« Il n’y a que les dettes que l’on peut payer qui sont ennuyeuses. »
(Francis Picabia)
Chers lecteurs, vous allez lire un papier résolument optimiste aujourd’hui. J’ai une bonne nouvelle à vous annoncer : le capitalisme est en train de mourir. Non pas sous les coups des écologistes, des « insoumis », des révolutionnaires gauchistes de tout poil, ni même des communistes. Il est en train de mourir, comme le prévoyait Marx, sous le poids de ses propres contradictions. Et sa nécrologique, qui plus est, a été publiée dans tous les médias, y compris ceux de droite. Bien sûr, il fallait lire entre les lignes pour le comprendre, mais le fait n’en était pas moins là.
Rassurez-vous, chers lecteurs, je n’ai pas perdu la raison. Je suis au contraire tout à fait sain d’esprit, ou du moins aussi sain que d’habitude. Mais cette réflexion m’est venue en entendant les reportages dithyrambiques consacrés aux « dark factories » qui se développent semble-t-il à une cadence accélérée en Chine et aux Etats-Unis, et qu’on nous présente comme la chance de l’Europe de revenir dans la concurrence internationale.
Mais peut-être faut-il rappeler ce qu’est une « dark factory ». L’expression se traduit mot à mot en français par « usine obscure », et fait référence aux usines totalement automatisées où le processus de production est assuré du début jusqu’à la fin par des robots. En effet, à quoi bon éclairer de telles usines puisque les robots, contrairement aux travailleurs humains, peuvent parfaitement travailler dans le noir ? Dans ces usines, point de travailleurs, sauf ceux – très peu nombreux – nécessaires à la réparation et à la supervision des automatismes.
Mais à quoi ressemblerait une économie où l’essentiel de la production serait assurée par des « dark factories » ? Pour le comprendre, prenons un modèle simple – un « cas stylisé » comme disent les économistes. Imaginons une économie à un seul bien, la Panacée, bien capable de satisfaire tous les besoins humains. Dans le modèle d’aujourd’hui, la Panacée serait produite dans une usine dans laquelle un capitaliste investit du capital et embauche disons cent travailleurs. Un travailleur qui produit cent unités par mois sera payé le prix équivalent de 80 unités, les 20 restantes constituant la plusvalue prélevée par le capitaliste. Et au bout du mois, le travailleur pourra consommer 80 unités de Panacée, le capitaliste disposera de 2000 unités, dont une partie servira à reconstituer son capital, et le reste à sa consommation personnelle.
Mais imaginons que le capitaliste mette en œuvre une « dark factory ». Il licenciera l’ensemble de son personnel et produira comme avant ses 10.000 unités de Panacée sans la moindre intervention humaine. Que se passera-t-il ensuite ? Ces 10.000 unités, il ne pourra pas les vendre puisqu’il ne paye plus aucun salaire permettant aux autres de les acheter. Il ne pourra pas les garder pour lui, d’une part parce que cela dépasse de très loin sa capacité de consommation, et d’autre part parce que cela provoquerait certainement une révolte sociale des chômeurs privés de subsistance. Il lui faudra donc les distribuer gratuitement. Ce qui revient à dire qu’elles auraient une valeur nulle, confirmant ainsi l’intuition de Ricardo selon laquelle seul le travail humain produit de la valeur.
Remarquez, le capitaliste a une façon de s’en sortir. Il pourra faire des prêts aux chômeurs en question pour leur permettre d’acheter leur ration de Panacée – ou bien prêter à l’Etat pour que celui puisse l’acheter et la distribuer. Ces prêts qui seraient régulièrement renouvelés et qui creuseraient une dette toujours plus importante… qui ne serait jamais payée. Ça ne vous rappelle rien ?
Vous me direz que ce n’est pas la première fois que dans l’histoire humaine une technologie détruit des emplois, et des économistes comme Schumpeter avec sa « destruction créatrice » ont montré que ce n’était pas forcément un processus négatif. Mais la « destruction créatrice » de Schumpeter n’était « créatrice » que dans une économie de pénurie, dans laquelle le progrès des technologies détruisait des emplois à faible productivité et libérait une main d’œuvre qui allait vers des activités plus productives permettant de satisfaire une demande croissante. Ce mécanisme cesse de fonctionner dans un système où les besoins humains sont saturés, où il ne s’agit plus de répondre à une demande solvable, mais de la susciter. Dans une telle situation, le remplacement de la main d’œuvre humaine par la technologie détruit des emplois qui ne sont pas remplacés et alimente une masse de plus en plus importante de chômeurs. Si l’on pousse ce modèle à sa limite, on se trouvera dans une situation où la production sera massive et la demande solvable nulle. Et c’est là une situation intenable, du moins dans un contexte capitaliste.
C’est là une des contradictions fondamentales du capitalisme. L’intérêt individuel du capitaliste est de pousser le nombre de salariés et les salaires vers le bas, alors que l’intérêt collectif de sa classe est d’avoir des salariés nombreux dépensant leurs bons salaires dans les magasins. Le choix d’aller vers la « dark factory » est, du point de vue microéconomique du capitaliste individuel, un choix parfaitement rationnel. Il permet de réduire les rémunérations et donc d’être plus compétitif face à ses concurrents. Mais en tant que choix macroéconomique, il est désastreux pour la classe capitaliste, parce que le capital ne peut prélever de la plusvalue que dans la mesure où il peut écouler la production. Et cette question n’est pas purement théorique. Elle marque l’évolution du capitalisme depuis les années 1930. La crise de 1929 fut en fait la première « crise de surproduction » de l’histoire de l’humanité. Pour la première fois, la misère était causée non par un défaut de production des biens nécessaires à la subsistance, mais par une production qui ne trouvait pas à s’écouler faute d’une demande solvable. Et on en est sorti non par une « politique de l’offre », mais bien par une relance de la demande si bien théorisée par Keynes, politique qui, in fine, consiste à prendre au capital pour redonner au travail les moyens d’acheter les biens produits.
Les capitalistes ont si bien compris le problème qu’après 1930 ils ont surveillé la demande comme le lait sur le feu. Et au fur et à mesure que la technologie remplace le travail humain, que la concurrence pousse les salaires vers le bas et que la masse de chômeurs augmente, le maintien de la demande est devenu un problème de plus en plus complexe. Comme le capitaliste producteur de Panacée dans mon modèle simplifié, les capitalistes en sont à distribuer des biens gratuitement. Car c’est exactement ce processus qui se cache derrière la question de la dette – publique et privée d’ailleurs. La Chine prête massivement à l’Occident pour que celui-ci puisse acheter des produits chinois, et ces prêts sont en fait des dons puisqu’on ne voit pas par quel mécanisme ils pourraient un jour être remboursés. Le capital prête aux individus pour qu’ils puissent continuer à acheter ses produits, il prête aux Etats pour que ceux-ci maintiennent la capacité d’achat des individus à travers des allocations et subventions de toutes sortes. Et là encore, le remboursement de cette dette paraît impossible sans réduire la dépense… et donc la demande.
Pourquoi croyez-vous que l’on puisse continuer à emprunter à des taux raisonnables alors qu’il est patent que la dette est à long terme insoutenable ? Pourquoi tous les efforts pour réduire la dépense publique échouent alors que tous les arguments « raisonnables » concluent à sa nécessité ? Parce que le capital a très bien compris que remettre en question l’endettement et la dépense publique, cela veut dire casser la demande dont dépendent ses propres profits. Quand le COR, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’a pas les meilleurs intérêts des prolétaires à cœur, défend les réformes qui touchent à l’âge de départ et rejette celles qui touchent le montant des retraites, ce n’est pas par hasard. Là encore, on a bien compris que réduire les retraites, c’est réduire la demande et donc la capacité du capital à écouler ses produits.
Dans le débat budgétaire, les « cigales » ont donc peut-être raison contre les « fourmis ». Elles exploitent en fait les contradictions du capitalisme. Elles savent que la bourgeoisie a un pistolet sur la tempe, qu’elle est obligée de continuer à soutenir le carrousel si elle ne veut pas prendre le risque de tout perdre. La gauche propose d’imposer le capital, provoquant les cris d’orfraie de la droite. Mais cet impôt existe déjà, il s’appelle « la dette ». Car tous les indicateurs économiques montrent que la dette en question ne sera jamais remboursée, ce qui revient à dire que celle-ci est un prélèvement, et non un emprunt. De ce point de vue, il faut arrêter de raconter des bobards : le prélèvement nécessaire sur l’économie – peu importe qu’il prenne la forme d’une réduction des dépenses publiques ou d’une augmentation des impôts – pour stabiliser voire réduire la dette française aurait un effet récessif tel qu’il serait non seulement socialement inacceptable, mais surtout qu’il aurait l’effet inverse de celui escompté sur les finances publiques, en réduisant les rentrées fiscales.
Ceux qui appellent à réduire la dépense devraient réviser les leçons de 1929. Contrairement à l’économie féodale, qui reposait sur la demande solvable d’un groupe social restreint, le capitalisme est un régime essentiellement fondé sur l’échange marchand massifié, ce qui suppose non seulement l’abondance de biens à vendre, mais aussi d’une masse d’acheteurs solvables. La consommation de quelques Musk ou Arnault n’est pas suffisante pour faire fonctionner le système. La concentration excessive de la richesse est donc une mauvaise nouvelle pour le capitalisme. Or, c’est exactement ce à quoi nous assistons aujourd’hui. Le discours sur la compression des dépenses sociales et autres programmes publics nous ramène doucement vers le monde d’avant 1929, c’est-à-dire, avant que les mécanismes de rédistribution proposés par les keynésiens soient mis en œuvre. Pour le moment, il faut le dire, ces discours ont trouvé relativement peu d’écho dans la réalité. Tous les gouvernements, de droite comme de gauche, ont financé le maintien de la consommation par la dette. Même un néolibéral comme Macron, qui proclame son attachement aux « politiques de l’offre », s’est non seulement bien gardé de restreindre la dépense qui soutient la consommation, mais l’a laissée filer quitte à creuser la dette publique à des valeurs inconnues jusqu’ici. C’est cette grande hypocrisie qui fait que les partisans de la rigueur se trouvent toujours dans l’opposition, et changent soudainement de taquet dès qu’ils arrivent au pouvoir et que la réalité s’impose à eux. C’est ce qui rend le débat budgétaire surréaliste : le capital veut payer moins d’impôts et moins de salaires, mais a tout intérêt à ce que le pouvoir d’achat soit robuste. La dette est la manifestation de cette contradiction. Une dette que le capital souscrit… avec l’illusion qu’elle récupérera ses billes.
Nous sommes déjà dans le monde de la Panacée. La ration que nous, salariés, en recevons contient une part de plus en plus importante de versement gratuit par des capitalistes qui, ayant poussé la productivité vers le haut et la rémunération du travail vers le bas, ne savent plus comment écouler leur production. Les « dark factories » poussent cette logique à la limite, et ouvrent la perspective d’un monde sans travailleurs salariés, débarrassé des rapports marchands, et donc sans exploitation du travail. Autrement dit, le dépassement du capitalisme. Comme toujours dans l’histoire, les révolutions prennent des formes imprévues… Marx le disait déjà : « les hommes font l’histoire, mais ne savent pas l’histoire qu’ils font ».
Descartes