Firminy: Une tragédie en quatre actes qui se repète sans fin

Acte 1: un jeune meurt

Notons que c’est toujours un jeune. Jamais un adulte, jamais un vieux. Les quartiers ne s’enflamment jamais pour les morts qui auraient dépassé la trentaine. Pourquoi ? La réponse figure déjà dans un rapport du Centre d’analyse stratégique de novembre 2006 (1): on peut y lire la description d’une véritable coupure entre les plus jeunes et les générations précédentes (y compris celle des jeunes adultes). On y reviendra.

Acte 2: “c’est la faute à la police”

Quelque soit l’événement, la culpabilité est immédiatement transférée vers les forces de l’ordre. Des jeunes essayent de s’introduire sur un chantier interdit au public. Les policiers essayent de les contrôler. Deux jeunes s’enfuient pour se soustraire à un contrôle de police. Pour échapper à l’interpellation, ils sautent la clôture truffée de panneaux “danger de mort”‘ d’un poste de transformation EDF et périssent électrocutés. Clairement, c’est la faute de la police. Mais elle consiste en quoi, exactement, cette faute ? Faut-il que la police arrête de contrôler les gens lorsqu’elle les retrouve en train de s’introduire dans le champ d’autrui ? Faut-il qu’elle s’abstienne de “courser” les individus qui s’enfuient pour éviter le contrôle, de peur qu’ils se blessent ? Que pouvait faire la police dans un délai raisonnable une fois les jeunes entrés dans le poste de transformation ?  On assiste à une curieuse inversion: si la police poursuit un voleur, et que celui-ci se casse la figure, tombe dans un regard d’égout ou saute d’une fenêtre pour éviter l’arrestation, on aurait tendance à considérer que les blessures ou même la mort qui pourrait en résulter sont de sa propre responsabilité, et non pas celle du policier qui le poursuit. Mais cette règle paraît connaître des exceptions lorsqu’il s’agit d’un “djeune” de banlieue: que ce soit chez les bienpensants boboïsés ou chez les jeunes de banlieue, un “djeune” qui meurt est par définition une victime et le représentant de l’autorité est par définition un salaud. Peu importent les faits ou les responsabilités exactes, bourreaux et victimes sont désignées par anticipation.

Acte 3: On caillasse et on on fout le feu.

De manière indiscriminée. Partent en fumée des écoles, des gymnases, des bibliothèques, des commerces, des autobus. Des voitures de voisins sont incendiées pour la seule raison qu’elles sont garées là plutôt qu’ailleurs. On caillasse la police, mais aussi les pompiers, les ambulances ou les simples voisins qui ont l’outrecuidance de circuler.

Pourquoi tout ça ? Et bien, il est difficile de coller les faits aux explications habituellement fournies. Si la cause de la violence se trouvait dans le rejet de l’autorité ou des politiques, pourquoi incendier un centre commercial, une pharmacie, un salon de coiffure ? Si c’est une réaction contre l’enfermement des quartiers, pourquoi détruire des bus ou des voitures particulières, qui sont justement les moyens de briser cet enfermement ? Si c’est une révolte contre le racisme, pourquoi caillasser les pompiers, a qui l’on peut difficilement reprocher un comportement raciste ?

En fait, c’est ailleurs qu’il faut chercher le sens de cette activité. L’émeute, c’est un grand jeu vidéo en grandeur réelle. Il suffit de lire les entretiens qui figurent dans les excellents rapports du Centre d’analyse stratégique sur les émeutes de 2005 (2) pour être frappé par l’importance de l’aspect ludique:

“En plus, c’était un jeu pour eux. Il faut le dire, pour eux, c’était un jeu, il s’amusaient. Dès 18 heures, on va courir, on va foutre le feu, on va jouer avec la police. Et franchement, le plus important pour eux, c’était le duel avec la police. Ils jouaient aux gendarmes et aux voleurs. Enfin là, aux gendarmes et aux émeutiers. Ce qui est drôle, ça, mon frère [âgé de 15 ans] me l’a dit, pour eux, c’était vraiment un jeu, grandeur nature quoi. Comment dire ? C’était la réalité mais ils trouvaient ça drôle. C’était pas les copains qui couraient après, c’était vraiment des flics, mais c’était drôle”
(3)

C’est là que se trouve l’explication de la “coupure” entre les générations dont on a parlé plus haut à l’Acte 1. C’est cette dimension ludique qui éloigne les plus les jeunes des adultes. Ce qui peut sembler un “jeu grandeur nature” à 18 ans aura un goût amer à 30 ans, lorsqu’on s’identifie plus volontiers avec le propriétaire de la voiture ou du commerce qu’avec celui qui la fait brûler. C’est dans ce caractère ludique qu’il faut chercher l’explication de l’importance du feu dans ces épisodes de violence (4). C’est ce caractère ludique de l’émeute qui explique la disproportion entre les dégâts matériels et les dommages aux personnes, qu’on brûle des voitures et des commerces mais pas de logements. Tout se passe en fait comme si la frontière entre ce qui peut être détruit par jeu (les biens) et ce qui dépasse le jeu (la vie humaine) était relativement bien établie pour les émeutiers (5).

Et finalement, c’est ce caractère ludique qui permet de comprendre pourquoi l’Acte 2 est si important. Aussi terrible que cela puisse paraître, la mort d’un jeune n’est qu’un prétexte pour la fête. Car il est difficile d’amorcer un passage à l’acte sans qu’il y ait un événement qui justifie la transition entre le permis et l’interdit. La mort d’un pair agit comme desinhibiteur, en donnant une couverture symbolique au jeu. Et c’est pourquoi les actes de violence perdent rapidement tout rapport avec l’événement qui leur a donné naissance: pour répondre à un suicide dans un commissariat on incendie la voiture du voisin, la pharmacie ou la superette (6).

Acte 4: Les voix bien connues de la bienpensance sortent de leur tanière et essayent de donner à la violence un contenu politique.

Le problème, c’est qu’il est très difficile de donner un contenu politique à ce qui n’est qu’un jeu. C’est pourquoi on fabrique des théories plus ou moins fumeuses pour chercher à donner un contenu à ce qui n’en a pas. La première théorie, la plus répandue, est que la violence est un mode d’expression. A les entendre, les djeunes utiliseraient la violence pour exprimer leur rejet d’une société qui ne les accepte pas, du racisme, des discriminations…

La théorie de la violence comme expression butte sur le fait que toute expression prétend à l’intelligibilité. Lorsque je m’exprime, je fais nécessairement un effort pour être compris. A quoi bon “m’exprimer” si personne ne peut me comprendre ? Or, si les djeunes cherchent à s’exprimer par la violence, il faut admettre qu’ils rendent leur message assez obscur. Qu’est-ce qui permet par exemple de conclure qu’on exprime un rejet du racisme en incendiant la voiture de son voisin ? Le “mal-vivre” a ici bon dos. Ce que les bienpensants font, en fait, est de projeter leur vision sur les djeunes, a qui on fait dire ce que eux, les bienpensants, pensent qu’ils auraient envie de dire s’ils étaient à leur place.

La deuxième explication des bienpensants est que cette violence est l’explosion aveugle d’une jeunesse en proie au chômage et à la précarité. Mais cette explication butte sur deux difficultés: la première, est que, comme on la vu plus haut, cette violence est très loin d’être “aveugle”: elle connaît des limites à ne pas franchir et s’attaque à certaines cibles bien définies (voitures particulières, commerces, bâtiments publics) en évitant soigneusement d’autres (logements). La deuxième, est que les conditions de vie de la jeunesse des quartiers n’est pas, loin s’en faut, si dégradée que cela. Il suffit de comparer avec la situation de la jeunesse ouvrière des années 1910 ou 1920: outre la quasi-certitude d’aller à la guerre, les “djeunes” de ce temps-là vivaient une précarité, une exploitation et des conditions de vie infiniment pires qu’aujourd’hui. Et pourtant, il est difficile de trouver des exemples d’émeutes ou l’on ait brûlé des bibliothèques ou des écoles en ce temps-là.

Cela ne veut pas dire, bien entendu, que les conditions sociales dans les quartiers défavorisés n’aient pas un poids important dans ces flambées de violence. Mais pas de la manière que l’on croit. A conditions sociales égales (ou pires), ce type d’explosion était resté exceptionnel aussi longtemps que les organisations politiques (notamment le Parti communiste) et les institutions ont parlé clairement le langage républicain. Mais la dégénérescence des unes et des autres a conduit à une idéologie molle de l’individu comme victime. Et le “djeune de cité” est devenu la victime parmi les victimes. Or, dans cette idéologie, être victime donne des droits. Le fait d’être opprimé vous permet, du moins aux yeux des tenants de cette idéologie, de vous affranchir de l’obéissance à des lois “faites par les riches pour les riches”. Les trafics, les combines, le “bizness” des quartiers devient pour les bienpensants presque une activité sympathique, une sorte de “pied de nez” des opprimés envers la société. Les limites entre ce qui est permis et ce qui est interdit deviennent flous, et on arrive à une situation ou tout est permis… à condition de ne pas se faire prendre (7).

Une telle conception favorise le passage à l’acte. Et pas seulement contre la police: contre les enseignants, contre les médecins, contre les commerçants, contre les pompiers. Rien n’est sacré, le tout est de ne pas se faire prendre. Et si l’on se fait prendre, on trouvera bien des gens pour dire que c’est la faute “à l’environnement”, “à la précarité”, “à la misère”… et de demander la relaxe du délinquant.

– 0 –

Nous voilà arrivés à la fin de cette tragédie en quatre actes. Qui s’est produite en 2005 un peu partout, qui se produit aujourd’hui à Firminy et qui continuera à se reproduire aussi longtemps que notre société – et particulièrement nos classes moyennes boboisées – continueront à répandre une idéologie compassionnelle et victimiste. Les quartiers ont besoin d’exigence, de travail, d’ordre, de sécurité, en un mot, de République. Les jeunes n’ont pas besoin d’être maternés et justifiés en permanence par le discours de la victime. Les jeunes ont besoin qu’on leur dise – et qu’on leur prouve – que la vie n’est pas un jeu vidéo, que le mérite et le travail sont récompensés et le vice et le crime sont punis. Que malgré les inégalités sociales – qui existent et qui existeront au moins aussi longtemps que le capitalisme sera avec nous – et malgré les oiseaux de mauvais augure du misérabilisme, on peut se faire honnêtement une vie digne en France par son travail et par son effort.

Descartes

(1) Mais présente l’avantage d’offrir du boulot à de centaines de “médiateurs” et autres “éducateurs” dont le rôle est de proposer aux “djeunes” toutes sortes d’activités censées leur permettre de “s’exprimer” avec d’autres outils.

(2) “Comprendre les émeutes de novembre 2005”, Centre d’analyse stratégique, novembre 2006. Il y a plusieurs cahiers concernant les différents quartiers (Saint-Denis, Aulnay sous bois…). Consultables sur www.strategie.gouv.fr

(3) “Comprendre les émeutes de novembre 2005: l’exemple d’Aulnay sous bois”, page 33

(4) Depuis l’aube de l’humanité, le feu et la destruction par le feu ont un caractère ludique incontestable. Les feux de la Saint-Jean et l’incinération de l’effigie du Carnaval sont des bons exemples de ce fait.

(5) Il n’est pas inutile de rappeler que les émeutes de Los Angeles en 1992, provoqués par l’acquittement des policiers accusés d’avoir battu Rodney King pendant un banal contrôle, ont fait 53 morts et 2000 blessés.

(6) Je laisse de côté un élément important: la manipulation des “jeunes” par des bandes criminelles, qui ont tout intérêt à provoquer ces flambées de violence pour dissuader la police d’entrer dans leurs quartiers et de s’intéresser de trop près à leur trafics. Ne soyons pas angéliques, il se passe de drôles de choses dans certains escaliers, et on voit dans la cité quelquefois des Mercedes flambant neuves… qui ne se font jamais brûler. Étonnant, non ?

(7) En particulier, on voit des enseignants ou des éducateurs qui ont connaissance de trafics ou d’autres actes délicteux, et qui s’abstiennent d’en informer l’autorité compétente. On voit mal comment les institutions peuvent tenir le discours du respect des lois si les fonctionnaires qui représentent l’institution prennent des libertés dans ce domaine.

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