Le jeu de la mort

Pour une fois qu’il y a quelque chose d’intéressant à la télé… malheureusement, dans le bruit médiatique des élections, tout passe inaperçu. Surtout si c’est sérieux. Ce fut le cas de l’émission “Le jeu de la mort”, diffusé sur France 2 le 17 mars dernier et qui n’a pas passionné les commentateurs. Et pourtant, cela valait la peine, et cela malgré le débat dirigé par Hondelatte après l’émission, qui pouvait raisonnablement amener le téléspectateur à souhaiter le rétablissement de la peine de mort pour les animateurs récidivistes.

Comme son nom ne l’indiquait pas, “Le jeu de la mort” n’était pas un véritable jeu, mais un documentaire. Il s’agissait de refaire devant les téléspectateurs la célèbre expérience de Milgram, l’une des plus extraordinaires et probablement la plus inquiétante expérience de psychologie sociale que je connaisse. Je ne vais pas me lancer dans la description de l’expérience de Milgram, qui prendrait trop de place (1). Mais on peut rappeler les hypothèses et le déroulement. L’expérience, réalisée par Stanley Milgram aux Etats-Unis entre 1960 et 1963 visait à répondre d’une certaine manière à la question, toujours ressassée, de savoir comment autant d’allemands moyens ont pu obéir aux ordres manifestement inhumaines du gouvernement nazi. Milgram décida donc d’étudier les mécanismes de l’obéissance à l’autorité, en organisant une expérience ou il était demandé à des “cobayes” humains d’appliquer des décharges électriques d’intensité croissante à un être humain (décharges fictives, mais bien évidement les cobayes ne le savaient pas) suivant les indications d’un “scientifique” dans le cadre d’une (fausse) expérience de laboratoire. Pour Milgram, le “scientifique” représentait l’autorité légitime (celle de la science, de l’Université, des institutions du savoir, et il faut rappeller qu’au début des années 1960, la légitimité de ces institutions était importante).

Avant l’expérience, Milgram proposa à plusieurs psychiatres de prédire ses résultats, et en particulier, combien d’individus accepteraient d’aller jusqu’à la décharge maximale (indiquée comme “dangereuse” dans le protocole expérimental). Personne n’aurait voulu parier sur un taux d’obéissance supérieur à quelques pourcents. Et bien, l’expérience défia ces prédictions: tous les sujets acceptèrent d’infliger les chocs jusqu’à 135 volts (ce qui fait tout de même une grosse secousse…) et quelques deux tiers infligèrent le choc maximal…

Les conclusions de Milgram, largement validées par des expériences postérieures, tournent autour de la  légitimité de l’autorité. Une fois qu’une autorité est reconnue comme légitime, et notamment lorsque le sujet partage les buts que l’autorité s’est fixée, l’individu accepte de devenir son agent (ce que Milgram appelle “l’état agentique” du sujet) et de lui transférer la responsabilité de ses actions. Et cela même en l’absence de toute contrainte (dans le cadre de l’expérience, le “scientifique” n’avait aucun moyen d’empêcher le “cobaye” de quitter l’expérience ou de le punir pour ne pas avoir appliqué les consignes)..

Une autre conclusion importante de Milgram, c’est que le comportement “obéissant” ne résulte nullement d’une faille morale de l’être humain. Ce n’est pas le sadisme ou l’agressivité des individus qui les conduit à suivre les indications du “scientifique” , mais un mécanisme d’obéissance que Milgram estime fondamentalement sain et nécessaire à la vie en collectivité. Car sans la possibilité de constituer des autorités “légitimes” dont les ordres sont obéies sans qu’il soit besoin d’user de la répression, il serait impossible de réguler les conflits entre les individus autrement que par des rapports de force. Le but de Milgram n’était pas d’encourager la désobéissance, mais de signaler les dangers d’une obéissance aveugle.

L’expérience réalisée par Christophe Nick sur France 2, reproduit l’expérience de Milgram en remplaçant l’autorité “légitime” du scientifique par celle du présentateur télé, conducteur du jeu, qui encourage les “joueurs” à appliquer les décharges électriques. Là encore, les sujets obéissent et vont jusqu’à la décharge maximale dans 80% des cas… Autant dire que Mai 68 et toute la culture de “l’insolence” et de la “rébellion” n’ont rien changé fondamentalement aux mécanismes mis en évidence par Milgram il y a un demi siècle…

(1) on trouvera un résumé ici, mais la lecture du livre de Stanley Milgram “Obéissance à l’Autorité” , disponible en poche, est vivement recommandée…

Ce contenu a été publié dans Uncategorized. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

4 réponses à Le jeu de la mort

  1. emma78 dit :

    Bonjour,

    A priori, tu es le seul à ne pas t’être fait encore retirer des listes d’habilitations sur le blog de JLM.

    Pour ma part ainsi que Darthé-Payan, c’est fait !

    Cela augure mal du personnage politique qui ne supporte pas qu’on lui parle programme, démocratie non respectée au PG et engagement de ne pas partiiper à un gouvernement PS-EE sans parler de sa
    fameuse planification écologique qui consiste a priori à ce que les pays demandent des fonds en échange d’un engagement à ne pas extraire du pétrole (cf. blog responsable écologie au PG)..

    Bonne continuation,

    M-Ange RATEAU

    • Descartes dit :

      Je ne suis pas encore tricard sur le blog de JLM… mais j’ai réçu une mise en garde du webmestre qui semble augurer une prochaine expulsion… c’est la vie.

  2. François dit :

    Bonsoir Descartes,(Je m’amuse à faire un peu d’archéologie sur votre blog.)Je viens de voir cette vidéo (excellente chaîne de vulgarisation soit dit en passant) qui relative fortement la portée de cette fameuse expérience : https://www.youtube.com/watch?v=7Vy1Cg5O5PcJe suis assez partagé sur ses conclusions, mais mon questionnement à moi est le suivant : s’agit-il d’une soumission volontaire à l’autorité, ou bien céder à une pression psychologique, comme ça pourrait être le cas avec un démarcheur trop entreprenant ?

    • Descartes dit :

      @ François

      [Je viens de voir cette vidéo (excellente chaîne de vulgarisation soit dit en passant) qui relativise fortement la portée de cette fameuse expérience : (…) Je suis assez partagé sur ses conclusions, mais mon questionnement à moi est le suivant : s’agit-il d’une soumission volontaire à l’autorité, ou bien céder à une pression psychologique, comme ça pourrait être le cas avec un démarcheur trop entreprenant ?]

      Il y a quelques années je m’étais passionné par l’expérience – en fait un grand nombre d’expériences distinctes – de Milgram. Si le résultat est clair et facilement réplicable – il a été d’ailleurs répliqué dans de nombreux pays avec des résultats comparables – le résultat n’est pas facile à interpréter. Il y a d’ailleurs deux résultats qui à mon avis sont à interpréter : pourquoi les sujets « obéissent »… et pourquoi cette « obéissance » nous surprend. Parce que, si on la regarde attentivement, le résultat de l’expérience de Milgram est parfaitement prévisible. En fait – et la vidéo que vous donnez en référence met bien cela en relief – le plus intéressant est l’écart qui existe entre le résultat tel qu’il avait été prédit et le résultat obtenu.

      J’insiste, le résultat est parfaitement prévisible. Il y a quantité de situations dans notre vie où nous infligeons de la douleur – ou même nous acceptons de subir la douleur, pensez à votre dernière visite au dentiste – sur la foi des dires d’une institution dès lors que celle-ci est réputée compétente et « bienveillante ». Pensez par exemple au cas où, après un accident, un médecin vous demanderait de tenir fortement un accidenté pour lui permettre de remettre une articulation en place. Vous savez que vous allez infliger une douleur terrible à un être humain, mais vous le faites parce que le médecin vous dit que « c’est pour son bien ». Plus banalement, nous n’hésitons pas à faire vacciner nos enfants, même si cela entraine quelques larmes, parce qu’une institution nous dit que « c’est pour leur bien ». Ne sommes-nous pas dans le contexte de l’expérience ? Pour vous donner un autre exemple plus personnel, j’ai accompagné une tante à moi dans son traitement d’un cancer. Je devais pratiquement la forcer à prendre sa médication, ou à aller aux séances de radiothérapie. Elle a beaucoup souffert, et je souffrais de la faire souffrir. Mais j’étais persuadé que « c’était pour son bien » parce qu’un médecin l’affirmait, et je l’ai donc fait (et je ne le regrette pas, cette souffrance lui a fait gagner ensuite plus de quinze ans de vie heureuse).

      On peut même pousser plus loin le raisonnement : les cobayes de l’expérience de Milgram avaient RAISON de faire confiance à l’institution, puisque Milgram avait conçu son expérience de telle façon que celui qui subissait en théorie les chocs électriques ne souffre pas. Quand l’expérimentateur disait au cobaye que les chocs qu’il appliquait étaient sans danger, et que le fait de les appliquer faisait avancer la science il disait la VERITE – même s’il n’expliquait pas pourquoi. Le cobaye avait donc raison de le croire !

      Le résultat de l’expérience de Milgram est donc banal. Nous sommes conduits tous les jours à faire confiance à des autorités « bienveillantes » qui nous demandent de faire des choses que notre intuition ou notre morale rejettent comme immorales ou dangereuses – pensez par exemple à la ceinture de sécurité. Et une expérience qui commence dans notre enfance nous a démontré que cette obéissance est rationnelle, que la désobéissance à une autorité dont on reconnait la bienveillance et la compétence ne conduit généralement pas à des résultats optimaux. La question ici n’est donc pas pourquoi les cobayes obéissent, mais pourquoi cette obéissance nous surprend, pourquoi elle choque notre intuition.

      Ce que ce phénomène met en évidence est le décalage entre la vision idéaliste que nous avons de nous-mêmes et des autres et le poids des contraintes matérielles. Nous voulons croire que les idées gouvernent le monde – les idées morales, dans le cas d’espèce – alors que ce sont les rapports matériels qui le font, quitte ensuite pour les individus à se bâtir une justification pour essayer de raccorder leurs actes avec ses idées. Prenez le cas – moins extrême certes – de ceux qui vous font une défense enflammée de l’éducation publique et vous expliquent ensuite qu’ils envoient leurs enfants dans le privé, parce que, vous comprenez, « ce n’est plus possible ». Comme disait ma grand-mère, « on se trouve toujours une bonne raison de mal faire ».

      Vous m’avez donné une idée pour un nouvel article…

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *