Jean Gadrey, professeur émérite d’économie à l’Université de Lille I, s’était illustré par la publication en 2010 d’un livre, “Adieu à la croissance” dans lequel il militait pour une vision “éco-solidaire” d’une économie sans croissance. Gadrey n’est pas, loin de là un partisan de la décroissance, mais met en question l’idée que la croissance soit indispensable pour assurer le progrès social et le plein emploi.
Dans un article sur son blog (consultable ici), adresse “à nos élu(e)s actuels et futurs, à commencer par les candidat(e)s aux élections présidentielle et législatives de 2012” (sic) un certain nombre de questions sur leur vision de l’économie. Bien que n’étant ni élu, ni candidat à l’être, je me permets de répondre à ses questions, d’abord parce que je les trouve intéressantes, et puis parce que dans leur formulation elles me semblent véhiculer un certain nombre de confusions courantes dans le discours de gauche, notamment entre “richesse réelle” et “richesse monétaire”, mais aussi l’utilisation d’un langage “sociétal” qui ne veut rien dire pour formuler des problématiques économiques. Voyons donc les questions une à une:
1. Questions générales
– Selon-vous, la poursuite de la croissance économique est-elle un impératif en France dans les deux décennies à venir, notamment pour l’emploi et la protection sociale ?
Cette question pose en fait une autre: les biens produits par notre économie sont ils globalement suffisants pour assurer à chacun le niveau de vie que nous nous fixons comme objectif ? Si la réponse est “oui”, alors on peut se contenter d’une croissance nulle, voire négative. Si la réponse est “non”, alors la croissance économique reste un impératif.
Or, la réponse à cette question n’est pas évidente. D’abord, parce que la fixation du niveau de vie “souhaitable” n’a rien d’évident, et que l’être humain est pratiquement programmé pour être éternellement insatisfait – et heureusement, car cette insatisfaction est le moteur de son développement. Mais surtout, parce qu’il y a une illusion sur la taille du gâteau à distribuer. En effet, il y a une croyance tenace – surtout à gauche – qu’une répartition uniforme de la richesse donnerait à chacun un haut niveau de vie. C’est très discutable: le PIB par habitant de la France (à parité de pouvoir d’achat) est de l’ordre de 30000 €/an, ce qui donne un relativement confortable 2500 €/mois. Un peu plus de la moitié de ce montant sert à financer la protection sociale et les services publics. Il ne reste donc que 1250 € par habitant et par mois pour les autres nécessités de la vie. Est-ce suffisant ?
– Est-il possible d’avoir d’ici à 2050 une croissance annuelle moyenne positive accompagnée d’une réduction de 4 % par an en moyenne des émissions de gaz à effet de serre de la population française (objectif minimal que fixent les Nations unies et le Giec [Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat] aux pays riches) ?
Bien sur que oui. Il suffit de faire porter la croissance par des secteurs à faible émission de CO2. La substitution du chauffage au fuel par du chauffage électrique alimenté par des réacteurs nucléaires, par exemple, produirait de la valeur ajoutée tout en réduisant les émissions de CO2…
– Faut-il que les principaux indicateurs de progrès ne soient plus le PIB et sa croissance mais un nombre limité d’indicateurs de progrès humain, social et écologique, choisis de façon démocratique ?
La question est difficile à comprendre. Le choix des indicateurs dépend de ce qu’on veut mesurer – et accessoirement, de la possibilité de mesurer certaines choses et du coût de la mesure. Le PIB a l’immense avantage d’être un indicateur simple à calculer et dont la mesure n’est pas chère. Quant au “choix de façon démocratique” des indicateurs… on voit mal ce que cela veut dire exactement. Si un référendum décide de remplacer le PIB par la mesure du niveau de la Seine sous le pont de l’Alma, je ne pense pas que cette décision ferait avancer la compréhension des phénomènes économiques. Prétendre faire “démocratiquement” des choix qui sont par essence des choix scientifiques est de la pure démagogie.
– Faut-il un puissant développement de l’économie sociale et solidaire, de la finance et du commerce solidaires, et des coopératives dans plusieurs secteurs ?
Encore une fois, la question du “faut-il” implique qu’on définisse au préalable les objectifs à atteindre. Or, on a l’impression à voir la manière dont la question est posée que le développement de “l’économie sociale et solidaire” – terme qui aurait mérité une définition – n’est pas un moyen d’atteindre un but, mais un but en soi.
– Faut-il décider, pour des raisons écologiques et sociales, de la gratuité de certains biens publics (eau, électricité, crèches…) jusqu’à un seuil permettant d’éradiquer la précarité dans l’accès à ces biens, mais avec ensuite des tarifs progressifs ? Faut-il encourager la gratuité totale ou ciblée des transports collectifs urbains, pour les mêmes raisons ?
La “gratuité” véritable n’existe pas. Dès lors qu’un bien – qu’il soit public ou privé – est produit, il a un coût de production et quelqu’un le paye. La “gratuité apparente” – c’est à dire, le fait que le consommateur ne paye pas – ne fait qu’occulter le fait que quelqu’un d’autre paye la note. De ce point de vue, on voit mal quelles “raisons écologiques” pourraient militer en faveur de la gratuité, puisqu’il s’agit au contraire de faire prendre conscience au consommateur du coût écologique des choses qu’il consomme.
On voit mal quelle pourrait être la justification “écologique et sociale” de la gratuité. Mieux vaut donner aux gens les moyens de payer pour les services qu’ils consomment – ce qui leur donne un véritable pouvoir de choix et d’arbitrage – plutôt qu’une fausse gratuité.
– Peut-on plafonner les revenus des plus riches (ou introduire une fiscalité très progressive aboutissant à un résultat voisin) à un niveau tel que l’écart relatif des revenus entre les très riches et les 10 % les plus pauvres ne dépasse pas 1 à 20, dans un premier temps, et moins ensuite ? Faut-il des délibérations citoyennes pour fixer des seuils de pauvreté et de richesse monétaires ?
Pouvoir, on peut. Mais on peut aussi s’interroger sur le choix du seuil. Pourquoi “1 à 20” et pas “1 à 40” ou “1 à 10” ? Cette question amène à discuter le sens du dispositif. Quelle serait la justification de cette limitation ? Au nom de quel principe décréterait-on que le travail de X ne peut en aucun cas valoir 40 fois plus que le travail de Y ?
Quant à la décision par “délibérations citoyennes”… encore une fois, ce sont des formules cristallisées qui ne veulent rien dire. C’est quoi, une “délibération citoyenne” ?
– Peut-on récupérer – pour réduire la dette publique, éradiquer la pauvreté et lancer les investissements de la transformation écologique et sociale – entre 80 et 100 milliards d’euros par an, sans croissance, par une réforme fiscale, par la suppression de la moitié des niches fiscales et sociales et de la fraude aux cotisations sociales, et par l’élimination des paradis fiscaux (en commençant par interdire aux banques françaises d’y établir des filiales ou établissements relais) ?
Dans cette question se trouve une difficulté, celle qu’il y a à mélanger la richesse monétaire et la richesse réelle. Il y a dans notre société de vastes sommes d’argent qui ne se transforment jamais en biens réels. Elles restent dans l’univers de la finance, et ne s’échangent que contre d’autres papiers. Le problème, c’est que pour “éradiquer la pauvreté” et “lancer les investissements” il faut pouvoir transformer l’argent en biens. Car les pauvres ne se contenteront pas de papiers, ils ont besoin de nourriture, de vêtements, de frigos et de maisons. On peut toujours “récupérer 80 à 100 milliards d’euros” par une réforme fiscale. Le problème apparaît lorsqu’on pense en termes de biens réels: il n’y a pas quelque part 100 milliards d’euros en frigos, en vêtements, en nourriture à récupérer. Si je déverse les 100 milliards récupérés pour acheter ces biens, je ne peux que provoquer l’inflation, puisque la quantité de biens est constante (et elle ne peut pas augmenter puisqu’il s’agit de faire cette réforme “sans croissance”…). En d’autres termes, pour donner des frigos, des vêtements et de la nourriture aux pauvres il faut que j’en enlève à quelqu’un d’autre.
L’idée qu’on peut récupérer de la richesse dans la “bulle financière” et la transporter dans l’économie réelle est déjà assez absurde. Mais si l’on s’impose en plus la contrainte du “sans croissance”, on s’interdit même la relance keynesienne…
– Peut-on socialiser la finance dans notre pays sans attendre que d’autres le fassent, afin d’en finir avec la dictature des actionnaires et leur spéculation sur des biens communs essentiels (la monnaie, le crédit, les produits alimentaires, les matières premières, etc.) ?
Ca veut dire quoi “socialiser la finance” ? Doit-on comprendre par là la fin du capital privé ? Encore une fois, ce qui se conçoit bien s’énonce clairement…
2. Questions sectorielles
– Selon vous, faut-il retenir l’essentiel du scénario énergétique Négawatt 2011, qui prévoit entre autres mesures la sortie du nucléaire en vingt-deux ans, la rénovation thermique de 750 000 logements par an après une période de montée en puissance, et la division par deux des émissions des Français dès 2020, puis bien plus au-delà ?
On peut toujours rêver. Mais si l’on veut être réaliste, mieux vaut chercher ailleurs.
– Peut-on créer en dix ans 100 000 emplois dans l’agriculture si on réoriente la production vers l’agroécologie de proximité et si on organise politiquement la récupération du foncier périurbain afin de créer des ceintures maraîchères autour des villes ? (…) faut-il « favoriser la croissance de l’agriculture et de l’élevage fermiers et biologiques et la décroissance de la grande exploitation industrialisée » ?
On peut créer autant d’emplois qu’on veut à condition de trouver quelqu’un pour payer le coût. L’exploitation industrialisée s’est imposée par sa productivité. Si l’on revient à “l’agriculture et l’élevage fermiers et biologiques” et autres idées du même style, on réduit la productivité. On augmente donc le coût du produit fini. Maintenant, si les gens sont prêts à manger moins – ou à sacrifier d’autres consommations – pour financer ce changement, tout est possible.
– Faut-il faire croître le petit commerce de proximité et les circuits courts, et décroître les usines à vendre avec leurs circuits longs et leur recours massif au dumping social et environnemental ?
Même réponse. Dès lors qu’on propose une solution qui est économiquement moins efficace que celle qu’on a, la question est de savoir si les gens sont prêts à payer la différence.
– Faut-il réduire fortement l’emprise de la publicité sur les comportements de consommation, au bénéfice d’une information de qualité principalement prise en charge par des associations indépendantes et par des organismes publics démocratiques ?
Oui, sans doute. La publicité est un coût inutile. De la même manière qu’on a plafonné les dépenses de campagne électorale pour empêcher une course au gigantisme, on pourrait plafonner les dépenses publicitaires. Par contre, je ne vois pas ce qu’est un “organisme public démocratique”, et je ne suis pas convaincu, encore une fois, que la “démocratie” ait quelque chose à apporter là dedans.
– Faut-il d’authentiques services publics et démocratiques, gérés de façon décentralisée, coopérant avec des associations et des territoires, dans les domaines de l’énergie, de l’eau, des transports collectifs et du logement social et écologique ?
Décidément, le “démocratique” est à la mode. Je ne sais pas ce qu’est un “service public et démocratique”.Y a-t-il une manière “démocratique” de conduire les trains ou d’opérer de l’appendicite ? Je suis aussi un peu étonner par l’idée d’un service public qui “coopérerait avec un territoire”…
Par contre, je pense que l’idée de services publics “gérés de façon décentralisée” est une fort mauvaise idée. L’expérience a abondamment montré l’intérêt de services publics centralisés, qui permettent la péréquation sur l’ensemble du territoire et une véritable égalité de traitement. Quant à l’immixion des “associations” dans la gestion des services publics… il faut arrêter de croire que les “associations” représentent autre chose qu’un petit groupe d’activistes. Ce sont les élus, et non les “associations” qui ont la légitimité démocratique.
– Faut-il développer massivement sur les territoires des services de bien-être associés à des droits pour la petite enfance, les personnes âgées, les personnes handicapées, sur la base d’emplois de qualité et d’organismes publics et associatifs sans but lucratif ?
Non. Que je sache, dans notre pays, il n’y a pas de “droits pour la petite enfance”, des “droits pour les personnes âgées” et ainsi de suite. Les crèches ne sont pas d’ailleurs des “droits pour la petite enfance” (à qui on ne demande pas son avis avant de l’y envoyer) mais des droits pour les parents, qui ont besoin de cet outil pour pouvoir mieux organiser leur vie professionnelle. Par ailleurs, il ne faut pas mélanger les objectifs. On peut admettre que les “services de bien être” soient à développer. Mais si on les développe, c’est parce que leurs usagers en ont besoin, et non pas pour créer des emplois, qu’ils soient “de qualité” ou non.
Voilà donc les réponses d’un simple citoyen, qui n’est ni élu ni candidat, et qui n’aspire à rien…
Descartes
voici bien des questions d’un professeur “nimbus”. il ne voit pas que la question principale derrière ses questions pour plus d’emploi est tout simplement la sortie de l’euro, la dévaluation.
Nous sommes à la fois concurrencé par des pays plus efficace que nous (ex; l’Allemagne) et par les pays à bas salaires (ex: la Chine)
La question que devrait donc poser ce professeur nimbus aux candidats divers devrait être sur la sortie de l’Euro.
nb: pareil sur la question d’une échelle de salaire optimale. On peut en discuter à l’infini. Alors que la question simple est celle d’une fiscalité plus progressive sur les salaires et revenus.
Encore une question de professeur rnimbus.