La pièce qui s’est jouée au parlement ces derniers jours fait irrésistiblement penser à la « journée des dupes » du 10 et 11 novembre 1630. A une différence près, qui change tout : la « journée des dupes » de 1630 s’acheva par la défaite de ceux qui, dans les mots de Louis XIII voulaient « que je chasse un ministre habile pour confier mon royaume à des ignorants, qui préfèrent leur intérêt à celui de l’État » (1). Celle de 2024 s’achève sur le résultat inverse : elle conforte l’Idiot du Béarn dans le rôle de premier ministre.
Pour être complet, il faut commencer par le discours de politique générale de notre premier ministre. Que dire de ce discours, sinon que sa longueur était inversement proportionnelle à son contenu ? Une heure et demie pendant laquelle François Bayrou a enfilé comme des perles les généralités et les fausses évidences, en se gardant bien de prendre le moindre engagement chiffré et daté.
C’est que le premier ministre a adopté un positionnement bizarre. Alors qu’il est l’un des plus anciens soutiens d’Emmanuel Macron, qu’il a accompagné depuis le premier jour sa présidence, il parle aujourd’hui comme s’il avait passé ces sept dernières années dans un monastère coupé du monde. Il nous a joué une saynète qu’on pourrait intituler « Bayrou découvre ». Bayrou découvre que le duo Macron/Le Maire a laissé filer les déficits au point de mettre en danger le crédit de la France. Bayrou découvre que le pays croule sous la bureaucratie et les entreprises étouffent sous les procédures. Bayrou découvre que parcoursup est un désastre. Bayrou découvre que la réforme du bac se traduit par une orientation trop précoce. Bayrou découvre que l’hôpital va mal. Et il affirme qu’il va tout arranger. Ce qu’il omet de nous expliquer, c’est pourquoi toutes les bonnes résolutions qu’il nous expose aujourd’hui n’ont pas été mises en œuvre depuis 2017, alors que lui même et la plupart des membres de son gouvernement, dont il a vanté les grands mérites, étaient déjà aux affaires. Qu’est ce qui nous permet de croire que toutes ces belles choses que le macronisme n’a pas faites entre 2017 et 2022, alors que le bloc central avait une majorité écrasante à l’Assemblée et que le président avait encore un prestige intouché, il pourra les faire aujourd’hui avec un président démonétisé et une majorité instable ?
Prenons par exemple la question des « agences », dont le premier ministre a fustigé le nombre et l’action. Depuis trente ans on a créé, c’est vrai, à tour de bras des « agences » de toutes sortes, et cela pour une raison simple : les néolibéraux voyaient dans cette logique, celle du démembrement de l’Etat, un double avantage. D’une part, ces « agences » apparaissaient plus agiles, plus souples, moins bureaucratiques que les administrations centrales honnies. D’autre part, ces entités étaient moins soumises à l’influence politique, et permettaient donc à tendre vers ce gouvernement des techniciens que le « cercle de la raison » à Paris comme à Bruxelles adore. Et finalement, et ce n’est pas le moins important, dans une « agence » on peut plus facilement placer des obligés sans passer par le recrutement au mérite et autres vieilleries d’un autre temps encore en vigueur dans les administrations centrales. On notera d’ailleurs que la multiplication des agences en France a pour parallèle la multiplication des agences européennes, là aussi résultat de l’idéologie néolibérale qui règne à la Commission. Et depuis 2017 la tendance n’a fait que s’accélérer, au point qu’on est passé du « un problème, une loi » de Sarkozy à « un problème, une agence » sous Macron. Chaque fois qu’un lobby crie, on lui promet un « observatoire ». Incendie de Notre-Dame ? On crée un établissement public. Cyclone a Mayotte ? Encore un établissement public de promis. Et voilà qu’arrive Bayrou, et c’est « haro sur les agences » qui, paraît-il, sont trop nombreuses et échappent à tout contrôle. Mais où était notre premier ministre ces dernières années, quand les macronistes en créaient à tour de bras ? Pourquoi n’a-t-il pas alerté, lui qui en tant que commissaire au plan en avait le devoir ?
En écoutant son discours, on croyait entendre un commentateur d’une chaîne d’information continue, vous savez, tous ces vieux politicards rangés qui, comme disait le philosophe, donnent de bons conseils pour se consoler de ne plus pouvoir donner de mauvais exemples. De sa place à la tribune, il distribuait les bons points et les mauvais, expliquant que ceci n’allait pas et que cela c’était pas bien, pour ensuite enchainer sur des « il faut, y’a qu’à » plus ou moins généraux. « Il faut débureaucratiser », nous dit-il. Qui pourrait être contre ? Qui songerait à manifester aujourd’hui en demandant plus de bureaucratie ? La question n’est pas de le dire, mais de préciser ce qu’on fait concrètement pour « débureaucratiser ». Peut-être créer l’agence de la débureaucratisation ?
Ce que ce discours a mis en évidence, c’est la différence entre Bayrou et Barnier. Barnier voulait gouverner, Bayrou ne cherche qu’à durer. Barnier avait expliqué ce qu’il ferait et a poussé la logique jusqu’au bout en affrontant la censure plutôt que de changer le cap qu’il s’était fixé. On peut être ou pas d’accord avec ses choix, mais on est obligé de respecter l’homme politique qui préfère prendre le risque de quitter le pouvoir plutôt que de renoncer à une mesure qu’il juge indispensable pour son pays. Bayrou s’est contenté de généralités dans lesquelles chacun peut mettre à peu près ce qu’il veut, se laissant toute liberté pour changer d’avis. Parce que pour lui, n’ayant de conviction sur rien, tout est négociable. Au point de se faire le chantre de la rigueur et de lâcher plus de 3 Md€ d’un bric-à-brac de concessions pour empêcher les socialistes de voter la motion de censure. Une motion qui, qui plus est, n’avait aucune chance d’aboutir. Mais il faut comprendre que Bayrou – comme l’essentiel de la classe politico-médiatique – ne pense qu’à la tactique. Il s’agissait d’enfoncer un coin entre les socialistes et le reste de NFP. Pour atteindre un tel objectif, 3 Md€ c’est donné. D’autant plus que c’est nous qui payons.
Reconnaissons tout de même une chose à Bayrou : son talent manœuvrier, qui lui a permis de faire une carrière – médiocre, certes, mais on ne peut tout avoir – sans avoir jamais eu une idée originale, sans jamais penser à rien qu’à lui-même. Dans un autre papier, je notais que Bayrou a bâti toute sa carrière sur une seule chose : son pouvoir de nuisance. Sa stratégie politique préférée, c’est le chantage. Il faut dire que les socialistes étaient devant un choix cornélien : rompre avec LFI, avec le risque d’un retour de bâton lors des municipales, ou bien déplaire à leur base – qui n’est pas si éloignée du macronisme – en apparaissant alimenter l’instabilité. Et c’est sur ce dernier point que François Bayrou a joué, en faisant donner la grosse artillerie médiatique. Côté direction socialiste, on voulait bien se faire violer… mais il fallait sauver la face. On a donc fixé des lignes rouges, pensant revenir ensuite vers les électeurs pour leur montrer que la négociation paye, et on a voulu croire que les paroles rassurantes du premier ministre équivalaient à une acceptation. Et qui sait, peut-être même que François Bayrou était prêt à leur accorder ce qu’ils demandaient.
Seulement voilà, le premier ministre doit aussi contenter sa droite, qui elle aussi doit montrer à ses électeurs qu’elle sert à quelque chose. Du coup, Wauquiez et Larcher ont sorti la Grosse Bertha, et François Bayrou a estimé qu’il était plus facile de rouler les socialistes dans la farine que la droite. Résultat : après avoir fait miroiter des concessions aux socialistes, il leur a refusé presque tout… et les socialistes désespérés de déplacer leurs lignes rouges avec l’espoir que cela finirait par payer. L’abrogation de la réforme des retraites est devenue suspension, puis la suspension dégradée en projet de loi discuté par le parlement… dans des conditions qui seront précisées peut-être, un jour, qui sait. Quant au premier ministre, il a réussi à obtenir ce qu’il voulait à un prix fort raisonnable, celui de concessions essentiellement négatives. C’est une vieille technique que tout politicien professionnel connaît : vous commencez par promettre de couper à votre interlocuteur les deux bras, ce qui vous permet ensuite de lui en couper un en présentant ça comme une concession. Prenons le cas des effectifs dans l’enseignement. Les socialistes se vantent d’avoir gagné une concession. En quoi consiste-t-elle ? Bayrou n’a pas accordé un enseignant de plus, il s’est contenté de renoncer aux suppressions de postes promises par son prédécesseur. De ce point de vue, Barnier aurait pu mieux faire les choses : si au lieu de promettre la suppression de 4.000 postes il avait promis de supprimer 8.000, Bayrou pourrait aujourd’hui se vanter d’avoir concédé le double… pour le même prix.
Certains commentateurs s’imaginaient que le retour de François Hollande à l’Assemblée n’était qu’une lubie de vieux monsieur qui ne s’ennuyait dans sa retraite. Rien ne saurait être plus faux. Hollande veut revenir au plus haut niveau et, pourquoi pas, viser à nouveau l’Elysée. Son retour aux affaires fait partie du recentrage du Parti socialiste. Après 2017, le départ des franges plus social-libérales dans le giron du macronisme avait déplacé le centre de gravité du Parti vers la gauche radicale. Avec le déclin du macronisme, ce secteur commence son retour au bercail, et cela provoque un déplacement du centre de gravité vers la droite. Ce n’est qu’une préfiguration de ce qui nous attend : un Parti socialiste revenu au delorisme après ses errements « gauchistes », et prêt à accueillir ses fils prodigues – pensez à Aurélien Rousseau, par exemple – pour faire du macronisme sans Macron. Que le PS hésite à censurer un gouvernement qui offre les places d’honneur à Lombard, Borne, Valls ou Rebsamen, tous anciens socialistes, n’est peut-être pas un hasard.
Toutes ces palinodies ont occupé tous les commentateurs. Dans nos étranges lucarnes, on ne parlait plus que ça. Les socialistes ont-ils trahi la gauche ? Le PS va-t-il rompre avec NFP ? Voteront-ils la censure ? Les dégâts faits par cet épisode sont-ils réparables ? 2027 se jouera-t-il à gauche ou au centre ? Et pendant qu’on discute ces questions, très intéressantes pour le microcosme mais qui finalement ne changeront rien à la vie des français – parce que, croyez-moi, ce n’est pas 4000 postes de plus qui vont faire la différence pour nos enfants – le pays va à vau l’eau. Pendant que tout le monde se passionne pour le vote des socialistes, un amendement du gouvernement à la loi de finances, voté discrètement par le Sénat, sabre 530 millions d’euros des crédits du programme France 2030, c’est-à-dire, celui censé financer la modernisation de notre industrie et de notre recherche. On dépensera moins pour le financement des investissements stratégiques (-415 millions d’euros), le soutien de l’enseignement et de la recherche (-46 millions d’euros), la valorisation de la recherche (-36 millions d’euros) ou encore l’accélération de la modernisation des entreprises (-36 millions d’euros). Cette coupe absurde n’a fait l’objet que de commentaires en passant, comme si parler au peuple d’investissement, d’industrie, de recherche, c’était lui faire perdre son temps.
Le problème n’est pas seulement que nos élites politico-médiatiques ont perdu contact avec le peuple. Elles ont aussi, et c’est au moins aussi grave, perdu le contact avec les réalités économiques, sociales, géopolitiques. On se passionne pour ce qui est secondaire, et on laisse filer le principal. Autrefois, un programme de gouvernement, c’était le nucléaire, la défense, la recherche, l’industrie, l’éducation. Aujourd’hui, un engagement fort c’est le remboursement des fauteuils roulants et la réforme de parcoursup. Notre pays est sorti de l’histoire parce que nos élites ne s’intéressent qu’au portefeuille, et ne savent plus prendre de la hauteur. Bayrou est fier de présider un gouvernement fait d’élus locaux, alors qu’il nous faut des ministres qui soient ingénieurs, médecins, professeurs, diplomates. Qui, à votre avis, fait un meilleur ministre des affaires étrangères ? Le diplomate de carrière Dominique de Villepin, ou le conseiller régional Jean-Noël Barrot ?
Alors que le monde change autour de nous, tout tourne autour des impôts qu’on ne veut plus payer, de la retraite qu’on veut prendre au plus tôt. On est tout fiers d’inscrire le droit à l’avortement dans la Constitution, mais on regarde nos usines fermer et notre éducation se dégrader comme les vaches regardent passer un train. Il en ressort une vision totalement malthusienne, qui donne pour acquis qu’il faut réduire les dépenses parce que les recettes ne peuvent que diminuer. Personne – sauf le RN, et personne à gauche ne semble voir le paradoxe – ne parle au fenestron de réindustrialisation. Personne – sauf le RN, là encore – ne parle d’une croissance qui permettrait, en augmentant la richesse produite, d’équilibrer les régimes sociaux sans augmenter les prélèvements. Car le secret de l’équilibre est là : il faut produire plus, et produire mieux. Notre décrochage – celui de l’Europe mais aussi celui de la France – par rapport aux autres puissances est d’abord un décrochage de la productivité, comme le souligne le rapport d’un Mario Draghi peu suspect d’antilibéralisme ou d’euroscepticisme.
Interpellant un officier qui réfléchissait sur une carte de France, De Gaulle lui avait conseillé de travailler plutôt sur un planisphère. Il est grand temps de suivre son conseil.
Descartes
(1) Pour ceux qui n’auraient pas l’épisode en tête, la « journée des dupes » met fin à l’affrontement entre le « parti dévot », qui représente les intérêts de la noblesse opposée à la centralisation de l’Etat royal et dont les leaders les plus en vue sont la reine-mère Marie de Médicis, le chancelier Michel de Marillac et le frère du roi et héritier du trône Gaston d’Orléans, et le parti du cardinal de Richelieu, qui représente la bourgeoisie naissante, la volonté centralisatrice de l’Etat et – on n’est jamais à un paradoxe près avec la figure de Richelieu – la liberté de culte à l’intérieur et l’entente en politique internationale avec les états protestants contre les puissances catholiques que sont l’Autriche et l’Espagne. Donné pour perdu au soir du 10 novembre 1630, le « parti dévot » pense l’avoir emporté. Mais le cardinal est confirmé par Louis XIII le 11 novembre, au grand désespoir des « dupés » : Marie de Médicis est confinée à Compiègne, d’où elle s’évade – évasion arrangée par le cardinal pour s’en débarrasser – pour s’exiler aux pays bas ; de Marillac emprisonné ; Gaston d’Orleans s’exile chez le duc de Lorraine.
Comme d’hab, excellente analyse.Pour continuer sur la dernière phrase, lumineuse vision gaullienne :
Les USA qui considèrent la Chine comme leur plus dangereux adversaire mais qu’ils ne peuvent mater militairement (tout simplement impossible), ont décidé (à priori) d’essayer de trouver avec elle, un consensus politique, un terrain d’entente économique. Signe qui ne trompe pas, Trump a même officiellement invité Xi (ils se sont carrément entretenus au téléphone) (Xi, étant occupé ailleurs, a envoyé son vice Président). TikTok a obtenu un répit. Trump va aussi essayer de trouver un modus vivendi avec la Russie (les plus sinistres plaisanteries – guerre artificielle en Ukraine – ne pouvant durer éternellement). Le Moyen Orient… comment dire … Trump considère que Gaza fera une belle Riviera (avec son gendre à la manœuvre immobilière) alors que la Syrie est matée et le reste du monde Arabe à plat ventre en mode cataleptique, etc etc… Ne parlons pas des BRICS, des lobbies militaro industriels en surchauffe, de l’énergie gazo-pétrolière plus cruciale que jamais, etc etc…Pendant donc que le monde se recompose massivement et brutalement (espérons que ça ne sera pas pour le pire), les grands pays de l’UE (et de l’Europe en général), se décomposent à vitesse V. L’Angleterre est en quasi déshérence, l’Allemagne privée du gaz Russe qui permettait à son industrie d’être une success-story, est en récession (les USA ont froidement coupé le gazoduc, et interdit méchamment tout rapprochement avec les Russes), et la France… vous venez de décrire dans le détail et parfaitement, la situation. Pour en rester donc à la France, oui, elle se mord le nombril, pendant que le monde change vite et fort (nous sommes, je pense, dans un carrefour historique), et malheur aux retardataires. C’est très facile de sombrer dans le puit du tiers-mondisme, mais il faut 1 ou 2 siècles, au mieux, pour remonter la pente (à part la Chine, mais la civilisation et la vision Chinoises sont exceptionnelles et fondamentalement différentes des autres).
Pour en revenir à la France, le constat est terrible, et en apparence, désespéré. Qui, quoi, pour sauver le radeau de la Méduse ? Vous avez clairement démontré l’incroyable déchéance du personnel politique global.
On dit souvent que c’est une illusion de penser à “l’homme providentiel” capable de sauver le Titanic à lui seul. C’est vrai en général. Mais pourtant, l’exception confirmant la règle, je perçois un, un unique, homme d’Etat Français capable aujourd’hui de cela : vous en avez parlé en tant que diplomate… Il s’agit de Villepin. Oui, un diplomate comme on n’en fait presque plus, mais aussi un homme d’Etat compétent, complet, passionné… Il est seul ? Il peut s’entourer comme vous le faites remarquer, de spécialistes : médecins, diplomates, ingénieurs, etc. Non pas pour “monter” un gouvernement technocratique, mais un gouvernement fait de compétences et de passion pour la vraie chose publique. Je suis certain que cela est possible. Et je ne vois pas d’autre choix…Bien sûr, cela relève un peu du rêve… Quelle Parlement aura-t-il en face de lui ? etc.
Voilà… On fait le constat du désastre annoncé, on essaye de trouver une solution, au moins plausible… Mais c’est tellement difficile…
@ sami
[Les USA qui considèrent la Chine comme leur plus dangereux adversaire mais qu’ils ne peuvent mater militairement (tout simplement impossible), ont décidé (à priori) d’essayer de trouver avec elle, un consensus politique, un terrain d’entente économique.]
C’est que les USA ont avec la chine un rapport qui est très différent avec celui qu’ils pouvaient avoir avec l’URSS du temps du monde bipolaire. Les USA voient dans la Chine un concurrent stratégique, mais en même temps ils en sont dépendants. Ils en sont dépendants parce que la Chine leur offre un atelier de production de masse à des prix bien plus intéressants que la production sur le sol américain – une opportunité que des grandes entreprises américaines comme Apple utilisent. Ils sont aussi dépendants parce que les excédents commerciaux chinois s’investissent en grande partie dans des titres de dette américaine. Sans les chinois, comment financer le déficit fiscal massif de l’état US ?
C’est cette contradiction qui explique les ambigüités de la politique américaine, qui oscille entre l’agressivité menaçante et la tentation d’un « Yalta » négocié. Une des difficultés vient du fait que les Américains ont construit autour de la Chine une ceinture d’états américanisés (Japon, Corée, Taiwan…) censés la « contenir » du temps de la guerre froide. Un « Yalta » passe aujourd’hui par un abandon au moins partiel de ces états… d’où la sensibilité de la question taiwanaise. Une alternative est de laisser à la Chine les mains libres en Afrique (et peut-être demain en Europe)… et c’est un peu ce qu’on observe aujourd’hui.
[Signe qui ne trompe pas, Trump a même officiellement invité Xi (ils se sont carrément entretenus au téléphone) (Xi, étant occupé ailleurs, a envoyé son vice Président). TikTok a obtenu un répit. Trump va aussi essayer de trouver un modus vivendi avec la Russie (les plus sinistres plaisanteries – guerre artificielle en Ukraine – ne pouvant durer éternellement).]
Trump – et les gens qui l’entourent – sont d’abord des pragmatiques. On peut s’attendre à une approche bien plus « réaliste » et moins idéologique que celle d’un Obama ou d’un Biden. S’ils pensent qu’un partage du monde avec la Chine ou un accord avec la Russie est bon pour leurs affaires, et bien il y aura un Yalta avec l’un, un accord avec l’autre. Et au diable les grands principes.
[Le Moyen Orient… comment dire … Trump considère que Gaza fera une belle Riviera (avec son gendre à la manœuvre immobilière) alors que la Syrie est matée et le reste du monde Arabe à plat ventre en mode cataleptique, etc etc…]
De toute façon, je doute que Trump fasse pire que Biden. Biden faisait les gros yeux à Netanyahou là où Trump lui serrera la main, mais en pratique le résultat est le même parce que les démocrates ne sont pas crédibles. Et je vois mieux Trump tordre le bras aux israéliens que Biden, l’accord de cesser le feu de Gaza le montre. Le Moyen Orient est un problème sans solution, parce que ce que les Palestiniens veulent les Israéliens ne peuvent l’accepter et vice-versa, et que personne à l’extérieur n’a la volonté de leur imposer un arrangement. Quant au reste de la région, l’action des Américains et des Européen a abouti a parsemer la région « d’états faillis » : Irak, Syrie, Liban, Yémen… et bientôt si on continue comme ça, l’Iran.
[Pendant donc que le monde se recompose massivement et brutalement (espérons que ça ne sera pas pour le pire), les grands pays de l’UE (et de l’Europe en général), se décomposent à vitesse V. L’Angleterre est en quasi déshérence, l’Allemagne privée du gaz Russe qui permettait à son industrie d’être une success-story, est en récession (les USA ont froidement coupé le gazoduc, et interdit méchamment tout rapprochement avec les Russes), et la France… vous venez de décrire dans le détail et parfaitement, la situation.]
Tout à fait. Les convulsions du monde montrent la vérité du commentaire de Talleyrand : « on peut se faire un trône avec des baïonnettes, mais on ne peut pas s’asseoir dessus ». Par la ruse, la coercion et le fait accompli nos soi-disant élites ont réussi à construire ce monstre qu’est l’UE. Mais toutes les tentatives pour donner à cet ensemble disparate une profondeur qui dépasse celle d’une institution administrative on échoué. Dès lors qu’il s’agit d’autre chose que de réglementer la taille des concombres, qu’il s’agit d’arbitrer les questions vitales qui font la vie et la mort des nations, l’UE est à côté de la plaque. Parce que l’UE n’est pas une nation, parce qu’elle ne repose pas sur une solidarité inconditionnelle entre ses citoyens, l’UE ne peut mobiliser les énergies nécessaires pour faire face aux défis existentiels. Face à une menace, chaque état membre réagira en fonction de ses intérêts étroits d’abord. Imaginez-vous ce qu’aurait été la situation de la France en 1914 si devant l’attaque allemande chaque département avait réagi en fonction de ses propres intérêts…
[Pour en rester donc à la France, oui, elle se mord le nombril, pendant que le monde change vite et fort (nous sommes, je pense, dans un carrefour historique), et malheur aux retardataires. C’est très facile de sombrer dans le puit du tiers-mondisme, mais il faut 1 ou 2 siècles, au mieux, pour remonter la pente (à part la Chine, mais la civilisation et la vision Chinoises sont exceptionnelles et fondamentalement différentes des autres).]
N’exagérons rien. Un pays avec une histoire aussi riche que la notre peut remonter son retard sans avoir à attendre un ou deux siècles. Pour le moment, notre retard est d’abord industriel et institutionnel, pas intellectuel. Mais je vous accorde qu’il ne faudrait pas que la situation dure trop longtemps, sans quoi on risque d’entamer ce capital aussi.
[Pour en revenir à la France, le constat est terrible, et en apparence, désespéré. Qui, quoi, pour sauver le radeau de la Méduse ? Vous avez clairement démontré l’incroyable déchéance du personnel politique global.]
Mais cette déchéance n’est pas nécessairement le signe qu’on ne trouve plus en France des gens capables. C’est surtout que ces capacités ne vont plus à la politique, parce que depuis trente ans on organise l’impuissance du politique. Et avec l’impuissance vient l’irresponsabilité. Aujourd’hui, si vous voulez changer le monde, mieux vaut être un haut cadre de LVMH qu’un ministre de la culture, un dirigeant de SpaceX plutôt qu’un ministre de la recherche. Conséquence : les meilleurs vont travailler ailleurs, et seuls les incapables choisissent la politique. La plaisanterie qui vaut qu’avant on était gouvernés par des énarques et des polytechniciens, et qu’aujourd’hui on est gouverné par ceux qui ont raté leurs concours n’est pas infondée…
Hier, gouverner c’était prévoir. Aujourd’hui, gouverner c’est procrastiner. On nous bombarde d’annonces qui ensuite se perdent dans les ordres et les contre-ordres. On a même inventé des techniques fort raffinées pour retarder les décisions. Pour ne donner qu’un exemple, la consultation – dont on nous vante le caractère démocratique – est devenue une machine à différer les solutions, en général sine die. Prenez la réforme des retraites : avant le vote de la loi, on avait déjà consulté les organisations syndicales et patronales. Depuis, ni les unes ni les autres n’ont changé d’avis. Alors, quelles sont les chances que le « conclave » réuni par le premier ministre aboutisse à une conclusion différente ? Mais en attendant, le premier ministre aura gagné six mois, le vote du budget sera passé, et il sera toujours temps d’annoncer ensuite que rien ne changera. Ou bien qu’il faut encore un round de consultations… qui permettra de gagner encore six mois. Et à long terme… on est tous morts, comme disait Keynes.
C’est de cette spirale infernale qu’il faut sortir. Il faut redonner à la fonction politique sa noblesse, en lui donnant à la fois le vrai pouvoir et en exigeant de lui la vraie responsabilité. Celle de fixer les priorités, de fixer les objectifs et de dégager les moyens pour les atteindre, de choisir les gens compétents pour conduire les programmes… et de les laisser travailler en les protégeant des pressions et des lobbies. Dans notre pays, c’est ce qui marche le mieux. Le plan téléphone, le programme nucléaire, et plus récemment la restauration de Notre Dame et l’organisation des Jeux Olympiques en sont de bons exemples.
[On dit souvent que c’est une illusion de penser à “l’homme providentiel” capable de sauver le Titanic à lui seul. C’est vrai en général.]
C’est une question dialectique. Les « hommes providentiels » n’apparaissent pas au hasard. Ce sont les situations qui font les hommes providentiels. Chaque fois que notre pays a été dans une situation critique, chaque fois que les Français ont été prêts à « faire le boulot », on a réussi à dégoter un « homme providentiel » pour les conduire. Et je suis convaincu qu’il y a des hommes providentiels qui sommeillent parmi nous, et qui ne se révèlent pas tout simplement parce que le pays n’est pas prêt à les porter.
[Mais pourtant, l’exception confirmant la règle, je perçois un, un unique, homme d’Etat Français capable aujourd’hui de cela : vous en avez parlé en tant que diplomate… Il s’agit de Villepin. Oui, un diplomate comme on n’en fait presque plus, mais aussi un homme d’Etat compétent, complet, passionné…]
Oui, je veux bien reconnaître à Villepin les qualités d’un homme d’Etat. Seulement, il arrive à contretemps. Il est cultivé, passionné et a une rare hauteur de vue. Mais ce n’est pas ce que le pays demande aujourd’hui. Les Français – et notamment ceux qui détiennent le capital intellectuel du pays – sont obsédés par leurs RTT, leurs impôts, leur pouvoir d’achat et leurs retraites. Difficile dans ces conditions de leur parler de la grandeur de la France. En 1944, alors que les Français avaient toutes les raisons du monde de se soucier des questions de vie quotidienne, le CNR commençait son programme en se fixant comme objectif de « défendre l’indépendance politique et économique de la nation, rétablir la France dans sa puissance, dans sa grandeur et dans sa mission universelle ». Quel politicien oserait mettre en tête de son programme ce message aujourd’hui ?
[Il est seul ? Il peut s’entourer comme vous le faites remarquer, de spécialistes : médecins, diplomates, ingénieurs, etc. Non pas pour “monter” un gouvernement technocratique, mais un gouvernement fait de compétences et de passion pour la vraie chose publique. Je suis certain que cela est possible. Et je ne vois pas d’autre choix…Bien sûr, cela relève un peu du rêve… Quelle Parlement aura-t-il en face de lui ? etc.]
Et surtout, quel peuple il aura devant lui ? Je vous conseille de lire le discours prononcé par De Gaulle le 28 décembre 1958 pour annoncer le plan Rueff (vous trouverez la vidéo avec une transcription textuelle ici : https://fresques.ina.fr/de-gaulle/fiche-media/Gaulle00024/allocution-du-general-de-gaulle-premier-president-de-la-ve-republique.html). Qui aujourd’hui oserait tenir ce discours ? Personne. Non parce que nos politiciens ne sont pas courageux, mais parce qu’ils savent que la réception d’un tel discours serait très différente…
[Voilà… On fait le constat du désastre annoncé, on essaye de trouver une solution, au moins plausible… Mais c’est tellement difficile…]
Oui, c’est très difficile. Parce que la « solution » dépend de transformations structurelles sur lesquelles nous n’avons pas la main. Tout ce qu’on peut faire, c’est chacun dans nos activités professionnelles et dans nos engagements politiques et sociaux, de préserver et d’enrichir les instruments qui, le jour venu, permettront de saisir l’opportunité. Former des jeunes intellectuellement autonomes, leur montrer que le loisir et la paresse ne peuvent être le fondement d’une vie sociale, qu’on s’enrichit – matérielle et intellectuellement – en tant qu’être humain par le travail et l’effort. Et les jeunes sont parfaitement capables d’entendre ce discours : quand je les regarde de ma fenêtre sur leurs planches à roulettes essayer une figure dix, cent, mille fois jusqu’à atteindre la perfection – et en prenant pas mal de gnons au passage – je me dis qu’il y a là une énergie énorme qui n’attend que d’être canalisée…
Je suis un peu surpris de votre opinion favorable sur Villepin, qui, à mon humble avis, n’a toujours été qu’un rigolo, un turlupin, aurait dit Chirac, etqui, pour aggraver les choses, va prendre ses ordres à Doha.
@ maleyss
[Je suis un peu surpris de votre opinion favorable sur Villepin, qui, à mon humble avis, n’a toujours été qu’un rigolo, un turlupin, aurait dit Chirac, etqui, pour aggraver les choses, va prendre ses ordres à Doha.]
Pourquoi un rigolo ? Je trouve, au contraire, que c’est quelqu’un de très sérieux. Il est l’un des derniers ministres des affaires étrangères à avoir eu une véritable expérience diplomatique (il a été pendant 15 ans au Quai d’Orsay…). A ce poste, il a vraiment porté une position digne de De Gaulle, et il fallait pour la tenir un véritable courage, compte tenu de l’ambiance au Conseil de Sécurité et des menaces explicites ou voilées qu’il avait reçu. Son discours devant le Conseil est l’un des rares discours ministériels marquants de ces dernières trente années. Comme secrétaire général de l’Elysée, c’est lui qui, pour faire face à la paralysie du gouvernement Juppé, a recommandé une solution démocratiquement impeccable: l’appel au peuple par la voie de la dissolution. Et enfin, premier ministre, il a su sagement reculer sur le CPE quand il a constaté que le pays était contre. Si seulement Macron avait eu la même sagesse sur les retraites… Il faut aussi noter que c’est sous Villepin on a fait un effort pour financer une réindustrialisation (création de l’Agence pour l’innovation industrielle et l’Agence nationale pour la recherche).
Alors, on peut dire beaucoup de choses sur le personnage. Mais il n’est certainement pas un turlupin ou un rigolo. Et il ne prend certainement pas ses ordres ailleurs.
Après, je vous avoue que j’ai une certaine sympathie pour les politiciens qui ont une passion pour leur pays, et qui suivent cette passion au risque de se bruler les ailes. Des politiques pour qui la politique n’est pas simplement un plan de carrière. Et Villepin fait partie de ceux-là.
[le frère du roi et héritier du trône Philippe d’Orléans, ]
Euh… Gaston d’Orléans. Philippe d’Orléans, son neveu, est le frère de Louis XIV.
@ Carloman
[Euh… Gaston d’Orléans. Philippe d’Orléans, son neveu, est le frère de Louis XIV.]
Merci de votre vigilance. Voilà ce qui arrive quand on fait confiance à sa mémoire plutôt qu’à Wikipédia…