Depuis quelques années, on assiste à gauche à des débats fumeux sur les modalités de l’organisation politique. En pratique, cela revient à discours “postmoderne” sur la caducité de la “forme parti” à qui on attribue tous les maux (ou prétendu tels): centralisation, professionnalisation des dirigeants, délégation de pouvoir… A côté, on vante des “nouvelles formes d’organisation” qui se résument en général à une adhésion “à la carte” censée préserver les droits de l’individu-militant.
On trouve malheureusement ici aussi l’aboutissement de la logique individualiste qui s’est imposée dans toutes les sphères de la vie dans les années 1980, mais dont les prémisses se trouvaient déjà dans l’idéologie de mai 1968. Cet aboutissement est une terrifiante crise de la transmission.
La crise sociale actuelle est pour une large partie une crise de la transmission.
L’idée de progrès est indissolublement liée à l’idée de transmission. Penser un progrès implique penser que chaque génération vivra mieux que celle qui l’a précédée. Mais cela n’est possible qu’à travers un processus d’accumulation: pour reprendre la métaphore newtonienne, si la génération suivante peut voir plus loin, c’est parce qu’elle est assise sur les épaules de celle qui la précède. L’accumulation implique que chaque génération transmette à la suivante les richesses, les connaissances, les pratiques, les institutions et les structures qu’elle a reçu elle même en héritage et qu’elle a amélioré, perfectionné, reconstruit. Le progrès repose sur cette transmission. C’est pourquoi la plupart des sociétés ont apporté un grand intérêt aux institutions assurant cette transmission. La famille, l’église, l’école et l’université, la presse ont été les enjeux de luttes acharnées depuis qu’elles existent. La question de savoir ce qui doit être transmis et par qui passionne déjà les Grecs, et ces passions ont continué jusqu’à nos jours.
Mais la transmission eut aussi ses adversaires. Avec les idéologies de retour au “naturel”, la transmission apparaît comme une corruption. Rousseau nous propose dans l’Emile une idéologie de l’éducation fondée sur l’idée qu’il faut “craindre de contrarier la nature”. Cette idée – que Rousseau nuance tout de même – est reprise de manière bien plus extrémiste par les romantiques, les néo-romantiques et plus tard par les idéologues de mai 1968: la transmission est vue comme l’un des “mécanismes répressifs de l’Etat” destiné à éloigner l’homme de l’Eden dans lequel il vivrait s’il suivait sa “vraie” nature. Ce n’est pas par hasard si “Jouir sans entraves” est un mot d’ordre de ce processus. Les “entraves” sont bien entendu la tradition, les institutions, les règles venues du passé.
L’individualisme a toujours buté sur une contradiction: si l’individu est un produit historique – et donc l’héritier d’un ensemble de croyances, de règles, de connaissances, d’institutions qui lui viennent du passé – comment peut-il prétendre être libre, puisque ses choix sont en grande partie déterminés par les “bagages” qu’il porte ? La conclusion, triviale, est que l’individu ne peut être “véritablement” libre que dans l’état de nature, c’est à dire, en l’absence de toute transmission (1). Il faut alors choisir entre Rousseau et Hobbes, entre la confiance dans l’homme qui en suivant sa nature serait parfaitement civilisé, et la croyance – malheureusement bien plus étayée par des exemples historiques – que c’est précisément son éloignement de la nature qui permet à l’homme de se civiliser.
Depuis quarante ans, notre société a tout fait pour dévaloriser l’idée même de transmission. L’exemple peut-être le plus éclairant est celui de la loi Jospin sur l’éducation qui met “l’élève au centre du système” et qui prétend interdire aux maîtres de transmettre les connaissances que l’élève est censé découvrir par lui même. Cette vision implique pour chaque individu la capacité de reconstruire par lui même l’histoire intellectuelle de notre espèce. Est-ce bien raisonnable ?
Un autre exemple de cette crise de la transmission est le “jeunisme” ambiant. Dans une inversion de la logique qui faisait que le jeune écoutait quand l’adulte parlait – manière de dire que l’adulte savait des choses que le jeune ne savait pas et qui valent la peine d’être connues, pour reprendre la formule de Roger Scruton – on entend un discours qui affirme que c’est au contraire l’adulte qui doit “apprendre” des jeunes (et des enfants). Le discours sur le “nécessaire rajeunissement” des organismes décisionnels et délibératifs est dans la même veine. Il repose sur l’idée que “l’enthousiasme” ou le “dynamisme” sont plus importants que l’expérience et le savoir accumulé. Que finalement, moins on en sait, moins on connaît le passé, et mieux on gouverne.
Troisième exemple de cette crise de la transmission: la mythologie de la modernité. L’idée que l’avancement rapide des techniques et de la société réduisent à néant la valeur de l’expérience des générations précédentes est aujourd’hui devenue une sorte de dogme. Le discours des partis de gauche est révélateur de ce point de vue: toute situation est “nouvelle”, “inédite”. Tout programme doit être “innovant”. Honte à celui qui propose de faire quelque chose qui a déjà été fait, qui se réclame d’un projet ancien, qui propose une analyse reposant sur un exemple historique.
Notre société, pour paraphraser une formule célèbre, a choisi Rousseau mais aura Hobbes. Dans le domaine de la transmission, il faut attendre une génération pour voir les effets néfastes. La génération qui en mai 1968 a attaqué les institutions qui assurent la transmission (famille, école…) avaient bénéficié à fonds de celles-ci avant de les détruire. La plupart d’entre eux ont eu une éducation classique, dans des lycées à la discipline napoléonienne, avec des maîtres qui avait de leur rôle une conception centrée sur la transmission d’un héritage culturel. Mais la génération suivante n’a pas eu cette chance: privée de ces ressources, éduquée dans un système où “l’éveil” et de la (fausse) “créativité” à remplacé comme doctrine officielle la transmission de savoirs, choyée en apparence par un discours qui fait de la jeunesse le prescripteur du monde adulte, elle n’a plus les moyens d’articuler une rebellion. D’abord, parce qu’il est difficile de se rebeller contre un système qui ne vous demande rien: “là ou tout est permis, rien n’est subversif” comme disait Lacan. Et ensuite, parce qu’une rébellion qui ne s’inscrit pas dans une histoire ne peut dépasser le côté ludique ou théâtral d’une crise d’adolescence.
Seule la transmission permet de sortir l’homme de l’état de nature. En permettant que notre jeunesse revienne à cet état, nous préparons l’ensauvagement de la société.
Du parti politique comme institution pédagogique
Nulle part cette crise de la transmission n’est aussi visible que dans les partis politiques. Il faut donc faire un peu d’histoire. Si pour beaucoup de jeunes les partis politiques sont aujourd’hui soit des machines à gagner – ou à perdre, c’est selon – des élections, soit des groupuscules de dingues qui passent leur temps à pinailler sur des virgules et à se chamailler sur des alliances, les partis politiques n’ont pas toujours été comme ça.
Oui, je sais, je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître: Le temps où les partis étaient des institutions qui faisaient de la transmission de références un élément essentiel de leur action. En ce temps-là, on ne naissait pas militant, on le devenait à l’issue d’un long processus de formation, de partage, lorsqu’on avait reçu et intégré un ensemble de valeurs, de références, d’institutions. Le Parti, pour un communiste, un socialiste, un gaulliste, c’était bien plus qu’une organisation, c’était une famille. Et je n’utilise pas le mot “famille” par hasard: la famille est le premier lieu de la transmission, celui qui nous fait et dont personne ne peut sortir indemne. Il y avait en ce temps-là du respect pour les “anciens”, ceux qui avaient “X ans de Parti” et qui pouvaient raconter les combats d’hier et donc mettre l’action politique dans une perspective historique, et ce respect rappelait celui qu’on avait dans une famille pour les “vieux” qui pouvaient raconter leurs guerres . “Quitter le parti” (ou en être exclu) était bien plus qu’un acte administratif, c’était un traumatisme, et bien de ceux qui l’ont expérimenté ont écrit pendant de longues années des diatribes enflammées pour cacher leurs blessures. C’était le Parti qui “faisait” les militants, et pas l’inverse. Peut-être c’est Marcel Paul qui a le mieux résumé ce rapport lorsqu’il déclara “le Parti m’a fait tel que je suis, jamais je ne le trahirai”.
De cela, rien ne reste ou presque. Le rapport des partis politiques avec leurs militants a été totalement inversé: ce n’est plus le parti qui vous fait honneur en vous admettant, c’est le militant qui lui fait honneur en adhérant. Et il ne s’agit surtout pas de lui faire peur en lui imposant des références, des règles, des obligations. La lecture des statuts des partis politiques est de ce point de vue éclairant. Ainsi, les statuts du PCF affirment que “Sur tout le territoire national, il est de la responsabilité collective des communistes d’ouvrir à chaque adhérent-e comme à toutes celles et tous ceux qui veulent agir avec elles et eux la possibilité de s’investir dans l’activité politique de leur choix” (art 1.1). Laissons de côté les ridicules “touts celles et tous ceux” et “elles et eux” qui alourdissent le style pour regarder le fonds: c’est le Parti qui a un “devoir” de assurer à chaque individu la possibilité de “s’investir dans l’activité de son choix”. Et l’article 1.3 enfonce le clou: “Chaque adhérent-e, informé-e des initiatives du Parti, choisit librement de participer ou non à un ou plusieurs des lieux et formes d’activités“. Notez le bien: rien n’est obligatoire, tout est à la carte…
L’asymétrie de cette relation est évidente lorsqu’on songe au fait qu’aucun parti politique n’ose plus sanctionner ses militants sauf dans des cas absolument extraordinaires. Alors que les exclusions étaient courantes jusqu’aux années 1970 dans tous les partis politiques, elles disparaissent ensuite. Puisqu’on ne prescrit plus, puisqu’on ne transmet plus des valeurs, puisque chacun peut choisir librement ce qu’il fait, quel serait le sens d’une exclusion ?
Car c’est bien là le problème: les partis politiques réagissent ainsi non pas par bêtise, mais parce qu’ils ont compris qu’ils n’ont plus la légitimité pour prescrire et faire respecter des règles. Cette légitimité ne peut venir que de l’histoire. Mais l’histoire perd son sens dès lors qu’il n’y a plus de transmission et de hiérarchie de la connaissance. Encore une fois, les statuts du PCF sont révélateurs de cette dérive. A l’article 1.5 on lit: “Des liens de complicité, d’écoute, d’échange à égalité (…) fondent les rapports entre les jeunes communistes, les étudiants communistes et le Parti communiste français“. Soyons sérieux: comment pourrait-il y avoir un “échange à égalité” entre ceux qui commencent tout juste leur expérience politique et ceux qui, blanchis sous le harnais, ont accumulé une richesse d’expériences, de connaissances, de réflexions ? Au nom de quoi on prive la jeunesse d’un “échange inégalitaire”, qui seul permet la transmission de ce patrimoine ? Naguère, les “jeunesses” politiques étaient avant tout des lieux de formation. Des lieux où l’on apprenait au contacte (et sous le contrôle) des anciens du Parti. Des lieux ou étaient transmises les références, la culture, l’histoire de l’organisation. L’idée d’un “échange à égalité” reprend le discours qui présente une jeunesse qui n’a rien à apprendre de personne. C’est une formidable démagogie.
On ne rend pas service aux jeunes avec ce genre de contorsions. En les privant de la transmission de notre héritage, en les persuadant qu’ils n’en ont pas besoin, on est en train de stériliser une génération. Avec le risque ajouté de voir ces jeunes tomber dans l’anomie (les “émeutes” de 2005 sont un bon exemple de ce qui nous attend) ou ce qui serait pire, qu’ils aillent chercher des références chez les seules institutions qui ont encore la prétention d’en donner: les religions organisées.
La question de la transmission, bien plus que celle plus restrictive de l’éducation, devrait être au premier rang des sujets de réflexion des organisations politiques. Et tout d’abord lorsqu’il s’agit de leur propre organisation…
Descartes
(1) Cette idéologie semble être une conséquence du développement des classes moyennes consommatrices et farouchement individualistes qui ont constitué la base sociologique de la révolution néo-libérale qui trouvera son paroxysme dans les années 1980-90. Faut-il voir la conséquence du fait que la classe moyenne est une classe sans histoire, et par conséquent sans archétypes à transmettre et sans institutions à défendre ?
Oui, il y a des problèmes en politique, mais en mécanique la transmission ce n’est pas mieux :
-Qui peut me dire à quoi sert un arbre à came ?
-A faire pousser la drogue M’sieur !
bonjour Descartes,
Que dois-je rajouter tellement je suis d’accord?
Il est vrai que la doctrine de “l’enfant roi” a fait beaucoup de dégâts. elle était très répandue dans les couches moyennes, désolé pour elle. Nous avons voulu faire de nos enfants des “adultes”
avant l’heure et nous voulions qu’ils échappent aux professions du bas de l’échelle sociale. Les 80% de “bacheliers” d’une classe d’âge n’y est pas étrangère. Ce livre “la fabrique des crétins”
(j’ai oublié son auteur) résume bien la situation dans laquelle nous nous trouvons.
Mais le pouvoir politique et “patronal” y ont largement contribué.
M. Debré, ministre de l’éducation nationale dans les années 60 et surtout Bellac (Ancien administrateur RNUR) ministre de la formation professionnelle ont fait fort dans ce domaine. Ce même Bellac
ne déclarait-il pas devant un parterre patronal: ” Laissez-moi 5ans et je vous fais une main d’oeuvre comme vous l’aimer”! et la liste des ministres qui ont participé à cette gabegie est
longue.
Dans les entreprises où le travail d’équipe est nécessaire surtout avec les nouvelles technologies et où les salaires sont individualisés à outrance, nous retrouvons le même phénomène. J’ai même
rencontré une hiérarchie qui attendait, qui voulait que le “fautif” se dénonce pour sa faute professionnelle pour le sanctionner (sic)! Et comme il ne s’est pas dénoncé (alors que tout ses
collègues savaient)…il n’a pas été sanctionné!!! et tout se passait en présence de toute l’équipe. En fin de carrière, je ne te parle pas de ma réaction.
Sur le plan politique et syndical, nous avions une grande admiration pour les anciens issues de la Résistance et je me souviens d’un cours d’économie politique fait lors d’un stage syndical de
niveau moyen fait par ce secrétaire du CCE RNUR, un souvenir délicieux (Je ne me souviens que de son prénom Sylvain).
Souvenirs…
Avons-nous su et fait tout pour passer le “témoin”?
Ton texte recoupe les idées développées par Jean-Claude Michéa notamment.
Je ne sais comment fonctionnait et comment fonctionne aujourd’hui le PCF mais la CGT développe également cette adhésion “à la carte”.
Pour ma part, lorsque nous avons recréé le syndicat dans le lieu où je travaille, j’ai fait en sorte de bien structurer le syndicat et de bien l’organiser bien loin d’un spontanéisme ou
mouvementisme qui me défrise au plus haut point.
Ton texte recoupe les idées développées par Jean-Claude Michéa notamment.
Oui, en grande partie, même si c’est à partir d’une analyse légèrement différente.
Pour ma part, lorsque nous avons recréé le syndicat dans le lieu où je travaille, j’ai fait en sorte de bien structurer le syndicat et de bien l’organiser bien loin d’un spontanéisme ou
mouvementisme qui me défrise au plus haut point.
Je ne peux que t’en féliciter, d’autant plus que par les temps qui courent ce n’est pas vraiment la solution de facilité…
Commentaire n°2 posté par dudu87 aujourd’hui à 19h12
“Sur le plan politique et syndical, nous avions une grande admiration pour les anciens issues de la Résistance”
J’ai un gros problème actuellement dans mon usine, j’arrive pas à trouver les anciens issus de la Résistance…
Saloperie de planqués !
J’ai un gros problème actuellement dans mon usine, j’arrive pas à trouver les anciens issus de la Résistance…
Tu sais, on peut admirer Robespierre sans le croiser tous les jours au turbin…
Oui, et bien dans mon usine Robespierre rien à secouer !
On rigolent pas (si, quand même, …) nous autres, c’est Marine ou Olivier.
Fait chier à la fin !
Oui, et bien dans mon usine Robespierre rien à secouer !
Mais c’est “ton” usine, ou celle de ton papa ? Allons, soyons sérieux… les petits bourgeois qui se font passer pour des ouvriers, tu sais, ça se repère de loin. Ce sont les seuls qui croient
encore que les ouvriers votent “Marine ou Olivier”‘.
Ah, ben non Descartes, mon père est né en 27, malgré les nouvelles lois maintenant il est à la retraite !
Quand à moi, je peux vous dire que ça ne cause pas à la boite de DSK ou de Mélenchon, nonononon. Ca cause Sarkosy, Le Pen ou Besancenot, et oui.
Votre detecteur à besoin d’une révision!
Ah, ben non Descartes, mon père est né en 27, malgré les nouvelles lois maintenant il est à la retraite !
On peut être à la retraite tout en étant propriétaire d’une usine.
Quand à moi, je peux vous dire que ça ne cause pas à la boite de DSK ou de Mélenchon, nonononon. Ca cause Sarkosy, Le Pen ou Besancenot, et oui.
Hier c’était “Besancenot ou Marine”. Aujourd’hui, Sarkozy vient s’ajouter. On progresse…
Bonjour,
Je viens de lire certain de tes articles et au vu de tout ça, je ne comprends pas pourquoi tu as choisi “Descartes” comme pseudonyme.
Sans vouloir me montrer vexant, tu n’as rien d’un Descartes. Tu pratiques bien trop l’amalgame et manque grandement de nuance dans ton propos.
Tu manies certes les apparances grâce à ton écriture, mais ce n’est que du vernis : au final ton raisonnement est du même acabit que celui du militant politique que tu critiques, à savoir
superficiel.
Avant d’associer Descartes à ton blog, tu devrais commencer par réfléchir, faire voyager ton esprit et abandonner tous les partis pris qui sclérosent ta pensée.
Je viens de lire certain de tes articles et au vu de tout ça, je ne comprends pas pourquoi tu as choisi “Descartes” comme pseudonyme.
Je vais te donner une piste: relis la série intitulé “le discours de la méthode”, et cela devrait t’apparaître plus clairement. Pour le reste… je t’avoue que les débats ad hominem ne
m’intéressent pas. Si tu as des commentaires à faire sur le fonds des sujets, tu est le bien venu. Mais tes opinions sur mon humble personne, franchement, ne m’intéressent pas.
Sauf s’il s’agit de supposés petits bourgeois !
Pas compris votre commentaire…