“Tout citoyen a le devoir de mourir pour sa Patrie, mais nul n’est tenu de mentir pour elle” (Montesquieu)
Mes chers lecteurs, je vais vous parler encore de Fessenheim. Mais ne craignez rien, je ne vais pas vous assommer d’arguments techniques sur la sûreté de la centrale. Aujourd’hui, je m’intéresse plutôt à ce que le débat sur la fermeture de Fessenheim révèle sur la manière dont on conçoit le débat public en France, et plus particulièrement le rôle de l’administration et des fonctionnaires dans ce débat. Et ce n’est pas triste…
Le dernier élément pour cette analyse est fourni par la polémique concernant le mémoire présenté par le Ministère de l’Ecologie dans l’affaire aujourd’hui devant la Cour administrative d’Appel de Nancy. Il n’est pas inutile de rappeler ici les faits avant d’aller plus avant. L’affaire commence en 2008: une association “trinationale” – composé d’écologistes suisses, allemands et français – demande au gouvernement la mise à l’arrêt définitif “immédiate” de la centrale de Fessenheim. A l’appui de cette demande, on invoque essentiellement le risque sismique, le risque d’inondation en cas de rupture du Grand canal d’Alsace, voisin de la centrale, et les rejets liquides et gazeux de la centrale qui ne seraient plus conformes au droit. Le gouvernement leur oppose une fin de non recevoir, après quoi l’association dépose une requête devant le tribunal administratif de Strasbourg.
Il faut préciser ici que la procédure devant les tribunaux administratifs est écrite: la partie plaignante ayant déposé sa requête, l’administration et les autres parties prenantes sont invités à déposer leurs “mémoires” (qui sont dits “en défense” s’ils s’opposent à la requête, ce qui est presque toujours le cas). Ces mémoires sont communiqués au plaignant qui est invité à déposer lui même un mémoire, qui est communiqué à la défense qui peut elle aussi déposer un mémoire complémentaire, et ainsi de suite jusqu’à ce que a) personne n’ai plus envie de déposer quoi que ce soit ou b) le juge estime qu’il a assez d’information pour statuer et déclare l’instruction close. Le juge se prononce alors sur l’ensemble des pièces qu’il a reçu.
Dans l’affaire qui nous occupe, l’Etat dépose devant le tribunal de Strasbourg son mémoire en défense. Il faut comprendre qu’un tel mémoire est un document de droit, et non une déclaration politique. Le tribunal administratif n’examine pas le fait de savoir si une politique est bonne ou mauvaise, mais si une décision est ou non conforme au droit. Il y a un texte, à savoir, la loi du 13 juin 2006 dite “de transparence et sécurité nucléaire”, qui prévoit pour l’Etat l’obligation d’assurer la protection de l’environnement et donc d’arrêter immédiatement une installation qui présenterait un danger immédiat pour la population. Le tribunal est donc invité à se prononcer non pas sur l’opportunité politique de fermer la centrale, mais sur le fait de savoir si l’Etat a respecté ses obligations, et donc d’évaluer le risque que présente l’installation. C’est pourquoi le mémoire en défense de l’Etat – et celui d’EDF d’ailleurs – se bornent à lister les moyens utilisés pour sécuriser la centrale vis à vis des risques signalés par les requérants (séisme, inondation…) et les conclusions des autorités techniques nationales et internationales qui ont examiné ces moyens et les ont trouvés suffisants. Sur la foi de ces arguments, le tribunal administratif de Strasbourg rejette la requête le 9 mars 2011.
L’association “trinationale” ne se tient pas là: elle fait appel de la décision devant la Cour administrative d’appel de Nancy, en ajoutant à ses premiers arguments ceux tirés de l’accident de Fukushima du 11 mars 2011. Devant cette cour, l’administration produit le 5 octobre 2012 un mémoire qui reprend les arguments qu’elle avait défendu devant le premier tribunal, en y ajoutant les expertises techniques et mesures prises depuis, notamment après l’accident de Fukushima et l’exercice d’inspections complémentaires de sûreté (“stress tests”) conduits en 2012 par l’Autorité de Sûreté Nucléaire. Et il conclut, prévisiblement, que la centrale ne présente pas de danger justifiant une mise à l’arrêt immédiate.
Il ne vous a pas échappé que François Hollande a été élu président de la République en mai dernier. Et que François Hollande avait promis la fermeture de la centrale nucléaire de Fessenheim. On pourrait penser que cela ne change rien à cette affaire: après tout, ce qui est en débat devant la Cour d’Appel de Nancy n’est pas la politique énergétique de la France, mais un point de fait: l’état de sûreté de la centrale de Fessenheim. Et cet état est indépendant des choix du gouvernement. Dans un Etat de droit, l’administration – qui, rappelons-le, sert le pays, et non le gouvernement – n’a aucune raison de changer son argumentation. Que la centrale soit dangereuse ou sûre, c’est une question purement factuelle, et le résultat de l’élection présidentielle n’y a rien changé.
Cette position, qui paraît pourtant pleine de bon sens, pose d’insurmontables problèmes à une coalition hétéroclite d’antinucléaires divers allant depuis les très vénérables pages “Planète” du journal de référence au Parti de Gauche en passant par Corinne Lepage (qui, joignant l’utile au profitable, se trouve être l’avocate de l’association “trinationale”). Le Monde, qui titre “Quand le gouvernement plaide contre l’arrêt définitif de Fessenheim” (1) accuse à mots couverts l’administration de saboter la politique du gouvernement. Le vénérable quotidien reconnaît que “en elle même cette position [celle figurant dans le mémoire] n’infirme en rien la volonté que peut avoir le gouvernement, pour des raisons de politique énergétique, de fermer le site“, mais ajoute qu’une telle position est “du pain bénit pour EDF“.
Corinne Lepage joue la même partition. Selon le même article, elle pointe “l’incohérence du gouvernement” qui “joue contre son propre camp“. Et elle ajoute ce paragraphe révélateur: “Alors que la République indique clairement sa volonté de fermer Fessenheim, le ministère de l’Ecologie présente un mémoire tendant au rejet de la demande d’arrêt définitif, c’est incompréhensible“.
Dernier exemple, la déclaration du PG (2) sous la plume de l’inénarrable Corinne Morel-Darleux. Sous le titre “La promesse du gouvernement piétinée… par le gouvernement” elle écrit: “c’est le Ministère de l’Ecologie lui-même qui fournirait les arguments pour ne pas fermer Fessenheim, arguant dans un mémoire de défense que “c’est à bon droit que le tribunal administratif de Strasbourg a estimé qu’aucune pièce du dossier ne permet d’établir une exposition à un risque sismique qui justifierait une mise à l’arrêt définitif de la centrale” ?! “. Et d’ajouter: “Où est la volonté politique ? Où sont passés les engagements de campagne ? Et que Diable sont allés faire nos camarades écologistes d’EELV dans ce gouvernement ?” (3)
Toutes ces réactions sont intéressantes parce qu’elles montrent une curieuse notion du rôle de l’Etat et de son administration – c’est à dire, des fonctionnaires – qui le servent. A les entendre, les experts, les techniciens devraient se plier servilement au politique. Si le gouvernement du jour veut maintenir en fonctionnement un réacteur, il est parfaitement légitime pour les fonctionnaires de soutenir, au nom de l’Etat, que le réacteur est sûr. Mais si le gouvernement vient à changer et qu’il souhaite fermer ce même réacteur, ces mêmes fonctionnaires sont priés de soutenir, toujours au nom de l’Etat, que le réacteur est dangereux, sous peine d’être accusés de fournir des armes à l’ennemi ou de piétiner les promesses du gouvernement. De “Le Monde” au PG, on semble penser que le rôle des serviteurs de l’Etat est de travestir les faits – y compris devant une cour de justice – si la politique du gouvernement du jour le demande.
Cette vision ne devrait pas nous surprendre chez ceux pour qui l’Etat est depuis toujours l’ennemi à détruire. Car si l’Etat est fort en France, c’est précisément parce qu’il compte des fonctionnaires qui, protégés par le statut, peuvent appliquer la devise que j’ai mis en exergue de cet article. Le fonctionnaire dans un Etat de droit, c’est entendu, est tenu d’appliquer les politiques décidées par ceux qui ont la légitimité politique, issue du peuple souverain. Et il est tenu de les appliquer au mieux de ses capacités. Mais il n’est pas tenu de manifester son accord et encore moins de mentir pour les défendre. Le gouvernement a le droit de prendre la décision de fermer la centrale de Fessenheim. Mais il n’a pas le droit d’exiger de ses fonctionnaires qu’ils affirment que la centrale est dangereuse – alors qu’ils sont convaincus du contraire – pour lui faciliter la tâche. A chacun ses responsabilités.
Cela arrangerait beaucoup de monde si la centrale de Fessenheim était déclarée dangereuse par des autorités “apolitiques”, que ce soit l’Autorité de sûreté ou l’administration. Cela permettrait au politique de rejeter la responsabilité de la fermeture sur “l’autre”. Manque de pot, malgré les pressions de toutes sorte – et je suis bien placé pour vous dire qu’elles sont intenses – l’ensemble des experts du domaine trouvent au contraire que la centrale est sûre, et ne semblent pas prêts à se parjurer devant une cour de justice. Cela oblige le politique à faire ce qu’il déteste le plus aujourd’hui: prendre la responsabilité de ses décisions. Et les réactions à cette affaire montrent combien la confiance dans les politiques pour le faire est mince…
Et pour une fois, je vais dire du bien du gouvernement. Ou plus précisément de Delphine Batho, ministre de l’Ecologie, qui, à la question perfide du quotidien de référence “Ce document est du pain bénit (sic) pour EDF pour prouver que sa centrale est sûre et n’a donc pas besoin d’être fermée” répond “La décision de fermer Fessenheim est une décision de transition énergétique. Si c’était une décision liée à un risque en matière de sûreté, elle aurait été prise par l’ASN et s’appliquerait immédiatement“. Bravo, Madame la Ministre. Vous avez gagné mon respect en montrant que vous avez parfaitement compris ce que prendre la responsabilité politique d’une décision veut dire. Vous voyez que de temps en temps je peux être gentil ?
Descartes
(1) Le Monde, 26/1/2013, article de Pierre Le Hir. On notera que ce n’est pas “le gouvernement” – au sens politique du terme – qui plaide dans cette affaire, mais l’Etat.
(2) Communiqué publié sur le site du PG le 25/1/2013. Pour les déclaration du PG, il faut être prudent: on ne sait jamais jusqu’à quel point ce qui est publié sur le site du PG relève d’une décision politique des organes collégiés, ou d’une initiative personnelle et sans contrôle de son auteur. Au PG, on ne sait jamais si le discours qu’on entend est celui du propriétaire du cirque ou celui des lions.
(3) On notera ici en passant le petit appel au pied à “nos camarades écologistes d’EELV”… au PG, les grands principes ne sont jamais très loin des petits arrangements.
Je rapproche de ta phrase de ce très bon billet (il est trop tard pour moi de commenter longuement) :”On notera ici en passant le petit appel au pied à “nos camarades écologistes d’EELV”…
au PG, les grands principes ne sont jamais très loin des petits arrangements.”… l’agenda lu sur le blog de Mélenchon:”Rencontre entre le Parti de Gauche et Europe Ecologie-Les Verts Mardi
29 Janvier 10h30…”Et oui! les rapprochements peuvent signaler des collusions…
Bonne nuit!
J’avais noté, dans un papier précédent ou j’analysais le document préparatoire au prochain congrès du PG combien les allusions à une éventuelle alliance avec EELV se multipliaient… Il faut
croire que ce n’était pas une coïncidence !
Un très instructif article, de ceux qui font que je vous lis très souvent avec plaisir et intérêt, moi dont les opinions politiques sont à peu près aux antipodes des
vôtres. Un point minime d’orthographe : dans le dernier paragraphe, je ne sais de qui est le “sic” après l’expression “pain bénit”, mais l’expression est correcte :
“pain bénit”, “eau bénite”, “médaille bénite”, avec un “t” puisque il y a consécration rituelle (par opposition par exemple à “mère bénie dans ses enfants” ou “nation bénie de
Dieu”).
Je ne faisais pas référence à l’orthographe de l’expression – qui, comme vous le signalez, est correcte – mais à l’incongruité de l’expression “pain bénit” dans ce contexte.
Si l’on analyse la position de la “gauche radicale” sur ce sujet précis, on se rend compte de deux lacunes majeures :
-Concernant la question des infrastructures, et plus gobalement, de tout ce qui relève de l’équipement comme de l’industrie ;
-Concernant la question institutionnelle.
Que ces manques soient entretenus volontairement ou pas, le résultat est le même : la faiblesse intellectuelle des positions. Et je considère que c’est une faiblesse coupable, dans le sens où le
capitalisme ne se sentira jamais inquiété par une opposition qui manque à la fois de rigueur et de réalisme, et qui se contente, dans le fond, de gérer le mécontentement social.
-Concernant la question des infrastructures, et plus gobalement, de tout ce qui relève de l’équipement comme de l’industrie ;
Plus profondément, la “gauche radicale” a une sérieuse lacune lorsqu’il s’agit de penser le processus de production. Pour reprendre une formule classique, la “gauche radicale”
vit dans le royaume de la liberté sans passer au préalable par le royaume de la nécessité. Il y a le méchant capitaliste qui produit les biens en exploitant le travail humain. Et il suffira de se
débarrasser du capitaliste pour que, par art de magie, les biens soient produits en abondance et le lait et le miel coulent des fontaines. Lorsque la “gauche radicale” pense aux structures de
production – ce qui arrive rarement – c’est toujours en termes de distribution des fruits du processus productif, mais jamais en termes d’organisation de la production elle même.
-Concernant la question institutionnelle.
Tout à fait. Et c’est ainsi parce que la “gauche radicale” que nous avons est un héritage de mai 1968, et est donc fondamentalement anti-institutionnelle. L’institution apparaît pour cette gauche
comme un carcan inacceptable, alors que son idéal est la société qui s’organise “spontanément”. Le fonctionnement du Front de Gauche pousse cette vision jusqu’à la caricature: voilà une
organisation gérée par un “comité national du Front de Gauche” dont le mode de nomination de ses membres et la composition ne sont pas publics, dont les réunions ne sont annoncées qu’à
postériori, et qui publie ces jours-ci un “document stratégique” qui n’a jamais été discuté publiquement par les militants et dont on ne sait pas comment il a été élaboré. Et cela dans une
organisation qui a la prétension de fonder une “VIème République”…
Et je considère que c’est une faiblesse coupable, dans le sens où le capitalisme ne se sentira jamais inquiété par une opposition qui manque à la fois de rigueur et de réalisme,
Et pensez-vous vraiment que les militants de cette “gauche radicale” veulent vraiment “inquiéter le capitalisme” ? Allons…
Bonjour,
que pensez-vous de cet article? http://www.lemonde.fr/planete/article/2013/02/07/un-accident-nucleaire-du-type-de-fukushima-couterait-a-la-france-430-milliards-d-euros_1828154_3244.html
Je pense que cet économiste de l’IRSN a fumé un joint.
Je vois mal un accident de type Fukushima couter à la France un quart de son PIB rien de moins que cela. Parce qu’alors un accident de type Tchernobyl toute proportion gardée devrait couter au
pays plus de la moitié de son PIB.
Je pense que cet économiste de l’IRSN a fumé un joint.
Il suffit de lire le papier écrit par les
deux employés de l’IRSN et qui sert de base aux différents articles parus dans la presse – papier qui d’ailleurs ne porte pas le timbre de l’IRSN et qui ne figure pas sur leur site –
pour se rendre compte à quel point on est dans le royaume du doigt mouillé. D’ailleurs, le papier même affirme que les chiffres qu’il donne doivent s’interpréter avec une marge d’erreur “allant
de 55% à +100%”. C’est dire le sérieux des méthodes d’estimation utilisés…