A peine le gouvernement nommé, des cris d’orfraie se sont élevés à propos des engagements de certains ministres sur toutes sortes de questions sociétales. Celle-ci – horreur ! – a participé à la manif pour tous, celui-là – malheur ! – est contre l’extension de la PMA. Il est tout de même significatif de constater que cette vigilance ne s’étend pas aux engagements des mêmes sur les questions économiques et sociales. Comme si voter contre le soi-disant « mariage pour tous » (1) ou l’inscription du droit à l’interruption volontaire de grossesse dans la Constitution étaient des crimes irréparables, alors que voter la loi El Khomri, la réforme de la haute fonction publique ou celle des retraites n’étaient que des péchés véniels vite oubliés. Et ne parlons même pas de ceux qui, à gauche, se sont drapés dans la dignité offensée pour rejeter la réforme des retraites voulue par Emmanuel Macron alors qu’ils avaient voté des deux mains celle portée par Marisol Touraine. Tout est oublié, tout est pardonné, et François Hollande, qui fit de Macron un ministre et de El Khomri une loi, est aujourd’hui député du Nouveau Front Populaire, et donne des leçons de politique sociale à son successeur.
C’est que, voyez-vous, dès lors qu’à gauche comme à droite c’est la même classe qui détient les manettes, les questions économiques et sociales ont cessé d’être matière à débat. Un large consensus sur les politiques à mettre en œuvre existe dans ces domaines, même si certains – surtout à gauche – prétendent le contraire, du moins lorsqu’ils sont dans l’opposition. Personne dans « l’arc républicain » ne veut rompre avec l’Union européenne, personne ne veut rompre avec l’Euro. Cela ne laisse guère de marges de manœuvre pour contrer la désindustrialisation, la baisse de la productivité et de l’investissement. Et qu’on ne m’explique pas qu’on a une droite austère et une gauche dépensière. Les trente dernières années ont montré que les déficits dérapent quel que soit le gouvernement. Qu’il soit de droite, de gauche ou du centre, le résultat est à peu près le même, et l’ampleur du dérapage dépend plus de la conjoncture que de la couleur de l’hôte de Bercy. Bruno Le Maire, homme de droite devant l’Eternel et partisan – du moins en paroles – de l’orthodoxie budgétaire a régné sept ans sur Bercy, et que laisse-t-il derrière lui ? Rien de très différent de ce qu’ont laissé les gouvernements socialistes…
Le dérapage inquiétant des finances publiques ne doit rien au hasard, pas plus qu’il n’est attribuable au COVID. Les causes sont bien plus profondes. Depuis les années 1980, on a fait le choix d’enrichir le bloc dominant en appauvrissant l’Etat. Ou pour le dire autrement, l’Etat s’est endetté pour pouvoir subventionner le niveau de vie des Français en général, et des classes dominantes – bourgeoisie et classes intermédiaires – en particulier. Parce qu’il ne faut pas se tromper : si la dépense publique augmente, ce n’est pas parce que l’Etat consomme plus, mais parce qu’il distribue plus. Depuis quarante ans, nous assistons à la multiplication des subventions, des allocations, des transferts de toutes sortes. Et dans la mesure où cette multiplication se fait dans un contexte de croissance faible et de désindustrialisation continue, dans la mesure où l’on produit de moins en moins de biens et services exportables, elle ne peut se financer que par l’emprunt.
Pour rompre avec cette spirale, il faudrait un gouvernement ayant une solide légitimité populaire. Or, la base sociale sur laquelle les gouvernements peuvent compter ne fait que se rétrécir. Les élections de 2017 ont pu faire illusion, mais celle-ci s’est vite évaporée. Depuis la crise des « gilets jaunes », on assiste à la fuite en avant d’une majorité présidentielle qui, consciente de la faiblesse de sa base, a acheté la paix sociale à grands coups de milliards. Les réductions diverses d’impôts concédées depuis 2017 s’élèvent à 60 Md€ par an, à quoi il faut ajouter toutes sortes de sucettes offertes à telle ou telle profession, à tel ou tel territoire dès qu’une crise se profile. L’exemple des prix de l’énergie est caricatural : après avoir livré l’électricité au marché, réforme censée aboutir à une baisse des prix, on découvre tout à coup que les marchés peuvent fluctuer à la baisse… mais aussi à la hausse. Alors, quand les prix baissent les consommateurs y gagnent, et quand les prix montent, c’est l’Etat qui casque par le biais du « bouclier tarifaire ». Et comment finance-t-on ledit bouclier ? Par l’endettement…
Aujourd’hui, on arrive au bout de cette politique. On se trouve avec un gouvernement dont la base est encore plus étroite, et dont les marges de manœuvre pour acheter la paix sociale sont, du fait du contrôle budgétaire européen et des réactions des marchés, de plus en plus réduites. Des décisions douloureuses vont devoir être prises, et le gouvernement n’a qu’une faible légitimité pour les imposer. Difficile dans ces conditions de faire des véritables choix fondés sur une analyse des besoins plutôt que sur l’évitement de ceux qui gueulent le plus fort. Et le risque qui nous guette, c’est celui du saupoudrage.
Aujourd’hui, nos ministres sonnent le tocsin, et parlent d’une situation budgétaire catastrophique. C’est de bonne guerre. Vous connaissez l’adage : « on succède toujours à un incompétent, on est toujours remplacé par un arriviste ». Noircir l’héritage laissé par son prédécesseur, c’est le meilleur moyen d’imposer des décisions drastiques sans avoir à en porter la responsabilité, puisqu’elles sont « inévitables » compte tenu du désastre laissé par le gouvernement précédent. Cette fois-ci, ce discours n’est pas très crédible, compte tenu de la continuité affichée par les nouveaux ministres avec les politiques antérieures. On ne peut à la fois défendre le bilan et le tenir pour désastreux. Il n’empêche que des décisions drastiques seront certainement nécessaires. Le modèle de financement du niveau de vie des classes intermédiaires et de pacification des couches populaires par l’endettement est à bout de souffle, en France certes, mais aussi dans l’ensemble des pays européens, qui affichent dans leur ensemble des niveaux d’endettement inquiétants. Les marchés commencent à réaliser que, même avec la meilleure volonté, ces dettes ne seront jamais payées – du moins pas en totalité. Pour le moment, l’Euro assure une certaine protection contre la hausse des taux d’intérêt, mais cela risque de ne pas durer si la panne de l’économie allemande – qui est la véritable garantie de l’Euro – se prolonge. Mieux vaudrait avoir des digues solides quand la vague arrivera.
Evacuons tout de suite le faux débat entre ceux qui proposent d’augmenter les recettes de l’Etat, et ceux qui voudraient réduire la dépense publique. Les deux opérations aboutissent au même résultat : faire baisser le niveau de vie des Français dans leur globalité, même si la répartition de la réduction n’est pas la même dans les deux cas. Et au risque de froisser quelques camarades de la gauche, cette réduction globale est INEVITABLE si on n’arrive pas à faire repartir la productivité. Parce que refuser le modèle d’endettement, c’est renoncer à financer par l’emprunt une partie de notre niveau de vie. Equilibrer l’économie, cela implique de ne consommer que l’équivalent de la valeur qu’on produit. Et comme on produit en termes relatifs de moins en moins – notre croissance est depuis vingt ans largement inférieure à celle des grands acteurs économiques comme la Chine ou les Etats-Unis – il est normal que notre niveau de vie baisse en termes relatifs. Et si en plus on veut réduire le niveau d’endettement, il faudra produire plus ou consommer moins pour dégager des marges…
Augmenter les impôts, c’est moins d’argent dans votre poche. Réduire la dépense publique, c’est réduire les services publics, les allocations, les indemnisations dont vous bénéficiez, et qu’il vous faudra payer directement si vous voulez avoir le même niveau de service. Imaginer qu’on peut réduire la dépense sans réduire le service, cela relève de la pensée magique, ou plutôt de la croyance naïve qu’il y a beaucoup de « gras » dans l’Etat, beaucoup de gens qui font des choses inutiles et dont la disparition ne serait pas remarquée. Le problème, c’est que quand on sort des généralités et qu’on demande aux politiques et aux commentateurs de nous dire précisément où se trouve ce « gras », personne ne semble très dissert. Chaque fois qu’on a cherché à réduire la dépense publique, ce sont des postes de policier, d’enseignant, d’infirmier qui ont disparu. C’est sur l’entretien des lignes électriques, des voies de chemin de fer, du matériel roulant, des centrales nucléaires qu’on a rogné. Et on a vu les effets…
Si l’expérience des Jeux Olympiques peut nous apprendre quelque chose, c’est que notre pays est capable de réussir n’importe quel projet, POURVU QU’IL Y AIT LA VOLONTE POLITIQUE ET QU’ON METTE LES MOYENS NECESSAIRES. Rien n’est autant susceptible de faire échouer un projet que les économies de bouts de chandelle. Et pourtant, cette leçon régulièrement répétée – je pense à l’échec du logiciel de paye « Louvois », qu’on peut opposer au succès de la mise en place du prélèvement à la source – n’est toujours pas intégrée. On continue à s’imaginer que si dix personnes font le boulot correctement, alors on peut se permettre d’en supprimer une sans que l’usager s’en aperçoive. Que le train qu’on entretenait une fois par an peut être entretenu tous les quatorze mois. Que la ligne électrique qu’on renouvelait tous les trente ans peut être refaite tous les trente-cinq. Après tout, quelques mois de plus ou de moins, qu’est-ce que cela change ? Cela fait penser à la fable du paysan qui, ayant entendu la légende de Mithridate, ce roi grec qui, en prenant des doses de poison de plus en plus importantes accoutuma son organisme jusqu’à devenir invulnérable à la substance toxique en question, décida d’accoutumer son âne à ne plus manger en réduisant chaque jour un peu sa ration. Et lorsque l’âne – prévisiblement – meurt, la conclusion du paysan ressemble beaucoup à celle de nos ministres. Elle consiste à blâmer le mauvais sort : « juste au moment où il avait appris à ne pas manger, il meurt de vieillesse… ».
Comme pour l’âne, l’idée qu’on peut réduire les rations sans que cela ait un effet finit par coûter plus cher que ce qu’on économise : un train qui tombe en panne et bloque la circulation, la coupure d’une ligne qui laisse sans électricité quelques dizaines de milliers d’usagers, cela a un coût. Mais bien sûr, ce coût ne se voit pas sur les budgets de maintenance… et avec un peu de chance, les problèmes ne se manifestent que longtemps après que le responsable des décisions a changé de poste. Et c’est ainsi qu’on fait des économies budgétaires qui en fait n’en sont pas… et que personne n’en prend la responsabilité.
Je ne suis pas personnellement par principe contre l’idée de réduire la dépense publique. Mais si on le veut sérieusement, il faut débattre non pas du « combien » mais du « quoi ». Il faut dire précisément quel est le service qu’on supprime, et l’assumer. Et non pas expliquer qu’il y aura moins de policiers et plus de sécurité, moins d’hôpitaux sans dégradation de la couverture sanitaire, moins d’enseignants et un meilleur enseignement. Mieux vaut supprimer complètement un service qu’on n’estime pas prioritaire pour dégager les moyens qui permettent aux autres de fonctionner correctement, que de « saupoudrer » les coupes, ce qui conduit à multiplier les dysfonctionnements partout.
Il faut raisonner en termes de projet : tel projet a un intérêt tel qu’il mérite d’être réalisé ? Alors on se donne les moyens de le réussir. Et si on n’a pas ces moyens, si on arrive à la conclusion qu’on ne peut pas se le payer, alors on ne le lance pas. Mais se dire qu’on fera le travail de cent ingénieurs en n’affectant que quatre-vingt postes, c’est une absurdité. C’est s’embarquer sur un navire à l’équipage incomplet et qui n’a pas tout son équipement : le voyage durera deux fois plus que prévu, les passagers arriveront énervés, et on multiplie les chances de naufrage.
Mais diffuser cette approche chez nos élites politico-médiatiques semble une tâche proprement impossible. La difficulté, c’est que ces soi-disant élites ont de la dépense publique une vision purement sacrificielle. On ne dépense plus pour conduire des projets – les politiques portant un projet sont d’ailleurs de plus en plus rares – mais pour marquer son intérêt pour tel ou tel sujet. A l’image d’Agamemnon, à qui les oracles prescrivent de « sacrifier son trésor le plus précieux » – ce sera sa fille Iphigénie qui fera les frais de l’affaire – pour calmer la colère d’Artemis, nos ministres annoncent fièrement dans leurs bilans qu’ils ont augmenté de tant de milliards supplémentaires le budget de la justice, la culture ou l’environnement. Comme si le fait d’augmenter la dépense de leur ministère était un bien en soi, indépendamment de l’utilisation qui en est faite, des projets qui sont financés, des résultats obtenus qui ne sont jamais évalués lorsqu’on établit le bilan de l’action d’un gouvernement ou d’un homme politique.
Oui, on peut faire mieux avec moins… à condition de faire moins. Ce qu’il nous faut, c’est une véritable RGPP, vous savez, cette « revue générale des politiques publiques » qui, comme beaucoup de projets sarkozystes, était une bonne idée au départ, et s’est révélée néfaste par une mauvaise exécution. L’idée de départ, c’était de regarder chaque politique publique en se demandant si elle était vraiment utile, si elle valait le prix qu’elle coûtait. A l’arrivée, c’est devenu une machine à distribuer les réductions de budget et de postes. Aujourd’hui, il ne serait pas inutile de relancer le processus dans sa conception originale, parce qu’il y a pas mal de choses qu’on pourrait parfaitement supprimer sans que le service public en souffre. Je pense par exemple au programme dit « certificats d’économie d’énergie » qui, comme le dit un récent rapport de la Cour des Comptes, revient à créer un impôt invisible pour financer des travaux dont la contribution aux économies d’énergie est loin d’être démontrée, le tout à hauteur de plusieurs milliards d’euros. Ou bien les subventions aux énergies renouvelables, qui ont couté d’ores et déjà plus que n’en a couté la construction du parc nucléaire entre 1979 et 1997, pour une production dix fois moindre. Et si ces programmes inutiles existent dans le domaine de l’énergie, je ne doute pas qu’ils doivent aussi exister dans tous les autres domaines de l’action publique. Par exemple dans la politique de l’emploi, où l’on a généreusement distribué au patronat des dispenses de cotisations sociales dans des secteurs qui ne sont pas soumis à la concurrence internationale, pour un résultat qui, selon les évaluations sérieuses, est minime.
Mais je n’ai guère d’espoir qu’on prenne le chemin de la raison. Le problème, voyez-vous, c’est que supprimer des programmes, c’est s’exposer à l’action des lobbies. Parce que l’argent investi dans ces actions inutiles n’est pas perdu pour tout le monde, et surtout pas pour le patronat et les classes intermédiaires. Et un gouvernement faible ne peut se permettre de créer des conflits avec sa base. Alors, que c’est tellement plus facile, dans la logique de la politique du chien crevé au fil de l’eau que nos soi-disant élites adorent, de faire du saupoudrage…
Chaque service de l’Etat sera prié de réduire son budget et son personnel de X%, et cela touchera autant les programmes essentiels que les programmes inutiles. Et comme on le fait depuis trente ans, on réduira d’abord l’investissement à long terme et dans la maintenance, parce que c’est ce qui se voit le moins, du moins dans le court terme. Les voies, les lignes électriques, les hôpitaux et les écoles continueront à se dégrader, mais doucement, et nous finirons par nous y habituer, comme on s’est habitué à la disparition des postes ou des commerces dans la « France périphérique ». Seulement, comme on a pu l’expérimenter depuis trente ans, cela fait des fausses économies, parce que sur le long terme, le manque d’investissements ou de maintenance se paye. Et très cher.
Descartes
(1) Il faut toujours insister sur le fait qu’en matière sociétale on a tendance à falsifier les faits, la répétition finissant par installer chez les gens une vision déformée de la réalité. Il n’y a jamais eu de « mariage pour tous », puisque la loi en question interdit le mariage entre frère et sœur, entre ascendant et descendant en ligne directe. De la même manière, on parle à propos de la loi du 4 août 1982 de « dépénalisation de l’homosexualité », alors que l’homosexualité n’est plus un délit en France depuis… 1791, et que la loi en question ne fait qu’aligner l’âge de la majorité sexuelle pour les rapports homosexuels (autrefois fixée à 21 ans) avec celui des rapports hétérosexuels (18 ans).
Bonjour excellente analyse à laquelle je souscris.
je pense apporter un mini élément mais qui éclaire ce texte.
Les entreprises privées en France fonctionnent de la même façon et c’est même une culture très française. le cost killing à la française est réputé mais c’est comme ça qu’il marche . on prend une équipe de 10 on dit vous allez faire le travail à 9. on exige de la baisse budgétaire de X% par an pour tout le monde. résultat ceux qui étaient fit ne font plus le travail et ceux qui étaient en surplus le restent encore un peu…ce que vous décrivez me fait penser à ça…
pour le rgpp, ça ressemble quand même à ce que le RN avait demandé
@ kaiser hans
[Les entreprises privées en France fonctionnent de la même façon et c’est même une culture très française. Le cost killing à la française est réputé mais c’est comme ça qu’il marche. On prend une équipe de 10 on dit vous allez faire le travail à 9. On exige de la baisse budgétaire de X% par an pour tout le monde. Résultat ceux qui étaient fit ne font plus le travail et ceux qui étaient en surplus le restent encore un peu…ce que vous décrivez me fait penser à ça…]
Je ne le pense pas. Les « cost killers » que j’ai vu agir dans le privé ne fonctionnent pas de cette façon. Ils tendent au contraire à repérer les activités rentables et les activités non rentables, pour ensuite liquider ces dernières. Prenez le cas des pétroliers : l’exploration/exploitation rapporte, le raffinage non. Et du coup, on continue à investir massivement dans le premier domaine, et on n’hésite pas à fermer des raffineries.
Il faut ici noter que l’entreprise et l’Etat n’ont pas les mêmes contraintes. L’entreprise existe pour enrichir ses actionnaires, l’Etat pour pourvoir aux besoins communs. Dans le privé, l’idée qu’on puisse dégrader ou même arrêter le service rendu au client si cela améliore les résultats financiers est parfaitement légitime. Qu’une entreprise arrête un service qui donne entière satisfaction à ses clients parce qu’il n’est pas assez rentable est parfaitement normal, et le « cost killer » qui recommanderait une telle mesure ne ferait que son boulot. L’Etat n’a pas cette possibilité : il ne peut pas décider par exemple de fermer les hôpitaux ou les écoles au motif qu’ils ne rapportent pas assez. A l’heure de supprimer un service, l’Etat n’a pas les mêmes critères que le privé.
[pour le rgpp, ça ressemble quand même à ce que le RN avait demandé]
Pas vraiment, ou alors je n’ai pas bien compris le discours du RN. Ce que Bardella proposait, c’est un « audit des comptes », autrement dit, un travail pour établir si la comptabilité de l’Etat est sincère et vérifier qu’il n’y a pas d’engagements ou de déficits « cachés ». Ce dont je parle n’est en rien un travail comptable. Il s’agit plutôt d’évaluer le rapport entre le coût des différents programmes de l’Etat et leur utilité.
Un petit rectificatif à propos de la “dépénalisation de l’homosexualité”.
Ce n’est pas l’âge de la “majorité sexuelle”, une expression discutable, mais passons, qui était en cause. Il a toujours été le même pour les rapports homos que pour les rapports hétéros. Mais le niveau de la répression en cas de rapports sexuels avec un mineur était plus élevé pour les premiers depuis Vichy. En 1982, la répression a été mise à égalité pour les deux.
Ceux qui disent que l’homosexualité a été dépénalisée en 1982 sont soit de mauvaise foi soit mal informés. Comme on dit: “de la mauvaise foi ou de l’ignorance, la seconde est la plus probable, car la première demande un effort de réflexion”.
https://www.liberation.fr/checknews/2018/06/18/l-homosexualite-a-t-elle-ete-depenalisee-en-1791-ou-en-1982_1660079/
Sur le fond, j’ai été choqué qu’on apostrophe le nouveau gouvernement sur des questions comme la PMA ou le “mariage pour tous”. Comme s’il n’y avait pas plus grave.
@ xc
[Ce n’est pas l’âge de la “majorité sexuelle”, une expression discutable, mais passons, qui était en cause. Il a toujours été le même pour les rapports homos que pour les rapports hétéros.]
Vous faites erreur. Si le code pénal de 1791 fait disparaître le « délit de sodomie » et l’ensemble des dispositions punitives qui singularisaient les rapports homosexuels, ce régime, unique en Europe, subsiste jusqu’à l’acte dit loi du 6 août 1942, modifiant l’alinéa 1 de l’article 334 du Code pénal, qui instaure une distinction discriminatoire dans l’âge de consentement entre rapports homosexuels et hétérosexuels : 21 ans pour les rapports homosexuels, et 13 ans pour les rapports hétérosexuels (puis 15 ans à partir de 1945). Cette disposition est maintenue à la Libération : l’ordonnance du 8 février 1945 transfère l’alinéa 1 de l’article 334 vers l’alinéa 3 de l’article 331 du Code pénal, punissant « … d’un emprisonnement de six mois à trois ans et d’une amende de 60 francs à 15 000 francs quiconque aura commis un acte impudique ou contre-nature avec un individu de son sexe mineur de vingt et un ans. ». Enfin, en 1974, l’âge de la majorité sexuelle pour les rapports homosexuels est abaissé à 18 ans, et la peine prévue à l’alinéa 3 de l’article 331 du Code pénal est transférée à l’alinéa 2 de celui-ci en 1980.
On voit donc que c’est bien « l’âge de la majorité sexuelle », c’est-à-dire, l’âge à partir duquel la personne peut consentir librement à une relation sexuelle sans qu’on puisse parler de « détournement de mineur ». Je ne vois pas très bien par ailleurs en quoi l’expression « majorité sexuelle » serait discutable, dès lors que le délit est qualifié de « détournement de mineur ».
[Mais le niveau de la répression en cas de rapports sexuels avec un mineur était plus élevé pour les premiers depuis Vichy.]
Sur cette question, Vichy n’a rien à voir. Je pense que vous faites référence à l’ordonnance du 25 novembre 1960, qui crée l’alinéa 2 de l’article 330 du Code pénal. Cette disposition vient doubler la peine minimum pour outrage public à la pudeur, lorsqu’il s’agissait de rapports homosexuels, créant de fait un « caractère aggravant d’homosexualité ».
Bonjour Descartes,
[Le dérapage inquiétant des finances publiques ne doit rien au hasard, pas plus qu’il n’est attribuable au COVID. Les causes sont bien plus profondes. Depuis les années 1980, on a fait le choix d’enrichir le bloc dominant en appauvrissant l’Etat.]
Et quelles sont les données quantitatives qui vous permettent d’affirmer cela ?
@ François
[« Le dérapage inquiétant des finances publiques ne doit rien au hasard, pas plus qu’il n’est attribuable au COVID. Les causes sont bien plus profondes. Depuis les années 1980, on a fait le choix d’enrichir le bloc dominant en appauvrissant l’Etat. » Et quelles sont les données quantitatives qui vous permettent d’affirmer cela ?]
Eh bien… prenons par exemple la baisse relative de la pression fiscale sur les revenus et patrimoines les plus élevés. Ainsi, par exemple, la suppression des tranches supérieures de l’impôt sur le revenu : on est passé d’un barème à treize tranches allant jusqu’à 60% en 1980 à un barème à cinq tranches allant jusqu’à 45% en 2023. En échange de cette réduction d’une taxe progressive, on a créé des contributions « plates » : la CSG et la CRDS, qui touchent au même taux les pauvres et les riches…
Un autre exemple ? Prenons l’évolution de la TVA, qui passe d’un système à trois taux en 1980 (un taux réduit à 7% pour les produits de première nécessité, un taux normal à 17,6%, et un taux majoré à 33% pour les produits de luxe) à une TVA globalement à deux taux (je laisse de côté les taux spécifiques qui sont des « niches » fiscales), l’un à 5,5% pour les produits de première nécessité, l’autre à 20%. Le taux à 33% a, lui, disparu. Devinez qui sont les grands gagnants ?
Un autre mécanisme qui appauvrit l’Etat pour enrichir les acteurs privés est celui de la socialisation des passifs. Prenez l’exemple du COVID : l’Etat a prêté aux entreprises à taux zéro pour leur fournir de la trésorerie. Mais pour accorder ces prêts, l’Etat a dû s’endetter, et non pas à taux zéro, mais au taux du marché. Autrement dit, les emprunteurs n’ont pas eu à payer les intérêts, et les prêteurs ont bien touché leur bénéfice… le seul qui se soit appauvri dans cette opération, c’est l’Etat. Et cette opération est loin d’être un exemple isolé, on voit le même mécanisme à l’œuvre régulièrement. Prenez par exemple la dernière crise sur les prix de l’électricité: quand les prix étaient bas, les distributeurs privés se faisaient des couilles en or sur le dos d’EDF. Quand les prix sont devenus prohibitifs… l’Etat a volé à leur secours.
Ces transferts expliquent pourquoi la dette privée, contrairement à la dette publique, reste relativement raisonnable dans notre pays…
[Ces transferts expliquent pourquoi la dette privée, contrairement à la dette publique, reste relativement raisonnable dans notre pays…]
Je me permets une incursion, car c’est ce que je pensais aussi, mais après vérification, il semblerait que nos agents privés soient au contraire davantage endettés que leurs homologues européens : https://www.banque-france.fr/sites/bdf_espaces2/files/webstat_pdf/TAU_END_ANF_COM_INT_2263_fr__SI_endet_comparaisons_internationales_2023T1.pdf
J’avoue que je ne comprends pas pourquoi nos grands voisins s’en sortent mieux que nous. Passe encore pour l’Allemagne qui a gardé (jusqu’à aujourd’hui su moins) une industrie puissante, mais l’Italie ? L’Espagne ?
@ Patriote Albert
[« Ces transferts expliquent pourquoi la dette privée, contrairement à la dette publique, reste relativement raisonnable dans notre pays… » Je me permets une incursion, car c’est ce que je pensais aussi, mais après vérification, il semblerait que nos agents privés soient au contraire davantage endettés que leurs homologues européens.]
La comparaison entre pays différents est toujours très difficile d’interpréter, parce que les questions culturelles sont très importantes. Prenons un exemple : dans le monde anglosaxon, l’essentiel des ménages est propriétaire du logement, et la location est relativement marginale. Les anglais, par exemple, s’endettent dès leur entrée sur le marché du travail – et sur des périodes souvent très longues – pour acheter leur premier logement avec un apport personnel nul, et ensuite en fonction de l’évolution professionnelle et familiale vendent ce premier bien pour en acheter un autre et transfèrent leur crédit sur leur nouvel achat. Alors qu’en France, les ménages commencent souvent par louer, et n’achètent que plus tardivement et avec un apport personnel souvent plus important.
Du point de vue économique, on peut analyser la location comme un emprunt dont on ne paye que les intérêts mensuellement et le capital à la fin du contrat. Mais du point de vue de la statistique, la personne qui emprunte pour acheter un appartement est considérée comme endettée, alors que le locataire, lui, ne l’est pas.
On peut faire le même raisonnement avec les études. Dans les pays anglosaxons, on emprunte pour financer ses études et on rembourse lorsqu’on touche un salaire. Chez nous, l’Etat nous avance les études et récupère son argent en taxant nos revenus. Dans un cas, la statistique prend en compte l’endettement, pas dans l’autre… même si du point de vue économique les deux situations sont équivalentes.
Ce qu’il faut comparer n’est pas tant la dette privée des Français avec celle des Allemands ou des Britanniques, mais regarder l’évolution de la dette privée et de la dette publique. Or, on observe que la dette privée des Français est relativement stable, alors que la dette publique est hors de contrôle…
[J’avoue que je ne comprends pas pourquoi nos grands voisins s’en sortent mieux que nous. Passe encore pour l’Allemagne qui a gardé (jusqu’à aujourd’hui su moins) une industrie puissante, mais l’Italie ? L’Espagne ?]
Si vous regardez les Britanniques ou les Américains, vous tireriez la conclusion inverse. Alors qu’en France on est sous les 65% du PIB pour les ménages, on en est à 81% en Grande Bretagne et au-dessus de 100% pour les Etats-Unis. L’Espagne sort d’un crash immobilier, et qui dit des prix immobiliers en baisse dit endettement immobilier en baisse…
Ce qui me semble le plus inquiétant c’est que parmi les gens qui sont aux manettes, où parmi ceux qui pourraient les prendre, on n’avance aucune solution de fond.
Réduire la voilure pour ramener le déficit de 6% par an à 3% par an ne me semble pas pérenne car même à 3 % on continue à accroître le déficit global qui dépasse déjà les 3000 milliards d’euros. Et pour un déficit ramené à 3% en 2025, il faudrait, d’après ce qui se dit dans les médias, dégager 60 milliards (40 par l’impôt et 20 par les réductions de dépense), ce qui va sans doute être très douloureux pour tout le monde.
J’avoue que je n’ai pas les compétences pour expliquer ce déclassement, mais je suis dubitatif lorsque j’entends des économistes expliquer que nous n’avons pas encore poussé le libéralisme assez loin. Mon sentiment c’est que nous ne produisons plus assez de richesses et que c’est le libéralisme qui nous a collectivement ruinés, tout en générant des fortunes colossales pour une petite minorité.
J’entends aussi que les retraités auraient un niveau de vie très supérieur aux actifs, et que notre déficit serait du pour 50 % aux retraites. A la retraite on a moins de revenus qu’en activité, si certains retraités ont de bonnes pensions c’est qu’ils ont eu de bons salaires à une époque où la France produisait plus de richesses et où les entreprises pouvaient payer de bons salaires. Aujourd’hui les salaires sont relativement faibles (un ingénieur débutant gagnait beaucoup plus en 1980 qu’aujourd’hui), car nous produisons moins de richesses dans un environnement qui est très défavorable au collectif (le capitalisme peu régulé c’est une compétition où comme dans toute compétition il y a des perdants).
Je crois que nous sommes maintenant confrontés à deux choix, soit continuer dans la même voie et voir notre pays se déliter d’avantage, soit dire stop et revenir au capitalisme régulé des 30 glorieuses. Le premier choix est le plus confortable mais in fine il aboutirait à une société encore plus violente et inégalitaire, le deuxième suppose une rupture avec l’Europe des marchands, ce qui serait aussi très douloureux dans un premier temps.
@ Manchego
[Ce qui me semble le plus inquiétant c’est que parmi les gens qui sont aux manettes, où parmi ceux qui pourraient les prendre, on n’avance aucune solution de fond.]
Il est difficile d’avancer des « solutions de fond » quand on n’est pas capable de bien poser le problème. Notre classe politico-médiatique ignore la maladie et ne voit que le symptôme. Les déséquilibres ne sont problématiques que du jour où ils sont visibles. Tout le monde se passionne pour le déficit des comptes publics – qui a acquis une grande visibilité du fait des critères de Maastricht – mais personne ne s’inquiète du déséquilibre de la balance des paiements, qui est négative, ou la balance commerciale, qui se creuse depuis des décennies pour atteindre des valeurs abyssales.
La désindustrialisation, le vieillissement de nos infrastructures, la dégradation de notre appareil éducatif et de notre recherche, voilà les véritables problèmes. Ce sont ces processus qui affaiblissent la productivité, et donc la taille du gâteau qu’on peut se partager. Et si le gâteau se réduit, la seule manière de maintenir la taille des parts, c’est de s’endetter. L’endettement et donc un symptôme, et non la maladie. La réduction de la dépense telle qu’elle est proposée aboutira fatalement à affaiblir encore plus notre productivité, et donc à réduire la taille du gâteau. C’est une spirale du déclin qui nous est proposée…
[Réduire la voilure pour ramener le déficit de 6% par an à 3% par an ne me semble pas pérenne car même à 3 % on continue à accroître le déficit global qui dépasse déjà les 3000 milliards d’euros.]
Pas tout à fait. Pour le comprendre, il faut séparer deux équilibres budgétaires : celle de « l’équilibre primaire », qui est la différence entre les recettes et les dépenses HORS REMBOURSEMENT DE LA DETTE, et « l’equilibre global », qui est la différence entre les recettes et les dépenses tout compris. Tant que vous avez un « excédent primaire », votre dette se réduit même si vous avez un « déficit global ».
Pour illustrer le propos, imaginons que vous avez contracté une dette de 1000 € sur dix ans. La première année vous paierez donc 10 € d’intérêt et 100 € de capital. Maintenant supposons que vous ayez un revenu annuel de 1000 €, et que vous dépensez pour vivre 900 €. Vous avez donc un « excédent primaire » de 100 €, et un « déficit global » de 10€. Imaginons que vous empruntiez ces 10 € pour couvrir votre déficit. A la fin de l’année, vous aurez une dette de… 910 €. Votre dette se sera réduite de 90 €.
Autrement dit, ce n’est pas parce que vous êtes « globalement » en déficit que votre dette se creusera. Tout dépend de la taille de votre excédent primaire : pour que votre dette diminue, il suffit que l’excédent primaire soit plus grand que les intérêts de la dette.
[Et pour un déficit ramené à 3% en 2025, il faudrait, d’après ce qui se dit dans les médias, dégager 60 milliards (40 par l’impôt et 20 par les réductions de dépense), ce qui va sans doute être très douloureux pour tout le monde.]
Douloureux est un mot faible. Quand votre ménage est en déficit, vous vous serrez la ceinture et dépensez moins au supermarché. Mais ça s’arrête là : les effets de votre serrage de ceinture sur les prix affichés ou sur votre salaire est négligeable. Mais l’Etat n’est pas un ménage : ses choix ont des effets macroéconomiques importants. Si l’Etat arrête de dépenser, il y a des entreprises qui se retrouvent sans commandes, des travailleurs qui se retrouvent au chômage, et donc des entrées fiscales qui diminuent et des dépenses sociales qui augmentent. Alors qu’un ménage peut faire ses choix purement en termes d’équilibre budgétaire, l’Etat doit penser au bouclage macroéconomique.
[J’avoue que je n’ai pas les compétences pour expliquer ce déclassement, mais je suis dubitatif lorsque j’entends des économistes expliquer que nous n’avons pas encore poussé le libéralisme assez loin.]
Ça dépend : « assez loin » pour qui ? Le « déclassement » dont vous parlez ne fait pas les affaires du pays en général, mais il y a des couches sociales qui en tirent de considérables bénéfices…
[Mon sentiment c’est que nous ne produisons plus assez de richesses et que c’est le libéralisme qui nous a collectivement ruinés, tout en générant des fortunes colossales pour une petite minorité.]
C’est un peu schématique, mais je suis globalement d’accord avec vous. Le néolibéralisme à la sauce européenne a été construit en fonction des intérêts du consommateur, et non du producteur. C’est d’ailleurs flagrant lorsqu’on lit les documents de la Commission : le marché unique, l’ouverture à la concurrence des services publics, la fin des monopoles ont pour justification « d’offrir plus de choix » ou de « faire baisser les prix » pour le consommateur. Le fait d’avoir des activités productives puissantes et modernes reposant sur des équipements de pointe, des infrastructures de qualité et une main d’œuvre bien formée et bien rémunérée, ce sont au mieux des objectifs de second rang quand ils ne sont pas oubliés pure et simplement. Le néolibéralisme n’a jamais intégré le fait que le producteur et le consommateur soient la même personne, et que faire baisser les prix ne sert à rien si les salaires baissent dans la même proportion.
Or, pousser les prix et les salaires vers le bas conduit à une société « low cost ». C’est la théorie libérale elle-même qui le dit : dans un marché « pur et parfait », les marges tendent vers zéro. Ce qui veut dire que les entreprises ne dégagent plus de marge suffisante pour investir dans l’équipement ou la recherche. Ce n’est pas par hasard si les entreprises qui investissent le plus en recherche et développement sont des quasi-monopoles – monopole souvent assuré le plus légalement du monde par des systèmes de brevets – ou agissent dans des secteurs où le marché est très imparfait. Car c’est justement l’imperfection du marché qui leur permet de dégager les marges nécessaires à l’investissement et la recherche.
[J’entends aussi que les retraités auraient un niveau de vie très supérieur aux actifs, et que notre déficit serait dû pour 50 % aux retraites. A la retraite on a moins de revenus qu’en activité, si certains retraités ont de bonnes pensions c’est qu’ils ont eu de bons salaires à une époque où la France produisait plus de richesses et où les entreprises pouvaient payer de bons salaires.]
Il ne faut pas confondre. Les retraites – que ce soit dans un système par capitalisation ou par répartition d’ailleurs – résultent de l’état de l’économie aujourd’hui, et non de celui de l’époque où les cotisations ont été payées. Si les retraites d’aujourd’hui ont des bonnes retraites, ce n’est pas parce qu’ils avaient de bons salaires, mais parce que on fait le choix de sacrifier un peu son niveau de vie quand on est actif pour s’assurer une retraite confortable. Ce qui revient à faire supporter une certaine charge par les actifs, que les actifs l’acceptent parce qu’il existe un engagement implicite qui veut que, lorsqu’ils seront vieux, la génération suivante acceptera de supporter la même charge à leur tour. C’est pourquoi les « réformes » des retraites qui tendent à dénoncer ce contrat implicite sont si dangereuses…
[Aujourd’hui les salaires sont relativement faibles (un ingénieur débutant gagnait beaucoup plus en 1980 qu’aujourd’hui), car nous produisons moins de richesses dans un environnement qui est très défavorable au collectif (le capitalisme peu régulé c’est une compétition où comme dans toute compétition il y a des perdants).]
Qu’est ce qui vous amène à dire que « un ingénieur débutant gagnait beaucoup plus en 1980 qu’aujourd’hui » ? Si je prends les chiffres qu’on trouve sur le net, un ingénieur avec moins de 10 ans d’expérience gagnait en moyenne 54.000 € brut annuel en 1989. Le chiffre aujourd’hui tourne autour de 60.000 €… Cela étant dit, la composition des salaires a beaucoup changé, avec moins de fixe et plus de variable. Par ailleurs, le fait d’avoir un diplôme d’ingénieur implique de moins en moins de travailler dans l’industrie : on trouve pléthore d’ingénieurs dans la banque, l’assurance, les services financiers, le conseil, le marketing…
[Je crois que nous sommes maintenant confrontés à deux choix, soit continuer dans la même voie et voir notre pays se déliter d’avantage, soit dire stop et revenir au capitalisme régulé des 30 glorieuses. Le premier choix est le plus confortable mais in fine il aboutirait à une société encore plus violente et inégalitaire, le deuxième suppose une rupture avec l’Europe des marchands, ce qui serait aussi très douloureux dans un premier temps.]
Je ne sais pas si on peut poser le problème comme ça. Le « capitalisme régulé » était rendu possible par une convergence d’intérêts entre une bourgeoisie industrielle « nationale » d’un côté, et l’ensemble constitué des couches populaires de l’autre, avec des classes intermédiaires relativement peu nombreuses et encore très proches des couches populaires. Est-il possible d’y revenir alors que cette bourgeoisie industrielle a pratiquement disparu, et qu’il y a une alliance entre des classes intermédiaires et une bourgeoisie de plus en plus internationalisées ?
@ Descartes
***Si les retraites d’aujourd’hui ont des bonnes retraites, ce n’est pas parce qu’ils avaient de bons salaires, mais parce que on fait le choix de sacrifier un peu son niveau de vie quand on est actif pour s’assurer une retraite confortable.***
Avec de bons salaires, mécaniquement on cotise d’avantage, ce qui a un impact significatif sur le salaire de référence pour le calcul de la retraite de base (c’est la moyenne des 25 meilleures années actualisées), et aussi un impact sur les points agirc-arrco qu’on acquière tout au long de sa carrière. Donc in fine une meilleure retraite. Et puis pour sacrifier un peu son niveau de vie quand on est actif il faut le pouvoir (c’est plus facile avec un bon salaire).
***Qu’est ce qui vous amène à dire que « un ingénieur débutant gagnait beaucoup plus en 1980 qu’aujourd’hui » ? Si je prends les chiffres qu’on trouve sur le net, un ingénieur avec moins de 10 ans d’expérience gagnait en moyenne 54.000 € brut annuel en 1989. Le chiffre aujourd’hui tourne autour de 60.000 €… ***
Les 54 k€ brut annuel de 1989 ce sont des euros constants ou courants ? Si c’est des euros courants il y a bien perte de salaire car 54 k€ de 1989 équivalent à 103 k€ de 2024, mais j’imagine que ce sont des euros constants (mais même si ce sont des euros constants on reste sur des salaires qui n’ont pas beaucoup bougé en 35 ans).
En fait je ne peux pas démontrer de façon rigoureuse qu’un ingénieur débutant gagne moins aujourd’hui qu’en 1980, j’ai repris ce que me dit un ami qui est DRH dans une grosse entreprise de la pétrochimie.
Après, les ingénieurs c’est comme les footballeurs, il y a plusieurs niveaux, suivant l’école ce n’est pas le même salaire (ceux qui sortent d’une grande école type polytechnique ou supelec gagnent plus).
@ Manchego
[Avec de bons salaires, mécaniquement on cotise davantage, ce qui a un impact significatif sur le salaire de référence pour le calcul de la retraite de base (c’est la moyenne des 25 meilleures années actualisées), et aussi un impact sur les points agirc-arrco qu’on acquière tout au long de sa carrière.]
Oui, mais les formules de calcul ne sont pas contractuelles. Elles peuvent être modifiées à chaque instant par le législateur. Autrement dit, si demain la société souhaitait réduire les retraites pour améliorer la situation des actifs, rien ne l’empêcherait de changer la formule de calcul. C’est ce que je veux dire quand j’écris que le montant de votre retraite dépend de décisions prises aujourd’hui, et non de l’état de l’économie lorsque vous avez cotisé.
[Les 54 k€ brut annuel de 1989 ce sont des euros constants ou courants ?]
Courants, bien entendu. J’ai utilisé la calculatrice de l’INSEE pour faire la correction.
[(mais même si ce sont des euros constants on reste sur des salaires qui n’ont pas beaucoup bougé en 35 ans).]
On peut en discuter, mais en tout cas il n’est pas exact de dire qu’un ingénieur gagne moins aujourd’hui qu’en 1980.
[Après, les ingénieurs c’est comme les footballeurs, il y a plusieurs niveaux, suivant l’école ce n’est pas le même salaire (ceux qui sortent d’une grande école type polytechnique ou supelec gagnent plus).]
Bien entendu. Mais je pense que le principal changement ne se trouve pas dans le salaire, mais plutôt dans l’emploi et la carrière. Alors que dans les années 1980 n’importe quel ingénieur trouvait un CDI en quelques semaines, c’est moins vrai aujourd’hui, en particulier pour les écoles les moins cotées. D’où la multiplication des « doubles diplômes », des stages à l’étranger et autres gadgets pour se distinguer dans la concurrence face aux recruteurs. Et on voit se développer une forme de précarité dans le métier, avec des ingénieurs qui se retrouvent au placard ou au chômage vers 50 ans et qui ont ensuite beaucoup de mal à rebondir.
[Le problème, c’est que quand on sort des généralités et qu’on demande aux politiques et aux commentateurs de nous dire précisément où se trouve ce « gras », personne ne semble très dissert. ]
Disert, voulez-vous dire. Pour ma part, j’ai bien quelques idées, et je suppose que ce sont peu ou prou les mêmes que les vôtres. On pourrait, par exemple, fortement réduire le budget “communication” de l’Etat et des collectivités. Je suis particulièrement agacé de voir ma ville, ma métropole, mon département, ma région, s’offrir des campagnes d’affichage en 4×3 sous le moindre prétexte tout en expliquant que l’argent manque. Les subventions à nombre d’associations ne me semblent pas non plus relever d’une nécessité brûlante. Et supprimer quelques comités Théodule ne ferait pas non plus de mal ; pouvez-vous m’éclairer sur l’utilité du CESE ?
Ensuite, il me parait évident qu’il va bien falloir expliquer à la population que l’Etat-guichet, c’est fini, qu’il n’est plus question, contrairement à ce qui a été entrepris récemment, de subventionner la reprise des chaussettes ou le ressemellage des souliers.
Ceci n’est qu’un petit début, mais les petits ruisseaux…
@ maleyss
[Disert, voulez-vous dire. Pour ma part, j’ai bien quelques idées, et je suppose que ce sont peu ou prou les mêmes que les vôtres.]
Pour commencer, il faudrait que nos concitoyens connaissent les ordres de grandeur. La masse salariale des administrations publiques – Etat et collectivités confondues – ne représentent que 15% de la dépense publique et 8% du PIB. Dans ce montant, l’Etat représente un peu moins de la moitié (46%), et sur cette partie les enseignants représentent un peu plus de la moitié. Autrement dit, sauf à supprimer des postes d’enseignant, gagner un point de PIB impliquerait de faire disparaître un poste de fonctionnaire sur deux.
En fait, aujourd’hui l’Etat est surtout un tuyau qui prélève des impôts d’un côté et verse des subventions et des allocations de l’autre. Les salaires et l’investissement public ne représentent qu’une part minoritaire du total. Si on était rationnel, on comprendrait que la seule manière logique de réduire la dépense publique, c’est de réduire les subventions, et notamment celles – massives – dont bénéficient les entreprises…
[On pourrait, par exemple, fortement réduire le budget “communication” de l’Etat et des collectivités. Je suis particulièrement agacé de voir ma ville, ma métropole, mon département, ma région, s’offrir des campagnes d’affichage en 4×3 sous le moindre prétexte tout en expliquant que l’argent manque. Les subventions à nombre d’associations ne me semblent pas non plus relever d’une nécessité brûlante.]
Il y a certainement du ménage à faire. Mais si ces réductions sont indispensables à mon sens pour leur valeur symbolique, ce n’est pas là que vous allez trouver les milliards qui manquent. Non, ce qu’il faudrait, c’est de supprimer les subventions à l’économie, qui ne servent qu’à enrichir le capital. La Cour des comptes repère régulièrement des dispositifs qui se comptent en milliards et qui ne servent strictement à rien – quand ils ne sont pas nuisibles. Prenez par exemple les dispositifs d’aide à l’accession à la propriété (prêts à taux zéro, aides fiscales…). Elles sont efficaces dans les territoires où il y a du foncier pour construire, parce que l’augmentation de la demande solvable encourage à construire. Mais dans les métropoles, où le foncier est rare et l’offre est donc inélastique, ces aides ne font que pousser les prix vers le haut… pour le plus grand bonheur des propriétaires. Même chose sur les dispenses de cotisations sur les bas salaires : cela peut avoir un effet – et encore – sur les activités soumises à une forte concurrence internationale. Mais pour les autres, elles ne servent à rien – sinon à permettre aux classes intermédiaires de disposer de femmes de ménage bon marché.
[Et supprimer quelques comités Théodule ne ferait pas non plus de mal ; pouvez-vous m’éclairer sur l’utilité du CESE ?]
Beaucoup de comités ont été supprimés ces dernières années… et pas toujours à bon escient, parce qu’on a supprimé quelques instances qui étaient vraiment utiles au nom des économies. Mais encore une fois, si ce genre de ménage est utile symboliquement, ce n’est pas là que vous allez récupérer des milliards.
Quant au CESE, son inutilité résulte surtout de la manière dont il est utilisé. Quand il est créé en 1946, l’idée n’est pas mauvaise : il s’agit de disposer d’une enceinte où les acteurs de la production (industriels, représentants du patronat et des syndicats) se retrouvent, et qu’on consulte sur la législation économique ou sociale ainsi que sur les instruments de planification. Dans cette création, on peut voir l’importance qu’on donnait à cette époque à la question de la production, qu’on voyait inséparable de la question sociale. D’ailleurs, le CESE n’est pas le seul organisme de ce type : par exemple, on créé en même temps le « Conseil supérieur de l’électricité et du gaz », devenu depuis le « Conseil supérieur de l’énergie », qui réunit toujours des représentants des énergéticiens, des syndicats, des consommateurs, et qui examine tous les textes réglementaires relatifs à l’énergie. Et pour y avoir participé, je peux vous dire que son action est très utile, et qu’il contribue à améliorer les textes qu’il examine.
Le problème, c’est qu’aujourd’hui la problématique économique et sociale n’intéresse plus grand monde. Le CESE est donc devenu, au fil des réformes, une enceinte censée représenter « la société civile », ce qui fait double emploi avec le Parlement. On lui demande de moins en moins son avis, et lorsqu’on le consulte dans le cadre d’une consultation obligatoire, on ne tient guère compte de son opinion. Par ailleurs, les nominations sont devenues beaucoup moins sélectives, et cela sert surtout comme sinécure accordée aux personnalités politiques et syndicales qu’il faut recaser.
[Ensuite, il me parait évident qu’il va bien falloir expliquer à la population que l’Etat-guichet, c’est fini, qu’il n’est plus question, contrairement à ce qui a été entrepris récemment, de subventionner la reprise des chaussettes ou le ressemelage des souliers.]
De quelle « population » parlez-vous ? Vous savez, ce n’est pas avec la reprise des chaussettes ou le ressemelage des souliers que vous allez récupérer des milliards. Par contre, si l’on croit la Cour des comptes, les subventions aux entreprises représentent 66 Md€ par an. Ne pensez-vous pas qu’il faudrait expliquer à cette « population » que « l’Etat-guichet, c’est fini » ?
Sans vouloir vous offenser, votre discours illustre très bien le dictum d’Alphonse Allais : « il faut aller chercher l’argent là où il est : chez les pauvres ». Chaque fois que je vous entend parler d’une économie, il s’agit d’aller prendre un bout de chandelle. Mais c’est quand qu’on s’attaque au véritable « gras » ? Aux grandes entreprises qui, profitant de l’optimisation fiscale permise par l’UE, ne payent pas d’impôts ou si peu ? A une protection sociale financée par des prélèvements sur le travail qui épargnent donc les produits étrangers ? A des subventions de toute nature qui créent autant d’effets d’aubaine au bénéfice du capital ? Aux « niches » qui permettent aux classes intermédiaires de bénéficier de toutes sortes de privilèges ? Aux « partenariats public-privé » et autres concessions léonines – je pense aux autoroutes – qui appauvrissent l’Etat et enrichissent le privé ? Il y a là des milliards, des dizaines de milliards à récupérer. Quand on les aura repris, on pourra alors s’occuper de souliers et des chaussettes, et les Français l’accepteront parce qu’ils verront que la politique est juste, et frappe plus lourdement ceux qui ont plus de moyens.
[Ceci n’est qu’un petit début, mais les petits ruisseaux…]
S’attaquer aux petits ruisseaux et laisser les grands fleuves continuer à couler ne peut qu’avoir un résultat : la révolte d’une population qui voit se perpétuer un système qui tape les faibles et laisse les forts s’enrichir. C’est approfondir encore la sécession entre le bloc dominant et les couches populaires.
@ Descartes
Je crois savoir que la formule d’A. Allais se concluait par « [les pauvres] ils n’ont pas beaucoup d’argent, mais qu’est-ce qu’ils sont nombreux. »
@ Bob
[Je crois savoir que la formule d’A. Allais se concluait par « [les pauvres] ils n’ont pas beaucoup d’argent, mais qu’est-ce qu’ils sont nombreux. »]
Je ne sais si cette formule vient du même texte, mais c’est un peu le “crédo” sous-jacent au discours des inspecteurs des finances de l’école de Michel Rocard: il faut des impôts à taux faible et à assiette large, parce que ce sont ceux qui distordent le moins les sacro-saints marchés et sont politiquement les plus faciles à vendre. Bien sur, ce genre d’impôt – comme la CSG ou la CRDS – frappe plus lourdement les pauvres que les riches… une coïncidence, sans doute.