Une constitution de juristes ou une constitution d’ingénieurs ?

« Qu’est ce que c’est qu’un ingénieur ? C’est une personne
formée pour résoudre des problèmes » (Daniel Gourisse)

Après l’âge des scientifiques et des ingénieurs, puis celui des révolutionnaires, nous vivons aujourd’hui dans l’âge des juristes. Après avoir adhéré au crédo positiviste et cru que science et technologie allaient changer le monde, après avoir mis sa foi dans la révolution politique, nos progressistes placent leur confiance dans le droit. Pour réformer la société, il ne faut plus de Pasteur ou des Che Guevara. Non, le salut viendra d’une réforme de la constitution. D’innombrables groupes de réflexion spéculent sur la réforme des institutions. Les vices de notre société ne viennent plus de l’ignorance, pas plus que de la domination d’une classe sur l’autre, mais d’une organisation institutionnelle qui empêche la véritable démocratie de fonctionner.

Il y a bien sur dans cette croyance, lorsqu’elle est partagée de bonne foi, une bonne dose de naïveté. La société est d’abord organisée par des rapports de force entre les classes sociales, et le droit ne fait qu’organiser ces rapports de force, de leur permettre de s’exercer à un coût minimal en termes de sang versé. Mais il faut une grande méconnaissance des choses pour imaginer que le vote d’une assemblée ou la signature d’un ministre suffit, par elle-même, à modifier les rapports de force. Si le vote mettant fin aux privilèges a été possible le 4 août 1789, si ce vote a effectivement mis fin aux privilèges dont jouissaient certaines catégories, c’est parce que l’essor économique de la bourgeoisie avait renversé le rapport de forces. Autrement dit, les états généraux n’auraient pas pu voter la fin des privilèges en 1589, et s’ils l’avaient fait leur vote n’aurait eu aucun effet, parce que l’aristocratie et le clergé avaient encore les moyens de protéger leur position. Est-ce besoin de citer le grand nombre de votes, décisions, proclamations de la plus noble facture restées sans effet tout simplement parce que le contexte de l’époque en termes de rapport de forces ne le permettait pas ?

Cela ne veut pas dire qu’on ne puisse pas faire à un moment donné des lois plus ou moins bonnes, plus ou moins progressistes. Tout rapport de forces laisse au droit une marge de manœuvre, qui tient d’une part à l’ambiguïté des rapports de forces – les acteurs n’ayant aucun moyen de mesurer leur force autrement qu’en allant à une confrontation coûteuse – et d’autre part à des facteurs historiques et politiques qui souvent continuent à jeter une ombre bien après leur disparition. Mais il faut bien comprendre qu’une loi qui va contre le rapport de forces a toutes les chances de rester lettre morte, quand bien même elle serait votée et promulguée dans les formes exigées par le droit. On a beau écrire dans la loi que le travail du dimanche se fera « sur la base du volontariat », on sait très bien que sur le terrain les « volontaires » sont souvent des volontaires contraints. Comme le disait un grand juriste français la loi consacre bien plus souvent un état de fait qu’elle ne le modifie.

Il faut donc se méfier de l’idée qu’on pourrait réformer la structure de notre société en modifiant la constitution. Notre société est fondée sur le mode de production capitaliste, et notre système juridique ne peut changer cette réalité. Il est illusoire d’imaginer qu’on pourrait socialiser l’économie par la simple magie d’une réforme constitutionnelle. Tout ce qu’on peut faire, c’est utiliser les marges de manœuvre que nous donne le rapport de forces pour améliorer un peu les choses, à condition de bien savoir ce que l’on fait, et quelles sont les limites de l’action. Cela suppose donc, avant de proposer une rédaction, de s’interroger sur la fonction d’une constitution.

En quoi une constitution est-elle différente d’une loi ordinaire ? La plupart des gens pensent que c’est une question de hiérarchie : dans la hiérarchie des normes, le décret s’impose à l’arrêté, la loi au décret, la constitution à la loi. Et pour cette raison, chaque niveau est plus « verrouillé » en matière de procédure que celui qui le précède. Mais, et c’est cela que la plupart des gens, y compris la majorité de nos politiciens ignorent, c’est que la différence ne tient pas seulement une question de niveau, que c’est surtout une question de fonction. La constitution, c’est le texte qui détermine la manière dont un souverain collectif exprime sa volonté. C’est pourquoi une monarchie absolue n’a point besoin de constitution, tout au plus une déclaration de droits : le souverain étant un être humain, il peut exprimer sa volonté, et si une quelconque ambigüité subsiste, indiquer la manière correcte de l’interpréter. Mais dès lors que la souveraineté réside dans un corps abstrait, la nation, qui n’a aucun moyen d’exprimer directement sa volonté, il faut préciser par quel intermédiaire le souverain peut la faire connaître, et qui est chargé de l’interpréter une fois qu’il l’a exprimée. C’est ainsi que la constitution précise par exemple que certaines matières sont d’ordre législatif et d’autres de l’ordre réglementaire, que le souverain s’exprime dans l’ordre législatif par l’intermédiaire du Parlement, qu’il s’exprime en matière réglementaire par l’intermédiaire du Premier ministre – qui lui-même peut déléguer aux ministres – pour certaines questions, et par l’intermédiaire du président de la République pour d’autres, et que l’interprétation de ces expressions, lorsqu’elles contiennent des ambigüités, revient à telle ou telle juridiction. La constitution précise aussi des limites dans la délégation que le souverain consent aux différents organismes, à travers d’un certain nombre de principes déclarés inviolables, les droits constitutionnellement protégés. Ainsi, par exemple, elle précise que si le Parlement détient le pouvoir législatif, il ne peut faire des lois qui portent atteinte au droit de propriété sauf dans certaines conditions précises – existence d’un intérêt public, juste et préalable indemnisation.

C’est là où se trouve un premier point d’attention : une bonne constitution ne doit contenir que des dispositions qui concernent l’organisation institutionnelle de l’expression du souverain, et les limites de leur action. Et rien d’autre. Or, nos politiciens cèdent souvent, sous la pression de certains lobbies, à la tentation de « constitutionnaliser » des décisions et des politiques qui n’ont rien à voir avec cette fonction, simplement parce que la procédure de révision de la constitution est plus ardue que celle de révision d’une loi ordinaire. Ce comportement est un dévoiement de la fonction constitutionnelle. Il rend le texte constitutionnel de plus en plus incohérent – car rien ne garantit que ces additions soient conformes aux principes qu’elle proclame par ailleurs – et donne de plus en plus de pouvoir au juge, puisqu’il est libre de déduire de ces dispositions particulières des conséquences générales.

Parce que la constitution régule l’expression de la volonté du souverain, la rédaction d’une constitution dépend beaucoup de la manière dont on conçoit l’exercice du pouvoir politique. Pour schématiser, on peut dire qu’il y a deux pôles : ceux qui craignent un gouvernement trop fort, capable d’imposer ses vues à la société, et ceux qui au contraire redoutent un gouvernement trop faible, incapable de définir et de mettre en œuvre une politique face aux pressions et aux lobbies.

Les premiers – qu’en France on nomme souvent « démocrates », mais qui en fait se rattachent plutôt à la tradition girondine – sont dominés par la crainte d’un pouvoir trop fort, trop centralisé, qui pourrait s’imposer aux corps intermédiaires et devenir tyrannique. Leur solution est d’enfermer les institutions – et notamment le pouvoir exécutif, perçu comme le plus dangereux puisqu’il dispose des instruments de contrainte – dans toutes sortes de contrôles judiciaires, de consultations obligatoires, de référendums abrogatifs ou révocatoires. Mais surtout, ils militent pour une dilution du pouvoir en le partageant entre des institutions différentes. Ce courant fait sienne la doctrine libérale de Thoreau : « Le meilleur État, est celui qui gouverne le moins, si ce n’est pas du tout ».

Pour les autres – qu’on désigne sous le terme « républicains », et qui se rattachent à la tradition jacobine – le problème est l’inverse : il ne vient pas de la force, mais plutôt la faiblesse des institutions qui, enserrées par des mécanismes permettant à chaque catégorie de bloquer la décision ou de faire du chantage au blocage, se trouvent empêchées de définir et de mettre en œuvre une politique cohérente, voire de prendre les mesures indispensables au salut commun. Ce pôle évoque plutôt la formule d’Adlaï Stevenson : « le pouvoir corrompt, mais l’impuissance corrompt absolument ».

Bien sûr, ces pôles ne sont pas là par hasard : ils correspondent à des intérêts de classe. L’adage « entre le faible et le fort, c’est la liberté qui asservit et la loi qui libère » n’a pas pris une ride depuis que Lacordaire l’a énoncé. Plus on détient le pouvoir économique, et plus on redoute un Etat démocratique fort, susceptible de constituer un contre-poids au pouvoir de l’argent. Ce n’est pas par hasard si les classes dominantes sont libérales, si l’étatisme se trouve généralement du côté des couches populaires.

C’est pourquoi entre les pôles « girondin » et « jacobin », notre histoire institutionnelle balance en permanence, avec une succession de régimes « forts » suivis de périodes « faibles ». Souvent, les régimes « forts » sont arrivés au pouvoir portés par une réaction populaire de révolte contre l’incapacité des régimes « faibles » à résoudre une crise. Mais une fois la crise passée, très rapidement les élites dominantes reprennent confiance et cherchent à affaiblir l’Etat, cet Etat qui est seul capable de leur mettre des limites. Les classes dominantes organisent progressivement l’impuissance des institutions… et le cycle recommence.

En fait, les « jacobins » tendent à s’imposer en temps de crise, lorsque les élites installées apparaissent dépassées. Et leur arrivée au pouvoir tend à permet souvent la promotion de personnalités nouvelles qui, parce qu’elles acceptent de prendre le gouvernail en temps de crise, n’ont pas peur de prendre des décisions et d’en assumer les responsabilités. Mais une fois la crise passée, les « girondins » jouent sur la tendance naturelle des élites « installées » à minimiser les risques, et donc à fuir les responsabilités. Car l’impuissance, c’est aussi la sécurité personnelle, puisqu’on ne peut être tenu responsable de ce qu’on ne contrôle pas.

C’est l’impuissance de la IVème République, embourbée dans un régime d’assemblée qui permettait aux lobbies de s’opposer à toute mesure un tant soit peu courageuse pour résoudre la question algérienne, qui ouvre la voie au « coup d’Etat légal » de 1958, et à l’établissement d’un exécutif fort du fait de la logique du « parlementarisme rationnalisé », renforcé encore par la réforme de 1962 instituant l’élection du président au suffrage universel. Mais une fois la crise passée, les élites une fois installées sont vite retombées dans la « nostalgie de l’impuissance » (pour utiliser la formule de Maurice Duverger). Après 1981, ce fut un festival : la décentralisation et le traité de Maastricht ont permis de diluer les responsabilités entre les différents échelons jusqu’à l’absurde situation dans laquelle nous vivons, dans laquelle personne n’est vraiment responsable de rien puisque tout le monde peut prétendre que la « vraie » décision a été prise ailleurs : les ministres expliquent que c’est la faute à l’Europe est ses directives, les maires que c’est la faute à l’Etat central qui ne leur donne pas assez d’argent. Les réformes constitutionnelles de ces dernières années – et notamment la création de la question prioritaire de constitutionnalité – ont ouvert la porte à un contrôle permanent du juge constitutionnel sur la législation, contrôle dont il faut rappeler qu’en 1958 il n’était possible qu’à la demande du président de la République ou des présidents des deux assemblées (1). La création de toutes sortes d’autorités administratives indépendantes – dont une partie tient ses pouvoirs des textes européens – a encore contribué à la confusion. Et pour couronner le tout, on a institué des obligations de consultation, de débat public, de contrôles divers et variés qui rendent l’action publique encore plus lente, difficile et finalement inefficace.

Le pire, est que cette impuissance a été organisée au nom de la démocratie. Un système avec des contrôles, des consultations, des autorités indépendantes à tous les étages est présenté à l’opinion comme plus « démocratique », même si du fait de tous ces freins il n’arrive jamais à rien réaliser de concret. Pour avoir les mains propres, on préfère se couper les mains. Dans beaucoup de débats politiques sur ces questions on a l’impression que pour les participants le processus démocratique ne concernait que la prise des décisions, et non leur mise en œuvre effective. Vous trouverez des centaines de textes concernant la meilleure manière de constituer une assemblée, sur les modes d’élection, sur les référendums d’initiative populaire… mais essayez de trouver quelque chose sur l’organisation du pouvoir exécutif et de l’administration, et vous serez déçu. Quand il s’agit de mise en œuvre, on ne parle que de « contrôle », de « révocation ». Jamais de l’action. Or, paraphrasant Napoléon, gouverner est un art tout d’exécution. La meilleure loi du monde ne sert à rien si elle n’est pas mise en œuvre sur le terrain. C’est pourquoi la République a besoin de moins de juristes et de plus d’ingénieurs… alors que notre système éducatif s’oriente précisément dans le sens inverse.  

Les discours qu’on commence à entendre sur la possibilité de s’affranchir des règles lorsque l’intérêt public est en jeu, que la bienpensance dénonce immédiatement comme une attaque au sacro-saint état de droit, ne viennent pas par hasard. Pas plus que des mouvements comme celui des « Gilets Jaunes » qui, loin de demander un changement révolutionnaire, exigeait d’abord que les institutions politiques fassent leur boulot. Tous ces mouvements sont des signes avancés qui montrent que les citoyens commencent à être excédés par la logique de l’impuissance – et des arguments que nos politiciens utilisent pour la justifier.

Penser une réforme constitutionnelle qui donnerait la parole au peuple aujourd’hui implique penser un système dans lequel les institutions non seulement aient les moyens d’agir, mais soient incitées à le faire par une logique de responsabilité. Et quand je dis « agir », il ne s’agit pas de faire des normes, mais de les appliquer effectivement. Ce qui suppose de mettre fin à la dilution des compétences : chaque décision doit avoir un auteur bien identifié, ayant un véritable pouvoir non seulement dans sa conception, mais aussi dans sa mise en œuvre, et étant appelé à rendre compte des résultats devant les citoyens. Cela suppose, à contrario de ce que recommande la vulgate, de PERSONNALISER les décisions, et notamment celles de mise en œuvre. Un organe collectif est par essence irresponsable. C’est pourquoi il est absurde de le faire participer à la mise en œuvre d’une politique. Il faut lui laisser le seul pouvoir de fixer les principes et les orientations, de lui confier la sauvegarde des droits, et bien entendu le pouvoir négatif de contrôle et, avec une certaine prudence, de sanction.

C’est pourquoi, alors que la plupart des projets de « VIème République » proposent un retour à la IVème (ce qui en pratique c’est déjà la réalité), ma proposition serait plutôt un retour à l’esprit et la lettre de la Vème République. Autrement dit :

– Cantonner le juge constitutionnel au contrôle des lois au moment de leur adoption, et seulement sur demande des corps constitués.

– Conserver le principe qui veut que si les traités régulièrement ratifiés sont supérieurs aux lois, même postérieures, puisque ce principe étant indispensable à la fiabilité de la parole internationale de la France. Mais en précisant que cette règle ne s’applique qu’aux dispositions normatives explicitement incluses dans le traité, et non au droit dérivé (par exemple, aux décisions postérieures des organes crées par les traités européens).

– Une révision de la décentralisation, en établissant comme principe qu’une compétence ne saurait être partagée, que toute compétence accordée à une collectivité est obligatoire, et que le principe de spécialité s’applique à toutes les collectivités sauf aux communes, qui ont une compétence générale.

– Un retour à l’interprétation stricte de l’article 34, avec une interdiction explicite d’inclure des dispositions réglementaires dans la loi. En fait, cette possibilité existe dans la constitution actuelle, mais les gouvernements hésitent à l’utiliser.

– Le retour au contrôle par le gouvernement de l’ordre du jour de l’Assemblée, et de l’utilisation du 49.3 sans limite dans une session.

– La suppression de la charte de l’environnement et en général de l’ensemble des ajouts qui n’ont aucun rapport avec la fonction d’un texte constitutionnel.

On reviendrait ainsi à l’esprit d’un texte constitutionnel qui a pour but de créer un exécutif fort, ayant les moyens de conduire la politique de la nation, et qui aurait donc à assumer devant le Parlement mais surtout devant le peuple souverain la responsabilité de ses échecs comme de ses succès. Pour moi, c’est dans ce principe de responsabilité effective que réside l’essence de la démocratie. Et qui devrait donc être le principe guide de toute réflexion sur une réforme constitutionnelle (2).

Descartes

(1) La saisine du Conseil constitutionnel par soixante députés ou sénateurs n’a été possible qu’à partir de la promulgation de la loi constitutionnelle du 29 septembre 1974.   

(2) Je n’aborde pas ici une question qui se trouve à la marge de la réflexion constitutionnelle, qui est celle du régime électoral. C’est une question extraordinairement complexe, parce que le régime électoral modifie l’organisation des partis politiques, et qu’il est donc difficile de prédire à l’avance le paysage politique dans lequel le système fonctionnera. Les systèmes proportionnels tendent à favoriser le morcellement et la multiplication des partis, d’autant plus que les seuils fixés pour avoir des élus sont faibles. Ce morcellement oblige à constituer des coalitions disparates en termes idéologiques, et donc à favoriser l’irresponsabilité, parce que les coalitions se font après les élections, et donc sur un programme qui n’a pas été soumis aux électeurs. Chacun aura donc beau dire à ces derniers que si le programme défendu lors des élections n’a pas été mis en œuvre, c’est parce que les équilibres de la coalition ne l’ont pas permis.  Les systèmes uninominaux n’assurent pas une représentation exacte de l’électorat, puisqu’ils accordent une prime importante aux partis capables de s’entendre sur un projet de gouvernement. Mais d’un autre côté, ce projet ayant été présenté aux électeurs avant l’élection, la question de la responsabilité se pose en termes beaucoup plus clairs. Pour cette raison, j’ai tendance à préférer les scrutins uninominaux.

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25 réponses à Une constitution de juristes ou une constitution d’ingénieurs ?

  1. Phael dit :

    Bonjour Descartes, 
    [Un retour à l’interprétation stricte de l’article 34, avec une interdiction explicite d’inclure des dispositions réglementaires dans la loi. En fait, cette possibilité existe dans la constitution actuelle, mais les gouvernements hésitent à l’utiliser.]
    Je n’ai pas compris en quoi “l’interdiction d’inclure…” était importante. Vous voulez dire par là que la loi ne doit pas s’occuper de domaines d’application qui relèvent du réglement ? 

    • Descartes dit :

      @ Phael

      [Je n’ai pas compris en quoi “l’interdiction d’inclure…” était importante. Vous voulez dire par là que la loi ne doit pas s’occuper de domaines d’application qui relèvent du réglement ?]

      Exactement. De plus en plus, le législateur se mêle de questions qui concernent la mise en œuvre et non les grands principes et les normes générales. Ainsi, il y a quelques années, on avait fixé par la loi les dates d’ouverture et de la fermeture de la chasse espèce par espèce…

      La loi, par définition, est une norme « générale et impersonnelle ». Et la qualité du débat législatif en dépend. Parce que dès lors qu’on rentre dans les détails et les cas particuliers, la démagogie et les lobbies apparaissent…

  2. COUVERT Jean-Louis dit :

    Jacobins, Girondins, IVème Vème ou VIème république, je crois que la charia mettra bientôt tout le monde d’accord, hélas !

    • Descartes dit :

      @ COUVERT Jean-Louis

      [Jacobins, Girondins, IVème Vème ou VIème république, je crois que la charia mettra bientôt tout le monde d’accord, hélas !]

      Franchement, je n’aime pas trop raisonner par slogans. On voit mal comment la charia pourrait entrer dans la Constitution. Je doute même que les islamistes le veuillent: leur pouvoir est mieux servi par la logique communautaire de la “forteresse assiégée”…

      • COUVERT Jean-Louis dit :

        Ce que je veux dire c’est que la charia remplacera nos systèmes démocratiques et que nous n’aurons plus à nous poser de questions sur l’intérêt d’un système ou d’un autre. C’est mon opinion et j’y tiens tout en souhaitant me tromper…
        Ceci étant, je lis toujours vos exposés avec beaucoup d’intérêt.

        • Descartes dit :

          @ COUVERT Jean-Louis

          [Ce que je veux dire c’est que la charia remplacera nos systèmes démocratiques et que nous n’aurons plus à nous poser de questions sur l’intérêt d’un système ou d’un autre. C’est mon opinion et j’y tiens tout en souhaitant me tromper…]

          Je vous rassure, vous vous trompez. Par essence, la charia ne peut « remplacer notre système démocratique ». C’est un peu comme si vous craigniez que le code civil ou le code pénal remplace la Constitution. C’est logiquement impossible, parce que la fonction de ces textes est différente. La charia contient deux types de dispositions : d’un côté celles relatives au culte, de l’autre celles relatives au droit civil et pénal. Mais elle ne contient pas grande chose concernant l’organisation des pouvoirs publics…

  3. CVT dit :

    @Descartes

    [L’adage « entre le faible et le fort, c’est la liberté qui asservit et la loi qui libère » n’a pas pris une ride depuis que Saint-Just]

    Petite correction: étonnamment, c’est bien un prêtre prédicateur et non le lieutenant de l’Incorruptible, qui a énoncé cet adage cher à mon coeur.
    Il s’agit de l’abbé Lacordaire, député sous la IIè République, qui avait dit ceci en 1848: “Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit”.
     

    • Descartes dit :

      @ CVT

      [Il s’agit de l’abbé Lacordaire, député sous la IIè République,]

      Vous avez parfaitement raison, et j’ai corrigé mon erreur. Je ne sais pas pourquoi, dans ma mémoire cette phrase est associée avec la personne de Saint-Just…

    • Courouve dit :

      C’était à propos de la loi qui interdisait de travailler le dimanche.
      52e conférence ” Du double travail de l’homme “, 1848, dans Conférences de Notre-Dame de Paris, tome troisième, Paris : Ambroise Bray, 1855.

  4. Cording1 dit :

    Si le vote abolissant les privilèges a pu avoir lieu c’est aussi parce qu’une partie non négligeable de l’aristocratie était acquise aux idées nouvelles donc l’a voté. Dès le début des Etats-Généraux Louis XVI  a perdu le contrôle de la situation en réagissant trop tard sans comprendre ce qui était en cours. 
    En ce moment Emmanuel Todd pense que le changement c’est-à-dire la rupture avec l’ordre capitaliste néolibéral quarantenaire n’interviendra que lorsqu’une partie des élites actuelles changeront d’avis pour se rallier à une contestation au moins partielle de ce système. J’ai tendance à penser qu’il a raison parce que tous les opposants actuels au système ne sont pas crédibles, sérieux, rigoureux, constants et cohérents. Surtout largement désunis. 

    • Descartes dit :

      @ Cording1

      [Si le vote abolissant les privilèges a pu avoir lieu c’est aussi parce qu’une partie non négligeable de l’aristocratie était acquise aux idées nouvelles donc l’a voté.]

      C’est la Révolution façon Disneyland : l’aristocratie convaincue des idées nouvelles qui vote contre ses intérêts. La réalité est un peu différente. Si la prise de la Bastille est un phénomène essentiellement parisien, il a une contrepartie dans les provinces : c’est la « Grande Peur », qui voit les paysans – pour des raisons très diverses d’ailleurs – se révolter contre l’aristocratie et s’attaquer aux châteaux et surtout au « terriers », ces documents permettant d’établir les droits féodaux. Le vote du 4 août apparaît plutôt comme une concession des aristocrates destinée à réduire la tension et permettre le rétablissement de l’ordre.

      [En ce moment Emmanuel Todd pense que le changement c’est-à-dire la rupture avec l’ordre capitaliste néolibéral quarantenaire n’interviendra que lorsqu’une partie des élites actuelles changeront d’avis pour se rallier à une contestation au moins partielle de ce système.]

      Oui, mais… qu’est ce qui pourrait leur faire « changer d’avis » ? Des bons arguments ? Une bonne propagande ? Je reste un indécrottable matérialiste. Les « avis » d’une classe sont intimement liés à ses intérêts. Pour que les « élites actuelles changent d’avis », il faudrait que leurs intérêts le commandent.

      [J’ai tendance à penser qu’il a raison parce que tous les opposants actuels au système ne sont pas crédibles, sérieux, rigoureux, constants et cohérents. Surtout largement désunis.]

      Et surtout, peu nombreux. Où voyez-vous des « opposants au système » ?

  5. COUVERT Jean-Louis dit :

    Disparu… Il a disparu, mon commentaire… Aurait chanté je ne sais plus qui. Je ne dois pas être descartement correct !
    Comme chantait Johnny “de tout côté on n’entend plus que çà censure, censure”, lui parlait du twist ! C’est moins risqué que de parler de certaine religion…

    • Descartes dit :

      @ COUVERT Jean-Louis

      [Disparu… Il a disparu, mon commentaire… Aurait chanté je ne sais plus qui. Je ne dois pas être descartement correct !
      Comme chantait Johnny “de tout côté on n’entend plus que çà censure, censure”, lui parlait du twist ! C’est moins risqué que de parler de certaine religion…]

      Je ne vois pas de quoi vous parlez. Tous les commentaires de votre main qui me sont parvenus ont été publiés. Je ne censure que très exceptionnellement un article, et certainement pas pour des raisons de désaccord idéologique. Alors, si vous voulez jouer les victimes de la censure, faudra aller ailleurs…

  6. Vincent dit :

    Excellent article. Un des meilleurs, et ce n’est pas peu dire. Et je suis également enchanté d’y voir une citation de Gourisse. Si mes souvenirs son bons, la phrase complète était d’ailleurs :
    « Qu’est ce que c’est qu’un ingénieur ? C’est une personne formée pour résoudre des problèmes complexes, c’est à dire des problèmes mal posés, auxquels il n’existe pas de solution unique. » (Daniel Gourisse)
     
    Une seule critique, sur cette phrase : “il ne faut plus de Pasteur ou des Che Guevara”.
    Je n’aurais pas choisi Pasteur, qui était, d’une certaine manière, un avant-gardiste de l’autopromotion et des “coups de com”. Un peu comme un Raoult qui aurait eu la chance de tomber juste. J’aurais préféré y voir Claude Bernard, Lavoisier, Cuvier, Gay-Lussac, Laplace, Poincaré, Jean Bertin, Ampère, Curie, Becquerel, Lamarck, Les Frères Lumière, Clément Ader, Blaise Pascal, Joseph Fourier… Il y a l’embarras du choix !
    Un point sur lequel vous auriez sans doute pu davantage insister est à quel point cette judiciarisation de la pensée infiltre partout dans la société !
    – Dans les entreprises, dans les rapports entre les salariés, où chacun doit s’assurer en permanence de sa propre sécurité juridique en évitant d’utiliser des mots inappropriés, des chose qui pourraient être interprétées comme du harcèlement. Car en effet, certains archivent les mails -même si on les sait ne pas  être mal intentionnés- qui pourraient être interprétés comme un début de harcèlement,
    – quand nos islamistes, face à l’interdiction du voile intégral, s’amusent à combiner un énorme voile noir ne laissant que le visage de visible, et un masque respiratoire de couleur noire… Car les masques respiratoires ne sont pas interdit. Donc c’est légal. Et comme c’est légal, on ne peut rien me dire : “j’ai le droit”,
    – Concernant les chantiers d’infrastructures, ou plus généralement les gros contrats dans l’industrie, qui sont avant tout des objets techniques : les directeurs de projets, leurs principaux adjoints, qui sont pourtant presque toujours des ingénieurs, s’improvisent juristes, et consacrent souvent 80% de leur temps de travail à de la gestion purement contractuelle et juridique des contrats, sans trop s’occuper de la technique qui est en dessous,
    – Quand, toujours dans les entreprises, les “objectifs individuels” sont attribués, et que beaucoup de salariés considèrent qu’ils n’ont pas d’autre objectif que de remplir ces objectifs individuels, même s’il faut pour cela marcher sur les pieds des collègues, et donc aller contre le bon fonctionnement de l’entreprise,
    – Quand nos maires, nos directeurs d’école, etc. face à n’importe quelle demande, même s’ils la trouvent pertinente sur le fond (amener les enfants d’une école maternelle à l’ombre au parc un jour de canicule, réparer soi même un objet abimé, sans faire appel à l’entreprise assurée pour la réparation, etc.) sont obligés de refuser, car cela leur fait prendre un risque juridique qu’ils ne veulent pas accepter
    – Quand des enseignants, qui ont été prévenus que des grands parents venaient chercher leur petit fils à l’école, que le fils les connait manifestement, mais qu’ils n’ont pas de pièce d’identité sur eux… Et ne peuvent donc pas le récupérer…
    Etc.
    La vie d’aujourd’hui est faite de tracasseries, de complexité, dues au fait que chacun se protège vis à vis de son propre risque juridique. Ce que vous pointez au niveau politique n’est pas que le fait de ceux qui veulent changer la société d’en haut. C’est une manière de faire, une manière de penser, qui s’est généralisée…
    Assez paradoxalement, d’autres se permettent de conduire sans permis, de faire des refus d’obtempérer, de consommer de la drogue au vu et au su de tous, sans rien risquer…
    Il y a de quoi regretter l’ancien temps, dans lequel on ne risquait rien à faire quelque chose qui nous semblait de bon sens, dès lors qu’on pensait manifestement bien faire.
    Un fabliau du Moyen-Âge, pas assez connu à mon avis, traite plus ou moins de ce sujet :

    De l’honnête hommeQui sauva son compère de la noyade
    Il advint qu’à un pécheurQui sur la mer s’en fut un jour,Sur son bateau tendit sa voile,Et regardant, droit devant luivit, un homme près de se noyer.Il fut très vif et lestement,Sauta bien vite sur ses deux pieds,Pour se munir d’un crochet (une gaffe),Il le leva, pour saisir l’autre, Si bien qu’il lui ficha dans l’oeil,Puis le hissa sur le bateau,Et sans attendre s’en retournaToutes voiles dehors vers son logis.Il fit porter l’homme chez lui,il le servit et l’honora, tant et si bienque peu après, il fut tout à fait rétabli.Quelques temps plus tard pourtant,Le rescapé se mit à penserQu’il avait son oeil perduEt que mal lui était advenu.Ce vilain a crevé mon oeil,Je ne lui avais pourtant rien fait,J’irais porter plainte contre luiPour lui causer tord et ennui.Aussi s’en fut-il chez le jugeQui fixa une date d’audience,Et tous deux attendirent le jourPuis se rendirent à la cour.Celui qui l’oeil avait perduParla d’abord, comme c’est coutumeSeigneur, dit-il, je viens me plaindreDe cet homme qui voilà trois jours,Me blessa avec un crochet,me creva  l’oeil et j’en souffris.Faites m’en droit, je n’en veux pas plusEt je ne peux rien dire de plus.L’autre rétorque sans plus attendre:Seigneur, je ne puis me defendreDe lui avoir crevé l’oeil,Mais je voudrais vous démontrer,Comment tout survint et quel fut mon tord.Cet homme fut en péril de mortEn la mer, où il se noyait.Je l’ai aidé, je ne peux le nier,De ce crochet qui est le mien et l’ai blesséMais tout cela fut pour son bienCar ainsi sa vie fut sauvéePlus avant ne sais que vous dire.Rendez-moi justicepour l’amour de Dieu.Les juges étaient tout égarésNe sachant trop comment juger,Quand un sot que la cour avaitDit alors: de quoi doutez-vous?Qu’on mette celui qui se plaigneAu même endroit dans la mer,Là ou l’autre le blessa à l’oeilEt s’il s’en peut échapperque l’autre le doive dédommager.C’est droit jugement, il me sembleEt tous s’écrièrent tous ensemble:Voila qui est fort bien parlé,Qu’ainsi la chose soit jugée!Quand le rescapé eut apprisQu’il serait en la mer remis A souffrir le froid et l’ondeIl n’y entra pour tout au monde.Le preudomme fut acquittéEt par bien des gens blâmé.Tout cela montre, c’est bien clairQue son temps perd qui félon sert.Sauvez un larron du GibetUne fois commis son forfaitJamais il ne vous aimera,Et pour toujours vous haïra.Jamais mauvais homme ne sait gréA un autre qui lui fait bonté.Il aura tôt fait d’oublierAu contraire, il sera même prêtA lui causer tord et souci S’il venait au dessus de lui.
     

    • Descartes dit :

      @ Vincent

      [Et je suis également enchanté d’y voir une citation de Gourisse. Si mes souvenirs son bons, la phrase complète était d’ailleurs : « Qu’est ce que c’est qu’un ingénieur ? C’est une personne formée pour résoudre des problèmes complexes, c’est à dire des problèmes mal posés, auxquels il n’existe pas de solution unique. » (Daniel Gourisse)]

      Je citais de mémoire ce que Gourisse m’avait dit dans une conversation. Mais je voulais rendre hommage à un homme aujourd’hui un peu méconnu, mais qui avait développé une véritable conception du métier de l’ingénieur et à partir de là une pédagogie qui à l’époque – et même aujourd’hui – reste étonnamment actuelle, alors que le métier a beaucoup changé.

      [Je n’aurais pas choisi Pasteur, qui était, d’une certaine manière, un avant-gardiste de l’autopromotion et des “coups de com”. Un peu comme un Raoult qui aurait eu la chance de tomber juste. J’aurais préféré y voir Claude Bernard, Lavoisier, Cuvier, Gay-Lussac, Laplace, Poincaré, Jean Bertin, Ampère, Curie, Becquerel, Lamarck, Les Frères Lumière, Clément Ader, Blaise Pascal, Joseph Fourier… Il y a l’embarras du choix !]

      Oui et non. Si j’ai choisi Pasteur, c’est parce qu’il ne se contenta pas du rôle de scientifique. En fondant une institution dont le but allait bien au-delà de la recherche pure, il assuma un rôle politique. Et pour faire faire de la politique, un minimum d’auto-promotion et de coups de com est nécessaire. Lavoisier, Gay Lussac, Laplace, Poincaré, Ampère ou Becquerel ont certainement apporté des grandes contributions scientifiques – bien plus grandes que Pasteur. Mais ils ont essentiellement œuvré à l’intérieur du monde scientifique, et n’ont pas participé directement pour résoudre les problèmes des Français. Pasteur, si. J’aurais bien entendu pu donner d’autres exemples : Joliot et la fondation du Commissariat à l’énergie atomique, Curie et l’institut qui porte son nom, par exemple.

      [Un point sur lequel vous auriez sans doute pu davantage insister est à quel point cette judiciarisation de la pensée infiltre partout dans la société !]

      Oui. Mais la judiciarisation reflète en partie un changement social. D’une société en expansion, qui valorisait l’action, l’aventure, l’engagement, nous sommes passés à une société peureuse qui a besoin de garde-fous et de contre-pouvoirs pour s’assurer que rien ne change. L’ingénieur, le scientifique, le politicien visionnaire ont donc été remplacés en tant que références par le juge, le lanceur d’alerte, les personnages à l’Erin Brockovich, dont le seul mérite est de s’être opposés. Vous noterez d’ailleurs qu’on salue le courage du juge qui annule un permis de construire, rarement celui du magistrat qui le valide…

      [– Dans les entreprises, dans les rapports entre les salariés, où chacun doit s’assurer en permanence de sa propre sécurité juridique en évitant d’utiliser des mots inappropriés, des chose qui pourraient être interprétées comme du harcèlement. Car en effet, certains archivent les mails -même si on les sait ne pas être mal intentionnés- qui pourraient être interprétés comme un début de harcèlement,]

      Tout à fait. Je reviens à mon idée : nous vivons dans une société de la peur. Nos voisins, nos collègues, nos chefs, tout le monde est une menace potentielle, contre laquelle il faut se prémunir. Or, cette méfiance a un coût, que ce soit sur le plan social ou sur le plan économique.

      [– quand nos islamistes, face à l’interdiction du voile intégral, s’amusent à combiner un énorme voile noir ne laissant que le visage de visible, et un masque respiratoire de couleur noire… Car les masques respiratoires ne sont pas interdit. Donc c’est légal. Et comme c’est légal, on ne peut rien me dire : “j’ai le droit”,]

      C’est là un deuxième problème, lui aussi très intéressant : celui du statut des règles non écrites. Le foisonnement incroyable des textes législatifs et réglementaires tient en partie à cette problématique : des obligations et des interdictions qui formaient la « courtoisie » – qui n’avaient pas besoin d’être écrites pour être sanctionnées par la collectivité de manière spontanée – doivent maintenant être écrites, sans quoi les individus se prévalent du droit de ne pas les observer.

      [– Quand, toujours dans les entreprises, les “objectifs individuels” sont attribués, et que beaucoup de salariés considèrent qu’ils n’ont pas d’autre objectif que de remplir ces objectifs individuels, même s’il faut pour cela marcher sur les pieds des collègues, et donc aller contre le bon fonctionnement de l’entreprise,]

      Là, vous sortez du cadre de la « juridisation » pour évoquer un problème différent, qui est celui des rapports entre l’individuel et le collectif. En faisant du rapport entre l’entreprise et l’individu un rapport purement contractuel, on aboutit nécessairement à la situation que vous décrivez. Pour qu’une personne mette les intérêts de l’organisation ou celui de son corps devant le sien propre, il faut qu’il ait avec ces structures des rapports qui dépassent un simple rapport contractuel, qui aient une dimension symbolique. Et cela a un coût que le capital, dans nos sociétés capitalistes développées, n’est pas prêt à payer. A Michelin, dans les temps anciens, on ne licenciait pas pour motif économique.

      [– Quand nos maires, nos directeurs d’école, etc. face à n’importe quelle demande, même s’ils la trouvent pertinente sur le fond (amener les enfants d’une école maternelle à l’ombre au parc un jour de canicule, réparer soi même un objet abimé, sans faire appel à l’entreprise assurée pour la réparation, etc.) sont obligés de refuser, car cela leur fait prendre un risque juridique qu’ils ne veulent pas accepter]

      Et qu’ils ont raison de ne pas accepter, sachant le peu de bienveillance que la société leur réservera en cas de pépin. Parce que c’est là le problème : on ne peut demander aux agents publics de prendre des initiatives si la société refuse d’assumer le risque associé. Là, vous posez un autre problème, lui aussi très intéressant, qui est le refus du risque par nos sociétés peureuses. Bientôt, on limitera la vitesse sur les routes à 10 km/h…

      [La vie d’aujourd’hui est faite de tracasseries, de complexité, dues au fait que chacun se protège vis à vis de son propre risque juridique. Ce que vous pointez au niveau politique n’est pas que le fait de ceux qui veulent changer la société d’en haut. C’est une manière de faire, une manière de penser, qui s’est généralisée…]

      Tout à fait. Nous vivons dans la société de l’indicible peur. On ne laisse pas son gamin sortir parce qu’il risque de se faire aborder par un pédophile. On ne peut plus se baigner dans la mer en dehors des zones délimitées et surveillées. On doit faire contrôler sa voiture tous les deux ans – et bientôt, si on laisse faire Bruxelles, tous les ans. Tout doit être fait pour éviter tout risque, tout danger. Quand nous étions gamins, on grimpait aux arbres au risque de se faire des plaies et des bosses. Nos petits-enfants auront-ils ce droit ?

      [Assez paradoxalement, d’autres se permettent de conduire sans permis, de faire des refus d’obtempérer, de consommer de la drogue au vu et au su de tous, sans rien risquer…]

      C’est le grand paradoxe. Nous demandons à l’Etat de nous protéger, de nous dire ce qu’on peut ou on ne peut pas faire. A chaque accident, chaque catastrophe, on entend exiger plus de contrôles, plus d’interdictions… mais ensuite nous ressentons ce corset dans lequel nous nous sommes nous-mêmes enfermés. Le cas typique est l’histoire de l’examen médical périodique pour les vieux pour le permis de conduire, devenu la cause célèbre des parents de victimes. Le fait est que si de temps en temps une petite grand-mère emboutit quelques piétons, l’accidentologie des anciens n’est pas pire que celle des jeunes, au contraire. En général, les vieux conducteurs sont conscients de leurs limites et conduisent prudemment – et lentement. Mais on va investir de l’argent en contrôles obligatoires qui ne serviront à rien. Comme ne sert à rien le contrôle technique des voitures : l’étude des accidents montre que seule une petite minorité d’entre eux est liée à des défauts mécaniques… la statistique montre que le contrôle technique n’a eu qu’un effet marginal sur la sécurité. Mais chut ! Maintenant qu’il existe, on a créé une profession qui vit de cela, et qui sortirait les fourches si on proposait de l’abolir. Alors, on continue avec…

      [Il y a de quoi regretter l’ancien temps, dans lequel on ne risquait rien à faire quelque chose qui nous semblait de bon sens, dès lors qu’on pensait manifestement bien faire.]

      Oui, parce qu’on était jugés d’abord par des concitoyens et ensuite par des juges qui regardaient avec bienveillance et savaient faire la différence entre une erreur et la volonté de nuire. Cela est devenu impossible non parce que le juge ait changé, mais parce que la logique « victimiste » a donné à la victime un rôle essentiel dans le procès pénal. Et comme il est devenu impossible de dire à une victime qu’il n’y a pas de coupable à ses malheurs, le juge est sous pression pour trouver un coupable.

      [Un fabliau du Moyen-Âge, pas assez connu à mon avis, traite plus ou moins de ce sujet : (…)]

      Excellent ! Je le garde pour donner en exemple à mes étudiants de politiques publiques. Oui, une action doit être jugée non seulement à ses résultats, mais par la comparaison avec ce qu’aurait été le résultat de l’inaction…

  7. Spinoza dit :

    Merci d’avoir « mouillé votre chemise » pour nous exposer ainsi votre réflexion, qui est parfaitement claire. Vous m’avez convaincu de la nécessité d’avoir un pouvoir exécutif fort, ayant les moyens de mettre en œuvre sa politique.

    La faiblesse, à mon sens, réside dans votre affirmation – je concentre le propos –  : « un exécutif fort DONC responsable devant le peuple souverain ». Cela n’est vrai que si le peuple dispose des moyens d’infléchir la politique menée lorsqu’il en est mécontent. Or, aujourd’hui, nous votons une fois tous les cinq ans, tandis que les marchés financiers « votent », eux, toutes les nanosecondes. La récente réforme des retraites illustre bien cet état de fait : le peuple s’est fait imposer une réforme dont il ne voulait, dans sa grande majorité, clairement pas. Cela en fait un bien fantomatique souverain.

    Dans ces conditions, nous pouvons dire qu’actuellement les marchés financiers sont beaucoup plus souverains que le peuple français, et que si aucun changement n’est fait de ce côté là, un renforcement de l’exécutif implique un renforcement de la souveraineté des marchés financiers davantage qu’un renforcement de la souveraineté du peuple.

    Vos propositions, qui vont selon moi dans le bon sens, consistent à renforcer l’exécutif vis-à-vis du Parlement, des juges, des institutions européennes et autres groupes de pressions non élus. Mais ne manque-t-il pas l’autre versant, à savoir des mesures visant à renforcer le contrôle de celui qui est censé être le souverain, c’est-à-dire le peuple français, sur l’exécutif ? Et si oui comment pourrait-on s’y prendre ?
     

    • Descartes dit :

      @ Spinoza

      [La faiblesse, à mon sens, réside dans votre affirmation – je concentre le propos – : « un exécutif fort DONC responsable devant le peuple souverain ». Cela n’est vrai que si le peuple dispose des moyens d’infléchir la politique menée lorsqu’il en est mécontent.]

      Tout à fait d’accord. Il faut ici séparer deux notions. Un gouvernement fort est par essence responsable devant le peuple, puisqu’étant fort il ne peut transférer cette responsabilité ailleurs. Mais ce n’est pas parce qu’il est responsable que le peuple a les moyens de mettre en cause cette responsabilité effectivement.

      [Or, aujourd’hui, nous votons une fois tous les cinq ans, tandis que les marchés financiers « votent », eux, toutes les nanosecondes.]

      Nous votons un peu plus souvent que cela. Mais plus fondamentalement, il ne faut pas réduire la participation du peuple au seul vote. Le peuple a aussi la possibilité de pétitionner les autorités, de manifester, de faire la grève, de participer à l’activité des partis politiques et des syndicats. Et les institutions politiques peuvent difficilement l’ignorer. Pensez au mouvement des « gilets jaunes »…

      [La récente réforme des retraites illustre bien cet état de fait : le peuple s’est fait imposer une réforme dont il ne voulait, dans sa grande majorité, clairement pas. Cela en fait un bien fantomatique souverain.]

      Mais comment savez-vous que « le peuple n’en voulez pas, dans sa grande majorité » ? Je vous rappelle que le peuple n’exprime pas sa volonté dans les sondages, mais dans son vote et dans son action institutionnelle. Une majorité de Français, lorsqu’elle est interrogée par les sondeurs, dit être en contre de la réforme, mais continue à voter ceux qui ont permis qu’elle soit votée.

      [Dans ces conditions, nous pouvons dire qu’actuellement les marchés financiers sont beaucoup plus souverains que le peuple français,]

      Je crois que vous confondez « pouvoir » et « souveraineté ». Les marchés financiers ont peut-être du pouvoir, mais ils n’ont pas une once de « souveraineté ». Le peuple français a le pouvoir de faire des règles qui s’appliquent aux marchés, et pas l’inverse.

      [et que si aucun changement n’est fait de ce côté-là, un renforcement de l’exécutif implique un renforcement de la souveraineté des marchés financiers davantage qu’un renforcement de la souveraineté du peuple.]

      Je ne saisis pas votre raisonnement. L’histoire plaide plutôt contre votre conclusion. D’une part, on peut remarquer que ce sont les régimes à exécutif fort qui ont été ceux qui ont imposé les contrôles les plus stricts sur les « marchés ». De Gaulle pouvait dire que la politique de la France ne se faisait pas à la Corbeille. Celui qui dirait ça aujourd’hui – ou bien sous la IVème République finissante – se couvrirait de ridicule. Par ailleurs, vous noterez que les « marchés » ont tout fait ces trente dernières années pour affaiblir l’autorité de l’exécutif. Et croyez-moi, ces gens savent ce qu’ils font…

      [Vos propositions, qui vont selon moi dans le bon sens, consistent à renforcer l’exécutif vis-à-vis du Parlement, des juges, des institutions européennes et autres groupes de pressions non élus. Mais ne manque-t-il pas l’autre versant, à savoir des mesures visant à renforcer le contrôle de celui qui est censé être le souverain, c’est-à-dire le peuple français, sur l’exécutif ? Et si oui comment pourrait-on s’y prendre ?]

      Si je n’insiste pas sur ce point, c’est parce que je pense que le retour à l’esprit original de la Vème République donne des moyens de contrôle très largement suffisants. Le pouvoir réglementaire est dans les mains du Premier ministre, qui peut à tout moment être censuré par l’Assemblée. L’exécutif ne peut toucher les domaines qui touchent aux libertés publiques sans passer par le Parlement, et celui-ci garde le contrôle sur les moyens par l’intermédiaire des lois de finances. Autrement dit, le Parlement a un pouvoir de blocage considérable, et le président ne peut passer outre qu’en demandant l’arbitrage du peuple – que ce soit par la voie de la dissolution ou celle du référendum. Que voudriez-vous de plus ?

      • Spinoza dit :

        [Nous votons un peu plus souvent que cela. Mais plus fondamentalement, il ne faut pas réduire la participation du peuple au seul vote. Le peuple a aussi la possibilité de pétitionner les autorités, de manifester, de faire la grève, de participer à l’activité des partis politiques et des syndicats. Et les institutions politiques peuvent difficilement l’ignorer. Pensez au mouvement des « gilets jaunes »…]
         
        N’avez-vous pas constaté comme moi que ces dernières années le pouvoir a complètement ignoré les pétitions, manifestations, grèves et négociations syndicales ? De quand date la dernière fois que ces méthodes ont permis d’infléchir réellement la politique menée ? Quant aux « gilets jaunes », ils illustrent plutôt mon point : dans une démocratie qui fonctionne bien, il n’y a pas d’émeute qui bénéficie de la sympathie d’une large part de la population.
         
        [Mais comment savez-vous que « le peuple n’en voulez pas, dans sa grande majorité » ? Je vous rappelle que le peuple n’exprime pas sa volonté dans les sondages, mais dans son vote et dans son action institutionnelle. Une majorité de Français, lorsqu’elle est interrogée par les sondeurs, dit être en contre de la réforme, mais continue à voter ceux qui ont permis qu’elle soit votée.]
         
        Effectivement, en l’absence de vote on n’aura jamais la certitude absolue que le peuple rejetait cette réforme, mais les sondages étaient tout de même remarquablement constants pour indiquer que cette réforme n’était pas souhaitée par une large majorité. Dans ces conditions, il me semble que ce n’est pas abusif que d’affirmer que le peuple n’en voulait pas.
         
        [Je crois que vous confondez « pouvoir » et « souveraineté ». Les marchés financiers ont peut-être du pouvoir, mais ils n’ont pas une once de « souveraineté ». Le peuple français a le pouvoir de faire des règles qui s’appliquent aux marchés, et pas l’inverse.]
         
        Oui pour moi ce sont des synonymes. Le souverain est celui qui a les moyens de faire prévaloir sa volonté. Je ne vois pas d’autre définition qui convient. Une autorité qui n’a pas les moyens d’édicter les règles de son choix, ou qui édicte des règles qui restent lettre morte ne peut prétendre être appelée « souverain ». Quand à la phrase «  Le peuple français a le pouvoir de faire des règles qui s’appliquent aux marchés, et pas l’inverse », je la trouve bien naïve. Les marchés n’imposent certes pas leur volonté en édictant directement des règles, mais ils ont les moyens de plier les populations et les gouvernants à leur volonté en faisant planer la menace sur les intérêts de la dette des obligations d’État. Cela me fait penser que nous « fêtons » en ce moment les 10 ans de la défaite du peuple grec…
         
        [Je ne saisis pas votre raisonnement. L’histoire plaide plutôt contre votre conclusion. D’une part, on peut remarquer que ce sont les régimes à exécutif fort qui ont été ceux qui ont imposé les contrôles les plus stricts sur les « marchés ». De Gaulle pouvait dire que la politique de la France ne se faisait pas à la Corbeille. Celui qui dirait ça aujourd’hui – ou bien sous la IVème République finissante – se couvrirait de ridicule. Par ailleurs, vous noterez que les « marchés » ont tout fait ces trente dernières années pour affaiblir l’autorité de l’exécutif. Et croyez-moi, ces gens savent ce qu’ils font…]
         
        Sans doute, les marchés se sentent plus menacés par un exécutif fort que par un exécutif faible. C’est pourquoi le renforcement de l’exécutif est nécessaire. Mais cela pourrait ne pas être suffisant si on s’en tient là car, dans les conditions du rapport de force actuel, un exécutif fort pourrait tout à fait servir d’instrument aux marchés financiers pour contraindre le peuple plutôt que l’inverse. Ce risque était bien moindre à l’époque de de Gaulle, pendant laquelle les marchés étaient corsetés. C’est pourquoi il me semble indispensable de compléter les réformes que vous proposez par des mécanismes de contrôle du peuple sur l’exécutif. Dans l’hypothèse où le peuple mandaterait un exécutif pour faire des réformes qui nuiraient aux intérêts des détenteurs de capitaux, il faut que le peuple ait les moyens de sanctionner toute volte-face du gouvernement plus fortement que les marchés ne pourraient sanctionner le maintien du cap fixé par le peuple.
         
        [Si je n’insiste pas sur ce point, c’est parce que je pense que le retour à l’esprit original de la Vème République donne des moyens de contrôle très largement suffisants. Le pouvoir réglementaire est dans les mains du Premier ministre, qui peut à tout moment être censuré par l’Assemblée. L’exécutif ne peut toucher les domaines qui touchent aux libertés publiques sans passer par le Parlement, et celui-ci garde le contrôle sur les moyens par l’intermédiaire des lois de finances. Autrement dit, le Parlement a un pouvoir de blocage considérable, et le président ne peut passer outre qu’en demandant l’arbitrage du peuple – que ce soit par la voie de la dissolution ou celle du référendum. Que voudriez-vous de plus ?]
         
        Le RIC législatif, révocatoire, abrogatoire et constituant demandé par les gilets jaunes changerait déjà beaucoup de choses.
         

        • Descartes dit :

          @ Spinoza

          [N’avez-vous pas constaté comme moi que ces dernières années le pouvoir a complètement ignoré les pétitions, manifestations, grèves et négociations syndicales ?]

          Non. J’aurais tendance à penser le contraire. Pensez à Notre Dame des Landes, par exemple. Ou bien à l’écotaxe. Et je ne vous parle même pas de tous les projets que les gouvernements successifs ont renoncé à priori par peur des « pétitions, manifestations, grèves ». Notre mémoire a tendance à oublier un peu vite les cas où les gouvernement ont reculé, pour ne retenir celles où il a tenu bon.

          [Effectivement, en l’absence de vote on n’aura jamais la certitude absolue que le peuple rejetait cette réforme, mais les sondages étaient tout de même remarquablement constants pour indiquer que cette réforme n’était pas souhaitée par une large majorité. Dans ces conditions, il me semble que ce n’est pas abusif que d’affirmer que le peuple n’en voulait pas.]

          Je pense que c’est plus complexe que cela. Personne n’a envie d’une réforme qui vous fait partir plus tard à la retraite. Mais d’un autre côté, rares sont ceux qui ne sont pas conscients du problème que pose le déséquilibre des régimes de retraite. Alors, vous trouverez une majorité contre le recul de l’âge de la retraite, une majorité contre l’augmentation des prélèvements, et une majorité contre la baisse du niveau de pensions. Et pourtant, il faudra bien faire l’une de ces trois choses…

          Il y a donc une grande ambigüité dans le résultat des sondages. Je peux rejeter une mesure, et pourtant, au fond de moi, admettre qu’elle est nécessaire – et vouloir que quelqu’un d’autre l’assume. Personnellement, je pense que le rejet que mesurent les sondages concerne moins le fond de la réforme que la méthode avec laquelle la réforme a été imposée. C’est pourquoi je pense que le gouvernement a tort de persister : il serait plus intelligent d’abroger la réforme, puis d’en proposer une autre qui aboutirait peut-être au même résultat, mais dont l’élaboration pourrait être conduite avec moins de morgue et plus de doigté.

          [« Je crois que vous confondez « pouvoir » et « souveraineté ». Les marchés financiers ont peut-être du pouvoir, mais ils n’ont pas une once de « souveraineté ». Le peuple français a le pouvoir de faire des règles qui s’appliquent aux marchés, et pas l’inverse. » Oui pour moi ce sont des synonymes. Le souverain est celui qui a les moyens de faire prévaloir sa volonté.]

          Cette confusion évacue la problématique de la légitimité. Je vais vous donner l’exemple classique qu’on donne à tous les étudiants : un voleur pointe vers vous un flingue et vous ordonne de lui donner votre portefeuille. Il est incontestable qu’il a « les moyens de faire prévaloir sa volonté » et de prendre votre portefeuille. Mais est-il « souverain » pour autant ? La réponse est clairement négative : même s’il a les moyens de prendre votre portefeuille, il n’a aucun moyen de rendre sa possession légitime.

          [Je ne vois pas d’autre définition qui convient.]

          Je vous en propose une : « Le souverain est celui qui n’est soumis qu’aux règles auxquelles il a lui-même consenti ».

          [Une autorité qui n’a pas les moyens d’édicter les règles de son choix, ou qui édicte des règles qui restent lettre morte ne peut prétendre être appelée « souverain ».]

          Là encore, je vous donne un exemple classique. Si la nation française par référendum ordonnait au soleil de se lever à l’ouest, cet ordre resterait lettre morte. Est-elle moins « souveraine » de ce fait ?

          [Quand à la phrase « Le peuple français a le pouvoir de faire des règles qui s’appliquent aux marchés, et pas l’inverse », je la trouve bien naïve. Les marchés n’imposent certes pas leur volonté en édictant directement des règles, mais ils ont les moyens de plier les populations et les gouvernants à leur volonté en faisant planer la menace sur les intérêts de la dette des obligations d’État. Cela me fait penser que nous « fêtons » en ce moment les 10 ans de la défaite du peuple grec…]

          Nous revenons à l’exemple du voleur ci-dessus. Les marchés ont un « pouvoir » considérable, mais cela n’a aucun rapport avec la souveraineté.

          [Sans doute, les marchés se sentent plus menacés par un exécutif fort que par un exécutif faible. C’est pourquoi le renforcement de l’exécutif est nécessaire. Mais cela pourrait ne pas être suffisant si on s’en tient là car, dans les conditions du rapport de force actuel, un exécutif fort pourrait tout à fait servir d’instrument aux marchés financiers pour contraindre le peuple plutôt que l’inverse.]

          L’expérience montre plutôt le contraire : lorsque deux pouvoirs « forts » doivent coexister dans le même espace, ils entrent fatalement en conflit.

          [C’est pourquoi il me semble indispensable de compléter les réformes que vous proposez par des mécanismes de contrôle du peuple sur l’exécutif. Dans l’hypothèse où le peuple mandaterait un exécutif pour faire des réformes qui nuiraient aux intérêts des détenteurs de capitaux, il faut que le peuple ait les moyens de sanctionner toute volte-face du gouvernement plus fortement que les marchés ne pourraient sanctionner le maintien du cap fixé par le peuple.]

          Le problème, est que ces mécanismes de contrôle et de blocage peuvent être détournés ou manipulés par des lobbies pour empêcher l’exécutif d’agir. Et que leur existence même remet en cause le principe de responsabilité : le gouvernement peut toujours dire « j’avais l’intention de le faire, mais on m’en a empêché ». C’est pourquoi les sanctions immédiates posent problème. Et si l’on parle de sanctions décalées… et bien elles existent déjà : tous les cinq ans, on peut sanctionner la majorité sortante !

          [Le RIC législatif, révocatoire, abrogatoire et constituant demandé par les gilets jaunes changerait déjà beaucoup de choses.]

          Oui, en pire. Déjà notre pays a « le moteur d’une deux-chevaux et les freins d’une Rolls Royce », et en plus vous voulez en rajouter encore des freins supplémentaires ? Parce qu’il ne faut pas se tromper : il est toujours plus facile d’obtenir des majorités négatives que des majorités positives. Autrement dit, la possibilité que le RIC soit utilisé pour faire voter des lois positives est nulle. C’est dans sa variable révocatoire ou abrogatoire qu’il serait utilisé.

  8. Vincent dit :

    [Exactement. De plus en plus, le législateur se mêle de questions qui concernent la mise en œuvre et non les grands principes et les normes générales. Ainsi, il y a quelques années, on avait fixé par la loi les dates d’ouverture et de la fermeture de la chasse espèce par espèce…]

    Ce principe se décline à tous les niveaux. Si vous vous amusez à regarder un arrêté d’autorisation de réaliser des travaux d’infrastructure, vous arrivez parfois à des trucs de plus de 100 pages, hyper prescriptifs, qui pose des contraintes parfois totalement déconnectées de ce qui appartient au rôle de l’État (une immiscions dans le rôle du maître d’œuvre).
    Quand l’arrêté préfectoral impose la pente d’un talus d’excavation, l’épaisseur d’un radier, ou la durée pendant laquelle le pompage peut être maintenu dans une fouille, etc. en cas d’aléa géotechnique, c’est toute une procédure de demande de modification de l’arrête préfectoral qu’il faut engager pour s’adapter au terrain…
    Là où la loi est trop prescriptive par rapport au règlement, j’ai nettement l’impression que le règlement est souvent trop prescriptif par rapport aux arrêtés, et les arrêtés trop prescriptifs tout court…

    • Descartes dit :

      @ Vincent

      [« Exactement. De plus en plus, le législateur se mêle de questions qui concernent la mise en œuvre et non les grands principes et les normes générales. Ainsi, il y a quelques années, on avait fixé par la loi les dates d’ouverture et de la fermeture de la chasse espèce par espèce… » Ce principe se décline à tous les niveaux. Si vous vous amusez à regarder un arrêté d’autorisation de réaliser des travaux d’infrastructure, vous arrivez parfois à des trucs de plus de 100 pages, hyper prescriptifs, qui pose des contraintes parfois totalement déconnectées de ce qui appartient au rôle de l’État (une immiscions dans le rôle du maître d’œuvre).]

      Il ne faut pas tout confondre. Le mélange entre ce qui relève du domaine réglementaire et ce qui relève du législatif est un problème, la question du niveau de détail dans les prescriptions réglementaires en est un autre.

      La nature du débat législatif fait qu’il est dangereux de laisser le législateur entrer dans les détails de mise en œuvre. Lorsque le pouvoir réglementaire élabore un texte pour mettre en œuvre une politique, il a tout loisir de consulter les experts qui connaissent finement le terrain. Au contraire, le débat parlementaire laisse peu de place à ce type de consultation. Difficile, lors de la discussion d’un amendement en séance plénière, d’interrompre le débat pour demander un avis d’expert. Or, la question de l’expertise est vitale lorsqu’il s’agit de mise en œuvre.

      La question que vous évoquez, c’est la problématique du niveau de détail des prescriptions qui accompagnent les autorisations. C’est quelque chose de très différent :

      [Quand l’arrêté préfectoral impose la pente d’un talus d’excavation, l’épaisseur d’un radier, ou la durée pendant laquelle le pompage peut être maintenu dans une fouille, etc. en cas d’aléa géotechnique, c’est toute une procédure de demande de modification de l’arrête préfectoral qu’il faut engager pour s’adapter au terrain…]

      Mais normalement, celui qui rédige l’arrêté connaît le terrain. Mais je pense que vous prenez le sujet à l’envers : souvent, ce sont les maîtres d’ouvrage qui demandent des arrêtés très prescriptifs, parce que la prescription de l’Etat leur sert comme parapluie. Si vous faites le talus comme vous l’entendez, c’est votre faute s’il s’effondre. Mais si l’Etat vous dit la pente, alors si vous suivez la prescription et qu’il y a un problème, c’est la faute de l’Etat.

  9. Courouve dit :

    [La suppression de la charte de l’environnement et en général de l’ensemble des ajouts qui n’ont aucun rapport avec la fonction d’un texte constitutionnel.]Ce qui revient au rétablissement d’une Constitution stricto sensu et à l’abandon du bloc constitutionnel créé par le Conseil constitutionnel en 1971-1973.
    Le 19 juin 1970, le Conseil constitutionnel commença par inclure dans ses visas le Préambule de la Constitution de 1958 : décision 70-39 DC. Ensuite, moins d’un an après la mort du général le 9 novembre 1970, la décision 71-44 DC du16 juillet 1971 (2e considérant) créa un bloc de constitutionnalité, l’expression est Claude Émeri (1970) et fut reprise par Louis Favoreu (1975), ou bloc constitutionnel, avec le Préambule de 1946, réalisant ainsi une révision constitutionnelle qui ne disait pas son nom ; ce bloc constitutionnel lui-même est difficilement révisable par le peuple français. Cette décision violait l’article 89 C. et le principe (constitutionnel !!) de souveraineté nationale, c’était un premier pas juridictionnel vers le ” gouvernement des juges “. Enfin, par sa décision 73-51 DC du 27 décembre 1973 (2e considérant), le Conseil constitutionnel élargit explicitement ce bloc constitutionnel à la Déclaration… de 1789. Éric Zemmour appela cela ” la version moderne du coup d’État permanent ” (Le Coup d’État des juges, 1997), un ” coup d’État juridictionnel ” (Le Suicide français, 2014),.
     

    • Descartes dit :

      @ Courouve

      [« La suppression de la charte de l’environnement et en général de l’ensemble des ajouts qui n’ont aucun rapport avec la fonction d’un texte constitutionnel. » Ce qui revient au rétablissement d’une Constitution stricto sensu et à l’abandon du bloc constitutionnel créé par le Conseil constitutionnel en 1971-1973.]

      Pas nécessairement. Le « bloc de constitutionnalité » s’appuie sur le préambule de la Constitution de 1958 : « Le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l’homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946 ». Accorder aux deux textes mentionnés une valeur constitutionnelle n’est donc pas irrationnel.

      [ce bloc constitutionnel lui-même est difficilement révisable par le peuple français.]

      Absolument pas. Il suffirait d’une révision constitutionnelle qui supprimerait la mention des deux textes dans le préambule, ou qui préciserait que ceux-ci n’ont pas valeur constitutionnelle.

  10. Luc Laforets dit :

    Bonjour.
    Merci tout d’abord de ce post qui fait suite à l’entame de discussion du billet précédent. Malheureusement, je ne pourrai pas répondre avant la fin de la semaine prochaine, car j’ai d’autres obligations dans l’intervalle. Mais ce n’est que partie remise pour sûr.
    Excusez-moi pour ce contre-temps.
    Cordialement.
    Luc Laforets

    • Descartes dit :

      @ Luc Laforets

      [ Malheureusement, je ne pourrai pas répondre avant la fin de la semaine prochaine, car j’ai d’autres obligations dans l’intervalle.]

      Pas de problème, suis très patient…

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