer leurs dogmes, cela ne vaut même pas qu’on se foule la cheville. La France m’a fait tel que je suis, elle m’a ouvert sa sociabilité, j’ai été protégé et instruit par ses institutions, j’ai été soigné par ses hôpitaux. J’ai une dette envers elle. Qu’est-ce que l’Union européenne a fait pour moi ? Rien, en dehors de chercher à me bourrer le crâne. Je ne lui dois donc rien. Et je suis convaincu que la plupart des Français penseront comme moi.

C’est là le grand paradoxe du temps : les eurolâtres va-t-guerre qui appellent au réarmement matériel et moral de l’Europe vont vite s’apercevoir que cet appel n’a de chances d’être entendu que s’il s’inscrit dans un objectif qui ne peut être que national. On ne réarme pas par plaisir, on réarme pour protéger des choses qu’on estime précieuses, au point de justifier tous les sacrifices. Et il est difficile de définir de telles choses autrement que dans le cadre d’une collectivité dont les membres se sentent liés par une solidarité inconditionnelle et impersonnelle, c’est-à-dire, dans le cadre de la nation. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les armées de citoyens apparaissent en même temps que les états-nations. C’est pourquoi la « défense européenne » est une utopie, et comme toute utopie qui prétend devenir réalité, une utopie dangereuse. La défense est un fardeau qui ne se partage qu’entre des gens qui se sentent solidaires au point d’être prêts à mourir les uns pour les autres. Est-ce le cas entre européens ? Lorsque le président de la République, autrefois grand agitateur de drapeaux européens, précise dans son discours annonçant l’instauration d’un « service national » – même lui n’aura pas osé le baptiser « service européen » – que les jeunes volontaires ne seront employés « que sur le territoire national », et qu’il souhaite même que cette restriction soit inscrite dans la loi, il répond sans ambigüité à la question. Et la réponse, c’est « non ».

Descartes

(1) On peut écouter la chanson complète sur https://www.youtube.com/watch?v=-a6jSciXd3M ca fait du bien. On savait s’amuser à l’époque…

(2) Pour ceux de mes lecteurs qui n’auraient pas vu le film, le personnage de Jack D. Ripper – joué par Sterling Hayden – est celui d’un général américain qui déclenche de son propre chef une frappe nucléaire sur l’URSS, persuadé de l’existence d’un complot communiste pour affaiblir les Etats-Unis en « empoisonnant les fluides corporels » des Américains par l’eau et les glaces. La fluoration de l’eau, décidée par les pouvoir publics américains dans les années 1950 pour améliorer la santé dentaire étant partie de ce complot. Le personnage est d’autant plus glaçant que le film ne fait que reprendre une théorie de complot qui a effectivement existé. Comme quoi, les réseaux sociaux n’ont rien inventé dans la matière.

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4 réponses à Mandon s’en va-t-en guerre…

  1. Lhaa Francis dit :

         Salut et fraternité.                                                                                                                                                                         Ils croient mourir pour la patrie, ils meurent pour des industriels

    • Descartes dit :

      @ Lhaa Francis

      [Ils croient mourir pour la patrie, ils meurent pour des industriels]

      Les choses ont un peu changé depuis. Diriez-vous que ceux qui se sont battu contre l’Allemagne en 1945 sont “morts pour les industriels” ?

  2. Bob dit :

    @ Descartes
     
    [réarmement matériel et moral]
     
    Macron avait déjà parlé il y a quelque temps d’un réarmement “démographique”.  C’est une curieuse formule.

    • Descartes dit :

      @ Bob

      [Macron avait déjà parlé il y a quelque temps d’un réarmement “démographique”. C’est une curieuse formule.]

      Je ne vois pas ce qu’il y a de “curieux” dans la formule. Pouvez-vous être plus explicite ?

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