Les grands féodaux sont de retour!

La remise au Président de la République du rapport de la commission présidée par E. Balladur concernant la réforme des collectivités territoriales a été suivie des commentaires prévisibles. Laissons de côté les manifestations de mauvaise humeur tactiques des élus de l’opposition et, en effet miroir, les louanges acritiques des élus de la majorité. A côté de ces éléments anécdotiques, on a vu déferler les papiers supportant le Grand Consensus en la matière. A savoir:  La France doit faire comme ses voisins européens: fusion des communes, suppression des départements, fusion des régions pour constituer des régions euro-compatibles, réduction des compétences de l’Etat et accroissement de celles des collectivités. Pour les commentateurs, la commission Balladur ne va pas assez loin.

Le Grand Consensus, comme toute pensée unique, n’admet pas de constestation. Prenons un exemple: De la même manière qu’il n’y a pas si longtemps le marché avait toujours raison (il paraît que ce principe en a pris un coup depuis quelques mois), le dogme selon lequel “il faut faire comme chez nos voisins” semble avoir pris la dimension d’une vérité révélée. Certes, les allemands ou les anglais ont beaucoup moins de communes que nous. Mais sont-ils plus heureux pour autant ? Sont-ils plus satisfaits que les français de leurs structures ? Discutez-en avec un anglais, il vous dira tout le mal qu’il pense des “local authorities” et, s’il a passé quelques années chez nous, se confondra en louanges sur l’efficacité et la proximité de notre administration communale. On me dira que nos petites communes rendent le système plus coûteux. Et alors ? Si les citoyens préfèrent payer un peu plus pour avoir une structure qui leur plait, au nom de quoi faudrait-il les dissuader ? Si j’aime le foie-gras et je peux me le payer, faut-il que je mange plutôt un BigMac sous prétexte que tous mes voisins font ça  et que c’est moin cher ? Je n’ai rien contre le fait que l’on aille regarder comment font les autres. Ce qui me parait désastreux est la manière dont l’affirmation “c’est ainsi que font les autres” a remplacé toute argumentation rationnelle. Personne ne nous explique en quoi des régions plus grandes (et moins nombreuses) serviront mieux les citoyens. On se contente d’affirmer que “tous les pays européens font comme ça”. Et alors ? Cela me rappelle un célèbre sticker des années 70: “Eat shit, 400 billion flies cannot be wrong” (“mangez de la merde, 400 milliards de mouches le font”).

Voilà pour les justifications. Voyons maintenant quelle est la politique que ces justifications essayent de faire accepter. La, on retrouve notre histoire: depuis Richelieu jusqu’à nos jours, on assiste en France a la lutte entre les grands féodaux et des intérêts particuliers contre la Nation. La Révolution française avait bien compris que le seul espoir de faire triompher l’intérêt général devant les intérêts particuliers de chaque coin du territoire était de multiplier des collectivités locales de petite taille, dont les compétences ont été solidement encadrées par l’Etat. Et cette politique, poursuivie par tous les gouvernements jusqu’aux années 1970, a permis des politiques d’aménagement ambitieuses et une péréquation entre les territoires garantissant une véritable égalite en termes d’accès aux services publics. En ces temps bénis, il n’y avait pas de “mille feuilles”: les trois niveaux de décision (commune, département, Etat) avaient des compétences bien précises, sans chevauchement.

Les féodaux (qu’on appelle aujourd’hui les “grands élus” dans le jargon) ne se sont jamais résignés à cet état de fait, qui constitutait une véritable entrave au développement du clientélisme local. Car pour faire des obligés, il faut avoir des budgets à distribuer, des permis de construire à signer, mais aussi pouvoir échapper au contrôle d’une fonction publique d’Etat indépendante et difficilement corruptible (1). Ils ont fini par avoir satisfaction: les lois de décentralisation de 1983 leur ont donné de juteux budgets à distribuer, et une fonction publique territoriale dont le statut, bien moins protecteur que celui de la fonction publique d’Etat, assure aux féodaux une obéissance et une fidelité canines de la part de leurs serviteurs. Il n’est pas étonnant que cette impulsion soit venue de la gauche:  l’avènement de la Vème république avait réservé pendant vingt ans le pouvoir d’Etat à la droite, et par un effet de miroir bien connu l’opposition s’était retranchée sur des fiefs locaux. Gaston Deferre, le père des lois de descentralisation, était lui même le prototype du “grand féodal”, gouvernant la ville de Marseille comme un fief personnel. Il n’est pas étonnant que les feodaux de gauche aient profité de l’alternance de 1981 pour améliorer leur propre situation. Charité bien ordonnée…

Aujourd’hui, ceux-là mêmes qui au nom de la descentralisation ont fabriqué ce monstreux “mille-feuilles” administratif nous racontent que cela ne peut plus durer. Mais loin de tirer les conclusions de leurs errements, ils veulent administrer au patient la même médecine qui l’a presque tué : c’est l’union sacrée des élus de droite et de gauche pour dépouiller l’Etat des compétences qui lui restent et de reclamer toujours plus de pouvoirs. Pour la gauche, incapable de gagner une élection nationale, c’est une manière de reprendre du pouvoir au niveau local. Pour la droite, c’est l’occasion d’affaiblir l’Etat honni. Et pour notre classe politique et journalistique dont l’eurolâtrie n’est plus à démontrer, c’est l’opportunité d’avancer vers cet idéal de “l’Europe des régions”, où les collectivités locales parlent directement avec Bruxelles en court-circuitant les états.

Car il ne faut pas se cacher les objectifs de cette réforme, qui ne fait que venir en complément de la RGPP: c’est la disparition du département. Déjà la RGPP tend à unifier les administrations déconcentrées de l’Etat au niveau régional, retirant peu à peu au département son caractére de circonscription élémentaire de l’action de l’Etat. En unifiant les représentations élues du département et de la région, comme le propose le rapport de la commission Balladur, on fait sauter un verrou important pour la suppression des départements qui est l’existence des conseillers généraux: dès lors que ceux-ci seront assurés de conserver un siège (régional) même en cas de disparition du département, il sera bien plus facile d’obtenir leur appui…

Et pour les citoyens ? Il est difficile de voir en quoi des régions plus grandes et moins nombreuses permettront de mieux prendre en compte leurs besoins et de mieux assurer leur accès aux services de proximité. Au contraire: il est fort à parier que les zones les plus éloignées de la “métropole” ou siège le féodal local seront oubliées au profit des zones électoralement plus rentables.  Et des régions plus fortes auront plus de moyens de résister à toute tentative de l’Etat de maintenir une péréquation des ressources entre régions riches et régions pauvres… Quant au département, les citoyens ne s’y trompent pas: c’est à travers lui (et notament de l’autorité préfectorale) que se manifeste le lien entre l’Etat central et le citoyen dans sa vie quotidienne. Il est d’ailleurs notable que les collectivités qui jouissent d’une plus grande affection populaire (commune et département) se trouvent dévalorisés par notre classe politique, qui ne jure que par la région, l’échelon qui suscite le moins d’adhésion chez nos concitoyens. Mais on l’aura compris depuis le référendum de 2005, les élus qui sont censés nous représenter savent beaucoup mieux que le citoyen ce qu’on devrait voter.

(1) On remarquera qu’il y a des dizaines de responsables d’exécutifs locaux condamnés pour toute sortes de délits liés à la corruption. A ma connaissance, aucun préfet n’a été condamné ou même poursuivi pour ce type de délits.

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7 réponses à Les grands féodaux sont de retour!

  1. LADY MARIANNE dit :

    bonjour et bienvenue dans ma communauté ” forum libre expression ” un article de bienvenue est publié sur mon blog chienne de vie avec ton lien-
    merci de ta confiance et de ta participation
    amicalement Lady Marianne

  2. Trubli dit :

    Il est vrai qu’entre le département et la région il y a un échelon de trop.

    Je pense que décentraliser à ses avantages.

    Donc partant de votre point de vue, pour éviter de créer des barronies et ainsi préparer le démembement de la France, il vaudrait mieux décentraliser en confiant les compétences des régions aux
    départements ?

    • Descartes dit :

      Je pense que décentraliser à ses avantages.

      Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils ne sautent pas aux yeux… pourrais-tu être plus précis ?

  3. TRUBLI dit :

    Bonjour,

    je pense que la gestion des lycées et des collèges peut se faire au niveau départemental au plus près des administrés.

     

    • Descartes dit :

      je pense que la gestion des lycées et des collèges peut se faire au niveau départemental au plus près des administrés.

      Et ça apporte quoi exactement comme avantage, que ce soit fait “au plus près des administrés” ? Certains vous diront au contraire qu’il est plus sain que les choses soient décidées par des gens
      qui sont loin du terrain et qui peuvent donc s’abstraire des querelles locales. Il est plus facile à un fonctionnaire nommé par Paris de refuser de construire le Lycée dans le terrain du beau
      frère du cousin du maire qu’au maire lui même…

  4. Trubli dit :

    Il est vrai qu’il est beaucoup plus difficile pour un département que pour une région de vouloir faire secession. 

    Je crois savoir que la création des régions date de 73, sous Pompidou qui a donc trahi le Général.

     

     

     

    • Descartes dit :

      Pas tout à fait. La “région” pour Pompidou était un simple établissement public de coopération. C’est la gauche en 1981 qui fait de la Région une collectivité à part entière.

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