L’agriculture: une industrie comme une autre ?

« Nous résignerons-nous, cependant, à n’être plus, comme les Italiens nous ont annoncé leur volonté de ne pas le demeurer, qu’un « musée d’antiquailles » ? Ne nous le dissimulons pas : le choix même ne nous est plus permis. Pour le croire encore possible, nous savons trop bien le sort que nos ennemis réservent aux musées. Nous voulons vivre, et, pour vivre, vaincre. Or, ayons le courage de nous l’avouer, ce qui vient d’être vaincu en nous, c’est précisément notre chère petite ville. Ses journées au rythme trop lent, la lenteur de ses autobus, ses administrations somnolentes, les pertes de temps que multiplie à chaque pas un mol laisser-aller, l’oisiveté de ses cafés de garnison, ses politicailleries à courtes vues, son artisanat de gagne-petit, ses bibliothèques aux rayons veufs de livres, son goût du déjà vu et sa méfiance envers toute surprise capable de troubler ses douillettes habitudes : voilà ce qui a succombé devant le train d’enfer que menait, contre nous, le fameux « dynamisme » d’une Allemagne aux ruches bourdonnantes. Ne fût-ce qu’afin de préserver, dans notre vieux patrimoine, ce qui peut et doit l’être, il nous faut l’adapter aux nécessités d’une ère nouvelle. La voiture à âne était peut-être un mode de transport bonhomme et charmant. Mais à refuser de lui substituer, là où cela est souhaitable, l’auto, nous finirions par nous voir enlever jusqu’à nos bourricots. (Marc Bloch, « L’étrange défaite », 1940)

Alors que les paysans français – mais le phénomène se retrouve ailleurs en Europe – sortent leurs tracteurs pour bloquer les autoroutes menant à Paris, une expression qu’on croyait oubliée est revenue dans le discours public, celle du « juste prix ». Celui que l’acheteur d’un bien aurait à payer pour permettre au producteur du bien qu’il achète de vivre dignement de son travail.

Il est amusant de constater qu’après cinquante ans ou presque de révolution néolibérale, et alors que nos élites politico-médiatiques ont fait leurs l’ensemble de ses postulats, le discours revient à celui de « l’ancien monde » lorsqu’une crise est en vue. Car dans la vision libérale, il n’y a aucune place pour l’idée même d’un « juste prix ». Pour un libéral, le prix doit être le résultat de la confrontation de l’offre et de la demande dans un marché aussi proche de l’idéal « pur et parfait » que possible.  D’un côté, des producteurs qui offrent leurs produits, et qui sont d’autant plus nombreux à les offrir que les prix sont plus élevés. De l’autre, des consommateurs qui veulent se procurer ces produits, et qui en achèteront d’autant plus que les prix sont plus bas. Il résulte de cette confrontation un « prix d’équilibre » qui correspond à la plus grande quantité de biens échangés. A un prix plus élevé, il y aurait moins d’acheteurs, à un prix plus faible, moins de vendeurs.

Ce mécanisme est imperméable à toute idée de « justice ». Si le prix d’équilibre n’est pas assez rémunérateur pour certains producteurs, s’il est trop élevé pour certains consommateurs, tant pis pour eux. Car pour que la régulation fonctionne, il faut que le prix agisse comme un signal. S’il est trop bas, il pousse les consommateurs à augmenter la demande et les producteurs à réduire l’offre. Et l’inverse s’il est trop élevé : il encourage les producteurs à produire plus et les consommateurs à consommer moins. Autrement dit, la variation du prix ramène le système à l’équilibre. Et le fait que lorsque les prix sont bas certains producteurs cessent leur activité et que lorsque les prix sont élevés certains consommateurs partent avec le cabas vide est consubstantiel au système.

Faire payer le « juste prix » implique imaginer que les prix soient fixés par une autorité en fonction d’une théorie de ce qui est « juste » et ce qui ne l’est pas. Et qui dit fixer les prix, dit fixer les quantités car si le prix cesse de fournir une information sur l’équilibre entre l’offre et la demande, comment les acteurs sauraient s’il faut augmenter ou diminuer la production, augmenter ou diminuer la consommation ? Fixez un prix trop élevé, et c’est la surproduction, fixez un prix trop bas et c’est la pénurie. Cela ne veut pas dire que la régulation administrative des prix soit à bannir. Il y a des circonstances où les marchés sont simplement incapables de trouver le prix d’équilibre parce que son fonctionnement est trop éloigné – pour des raisons conjoncturelles ou structurelles – de celui d’un marché « pur et parfait », et dans ce cas il s’agit pour l’autorité administrative de fixer un prix qui, selon ses estimations, est aussi proche que possible du prix d’équilibre. Il y a d’autres où il ne s’agit plus de rétablir un fonctionnement de marché défaillant, mais de permettre la satisfaction de certains besoins sociaux prioritaires – comme par exemple, de donner au producteur une « juste » rémunération. Mais il faut être conscient qu’en fixant un prix au-dessus du prix d’équilibre on diminue les quantités échangées, puisqu’il y aura moins d’acheteurs prêts à payer ce prix.

On revient donc au dilemme classique de la régulation du marché versus régulation administrative. La régulation par le marché est efficiente – du moins là où le marché s’approche d’un marché « pur et parfait » – et relativement peu couteuse. Mais elle aboutit à maximiser une seule variable, la quantité de biens échangés. Dès lors qu’on voudrait optimiser d’autres paramètres – par exemple, une « juste rémunération » des producteurs – on introduit des contraintes qui éloignent le marché de son équilibre… ce qui réduit les quantités échangées et donc les besoins satisfaits. Autrement dit, si l’on fixe un « juste prix » au-dessous duquel on ne saurait vendre, les agriculteurs auront un prix garanti… mais aucune garantie de trouver d’acheteurs à ce prix ! Et plus le « juste prix » en question sera élevé, moins il y aura d’acheteurs pour le payer. On aura moins d’agriculteurs qui se plaindront que la vente de leurs produits ne leur permet de vivre, et plus d’agriculteurs qui se plaindront qu’ils n’arrivent pas à vendre leurs produits.

Mais le discours du « juste prix » chez nos politiques présente une autre bizarrerie. A priori, l’idée que le prix doit être suffisant pour rémunérer dignement les efforts du producteur semble incontestable. Mais pourquoi ce raisonnement n’apparaît que pour l’agriculture ? Pourquoi il y aurait un droit au « juste prix » pour le lait, le beurre, le rôti de porc ou les poireaux, et pas pour les téléphones portables, les voitures, les frigos, l’électricité ? Pourquoi journalistes et hommes politiques parlent de « juste prix » pour les produits de la ferme, et jamais au grand jamais pour les produits de l’usine ?

Il y a à cela plusieurs raisons. La première, c’est que le paysan occupe une place particulière dans l’imaginaire français. La France est, historiquement, une nation terrienne. Sully disait déjà au XVIIème siècle que « le labourage et le pâturage sont les deux mamelles dont la France est alimentée et les vraies mines et trésors du Pérou » (1). L’étendue de son territoire, la diversité de ses climats, la fertilité de ses terres, un savoir-faire transmis et perfectionné de génération en génération, une démographie favorable et un droit adapté par une administration soucieuse de mettre en valeur cet atout ont fait de la France au cours de son histoire une puissance agricole de premier ordre. Alors que l’Angleterre ou les Pays-Bas bâtissaient leur richesse sur le commerce maritime, que l’Espagne pouvait compter sur les apports en métaux précieux des Amériques, la France retirait sa puissance de son agriculture, suffisamment riche pour soutenir une démographie dynamique. A cela s’ajoute le fait qu’après 1870 et sous les différentes républiques la bourgeoisie s’est appuyée politiquement sur la paysannerie pour faire contrepoids au prolétariat naissant et aux grandes villes, particulièrement remuantes. Cette sainte alliance a été rendue possible par la réforme agraire qui a suivi la révolution et qui a rendu la plupart des paysans propriétaires de la terre, et les autres bénéficiaires d’un système de baux fermiers particulièrement favorable.

Les républiques successives ont donc contribué à forger une image du paysan comme paradigme des vertus bourgeoises. Patriote, frugal, économe, dur à la tâche, proche de la nature, éloigné des vices de la ville, à la fois capitaliste et travailleur, il est le prototype du bourgeois idéalisé. Quand un célèbre dirigeant français proclame – à une époque où il jouissait d’une popularité qui ferait pâlir d’envie tous les dirigeants qui lui ont succédé – que « la terre, elle, ne ment pas » (à la différence de la ville qui, elle, ment et corrompt) il reflète une croyance profondément partagée, à l’époque et encore aujourd’hui. Ce sont toutes ces vertus supposées qui font que le paysan mérite une « juste rémunération ». A l’inverse, dans l’imaginaire bourgeois l’ouvrier, produit de la ville et affligé de toutes ses tares, que l’on dépeint volontiers comme un privilégié, trompant son employeur, se mettant en grève pour des motifs futiles, trahissant sa patrie, ne mérite que des coups de bâton. Et ceux qui pensent que j’exagère, je les invite à lire ce qui fut écrit pendant la première guerre mondiale, opposant le brave paysan qui allait dans les tranchés à l’ouvrier « planqué » qui restait dans son usine au prétexte, évidemment fallacieux, que son travail était nécessaire à l’effort de guerre. On a retrouvé cette imagerie sous Vichy, où elle a alimenté la rhétorique qui fait du Front Populaire – identifié au mouvement ouvrier – l’origine de tous les maux.

C’est cet imaginaire qui explique pourquoi on tolère des paysans ce qu’on ne tolérerait jamais des ouvriers. Les paysans peuvent déverser des déchets devant les préfectures, bloquer les routes, saccager le bureau d’un ministre, sans craindre que l’Etat ait la main répressive trop lourde. On n’accepterait jamais pareil comportement des ouvriers. Ainsi, le saccage du bureau de Dominique Voynet par des paysans en colère s’est traduit par trois condamnations à des simples amendes, mais pour avoir arraché la chemise d’un directeur des ressources humaines, trois salariés d’Air France ont perdu leur emploi et été condamnés à des peines de prison avec sursis assorties d’amendes. C’est aussi cet imaginaire qui explique qu’une personnalité comme José Bové puisse devenir la coqueluche des médias et des classes intermédiaires au point de pouvoir caresser des ambitions présidentielles, privilège dont aucun dirigeant du mouvement ouvrier n’a bénéficié. C’est cet imaginaire qui donne sa force au discours sur la « malbouffe », qui transforme symboliquement le paysan « petit producteur » en gardien de la tradition et l’industrie en diable de confort.

Mais l’image idéalisée du paysan est en décalage avec la réalité, et ce décalage croit au fur et à mesure que le capitalisme s’approfondit. La paysannerie est confrontée – avec un décalage de presque un siècle, mais confrontée quand même – au même mécanisme qui, à l’aube du capitalisme, a provoqué la transition entre l’artisanat et l’industrie. On l’a vu dans le domaine des produits manufacturés : dans la logique de libre marché, la concurrence conduit à la concentration des producteurs, à l’industrialisation des processus, à la standardisation des produits, à la délocalisation des productions en fonction des « avantages comparatifs » de chaque contrée. Elle s’accompagne de la transformation de l’artisan relativement libre en ouvrier aliéné. C’est ce processus qui est l’œuvre dans nos campagnes, et qui provoque tant d’angoisses et de frustrations. L’agriculture aujourd’hui, comme la production manufacturière hier, n’a d’avenir qu’en s’industrialisant. L’artisanat agricole ne survivra – comme l’artisanat manufacturier – que marginalement dans le domaine du luxe, c’est-à-dire, dans la production de biens de très haute qualité en petite quantité pour une clientèle ayant les moyens et l’envie de se les offrir. Mais ce secteur ne pourra absorber qu’une toute petite portion des agriculteurs. Pour les autres, l’avenir, du moins tant que le mode de production capitaliste est dominant, ce sont les fermes-usines, l’élevage industriel, les grandes cultures mécanisées, les fruits et légumes standardisés. Et aussi la dépendance de plus en plus grande du paysan vis-à-vis du capital. Même si cette dépendance prend, pour des raisons historiques, la forme de l’endettement et de l’achat forcé par des structures de regroupement plutôt que celle du salariat.

La tradition du « paysan maître chez lui » et l’impossibilité politique d’imposer au monde paysan une concentration ont ralenti chez nous le mouvement d’industrialisation. Et pourtant, n’en déplaise aux tenants d’une « agriculture paysanne », une grande partie de l’agriculture française a réussi à prendre le virage industriel depuis les années 1950 avec le soutien technique et financier de l’Etat. Et non, malgré les discours eurolâtres, d’une Europe qui dans ce domaine a toujours avancé à reculons – rappelons que la plus grosse crise qu’aient connu les rapports entre la France et la Commission européenne a été provoquée par la volonté de De Gaulle de garder le contrôle sur la politique agricole aux états. Sans que cette industrialisation ait jamais vraiment été assumée comme telle. Dans le discours, même la FNSEA, qui pourtant est souvent qualifiée de « productiviste », reste attachée au discours traditionnel. Ainsi, par exemple, la baisse du nombre d’exploitations est vécue en France comme un problème, et non comme la conséquence logique d’un processus de concentration. Des dizaines de fabricants automobiles indépendants des années 1900-1920, il ne reste qu’une poignée. De la dizaine de modèles de microprocesseurs des années 1980, il n’en reste que deux. Là où la taille permet d’augmenter la productivité, la concentration est un processus normal. Pourquoi ce processus intrinsèque au capitalisme épargnerait l’agriculture ?

L’approfondissement du capitalisme a changé les rapports dans tous les domaines. Il a transformé les artisans en ouvriers, il a fait – la formule est de Marx – du professeur, du médecin, du prêtre des salariés comme les autres. Comment croire que l’agriculture pourrait échapper à ces transformations ? Dans le discours des organisations paysannes on reconnaît les accents des révoltes des canuts, qui se sont succédées à Lyon pendant la première moitié du XIXème siècle, ou celle des luddites britanniques qui lui est contemporaine. Deux mouvements conservateurs qui prétendaient préserver un métier des effets de l’industrialisation et de la mécanisation. Deux mouvements qui étaient condamnés, dès le départ, à l’échec. On n’arrête pas la roue de l’histoire.

On arrive maintenant au bout du processus : la concentration est en route, avec une réduction drastique du nombre d’exploitations ces dernières années. Une grande partie de l’agriculture française est aujourd’hui industrialisée, le reste se trouve confronté à des difficultés économiques croissantes et le renouvellement des générations n’y est plus assuré. La mise en place des accords de libre-échange ne peut qu’augmenter la pression à la baisse des prix et la délocalisation des productions, d’autant plus que le tassement du pouvoir d’achat fait que les consommateurs eux-mêmes poussent les prix à la baisse quitte à sacrifier la qualité (2). Car c’est là aussi un effet de la concurrence : la fuite vers le « low cost », la préférence de la quantité plutôt que de la qualité.

Mais l’industrialisation garantît-elle l’avenir de l’agriculture ? Rien n’est moins sûr. C’est que, voyez-vous, ni la France, ni l’Union européenne n’aiment au fond l’industrie. L’industrie, voyez-vous, c’est sale, c’est polluant… et puis qui dit industrie dit ouvriers – horreur ! malheur ! – qui font des grèves (cris à ma droite) et votent Le Pen (hurlements à ma gauche). Mieux vaut donc éviter. Et on fait donc à l’agriculture industrielle ce qu’on a fait à l’industrie tout court : en multipliant les discours stigmatisants et les réglementations ineptes dont les écologistes ont le secret, sans compter les génuflexions devant le dieu-marché, on arrive à décourager, à entraver, et finalement à pousser à la délocalisation.

Le discours du retour à « une agriculture paysanne, respectueuse des cycles de la nature » (3) nous conduit dans une impasse. Il faut assumer la réalité du capitalisme : l’agriculture est une activité productive comme une autre, et comme n’importe quelle activité productive soumise par le marché à une pression irrésistible pour s’industrialiser. Les discours sur le rôle nourricier du paysan, qui donnerait à cette activité un privilège particulier, ce ne sont que des balivernes. La concurrence sur les petits pois ou les carottes n’est en rien différente à la concurrence sur les téléphones portables. Et dans cette concurrence, en dehors des produits de luxe, il n’y a pas de place pour l’artisanat. Plutôt que de défendre démagogiquement – ou plutôt de faire mine de défendre, parce que dans la réalité des négociations européennes le discours est tout autre – une organisation productive « artisanale » condamnée, il faut assumer l’industrialisation de notre agriculture et faire en sorte qu’elle puisse bénéficier des technologies les plus avancées, de la productivité la plus élevée, d’une règlementation intelligente. Ou alors sortir du capitalisme, mais il ne semble pas que ce soit à l’ordre du jour dans les mois qui viennent… à moins que Macron et Attal nous fassent une surprise ?

PS : On me dit qu’après des concessions et des mots gentils du gouvernement, les tracteurs sont rentrés chez eux. On va donc pouvoir reprendre les bonnes vieilles habitudes… jusqu’à la prochaine explosion. Selon le vieil adage administratif qui veut que « à chaud on ne peut rien, à froid on n’a besoin de rien ». On n’a pas de réflexion globale sur une politique industrielle, pourquoi voulez-vous qu’on en ait une sur la politique agricole ? Pour une fois, la symétrie entre les deux domaines est parfaite…

Descartes

(1) Il est d’ailleurs notable de voir combien cette dualité entre industrie et agriculture traverse l’imaginaire républicain. En témoigne le relief qui est donné dans les textes scolaires à la figure de Sully, dont on valorise surtout la politique de développement de l’agriculture et l’attention portée aux conditions de vie des paysans, et à celle de Colbert qui est, elle, liée au développement des premières industries sous l’égide de l’Etat.

(2) Cette pression a eu d’ailleurs raison du bouc émissaire commode qu’était la grande distribution. Aujourd’hui, elle est en mauvaise posture : l’action de Carrefour a perdu un tiers de sa valeur en francs courants ces dix dernières années (en tenant compte de l’inflation, on est proche de la moitié) et le rendement de l’action en 2023 se situe autour de 4%, c’est-à-dire sous l’inflation. Le groupe Casino est, lui, en quasi faillite et sera probablement vendu à la découpe. Entre les clients qui exigent des prix bas dans un contexte de concurrence exacerbé, et les paysans qui réclament des « prix justes », seuls tirent leur épingle du jeu les distributeurs « low cost », qui sacrifient la qualité et le service au prix.

(3) La formule est tirée d’un papier de Patrick Le Hyaric dans l’Humanité…

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75 réponses à L’agriculture: une industrie comme une autre ?

  1. SCIPIO dit :

    Dans l’article wikipedia intitulé: monde agricole en France depuis 1945 on peut lire:
    “En à peine plus d’un demi-siècle, la population française a connu de profondes mutations (économiques, démographiques, sociologiques…). Cela est particulièrement vrai dans le monde agricole : En 2019, l’INSEE1 recensait 400 000 agriculteurs et 250 000 ouvriers agricoles en France, représentant un peu plus de 2 % de la population active, alors que leur nombre était évalué à respectivement 1,6 million et 310 000 en 1982. Cette diminution de la part des actifs agricoles dans la population active française est encore plus forte lorsqu’observée depuis 1945, où leur nombre était évalué à 10 millions2. Aucun autre secteur économique n’a connu une régression d’emplois aussi massive”
    Je suis globalement d’accord avec votre article cependant je dirai que le processus de concentration dans l’agriculture a été plus lent et insidieux mais d’une non moins redoutable efficacité. En vérité je ne suis pas sûr que l’agriculture ait été si privilégié que celà dans les faits (dans les discours c’est différent).
    Intuitivement je pense que le processus de concentration a débuté au XIX sinon comment expliquer l’exode rural? Comment expliquer le fait que, en France, dés les années 1850-1860, la population urbaine ai dépassé la population rurale? Certes le mouvement n’a pas été continu et a pu être freiné par des politiques volontaristes qui considérait l’agriculture comme un secteur stratégique.
    Pour abonder dans votre sens je vous donne une information, sans doute peu connue:” proposition de loi visant à associer les épargnants à la transmission des exploitations agricoles française”
    “Une proposition de loi visant à associer les épargnants à la transmission des exploitations agricoles françaises a été adoptée en première lecture par le Sénat le 30 octobre 2023.  
    Cette proposition de loi vise à créer une nouvelle forme de société, le Groupement Foncier Agricole d’Investissement (GFAI) afin de créer une nouvelle voie de financement et d’accès au foncier agricole.  
    Le GFAI serait une société de portage foncier, de même que les GFA existants qui seraient maintenus, et dont le régime juridique serait largement inspiré de celui des Groupements Forestiers d’Investissement (GFI). 
    De manière classique, des particuliers pourraient acquérir ou souscrire des parts de GFAI qui, fort de ces capitaux, acquerrait des terres agricoles. Le GFAI consentirait ensuite un bail à long terme sur ces terres permettant à un agriculteur qui ne disposerait pas d’un financement suffisant, de les exploiter. 
    A l’inverse du GFA classique, le GFAI pourrait offrir au public ses parts sociales. Cette caractéristique lui permettrait d’attirer davantage de capitaux et de renforcer son efficacité à une plus grande échelle. ” 
    En clair, on financiarise afin de pouvoir soutenir la concurrence des fermes usines.
     

    • Descartes dit :

      @ SCIPIO

      [Dans l’article wikipedia intitulé: monde agricole en France depuis 1945 on peut lire: « (…) Cette diminution de la part des actifs agricoles dans la population active française est encore plus forte lorsqu’observée depuis 1945, où leur nombre était évalué à 10 millions2. Aucun autre secteur économique n’a connu une régression d’emplois aussi massive »]

      Je ne peux que différer : pensez au secteur minier, qui pesait très lourd en termes d’emploi et d’importance économique en 1945, et qui aujourd’hui a virtuellement disparu. Pour les seules houillères, on est passé de 200.000 salariés à zéro en cinquante ans. Mais le fait qu’on trouve sur wikipédia cette formule n’est pas neutre : une fois de plus, on voit la présence du mythe qui fait du secteur agricole un secteur « à part », forcément le plus victimisé par les transformations économiques…

      [Je suis globalement d’accord avec votre article cependant je dirai que le processus de concentration dans l’agriculture a été plus lent et insidieux mais d’une non moins redoutable efficacité. En vérité je ne suis pas sûr que l’agriculture ait été si privilégié que celà dans les faits (dans les discours c’est différent).]

      Dans les faits, il reste (chiffre 2020) 420.000 exploitations agricoles en France, pour 1,2 millions de travailleurs entre salariés et non-salariés. Je connais peux de secteurs productifs qui soient aussi peu concentrés…

      [Intuitivement je pense que le processus de concentration a débuté au XIX sinon comment expliquer l’exode rural ? Comment expliquer le fait que, en France, dès les années 1850-1860, la population urbaine ai dépassé la population rurale ?]

      La réduction des effectifs n’implique pas nécessairement une concentration des exploitations. L’exode rural traduit plusieurs phénomènes. D’abord, une amélioration des conditions de vie qui réduit dramatiquement la mortalité. Alors qu’au XVIIème siècle, le paysan avait du mal à amener un ou deux enfants à l’âge adulte, tout à coup il se retrouvait avec quatre ou cinq, alors qu’il n’y avait qu’une seule exploitation à hériter… Ensuite, l’augmentation de la productivité fait que les exploitations ont besoin de moins de main d’œuvre. Le développement des industries offre des postes mieux payés et des conditions de vie bien meilleures que la campagne et absorbe le surplus de main d’œuvre.

      [Certes le mouvement n’a pas été continu et a pu être freiné par des politiques volontaristes qui considérait l’agriculture comme un secteur stratégique.]

      Non. Il a été freiné par des politiques volontaristes qui considéraient l’électorat paysan comme stratégique. Et ce n’est pas du tout la même chose. On peut considérer l’agriculture comme stratégique tout en favorisant une mutation de l’artisanat vers l’industrie. Si cette mutation n’a pas été assumée, c’est parce que l’électorat paysan était indispensable pour contrebalancer l’électorat ouvrier, moins conservateur…

      [En clair, on financiarise afin de pouvoir soutenir la concurrence des fermes usines.]

      Sauf qu’on voit mal pourquoi les investisseurs se rueraient sur ces instruments. Si l’on finance un mode de production moins efficace, on doit s’attendre à des retours sur investissement plus faibles. A l’heure du choix, investir dans une ferme-usine est beaucoup plus rentable que d’investir dans des terres à louer à un petit paysan. Ce n’est pas de l’investissement, c’est de la philanthropie…

  2. François dit :

    Bonjour Descartes,

    [Ainsi, par exemple, la baisse du nombre d’exploitations est vécue en France comme un problème, et non comme la conséquence logique d’un processus de concentration.]

    À part la Confédération paysanne (qui fait aux alentours de 20% aux élections professionnelles), je n’ai pas particulièrement l’impression qu’il y ait eu grand monde parmi les agriculteurs pour s’opposer à la « Ferme des mille vaches », qui suite à un long imbroglio administratif arrêta l’exploitation laitière. Tout comme l’élevage porcin, avec des cheptels à plusieurs milliers de bêtes par exploitation, ne peut plus vraiment être considéré comme « artisanal » en France (même si on est effectivement loin des grattes-ciels fermes usines chinois qui poussent en ce moment).

    Si en France, au moins parmi les agriculteurs, il y a une inquiétude sur la baisse du nombre d’exploitations, je crois celle-ci est vécue comme la conséquence des délocalisations, et non un phénomène de concentration. Car après tout, la population agricole a commencé à s’effondrer après la Libération sans que cela fasse de remous à l’époque. Je crois surtout que la cause de la colère des agriculteurs, plus que de leur imposer de se battre dans l’arène de la mondialisation, c’est qu’on leur oblige d’y s’y battre avec les mains attachées dans le dos. Car s’ils (si certains) se sont opposés aux accords de libre échange, il se sont également opposés aux normes et surtranspositions règlementaires qui plombent leur productivité.

    Bref, dans cette crise, je considère (ou j’ai la naïveté de croire) que les agriculteurs sont globalement conscients que les mutations en cours sont inéluctables, et qu’ils sont disposés à s’y adapter pour peu qu’on cesse de leur mettre des bâtons dans les roues.

    Tout comme on constatera que des contestations agricoles se sont produites un peu partout en UE ces derniers temps, même chez les marchands maritimes néerlandais (avec de fortes conséquences électorales), et surtout, même chez les low-cost polonais. Ça me laisse penser que le problème ne serait pas le poujadisme de nos agriculteurs, mais la distorsion de concurrence que la Kommission impose à l’ensemble des agriculteurs européens.

    • Descartes dit :

      @ François

      [« Ainsi, par exemple, la baisse du nombre d’exploitations est vécue en France comme un problème, et non comme la conséquence logique d’un processus de concentration. » À part la Confédération paysanne (qui fait aux alentours de 20% aux élections professionnelles), je n’ai pas particulièrement l’impression qu’il y ait eu grand monde parmi les agriculteurs pour s’opposer à la « Ferme des mille vaches », qui suite à un long imbroglio administratif arrêta l’exploitation laitière.]

      D’abord, 20% c’est loin d’être négligeable. Ensuite, je n’ai pas une grande connaissance du milieu agricole, mais je serais surpris que les petits exploitants laitiers soient indifférents à un mode de production qui fatalement poussera les prix à la baisse… d’ailleurs, voici ce que déclarait Xavier Beulin, patron de la FNSEA, en 2017, sur les « fermes des mille vaches » : « Je suis favorable à ce que des agriculteurs puissent se regrouper pour investir ensemble. La ferme des Mille Veaux dans la Creuse, ce sont 40 éleveurs réunis pour construire une étable moderne tout en bois, couverte de panneaux solaires et équipée d’un méthaniseur pour traiter les effluents en bout de chaîne. Cette coopération ne doit pas être confondue avec un projet purement capitalistique de ferme géante dans la Somme ». On voit bien le raisonnement : tant que ce sont des « petits » qui font la chose, tout va bien. Mais lorsqu’il s’agit de projets « capitalistiques » – lire « industriels » – c’est déjà moins évident…

      [Tout comme l’élevage porcin, avec des cheptels à plusieurs milliers de bêtes par exploitation, ne peut plus vraiment être considéré comme « artisanal » en France (même si on est effectivement loin des grattes-ciels fermes usines chinois qui poussent en ce moment).]

      Mettre mille artisans dans le même bâtiment, chacun devant son métier à tisser manuel ne fait pas une industrie. L’industrie, ce n’est pas seulement une question de taille, c’est une question d’organisation de la production. Est-ce que dans ces élevages on a cherché à standardiser les opérations, à mécaniser et automatiser lorsque c’est possible ?

      [Si en France, au moins parmi les agriculteurs, il y a une inquiétude sur la baisse du nombre d’exploitations, je crois celle-ci est vécue comme la conséquence des délocalisations, et non un phénomène de concentration. Car après tout, la population agricole a commencé à s’effondrer après la Libération sans que cela fasse de remous à l’époque.]

      Si la population agricole s’est effondrée après la Libération, ce n’est pas le cas du nombre d’exploitations qui, certes, diminue, mais pas radicalement. En fait, l’exode rural ne se traduit pas par un abandon des exploitations, mais plutôt par la réduction de la taille des familles qui vivent sur chaque exploitation. Pour le dire autrement, un fils reprend la ferme, tous les autres partent à la ville.

      [Je crois surtout que la cause de la colère des agriculteurs, plus que de leur imposer de se battre dans l’arène de la mondialisation, c’est qu’on leur oblige d’y s’y battre avec les mains attachées dans le dos. Car s’ils (si certains) se sont opposés aux accords de libre-échange, il se sont également opposés aux normes et surtranspositions règlementaires qui plombent leur productivité.]

      Oui. Mes le refus de l’industrialisation contribue à leur attacher les mains dans le dos. Les Hollandais et les Allemands ont sauté ce pas, et s’en sortent nettement mieux que nous…

      [Bref, dans cette crise, je considère (ou j’ai la naïveté de croire) que les agriculteurs sont globalement conscients que les mutations en cours sont inéluctables, et qu’ils sont disposés à s’y adapter pour peu qu’on cesse de leur mettre des bâtons dans les roues.]

      Je suis beaucoup moins optimiste que vous. Je pense qu’une bonne partie de la paysannerie vit dans une illusion, et que la vulgate médiatique les y encourage…

      [Tout comme on constatera que des contestations agricoles se sont produites un peu partout en UE ces derniers temps, même chez les marchands maritimes néerlandais (avec de fortes conséquences électorales), et surtout, même chez les low-cost polonais. Ça me laisse penser que le problème ne serait pas le poujadisme de nos agriculteurs, mais la distorsion de concurrence que la Kommission impose à l’ensemble des agriculteurs européens.]

      Je ne suis pas sûr que l’on puisse trouver une homogénéité entre les différents mouvements. Le facteur commun je pense est l’incompétence de la commission Von der Leyen, qui a perdu très largement la confiance de tous les acteurs, et l’affaiblissement de la base électorale des différents gouvernements européens, qui fait que les agriculteurs n’ont pas confiance en eux pour défendre efficacement leurs intérêts à Bruxelles…

    • François dit :

      @Descartes
      [On voit bien le raisonnement : tant que ce sont des « petits » qui font la chose, tout va bien. Mais lorsqu’il s’agit de projets « capitalistiques » – lire « industriels » – c’est déjà moins évident…]
      Dit autrement, du moment qu’ils sont les associés-gérants de la ferme usine, il n’y a pas de problèmes. Il y en a plus s’ils deviennent de simples ouvriers agricoles. Ce qu’ils cherchent, c’est conserver la maîtrise de leur outil de production.
       
      [Est-ce que dans ces élevages on a cherché à standardiser les opérations, à mécaniser et automatiser lorsque c’est possible ?]
      Je ne vois pas pourquoi ils le refuseraient s’ils en ont la possibilité.
      Au travail, j’ai en collègues un frère et une sœur qui, ont repris en parallèle l’exploitation céréalière familiale, et ils renouvellent régulièrement leurs machines agricoles. Les cultivateurs ont bien été contents quand sont apparus les tracteurs, tracteurs qui maintenant se conduisent de façon quasi-automatique, je ne vois pas pourquoi les éleveurs refuseraient la mécanisation puis l’automatisation.
       
      [Oui. Mes le refus de l’industrialisation contribue à leur attacher les mains dans le dos. Les Hollandais et les Allemands ont sauté ce pas, et s’en sortent nettement mieux que nous…]
      Refusent-ils vraiment les gains de productivité ? Un producteur laitier auquel on proposerait gratuitement d’automatiser sa ferme, cracherait-il sur cette proposition ? Alors oui, le monde agricole est divers, mais sachant que les cultivateurs (céréaliers en particulier) ont sans difficultés accepté de devenir des producteurs de matières premières agricoles, je ne vois pas pourquoi ça serait vraiment différent pour les éleveurs.
       
      [Je suis beaucoup moins optimiste que vous. Je pense qu’une bonne partie de la paysannerie vit dans une illusion, et que la vulgate médiatique les y encourage…]
      Ou cherchent-ils à donner une image conforme à ce que la vulgate médiatique attend d’eux ? Car la vulgate médiatique crache sur les produits phytosanitaires, et ça n’est pas pour autant qu’ils se sont mis en tête l’illusion qu’ils peuvent produire sans.
       
      [Je ne suis pas sûr que l’on puisse trouver une homogénéité entre les différents mouvements. Le facteur commun je pense est l’incompétence de la commission Von der Leyen]
      Les mouvements contestataires ont effectivement leurs spécificités nationales (réduction forcée du cheptel aux Pays-Bas, taxe sur le gasoil en France et en Allemagne, concurrence ukrainienne en Pologne), mais plus que d’incompétence, c’est vraiment un meurtre prémédité que leur prépare Von der Leyen, en leur imposant des normes débiles tout en continuant de signer des accords de libre-échange.

      • Descartes dit :

        @ François

        [« On voit bien le raisonnement : tant que ce sont des « petits » qui font la chose, tout va bien. Mais lorsqu’il s’agit de projets « capitalistiques » – lire « industriels » – c’est déjà moins évident… » Dit autrement, du moment qu’ils sont les associés-gérants de la ferme usine, il n’y a pas de problèmes. Il y en a plus s’ils deviennent de simples ouvriers agricoles. Ce qu’ils cherchent, c’est conserver la maîtrise de leur outil de production.]

        Tout à fait. Mais le capitalisme est fondé sur l’idée que c’est le capital qui contrôle l’outil de production, et non les gens qui travaillent dessus. Le coopérativisme apparaît comme une belle idée, mais dans la pratique cela n’a marché que dans des contextes très limités et dans des circonstances très particulières. Partout ailleurs, c’est le travail salarié qui s’est imposé.

        [« Est-ce que dans ces élevages on a cherché à standardiser les opérations, à mécaniser et automatiser lorsque c’est possible ? » Je ne vois pas pourquoi ils le refuseraient s’ils en ont la possibilité.]

        Parce qu’il n’y a pas d’industrie sans capital. Et que faire rentrer le capital, c’est perdre en partie le contrôle.

        [Au travail, j’ai en collègues un frère et une sœur qui, ont repris en parallèle l’exploitation céréalière familiale, et ils renouvellent régulièrement leurs machines agricoles. Les cultivateurs ont bien été contents quand sont apparus les tracteurs, tracteurs qui maintenant se conduisent de façon quasi-automatique, je ne vois pas pourquoi les éleveurs refuseraient la mécanisation puis l’automatisation.]

        Les cultures céréalières sont celles qui sont les plus industrialisées, justement. Mais cela s’est fait en transformant les fermes en entreprises, avec l’utilisation de machines, d’intrants chimiques, de semences scientifiquement améliorées, et visant une production standardisée. Dans ce domaine, l’industrialisation a été facile parce que les gains d’échelle étaient si évidents que la concentration s’est faite pratiquement d’elle-même. Mais dans d’autres domaines, la petite exploitation et le paysan « maître chez soi » reste la règle.

        [« Oui. Mais le refus de l’industrialisation contribue à leur attacher les mains dans le dos. Les Hollandais et les Allemands ont sauté ce pas, et s’en sortent nettement mieux que nous… » Refusent-ils vraiment les gains de productivité ? Un producteur laitier auquel on proposerait gratuitement d’automatiser sa ferme, cracherait-il sur cette proposition ?]

        Non. Mais pour mécaniser, il faut du capital, et le capital ne vient jamais gratuitement.

        • P2R dit :

          @ François et Descartes
           
          Je m’immisce..
           
          [Tout comme l’élevage porcin, avec des cheptels à plusieurs milliers de bêtes par exploitation, ne peut plus vraiment être considéré comme « artisanal » // Mettre mille artisans dans le même bâtiment, chacun devant son métier à tisser manuel ne fait pas une industrie. L’industrie, ce n’est pas seulement une question de taille, c’est une question d’organisation de la production. Est-ce que dans ces élevages on a cherché à standardiser les opérations, à mécaniser et automatiser lorsque c’est possible ?]
           
          J’ai travaillé, il y a maintenant.. 20 ans (pfff) chez un “naisseur” porcin tout ce qu’il y a de plus classique en Bretagne. L’entrée dans l’exploitation est plus stricte que pour entrer dans un hôpital: Sas, changement de vêtements obligatoire, pédiluv. Les animaux sont issus d’un croisement de races sélectionnées pour leur prolificité (en moyenne 12 porcelets par truie, parfois jusqu’à une vingtaine) et leur rendement à l’engraissement. L’alimentation est soit achetée, soit produite sur place, souvent en intégrant les rebuts de la production agro-alimentaire locale, supplémenté par les acides aminés nécessaires, selon une recette validée par une étude nutritionnelle. Aujourd’hui la quasi-totalité des élevages est équipée de chaînes d’alimentation automatiques gérées informatiquement qui permettent de gérer les doses délivrées en fonction de chaque animal. La reproduction se fait soit par achat de semence auprès d’une entreprise spécialisée dans la génétique, soit par prélèvement direct sur un verrat (également fourni par un généticien), analyse microscopique de l’éjaculat dans un petit labo intégré à l’élevage et dilution pour préparer les doses d’insémination. Les chaleurs sont gérées pour avoir le même nombre de truies mettant bas chaque semaine de l’année (plusieurs dizaines de mises bas par semaine). Chaque semaine on a donc un pool de truies en chaleur à inséminer et un pool de truies rentrant en salle de maternité. Les gestantes sont contrôlées par échographie. A la mise bas, les portées sont équilibrées (entre portées nombreuses et portées faibles, regroupement des chétifs  dans une même portée pour éviter la concurrence dans l’accès aux mamelles), les plus faibles placés sous lampe chauffante. Les salles faisaient 14 à 16 truies, soit 180 à 200 porcelets/salle, qu’il faut tatouer, supplémenter en fer, castrer, émousser les dents, travail fait à la chaîne au rythme d’un porcelet/minute. Une fois sevrés à 21 jours les porcelets sont pesés lors du départ vers l’engraisseur, et les truies sont remises dans une salle commune jusqu’aux prochaines chaleurs. La salle de maternité est karcherisée et désinfectée entre chaque “pool”. L’urine et les excréments passent à travers des caillebotis, direction la fosse à lisier, pour épandage sur les cultures voisines ou méthanisation.  Les animaux les moins fertiles sont réformés. 
          Ca c’est le fonctionnement standard d’un élevage de base il y a déjà 20 ans. Vous voyez qu’on est loin du paysan avec son cochon dans sa cour..
           
          [(même si on est effectivement loin des grattes-ciels fermes usines chinois qui poussent en ce moment).]
           
          Je peux vous dire que du côté de nos ingénieurs, on regarde ces projets avec circonspection, et c’est le moins qu’on puisse dire. En élevage porcin les épisodes de peste sont réguliers (la Chine a abattu le tiers de son cheptel il y a 5 ans), alors attendez qu’un germe se foute là-dedans… 
           
          Avoir des exploitations “à taille humaine” représente d’ailleurs certains avantages. D’abord, en cas d’épizootie (qui n’ont rien de rare), ça permet de cloisonner bien plus efficacement et de limiter la propagation. Ensuite, la dispersion sur le territoire – et donc la proximité avec les autres cultures – permet de fonctionner en synergie avec les autres pans de l’agriculture, par exemple en rendant très facile d’accès le lisier nécessaire à la fertilisation des champs. On réduit les flux, et donc le coût induit par cette logistique. Dans notre usine chinoise, rien que la gestion des centaines de tonnes lisier qu’il faudra exporter chaque semaine par camions citernes en direction des terres agricoles laisse songeur.
           
          [Oui. Mais le refus de l’industrialisation contribue à leur attacher les mains dans le dos. Les Hollandais et les Allemands ont sauté ce pas, et s’en sortent nettement mieux que nous…]
           
          Encore une fois il conviendrait de distinguer les différents secteurs un à un, mais je vous rassure, hollandais et allemands sont aussi dans la merde, pour des raisons qui elles-aussi n’ont rien à voir avec un défaut d’industrialisation: augmentation des coûts en raison d’exigences politiques sur le bien-être animal (en allemagne), et crise de l’azote en hollande.
           
          [Bref, dans cette crise, je considère (ou j’ai la naïveté de croire) que les agriculteurs sont globalement conscients que les mutations en cours sont inéluctables, et qu’ils sont disposés à s’y adapter pour peu qu’on cesse de leur mettre des bâtons dans les roues. // Je suis beaucoup moins optimiste que vous. Je pense qu’une bonne partie de la paysannerie vit dans une illusion, et que la vulgate médiatique les y encourage…]
           
          C’est le cas pour un sur cinq, (le score de la confédération paysanne).. Ne faites pas l’erreur de considérer les paysans comme des arriérés. Ce sont majoritairement des gens qui sont tout à fait capable de comprendre le monde, qui s’intéressent aux modes de productions de nos voisins, et qui ont une culture économique. Et qui savent aussi, à l’instar de la FNSEA, pondérer un discours médiatique pour “plaire” aux classes dominantes tout en étant beaucoup plus pragmatiques sur le terrain..
           
          [Ça me laisse penser que le problème ne serait pas le poujadisme de nos agriculteurs, mais la distorsion de concurrence que la Kommission impose à l’ensemble des agriculteurs européens. // Le facteur commun je pense est l’incompétence de la commission Von der Leyen]
           
          En effet, plus que la distorsion de concurrence, je crois que c’est l’hypocrisie et/ou l’incompétence (ce terme me déplait, car il induit un postulat de stupidité crasse chez nos élites qui tends à pondérer leur degré de responsabilité) qui motive cette dernière qui fait péter les plombs aux agriculteurs: pour ”sauver la planète”, on va interdire certains modes de production chez nous, et pour compenser on instaure des règles de libre-échange avec des pays où les conditions de productions sont infiniment plus délétères pour l’écosystème que ce que nous avons supprimé chez nous. Bordel, où c’est qu’j’ai mis mon flingue..
           

          • Descartes dit :

            @ P2R

            [J’ai travaillé, il y a maintenant.. 20 ans (pfff) chez un “naisseur” porcin tout ce qu’il y a de plus classique en Bretagne. L’entrée dans l’exploitation est plus stricte que pour entrer dans un hôpital: (…)]

            Ce que vous décrivez, c’est effectivement une gestion industrielle de l’élevage : division du travail, utilisation des connaissances scientifiques, rationnalisation… mais est-ce un cas général aujourd’hui, ou un exemple minoritaire ? Je veux bien croire que pour ce qui concerne l’élevage porcin ou la volaille ce soit le cas général. Aujourd’hui, un producteur qui ne rationnalise pas sa production n’a probablement aucune chance d’être sur le marché. Mais c’est moins évident concernant d’autres branches de l’activité agricole.

            [Ca c’est le fonctionnement standard d’un élevage de base il y a déjà 20 ans. Vous voyez qu’on est loin du paysan avec son cochon dans sa cour…]

            Si je comprends bien, ce que vous décrivez c’est une « naisserie », les cochons une fois sevrés étant confiés à d’autres établissements pour l’engraissement. Est-ce que l’organisation de ce dernier processus était aussi industrialisée, à votre connaissance ?

            [« Je suis beaucoup moins optimiste que vous. Je pense qu’une bonne partie de la paysannerie vit dans une illusion, et que la vulgate médiatique les y encourage… » C’est le cas pour un sur cinq, (le score de la confédération paysanne)…]

            20%, c’est déjà beaucoup. Et je suis persuadé que le chiffre est plus important : si tous ceux qui votent pour la confédération paysanne savent que leur syndicat a pour modèle la petite exploitation artisanale, la position de la FNSEA sur la question est beaucoup plus ambigüe – parce que beaucoup plus « attrape-tout ». Je ne suis pas persuadé que tout le monde ait compris que voter pour la FNSEA c’est voter pour l’agriculture industrielle…

            [Ne faites pas l’erreur de considérer les paysans comme des arriérés.]

            Au contraire. Sur cette question, je pense qu’ils sont moins « arriérés » que la population en général. Le discours de l’exploitation familiale heureuse est beaucoup plus facile à soutenir dans le VIIème arrondissement de Paris qu’au fin fond de la Creuse, ou les paysans savent par expérience combien la vie du petit paysan est dure, combien la productivité faible les condamne à une vie modeste. Mais il y a un poids des représentations héritées, et une résistance naturelle à l’aliénation qui accompagne l’industrialisation sous le capitalisme…

            [En effet, plus que la distorsion de concurrence, je crois que c’est l’hypocrisie et/ou l’incompétence (ce terme me déplait, car il induit un postulat de stupidité crasse chez nos élites qui tends à pondérer leur degré de responsabilité)]

            Quand vous trouvez dans un bureau un fonctionnaire chargé d’aider les agriculteurs à produire moins cher, et dans le bureau voisin un fonctionnaire chargé de leur mettre des bâtons dans les roues, il faut bien parler d’incompétence. La politique de la Commission est non seulement néfaste, elle est devenue incompréhensible, tant on poursuit en permanence des objectifs contradictoires. Quant à la question de la « responsabilité »… vous connaissez ma vision : les transformations de la société sont, en dernière instance, le résultat de la dynamique interne du système et du rapport de forces entre les classes. Le contrôle que la volonté politique a sur ces processus est très relatif : elle peut les ralentir ou au contraire les accélérer, elle peut modérer leurs effets ou les accentuer, elle peut limiter le gâchis de ressources ou au contraire les pousser. Mais imaginer qu’on peut empêcher l’approfondissement du capitalisme sans avoir le rapport de forces qu’il faut pour le faire…

            [Bordel, où c’est qu’j’ai mis mon flingue…]

            Regardez ce qui est arrivé au chanteur qui demandait ça…

            • P2R dit :

              @ Descartes

              [mais est-ce un cas général aujourd’hui, ou un exemple minoritaire ? ]

              Dans ces filières, majoritaire depuis au moins 40 ans.

              [les cochons une fois sevrés étant confiés à d’autres établissements pour l’engraissement. Est-ce que l’organisation de ce dernier processus était aussi industrialisée, à votre connaissance ?]

              Bien entendu, et même davantage, car la gestion de l’engraissement est moins complexe que la reproduction.

              [Je ne suis pas persuadé que tout le monde ait compris que voter pour la FNSEA c’est voter pour l’agriculture industrielle…]

              Vous plaisantez. Pour les écolos la FNSEA c’est le diable incarné. C’est l’équivalent agricole de “Big Pharma” pour les naturopathes..

              [les transformations de la société sont, en dernière instance, le résultat de la dynamique interne du système et du rapport de forces entre les classes.]

              Je suis d’accord: les classes dominantes veulent une campagne romantique pour aller en villégiature. Aussi soutiennent-elles des politiques “écologiques” pour chasser l’agriculture rationnalisée du territoire.

            • Descartes dit :

              @ P2R

              [« Je ne suis pas persuadé que tout le monde ait compris que voter pour la FNSEA c’est voter pour l’agriculture industrielle… » Vous plaisantez. Pour les écolos la FNSEA c’est le diable incarné.]

              Certes, mais pas nécessairement pour cette raison-là.

              [« les transformations de la société sont, en dernière instance, le résultat de la dynamique interne du système et du rapport de forces entre les classes. » Je suis d’accord: les classes dominantes veulent une campagne romantique pour aller en villégiature. Aussi soutiennent-elles des politiques “écologiques” pour chasser l’agriculture rationnalisée du territoire.]

              Là encore, je pense que la différenciation entre agriculture et manufacture est artificielle. L’intérêt du bloc dominant, c’est d’avoir un pays « tercerisé », qui délocalise les activités de production et ne garde que celles de services, d’administration et de supervision. D’où l’hypertrophie des « métropoles » qui s’inspirent de plus en plus du modèle Singapour, plongées dans un territoire périphérique laissé à l’abandon – ou transformé en lieu de villégiature et de puis peu en espace de télétravail.

  3. Philippe LACROIX dit :

    Bonjour
    La grosse différence entre l’ industrie et l’ agriculture, c’ est qu’ un gars a dit un jour ” ton aliment sera ton médicament “.
    Or, depuis plus de soixante- dix ans on a ignoré l’ agronomie pour se tourner vers le productivisme agricole.
    Le résultat est sous nos yeux !
    La santé, ce n’ est pas brillant. La moyenne d’ âge commence à baisser aux USA.
    Quant à la santé mentale du monde, elle n’ est pas au meilleur de sa forme.
    La nourriture de synthèse capitalistique s’ approche à grand pas des villes de grande solitude !
    Je vous mets ce lien très intéressant :
     Documentaire : Tu Nourriras le monde – Un film accessible (…) – Ricochets journal local Drôme média participatif information locale actualités, journal papier et web

    • Descartes dit :

      @ Philippe LACROIX

      [La grosse différence entre l’industrie et l’agriculture, c’est qu’un gars a dit un jour ”ton aliment sera ton médicament“.]

      Je ne vois pas très bien le rapport. Un aliment fabriqué industriellement peut être d’une excellente qualité sanitaire, souvent bien meilleure que celle des aliments artisanaux. D’ailleurs, les médicaments les plus efficaces sont fabriqués industriellement. S’il fallait se fabriquer son aspirine et ses vaccins artisanalement, on ne serait pas sortis de l’auberge…

      [Or, depuis plus de soixante-dix ans on a ignoré l’agronomie pour se tourner vers le productivisme agricole.]

      Au contraire. Depuis plus d’un siècle on a beaucoup écouté l’agronomie et on l’a mise au service de la productivité. Pensez-vous vraiment qu’on serait arrivé à multiplier les rendements sans faire appel aux sciences agronomiques ?

      [Le résultat est sous nos yeux !]

      Tout à fait : on n’a jamais aussi bien mangé, on n’a jamais eu autant le choix de ce qu’on mange. Vous savez, rien n’améliore autant le passé qu’une mauvaise mémoire. Je me souviens encore quand j’étais enfant les intoxications alimentaires étaient fréquentes – on disait pudiquement « j’ai mangé quelque chose qui n’est pas passée ». Je me souviens qu’on nous enseignait qu’il fallait sentir le lait pour voir s’il n’avait pas tourné, et examiner les conserves pour vérifier qu’elles n’étaient pas « gonflées ». Quelle est la dernière fois que vous avez vu une conserve « gonflée » ?

      [La santé, ce n’est pas brillant.]

      Vous trouvez ? Je me demande à quelle époque la santé a été meilleure. Les chiffres de l’espérance de vie – et plus encore celle de l’espérance de vie en bonne santé – disent le contraire.

      [La moyenne d’âge commence à baisser aux USA.]

      La moyenne d’âge ? Vous êtes sûr ?

      [Quant à la santé mentale du monde, elle n’est pas au meilleur de sa forme.]

      Sur quel indicateur vous fondez-vous pour arriver à cette conclusion ? Pensez-vous que la santé mentale des générations qui ont fait 1914-18, de celles qui ont vécu 1939-45 ou de celles qui ont fait la guerre d’Indochine ou d’Algérie était meilleure ? Si la réponse est négative, alors je me demande quelle était la génération dont la santé mentale était « au meilleur de sa forme »…

      [La nourriture de synthèse capitalistique s’approche à grand pas des villes de grande solitude !]

      Oui, de la main des écologistes qui veulent imposer le jambon végétal et les lardons sans porc…

      [Je vous mets ce lien très intéressant :]

      Extrêmement intéressant, en effet. Voici un extrait du texte : « Ce film retrace l’histoire d’une grande région céréalière française : la Champagne crayeuse. Qualifiée de « pouilleuse » du fait de la pauvreté de ses terres en 1950, l’arrivée des engrais, des machines et des pesticides a hissé la Champagne parmi les grandes régions productrices de cultures industrielles : céréales, betteraves, pommes de terre, tournesol, colza… Mais ce développement ne s’est pas fait sans dommages : disparition des agriculteurs et agrandissement à outrance des exploitations (…) »]

      Autrement dit, on regrette la disparition des agriculteurs « pouilleux » qui vivotaient pauvrement « du fait de la pauvreté de ses terres » et l’agrandissement des exploitations qui a permis de donner aux agriculteurs restants un revenu digne. A un moment, il faut savoir ce qu’on veut : une agriculture de petites exploitations « pouilleuses », ou une agriculture industrielle dont la productivité permet de bien vivre à ceux qui y travaillent ?

      • Philippe LACROIX dit :

        “Au contraire. Depuis plus d’un siècle on a beaucoup écouté l’agronomie et on l’a mise au service de la productivité. Pensez-vous vraiment qu’on serait arrivé à multiplier les rendements sans faire appel aux sciences agronomiques ?”
        Le poids des vers de terres et des animaux vivants dans les sols a été réduit de façon drastique par les intrants chimiques et les façons mécaniques. Les sols sont en train de mourir, et déjà morts pour certains. Voir C. et L. Bourguignon, G. Ducerf , Ver de Terre Production – Engagé pour la transition agroécologique .
        “La moyenne d’âge ? Vous êtes sûr ?”
        Voir E. Todd
        “Autrement dit, on regrette la disparition des agriculteurs « pouilleux » qui vivotaient pauvrement « du fait de la pauvreté de ses terres » et l’agrandissement des exploitations qui a permis de donner aux agriculteurs restants un revenu digne. A un moment, il faut savoir ce qu’on veut : une agriculture de petites exploitations « pouilleuses », ou une agriculture industrielle dont la productivité permet de bien vivre à ceux qui y travaillent ?”
        Cette remarque très orientée est petite.

        • Descartes dit :

          @ Philippe Lacroix

          [« Au contraire. Depuis plus d’un siècle on a beaucoup écouté l’agronomie et on l’a mise au service de la productivité. Pensez-vous vraiment qu’on serait arrivé à multiplier les rendements sans faire appel aux sciences agronomiques ? » Le poids des vers de terres et des animaux vivants dans les sols a été réduit de façon drastique par les intrants chimiques et les façons mécaniques.]

          Possible, mais cela n’a aucun rapport avec votre théorie selon laquelle « on n’a pas écouté les agronomes ». Qu’on n’ait pas écouté CERTAINS agronomes, c’est très possible. Mais l’agronomie ne se limite pas aux agroécologues – quoi qu’on puisse penser d’eux.

          [« La moyenne d’âge ? Vous êtes sûr ? » Voir E. Todd]

          Autrement dit, Todd affirme que la population américaine a tendance à se rajeunir ? Si c’était le cas, ce serait plutôt une bonne nouvelle pour eux…

          [« Autrement dit, on regrette la disparition des agriculteurs « pouilleux » qui vivotaient pauvrement « du fait de la pauvreté de ses terres » et l’agrandissement des exploitations qui a permis de donner aux agriculteurs restants un revenu digne. A un moment, il faut savoir ce qu’on veut : une agriculture de petites exploitations « pouilleuses », ou une agriculture industrielle dont la productivité permet de bien vivre à ceux qui y travaillent ? » Cette remarque très orientée est petite.]

          Je ne sais pas très bien comment interpréter votre réponse. Votre exemple illustrait parfaitement mon point, à savoir, que c’est par l’industrialisation qu’on transforme une agriculture pauvre qui fait à peine vivre son homme en une agriculture riche capable de nourrir le pays. Et j’ai du mal donc à regretter le statu quo ante. Je ne vois rien de « petit » là dedans…

  4. Philippe LACROIX dit :

    Merci. Beaucoup.
    Si tu veux connaître quelqu’un, écoutes ce qu’ il dit mais regardes aussi ce qu’ il fait !

    • Descartes dit :

      @ Philippe LACROIX

      [Si tu veux connaître quelqu’un, écoutes ce qu’ il dit mais regardes aussi ce qu’ il fait !]

      Je ne saisis pas le sens de cette maxime dans le contexte de nos échanges. Pourriez-vous être plus spécifique ?

  5. Cording1 dit :

    Dès le début des années 80 avec Margaret Thatcher puis Ronald Reagan j’ai compris que le néolibéralisme était malsain pour la majorité des citoyens.
    Malheureusement cette conception économique s’est imposée partout dans le monde et à toutes les forces politiques. D’où les crises multiformes qui affectent tous les pays qui l’ont mis en pratique. Le comble c’est que cette conception économique a été gravé dans le marbre d’un traité dit constitutionnel par et pour tous les pays membres de l’UE. Il semble impossible d’en sortir et même la Commission européenne aggrave la situation en négociant dans le secret des traités de libre-échange avec beaucoup de pays dont le niveau général est largement inférieur au nôtre. Dans ce cadre notre paysannerie ne pouvait qu’être perdante déjà plombée par un taux de change de l’euro bien défavorable et aussi à notre industrie. De plus l’UE veut une agriculture écologiquement vertueuse mais unilatéralement cause supplémentaire de défaillance de notre paysannerie. 
    Depuis la lecture des économistes hétérodoxes Jacques Sapir, David Cayla et Frédéric Farah m’ont mieux fait comprendre en théorie puis pratique la malfaisance du libéralisme économique qu’il soit simple, néo et ultra. Une vraie alternative globale se prépare intellectuellement avant de connaître une traduction politique. Or c’est là que le bât blesse : il n’y a aucune force politique proposant cette alternative.   

    • Descartes dit :

      @ Cording1

      [Malheureusement cette conception économique s’est imposée partout dans le monde et à toutes les forces politiques.]

      Lorsqu’une idéologie s’impose, ce n’est pas par hasard. C’est parce qu’elle est fonctionnelle à une classe dominante, autrement dit, parce qu’elle fournit une vision du monde dans laquelle les objectifs et les intérêts de cette classe se trouvent légitimés.

      [D’où les crises multiformes qui affectent tous les pays qui l’ont mis en pratique.]

      Comme disait Althusser, « le concept de chien ne mord pas ». Les crises ne viennent pas d’une idéologie, mais de la structure économique sous-jacente. Avant d’être une idéologie, la révolution néolibérale est une modification profonde du mode de production, la transformation d’un capitalisme à base nationale en un capitalisme mondialisé.

      [Une vraie alternative globale se prépare intellectuellement avant de connaître une traduction politique. Or c’est là que le bât blesse : il n’y a aucune force politique proposant cette alternative.]

      Parce qu’il n’y a aucune classe pour la porter effectivement. Les couches populaires ont été mises hors-jeu par la compétition internationale, les classes intermédiaires et la bourgeoisie s’accommodent parfaitement du néolibéralisme…

  6. CVT dit :

    @Descartes,
    un gros hors-sujet, mais important d’après moi, car il s’agit d’unité nationale.
    Qu’on me pardonne mon insensibilité, mais je peine à comprendre la raison de cérémonie des Invalides en hommage aux victimes “françaises”  (guillemets volontaires) du massacre du 7 octobre dernier près de la bande de Gaza. Cérémonie qui a suscité son lot de polémiques sans fin.
     
    Franchement, ces 42 Israéliens sont morts sur leurs terres, en tant qu’Israéliens, et parce qu’ils avaient choisi de vivre sur la Terre Promise: quand bien même ils ne s’attendaient certainement pas à mourir aussi tôt, ils sont enterrés là-bas dans une terre qu’ils ont chérie, défendue, et où ils se sont épanouis, alors qu’ils auraient pu en  faire autant en France, comme beaucoup de Français. Dès lors, en quoi ces gens-là sont morts pour la France ? Désolé, mais cette hommage est déplacé, et il l’est d’autant plus qu’ils ont fait allégeance à Israël, et ce au prix de leurs vies: pourquoi alors leur refuser cette dignité? Respecter au moins cela!
     
    Comme quoi, à quelque chose, malheur est bon car  il est désormais loisible de critiquer la bi-nationalité franco-israélienne sans passer pour un furieux antisémite; et c’est d’autant plus facile que les intérêts des deux nations sont DIVERGENTS, voire opposés, si on tient comptes des circonstances démographiques en France. En effet, par manque de courage politique, nos dirigeants se sont mis sous la coupe des minorités musulmanes des banlieues, qui se vivent comme des Palestiniens par procuration dans le nouvel avatar du conflit israélo-palestinien, laissant libre cours à un antisémitisme débridé comme jamais. Et malgré cela, une grande partie de la gauche et de la macronie reste apathique à ce torrent de haine d’un temps qu’on pensait révolu, et qui se déverse à l’intérieur du pays. Et par dessus le marché, nos dirigeants cumulent les palinodies en matière de politique étrangère afin de tenter de ménager la chèvre musulmane et le chou juif qui constituent les deux communautés en conflit désormais ouvert sur notre sol. 
     
    Voilà pourquoi je parlais d’unité nationale: la Nation est affaiblie par le septennat d’un président faible (comprendre “fort les faibles et faible avec les forts”), et la conséquence en est sa fragmentation à l’infini, et surtout une perte de sens de ce qui est l’intérêt supérieur de la Nation, y compris pour celui qui censé en présider les destinées.
    Pour en revenir à mon propos du départ, je soupçonne que P’tit Cron pensait provoquer un sursaut d’unité nationale par cet hommage, mais hélas, il ne comprend rien à l’idée de Nation et de communauté de destins. Tout cela sonne plutôt comme un tribut à une “communauté” juive (je déteste ce mot, mais c’est celui qui revient le plus souvent…), qui préfèrent enterrer ses morts en Israël, plutôt que de sur notre sol; or, ce sont bien ceux qui gisent sous notre sol qui contribuent à une communauté de destins…

    • Descartes dit :

      @ CVT

      [Qu’on me pardonne mon insensibilité, mais je peine à comprendre la raison de cérémonie des Invalides en hommage aux victimes “françaises” (guillemets volontaires) du massacre du 7 octobre dernier près de la bande de Gaza.]

      La raison est évidente : il y a des voix à prendre. Vous l’aurez remarqué, ces derniers temps, tout le monde cour derrière le vote « communautaire ». Mélenchon et les siens prennent le risque d’être taxés d’antisémitisme pour draguer le « vote musulman », Macron se plie à la logique du « soutien indéfectible » à Israël avec l’espoir de capter le « vote juif ».

      [Franchement, ces 42 Israéliens sont morts sur leurs terres, en tant qu’Israéliens, et parce qu’ils avaient choisi de vivre sur la Terre Promise : quand bien même ils ne s’attendaient certainement pas à mourir aussi tôt, ils sont enterrés là-bas dans une terre qu’ils ont chérie, défendue, et où ils se sont épanouis, alors qu’ils auraient pu en faire autant en France, comme beaucoup de Français. Dès lors, en quoi ces gens-là sont morts pour la France ? Désolé, mais cet hommage est déplacé, et il l’est d’autant plus qu’ils ont fait allégeance à Israël, et ce au prix de leurs vies : pourquoi alors leur refuser cette dignité ? Respecter au moins cela !]

      Je suis d’accord. La citoyenneté française n’est pas une assurance qu’on appelle lorsqu’on en a besoin, c’est un engagement. Ces personnes avaient peut-être des papiers français, mais ils étaient pour certains nés en Israël, pour d’autres avaient choisi d’en faire leur patrie. Ils vivaient là-bas, travaillaient là-bas, payaient leurs impôts là-bas et se font enterrer là-bas. Ils n’avaient aucun projet de retour en France, et ne se sentaient en rien solidaires des autres Français. Ils se voulaient israéliens, la France aurait du respecter ce choix.

      [En effet, par manque de courage politique, nos dirigeants se sont mis sous la coupe des minorités musulmanes des banlieues,]

      Il ne faut tout de même pas exagérer. La politique de la France ne se fait pas dans les banlieues, que je sache. Il faut arrêter de fantasmer.

      [qui se vivent comme des Palestiniens par procuration dans le nouvel avatar du conflit israélo-palestinien, laissant libre cours à un antisémitisme débridé comme jamais.]

      N’exagérons rien. Comparé à l’antisémitisme catholique de la fin du XIXème et première moitié du XXème siècle, l’antisémitisme des quartiers c’est de la gnognotte. Connaissez-vous l’affaire Mortara, cet enfant juif enlevé à sa famille par la police pontificale en 1958 pour être élevé dans la religion chrétienne ? Et ce n’est pas le seul cas : Guiseppe Cohen subit le même sort en 1864. En France, en 1861, l’église catholique soustraira une fille, Sarah Linnerviel, à ses parents pendant plus de deux ans avec le même objectif. Sans parler de l’affaire Finaly…

      [Et par-dessus le marché, nos dirigeants cumulent les palinodies en matière de politique étrangère afin de tenter de ménager la chèvre musulmane et le chou juif qui constituent les deux communautés en conflit désormais ouvert sur notre sol.]

      « Communautés en conflit ouvert » ? Revenons sur terre : les autorités communautaires juives et musulmanes se sont bien gardées de jeter de l’huile sur le feu. Au contraire, elles ont appelé à ne pas importer le conflit en France. L’antisémitisme des quartiers est un antisémitisme d’individus ou de petits groupes isolés. Une fois encore, il faut regarder les réalités et arrêter de fantasmer.

      [Pour en revenir à mon propos du départ, je soupçonne que P’tit Cron pensait provoquer un sursaut d’unité nationale par cet hommage,]

      J’en doute. Je pense surtout qu’il pensait caresser dans le sens du poil la communauté juive – et par élévation, le gouvernement israélien. Car Macron a bien compris que, dans la mesure où la France s’est mise à la remorque des Américains en rompant avec la diplomatie arabe de mongénéral, sa seule chance de jouer un rôle au proche orient est de devenir un interlocuteur accepté par Israël.

  7. Guiffard dit :

    En fait vous legitimez le système néo libéral  car pour moi comparaison n’est pas raison., Issu de parents paysans Et ouvrier  mon père ramassait les bidons de lait pour une coopérative et à son retour s’activait qui aux champs et aux bêtes, ma mère elle s’occupait des enfants,quatre,et participait aux taches de la ferme.,en location je digresse.Je comprends votre raisonnement  avec de nombreux exemples à la clé  mais à mes yeux refutables :si on consomme de la technologie  on en mange pas…et elle ne concoure pas à mieux vivre dans ce domaine .

    • Descartes dit :

      @ Guiffard

      [En fait vous légitimez le système néo libéral car pour moi comparaison n’est pas raison.]

      Je ne légitime rien, je décris. Le système néolibéral existe, qu’on l’aime ou pas. Et si on veut le combattre – ce qui est mon cas – il faut d’abord comprendre quelle est sa logique profonde, et quelles sont les marges de manœuvre tant qu’il est dominant.

      [Je comprends votre raisonnement avec de nombreux exemples à la clé mais à mes yeux réfutables : si on consomme de la technologie on n’en mange pas… et elle ne concoure pas à mieux vivre dans ce domaine.]

      Je ne vois pas ce que le fait de « manger » vient faire là-dedans. Il est vrai que l’agriculture satisfait aux besoins alimentaires de l’être humain. Mais les besoins alimentaires ne sont pas les seuls besoins vitaux. Pour n’en mentionner qu’un seul, prenez l’eau potable, qui est aujourd’hui largement produite par des moyens industriels…

      Et bien sûr que la « technologie » contribue à mieux vivre dans le domaine de l’alimentation. La technologie contribue, et cela au moins depuis l’antiquité, à augmenter la productivité de l’agriculture et la qualité des aliments. Il y a de la technologie dans les semences, dans la protection contre les parasites et les ravageurs, dans l’irrigation. Il y a aussi de la technologie dans le traitement des produits : ni le sucre, ni la farine ne poussent dans les arbres. Et ne parlons même pas de la conservation, depuis les moyens les plus anciens comme la salaison ou le fumage, aux moyens les plus modernes comme la pasteurisation ou la congélation. L’époque où la nourriture passait de la nature à l’assiette sans qu’il y ait au milieu une médiation « technologique » est depuis longtemps passée… depuis le néolithique, au moins !

  8. P2R dit :

    @ Descartes
     
    Je continue ici notre discussion, ce sera plus à-propos
     
    [Je vais aider votre mémoire défaillante : nulle part. (…) Comme je l’ai déjà dit plus haut, j’ai parlé de NIVEAU DE VIE, qui est une notion statistique proche du REVENU. Rien à voir avec le « confort de vie », notion éminemment subjective]
     
    OK pour la précision. A ma décharge, j’avais pris pour source votre commentaire de l’étude de l’INSEE où vous parliez de “conditions de vie”, une notion elle aussi bien plus vaste que celle de “niveau de vie”. 

    [Ensuite, je note une très grande variabilité dans la durée d’astreinte selon les exploitations : par vache, elle peut varier de 27 à 72 minutes pour la traite manuelle, de 14 à 66 minutes pour la traite robotisée en hiver. Un écart que le texte n’explique pas mais qui me semble indiquer que les processus sont très loin d’être optimisés]
     
    L’explication est que les temps d’astreintes dépendent également d’autres facteurs que la robotisation de la traite: les exploitations pourvues d’autres équipements technologiques, en particulier d’aide au raclage/paillage et de distribution d’aliment sont d’autant plus efficientes. D’autres facteurs peuvent entrer en ligne de compte: par exemple la distance entre les prés à pâturage et la salle de traite pendant la période estivale.
     
    Bien entendu, les processus sont loin d’être optimisés dans chaque exploitation. Il faut dire aussi que le bovin laitier est probablement le secteur le plus “arriéré” en termes d’industrialisation, car c’est un secteur qui reste pour beaucoup de l’ordre du “métier-passion”, où le rapport à l’animal est le plus fort. Un éleveur laitier n’a pas le même rapport à son cheptel qu’un éleveur de poulets ou de porcs. Il est donc dangereux de s’appuyer sur ce modèle pour avoir une vision d’ensemble de l’état d’industrialisation global de l’élevage en France aujourd’hui. 

    [En fait, cette sous-optimisation peut s’expliquer par le prix de l’heure de main d’œuvre libérée. Le paysan (surtout quand il exploite en couple) a-t-il un intérêt à optimiser les processus – ce qui suppose un investissement – pour libérer du temps de loisir ?]
     
    Disons que ce n’est pas tant la question de la “possibilité d’utiliser ses loisirs” que du rapport au métier. Certains éleveurs, souvent les plus “passionnés”, font le choix de travailler plus, avec moins d’automatisation, pour maximiser le bénéfice: en effet, s’équiper d’un robot de traite, d’un système de raclage automatisé, etc. n’augmente pas le nombre de litres de lait produit par le cheptel (pour celà il faudrait augmenter le cheptel, avoir l’autorisation de construire des extensions, ce qui au delà de l’investissement, n’a rien de simple). Par contre, cet équipement augmente très significativement la charge des emprunts. 
    Ce choix de l’huile de coude plutôt que de la machine peut être économiquement rationnel dans le contexte d’un exploitant indépendant qui ne se “coûte pas plus cher” en travaillant 10h par jour plutôt que 7, et qui aime son travail au point de lui sacrifier volontiers ses loisirs.. En ne comptant pas ses heures, il peut rester compétitif face à un système de production à haut capital + salariés. Mais le profil se fait rare, on ne peut pas compter dessus pour maintenir la production à l’avenir.

    [Le document en question ne fournit aucune donnée sur le temps de travail total, ni sur la distribution entre les ouvriers agricoles et les exploitants propriétaires.]
     
    J’ai ce document qui, après survol, m’a l’air assez bien ficelé, mais j’avoue que je n’ai pas encore trouvé le temps de l’éplucher.
    https://hautsdefrance.chambre-agriculture.fr/fileadmin/user_upload/National/FAL_commun/publications/Hauts-de-France/travail_en_elevage.PDF

    [Je vous fais gentiment remarquer que c’est la même chose dans mon travail. Si un collègue part cinq semaines par an, on ne laisse pas ses dossiers dormir pendant ce temps-là… et si on ne les laisse pas dormir, c’est parce qu’il y a quelqu’un qui s’en occupe !]
     
    Chez vous sûrement pas, mais votre cas n’est pas une généralité: il est rare que les dossiers, chantiers et autres projets avancent beaucoup au mois d’août. Cependant, ayant pris comme exemple le bovin laitier, je ne peux pas vous faire le procès d’aller chercher les cas “limite”, c’est de bonne guerre..

    [Je me suis mal exprimé. Ce que je voulais dire, c’est qu’on est en train de faire à l’agriculture ce qu’on a fait à l’industrie : l’ouvrir à la compétition avec des pays à faibles coûts, et lui mettre toutes sortes de contraintes. Le résultat est une délocalisation vers d’autres cieux des productions, ne restant chez nous que le « luxe ». Je pense que nous sommes d’accord là-dessus.]
     
    L’agriculture française est largement industrialisée et ouverte à la compétition avec les pays à faibles coûts depuis déjà fort longtemps. Nous vendons des céréales produites industriellement à l’Afrique, du porc produit industriellement  à l’Asie, des hectolitres de piquette produite industriellement (je ne parle pas du pinard de luxe !) au monde entier. L’agriculture française a cette spécificité qu’elle est justement capable, grâce à notre climat, à notre expérience, à notre culture scientifique (très important !), de produire à bas coût et d’exporter vers les pays du tiers monde des produits standards tout à fait honorables ET compétitifs en plus de ses produits “premium” auprès des autres pays “développés”. 
     
    En d’autres termes, ce n’est pas l’ouverture à la compétition qui flingue notre agriculture, c’est une volonté politique d’éliminer du paysage français ce qui pue, ce qui fait du bruit, ce qui pourrait gâcher notre vision romantique de la nature. Les agriculteurs français n’ont aucun problème avec la compétition internationale du moment qu’on les autorise à jouer avec les mêmes règles sanitaires que les autres. Contrairement à l’industrie traditionnelle, le dumping agricole est NORMATIF et pas SOCIAL, sauf pour certains secteurs très dépendants de la main d’œuvre, mais pour ceux-ci, le problème n’est pas récent, et allègrement contourné par l’utilisation de main d’oeuvre saisonnière payée au lance-pierre.

    [Oui, sauf que ce système tend à préserver une forme de logique artisanale, celle du petit propriétaire « maître chez lui ». Si les coopératives ont joué un rôle très important – et il ne faut pas non plus réduire celui joué par l’Etat à travers l’INRA, institution fort discrète dont on devrait mettre plus en avant les travaux – il ne faut pas non plus se voiler la face sur le fait que ce système a permis à une modernisation tout en ralentissant son déploiement.]
     
    En ralentissant son développement par rapport à quoi ? Par rapport à une administration centrale d’État comme EDF ? Il n’y a aucun pays où un tel modèle ait fonctionné pour l’agriculture. Si le modèle du “maître chez soi”, c’est à dire un système où le propriétaire du capital est aussi exploitant, couplé avec une concentration raisonnable, une approche scientifique, un apport technologique pragmatique et des process issus de l’industrie fonctionne, pourquoi souhaiter passer à un système encore plus concentrationnaire détenu par des holdings ? N’est-ce pas là tout ce que vous combattez ?
     
    [Oui, mais c’est un mouvement qui touche autant l’industrie que l’agriculture. Cela fait partie de la schizophrénie des classes intermédiaires, qui adorent les produits de la modernité tout en crachant sur les processus qui la rendent possible.]
     
    Tout à fait. Plus les process sont automatisés, plus l’impact du coût de la main d’œuvre dans le produit final est ténu, moins le dumping social représente d’intérêt, et donc plus on a de chances de garder chez nous la production, dans un monde de libre échange (pensée émue pour ce crétin de Hamon et sa “taxe sur les machines”). Dans l’agriculture, il y a des secteurs où la productivité par “unité humaine” est énorme (cultures céréalières, élevage intensif), et d’autres où elle est lamentable (maraichage, élevage “artisanal”) ce qui rend délicat un raisonnement global.

    [Vous noterez tout de même que l’un des slogans répétés à propos et hors de propos lors de ce mouvement a été la baisse continue du nombre d’exploitations, alors que cette baisse est NORMALE dans un processus d’industrialisation et de concentration.]
     
    Oui, dans un processus d’industrialisation et de concentration. Qui devrait donc se traduire par une augmentation de la production. Or en 2023 on a mesuré une baisse de la production de 0,8%, ce qui prouve que la diminution du nombre d’exploitation n’est pas le fait d’un gain en efficience. Il est donc normal de s’en préoccuper. 

    [ C’était bien mon point. Les paysans artisanaux sont écrasés par la logique capitaliste : leur productivité est trop faible pour pouvoir concurrencer les produits venus d’ailleurs ou ceux d’une agriculture modernisée et concentrée. Leur seule chance de survie, c’est d’aller là où l’industrie ne peut les suivre, la « montée en gamme », et le protectionnisme pour ne pas entrer en compétition avec le « haut de gamme » venu d’ailleurs.]
     
    Il y a le phénomène que vous décrivez, mais il y a l’autre versant, dont je parlais, qui est plus pervers et qui est majoritairement à l’origine de la fronde: celui des exploitations industrialisées sommées par le politique de monter en gamme, et qui perdent ainsi leurs débouchés.. alors qu’ils se portaient très bien avant.
     

    • Descartes dit :

      @ P2R

      [L’explication est que les temps d’astreintes dépendent également d’autres facteurs que la robotisation de la traite: les exploitations pourvues d’autres équipements technologiques, en particulier d’aide au raclage/paillage et de distribution d’aliment sont d’autant plus efficientes. D’autres facteurs peuvent entrer en ligne de compte: par exemple la distance entre les prés à pâturage et la salle de traite pendant la période estivale.]

      Si ce dernier point était déterminant, alors la différence serait beaucoup moins importante au printemps qu’en hiver, ce qui n’est pas le cas dans les chiffres figurant dans l’étude. Les autres paramètres que vous citez concernent tous le niveau d’optimisation – j’ai envie d’écrire « industrialisation » – de la production. Autrement dit, la variabilité confirme le fait que la durée des astreintes tient à un faible niveau d’industrialisation.

      [Bien entendu, les processus sont loin d’être optimisés dans chaque exploitation. Il faut dire aussi que le bovin laitier est probablement le secteur le plus “arriéré” en termes d’industrialisation, car c’est un secteur qui reste pour beaucoup de l’ordre du “métier-passion”, où le rapport à l’animal est le plus fort. Un éleveur laitier n’a pas le même rapport à son cheptel qu’un éleveur de poulets ou de porcs. Il est donc dangereux de s’appuyer sur ce modèle pour avoir une vision d’ensemble de l’état d’industrialisation global de l’élevage en France aujourd’hui.]

      Je vous rappelle que c’est vous qui avez choisi ce secteur, dont vous admettez qu’il est peu représentatif, pour soutenir l’affirmation que le paysan travaille bien plus que le salarié ordinaire. Si vous choisissez un secteur plus représentatif – et donc plus industrialisé – vous trouverez des durées de travail et d’astreinte bien inférieures…

      [En fait, cette sous-optimisation peut s’expliquer par le prix de l’heure de main d’œuvre libérée. Le paysan (surtout quand il exploite en couple) a-t-il un intérêt à optimiser les processus – ce qui suppose un investissement – pour libérer du temps de loisir ?]

      [Disons que ce n’est pas tant la question de la “possibilité d’utiliser ses loisirs” que du rapport au métier. Certains éleveurs, souvent les plus “passionnés”, font le choix de travailler plus, avec moins d’automatisation, pour maximiser le bénéfice: en effet, s’équiper d’un robot de traite, d’un système de raclage automatisé, etc. n’augmente pas le nombre de litres de lait produit par le cheptel (pour celà il faudrait augmenter le cheptel, avoir l’autorisation de construire des extensions, ce qui au delà de l’investissement, n’a rien de simple). Par contre, cet équipement augmente très significativement la charge des emprunts.]

      Vous voyez bien qu’il s’agit d’un choix dominé par la question de la « valeur du temps de loisir ». Si le paysan préfère échanger du temps contre du revenu, c’est que la valeur du temps est relativement faible. C’est la même chose pour les salariés, les cadres ont plébiscité les 35h alors que les ouvriers ont préféré « travailler plus pour gagner plus ». C’est que le temps libéré n’a pas la même valeur pour les uns et pour les autres.

      [Ce choix de l’huile de coude plutôt que de la machine peut être économiquement rationnel dans le contexte d’un exploitant indépendant qui ne se “coûte pas plus cher” en travaillant 10h par jour plutôt que 7, et qui aime son travail au point de lui sacrifier volontiers ses loisirs.]

      Vous voulez à tout prix attribuer à la « passion » ce qui en fait est un simple calcul économique. Quand libérer un week-end vous permet d’aller vous cultiver à Venise et quand libérer un week-end vous permet de rester vous emmerder à lire le journal dans votre cuisine, la valeur du temps libéré n’est pas la même.

      [« Le document en question ne fournit aucune donnée sur le temps de travail total, ni sur la distribution entre les ouvriers agricoles et les exploitants propriétaires. » J’ai ce document qui, après survol, m’a l’air assez bien ficelé, mais j’avoue que je n’ai pas encore trouvé le temps de l’éplucher. (…)]

      Il est très difficile à lire pour un non spécialiste, et ne fournit pas d’information sur les temps de travail. Par contre, il montre bien que les temps de travail tant d’astreinte comme hors d’astreinte diminuent dramatiquement par unité de production lorsque le cheptel et la surface de l’exploitation augmentent. La logique de concentration/industrialisation est donc bien validée.

      [« Je vous fais gentiment remarquer que c’est la même chose dans mon travail. Si un collègue part cinq semaines par an, on ne laisse pas ses dossiers dormir pendant ce temps-là… et si on ne les laisse pas dormir, c’est parce qu’il y a quelqu’un qui s’en occupe ! » Chez vous sûrement pas, mais votre cas n’est pas une généralité: il est rare que les dossiers, chantiers et autres projets avancent beaucoup au mois d’août. » Cependant, ayant pris comme exemple le bovin laitier, je ne peux pas vous faire le procès d’aller chercher les cas “limite”, c’est de bonne guerre…]

      Au-delà de la bataille rhétorique, mon point était qu’il n’y a pas de spécificité entre l’agriculture et l’industrie. Dans un cas comme dans l’autre, il y a des activités dont la continuité doit être assurée quelque soit le contexte – et dans ce cas lorsque quelqu’un part en vacances les dossiers doivent être repris par un collègue – et de secteurs où le travail peut être différé. Si vous voulez parler des contraintes de l’éleveur, comparez-là aux salariés des hôpitaux ou ceux qui travaillent en centrale électrique.

      [L’agriculture française est largement industrialisée et ouverte à la compétition avec les pays à faibles coûts depuis déjà fort longtemps. Nous vendons des céréales produites industriellement à l’Afrique, du porc produit industriellement à l’Asie, des hectolitres de piquette produite industriellement (je ne parle pas du pinard de luxe !) au monde entier.]

      En partie, oui. Mais à l’ombre de cette agriculture industrielle, il reste quand même un très large secteur semi-artisanal dans lequel l’utilisation de machines et techniques modernes coexiste avec une organisation de la production archaïque, fondée sur la cellule familiale et des exploitations de taille modeste.

      [En d’autres termes, ce n’est pas l’ouverture à la compétition qui flingue notre agriculture, c’est une volonté politique d’éliminer du paysage français ce qui pue, ce qui fait du bruit, ce qui pourrait gâcher notre vision romantique de la nature.]

      Oui, et cela vaut autant pour l’agriculture que pour l’industrie.

      [« Oui, sauf que ce système tend à préserver une forme de logique artisanale, celle du petit propriétaire « maître chez lui ». Si les coopératives ont joué un rôle très important – et il ne faut pas non plus réduire celui joué par l’Etat à travers l’INRA, institution fort discrète dont on devrait mettre plus en avant les travaux – il ne faut pas non plus se voiler la face sur le fait que ce système a permis à une modernisation tout en ralentissant son déploiement. » En ralentissant son développement par rapport à quoi ? Par rapport à une administration centrale d’État comme EDF ?]

      Non, par rapport à un investissement capitalistique privé comme cela peut se voir dans l’industrie. La modernisation agricole s’est construite à travers l’endettement des exploitants, et non à travers l’investissement financier. Combien d’exploitations agricoles lèvent des fonds sur les marchés de capitaux ? Combien sont cotées en bourse ?

      [Il n’y a aucun pays où un tel modèle ait fonctionné pour l’agriculture. Si le modèle du “maître chez soi”, c’est à dire un système où le propriétaire du capital est aussi exploitant, couplé avec une concentration raisonnable, une approche scientifique, un apport technologique pragmatique et des process issus de l’industrie fonctionne, pourquoi souhaiter passer à un système encore plus concentrationnaire détenu par des holdings ?]

      Parce que ce système ne marche pas si bien que ça. En particulier, parce que la capacité d’investissement dans ce système est limitée à la capacité d’endettement des paysans, et non au capital disponible. Non seulement cela ralentit l’investissement, mais il entraîne des problèmes sociaux qui obligent l’Etat à travers une ribambelle d’institutions à jouer en permanence les pompiers. Je ne sais pas si l’Etat devrait assumer l’investissement sur le modèle EDF (qui, pour votre gouverne, n’a jamais été une « administration centrale d’Etat »). Les rares essais dans ce domaine n’ont pas si mal marché que cela – en URSS, par exemple, les sovkhoses (fermes d’Etat gérées comme des entreprises industrielles) ont été beaucoup plus efficients que les kolkhoses (fermes gérées par des paysans « maîtres chez soi » sur le modèle coopératif).

      [N’est-ce pas là tout ce que vous combattez ?]

      Non. Ce que je combats, c’est le système qui rend le recours au marché des capitaux nécessaire. Mais dès lors que ce système est établi et que sa chute n’est pas prévue dans les mois qui viennent, il faut réfléchir à le faire fonctionner aussi bien que possible…

      [(pensée émue pour ce crétin de Hamon et sa “taxe sur les machines”).]

      Que sa proposition n’ait pas été accueillie par un éclat de rire général vous montre à quel point nos classes intermédiaires sont dissociées entre le fonctionnement réel qu’elles soutiennent et l’idéologie qu’elles propagent. Elles veulent jouir des produits industriels et avec du travail artisanal…

      [« Vous noterez tout de même que l’un des slogans répétés à propos et hors de propos lors de ce mouvement a été la baisse continue du nombre d’exploitations, alors que cette baisse est NORMALE dans un processus d’industrialisation et de concentration. » Oui, dans un processus d’industrialisation et de concentration. Qui devrait donc se traduire par une augmentation de la production.]

      Seulement si les effectifs restent constants. Ce n’est pas le cas.

      • P2R dit :

        @ Descartes
         
        [ D’autres facteurs peuvent entrer en ligne de compte: par exemple la distance entre les prés à pâturage et la salle de traite pendant la période estivale. // Si ce dernier point était déterminant, alors la différence serait beaucoup moins importante au printemps qu’en hiver, ce qui n’est pas le cas dans les chiffres figurant dans l’étude. ]
         
        Je n’ai pas compris cette remarque. La distance aux prés induit une variable propre à la géographie de chaque exploitation, qui peut très bien expliquer des écarts importants de temps d’astreinte décorrélés des temps d’astreinte hivernaux, mais induisant une variabilité comparable. Il n’est nulle part mentionné que les élevages ayant un important temps d’astreinte hivernal soient les mêmes qui ont un important temps d’astreinte au printemps. Pourquoi la différence devrait-elle être moins importante ?
         
        [Les autres paramètres que vous citez concernent tous le niveau d’optimisation – j’ai envie d’écrire « industrialisation » – de la production. Autrement dit, la variabilité confirme le fait que la durée des astreintes tient à un faible niveau d’industrialisation.]
         
        Je n’ai pas souvenir d’avoir prétendu le contraire. Je constate au passage que vous êtes passé d’un discours mettant en doute la charge de travail des éleveurs à un discours qui met cette charge de travail sur le compte du manque d’industrialisation… En termes de rhétorique, c’est un peu l’histoire de “tu ne m’as jamais prêté ce seau, d’ailleurs je te l’ai rendu… et il était percé” 
         
        [Je vous rappelle que c’est vous qui avez choisi ce secteur, dont vous admettez qu’il est peu représentatif, pour soutenir l’affirmation que le paysan travaille bien plus que le salarié ordinaire]
         
        Tout à fait, ce qui ne vous a pas empêché de contester ce point, non au motif que les éleveurs laitiers n’étaient pas représentatifs, mais en mettant en doute leur charge de travail. Normal que continue d’argumenter sur ce point: si on ne s’entends déjà pas sur la charge de travail du métier le plus “extrême”, inutile de parler du reste. 
         
        [Vous voyez bien qu’il s’agit d’un choix dominé par la question de la « valeur du temps de loisir ». Si le paysan préfère échanger du temps contre du revenu, c’est que la valeur du temps est relativement faible. (…) Quand libérer un week-end vous permet d’aller vous cultiver à Venise et quand libérer un week-end vous permet de rester vous emmerder à lire le journal dans votre cuisine, la valeur du temps libéré n’est pas la même.]
         
        Si j’ai bien saisi votre thèse, vous dites qu’un ouvrier ou un paysan (par exemple) accorde moins d’importance à avoir du temps libre, non pas en raison du BESOIN qu’il aurait d’augmenter ses heures de travail pour subvenir à ses besoins essentiels (logement/chauffage/nourriture/mobilité/études des enfants/soutien d’un parent etc.) mais parce que son temps libre est qualitativement moins séduisant que pour un cadre ?
         
        Sauf le respect que je vous dois, je n’ai pas d’autre expression en tête que “mépris de classe” pour commenter votre remarque. Non, il n’est pas nécessaire d’être riche et d’avoir accès à des ressources culturelles pour profiter de son temps libre et non, les paysans ne sont pas des idiots incapables d’occuper leur temps libre autrement qu’en lisant le journal ou en regardant la télé. La campagne offre toutes sortes de distractions accessibles au plus grand nombre, bien plus que la ville d’ailleurs, financièrement et géographiquement: certains chassent ou pêchent, certains font du cyclotourisme, de la mécanique, prennent soin de leur jardin, aiment cuisiner, d’autres, eh oui, lisent, pratiquent un instrument, s’adonnent à la peinture, et voyagent aussi, pas forcément à Venise, mais la France est un si beau pays.. 
         
        Je peux jouir autant d’un week end à Rocamadour à 4h de chez moi en voiture que d’un week end à Venise, je peux passer un meilleur moment en faisant une virée en motocross avec des amis à 50km de chez moi qu’en faisant du jetski aux baléares. Sinon comment expliquer que bien des gens qui ont les moyens d’aller parcourir le monde ne préfèrent rester chez eux écouter de la musique, bichonner une vieille 404 ou s’entraîner pour un marathon ? Comment expliquer les gens qui préfèrent vivre d’une petite retraite plutôt que de faire un job à côté pour un revenu complémentaire alors qu’ils en ont encore les moyens physiques ?
         
        Je suis persuadé qu’un ouvrier ou un paysan peut tout à fait jouir de manière égale de ses heures de temps libéré qu’un cadre, en ce que cette jouissance est un phénomène absolument subjectif, qui est conditionné par une dialectique entre ce à quoi on peut espérer prétendre d’une part, et nos désirs d’autre part. Un SDF peut désirer ardemment une nuit au sec et un bon repas chaud, mais pas un week-end à Venise. Un ouvrier peut désirer une belle paire de chaussures, mais pas une Rolex, un cadre peut désirer faire un trek en Patagonie mais pas un voyage en orbite terrestre. Malgré la différence d’échelle entre ces désirs, pour chacun, assouvir ce désir représentera le même niveau de satisfaction. Sans compter que l’on jouit bien moins des choses auxquelles on a facilement accès que de ce qui demande un effort. L’ouvrier qui trime en heures sup et mange des pâtes pendant un an jouira beaucoup plus de son ascension de l’Everest que le milliardaire qui n’a eu qu’à se donner la peine de demander à sa secrétaire de réserver les billets..
         
        En fait, vos propos me dérangent en ce qu’ils sous-entendent qu’il n’est de finalité heureuse que dans l’élévation sociale: le paysan, l’ouvrier ne voudraient après tout qu’avoir accès aux privilèges matériels et immatériels des dominants. Or, comme le dit Christophe Guilluy, je crois qu’on peut tout à fait vivre une vie heureuse et épanouie tout en étant de condition modeste, A LA CONDITION (et c’est le point crucial) d’être intégré économiquement, et respecté socialement et culturellement. C’est tout ce que les agriculteurs réclament.
         
        [Il est très difficile à lire pour un non spécialiste, et ne fournit pas d’information sur les temps de travail.]
         
        En effet, il fournit par contre des infos sur le Temps Disponible Calculé (TDC) qui comptabilise le temps disponible pour “l’entretien des bâtiments et du matériel, la gestion de l’entreprise, les formations, participation aux réunions mais aussi pour s’accorder du temps libre”, ce qui ne nous informe pas le poids objectif des tâches annexes. On retrouve par contre un temps de travail d’astreinte (TA) de 21h/semaine équivalent à celui présenté dans l’autre étude. 
         
        Un point intéressant est le temps dédié à l’entretien des chemins, haies, fossés, clôtures, soit 10% du temps de travail de saison. Ce travail peut-être considéré comme d’utilité publique: c’est lui qui limite le risque d’incendie et d’inondation (enfin, quand on interdit pas aux paysans de curer les fossés et de broyer les friches), sans parler de sa contribution à l’entretien du “jardin France”. Outre les questions d’ordre purement économiques, ce point nécessite d’être souligné pour justifier (au moins en partie) la présence de subventions publiques.
         
        [Par contre, il montre bien que les temps de travail tant d’astreinte comme hors d’astreinte diminuent dramatiquement par unité de production lorsque le cheptel et la surface de l’exploitation augmentent. La logique de concentration/industrialisation est donc bien validée.]
         
        Je ne l’ai jamais contesté.
         
        [En partie, oui. Mais à l’ombre de cette agriculture industrielle, il reste quand même un très large secteur semi-artisanal dans lequel l’utilisation de machines et techniques modernes coexiste avec une organisation de la production archaïque, fondée sur la cellule familiale et des exploitations de taille modeste.]
         
        ça dépends des secteurs. Dans le bovin laitier, oui. Dans la filière porc, ou dans l’agriculture céréalière, les exploitations “semi-artisanales” sont marginales. Le problème est plus vicieux, la montée en gamme exigée des pouvoirs publics ne nécessitant pas forcément un retour à des méthodes artisanales, mais renchérissant le prix de production, quand bien même cette production resterait d’un type industriel. Prenez l’interdiction de traiter à proximité des haies: ça ne change rien aux processus industriels de l’agriculture céréalière, ça réduit juste les rendements à l’hectare, qui plus est sans conférer de qualité supplémentaire au produit.. Et les exemples sont nombreux.
         
        [En d’autres termes, ce n’est pas l’ouverture à la compétition qui flingue notre agriculture, c’est une volonté politique d’éliminer du paysage français ce qui pue, ce qui fait du bruit, ce qui pourrait gâcher notre vision romantique de la nature. // Oui, et cela vaut autant pour l’agriculture que pour l’industrie.]
         
        Je ne le crois pas, je crois même que c’est l’inverse. Je crois que l’industrie a bien davantage souffert de la concurrence mondialisée que de son empiètement sur le paysage. Le Japon puis la Chine avaient les moyens de produire dans leurs ateliers beaucoup, pour beaucoup moins cher, ce qui n’a jamais été le cas pour les produits agricoles sur le long terme. Il  y a eu des crises mais toutes éphémères. Ce qui ne veut pas dire que les fermetures d’usines “qui puent et qui polluent” n’ont pas été applaudies par certains, mais c’est selon moi contingentiel, alors que le problème de l’agriculture est inverse: le motif du déclin industriel est “environnemental”, et le fait de prêter le flanc à la concurrence internationale est contingentiel. 
         
        [Non, par rapport à un investissement capitalistique privé comme cela peut se voir dans l’industrie. La modernisation agricole s’est construite à travers l’endettement des exploitants, et non à travers l’investissement financier. Combien d’exploitations agricoles lèvent des fonds sur les marchés de capitaux ? Combien sont cotées en bourse ?]
         
        Mais nom d’un chien, vous voyez bien que capital privé ou pas, ça ne change rien à l’histoire, d’où vous vient cette obsession à vouloir défaire un système qui marche bon-an-mal-an, en dépit des lubies écologistes, et qui marcherait parfaitement sans elles, pour vouloir instaurer quelque-chose qui ne marche pas ? Car il ne vous a pas échappé que l’industrie traditionnelle était gérée par un “investissement capitalistique privé”.. Et alors ? ça a sauvé sa peau ? Ça l’a rendue compétitive ? ça l’a empêché de foutre le camp là où c’était moins cher ? Non, bien sûr que non ! Les seules qui restent sont soit celles qui ne peuvent délocaliser, soit celles qui ont, justement, un attachement “capitalistiquement irrationnel” à un territoire (Michelin par exemple). Que nos paysans gardent un ancrage affectif au terroir, ce qui est totalement irrationnel capitalistiquement parlant, mais pas incompatible avec un certain niveau d’industrialisation, là où un investisseur privé n’aurait pas hésité une seconde à délocaliser, est la meilleure garantie du maintien de la production sur place. 
         
        [En particulier, parce que la capacité d’investissement dans ce système est limitée à la capacité d’endettement des paysans, et non au capital disponible.]
         
        On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre: soit vous donnez accès aux capitaux du monde de la finance qui certes industrialisera davantage les process mais qui ira produire ailleurs auquel cas ça nous fera une belle jambe, soit vous faites avec les capacités d’endettement des paysans, quitte à les subventionner pour leur permettre de développer un outil industriel concurrentiel. C’est ce qu’on a fait pour la culture céréalière avec la PAC, mais c’est l’inverse que l’on fait en subventionnant les conversions bios en maraîchage et élevage. Là est l’ineptie. Pas dans la non-ouverture aux capitaux. 
         
        [Les rares essais dans ce domaine n’ont pas si mal marché que cela – en URSS, par exemple, les sovkhoses (fermes d’Etat gérées comme des entreprises industrielles) ont été beaucoup plus efficients que les kolkhoses (fermes gérées par des paysans « maîtres chez soi » sur le modèle coopératif).]
         
        Comparer les kolkhoses et une exploitation privée “à la française”, c’est osé. Je vous invite à lire le chapitre intitulé “Efficacité des Fermes Collectives” sur la page Wikipedia “Agriculture de l’URSS”. On y lit entre autres que seul 3% des terres agricoles étaient privées, et qu’elles comptaient pour plus d’un quart de la production agricole. Voilà une comparaison plus honnête…
         
        [Seulement si les effectifs restent constants. Ce n’est pas le cas.]
         
        S’il n’y avait qu’un processus d’industrialisation à l’œuvre, cette perte d’effectifs serait compensée et ne devrait pas se ressentir au niveau de la production. Comment expliquez-vous cette perte d’effectifs autrement que par l’industrialisation de telle manière à ce que la FNSEA ne devrait pas s’en alerter
         

        • Descartes dit :

          @ P2R

          [« D’autres facteurs peuvent entrer en ligne de compte: par exemple la distance entre les prés à pâturage et la salle de traite pendant la période estivale. // Si ce dernier point était déterminant, alors la différence serait beaucoup moins importante au printemps qu’en hiver, ce qui n’est pas le cas dans les chiffres figurant dans l’étude. » Je n’ai pas compris cette remarque. La distance aux prés induit une variable propre à la géographie de chaque exploitation, qui peut très bien expliquer des écarts importants de temps d’astreinte décorrélés des temps d’astreinte hivernaux, mais induisant une variabilité comparable.]

          Dans l’étude que vous avez proposée, on constate que la variabilité est du même ordre dans toutes les saisons. Or, la distance aux prés joue plus fortement dans les saisons dans lesquelles on met les animaux dans les près ce qui, si j’ai bien compris, n’est pas le cas en hiver. Si ce paramètre était important, alors la variabilité entre exploitations devrait varier avec les saisons.

          [Je n’ai pas souvenir d’avoir prétendu le contraire. Je constate au passage que vous êtes passé d’un discours mettant en doute la charge de travail des éleveurs à un discours qui met cette charge de travail sur le compte du manque d’industrialisation…]

          Je fais un raisonnement marxien : je ne prends pas comme « obligatoire » le temps de travail effectif, mais le temps de travail « socialement nécessaire » (autrement dit, celui qui serait nécessaire dans une ferme utilisant les techniques les plus efficaces disponibles dans un état de développement donné). Contrairement au salarié, le paysan est maître de l’organisation de son temps. S’il choisit de faire en dix heures le travail qu’il pourrait faire en cinq, j’ai du mal à considérer que sa « charge de travail » est de dix heures et non de cinq. Pour le salarié est différent, parce qu’il vend sa force de travail et que c’est son employeur qui est maître des méthodes.

          [Si j’ai bien saisi votre thèse, vous dites qu’un ouvrier ou un paysan (par exemple) accorde moins d’importance à avoir du temps libre, non pas en raison du BESOIN qu’il aurait d’augmenter ses heures de travail pour subvenir à ses besoins essentiels (…) mais parce que son temps libre est qualitativement moins séduisant que pour un cadre ?]

          Vous avez très mal saisi ma thèse. Je ne parle pas de l’arbitrage entre la survie et le loisir, mais de l’arbitrage entre revenu et loisir. Autrement dit, on considère les besoins essentiels comme satisfaits, et on s’intéresse à la préférence marginale : préfère-ton travailler plus pour augmenter le revenu, ou au contraire travailler moins pour profiter des loisirs ? Il est clair que lorsqu’on dispose d’un revenu important et d’un contexte favorable, le temps de loisir est plus « riche » que lorsqu’on dispose d’un revenu faible et d’un contexte défavorable.

          [Sauf le respect que je vous dois, je n’ai pas d’autre expression en tête que “mépris de classe” pour commenter votre remarque. Non, il n’est pas nécessaire d’être riche et d’avoir accès à des ressources culturelles pour profiter de son temps libre]

          Non, mais ça aide. Et ce n’est pas moi qui le dit, c’est l’ensemble de la statistique économique. La préférence pour le loisir augmente continument avec le revenu et le statut culturel. Et je ne vous parle pas des gens qui sont obligés de « travailler plus » pour survivre. C’est une constante sur l’ensemble de la pyramide des revenus.

          [et non, les paysans ne sont pas des idiots incapables d’occuper leur temps libre autrement qu’en lisant le journal ou en regardant la télé. La campagne offre toutes sortes de distractions accessibles au plus grand nombre, bien plus que la ville d’ailleurs, financièrement et géographiquement: certains chassent ou pêchent, certains font du cyclotourisme, de la mécanique, prennent soin de leur jardin, aiment cuisiner, d’autres, eh oui, lisent, pratiquent un instrument, s’adonnent à la peinture, et voyagent aussi, pas forcément à Venise, mais la France est un si beau pays…]

          Attendez… vous m’aviez expliqué qu’ils ne pouvaient pas quitter leur exploitation a cause des astreintes. Comment pourraient-ils voyager même en France ? 😉

          Redevenons sérieux : l’une des raisons pour lesquelles les jeunes quittent les campagnes, si l’on croit les enquêtes, c’est la pauvreté de la vie sociale et les loisirs. Je ne sais pas la campagne offre des distractions plus nombreuses et plus accessibles, mais les gens qui y vivent en tout cas ne partagent pas du tout votre vision…

          [Je peux jouir autant d’un week end à Rocamadour à 4h de chez moi en voiture que d’un week end à Venise, je peux passer un meilleur moment en faisant une virée en motocross avec des amis à 50km de chez moi qu’en faisant du jetski aux baléares.]

          C’est peut-être du « mépris de classe », mais je ne crois pas qu’on puisse « jouir autant » d’un week-end à Rocamadour (franchement, au bout d’une journée je ne saurais quoi faire) que d’une ville dont les musées, les églises, le paysage urbain est l’un des plus beaux du monde. D’ailleurs, si l’on pense qu’on peut jouir autant d’une virée ne motocross que de la visite d’un musée ou d’une soirée à l’Opéra ou à la Comédie française, pourquoi vouloir donner accès à tous – paysans inclus – à ces institutions ? Sans vouloir vous offenser, je pense que le « mépris de classe » est de votre côté, lorsque vous jugez que les paysans peuvent se contenter d’un week end à Rocamadour…

          [Sinon comment expliquer que bien des gens qui ont les moyens d’aller parcourir le monde ne préfèrent rester chez eux écouter de la musique, bichonner une vieille 404 ou s’entraîner pour un marathon ?]

          Je ne sais pas combien de gens qui ont le temps et les moyens d’aller voir ailleurs restent chez eux à écouter de la musique, bichonner une vieille 404 ou s’entrainer pour le marathon, alors je ne peux commenter.

          [Comment expliquer les gens qui préfèrent vivre d’une petite retraite plutôt que de faire un job à côté pour un revenu complémentaire alors qu’ils en ont encore les moyens physiques ?]

          Peut-être parce que le « job à côté » rapporte trop peu pour être vraiment intéressant. Le fait que le loisir ait une valeur variable n’implique pas qu’il ait une valeur nulle.

          [Je suis persuadé qu’un ouvrier ou un paysan peut tout à fait jouir de manière égale de ses heures de temps libéré qu’un cadre, en ce que cette jouissance est un phénomène absolument subjectif, qui est conditionné par une dialectique entre ce à quoi on peut espérer prétendre d’une part, et nos désirs d’autre part. Un SDF peut désirer ardemment une nuit au sec et un bon repas chaud, mais pas un week-end à Venise. Un ouvrier peut désirer une belle paire de chaussures, mais pas une Rolex, un cadre peut désirer faire un trek en Patagonie mais pas un voyage en orbite terrestre. Malgré la différence d’échelle entre ces désirs, pour chacun, assouvir ce désir représentera le même niveau de satisfaction.]

          Autrement dit, les pauvres sont aussi heureux que les riches pour beaucoup moins. Pourquoi alors bouleverser la distribution du revenu ? Je croirais entendre ceux qui disaient qu’il ne fallait pas instruire les pauvres, car cela pourrait leur donner des aspirations au-dessus de leur condition qu’ils ne pourraient pas satisfaire ensuite, et qui les rendraient malheureux. Et c’est moi qui fait preuve de « mépris de classe »…

          L’argent, comme disait ma grand-mère qui était une sage femme (et non pas une sage-femme), ne fait pas le bonheur de ceux qui n’en ont pas. Oui, le loisir est bien plus attractif lorsqu’on a des moyens. Même les loisirs simples. Faire la cuisine est plus agréable lorsqu’on a une cuisine spacieuse, et qu’on peut acheter des ingrédients de bonne qualité sans compter chaque sou. Faire du cyclotourisme, c’est plus agréable quand on a un vélo confortable et de bonne qualité. Et voyager – même à 40km – c’est plus agréable quand on n’est pas obligé de compter chaque dépense.

          [Sans compter que l’on jouit bien moins des choses auxquelles on a facilement accès que de ce qui demande un effort.]

          Dans la mesure où il n’existe aucun moyen de mesurer la jouissance, j’ai du mal à voir comment vous arrivez à cette conclusion. Je serais tenté à penser que c’est l’inverse : c’est parce qu’on jouit beaucoup d’une chose qu’on est prêt à faire des gros efforts pour l’avoir.

          [En fait, vos propos me dérangent en ce qu’ils sous-entendent qu’il n’est de finalité heureuse que dans l’élévation sociale : le paysan, l’ouvrier ne voudraient après tout qu’avoir accès aux privilèges matériels et immatériels des dominants.]

          Que voulez-vous, je suis un matérialiste… et puis, je ne peux que constater qu’ils sont rares ceux qui renoncent aux privilèges matériels et immatériels des dominants pour devenir paysans ou ouvriers. J’en déduis qu’on s’amuse beaucoup plus là-haut qu’ici-bas.

          Pour reprendre votre formule, je pense que la seule « finalité heureuse » est celle qui augmente notre capacité à choisir. Et que dans un système capitaliste, cette capacité à choisir est très étroitement liée à l’argent. C’est triste, mais c’est comme ça. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas d’ouvriers heureux. Comme vous le dites, le bonheur est quelque chose de très subjectifs, et il y a des ouvriers joyeux et des capitalistes dépressifs. Mais les cas individuels ne font pas une statistique…

          [Or, comme le dit Christophe Guilluy, je crois qu’on peut tout à fait vivre une vie heureuse et épanouie tout en étant de condition modeste, A LA CONDITION (et c’est le point crucial) d’être intégré économiquement, et respecté socialement et culturellement. C’est tout ce que les agriculteurs réclament.]

          Autrement dit, tant qu’on intègre les pauvres et qu’on les « respecte social et culturellement », ce n’est pas la peine de bouleverser le système, de finir avec l’exploitation de l’homme par l’homme ou même de réviser sérieusement le partage de la richesse. Pourquoi changer les choses, puisque cela ne change pas le bonheur des gens ?

          [On retrouve par contre un temps de travail d’astreinte (TA) de 21h/semaine équivalent à celui présenté dans l’autre étude.]

          Ce n’est pas un chiffre considérable en comparaison aux contraintes des salariés soumis à astreinte.

          [Un point intéressant est le temps dédié à l’entretien des chemins, haies, fossés, clôtures, soit 10% du temps de travail de saison. Ce travail peut être considéré comme d’utilité publique: c’est lui qui limite le risque d’incendie et d’inondation (enfin, quand on interdit pas aux paysans de curer les fossés et de broyer les friches), sans parler de sa contribution à l’entretien du “jardin France”. Outre les questions d’ordre purement économiques, ce point nécessite d’être souligné pour justifier (au moins en partie) la présence de subventions publiques.]

          Je ne sais pas. Tout propriétaire est astreint à des travaux de sécurité. J’ai un balcon, et cela m’oblige à attacher les pots de fleurs pour éviter les chutes. Et de temps en temps de ravaler la façade pour éviter les chutes de pierres. Sans parler du fait que mes fleurs contribuent à entretenir la « ville France ». Est-ce que je peux prétendre à une subvention ?

          [Le problème est plus vicieux, la montée en gamme exigée des pouvoirs publics ne nécessitant pas forcément un retour à des méthodes artisanales, mais renchérissant le prix de production, quand bien même cette production resterait d’un type industriel. Prenez l’interdiction de traiter à proximité des haies: ça ne change rien aux processus industriels de l’agriculture céréalière, ça réduit juste les rendements à l’hectare, qui plus est sans conférer de qualité supplémentaire au produit.. Et les exemples sont nombreux.]

          Je ne connais pas cette question. Quelle est la justification de cette interdiction ?

          [Je ne le crois pas, je crois même que c’est l’inverse. Je crois que l’industrie a bien davantage souffert de la concurrence mondialisée que de son empiètement sur le paysage. Le Japon puis la Chine avaient les moyens de produire dans leurs ateliers beaucoup, pour beaucoup moins cher, ce qui n’a jamais été le cas pour les produits agricoles sur le long terme.]

          Mais pourquoi, à votre avis ? Pourquoi dans la manufacture l’industrialisation a donné l’avantage aux pays de faibles coûts de main d’œuvre, alors que dans l’agriculture – selon vous largement industrialisée – ce ne serait pas le cas ? Pourquoi la réglementation environnementale chaque fois plus complexe imposée à l’industrie n’aurait pas d’effet, alors qu’elle serait dramatique pour l’agriculture ?

          [« Non, par rapport à un investissement capitalistique privé comme cela peut se voir dans l’industrie. La modernisation agricole s’est construite à travers l’endettement des exploitants, et non à travers l’investissement financier. Combien d’exploitations agricoles lèvent des fonds sur les marchés de capitaux ? Combien sont cotées en bourse ? » Mais nom d’un chien, vous voyez bien que capital privé ou pas, ça ne change rien à l’histoire, d’où vous vient cette obsession à vouloir défaire un système qui marche bon-an-mal-an, en dépit des lubies écologistes, et qui marcherait parfaitement sans elles, pour vouloir instaurer quelque-chose qui ne marche pas ?]

          Parce que je ne suis pas persuadé que le système « marche bon an mal an », et qu’il « marcherait parfaitement » même sans les lubies écologistes.
          [Car il ne vous a pas échappé que l’industrie traditionnelle était gérée par un “investissement capitalistique privé”.. Et alors ? ça a sauvé sa peau ? Ça l’a rendue compétitive ? ça l’a empêché de foutre le camp là où c’était moins cher ? Non, bien sûr que non !]

          S’il y avait eu une « politique industrielle commmune » avec les moyens dévolus à la PAC, elle serait peut-être encore là. Et sans la PAC, l’agriculture française serait morte, même sans réglementation écologique.

          [« En particulier, parce que la capacité d’investissement dans ce système est limitée à la capacité d’endettement des paysans, et non au capital disponible. » On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre : soit vous donnez accès aux capitaux du monde de la finance qui certes industrialisera davantage les process mais qui ira produire ailleurs auquel cas ça nous fera une belle jambe, soit vous faites avec les capacités d’endettement des paysans, quitte à les subventionner pour leur permettre de développer un outil industriel concurrentiel.]

          Autrement dit, on a choisi un moyen moins efficient et on a compensé cette inefficacité avec de l’argent public. Je peux comprendre ce choix, éminemment politique. Mais le jour où on arrête les subventions, le système s’effondre, parce que les paysans n’ont pas les moyens en capital de suivre la course à la modernité.

          Par ailleurs, je ne vois pas pourquoi l’investissement financier entraînerait une délocalisation. Vous affirmez que, sans la réglementation écologique, notre agriculture serait compétitive. Pourquoi la finance ne viendrait dans ces conditions investir chez nous ?

          [« Les rares essais dans ce domaine n’ont pas si mal marché que cela – en URSS, par exemple, les sovkhoses (fermes d’Etat gérées comme des entreprises industrielles) ont été beaucoup plus efficients que les kolkhoses (fermes gérées par des paysans « maîtres chez soi » sur le modèle coopératif). » Comparer les kolkhoses et une exploitation privée “à la française”, c’est osé.]

          Certainement. Mais ce n’est pas l’objet de ma comparaison. Je comparais la ferme gérée comme entreprise industrielle avec la ferme gérée sur les principes coopératifs dans un même contexte.

          [Je vous invite à lire le chapitre intitulé “Efficacité des Fermes Collectives” sur la page Wikipedia “Agriculture de l’URSS”. On y lit entre autres que seul 3% des terres agricoles étaient privées, et qu’elles comptaient pour plus d’un quart de la production agricole. Voilà une comparaison plus honnête…]

          Si vous regardez la page « Kolkhoze » de la même encyclopédie, les chiffres sont respectivement 3,9% et un cinquième. Comme quoi souvent wikipédia varie… J’ajoute que ces chiffres concernent la production EN VALEUR et non la production EN MASSE. Or, dans un pays où les prix étaient fixés administrativement, les comparaisons en valeur sont toujours hasardeuses…

          [Comment expliquez-vous cette perte d’effectifs autrement que par l’industrialisation de telle manière à ce que la FNSEA ne devrait pas s’en alerter]

          Je ne peux pas l’expliquer « autrement que par l’industrialisation » parce que c’est là précisément mon explication : un processus de concentration-industrialisation est bien à l’œuvre. Avec un grand retard mais il est là. Et le discours de la FNSEA montre que ce processus n’est pas totalement assumé…

  9. Manchego dit :

    @ Descartes
    ****Ou alors sortir du capitalisme, mais il ne semble pas que ce soit à l’ordre du jour dans les mois qui viennent… à moins que Macron et Attal nous fasse une surprise ?***
    Ce n’est manifestement pas à l’ordre du jour, et il ne me semble pas que les paysans eux-mêmes le souhaite (sauf erreur de ma part ce n’est pas une stratégie envisagée par la FNSEA).
    Je crois que les paysans ne veulent pas d’une agriculture administrée et collectiviste (même s’ils sont friands des subventions de la PAC et souhaitent des prix plancher que les lois Egalim ne peuvent en aucun cas leur garantir ), donc, comme le met en exergue votre article, il ne leur reste que la sélection naturelle, comme cela s’est produit pour l’industrie, la sidérurgie, le textile…

    • Descartes dit :

      @ Manchego

      [« Ou alors sortir du capitalisme, mais il ne semble pas que ce soit à l’ordre du jour dans les mois qui viennent… à moins que Macron et Attal nous fasse une surprise ? » Ce n’est manifestement pas à l’ordre du jour, et il ne me semble pas que les paysans eux-mêmes le souhaite]

      Je suis bien d’accord avec vous sur les deux points. Mais aussi, il faut savoir ce qu’on veut : si l’on ne veut pas sortir du capitalisme, alors il ne faut pas pleurer lorsque les mécanismes inhérents au capitalisme vous écrasent. La concentration, l’industrialisation, l’aliénation du travail sont les piliers du capitalisme, on pourrait dire son essence même. Si on ne veut pas en sortir – ou plutôt, utilisons le bon terme, dépasser – le capitalisme, alors il faut accepter les choses comme elles sont.

      [Je crois que les paysans ne veulent pas d’une agriculture administrée et collectiviste (même s’ils sont friands des subventions de la PAC et souhaitent des prix plancher que les lois Egalim ne peuvent en aucun cas leur garantir ), donc, comme le met en exergue votre article, il ne leur reste que la sélection naturelle, comme cela s’est produit pour l’industrie, la sidérurgie, le textile…]

      Les paysans ne veulent pas d’une agriculture « administrée et collectiviste » ? Admettons. Mais quelles sont les alternatives ? Dans le capitalisme, la concurrence « libre et non faussée » conduit nécessairement à une pression sur la productivité, et l’augmentation de la productivité implique concentration et industrialisation, et donc un recours au capital. Le paysan s’endette donc, et il est donc dépendant non pas d’une « administration », mais au détenteur du capital. Sa ferme n’est pas « collectivisée », il en reste formellement le propriétaire et « maître chez lui »… tant qu’il peut payer les traites. Et très vite, le besoin de payer les traites vide son autonomie d’une bonne partie de son sens. Alors, les paysans vont gueuler devant les préfectures pour que « l’administration » donne un bon coup de canif à la « concurrence libre et non faussée » et pèse sur les prix. Mais une agriculture où les prix sont fixés par l’administration n’est-elle pas une agriculture « administrée » ? Que réclament les paysans qui déversent des fruits sur les routes ou du lisier devant les préfectures pour protester contre la chute des cours, sinon une agriculture « administrée » ?

      C’est pourquoi dire que les agricultures « ne veulent pas une agriculture administrée » est aller un peu vite en besogne. Comme tous les Français, les agriculteurs veulent une « administration » qui leur donne tout et ne leur réclame rien en échange. C’est bien entendu une attitude infantile : on ne peut pas vouloir des « prix administrés » et refuser ensuite que l’Etat « administre » aussi les quantités ou les méthodes. On ne peut vouloir la régulation par le marché quand ça vous arrange, la régulation administrative quand le marché ne vous arrange pas.

  10. Bruno dit :

    Bonsoir Descartes et merci pour cet article très instructif! J’avoue que je n’avais jamais fait le parallèle entre les évolutions l’industrie et l’agriculture alors qu’il semble assez logique. Par ailleurs, je souhaitais évoquer un point actualité hors sujet : Robert Badinter. Il a finalement succombé à son grand âge (je suppose que les nécrologies étaient prêtes depuis plus de 15 ans…).Comme on pouvait s’y attendre les dithyrambes s’enchaînent, à gauche, à droite et même à l’extrême-droite, on ne manque pas de superlatifs pour dépeindre un « homme idéal » (je cite le communiqué de La Sorbonne).  Dans quelques jours le soufflé sera retombé, hormis la question Panthéon ou pas Panthéon, le sujet sera clôt. On peut d’ailleurs dire que l’homme avait déjà été « Panthéonisé »de son vivant, en tout cas dans un certain milieu. J’aurais souhaité avoir votre avis sur plusieurs sujets à son égard. Primo : il reste la personne qui a porté le sujet de l’abolition de la peine de mort, derrière Mitterrand (qui connaissait bien le sujet…) et Mauroy, ce qu’on tend à oublier. Que pensez-vous de cette réforme et plus généralement du principe d’une peine de mort pour certains crimes? Trentenaire je n’ai jamais pu débattre de ce sujet, étant donné qu’on le considère comme en dehors du champ politique désormais, un peu comme l’IVG. A titre personnel je ne suis ps contre l’idée de supprimer un individu irrécupérable dont l’existence met en péril le corps social. Il m’apparaît toutefois qu’on est dans le symbole et que cette mesure ne résout pas grand chose, comme on le voit dans des pays violents où elle est en vigueur (usa…). Secundo : l’homme Badinter, ministre de Mitterrand et ancien patron du conseil constitutionnel? Que vous inspire t’il ? On parle moins de ça mais pour avoir autant frayé avec ça Mitterrand ce n’était peut-être pas un un Saint… D’ailleurs pour avoir écouté récemment Badinter il se gargarisait d’avoir passé sa réforme contre l’avis de l’opinion, la majorité des Français, animés par une forme de bestialité (à peu près son propos) étant favorable à la peine capitale. En tant que démocrate je n’aime pas mais pas du tout cette façon de voir les choses. Ça sonne vraiment grand bourgeois hors sol donneur de leçons…Tertio : le couple Badinter a un côté fascinant, surtout elle en fait. Philosophe, passionnée de Condorcet et pas toujours inintéressante, je me souviens de ses interventions en 2010 au sujet de la loi relative à l’interdiction du voile intégral… pourtant elle est l’actionnaire principal d’une entreprise qui contribue à l’abêtissement généralisé de la société… pour conclure, personne ne le dira mais je suis convaincu que si Marine le Pen devait mourir demain elle serait regrettée/pleurée par davantage de Français que feu Robert Badinter, mais ces Français ne passeront pas à la tv…

    • Descartes dit :

      @ Bruno

      [Bonsoir Descartes et merci pour cet article très instructif ! J’avoue que je n’avais jamais fait le parallèle entre les évolutions l’industrie et l’agriculture alors qu’il semble assez logique.]

      C’est l’effet du discours dominant, qui propage l’idée qu’il y aurait dans le système capitaliste des activités « à part », qui échappent aux règles d’airain de la « concurrence libre et non faussée ». Ce discours est d’ailleurs souvent relayé par les gens du métier, qui s’imaginent que le capitalisme c’est bon pour les autres. Mais c’est faux, et on le voit bien chaque jour : au fur et à mesure que le capitalisme s’approfondit, que les structures anthropologiques héritées des étapes précédentes s’effacent, la concurrence et la concentration capitaliste arrivent dans TOUS les domaines de l’activité humaine. C’était le cas depuis longtemps dans la manufacture, c’est de plus en plus le cas dans l’agriculture, mais aussi dans des domaines qu’on considérait « spéciaux » comme l’éducation ou la santé.

      [Par ailleurs, je souhaitais évoquer un point actualité hors sujet : Robert Badinter. Il a finalement succombé à son grand âge (je suppose que les nécrologies étaient prêtes depuis plus de 15 ans…). Comme on pouvait s’y attendre les dithyrambes s’enchaînent, à gauche, à droite et même à l’extrême-droite, on ne manque pas de superlatifs pour dépeindre un « homme idéal » (je cite le communiqué de La Sorbonne).]

      On pouvait effectivement s’y attendre. Badinter, c’était le romantisme bienpensant fait homme : tout dans les symboles, rien dans l’action. Le grand combat de sa vie, ce fut surtout un combat symbolique pour l’abolition de la peine de mort, combat fort louable en soi mais dont le résultat touche au mieux trois ou quatre personnes par an. Tous ceux qui chantent ses dithyrambes auraient je pense du mal à dire ce que son action comme ministre puis comme président du Conseil constitutionnel a apporté à la République.

      Le plus amusant, c’est que son combat lui donne une stature morale, malgré les petits arrangements avec l’histoire, comme on l’a vu dans l’affaire Bousquet…

      [Dans quelques jours le soufflé sera retombé, hormis la question Panthéon ou pas Panthéon, le sujet sera clos. On peut d’ailleurs dire que l’homme avait déjà été « Panthéonisé »de son vivant, en tout cas dans un certain milieu.]

      Badinter a su se forger une image et une légende autour d’un combat moral, celui contre la peine de mort. Combat qui pose d’ailleurs d’intéressantes questions démocratiques, puisque l’un des soucis de Badinter était de rendre le retour en arrière impossible au cas où la majorité politique changerait, et que l’abolition fut décidée alors que la majorité des Français était contre. Pour moi, ce fut l’exemple même du bourgeois qui sait ce qui est bon pour le bas peuple et est décidé à lui donner, même s’il faut lui imposer.

      [J’aurais souhaité avoir votre avis sur plusieurs sujets à son égard. Primo : il reste la personne qui a porté le sujet de l’abolition de la peine de mort, derrière Mitterrand (qui connaissait bien le sujet…) et Mauroy, ce qu’on tend à oublier. Que pensez-vous de cette réforme et plus généralement du principe d’une peine de mort pour certains crimes ?]

      Personnellement, je ne suis pas par principe contre la peine de mort. Il faut arrêter l’hypocrisie : la société inflige la mort d’une infinité de façons : dans les opérations militaires ou dans la répression, bien entendu. Mais un patron de BTP qui – poussé par une concurrence qui l’oblige à baisser les coûts – omet de prendre les mesures de sécurité appropriées, le ministre qui fait baisser le budget des hôpitaux, eux aussi condamnent des gens à mourir. Vous me direz que ce n’est pas des gens avec nom et prénom, que c’est un risque statistique. Mais il n’en reste pas moins qu’il ne faut pas se voiler la face : ces gens-là meurent quand même. Fermer les yeux sur tout cela et soutenir que douze citoyens ne peuvent pas voter la mort d’un délinquant me paraît assez contradictoire.

      On invoque aussi l’argument de l’irréversibilité : en cas d’erreur judiciaire, il est impossible de revenir en arrière. Mais cet argument ne tient pas, parce que toute peine d’emprisonnement est par essence irréversible. Si après avoir passé vingt ans à Clairvaux on découvre que vous avez été condamné à tort, quelle réparation pourrait vous rendre les vingt ans perdus ? Et je ne parle même pas de la perpétuité réelle, autrefois considérée comme un substitut possible à la peine de mort, et qui fabrique des fauves puisque le condamné n’a plus rien à perdre.

      Pour moi, l’argument doit être pragmatique. Est-ce que la peine de mort est efficace ? Est-ce qu’elle a un véritable effet dissuasif ? Je pense que c’est le cas pour certains crimes. Non pas les plus horribles – je ne crois pas que la peine de mort soit dissuasive pour les psychopathes – mais pour ceux qui sont commis de sang froid par des personnes en pleine possession de leurs moyens. La fraude fiscale, le trafic de drogue, le meurtre par intérêt… Dans d’autres cas, l’effet dissuasif se double d’un effet symbolique, comme le fait que la peine de mort était pratiquement automatique pour les « tueurs de flics ».

      [Trentenaire je n’ai jamais pu débattre de ce sujet, étant donné qu’on le considère comme en dehors du champ politique désormais, un peu comme l’IVG. A titre personnel je ne suis ps contre l’idée de supprimer un individu irrécupérable dont l’existence met en péril le corps social.]

      Vous posez là une question fondamentale : est-ce qu’il y a des individus « irrécupérables » ? Et qui décide de qui est « récupérable » et qui ne l’est pas ? Cela est aussi lié à une société où la hiérarchie des délits est devenue complètement absurde. Lorsque la société se contente de punir les crimes et délits graves, sur lequel le consensus social est écrasant, alors la prison a un effet pédagogique. Mais lorsqu’on se trouve dans une société où le fait d’embrasser de force quelqu’un est plus grave que lui planter un couteau, il y a un problème.

      [Il m’apparaît toutefois qu’on est dans le symbole et que cette mesure ne résout pas grand-chose, comme on le voit dans des pays violents où elle est en vigueur (usa…).]

      C’est très difficile à dire, parce qu’on ne sait pas quelle serait la situation dans ces pays s’il n’y avait pas la peine de mort… le problème est aussi que dans les pays où elle est en vigueur elle est appliquée sur des critères moraux : on l’applique à l’assassin d’enfants, pas au patron qui a tué des employés en refusant de leur fournir des équipements de protection. Or, il est clair que la peine de mort serait beaucoup plus dissuasive dans le deuxième cas…

      [Secundo : l’homme Badinter, ministre de Mitterrand et ancien patron du conseil constitutionnel? Que vous inspire t’il ? On parle moins de ça mais pour avoir autant frayé avec ça Mitterrand ce n’était peut-être pas un un Saint… D’ailleurs pour avoir écouté récemment Badinter il se gargarisait d’avoir passé sa réforme contre l’avis de l’opinion, la majorité des Français, animés par une forme de bestialité (à peu près son propos) étant favorable à la peine capitale. En tant que démocrate je n’aime pas mais pas du tout cette façon de voir les choses.]

      Moi non plus. Badinter est l’illustration la plus éclatante de cette « gauche morale » qui, persuadée de détenir la vérité, se considère légitime à l’imposer au « vulgum pecus » sans lui demander son avis. C’est d’ailleurs par cette pirouette idéologique que les classes intermédiaires justifient leur pouvoir. C’est que, voyez-vous, le peuple est idiot et a besoin que des avant-gardes éclairées fassent son bonheur malgré lui. Badinter et la peine de mort, Delors sur la construction européenne…

      On oublie aussi, dans notre société pourtant si attentive à ce genre de détails, l’attitude de Badinter lorsqu’éclate l’affaire Bousquet… en cela, Badinter était un vrai mitterrandien : les amitiés passent devant les principes.

      [Tertio : le couple Badinter a un côté fascinant, surtout elle en fait. Philosophe, passionnée de Condorcet et pas toujours inintéressante, je me souviens de ses interventions en 2010 au sujet de la loi relative à l’interdiction du voile intégral…]

      Elle est en fait beaucoup plus intéressante que lui. Elle laissera derrière elle une véritable réflexion philosophique, et a eu le courage d’aller contre le conformisme ambiant.

      [pourtant elle est l’actionnaire principal d’une entreprise qui contribue à l’abêtissement généralisé de la société…]

      Les affaires sont les affaires. Dans le capitalisme, toutes les entreprises contribuent à l’abêtissement général…

      [pour conclure, personne ne le dira mais je suis convaincu que si Marine le Pen devait mourir demain elle serait regrettée/pleurée par davantage de Français que feu Robert Badinter, mais ces Français ne passeront pas à la tv…]

      Je ne le crois pas. Si Marine Le Pen devait mourir demain, ce serait la disparition d’un leader politique en activité. Badinter, lui, était rangé des voitures depuis longtemps. Ce n’est pas tout à fait la même chose. Pour beaucoup de ceux qui le pleurent, Badinter est d’abord associé à leur jeunesse, à la victoire de 1981, au temps où ils croyaient sincèrement qu’ils allaient « changer la vie » et construire une France différente. Le deuil pour Badinter, pour ces gens-là, c’est un peu le deuil de leur jeunesse et de leurs illusions. Quand un grand homme meurt, ce n’est pas sur lui qu’on pleure, c’est sur nous. Si Marine Le Pen l’emporte dans l’enthousiasme en 2027, à sa mort vers les années 2070 elle aura probablement droit aux mêmes regrets eternels…

  11. CVT dit :

    @Bruno et Descartes,

    [Badinter a su se forger une image et une légende autour d’un combat moral, celui contre la peine de mort. Combat qui pose d’ailleurs d’intéressantes questions démocratiques, puisque l’un des soucis de Badinter était de rendre le retour en arrière impossible au cas où la majorité politique changerait, et que l’abolition fut décidée alors que la majorité des Français était contre. Pour moi, ce fut l’exemple même du bourgeois qui sait ce qui est bon pour le bas peuple et est décidé à lui donner, même s’il faut lui imposer.]

     
    Contrairement à Bruno, je suis assez âgé pour me souvenir du règne de feu Maître Badinter comme ministre de la Justice, et surtout son aura de saint laïc drapé dans sa pureté morale, notamment face aux divers ministres de l’intérieur, ou encore face à son “confrère” Roland Dumas ( cf la célèbre boutade des deux avocats de Mitterrand…).
    Bizarrement, avec le recul de l’âge, aussi peu recommandable que ce dernier a pu être, et ce afin de servir la cause de l’ancien président “socialiste”, j’ai fini par avoir plus de respect pour le “Tordu” Dumas que pour le “Droit” Badinter. Pour reprendre Charles Péguy, voici un homme qui cherchait systématiquement à garder les mains blanches, alors qu’il n’avait pas de main!!!
     
    C’est probablement l’aspect le plus déstabilisant, troublant, et surtout, le plus pervers de St-Badinter: il aura sacrifié la quête de Justice au profit de la Morale; en clair, il a sacrifié systématiquement le troupeau pour sauver quelques brebis galeuses égarées. S’il y a bien un homme qui incarne l’idée que l’enfer est pavé de bonnes intentions, c’est bien Robert Badinter!
     

    [Mais lorsqu’on se trouve dans une société où le fait d’embrasser de force quelqu’un est plus grave que lui planter un couteau, il y a un problème.]

    C’est, selon moi,  l’un des effets les plus délétère de son idéologie: depuis l’abolition de la peine capitale, et en l’absence d’une autre “punition absolue”, aura été l’écrasement, voire l’aplanissement de la hiérarchie des peines. Avoir fait primer le droit absolu de l’individu criminel contre l’Ordre et la Sécurité publics a fini par générer une forme d’anomie…
     
     

    [[Tertio : le couple Badinter a un côté fascinant, surtout elle en fait. Philosophe, passionnée de Condorcet et pas toujours inintéressante, je me souviens de ses interventions en 2010 au sujet de la loi relative à l’interdiction du voile intégral…]
    Elle est en fait beaucoup plus intéressante que lui. Elle laissera derrière elle une véritable réflexion philosophique, et a eu le courage d’aller contre le conformisme ambiant.]

    Effectivement, Elisabeth Badinter est bien plus utile dans le débat publique, et en plus, bien plus courageuse.
     
    Elle me fait penser à une anecdote assez ancienne concernant la chanteuse Catherine Lara qui, dans une émission de télévision au milieu des années 80 (ça ne nous rajeunit pas…), avait son coming-out en lançant cette réplique vraiment drôle et spirituelle : “Ce que je préfère chez l’homme, c’est sa femme!”.
    Et bien, concernant les Badinter, pour moi, c’est pareil😈😉!

    • Descartes dit :

      @ CVT

      [Contrairement à Bruno, je suis assez âgé pour me souvenir du règne de feu Maître Badinter comme ministre de la Justice, et surtout son aura de saint laïc drapé dans sa pureté morale, notamment face aux divers ministres de l’intérieur, ou encore face à son “confrère” Roland Dumas ( cf la célèbre boutade des deux avocats de Mitterrand…).]

      Pour ceux qui ne connaissent la boutade, elle est attribuée à François Mitterrand lui-même : « J’ai deux avocats : pour le droit, c’est Badinter, pour le tordu, c’est Dumas ».

      [Bizarrement, avec le recul de l’âge, aussi peu recommandable que ce dernier a pu être, et ce afin de servir la cause de l’ancien président “socialiste”, j’ai fini par avoir plus de respect pour le “Tordu” Dumas que pour le “Droit” Badinter. Pour reprendre Charles Péguy, voici un homme qui cherchait systématiquement à garder les mains blanches, alors qu’il n’avait pas de main !!!]

      Je n’irai pas jusqu’à avoir du « respect » pour aucun des deux. Badinter est l’homme d’un combat, ce qui est fort honorable mais ne justifie nullement cette espèce de rôle d’autorité morale qu’il s’est lui-même attribué dans le consensus général. Consensus qui ne peut se comprendre que grâce à la formidable amnésie volontaire de la gauche pour tout ce qui concerne le passé de François Mitterrand et les liens qu’il avait conservé avec d’anciens collabos mais aussi avec les personnalités de l’Algérie française… questions sur lesquelles Badinter s’est toujours abstenu de s’exprimer.

      [C’est probablement l’aspect le plus déstabilisant, troublant, et surtout, le plus pervers de St-Badinter : il aura sacrifié la quête de Justice au profit de la Morale ; en clair, il a sacrifié systématiquement le troupeau pour sauver quelques brebis galeuses égarées. S’il y a bien un homme qui incarne l’idée que l’enfer est pavé de bonnes intentions, c’est bien Robert Badinter !]

      Il est le très digne représentant d’une époque où la gauche qui était bien plus séduite par les voyous – irresponsables puisque pousses au crime par une société injuste – que par leurs victimes. Il faut relire ce que pouvait publier un journal comme « Libération » sur Goldman, Knobelspiess ou Mesrine dans les années 1970-80. Tout le monde sait qui sont Bontemps et Buffet, personne ou presque ne saurait vous dire le nom de leurs victimes.

      [C’est, selon moi, l’un des effets les plus délétère de son idéologie: depuis l’abolition de la peine capitale, et en l’absence d’une autre “punition absolue”, aura été l’écrasement, voire l’aplanissement de la hiérarchie des peines.]

      Je ne crois pas que ce soit le problème. Ce n’est pas l’aplanissement qui pose problème, mais la hiérarchie des crimes et délits. A force tout vouloir punir, de créer en permanence des infractions nouvelles qu’on inscrit un peu au hasard dans la hiérarchie des peines en fonction des pressions de tel ou tel lobby, personne ne comprend plus rien. Ainsi, par exemple, on a fait du viol un « crime », alors que les coups et blessures volontaires restent un simple « délit ». Il me semble tout de même que mettre sa langue dans la bouche d’autrui de force est objectivement moins grave que de lui planter un couteau.

      [Avoir fait primer le droit absolu de l’individu criminel contre l’Ordre et la Sécurité publics a fini par générer une forme d’anomie…]

      Pour moi, le problème n’est pas là. C’est surtout que la société ne veut plus assumer le fait de défendre l’ordre et la sécurité publics. Et ce n’est pas un hasard si ce problème apparaît au moment où les classes intermédiaires rompent leur alliance traditionnelle avec les couches populaires pour rentrer dans le bloc dominant. Pour la génération qui a vécu ce changement, se pose un problème de légitimité : on veut jouir des privilèges du dominant tout en se plaçant dans la position de supériorité morale du dominé. On se trouve avec des élites qui soutiennent par intérêt un système qu’elles considèrent profondément injuste par idéologie. D’où les hésitations permanentes des classes intermédiaires entre la vision du délinquant comme une victime de la société – donc irresponsable – et la nécessité de mettre en œuvre des politiques répressives pour protéger l’ordre social qui les avantage…

      Avec la disparition de la génération de transition, les choses devraient se décanter. Et c’est d’ailleurs ce qu’on observe : la génération Macron a déjà beaucoup moins de démangeaisons morales lorsqu’il s’agit de taper sur les couches populaires. Parions que celle d’Attal sera encore plus décomplexée…

  12. Carloman dit :

    Bonjour,
     
    Le texte de Marc Bloch que vous citez en exergue est tout à fait passionnant, et ce d’autant plus qu’il est très contestable: est-ce que la France de 1940 était moins industrialisée, plus rurale, plus “paysanne” que celle de 1914? Je n’en crois rien: c’est en 1927, si je me souviens bien, que la population urbaine dépasse en France la population rurale pour la 1ère fois. Et pourtant, en 1914, la France a tenu, elle a tenu parce que ses élites avaient la volonté de se battre, et ont su insuffler cette volonté à la paysannerie française que l’école avait préparée à la “revanche”. Le taux de désertion, paraît-il, fut encore plus faible que ce qu’avaient prévu les autorités militaires… Pourtant, en 1914, l’Allemagne avait un dynamisme démographique et industrielle que la France n’avait pas. Beaucoup de nos industries avaient à peine dépassé le stade artisanal, et il y avait pas mal d’industries rurales – une spécificité française, l’industrie ayant dû parfois aller s’installer là où se trouvait la main-d’oeuvre, dans les campagnes. Dans l’entre-deux-guerres, la concentration industrielle et l’innovation technique se développent (je pense à un grand capitaine d’industrie comme André Citroën, même s’il s’est montré meilleur ingénieur que capitaliste).
     
    Par conséquent, je ne suis pas sûr que la France de 1914 ait été moins “somnolente” que celle de 1940, loin de là. D’ailleurs, en 1914, il s’en est fallu de peu que nous perdions, et il faut dire un grand merci aux Russes qui ont accepté de lancer une offensive en Prusse orientale alors même que leur armée n’avait pas terminé sa mobilisation. Mais l’Allemagne avait déjà un avantage démographique et industriel certain. C’est d’ailleurs au cours de la guerre que la France a fait un énorme effort industriel et technologique pour se mettre à la hauteur (on peut signaler la mise au point des chars Renault à la fin de la guerre, une belle réussite industrielle française, avec un véhicule léger, économique et bien adapté à la production de masse). Le problème en 1940, c’est la peur d’une répétition de la Grande Guerre, la division des Français, un anticommunisme produisant une forme d’ambivalence d’une partie du spectre politique à l’endroit du nazisme… et, bien sûr – mais ça va avec – l’absence de la précieuse, pour ne pas dire indispensable, alliance russe/soviétique pour prendre l’Allemagne en tenaille. J’ai beaucoup de respect pour Marc Bloch, mais je pense que tout cela a pesé beaucoup plus lourd que “les journées au rythme trop lent, la lenteur de ses autobus, ses administrations somnolentes, les pertes de temps que multiplie à chaque pas un mol laisser-aller, l’oisiveté de ses cafés de garnison, ses politicailleries à courtes vues, son artisanat de gagne-petit, ses bibliothèques aux rayons veufs de livres, son goût du déjà vu et sa méfiance envers toute surprise capable de troubler ses douillettes habitudes”. 
     
    Maintenant sur la question agricole que vous soulevez dans cet article, j’ai l’impression que pour vous, s’opposer au capitalisme ne se justifie que si on le fait pour de “bonnes raisons” (lesquelles?) et cela ne semble pas être le cas de nos agriculteurs. Je suis un peu surpris de l’argument “on ne peut pas refuser de dépasser le capitalisme et regretter les conséquences de l’approfondissement du capitalisme”. Ah bon? Il est donc scandaleux de prôner un capitalisme encadré, régulé, tel qu’il a pu exister par le passé? Le choix se limiterait au communisme – dont personne ou presque ne veut, je suis désolé, c’est un fait – ou au capitalisme néolibéral? Cela revient à prendre fait et cause pour le capitalisme… Et puis, même si vous allez vous en défendre, on sent quand même une forme de schadenfreude: les fromages-qui-puent ont laissé crever l’industrie, alors maintenant, si leur agriculture sombre, quelque part, c’est “bien fait pour leur gueule”. Je trouve même qu’on n’est pas loin d’une forme de mépris pour la France rurale, et j’en suis fort étonné: la France, c’est notoire, est un pays de tradition rurale et de mentalité paysanne, c’est comme ça. Nous ne sommes pas des Allemands, qui eux ont toujours su tout industrialiser, y compris la mise à mort de populations entières… 
     
    Maintenant, d’un point de vue strictement économique, je pense que l’existence et le développement d’une agriculture industrialisée est une nécessité, pour la bonne et simple raison que, si on ne produit pas en grande quantité des produits agricoles bon marché, on les fera venir de l’étranger – et pas seulement du Mercosur, il faut se souvenir comment l’Allemagne a réussi à nous passer devant dans certains secteurs agricoles, comme l’élevage porcin ou la production laitière. Les “fermes des 1000 vaches”, c’est commun en Allemagne. En France, quand on a essayé d’en créer une – et précisons que certains agriculteurs soutenaient ce projet – tout ce que le pays compte d’écolos technophobes a fait capoter le projet. Ne nous voilons pas la face: les tenants de l’ “agriculture paysanne” sont bien souvent la branche agricole des écolos bobos. Ce qui n’empêche pas, soit dit en passant, qu’il y a parfois, avec le modèle productiviste, des problèmes de surproduction.
     
    La question que je me pose est la suivante: à côté de grandes exploitations industrialisées, y a-t-il la place pour une production, non pas artisanale, mais un peu moins intensive et un peu plus qualitative? La qualité sanitaire des productions industrialisées est bonne, mais la qualité gustative, là c’est parfois un peu plus discutable. Peut-être ne serait-il pas aberrant de favoriser, à proximité des grandes villes où une clientèle existe, une “ceinture” d’exploitations un peu moins productives mais proposant des produits avec de meilleures qualités gustatives, évidemment un peu plus chers (et je ne pense pas forcément à du bio). Comme P2R le signale, la question du rôle des agriculteurs dans l’entretien des paysages ruraux mérite à mon avis un peu plus de considération que la comparaison que vous faites avec le ravalement de votre façade et les fleurs de votre balcon. Et par ailleurs, qu’on le veuille ou non, on ne peut pas complètement ignorer la question de la pollution générée par l’agriculture industrielle. Sans tomber dans le refus total des engrais et des pesticides, il convient tout de même de regarder l’impact sur la qualité de l’eau et sur la biodiversité dans les zones rurales. La campagne, ce n’est pas la nature, c’est un espace aménagé par l’homme. Cet espace doit être suffisamment productif – je pense que viser l’autosuffisance alimentaire reste une garantie de souveraineté – tout en restant habitable et vivable. Et si pour cela, il faut renoncer, dans certaines zones, à une part d’efficacité économique et injecter de l’argent public, pourquoi pas, si c’est un choix politique expliqué et assumé.
     
    Bref, je pense qu’il y a des arbitrages à faire, et peut-être faut-il assumer, tout simplement, une agriculture à deux vitesses: d’un côté, un productivisme industrialisé qui permet de produire en quantité et bon marché; de l’autre, une agriculture un peu moins productive avec des produits de meilleure qualité. 

    • Descartes dit :

      @ Carloman

      [Le texte de Marc Bloch que vous citez en exergue est tout à fait passionnant, et ce d’autant plus qu’il est très contestable : est-ce que la France de 1940 était moins industrialisée, plus rurale, plus “paysanne” que celle de 1914 ?]

      Ce n’est pas ce que dit Bloch. Bloch parle plutôt de la question de la « modernité ». Et il est vrai que la France de la IIIème République finissante est bien peu « moderne ». Même si elle s’est couverte d’industries, ces industries fonctionnent encore pour beaucoup sur un mode artisanal. Crémieux-Brilhac, dans ce livre que je ne me lasse pas de recommander qu’est « les Français de l’an 40 », raconte comment Raoul Dautry, ministre de l’Armement, avait du combattre le perfectionnisme des ingénieurs français dans l’aéronautique, qui avec la volonté d’améliorer en permanence leur produit modifiaient en permanence les plans des avions et du coup ne sortaient pas deux avions identiques, sans compter avec le besoin de refaire en permanence les outillages de fabrication.

      La France de 1940 n’était pas « moins industrialisée, plus rurales, plus « paysanne » » que celle de 1914. Mais elle avait pris un retard important en matière d’industrialisation par rapport à l’Allemagne, le Royaume-Uni ou les Etats-Unis. Et c’était autant vrai au niveau matériel qu’au niveau des mentalités – et c’est de cela que parle Bloch. J’ai du mal à imaginer un dirigeant allemand ou britannique utilisant en 1940 une formule du genre « la terre, elle, ne ment pas ». Que cette formule ait pu être employée pour séduire les Français montre que l’analyse de Bloch était juste.

      [Je n’en crois rien: c’est en 1927, si je me souviens bien, que la population urbaine dépasse en France la population rurale pour la 1ère fois. Et pourtant, en 1914, la France a tenu, elle a tenu parce que ses élites avaient la volonté de se battre, et ont su insuffler cette volonté à la paysannerie française que l’école avait préparée à la “revanche”.]

      Je trouve votre explication simpliste. La question de l’industrialisation est une question de vitesse relative. En 1914 le retard industriel par rapport à l’Allemagne était significatif mais relativement faible. On l’avait compensé en sacrifiant le facteur humain. En 1940, le retard était beaucoup plus important.

      Bien sûr, la France était bien mieux préparée intellectuellement, moralement et politiquement en 1914 qu’en 1940. Schématiquement, 1914 avait trouvé une France relativement unie, préparé à une guerre dont les objectifs étaient largement consensuels. 1940 trouve le pays profondément divisé par l’expérience du Front Populaire, et les classes populaires ont la nette impression que la guerre n’est qu’un prétexte pour que les classes dominantes – « ces joyeux compères qui déclarent la guerre mais qui n’y vont pas » – se remplissent les poches. Les classes dominantes françaises n’ont pas su faire après 1914 ce qu’elles sauront faire après 1940 : partager les fruits de la victoire avec les couches populaires, montrer que les sacrifices n’étaient pas à sens unique. Bloch a de ce point de vue raison : la mentalité des élites françaises était restée coincée en 1900, alors que l’essor du mouvement ouvrier changeait profondément la donne.

      [Par conséquent, je ne suis pas sûr que la France de 1914 ait été moins “somnolente” que celle de 1940, loin de là.]

      Tout est relatif. La France de 1914 était plus « somnolente » que celle de 1940, mais faisait face à une Allemagne qui était, elle aussi, passablement « somnolente ». En 1940, l’Allemagne avait creusé l’écart…

      [Le problème en 1940, c’est la peur d’une répétition de la Grande Guerre, la division des Français, un anticommunisme produisant une forme d’ambivalence d’une partie du spectre politique à l’endroit du nazisme… et, bien sûr – mais ça va avec – l’absence de la précieuse, pour ne pas dire indispensable, alliance russe/soviétique pour prendre l’Allemagne en tenaille. J’ai beaucoup de respect pour Marc Bloch, mais je pense que tout cela a pesé beaucoup plus lourd que “les journées au rythme trop lent, la lenteur de ses autobus, ses administrations somnolentes, les pertes de temps que multiplie à chaque pas un mol laisser-aller, l’oisiveté de ses cafés de garnison, ses politicailleries à courtes vues, son artisanat de gagne-petit, ses bibliothèques aux rayons veufs de livres, son goût du déjà vu et sa méfiance envers toute surprise capable de troubler ses douillettes habitudes”.]

      Je suis d’accord avec vous sur les causes objectives de notre défaite en 1940, mais je ne crois pas que Bloch dise le contraire. Je pense que la racine des causes que vous indiquez se trouve bien dans les éléments que Bloch signale. Si les élites économiques françaises avaient été moins paresseuses, plus lettrées, moins « méfiantes envers toute surprise capable de troubler leurs douillettes habitudes », elles auraient peut-être compris qu’il fallait, après les sacrifices de 1914-1918, faire des réformes sociales pour montrer aux couches populaires que leur effort n’avait pas été vain. Sans « la politicaillerie à courte vue », on n’aurait peut-être pas laissé lanterner les soviétiques jusqu’à les convaincre qu’ils n’avaient rien à attendre de la France et préfèrent rechercher la sécurité dans un pacte avec l’Allemagne.

      [Maintenant sur la question agricole que vous soulevez dans cet article, j’ai l’impression que pour vous, s’opposer au capitalisme ne se justifie que si on le fait pour de “bonnes raisons” (lesquelles?) et cela ne semble pas être le cas de nos agriculteurs.]

      Ce n’est pas du tout ma position. La question de la « justification » ne m’intéresse pas vraiment. Ma question est de l’utilité de s’opposer aux conséquences du capitalisme dès lors qu’on a accepté ses règles. Pour le dire autrement, je suis un peu excédé par le discours des producteurs qui réclament la liberté de marché quand les prix sont hauts, et qui exigent que l’Etat intervienne quand les prix sont bas. A un moment donné, il faut choisir.

      [Je suis un peu surpris de l’argument “on ne peut pas refuser de dépasser le capitalisme et regretter les conséquences de l’approfondissement du capitalisme”. Ah bon ? Il est donc scandaleux de prôner un capitalisme encadré, régulé, tel qu’il a pu exister par le passé ?]

      La question n’est pas de savoir s’il est « scandaleux » de s’opposer, mais si c’est efficace. Et la réponse, regrettablement, me semble négative. Le capitalisme a sa propre dynamique, et cette dynamique le conduit à approfondir chaque fois que c’est possible la dérégulation. Le capitalisme encadré et régulé correspondait à un moment très particulier de l’histoire, où le rapport de forces a permis, pendant un temps, de contrer la dynamique propre au capitalisme. Mais dès lors que ce moment est passé, le capitalisme a repris sa marche en avant.

      [Le choix se limiterait au communisme – dont personne ou presque ne veut, je suis désolé, c’est un fait – ou au capitalisme néolibéral? Cela revient à prendre fait et cause pour le capitalisme…]

      Oui, malheureusement, c’est bien là le seul choix possible. Soit on reste dans un mode de production fondé sur la vente par les travailleurs de leur force de travail aux détenteurs du capital et la régulation par le marché, soit on sort de cette logique – ce qui revient à aller vers une forme de « communisme », mot qu’il est nécessaire de préciser. Tant que vous restez dans cette logique, la dérive vers le « capitalisme néolibéral » est inévitable, parce que cette dérive est inscrite dans la dynamique même du capital. Cela ne veut pas dire que les combats pour encadrer le capitalisme soient inutiles. A long terme, on est tous morts, et si l’on peut gagner trente ans sur le néolibéralisme, pourquoi se priver. Mais il faut être conscient des limites de ce combat.

      J’ajoute que je conteste vivement votre affirmation selon laquelle « le communisme, personne ou presque n’en veut ». On ne peut « vouloir » sérieusement ce qu’on ne connaît pas. Demandez à cette quasi-unanimité ce qu’est ce « communisme » dont ils ne veulent pas, et vous aurez probablement des millions de réponses différentes, la plupart fort vagues…

      [Et puis, même si vous allez vous en défendre, on sent quand même une forme de schadenfreude: les fromages-qui-puent ont laissé crever l’industrie, alors maintenant, si leur agriculture sombre, quelque part, c’est “bien fait pour leur gueule”.]

      Non, je n’ai en rien ce genre de sentiment, j’ai plutôt de la peine pour ce monde paysan en train de disparaître même si par éducation et par tradition familiale j’en suis fort éloigné. Mais le fait que vous lisez dans mes propos une telle position me paraît aussi révélatrice de vos propres sentiments. Peut-être anticipez-vous que le raisonnement que vous m’attribuez n’est pas dénué de fondement ? Vous savez, le problème avec les miroirs, c’est qu’ils vous renvoient votre image.

      [Je trouve même qu’on n’est pas loin d’une forme de mépris pour la France rurale, et j’en suis fort étonné : la France, c’est notoire, est un pays de tradition rurale et de mentalité paysanne, c’est comme ça.]

      Je ne suis absolument pas d’accord. La « mentalité » parisienne est tout aussi représentative de « la France » que la mentalité de Lignon-les-souches (150 habitants en comptant ceux du cimetière). Je ne partage pas du tout ce discours essentialiste qui ferait du paysan le porteur de l’esprit de la France. Il y a là – excusez-moi de vous retourner l’argument – un mépris pour la France urbaine que je trouve détestable…

      [Nous ne sommes pas des Allemands, qui eux ont toujours su tout industrialiser, y compris la mise à mort de populations entières…]

      Possible, mais malheureusement nous vivons dans un système qui est celui de l’industrie. Je comprends votre nostalgie pour un monde qui n’est plus, et qui correspondait peut-être mieux à vos convictions que celui que nous avons aujourd’hui. Mais il faut comprendre que, pour paraphraser un dirigeant français « la France de papa est morte, et si nous ne le comprenons pas, nous mourrons avec elle ». C’est un peu ce que dit Bloch, et je comprends que vous soyez en désaccord avec lui. Personnellement, je partage sa vision : nous ne pouvons conserver le patrimoine de la France qu’en acceptant de changer.

      [Maintenant, d’un point de vue strictement économique, je pense que l’existence et le développement d’une agriculture industrialisée est une nécessité, pour la bonne et simple raison que, si on ne produit pas en grande quantité des produits agricoles bon marché, on les fera venir de l’étranger – et pas seulement du Mercosur, il faut se souvenir comment l’Allemagne a réussi à nous passer devant dans certains secteurs agricoles, comme l’élevage porcin ou la production laitière.]

      Cette déclaration me laisse songeur. Après m’avoir expliqué qu’on pouvait résister au capitalisme néolibéral, qu’on pouvait avoir un capitalisme « régulé et encadré », vous me dites maintenant qu’il faut industrialiser sans quoi nous perdrons la course à la compétitivité… c’est-à-dire qu’il faut jouer par les règles du néolibéralisme…

      [La question que je me pose est la suivante : à côté de grandes exploitations industrialisées, y a-t-il la place pour une production, non pas artisanale, mais un peu moins intensive et un peu plus qualitative? La qualité sanitaire des productions industrialisées est bonne, mais la qualité gustative, là c’est parfois un peu plus discutable.]

      Dans le cadre d’une régulation administrative (c’est-à-dire, de ce « communisme » dont paraît-il personne ne veut), possiblement, puisque c’est une question de volonté politique. Mais dans un système de libre marché, il n’y a de la « place pour une production » que s’il y a des clients prêts à payer. Est-ce que les gens en masse sont prêts à payer de leur poche pour avoir cette « qualité gustative » ? L’expérience semble prouver que non. Seule une toute petite élite est prête – parce qu’elle a les moyens – à payer cette qualité. La taille de ce secteur « moins intensif » est donc limitée par la taille de cette élite.

      [Peut-être ne serait-il pas aberrant de favoriser, à proximité des grandes villes où une clientèle existe, une “ceinture” d’exploitations un peu moins productives mais proposant des produits avec de meilleures qualités gustatives, évidemment un peu plus chers (et je ne pense pas forcément à du bio).]

      Nous sommes dans un système de marché. Si un tel secteur était rentable, s’il y avait une demande solvable pour ses produits, ce secteur existerait naturellement. Il existe, mais il est très petit. Je vous laisse tirer la conclusion qui s’impose…

      [Comme P2R le signale, la question du rôle des agriculteurs dans l’entretien des paysages ruraux mérite à mon avis un peu plus de considération que la comparaison que vous faites avec le ravalement de votre façade et les fleurs de votre balcon.]

      Je ne vois pas pourquoi. Les paysans n’entretiennent pas les paysages ruraux par bonté d’âme, mais parce qu’ils y trouvent plaisir ou intérêt. Dans ces conditions, je ne vois pas pourquoi il faudrait les subventionner. Ou alors, il faudrait subventionner celui qui embellit la ville en cultivant des fleurs sur son balcon.

      [Et par ailleurs, qu’on le veuille ou non, on ne peut pas complètement ignorer la question de la pollution générée par l’agriculture industrielle. Sans tomber dans le refus total des engrais et des pesticides, il convient tout de même de regarder l’impact sur la qualité de l’eau et sur la biodiversité dans les zones rurales.]

      Tout à fait. Je ne vois pas pourquoi vous faites rimer « agriculture industrielle » avec engrais et pesticides polluants. Ce qui caractérise l’industrie, c’est une forme d’organisation du travail, et non pas l’utilisation de tel ou tel produit. On peut faire du « bio » industriel.

      [La campagne, ce n’est pas la nature, c’est un espace aménagé par l’homme. Cet espace doit être suffisamment productif – je pense que viser l’autosuffisance alimentaire reste une garantie de souveraineté – tout en restant habitable et vivable.]

      Je ne vois pas pourquoi l’autosuffisance alimentaire serait plus importante du point de vue de la souveraineté que l’autosuffisance énergétique… et sur ce point, on est très mal barrés. La souveraineté n’implique pas l’autosuffisance, mais le contrôle des leviers permettant d’assurer l’approvisionnement. Pour ne donner qu’un exemple, nous sommes « souverains » en matière d’électricité non parce que nous sommes « autosuffisants » – l’essentiel de l’uranium est importé – mais parce que la diversité des sources d’approvisionnement et la taille des stocks nous mettent à l’abri de toute tentative d’utiliser cette ressource comme moyen de pression.

      [Et si pour cela, il faut renoncer, dans certaines zones, à une part d’efficacité économique et injecter de l’argent public, pourquoi pas, si c’est un choix politique expliqué et assumé.]

      Oui, mais si les acteurs économiques sont soumis à des « choix politiques », fussent-ils expliqués et assumés, on n’est plus dans une logique capitaliste, mais dans une logique « communiste »…

      [Bref, je pense qu’il y a des arbitrages à faire, et peut-être faut-il assumer, tout simplement, une agriculture à deux vitesses: d’un côté, un productivisme industrialisé qui permet de produire en quantité et bon marché; de l’autre, une agriculture un peu moins productive avec des produits de meilleure qualité.]

      Sous le capitalisme, c’est exactement ce qui arrive naturellement : agriculture industrielle pour les masses, artisanat de luxe pour l’élite… c’est quand vous voulez de la qualité pour le grand nombre que les choses se gâtent…

      • Carloman dit :

        @ Descartes,
         
        [Ce n’est pas ce que dit Bloch. Bloch parle plutôt de la question de la « modernité ».]
        La « modernité », c’est la ville, l’industrie, l’éloignement d’une part croissante de la population des activités agricoles. Donc, c’est bien ce que dit Marc Bloch.
         
        [En 1914 le retard industriel par rapport à l’Allemagne était significatif mais relativement faible.]
        Je suis en désaccord total avec cette assertion, et je me demande bien sur quoi vous la fondez. La France avait un grand retard industriel en 1914 (on l’a vu avec la question des masques à gaz pendant le conflit, les Français ayant fini faute de mieux par « copier » les modèles allemands) et c’est PENDANT la guerre qu’un énorme effort de rattrapage a été accompli. En 1940, la France restait sans doute en retard par rapport à l’Allemagne, mais elle avait progressé dans le domaine industriel. Et elle avait récupéré les zones industrielles de Lorraine orientale et d’Alsace.
         
        [Les classes dominantes françaises n’ont pas su faire après 1914 ce qu’elles sauront faire après 1940 : partager les fruits de la victoire avec les couches populaires, montrer que les sacrifices n’étaient pas à sens unique.]
        Juste une question : la paysannerie, vous la classez du côté des classes dominantes ? Parce que les paysans (y compris les nombreux propriétaires de petites et moyennes exploitations) comme les artisans d’ailleurs (encore nombreux dans les zones rurales) sont eux aussi allés mourir dans les tranchées en 14-18. Si j’étais mauvaise langue, je dirais même qu’on y a envoyé mourir plus de paysans que d’ouvriers…
         
        [La France de 1914 était plus « somnolente » que celle de 1940, mais faisait face à une Allemagne qui était, elle aussi, passablement « somnolente ». En 1940, l’Allemagne avait creusé l’écart… ]
        Encore une fois, je me demande sur quoi se fonde cette assertion.
         
        [Je suis d’accord avec vous sur les causes objectives de notre défaite en 1940, mais je ne crois pas que Bloch dise le contraire.]
        Pardon, mais dans l’extrait que vous citez, Bloch dit le contraire, en mettant la défaite sur le compte de la « somnolence », l’ « oisiveté », le rythme « trop lent », les « pertes de temps ». Bon, on n’en est pas à dénoncer l’ « esprit de jouissance », mais on n’en est pas loin. Je m’interroge d’ailleurs sur le sens à donner à une expression – très méprisante je trouve – comme « son artisanat de gagne-petit ». Qu’est-ce à dire ? Que l’artisan qui prend son temps pour réaliser un « bel ouvrage » au détriment du profit porte une part de responsabilité dans la défaite de 40 ? Ce que Bloch regrette au fond dans l’extrait que vous citez, c’est que la France ait d’une certaine manière résisté aux progrès du capitalisme, à la prolétarisation de sa population active, à la destruction de valeurs aristocratiques qui rendaient la société peut-être plus aimable. Alors vous me direz « ah bah oui, mais la France était pétrie d’archaïsmes ». Et cela était une faiblesse bien réelle, je ne dis pas le contraire. D’un autre côté, la France a échappé à l’industrialisation brutale et à l’exode rural massif qui ont frappé l’Angleterre, plongeant une partie de la population dans une misère noire, et l’Allemagne, débouchant sur un impérialisme agressif et finalement sur le nazisme. La modernité a ses avantages, mais elle a aussi un coût. La France, en préservant une société rurale et agricole, a assuré une relative paix sociale et peut-être favorisé une société un peu moins inégalitaire. Mais naturellement, ce choix a eu des inconvénients, parce qu’il n’y a jamais de « bon » choix.
         
        [Pour le dire autrement, je suis un peu excédé par le discours des producteurs qui réclament la liberté de marché quand les prix sont hauts, et qui exigent que l’Etat intervienne quand les prix sont bas. A un moment donné, il faut choisir.]
        Que choisiriez-vous ?
         
        [Mais dès lors que ce moment est passé, le capitalisme a repris sa marche en avant.]
        Et que prônez-vous ? La résignation ? Vous allez me jurer la main sur le coeur que « pas du tout, pas du tout ! », et pourtant plus je vous lis, plus je trouve dans votre discours une forme de croyance en l’aspect irrémédiable de l’approfondissement du capitalisme, une indifférence voire une hostilité à toute résistance jugée de toute manière inutile et vaine. Et pour finir, vous avez écrit il y a quelques temps : « participer à une association d’aide aux devoirs, ça ne change pas le monde, mais ça fait du bien aux gens qui en profitent ». Autrement dit, dans ce champ de ruines, recherchons une forme de salut individuel. Ce que je vais dire risque de vous blesser, et je m’en excuse, mais je commence à me demander ce qui vous sépare des thuriféraires du néolibéralisme. Quoi qu’on fasse, le rouleau-compresseur du capitalisme passera, alors à quoi bon ? Contentons-nous de déplorer autour d’une bouteille d’armagnac, d’une boîte de chocolats, et en amicale compagnie. Ne sommes-nous pas de ces aristocrates qui, ayant compris comment va le monde, peuvent se permettre de jeter sur lui un regard blasé et acide ?
         
        [Cela ne veut pas dire que les combats pour encadrer le capitalisme soient inutiles.]
        Plus je vous lis pourtant, plus cette impression s’impose à mon esprit. Encore une fois, l’approfondissement du capitalisme est inéluctable. S’il devait entrer en crise un jour – peut-être à la Saint Glinglin – on ne sait pas de quelle manière et comment ça se déroulerait, donc il est assez futile de « se préparer » puisqu’on ignore à quoi il faut se préparer. D’un côté vous pestez sur le fait que les enseignants, les médecins, etc, se convertissent au « paiement au comptant », renoncent au principe aristocratique du « noblesse oblige », et de l’autre vous reconnaissez que de toute façon c’est la logique même du capitalisme et que « Marx l’avait prédit ». Les « valeurs aristocratiques » qui donnaient de la profondeur humaine à la société et qui rendaient le monde plus aimable s’étiolent, mais ceux qui les défendent sont des réactionnaires menant un combat d’arrière-garde perdu d’avance. Il n’y a aucun espoir, mais il faudrait rester optimiste…
         
        [On ne peut « vouloir » sérieusement ce qu’on ne connaît pas.]
        Oui enfin, les expériences communistes d’inspiration marxiste-léniniste, on connaît quand même. Et ça ne séduit pas grand monde. Notez bien qu’en ce qui me concerne, je pense qu’on a tort de ne pas s’intéresser davantage à ces expériences, il y aurait sans doute des enseignements à en tirer.
         
        Tenez, je vais vous étonner : moi aussi, je trouve très intéressant le principe du sovkhoze. Et je me dis qu’assurer une partie de la production agricole dans de grandes exploitations contrôlées par l’État, ce n’est peut-être pas une mauvaise idée. Je me demande même si cela ne donnerait pas un levier pour réguler les prix en jouant sur l’offre…
         
        [j’ai plutôt de la peine pour ce monde paysan en train de disparaître même si par éducation et par tradition familiale j’en suis fort éloigné. Mais le fait que vous lisez dans mes propos une telle position me paraît aussi révélatrice de vos propres sentiments.]
        Eh bien je vais vous surprendre : je n’éprouve qu’assez peu de peine pour le monde agricole. Personne n’est obligé d’être agriculteur. Et je n’aime guère les pleurnichards. Si vous me relisez, vous constaterez que mon souci, c’est l’agriculture en tant que secteur économique, plus que les agriculteurs. Maintenant, s’il est possible, par le biais d’une sage intervention de l’État, de protéger nos agriculteurs, de leur assurer des revenus décents, et de produire suffisamment, je suis favorable. Mais dans un tel système, les agriculteurs devront en contrepartie accepter un certain nombre de directives administratives… Sur ce point, je suis d’accord avec vous. La sécurité se paie en renonçant à une part de sa liberté.
         
        [Il y a là – excusez-moi de vous retourner l’argument – un mépris pour la France urbaine que je trouve détestable…]
        D’abord, j’appartiens à la France urbaine, je ne vois pas pourquoi je la mépriserai. Ensuite, on peut être urbain et avoir une mentalité « paysanne ».
         
        [Je comprends votre nostalgie pour un monde qui n’est plus, et qui correspondait peut-être mieux à vos convictions que celui que nous avons aujourd’hui.]
        N’exagérons rien : je suis né en ville et j’ai toujours vécu en ville. Et, quand la question s’est posée, j’ai refusé catégoriquement d’aller vivre à la campagne. J’ai un attachement sentimental et familial à la campagne, à la terre, mais guère plus. D’ailleurs je suis né dans une France déjà largement urbanisée. Je suis la 2ème génération née en ville.
         
        [« la France de papa est morte, et si nous ne le comprenons pas, nous mourrons avec elle ».]
        Rassurez-vous, j’ai très bien compris. D’ailleurs, je ne cherche pas spécialement à ressusciter « la France de papa », contrairement à ce que vous semblez penser. Je me borne à observer qu’il y avait des choses pas si mal dans la « France de papa », c’est tout. Ai-je le droit de le dire ?
         
        [nous ne pouvons conserver le patrimoine de la France qu’en acceptant de changer.]
        Oh, mais « nous » avons accepté de changer – on ne nous a d’ailleurs pas demandé notre avis. J’ai quarante ans, et je ne reconnais plus le pays dans lequel j’ai grandi, et je parle des villes, pas des campagnes. Tout ce qui rendait ce pays aimable, beau, prospère a été détruit, moqué, dénigré, démantelé. Tout est écrit en anglais dans les rues, et quant à la population qui y déambulent… Je ne dirai rien, on risquerait de se quereller. Et vous voulez encore plus de changement ? Grand bien vous fasse, mon ami.
         
        [vous me dites maintenant qu’il faut industrialiser sans quoi nous perdrons la course à la compétitivité… c’est-à-dire qu’il faut jouer par les règles du néolibéralisme…]
        Dans mon esprit, « industrialiser » n’est pas synonyme de « jouer les règles du néolibéralisme ». Vous êtes communiste, non ? Êtes-vous pour autant hostile à l’industrialisation ?
         
        [Dans le cadre d’une régulation administrative (c’est-à-dire, de ce « communisme » dont paraît-il personne ne veut), possiblement, puisque c’est une question de volonté politique.]
        Pardon, mais je trouve que votre utilisation du mot « communisme » est tout à fait abusive. On peut être étatiste, colbertiste, sans être communiste. Je suis partisan d’un interventionnisme de l’État dans l’économie, pour investir, pour protéger, pour réguler, et je récuse le terme de « communisme ». Car il y a dans le communisme une forme de « mirage égalitaire » que je ne trouve ni atteignable et encore moins souhaitable, auquel s’ajoute l’hostilité à la tradition inhérente à toute idéologie révolutionnaire.
         
        [Il existe, mais il est très petit. Je vous laisse tirer la conclusion qui s’impose…]
        Que vous avez raison. Comme d’habitude…
         
        [Je ne vois pas pourquoi vous faites rimer « agriculture industrielle » avec engrais et pesticides polluants.]
        Je ne sais pas. Peut-être parce que l’industrialisation de l’agriculture est allée de pair avec un usage croissant d’engrais et de pesticides ? Maintenant, si vous me dites la main sur le coeur que ce n’est pas le cas…
         
        [On peut faire du « bio » industriel.]
        Pour parler franchement, c’est un peu ce que je souhaiterai. Mais je parlerai plutôt d’ « agriculture raisonnée » parce que, contrairement aux tenants du bio, je pense qu’un usage mesuré d’engrais et de pesticides reste nécessaire pour conserver un rendement intéressant. Après, on peut réfléchir à quel type d’engrais ? Quel type de pesticide ? Et quelle quantité ?
         
        [Je ne vois pas pourquoi l’autosuffisance alimentaire serait plus importante du point de vue de la souveraineté que l’autosuffisance énergétique…]
        Mais où ai-je écrit une chose pareille ? Je tiens l’autosuffisance énergétique pour AUSSI importante que l’autosuffisance alimentaire. Franchement, j’ai l’impression que vous faites de moi le défenseur de petites exploitations paysannes non rentables, d’une France tournée uniquement vers la ruralité. Vous me caricaturez : je n’ai rien contre l’industrie et le progrès technique, loin de là, j’ai toujours soutenu la filière nucléaire, et je me désole comme vous de la désindustrialisation qui frappe notre pays. Je déplore également qu’on verse de chaudes larmes sur les agriculteurs quand on a laissé filer nos usines dans l’indifférence. Simplement, je trouve chez vous une ambivalence qui me surprend : vous êtes un défenseur acharné de la modernité et quand on vous lit, on finit par se dire que la modernité, finalement, c’est le capitalisme. Vous faites régulièrement référence à Marx, vous parlez communisme, mais – désolé de vous le dire – on n’a pas le sentiment que vous y croyez vraiment, ou que vous pensez sérieusement qu’une alternative est possible. Ce que vous admirez chez Marx, c’est son côté « prophète de l’évolution du capitalisme », du moins c’est mon impression, et je ne dis pas ça pour vous offenser.
         
        [La souveraineté n’implique pas l’autosuffisance]
        En matière alimentaire, si, du moins pour les produits essentiels (céréales, viande, produits laitiers), d’autant qu’en France nous disposons des terres agricoles pour assurer l’autosuffisance. Les fruits exotiques et les épices, d’accord, c’est moins important.
         
        [mais si les acteurs économiques sont soumis à des « choix politiques », fussent-ils expliqués et assumés, on n’est plus dans une logique capitaliste, mais dans une logique « communiste »… ]
        Tout ce qui n’est pas capitaliste est donc communiste ? Je trouve cette pensée binaire non seulement étrange, mais très contestable en ce qu’elle rattache au communisme des courants de pensée qui n’ont pas beaucoup de rapport avec le marxisme-léninisme.

        • Descartes dit :

          @ Carloman

          [« Ce n’est pas ce que dit Bloch. Bloch parle plutôt de la question de la « modernité ». » La « modernité », c’est la ville, l’industrie, l’éloignement d’une part croissante de la population des activités agricoles. Donc, c’est bien ce que dit Marc Bloch.]

          Je ne le pense pas. La modernité, c’est aussi le tracteur, l’électrification rurale, le réseau dense de routes et du chemin de fer qui permet les voyages et les échanges, l’extension de l’éducation à chaque village. Je ne pense pas que dans son ouvrage Bloch se fasse le thuriféraire de l’exode rural. Il ne mentionne d’ailleurs pas dans son texte la question de l’urbanisation.

          [« En 1914 le retard industriel par rapport à l’Allemagne était significatif mais relativement faible. » Je suis en désaccord total avec cette assertion, et je me demande bien sur quoi vous la fondez.]

          Pardon, ma plume a fourché et j’ai écrit une bêtise. Oui, vous avez tout à fait raison, en 1914 l’Allemagne représentait 16% de la production industrielle mondiale, contre 8% pour la France. Le retard était donc important. Mais je maintiens que la situation était pire en 1940 : grâce aux programmes très agressifs de réarmement lancés par le gouvernement hitlérien, l’Allemagne était en plein emploi en 1939 (le chômage était tombé à 0,5% !) et la production industrielle avait doublé par rapport à 1933, alors que la France n’avait pas tout à fait récupéré de la crise de 1929 et des thérapies orthodoxes qui avaient été appliquées et qui ont failli tuer le malade…

          [« Les classes dominantes françaises n’ont pas su faire après 1914 ce qu’elles sauront faire après 1940 : partager les fruits de la victoire avec les couches populaires, montrer que les sacrifices n’étaient pas à sens unique. » Juste une question : la paysannerie, vous la classez du côté des classes dominantes ? Parce que les paysans (y compris les nombreux propriétaires de petites et moyennes exploitations) comme les artisans d’ailleurs (encore nombreux dans les zones rurales) sont eux aussi allés mourir dans les tranchées en 14-18. Si j’étais mauvaise langue, je dirais même qu’on y a envoyé mourir plus de paysans que d’ouvriers…]

          Non, je ne classerais pas les paysans – sauf peut-être les plus riches céréaliers – dans les « classes dominantes », même si leur conservatisme a servi à ces dernières pour faire contrepoids aux couches ouvrières. Mais pour cette raison, elles ont été moins maltraitées après la guerre que ne l’ont été les ouvriers.

          [« La France de 1914 était plus « somnolente » que celle de 1940, mais faisait face à une Allemagne qui était, elle aussi, passablement « somnolente ». En 1940, l’Allemagne avait creusé l’écart… » Encore une fois, je me demande sur quoi se fonde cette assertion.]

          Vous trouverez quelques éléments dans le livre de Crémieux-Brilhac. Par ailleurs, le dynamisme du programme de réarmement lancé par Hitler me semble un élément bien établi par les historiens (je pense à Ian Kershaw, par exemple).

          [« Je suis d’accord avec vous sur les causes objectives de notre défaite en 1940, mais je ne crois pas que Bloch dise le contraire. » Pardon, mais dans l’extrait que vous citez, Bloch dit le contraire, en mettant la défaite sur le compte de la « somnolence », l’ « oisiveté », le rythme « trop lent », les « pertes de temps ».]

          Nous n’avons pas la même lecture. Je pense que Bloch stigmatise une forme de paresse intellectuelle des élites, et que cette paresse explique en partie les éléments que vous avez cité comme causes de la défaite.

          [Bon, on n’en est pas à dénoncer l’ « esprit de jouissance », mais on n’en est pas loin.]

          Là, je pense que vous extrapolez. Bloch ne rentre pas dans ce débat-là.

          [Je m’interroge d’ailleurs sur le sens à donner à une expression – très méprisante je trouve – comme « son artisanat de gagne-petit ». Qu’est-ce à dire ? Que l’artisan qui prend son temps pour réaliser un « bel ouvrage » au détriment du profit porte une part de responsabilité dans la défaite de 40 ?]

          Non, je ne crois pas. Je pense plutôt à l’esprit de « ça me suffit » qui fait que nos entrepreneurs se contentent d’avoir une activité qui leur permet de survivre, et ne cherchent pas à s’étendre, à se renouveler, à améliorer leurs processus. Et mon expérience confirme le diagnostic de Bloch : combien de petits industriels j’ai rencontré qui restaient sur un même créneau, avec les mêmes machines, les mêmes méthodes, et qui tenaient le discours du « ça me suffit » ou du « on a toujours fait comme ça et ça marche » pour refuser de moderniser leurs machines ou leurs méthodes, et qui se sont fait bouffé par un concurrent – souvent étranger – moins paresseux intellectuellement qu’eux.

          [Ce que Bloch regrette au fond dans l’extrait que vous citez, c’est que la France ait d’une certaine manière résisté aux progrès du capitalisme, à la prolétarisation de sa population active, à la destruction de valeurs aristocratiques qui rendaient la société peut-être plus aimable. Alors vous me direz « ah bah oui, mais la France était pétrie d’archaïsmes ». Et cela était une faiblesse bien réelle, je ne dis pas le contraire.]

          La question n’est pas tant de « regretter », que de se dire que si on veut gagner les guerres, il faut se donner les moyens. Et que « résister aux progrès du capitalisme » n’est peut-être pas la meilleure manière de le faire. On peut bien entendu se résigner à être défait dans l’honneur, mais ce n’est pas là un projet politique que je voudrais pour mon pays.

          Je n’aime pas le capitalisme plus que vous, et j’ai comme vous – et vous le savez bien – la nostalgie de ces « valeurs aristocratiques qui rendent la société plus aimable ». Mais j’accepte le changement comme inévitable – sans quoi « nous finirions par nous voir enlever jusqu’à nos bourricots ». Dès lors, la question est de savoir comment concilier une efficacité politique, industrielle, économique avec ce qui fait que la France est une société « aimable ». Je pense par exemple que ceux qui ont piloté les 30 glorieuses avaient réussi une synthèse qui n’était pas trop mauvaise entre une modernité qui balayait les reproches de Bloch – et que moquait gentiment Jacques Tati – et « ce qui rend notre société aimable ».

          D’un autre côté, la France a échappé à l’industrialisation brutale et à l’exode rural massif qui ont frappé l’Angleterre, plongeant une partie de la population dans une misère noire, et l’Allemagne, débouchant sur un impérialisme agressif et finalement sur le nazisme. La modernité a ses avantages, mais elle a aussi un coût.]

          Tout à fait. Le passéisme aussi. Pour nous, ce fut la défaite de 1940…
          [« Pour le dire autrement, je suis un peu excédé par le discours des producteurs qui réclament la liberté de marché quand les prix sont hauts, et qui exigent que l’Etat intervienne quand les prix sont bas. A un moment donné, il faut choisir. » Que choisiriez-vous ?]

          Personnellement, je pense que l’activité agricole est de celle qui nécessite une mutualisation des risques, et donc une intervention de l’Etat pour stabiliser les marchés. Mais cela implique de donner à l’Etat les leviers pour réguler à la fois les prix et les quantités…

          [« Mais dès lors que ce moment est passé, le capitalisme a repris sa marche en avant ». Et que prônez-vous ? La résignation ?]

          La lucidité, plutôt. Un peu à la manière de Reinhold Niebuhr: « Dieu, donne-nous la grâce d’accepter avec sérénité les choses qui ne peuvent être changées, le courage de changer celles qui devraient l’être, et la sagesse pour connaître la différence ».

          [et pourtant plus je vous lis, plus je trouve dans votre discours une forme de croyance en l’aspect irrémédiable de l’approfondissement du capitalisme, une indifférence voire une hostilité à toute résistance jugée de toute manière inutile et vaine. Et pour finir, vous avez écrit il y a quelques temps : « participer à une association d’aide aux devoirs, ça ne change pas le monde, mais ça fait du bien aux gens qui en profitent ». Autrement dit, dans ce champ de ruines, recherchons une forme de salut individuel.]

          Si l’on regarde ce que l’individu peut faire, alors évidement vous allez tomber sur des actes individuels. Mais je ne pense pas que militer dans une association, un syndicat ou un parti politique puisse être considéré comme une pure recherche de « salut individuel ». C’est une façon d’améliorer la vie des autres quelque soient les motivations de celui qui le fait.

          [Ce que je vais dire risque de vous blesser, et je m’en excuse,]

          Cela pourrait me blesser si je pensais que vous aviez une mauvaise intention, je sais que ce n’est pas le cas.

          [mais je commence à me demander ce qui vous sépare des thuriféraires du néolibéralisme. Quoi qu’on fasse, le rouleau-compresseur du capitalisme passera, alors à quoi bon ? Contentons-nous de déplorer autour d’une bouteille d’armagnac, d’une boîte de chocolats, et en amicale compagnie.]

          Quoi qu’on en fasse, dans cent ans on sera tous les deux morts. Est-ce pour autant une raison de désespérer ? Non. Je veux bien reconnaître une certaine forme de fatalisme, qui traduit peut-être le passage des années et une certaine tristesse de percevoir rétrospectivement un certain de combats qui m’ont animé comme perdus, un certain nombre de valeurs auxquelles je suis attaché piétinées. L’actualité me donne peu d’espoir de voir les choses changer radicalement de mon vivant. Cela ne veut pas dire qu’il ne faille pas essayer, et je reste toujours actif, très loin de l’image que vous donnez de l’aristocrate qui se retire dans une pure contemplation. Mais je mentirais si je montrais un enthousiasme de commande. Je ressens peut-être ce que ressentait le dernier carré des combattants de Bir-Hakeim : je ne doute pas de l’intérêt de la cause que je défends, pas plus que je ne doute de la victoire finale. Mais je n’ai que peu de chances de la voir…

          [« Cela ne veut pas dire que les combats pour encadrer le capitalisme soient inutiles. » Plus je vous lis pourtant, plus cette impression s’impose à mon esprit. Encore une fois, l’approfondissement du capitalisme est inéluctable.]

          Si c’est le cas, j’en suis désolé. Comme je l’ai écrit plus haut, le fait que la mort soit pour chacun de nous inéluctable ne nous empêche pas d’essayer de faire au mieux pendant que nous sommes vivants…

          [S’il devait entrer en crise un jour – peut-être à la Saint Glinglin – on ne sait pas de quelle manière et comment ça se déroulerait, donc il est assez futile de « se préparer » puisqu’on ignore à quoi il faut se préparer. D’un côté vous pestez sur le fait que les enseignants, les médecins, etc, se convertissent au « paiement au comptant », renoncent au principe aristocratique du « noblesse oblige », et de l’autre vous reconnaissez que de toute façon c’est la logique même du capitalisme et que « Marx l’avait prédit ». Les « valeurs aristocratiques » qui donnaient de la profondeur humaine à la société et qui rendaient le monde plus aimable s’étiolent, mais ceux qui les défendent sont des réactionnaires menant un combat d’arrière-garde perdu d’avance. Il n’y a aucun espoir, mais il faudrait rester optimiste…]

          Pardon. Je n’ai jamais qualifié ceux qui défendent les « valeurs aristocratiques » auxquelles vous faites référence de « réactionnaires ». Et le fait de mener « un combat d’arrière-garde perdu d’avance » n’a rien de déshonorant (je pense là encore aux héros de Bir Hakeim) si cette bataille perdue vous aide à gagner la guerre. J’ai le plus grand respect pour ces héros du quotidien, et je l’ai écrit ici de nombreuses fois. Mais je ne peux pas ignorer le fait que leur combat ne peut avoir qu’un effet limité, et que ses résultats globaux ne se verront pas tout de suite, ni même dans un futur prévisible. Ce n’est pas pour autant qu’il faut désespérer : paraphrasant la Torah, « l’enseignant qui sauve un élève de l’ignorance sauve l’humanité ».

          Et quelquefois, on a une surprise inespérée. Après m’être battu pendant trente ans contre les discours antinucléaires, je vois aujourd’hui un formidable retournement de l’opinion. Cela ne change pas le monde, mais c’est une petite victoire (collective)…

          [« On ne peut « vouloir » sérieusement ce qu’on ne connaît pas. » Oui enfin, les expériences communistes d’inspiration marxiste-léniniste, on connaît quand même. Et ça ne séduit pas grand monde.

          Les premières expériences sont souvent compliquées, puisqu’il faut tout inventer, sans compter avec le fait qu’elles sont en général rendues possibles par des grandes catastrophes, et qu’il leur faut donc faire face à des situations extrêmes. Qu’aurait été l’expérience soviétique si elle n’était pas née d’une guerre mondiale, si elle n’avait pas eu à faire face à une guerre civile alimentée de l’étranger, une guerre mondiale et une guerre froide ? Que le résultat, même dégagé de la diabolisation occidentale, ne soit pas très attractif, on peut le comprendre. Mais on ne peut pas dire que la Révolution française, la Terreur, le Directoire et l’Empire soient très attractifs non plus…

          [Notez bien qu’en ce qui me concerne, je pense qu’on a tort de ne pas s’intéresser davantage à ces expériences, il y aurait sans doute des enseignements à en tirer.]

          C’est très difficile. Il ne faut pas oublier que la légitimité de nos régimes politiques repose en bonne partie sur la diabolisation de toute alternative possible. Reconnaître à l’expérience soviétique le moindre élément positif, c’est insinuer qu’il y aurait une autre façon de faire. Vous voyez le danger…

          [Tenez, je vais vous étonner : moi aussi, je trouve très intéressant le principe du sovkhoze. Et je me dis qu’assurer une partie de la production agricole dans de grandes exploitations contrôlées par l’État, ce n’est peut-être pas une mauvaise idée. Je me demande même si cela ne donnerait pas un levier pour réguler les prix en jouant sur l’offre…]

          Une sorte d’EDF de l’agriculture ? C’est une idée…

          [Rassurez-vous, j’ai très bien compris. D’ailleurs, je ne cherche pas spécialement à ressusciter « la France de papa », contrairement à ce que vous semblez penser. Je me borne à observer qu’il y avait des choses pas si mal dans la « France de papa », c’est tout. Ai-je le droit de le dire ?]

          Bien sûr, et je suis ravi que vous le disiez, comme ça je me sens moins seul. La question est de savoir comment on préserve ce qui peut être préservé, tout en changeant ce qui est nécessaire pour que la France reste au XXIème siècle maîtresse de son destin. C’est en cela que je conteste le qualificatif de néolibéral honteux que vous m’avez – très gentiment – accolé. Mon but n’est pas l’efficacité économique per se (ou pire, pour « mieux servir le consommateur »). Ce n’est que la condition pour que mon pays garde sa capacité à faire des choix sans se les voir imposés de l’étranger.

          [« nous ne pouvons conserver le patrimoine de la France qu’en acceptant de changer. » Oh, mais « nous » avons accepté de changer – on ne nous a d’ailleurs pas demandé notre avis.]

          Vous vous contredisez, mon cher : si personne ne nous a demandé notre avis, comment avons-nous pu « accepter » quoi que ce soit ? Non, nous n’avons rien « accepté » : les classes dominantes nous ont imposé le changement qui convenait à leurs intérêts, sans aucun souci de préserver ce qui – je trouve votre expression très bonne – « rend la société plus aimable ». Et quand nous avons refusé par référendum, on nous a fait avaler un plat très similaire par la voie parlementaire…

          [J’ai quarante ans, et je ne reconnais plus le pays dans lequel j’ai grandi, et je parle des villes, pas des campagnes. Tout ce qui rendait ce pays aimable, beau, prospère a été détruit, moqué, dénigré, démantelé. Tout est écrit en anglais dans les rues, et quant à la population qui y déambulent… Je ne dirai rien, on risquerait de se quereller. Et vous voulez encore plus de changement ? Grand bien vous fasse, mon ami.]

          Non, mon cher, je veux un AUTRE changement. Parce qu’à mon avis, comme je l’ai écrit plus haut, on n’a pas changé ce qu’il fallait changer pour que la France reste puissante tout en restant « aimable », on a changé ce qu’il fallait pour que les bourgeois et les classes intermédiaires puissent s’enrichir, sans aucun respect pour le pays.

          [« Dans le cadre d’une régulation administrative (c’est-à-dire, de ce « communisme » dont paraît-il personne ne veut), possiblement, puisque c’est une question de volonté politique. » Pardon, mais je trouve que votre utilisation du mot « communisme » est tout à fait abusive. On peut être étatiste, colbertiste, sans être communiste.]

          Pour vous et moi, oui. Mais ces gens qui, comme vous l’avez écrit, « ne veulent pas du communisme », ont-ils la même perception ? Je ne le crois pas. Quand ces gens rejettent le « communisme », qu’est-ce qu’ils rejettent exactement, si ce n’est pas l’intervention de l’Etat ? Souvenez-vous de la boutade de Madelin : « EDF, c’est la seule entreprise soviétique qui ait réussi ». Philippe Chalmin, dans « Le Figaro », ne dit pas autre chose : « La France est le seul Etat soviétique qui a réussi ».

          [Je suis partisan d’un interventionnisme de l’État dans l’économie, pour investir, pour protéger, pour réguler, et je récuse le terme de « communisme ».]

          Admettons. Mais d’où tirerait l’Etat la force de s’opposer aux intérêts du capital ? Pour pouvoir intervenir dans l’économie, pour investir, protéger, réguler, il lui faut un certain rapport de forces. Et ce rapport de force implique que l’Etat contrôle une partie importante de l’économie. Croyez-vous que la politique gaullienne aurait été possible si l’Etat n’avait contrôlé les banques, les assurances, l’énergie, les armements ? Et une fois que l’Etat a pris le contrôle de l’économie…

          [Car il y a dans le communisme une forme de « mirage égalitaire » que je ne trouve ni atteignable et encore moins souhaitable,]

          En fait on ne sait absolument pas ce que c’est que le communisme – du moins au sens marxiste du terme. En fait, la théorie marxiste du communisme se limite à une formule difficile à interpréter : « Le communisme n’est pour nous ni un état de choses qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler ; nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état de choses actuel » (K. Marx, « l’idéologie allemande »). On a déduit que ce « mouvement réel » abolit les classes sociales, qu’elle aboutit à réaliser la formule « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins» (K. Marx, « Critique du programme de Gotha »). Ce qui nous éloigne de ce « mirage égalitaire », puisque la formule n’a de sens que si chacun a des besoins et des moyens qui lui sont propres et différents de ceux des autres, et proclame que cette différence entrainera une différence de traitement…

          On ne le répétera jamais assez : Marx est d’abord un théoricien du capitalisme. Son apport fondamental est la description des mécanismes internes au capitalisme, et non une théorie du communisme.

          [auquel s’ajoute l’hostilité à la tradition inhérente à toute idéologie révolutionnaire.]

          Pourtant je vous pensais attaché aux Lumières…

          [« Je ne vois pas pourquoi vous faites rimer « agriculture industrielle » avec engrais et pesticides polluants. » Je ne sais pas. Peut-être parce que l’industrialisation de l’agriculture est allée de pair avec un usage croissant d’engrais et de pesticides ? Maintenant, si vous me dites la main sur le coeur que ce n’est pas le cas…]

          Non, je vous dirai que ce n’est pas FATALEMENT le cas. L’industrialisation des manufactures est allée de pair avec l’utilisation et le rejet croissant de produits dangereux pour l’environnement. Et puis, avec le temps, il y a eu une prise de conscience et l’industrie a cherché des moyens de réduire ou d’éliminer ses rejets, de gérer intelligemment ses déchets. Ce processus est parfaitement réplicable dans l’agriculture. Par exemple, en développant des plantes résistances aux parasites et qui auront besoin de beaucoup moins de pesticides…

          [Simplement, je trouve chez vous une ambivalence qui me surprend : vous êtes un défenseur acharné de la modernité et quand on vous lit, on finit par se dire que la modernité, finalement, c’est le capitalisme. Vous faites régulièrement référence à Marx, vous parlez communisme, mais – désolé de vous le dire – on n’a pas le sentiment que vous y croyez vraiment, ou que vous pensez sérieusement qu’une alternative est possible. Ce que vous admirez chez Marx, c’est son côté « prophète de l’évolution du capitalisme », du moins c’est mon impression, et je ne dis pas ça pour vous offenser.]

          Je vous rassure, vous ne m’offensez pas. Oui, la modernité a été portée par le capitalisme, et imaginer qu’on peut aller dans le sens de la modernité tout en revenant en arrière – comme le pensent beaucoup d’écologistes – me semble absurde. La question que se pose à un communiste – et je dirait même à un progressiste, parce qu’aujourd’hui le capitalisme bloque tout progrès social – est de savoir comment garder les avantages de la modernité tout en dépassant le capitalisme.

          Maintenant, concernant ce que je crois ou pas, je vais être franc avec vous. J’ai eu un grand-père qui ne voyait pas l’intérêt d’économiser pour sa retraite parce que de toute façon « quand j’y arriverai, on aura fait la révolution ». J’ai eu un père qui a cru que le « grand soir » c’était pour demain. Tous deux ont erré dans le désert et sont morts – paix à leur âme – avant de voir la Terre promise. Alors, maintenant que j’arrive à l’âge qu’avait mon grand-père quand je l’ai connu, je vous avoue que j’ai du mal à être aussi optimiste que lui. Je suis en tout cas devenu beaucoup plus prudent : j’épargne pour ma retraite, parce que malheureusement je n’ai pas beaucoup d’espoir, moi non plus, de descendre dans le pays de Canaan et de voir couler le lait et le miel…

          Tout ça pour vous dire que je reste convaincu qu’une alternative est possible. Mais que cette alternative ne sera construite que lorsque le rapport de force la rendra accessible, et que je n’ai aucun moyen de savoir à quel moment cette opportunité pourrait se présenter, ni dans quelles conditions.

          [« mais si les acteurs économiques sont soumis à des « choix politiques », fussent-ils expliqués et assumés, on n’est plus dans une logique capitaliste, mais dans une logique « communiste »… » Tout ce qui n’est pas capitaliste est donc communiste ?]

          Pas tout à fait. Mais un système dans lequel les « choix politiques » s’imposent durablement au capital impliquent un rapport de forces qui ressemble drôlement au « mouvement réel qui abolit l’ordre actuel », non ?

          • CVT dit :

            @Descartes,

            [Un peu à la manière de Reinhold Niebuhr: « Dieu, donne-nous la grâce d’accepter avec sérénité les choses qui ne peuvent être changées, le courage de changer celles qui devraient l’être, et la sagesse pour connaître la différence ».]

            L’auteur initial de cette citation est un peu plus ancien que ça: il s’agit de Marc-Aurèle, l’empereur philosophe et grand stoïcien devant l’éternel.

            • Descartes dit :

              @ CVT

              [L’auteur initial de cette citation est un peu plus ancien que ça: il s’agit de Marc-Aurèle, l’empereur philosophe et grand stoïcien devant l’éternel.]

              Je crains que vous ne fassiez erreur. L’attribution à Marc-Aurèle est apocryphe, la formule ne figurant pas dans son oeuvre. D’ailleurs, l’idée qu’il faudrait “changer ce qui peut l’être” n’est pas tout à fait dans la logique stoïcienne de l’empereur philosophe:

              “Tout ce qui arrive ou bien arrive de telle sorte que tu peux naturellement le supporter ou bien que tu ne peux pas naturellement le supporter.Si donc il t’arrive ce que tu ne peux pas naturellement supporter, ne maugrée pas, car cela passera en se dissolvant. Souviens-toi cependant que tu peux naturellement supporter tout ce que ton opinion est à même de rendre supportable et tolérable, si tu te représentes qu’il est de ton intérêt ou de ton devoir d’en décider ainsi.” (Marc-Aurèle, “Pensées pour moi-même”)

              L’attribution a Niebuhr est par contre certaine, même si l’on peut se demander s’il a été vraiment le premier à formuler une idée qui finalement est assez naturelle…

          • Carloman dit :

            @ Descartes,
             
            [Mais je maintiens que la situation était pire en 1940 : grâce aux programmes très agressifs de réarmement lancés par le gouvernement hitlérien, l’Allemagne était en plein emploi en 1939 (le chômage était tombé à 0,5% !) et la production industrielle avait doublé par rapport à 1933.]
            C’est exact. Après, il faut faire le bilan de l’hitlérisme en regardant aussi l’état de l’Allemagne en 1945…
             
            [Je pense que Bloch stigmatise une forme de paresse intellectuelle des élites,]
            Je ne sais pas. Dans l’extrait que vous citez, Bloch semble parler de la France en général, et pas seulement de ses élites.
             
            [Et mon expérience confirme le diagnostic de Bloch : combien de petits industriels j’ai rencontré qui restaient sur un même créneau, avec les mêmes machines, les mêmes méthodes, et qui tenaient le discours du « ça me suffit » ou du « on a toujours fait comme ça et ça marche » pour refuser de moderniser leurs machines ou leurs méthodes, et qui se sont fait bouffé par un concurrent – souvent étranger – moins paresseux intellectuellement qu’eux.]
            Vous évoquez là la frilosité légendaire de l’industriel (voire du capitaliste) français (déjà observée sous Napoléon III !), et je ne contesterai pas ce point. Mais, en France, la frilosité du secteur privé a souvent été compensée par l’audace et le volontarisme de l’État. On ne peut que constater que dans les années 30, l’État lui-même a failli à sa mission. La France est capable de très gros efforts, mais a une tendance à se reposer ensuite sur ses lauriers. On l’a vu après 1918 : après les efforts humains et industriels qui ont permis de l’emporter – car oui, 1918 est une grande victoire française – la France s’est laissée aller à partir des années 20 et plus encore dans les années 30. Même chose avec les Trente Glorieuses : après les efforts de la reconstruction amorcée par la IV° République, vint la décennie « glorieuse » du gaullisme, et puis, à partir des années 70-80, on a commencé à vivre sur les acquis…
             
            [Mais j’accepte le changement comme inévitable – sans quoi « nous finirions par nous voir enlever jusqu’à nos bourricots ».]
            Je ne suis pas sûr que le changement que nous promet la capitalisme, à terme, laisse grand-chose aux classes populaires.
             
            [Vous vous contredisez, mon cher : si personne ne nous a demandé notre avis, comment avons-nous pu « accepter » quoi que ce soit ?]
            Vous êtes sorti dans la rue armé pour contester les choix de nos gouvernants ? Moi, non. Comme la plupart des gens qui pourtant n’étaient pas d’accord. Je persiste et signe : nous avons accepté le fait accompli, par notre inertie, notre lâcheté. On ne peut pas éternellement se cacher derrière « les élites »…
             
            [Dès lors, la question est de savoir comment concilier une efficacité politique, industrielle, économique avec ce qui fait que la France est une société « aimable ».]
            Dans un monde capitaliste globalisé, une telle conciliation est impossible, et vous le savez. Et on n’imagine pas la France quitter seule le système capitaliste. Malgré sa taille et ses immenses ressources, malgré sa victoire de 1945, malgré l’espoir qu’elle a suscité dans le monde entier, la Russie bolchevique n’a pas pu. Alors nous… Soyons lucides : les Américains lèveront le petit doigt et nous retournerons sagement à la niche.
             
            [La lucidité, plutôt.]
            D’accord pour la lucidité. Mais alors, soyons lucides jusqu’au bout et regardons quels instruments pourraient permettre de résister au rouleau-compresseur capitaliste. Je n’en vois aucun…
             
            [Quoi qu’on en fasse, dans cent ans on sera tous les deux morts. Est-ce pour autant une raison de désespérer ? Non.]
            Le problème n’est pas de mourir. Le problème est de savoir ce qu’on a fait de notre vivant, et ce que nous laissons derrière nous. J’aime beaucoup ce passage du Seigneur des Anneaux – je crois l’avoir déjà cité : à Frodon qui se plaint de vivre des temps de malheur, Gandalf répond : « il ne nous appartient pas de décider à quelle époque nous vivons, mais il nous appartient de décider quoi faire du temps qui nous est imparti ». Cette remarque recèle une grande sagesse. Mais pour « faire » quelque chose, encore faut-il disposer de quelques leviers, avoir une marge de manœuvre, si étroite soit-elle. Or la question que je pose est : quelles sont aujourd’hui les réelles marges de manœuvre ? Le problème n’est pas que la société soit divisée – elle l’a toujours été en réalité – le problème est qu’elle soit fragmentée au point de ne plus avoir de références communes.
             
            [Je n’ai jamais qualifié ceux qui défendent les « valeurs aristocratiques » auxquelles vous faites référence de « réactionnaires ».]
            De facto, ils le sont. Vous ne trouverez pas beaucoup de « progressistes » pour défendre les « valeurs aristocratiques ».
             
            [La question est de savoir comment on préserve ce qui peut être préservé, tout en changeant ce qui est nécessaire pour que la France reste au XXIème siècle maîtresse de son destin.]
            On ne peut rien préserver dans le cadre d’un approfondissement du capitalisme. Il faut bien comprendre que le temps joue en faveur du néolibéralisme : lorsque les « valeurs aristocratiques » de l’ancien monde seront mortes – et elles sont plus que moribondes – c’en sera fini. La capitalisme pourra bien entrer en crise, il n’y aura plus aucun moyen de reconstruire quoi que ce soit.
             
            [Non, mon cher, je veux un AUTRE changement.]
            Mais un autre changement est-il possible ? Ce n’est pas sûr. Le problème, et vous l’avez abondamment abordé sur ce blog, est que le capitalisme, en s’approfondissant, sape les institutions les unes après les autres, il fragmente la société et isole les individus. Pour moi, il est clair qu’une seule entité peut offrir une résistance à ce processus : la nation. Seulement, il faut être lucide : nous sommes aujourd’hui des nationalistes sans nation. Vous évoluez peut-être dans un milieu où l’idée de nation pèse encore, mais – presque – partout ailleurs, c’est terminé, la nation est morte. Au mieux, les gens la considèrent comme un guichet de droits et de prestations sociales, au pire ils travaillent activement à la déconstruire et à la diaboliser. Une nation vaincue peut se relever, mais comprenez qu’une fois qu’une nation est morte, c’est terminé, on ne peut pas la ressusciter. Aujourd’hui, l’ombre de la nation plane encore sur la France, mais elle commence à se dissiper doucement. Encore dix ans et c’en sera fini. C’est ce que laisse présager Fourquet dans son ouvrage l’Archipel français. Une fois qu’une filiation est rompue, on ne peut la renouer. En admettant même que des îlots de francité survivent, cela ne suffira pas à maintenir l’existence d’une nation. Il ne restera que la République et ses valeurs, cadre minimaliste et insipide qui permettra de gérer les tensions, jusqu’au jour où…
             
            Et puis, quel changement voulez-vous ? Et êtes-vous bien certain que votre changement est plus désirable que celui que nous subissons ? Par ailleurs, vous parlez de changement, mais vous faites en permanence référence aux Trente Glorieuses, au gaullo-communisme. Pour quelqu’un qui accepte le changement, je vous trouve très tourné vers le passé…
             
            [En fait on ne sait absolument pas ce que c’est que le communisme]
            Du coup, je vous retourne la question : comment les gens pourraient désirer un système dont ils ignorent la nature ? Par amour aveugle de la nouveauté ?
             
            [Pourtant je vous pensais attaché aux Lumières…]
            Dans les Lumières, il y a à prendre et à laisser… Mais c’est vrai : contrairement à beaucoup de nationalistes d’extrême droite, je ne rejette pas en bloc les Lumières, pas plus que je ne rejette la modernité. Mais je pense que la modernité doit être tempérée par la tradition et les « valeurs aristocratiques ». Lorsque Staline s’adresse à son peuple en 1941, il leur parle d’Alexandre Nevski, de Dmitri Donskoi, … plus que de Marx ou Engels.
             
            [Et puis, avec le temps, il y a eu une prise de conscience et l’industrie a cherché des moyens de réduire ou d’éliminer ses rejets, de gérer intelligemment ses déchets.]
            Je ne suis guère convaincu. C’est coûteux, et l’on voit bien que les industries migrent vers les pays dont la législation environnementale est la moins-disante. Les seuls pays où l’industrie est propre sont les pays sans industrie…
             
            [La question que se pose à un communiste – et je dirait même à un progressiste, parce qu’aujourd’hui le capitalisme bloque tout progrès social – est de savoir comment garder les avantages de la modernité tout en dépassant le capitalisme.]
            Et le fait que cette possibilité existe est pour vous un fait acquis ?
             
            [Mais un système dans lequel les « choix politiques » s’imposent durablement au capital impliquent un rapport de forces qui ressemble drôlement au « mouvement réel qui abolit l’ordre actuel », non ?]
            Mais il existe déjà un « mouvement réel qui abolit l’ordre actuel » : cela s’appelle l’approfondissement du capitalisme. Au fond, la véritable idéologie révolutionnaire, c’est le capitalisme. Ceux qui s’y opposent, qu’ils le veuillent ou non, cherchent en réalité à freiner le processus. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les communistes, malgré leur rhétorique révolutionnaire et passés les premiers temps de l’euphorie, se sont souvent montrés conservateurs (d’un point de vue sociétal et institutionnel) et nationalistes une fois au pouvoir. Ce qui m’amène à penser que, in fine, le conservatisme et le nationalisme sont encore les meilleurs supports de résistance au capitalisme.

            • Descartes dit :

              @ Carloman

              [« Mais je maintiens que la situation était pire en 1940 : grâce aux programmes très agressifs de réarmement lancés par le gouvernement hitlérien, l’Allemagne était en plein emploi en 1939 (le chômage était tombé à 0,5% !) et la production industrielle avait doublé par rapport à 1933. » C’est exact. Après, il faut faire le bilan de l’hitlérisme en regardant aussi l’état de l’Allemagne en 1945…]

              Si j’étais facétieux, je vous dirais que dans ce cas il n’y a aucune raison de s’arrêter en 1945. Pourquoi ne pas prendre 2022, par exemple ? Comme disait un politique, les Français victorieux roulent en Renault quand les Allemands vaincus roulent en Mercedes. Pas évident que le nazisme ait été un mauvais investissement…

              Plus sérieusement, je ne suis pas en train de dire que le bilan du régime nazi soit positif. Mais Hitler a appliqué avec conviction les politiques que Keynes avait proposé et que les libéraux anglo-saxons et français, convaincus que le marché se régule de lui-même, avaient refusé de mettre en œuvre. Hitler n’a fait qu’une relance par la dépense publique, alors que la bourgeoisie rentière en France était obsédée par le « franc fort ».

              [« Je pense que Bloch stigmatise une forme de paresse intellectuelle des élites, » Je ne sais pas. Dans l’extrait que vous citez, Bloch semble parler de la France en général, et pas seulement de ses élites.]

              Le paragraphe en question n’est peut-être pas assez explicite, je vous conseille vivement la lecture de l’ensemble du texte. Je pense que Bloch est sans ambiguïté sur la question.

              [Vous évoquez là la frilosité légendaire de l’industriel (voire du capitaliste) français (déjà observée sous Napoléon III !), et je ne contesterai pas ce point. Mais, en France, la frilosité du secteur privé a souvent été compensée par l’audace et le volontarisme de l’État. On ne peut que constater que dans les années 30, l’État lui-même a failli à sa mission.]

              L’audace et le volontarisme de l’Etat ne marchent que lorsque les classes dominantes sont affaiblies. Colbert a pu profiter de l’affaiblissement de la noblesse amorcé sous Richelieu et voulu par un Louis XIV marqué par la Fronde, la Libération de l’affaiblissement d’une bourgeoisie qui s’était un peu trop engagé dans la collaboration. Mais quand les classes dominantes sont puissantes et sûres d’elles-mêmes, l’Etat se trouve souvent réduit à l’impuissance…

              [« Vous vous contredisez, mon cher : si personne ne nous a demandé notre avis, comment avons-nous pu « accepter » quoi que ce soit ? » Vous êtes sorti dans la rue armé pour contester les choix de nos gouvernants ? Moi, non. ]

              Moi non plus, parce que le rapport de forces étant très défavorable, il n’y avait aucune chance qu’un tel mouvement réussisse. Mais il y a une différence entre « accepter » et « se voir imposer par la force ».

              [Comme la plupart des gens qui pourtant n’étaient pas d’accord. Je persiste et signe : nous avons accepté le fait accompli, par notre inertie, notre lâcheté. On ne peut pas éternellement se cacher derrière « les élites »…]

              Je récuse le « nous ». Moi, je suis sorti dans la rue – sans armes, certes, parce que le rapport des forces étant ce qu’il est cela n’aurait servi à rien. J’ai voté, j’ai manifesté, j’ai milité, et j’aurais fait certainement une carrière bien plus brillante si j’avais fermé ma gueule. Je n’ai rien fait d’héroïque, mais assez pour qu’on ne puisse pas dire que j’ai « accepté » quoi que ce soit…

              [« Dès lors, la question est de savoir comment concilier une efficacité politique, industrielle, économique avec ce qui fait que la France est une société « aimable ». » Dans un monde capitaliste globalisé, une telle conciliation est impossible, et vous le savez. Et on n’imagine pas la France quitter seule le système capitaliste. Malgré sa taille et ses immenses ressources, malgré sa victoire de 1945, malgré l’espoir qu’elle a suscité dans le monde entier, la Russie bolchevique n’a pas pu. Alors nous… Soyons lucides : les Américains lèveront le petit doigt et nous retournerons sagement à la niche.]

              Je suis moins pessimiste que vous, ne serait-ce que par « optimisme méthodologique ». Comme vous je ne pense pas que la France puisse toute seule sortir du système capitaliste, tout au plus elle pourrait, comme elle l’a fait pendant les « trente glorieuse », se réfugier dans une forme de « capitalisme d’Etat ». Mais il n’est pas impossible que le système capitaliste s’effondre au niveau mondial, sous le poids de ses contradictions. Il faut toujours essayer, faire son possible pour que les choses changent. Seul l’avenir pourra dire si cela a servi à quelque chose ou pas. Je suis hanté par la formule de Marx : « les hommes font l’histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font »…

              [« La lucidité, plutôt. » D’accord pour la lucidité. Mais alors, soyons lucides jusqu’au bout et regardons quels instruments pourraient permettre de résister au rouleau-compresseur capitaliste. Je n’en vois aucun…]

              Au niveau global, c’est vrai que l’horizon est bouché. Mais au niveau individuel, on peut faire beaucoup de choses. Surtout vous, en tant qu’enseignant… chaque élève dont vous ouvrez les yeux est une victoire.

              [à Frodon qui se plaint de vivre des temps de malheur, Gandalf répond : « il ne nous appartient pas de décider à quelle époque nous vivons, mais il nous appartient de décider quoi faire du temps qui nous est imparti ». Cette remarque recèle une grande sagesse.]

              Tout à fait. Je vois que nous avons un autre auteur en commun…

              [Mais pour « faire » quelque chose, encore faut-il disposer de quelques leviers, avoir une marge de manœuvre, si étroite soit-elle. Or la question que je pose est : quelles sont aujourd’hui les réelles marges de manœuvre ? Le problème n’est pas que la société soit divisée – elle l’a toujours été en réalité – le problème est qu’elle soit fragmentée au point de ne plus avoir de références communes.]

              Je vais moi aussi remettre sur le tapis une référence que j’ai déjà cité, celle de la communauté des hommes qui apprennent les livres par cœur dans « Farenheit 451 » de Bradbury. Dans une société qui se fragmente, maintenir vivante l’idée que cela n’est pas fatale, qu’on peut faire autrement et que cela a marché dans le passé me paraît une tâche fondamentale. Il faut empêcher que le néolibéralisme « naturalise » sa vision des choses, que les nouvelles générations imaginent qu’il n’y a pas d’autre monde possible.

              [« Je n’ai jamais qualifié ceux qui défendent les « valeurs aristocratiques » auxquelles vous faites référence de « réactionnaires ». » De facto, ils le sont. Vous ne trouverez pas beaucoup de « progressistes » pour défendre les « valeurs aristocratiques ».]

              Je ne mets pas dans le mot « progressiste » ce que mettent les partisans de notre actuel président. Pour moi, le « progressisme » ne peut être que méritocratique, et l’idée même de méritocratie est un concept aristocratique (au sens strict du terme).

              [« La question est de savoir comment on préserve ce qui peut être préservé, tout en changeant ce qui est nécessaire pour que la France reste au XXIème siècle maîtresse de son destin » On ne peut rien préserver dans le cadre d’un approfondissement du capitalisme. Il faut bien comprendre que le temps joue en faveur du néolibéralisme : lorsque les « valeurs aristocratiques » de l’ancien monde seront mortes – et elles sont plus que moribondes – c’en sera fini. Le capitalisme pourra bien entrer en crise, il n’y aura plus aucun moyen de reconstruire quoi que ce soit.]

              Je ne suis pas convaincu. Vous avez noté la contradiction signalée par Castoriadis : le capitalisme tend à tuer les « valeurs aristocratiques », mais il a besoin de gens que les partagent pour pouvoir survivre et fonctionner efficacement. Cette contradiction fait que, pour moi, les valeurs en question ne mourront pas : comme la culture classique, comme les valeurs de travail et d’effort, elles deviendront l’apanage d’un petit groupe, d’une petite élite.

              [Pour moi, il est clair qu’une seule entité peut offrir une résistance à ce processus : la nation. Seulement, il faut être lucide : nous sommes aujourd’hui des nationalistes sans nation. Vous évoluez peut-être dans un milieu où l’idée de nation pèse encore, mais – presque – partout ailleurs, c’est terminé, la nation est morte. Au mieux, les gens la considèrent comme un guichet de droits et de prestations sociales, au pire ils travaillent activement à la déconstruire et à la diaboliser. Une nation vaincue peut se relever, mais comprenez qu’une fois qu’une nation est morte, c’est terminé, on ne peut pas la ressusciter. Aujourd’hui, l’ombre de la nation plane encore sur la France, mais elle commence à se dissiper doucement. Encore dix ans et c’en sera fini.]

              Là encore, je pense que la dynamique des choses est bien plus complexe. On voit bien d’ailleurs que lorsqu’une crise survient, la nation reprend ses droits et ceux qui tiennent des discours dissolvants sont obligés de se taire. On l’a vu spectaculairement lors du massacre de l’équipe de Charlie Hebdo. Nous sommes en fait dans un moment très contradictoire : alors que les classes dominantes veulent effacer la nation, on trouve un peu partout – car ce n’est pas un phénomène purement français – une demande de nation, qui souvent se traduit par une montée spectaculaire de partis dont le nationalisme est le seul point commun. La nation est encore une idée qui a un pouvoir d’évocation immense, et on l’a vu à l’Est, avec la résurrection – souvent violente – de nations qu’on croyait mortes…

              [Et puis, quel changement voulez-vous ? Et êtes-vous bien certain que votre changement est plus désirable que celui que nous subissons ?]

              Certainement, puisque je le désire… bien sûr, j’ai trop étudié l’histoire pour imaginer qu’une révolution construirait le paradis socialiste tel que je le conçois. Tout au plus, on arrivera a construire une société dont il est difficile de préciser les contours, mais dans laquelle le travail, et non le capital, aura le pouvoir. Et cela ouvre des portes qui aujourd’hui sont fermées.

              [Par ailleurs, vous parlez de changement, mais vous faites en permanence référence aux Trente Glorieuses, au gaullo-communisme. Pour quelqu’un qui accepte le changement, je vous trouve très tourné vers le passé…]

              Je suis tout de même bien plus moderne que les révolutionnaires de 1789, qui puisaient leurs références dans la Grèce et la Rome antiques, ou ceux de 1917 qui eux-mêmes trouvaient inspiration dans les personnalités de la Révolution française… Je pense que c’est quelque chose de très naturel. On ne peut prendre ses références dans un temps qui n’existe pas encore. Le plus révolutionnaire des révolutionnaires ne peut trouver ses références que dans le passé. Le tout est ce qu’on en fait ensuite. Je ne sais ce que les antiques auraient pensé de la lecture qu’en firent les révolutionnaires français, ce que Robespierre aurait pensé de la révolution bolchévique… ou ce que mongénéral dirait de mon interprétation des « trente glorieuses » et du gaullo-communisme…

              [« En fait on ne sait absolument pas ce que c’est que le communisme » Du coup, je vous retourne la question : comment les gens pourraient désirer un système dont ils ignorent la nature ? Par amour aveugle de la nouveauté ?]

              L’Eglise a vendu pendant vingt siècles un paradis qu’elle était incapable de décrire, et cela n’a pas si mal marché que cela. Je pense que c’est là que la formule marxienne qui fait du communisme « le processus réel qui abolit l’ordre actuel » prend tout son sens. Si quelque chose rend le communisme désirable, c’est d’abord la possibilité « d’abolir l’ordre actuel », celui où le travailleur doit laisser une partie du produit de son travail au capitaliste. Comme je l’ai dit plus haut, ce simple fait ouvre des portes à plein de choses qui sont aujourd’hui impossibles. Après, la nouvelle société sera ce que les gens en feront de ces possibilités…

              [« Et puis, avec le temps, il y a eu une prise de conscience et l’industrie a cherché des moyens de réduire ou d’éliminer ses rejets, de gérer intelligemment ses déchets. » Je ne suis guère convaincu. C’est coûteux, et l’on voit bien que les industries migrent vers les pays dont la législation environnementale est la moins-disante. Les seuls pays où l’industrie est propre sont les pays sans industrie…]

              Même dans les pays ou la législation environnementale est moins-disante, les progrès en termes d’empreinte environnementale sont spectaculaires par rapport à ce qu’était une usine il y a trente ou quarante ans. J’ai visité des usines en Corée, au Japon, en Chine, et même si les standards ne sont pas ceux de l’Europe ce n’est pas non plus le XIXème siècle. Cela tient tout simplement au fait que les technologies qui permettent à un coût raisonnable de réduire les effets environnementaux ont beaucoup progressé, et que les industriels y voient un bon moyen d’augmenter l’acceptabilité sociale de leurs activités.

              [« La question que se pose à un communiste – et je dirait même à un progressiste, parce qu’aujourd’hui le capitalisme bloque tout progrès social – est de savoir comment garder les avantages de la modernité tout en dépassant le capitalisme. » Et le fait que cette possibilité existe est pour vous un fait acquis ?]

              C’est d’abord un postulat méthodologique. Si cette possibilité n’existe pas, alors autant se flinguer tout de suite – ou du moins se retirer du monde et aller cultiver son jardin. Mais au-delà, oui, je pense que le dépassement du capitalisme est possible, et qu’il se fera en gardant les avantages de la modernité tout simplement parce que, n’en déplaise aux écologistes, l’être humain est tout simplement incapable de désapprendre…

              [« Mais un système dans lequel les « choix politiques » s’imposent durablement au capital impliquent un rapport de forces qui ressemble drôlement au « mouvement réel qui abolit l’ordre actuel », non ? » Mais il existe déjà un « mouvement réel qui abolit l’ordre actuel » : cela s’appelle l’approfondissement du capitalisme.]

              Pas du tout. « L’ordre actuel », dans la logique marxienne, c’est l’ordre du mode de production, c’est-à-dire, l’exploitation capitaliste du travail humain. On ne peut dire que l’approfondissement du capitalisme aille dans cette direction…

              [Au fond, la véritable idéologie révolutionnaire, c’est le capitalisme.]

              Je vous félicite ! Vous êtes devenu marxiste. Car c’est là exactement ce qu’écrit Marx dans le « manifeste » en 1948 : « la bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire. (…) La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l’ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions et d’idées antiques et vénérables, se dissolvent; ceux qui les remplacent vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés. ».

              [Ceux qui s’y opposent, qu’ils le veuillent ou non, cherchent en réalité à freiner le processus. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les communistes, malgré leur rhétorique révolutionnaire et passés les premiers temps de l’euphorie, se sont souvent montrés conservateurs (d’un point de vue sociétal et institutionnel) et nationalistes une fois au pouvoir. Ce qui m’amène à penser que, in fine, le conservatisme et le nationalisme sont encore les meilleurs supports de résistance au capitalisme.]

              Le conservatisme sociétal et le nationalisme sont en effet les meilleurs supports de résistance à un bloc dominant qui, comme le dit le paragraphe du « manifeste » cité ci-dessus, ne peut survivre qu’en changeant tout en permanence. Je pousserai le raisonnement un peu plus loin : les meilleures ancres contre l’approfondissement du capitalisme sont les institutions. Parce que le propre de l’institution est justement de chercher une forme de stabilité, d’évolution raisonnée.

          • Gugus69 dit :

            Une contribution au débat plus intéressante qu’on ne le croirait de prime abord :

            • Descartes dit :

              @ Gugus69

              [Une contribution au débat plus intéressante qu’on ne le croirait de prime abord :]

              Si je voulais être méchant, je dirais que ce qu’il dit dans une vidéo de vingt minutes aurait pu être dit dans un texte de vingt lignes… mais il raconte une expérience vécue et son argument est assez logique: si les exemples que les associations montrent à la télé étaient la règle et non l’exception, les élevages seraient ravagés par les épizooties. L’éleveur a tout intérêt à veiller aux conditions sanitaires de son élevage. C’est le même raisonnement que pour les centrales nucléaires: si la situation était telle que la décrivent les associations antinucléaires, on devrait avoir des accidents à répétition…

  13. Jopari dit :

    Ne pourrait t-on pas dire que le maintien d’une agriculture artisanale s’est fait grâce à la Révolution française?
    En effet, la confiscation des biens du clergé ainsi que celle des émigrés ont causé le morcèlement des domaines précédemment détenus par la noblesse, les chapitres et les monastères, sur laquelle les ultra-royalistes ne purent qu’indemniser les propriétaires en 1825.
    De plus, le Code civil de 1804, qui mit fin au droit d’ainesse et aux substitutions héréditaires, la seule exception étant les majorats, aida encore plus au morcèlement des terres et par conséquent à un exode rural plus faible (comparé à l’Angleterre du mouvement des enclosures).
    (Entre parenthèses, ce morcèlement aida à maintenir une démographie basse, les ménages essayant d’éviter le morcèlement de leurs biens – par exemple, une ferme de 5000 F divisée entre 5 héritiers produit cinq fermes de 1000 F alors qu’un héritier unique aura un capital de 5000 F; ladite démographie basse aura des répercussions (colonisation de l’Algérie, effectifs militaires))
    Ce n’est qu’en 1909 qu’on institua les biens de famille insaisissables, et qu’en 1938 qu’un héritier ayant résidé sur une exploitation agricole pouvait se la voir attribuée en totalité.
     

    • Descartes dit :

      @ Jopari

      [Ne pourrait-on pas dire que le maintien d’une agriculture artisanale s’est fait grâce à la Révolution française ?]

      Tout à fait : le morcellement des domaines nobiliaires et la distribution des morceaux en pleine propriété aux paysans ont constitué une « bourgeoisie paysanne » de petits propriétaires qui ensuite s’est battu toutes griffes dehors contre les tentatives de concentration. Et son combat a été d’autant plus efficace que son poids politique était important, notamment pour faire contrepoids à la classe ouvrière des villes…

      Je partage par ailleurs votre commentaire sur les effets du code civil, qui en créant la réserve successorale rend inévitable le partage de l’exploitation.

  14. P2R dit :

    @ Descartes
     
    [la distance aux prés joue plus fortement dans les saisons dans lesquelles on met les animaux dans les près ce qui, si j’ai bien compris, n’est pas le cas en hiver. Si ce paramètre était important, alors la variabilité entre exploitations devrait varier avec les saisons.]
     
    Quand les vaches sont au pâturage, la variabilité induite par l’automatisation ou non du curage/paillage du logement de l’animal et l’automatisation ou non de la distribution d’aliments n’ont plus cours. Les variabilités d’été et d’hiver sont de nature différente, avec des effets équivalents sur la variabilité du temps d’astreinte.
     
    [Vous avez très mal saisi ma thèse. Je ne parle pas de l’arbitrage entre la survie et le loisir, mais de l’arbitrage entre revenu et loisir. Autrement dit, on considère les besoins essentiels comme satisfaits, et on s’intéresse à la préférence marginale : préfère-ton travailler plus pour augmenter le revenu, ou au contraire travailler moins pour profiter des loisirs ? ]
     
    Cela implique de partir de l’hypothèse que les besoins essentiels sont satisfaits pour tous les travailleurs avec leur temps de travail de base. Cette hypothèse exige d’être démontrée, sous peine d’introduire un sacré biais de raisonnement potentiel. Avez-vous par exemple accès à une étude qui démontrerait que les ouvriers qui ont choisi de “travailler plus pour gagner plus” sous Sarkozy ont davantage dépensé ces revenus supplémentaires en loisirs qu’en dépenses du quotidien ?
     
    [Non, mais ça aide. Et ce n’est pas moi qui le dit, c’est l’ensemble de la statistique économique. La préférence pour le loisir augmente continument avec le revenu et le statut culturel.]
     
    Vous avez la source ?
     
    [l’une des raisons pour lesquelles les jeunes quittent les campagnes, si l’on croit les enquêtes, c’est la pauvreté de la vie sociale et les loisirs. Je ne sais pas la campagne offre des distractions plus nombreuses et plus accessibles, mais les gens qui y vivent en tout cas ne partagent pas du tout votre vision… ]
     
    Vous extrapolez les opinions de gens qui QUITTENT les campagnes à l’opinion de ceux qui y choisissent d’y vivre et d’y travailler. Tous les goûts sont dans la nature vous savez. Sérieusement, vous ne connaissez personne qui apprécie la vie à la campagne davantage que la vie urbaine ?

    [D’ailleurs, si l’on pense qu’on peut jouir autant d’une virée en motocross que de la visite d’un musée ou d’une soirée à l’Opéra ou à la Comédie française, pourquoi vouloir donner accès à tous – paysans inclus – à ces institutions ? Sans vouloir vous offenser, je pense que le « mépris de classe » est de votre côté, lorsque vous jugez que les paysans peuvent se contenter d’un week end à Rocamadour…]
     
    Vous avez un art de dévier de la question… Le sujet était non pas de savoir si une virée en motocross vaut une visite de musée dans l’absolu, mais sa valeur SUBJECTIVE, c.a.d. du point de vue de l’ouvrier ou du paysan lambda, afin de discuter de l’attractivité du temps de loisir disponible en fonction des différentes classes sociales. Mon propos était de dire qu’un agriculteur, qui n’a pas accès au musées pour des raisons diverses et regrettables (culturelles, géographiques…) peut avoir tout autant envie de libérer son dimanche pour aller à la pêche, qu’un prof de fac peut avoir envie de libérer le sien pour aller au musée. Je ne remets pas en cause le fait que je trouve louable, voire indispensable d’initier à la grande culture le plus grand nombre, et vous m’insultez en pensant l’inverse.
     
    [Autrement dit, les pauvres sont aussi heureux que les riches pour beaucoup moins.]
     
    Mon exemple du SDF prête à confusion: je l’ai exposé pour montrer que chacun a des désirs à la mesure de ses moyens, pas pour dire que le SDF est aussi heureux qu’un cadre sup. En revanche, une fois sorti de l’état de nécessité, on constate que le “degré de satisfaction dans la vie” stagne, selon une étude de l’INSEE, indépendamment du niveau de richesse.
     
    https://www.inegalites.fr/L-argent-fait-il-le-bonheur
     
    [Je croirais entendre ceux qui disaient qu’il ne fallait pas instruire les pauvres, car cela pourrait leur donner des aspirations au-dessus de leur condition qu’ils ne pourraient pas satisfaire ensuite, et qui les rendraient malheureux]
     
    Je ne vois pas pourquoi un mélomane désargenté vivrait plus mal le fait de ne pas pouvoir aller à l’Opéra qu’un chômeurs amateur de voitures de ne pas pouvoir se payer une Ferrari. La frustration n’attend pas la culture. Votre propos est inepte. Une fois de plus vous m’insultez. 

    [Faire la cuisine est plus agréable lorsqu’on a une cuisine spacieuse, et qu’on peut acheter des ingrédients de bonne qualité sans compter chaque sou. Faire du cyclotourisme, c’est plus agréable quand on a un vélo confortable et de bonne qualité. Et voyager – même à 40km – c’est plus agréable quand on n’est pas obligé de compter chaque dépense.]
     
    Là, c’est à mon tour de relativiser le “faible niveau de vie” des agriculteurs: se payer un vélo à 3000 euros ou une cuisine à 10000 euros ou se faire plaisir en vacances (surtout quand on en a 2 semaines par an) reste largement à la portée de l’immense majorité des agriculteurs..

    [c’est parce qu’on jouit beaucoup d’une chose qu’on est prêt à faire des gros efforts pour l’avoir.]
     
    Je n’ai pas compris. Comment peut-on jouir d’une chose que l’on ne possède pas encore ?

    [En fait, vos propos me dérangent en ce qu’ils sous-entendent qu’il n’est de finalité heureuse que dans l’élévation sociale : le paysan, l’ouvrier ne voudraient après tout qu’avoir accès aux privilèges matériels et immatériels des dominants // je ne peux que constater qu’ils sont rares ceux qui renoncent aux privilèges matériels et immatériels des dominants pour devenir paysans ou ouvriers. J’en déduis qu’on s’amuse beaucoup plus là-haut qu’ici-bas ]
     
    La majorité des gens trouvent un confort naturel à évoluer dans un milieu dont ils maîtrisent les codes.. C’est pourquoi le mouvement que vous décrivez est rare. Un bourgeois urbain qui s’installe à la campagne sera tout autant ostracisé qu’un “paysan” qui va dans les beaux quartiers parisiens. Mon père a grandi dans une ferme familiale avant de monter une boite dans le domaine agricole et de terminer sa carrière avec un salaire et un patrimoine qui le place aisément dans les 1%, et pourtant il vit heureux dans une toute petite ville de la diagonale du vide et rien ne le ravit plus que de passer un week-end à faire du bois et de finir par un gueuleton avec ses amis, alors qu’il aurait largement le budget pour habiter une métropole et prendre l’avion 4 fois par an. Encore une fois il ne s’agit pas de dire qu’un loisir simple soit objectivement équivalent ou supérieur à une activité culturelle, ce n’est pas mon propos, mais de dire que SUBJECTIVEMENT le désir pour une activité simple ou manuelle peut être aussi intense que le désir pour une activité culturelle de prestige.

    [Pour reprendre votre formule, je pense que la seule « finalité heureuse » est celle qui augmente notre capacité à choisir]
     
    Votre définition, très individualiste, me laisse sceptique. Tout le monde ne peut pas choisir. La méritocratie c’est très bien mais par définition, tout le monde ne peut pas arriver en haut. Dans le monde idéal, tout le monde peut essayer, à armes égales, mais tout le monde ne peut pas “choisir”. A la fin, il faut quelqu’un pour curer les chiottes. Et ce quelqu’un a aussi droit au respect, à la dignité, à un accès à un système de santé performant, à une culture de qualité, à la meilleure école pour ses enfants, à vivre dans une société juste, sûre, stable et protectrice. Et c’est cet ensemble qui bien plus que la capacité à choisir, me semble constituer la clé d’une vie heureuse.
     
     
    [Or, comme le dit Christophe Guilluy, je crois qu’on peut tout à fait vivre une vie heureuse et épanouie tout en étant de condition modeste, A LA CONDITION (et c’est le point crucial) d’être intégré économiquement, et respecté socialement et culturellement. C’est tout ce que les agriculteurs réclament. // Autrement dit, tant qu’on intègre les pauvres et qu’on les « respecte socialement et culturellement », ce n’est pas la peine de bouleverser le système, de finir avec l’exploitation de l’homme par l’homme ou même de réviser sérieusement le partage de la richesse.]
     
    Ce n’est pas votre style de cracher sur un progrès au prétexte que ce n’est pas le Grand Soir. Le capitalisme ne va pas tomber demain. En attendant, si on peut arrêter de piétiner les traditions de la France populaire à la moindre occasion (respect culturel), si on peut cesser cette condescendance envers les “premiers de corvée” et considérer le désarroi des laissés pour compte (respect social) et faire en sorte que chacun se sente investi d’un rôle productif dans la société, quel qu’il soit (intégration économique), je crois qu’on aura déjà changé pas mal de choses dans le bon sens.  

    [Ce n’est pas un chiffre considérable en comparaison aux contraintes des salariés soumis à astreinte.]
     
    Les deux notions (astreinte du salarié et travail d’astreinte de l’éleveur) n’ont rien à voir.  Et vous le savez. Ou alors vous n’avez rien lu de nos échanges, et alors mieux vaut stopper là cette discussion.
     
    [Un point intéressant est le temps dédié à l’entretien des chemins, haies, fossés, clôtures, (…) ce point nécessite d’être souligné pour justifier (au moins en partie) la présence de subventions publiques. // Je ne sais pas. Tout propriétaire est astreint à des travaux de sécurité. J’ai un balcon, et cela m’oblige à attacher les pots de fleurs pour éviter les chutes.]
     
    Je me suis mal fait comprendre: l’existence de petites exploitations disséminées sur le territoire permet l’entretien du “paysage France”. Sans elles la campagne ne serait pas ce qu’elle est, car seuls les parisiens croient qu’une prairie reste naturellement une prairie, alors que tout paysan sait qu’au bout de trois ans sans fauchage votre belle et verte prairie n’est plus qu’un tas de ronces inextricables. Subventionner les revenus de ces exploitations permet de maintenir l’attrait touristique de nos campagnes, et accessoirement de permettre la réalisation des tâches de sécurité en retour.

    [Je ne connais pas cette question. Quelle est la justification de cette interdiction ?]
     
    Protection de la biodiversité, évidemment.
     
    [Je ne le crois pas, je crois même que c’est l’inverse. Je crois que l’industrie a bien davantage souffert de la concurrence mondialisée que de son empiètement sur le paysage. Pourquoi dans la manufacture l’industrialisation a donné l’avantage aux pays de faibles coûts de main d’œuvre, alors que dans l’agriculture – selon vous largement industrialisée – ce ne serait pas le cas ?]
     
    Historiquement, les pays du tiers monde ont eu beaucoup de mal avec l’agriculture industrielle pour de multiples raisons. D’abord, exploiter des terres arables pour l’export implique d’en expulser ceux qui l’exploitent pour la culture vivrière. C’est politiquement inflammable. En libérer de nouvelles implique des travaux d’aménagement du territoire de long terme (assécher un marais, couper une forêt et rendre la terre cultivable ça prends du temps). Par ailleurs, tous les métiers d’élevages, pour être productifs à l’échelle industrielle, nécessitent une rigueur scientifique dans le respect des normes sanitaires. Or, dans des pays comme la Chine où quasiment tout le monde a une basse-cour domestique pour sa consommation personnelle, le risque d’introduction de germes est majeur. On pourrait aussi parler de la périssabilité des produits (et donc du renchérissement du transport qui doit tenir des délais serrés, et/ou respecter une chaîne du froid). Beaucoup, beaucoup, beaucoup de contraintes par rapport à la construction d’un atelier de confection de vêtements ou d’électronique, produits indifférents aux aléas sanitaires, pouvant être logés entre 4 murs n’importe ou sur le territoire, stockés ou acheminés beaucoup plus aisément. Ce qui explique que le choix entre produire “ici” ou “la-bas” dans la manufacture est bien plus clair que dans l’agriculture. 

    [Pourquoi la réglementation environnementale chaque fois plus complexe imposée à l’industrie n’aurait pas d’effet, alors qu’elle serait dramatique pour l’agriculture ?]
     
    Parce que pour l’industrie, cette réglementation écologique a avant tout servi de paravent, de “prétexte moral” pour vanter la disparition des usines. Elle accompagne et occulte les vraies raisons de la désindustrialisation à savoir au dumping social. Elle est l’outil, pas la cause. Alors que dans le cas de l’agriculture, c’est la religion écologiste qui est le motif premier des difficultés de l’agro-alimentaire, et qui provoque en cascade notre vulnérabilité face à la concurrence étrangère. Doutez-vous que nos classes dominantes soient authentiquement convaincues qu’il faille revenir à une agriculture paysanne pour sauver la planète, et qu’elles soient prêtes à mettre en oeuvre les politiques correspondantes, sachant qu’elles, n’auront pas les difficultés pécuniaires pour acheter les produits “artisanaux made in France” ? Ce raisonnement ne se suffit-il pas à lui-même ?

    [Car il ne vous a pas échappé que l’industrie traditionnelle était gérée par un “investissement capitalistique privé”.. Et alors ? ça a sauvé sa peau ? // S’il y avait eu une « politique industrielle commune » avec les moyens dévolus à la PAC, elle serait peut-être encore là. Et sans la PAC, l’agriculture française serait morte, même sans réglementation écologique.]
     
    Autrement dit: secteur à haut degré capitalistique (industrie) ou à capitaux privés et locaux (agriculture), ça ne change rien: il faut l’apport de la puissance publique. Il n’est donc pas démontré qu’il y ait plus d’avantages que d’inconvénients à financiariser l’agriculture française.
     
    [Autrement dit, on a choisi un moyen moins efficient et on a compensé cette inefficacité avec de l’argent public. Je peux comprendre ce choix, éminemment politique. Mais le jour où on arrête les subventions, le système s’effondre, parce que les paysans n’ont pas les moyens en capital de suivre la course à la modernité.]
    Idem avec EDF non ?

    [Par ailleurs, je ne vois pas pourquoi l’investissement financier entraînerait une délocalisation. Vous affirmez que, sans la réglementation écologique, notre agriculture serait compétitive. Pourquoi la finance ne viendrait dans ces conditions investir chez nous ?]
     
    Je ne saisis pas l’intérêt de cette question. C’est comme si je vous demandais “Sans règlementation des salaires, notre industrie serait compétitive, pourquoi la finance ne viendrait pas dans ces conditions investir chez nous ?”. 
     
    [On y lit entre autres que seul 3% des terres agricoles étaient privées, et qu’elles comptaient pour plus d’un quart de la production agricole. // Si vous regardez la page « Kolkhoze » de la même encyclopédie, les chiffres sont respectivement 3,9% et un cinquième.]
     
    Merci pour cette remarque très intéressante, cependant vous avez omis un détail: vos chiffres sont de 1938, les miens de 1980. c’est marqué noir sur blanc pour qui se donne la peine de lire. On voit donc qu’en l’espace de 40 ans, l’évolution de la production s’est faite en faveur du lopin de terre privée et non du kolkhoze.
     
    [J’ajoute que ces chiffres concernent la production EN VALEUR et non la production EN MASSE]
     
    Vos chiffres oui, mais pas les miens.
    “With only 3 percent of total sown area in the 1980s, they produced over a quarter of gross agricultural output, including about 30 percent of meat and milk, 66 percent of potatoes, and 40 percent of fruits, vegetables, and eggs”

    [Comment expliquez-vous cette perte d’effectifs autrement que par l’industrialisation de telle manière à ce que la FNSEA ne devrait pas s’en alerter // Je ne peux pas l’expliquer « autrement que par l’industrialisation » parce que c’est là précisément mon explication : un processus de concentration-industrialisation est bien à l’œuvre.]
     
    Je résume votre pensée: 
     
    La décroissance de la production agricole française s’explique par une diminution des effectifs (Descartes 10/02/24)
    La diminution des effectifs s’explique exclusivement par l’industrialisation (Descartes 13/02/24)
    L’industrialisation permet d’augmenter la productivité et de diminuer les coûts (Adam Smith)
     
    J’en déduis que pour vous la décroissance de la production agricole s’explique par l’augmentation de la productivité et la diminution des coûts. J’avoue que je ne vous suis plus. 

     

    • Descartes dit :

      @ P2R

      [Quand les vaches sont au pâturage, la variabilité induite par l’automatisation ou non du curage/paillage du logement de l’animal et l’automatisation ou non de la distribution d’aliments n’ont plus cours. Les variabilités d’été et d’hiver sont de nature différente, avec des effets équivalents sur la variabilité du temps d’astreinte.]

      Pour que votre explication fonctionne, il faudrait que les fermes qui ont le moins automatisé le curage/paillage soient celles ou la distance entre le pré et l’étable est la plus importante. Or, les deux variables semblent indépendantes… il n’y a donc aucune raison qu’elles soient corrélées.

      [Cela implique de partir de l’hypothèse que les besoins essentiels sont satisfaits pour tous les travailleurs avec leur temps de travail de base. Cette hypothèse exige d’être démontrée, sous peine d’introduire un sacré biais de raisonnement potentiel. Avez-vous par exemple accès à une étude qui démontrerait que les ouvriers qui ont choisi de “travailler plus pour gagner plus” sous Sarkozy ont davantage dépensé ces revenus supplémentaires en loisirs qu’en dépenses du quotidien ?]

      Pardon, mais vous confondez ici « dépenses du quotidien » avec « besoins essentiels ». Oui, je pense que les chiffres de l’INSEE sont assez clairs : le nombre de travailleurs français souffrant de malnutrition ou d’hypothermie est relativement faible. Le SMIC, ce n’est pas royal mais ça permet de couvrir les « besoins essentiels ». Je peux concevoir que les SDF et ceux qui vivent avec le RSA n’aient en général pas le choix à l’heure du « travailler plus pour gagner plus », mais pour les autres la question se pose.

      [« Non, mais ça aide. Et ce n’est pas moi qui le dit, c’est l’ensemble de la statistique économique. La préférence pour le loisir augmente continument avec le revenu et le statut culturel. » Vous avez la source ?]

      Je me réfère aux travaux d’Olivier Blanchard. Je pense aussi à l’excellente étude du CREDOC (https://www.credoc.fr/download/pdf/Rech/C210.pdf) d’où j’extrait le paragraphe suivant : « Plus on s’élève sur l’échelle sociale, et plus l’occupation du temps libre laisse une place réduite au loisir « passif », qu’il s’agisse du repos simple ou, plus couramment, de l’écoute de la télévision. On peut d’ailleurs formuler ce constat à l’envers, en disant que plus on a affaire à des catégories modestes moins le temps libre est investi de manière active. C’est I’un des aspects majeurs qui ressort des études sur l’usage du temps libéré par les 35 heures : les ouvriers ont été les moins satisfaits de la RTT, en déclarant préférer plus de revenu à plus de temps libre, essentiellement parce que dans leur mode de vie, le temps libre est pour beaucoup un temps vacant, qui débouche sur une oisiveté sans but ».

      [« l’une des raisons pour lesquelles les jeunes quittent les campagnes, si l’on croit les enquêtes, c’est la pauvreté de la vie sociale et les loisirs. Je ne sais pas la campagne offre des distractions plus nombreuses et plus accessibles, mais les gens qui y vivent en tout cas ne partagent pas du tout votre vision… » Vous extrapolez les opinions de gens qui QUITTENT les campagnes à l’opinion de ceux qui y choisissent d’y vivre et d’y travailler.]

      Vous voulez dire que ceux qui quittent la campagne le font non pas parce que la vie sociale est objectivement pauvre et les loisirs limités, mais parce qu’ils ne perçoivent pas l’incroyable richesse que ceux qui y demeurent ont découverte ? Que c’est une affaire de perception, et non de réalité ?
      [Tous les goûts sont dans la nature vous savez.]

      Certainement. Mais leur distribution statistique est relativement stable et prévisible. Il y a certainement des gens qui aiment qu’on leur enfonce des aiguilles dans le corps, mais ils restent assez rares.

      [Sérieusement, vous ne connaissez personne qui apprécie la vie à la campagne davantage que la vie urbaine ?]

      En ayant connu les deux ? Non, franchement, non. Je connais des gens qui ont toujours vécu à la campagne ou en ville, qui y ont leurs habitudes et qui n’ont jamais sérieusement songé à changer leur habitat familier pour un autre qu’ils ne connaissent pas. Je connais des gens qui ont essayé les deux, et qui ne quitteraient la vie urbaine pour tout l’or du monde. Je connais des gens qui ont déménagé vers une campagne idéalisée, et qui ont été fort déçus. Je connais des gens qui, après une vie urbaine, se retirent à la campagne avec plaisir parce qu’ils aspirent surtout à la tranquilité. Mais non, je ne connais pas de gens qui, ayant le choix entre un bel appartement à Paris et une belle maison en Creuse aient préféré le deuxième choix.

      Cela étant dit, au-delà de mon expérience personnelle, il y a une réalité : pendant plus d’un siècle, les migrations intérieures se sont faites de la campagne vers la ville. Et cela même dans les régions relativement riches, où la campagne offre des opportunités d’emploi, vers des villes pauvres qui offrent des possibilités limitées.

      [« D’ailleurs, si l’on pense qu’on peut jouir autant d’une virée en motocross que de la visite d’un musée ou d’une soirée à l’Opéra ou à la Comédie française, pourquoi vouloir donner accès à tous – paysans inclus – à ces institutions ? Sans vouloir vous offenser, je pense que le « mépris de classe » est de votre côté, lorsque vous jugez que les paysans peuvent se contenter d’un week end à Rocamadour… » Vous avez un art de dévier de la question… Le sujet était non pas de savoir si une virée en motocross vaut une visite de musée dans l’absolu, mais sa valeur SUBJECTIVE, c.a.d. du point de vue de l’ouvrier ou du paysan lambda, afin de discuter de l’attractivité du temps de loisir disponible en fonction des différentes classes sociales.]

      Alors, je vous ai mal compris. Il est vrai que le terme « jouir » a deux sens en français, selon que l’on retienne le plaisir ou l’avantage qu’on peut tirer d’une activité. J’ai interprété dans le deuxième sens, vous évoquiez, si je comprends bien, le premier. Et bien, en l’absence d’un moyen de lire dans les pensées, il est très difficile d’évaluer la valeur « subjective » qu’un individu peut tirer de telle ou telle expérience. Personnellement, je sais que MOI je n’éprouve pas le même plaisir en visitant les églises de Venise que celles de Rocamadour. Est-ce que c’est différent pour le paysan ou l’ouvrier moyen ? Je n’ai aucun moyen de le dire. Est-ce que SUBJECTIVEMENT ils ne voient pas la différence ? Et bien, je ne le crois pas, justement parce que je me refuse à tout « mépris de classe ». Je pense qu’ils sont aussi capables que moi de voir que ce n’est pas tout à fait la même chose…

      [Mon propos était de dire qu’un agriculteur, qui n’a pas accès au musées pour des raisons diverses et regrettables (culturelles, géographiques…) peut avoir tout autant envie de libérer son dimanche pour aller à la pêche, qu’un prof de fac peut avoir envie de libérer le sien pour aller au musée.]

      Cependant, les études montrent le contraire. Si vous proposez à l’enseignant de sacrifier sa sortie au musée pour gagner plus, il a plus de chance de vous dire « non » que l’ouvrier à qui vous proposeriez de sacrifier sa sortie de pêche.

      [Je ne remets pas en cause le fait que je trouve louable, voire indispensable d’initier à la grande culture le plus grand nombre, et vous m’insultez en pensant l’inverse.]

      Mais pourquoi ? Si vous m’expliquez qu’on peut tirer le même plaisir d’une sortie de pêche que de la visite du Louvre, pourquoi vouloir « initier » le plus grand nombre ? Pourquoi vouloir qu’ils visitent Venise s’ils peuvent avoir la même jouissance en visitant Rocamadour ? Je suis désolé si vous vous sentez insulté, et croyez bien que ce n’était pas mon intention. Mais on ne peut d’un côté prétendre que la grande culture vaut bien une sortie de pêche – fut ce subjectivement – et ensuite soutenir qu’il faut investir des efforts pour que chacun puisse jouir des plaisirs de la grande culture…

      [« En revanche, une fois sorti de l’état de nécessité, on constate que le “degré de satisfaction dans la vie” stagne, selon une étude de l’INSEE, indépendamment du niveau de richesse. (…)]

      L’article que vous citez appelle lui-même à la prudence dans l’interprétation. Car il ne s’agit pas ici d’une mesure de la « satisfaction » à partir de critères objectifs, mais d’une simple enquête ou chaque individu déclare être satisfait ou pas en fonction de critères qui lui sont propres. C’est un peu comme la fameuse enquête où l’on demandait aux gens s’ils s’estimaient plus intelligents que la médiane, et qui donne des résultats de l’ordre de 80%… ce qui est bien entendu une impossibilité logique.

      Il est raisonnable de penser que le lien entre la satisfaction et l’argent devient de moins en moins fort lorsque le revenu augmente. Pour Bolloré, un million (ou dix, ou cent) de plus ou de moins ne fait pas une grande différence dans son mode de vie. Quelque soit votre fortune, on ne peut manger que quatre fois par jour et on ne couche jamais que dans un seul lit.

      [« Je croirais entendre ceux qui disaient qu’il ne fallait pas instruire les pauvres, car cela pourrait leur donner des aspirations au-dessus de leur condition qu’ils ne pourraient pas satisfaire ensuite, et qui les rendraient malheureux » Je ne vois pas pourquoi un mélomane désargenté vivrait plus mal le fait de ne pas pouvoir aller à l’Opéra qu’un chômeur amateur de voitures de ne pas pouvoir se payer une Ferrari.]

      Là, je ne vous suis plus. Voici ce que vous écriviez : « Un SDF peut désirer ardemment une nuit au sec et un bon repas chaud, mais pas un week-end à Venise. Un ouvrier peut désirer une belle paire de chaussures, mais pas une Rolex, un cadre peut désirer faire un trek en Patagonie mais pas un voyage en orbite terrestre. Malgré la différence d’échelle entre ces désirs, pour chacun, assouvir ce désir représentera le même niveau de satisfaction ». Autrement dit, vous pensez précisément qu’un chômeur NE PEUT PAS désirer une Ferrari. Comment pourrait-il alors « vivre mal » la frustration d’un désir qu’il ne peut pas avoir ?

      [La frustration n’attend pas la culture. Votre propos est inepte. Une fois de plus vous m’insultez.]

      Je ne vous insulte nullement, je me contente de lire ce que vous écrivez, ce qui, je pense, est plutôt un compliment qu’une insulte. Et, au passage, je m’abstiens toujours de qualifier vos propos. Si vous écrivez que, selon les niveaux sociaux, on peut avoir certains désirs et pas d’autres, ne me reprochez pas de vous prendre au mot. Mais permettez-moi de vous signaler que si pour vous les « désirs » sont corrélés aux niveaux sociaux, vous ne pouvez pas dire que « la frustration n’attend pas la culture ». Parce qu’il ne vous aura pas échappé qu’il est beaucoup plus facile pour le mélomane désargenté d’atteindre son but que pour le chômeur amateur de Ferrari le sien.

      [Là, c’est à mon tour de relativiser le “faible niveau de vie” des agriculteurs: se payer un vélo à 3000 euros ou une cuisine à 10000 euros ou se faire plaisir en vacances (surtout quand on en a 2 semaines par an) reste largement à la portée de l’immense majorité des agriculteurs…]

      Donc, nous sommes d’accord que pour « l’immense majorité des agriculteurs » on ne discute pas la satisfaction des besoins essentiels, mais qu’un véritable arbitrage entre revenu et loisir est possible ?

      [« c’est parce qu’on jouit beaucoup d’une chose qu’on est prêt à faire des gros efforts pour l’avoir ». Je n’ai pas compris. Comment peut-on jouir d’une chose que l’on ne possède pas encore ?]

      Je reformule : « c’est parce qu’on anticipe la grande jouissance qu’une chose nous procure qu’on est prêt à faire de grands efforts pour l’avoir ». C’est plus clair comme ça ?

      [En fait, vos propos me dérangent en ce qu’ils sous-entendent qu’il n’est de finalité heureuse que dans l’élévation sociale : le paysan, l’ouvrier ne voudraient après tout qu’avoir accès aux privilèges matériels et immatériels des dominants // je ne peux que constater qu’ils sont rares ceux qui renoncent aux privilèges matériels et immatériels des dominants pour devenir paysans ou ouvriers. J’en déduis qu’on s’amuse beaucoup plus là-haut qu’ici-bas//La majorité des gens trouvent un confort naturel à évoluer dans un milieu dont ils maîtrisent les codes.. C’est pourquoi le mouvement que vous décrivez est rare.]

      Pensez-vous vraiment que si les bourgeois ne donnent leur fortune aux œuvres pour connaître les joies et les peines de la condition ouvrière c’est simplement parce qu’ils craignent de se retrouver dans un milieu où ils ne maîtrisent pas les codes ? Vraiment ?

      Soyons sérieux. L’argent ne fait pas le bonheur, c’est entendu. Mais il aide quand même beaucoup. Et c’est pourquoi il est normal et logique que l’ouvrier ou le paysan « veulent après tout avoir accès aux privilèges matériels et immatériels des dominants ». Et s’ils ne le veulent pas, c’est parce qu’une idéologie dominante a réussi à les aliéner, c’est-à-dire, à les convaincre qu’ils sont plus heureux là où ils sont. Une fois qu’on a dit cela, on ne peut que constater que tout le monde ne peut avoir accès à ces privilèges, puisque la richesse des uns est fondée sur l’exploitation du travail des autres. Et cette constatation ouvre la porte au besoin de changer fondamentalement la société. Mais prétendre que les pauvres auraient accès à une forme de bonheur que les riches ne connaîtraient pas, c’est tout simplement faux.

      [Un bourgeois urbain qui s’installe à la campagne sera tout autant ostracisé qu’un “paysan” qui va dans les beaux quartiers parisiens.]

      Possible. Mais il restera bourgeois, avec tous les avantages et privilèges que lui donne sa fortune. Tandis que le paysan qui ira dans les beaux quartiers aura à la rigueur les moyens de dormir dans une cave. C’est là une différence qui détruit la symétrie des deux situations.

      [Mon père a grandi dans une ferme familiale avant de monter une boite dans le domaine agricole et de terminer sa carrière avec un salaire et un patrimoine qui le place aisément dans les 1%, et pourtant il vit heureux dans une toute petite ville de la diagonale du vide et rien ne le ravit plus que de passer un week-end à faire du bois et de finir par un gueuleton avec ses amis, alors qu’il aurait largement le budget pour habiter une métropole et prendre l’avion 4 fois par an. Encore une fois il ne s’agit pas de dire qu’un loisir simple soit objectivement équivalent ou supérieur à une activité culturelle, ce n’est pas mon propos, mais de dire que SUBJECTIVEMENT le désir pour une activité simple ou manuelle peut être aussi intense que le désir pour une activité culturelle de prestige.]

      Je n’aime pas trop discuter des exemples personnels, parce qu’on risque d’offenser gratuitement les gens. Je ne connais pas votre père, je ne sais pas pour quelles raisons il choisit de ne pas profiter intégralement des opportunités que son statut social et son revenu lui offrent. Tout au plus, je pense qu’il y a une sorte d’inertie sociale qui fait qu’on change difficilement les habitudes qu’on a acquis pendant l’enfance et la prime jeunesse. Je connais des ouvriers ou des paysans qui, même enrichis, continuent à vivre comme ils ont été habitués dans leur enfance, et à l’inverse des bourgeois qui, ayant fait faillite, s’endettent irrationnellement pour maintenir certaines habitudes. Mais que fait la génération suivante ? Je n’ai pas l’impression que vous-même soyez prêt à vous satisfaire à « passer un week-end à faire du bois »… encore une fois, sans vouloir vous offenser.

      [« Pour reprendre votre formule, je pense que la seule « finalité heureuse » est celle qui augmente notre capacité à choisir » Votre définition, très individualiste, me laisse sceptique.]

      Le bonheur est un concept purement individuel. Je n’imagine pas ce qu’une définition « collectiviste » du bonheur pourrait être. Je peux concevoir qu’on trouve son bonheur dans un ouvrage collectif, mais on le trouvera toujours de façon individuelle dans les rapports que chaque individu entretien avec l’ouvrage en question.

      [Tout le monde ne peut pas choisir. La méritocratie c’est très bien mais par définition, tout le monde ne peut pas arriver en haut.]

      Cela n’implique pas qu’on ne puisse pas « choisir ». En fait, tout le monde fait des choix. Et plus on monte dans l’échelle sociale, plus les choix sont nombreux, ouverts et complexes.

      [Dans le monde idéal, tout le monde peut essayer, à armes égales, mais tout le monde ne peut pas “choisir”. A la fin, il faut quelqu’un pour curer les chiottes. Et ce quelqu’un a aussi droit au respect, à la dignité, à un accès à un système de santé performant, à une culture de qualité, à la meilleure école pour ses enfants, à vivre dans une société juste, sûre, stable et protectrice.]

      Tout à fait d’accord. Mais pourquoi cherchons-nous le respect, la dignité, la santé, la culture, la sûreté, la stabilité et la protection si ce n’est parce que ce sont les conditions qui nous permettent de faire des choix ? Quand j’ai un travail stable, que mes droits sont protégés, je peux « choisir » de dire « non » à mon patron quand il me fait des avances. Quand j’ai un salaire digne, je peux « choisir » ce que je mange sans avoir à toujours prendre le moins cher. Quand les rues sont sûres, je peux « choisir » l’heure de ma promenade sans m’imposer un couvre-feu. Je ne crois pas qu’on puisse être heureux dans un contexte où tous vos actes et vos paroles sont dictées par d’autres. Pensez à la Elizabeth II, pourtant riche à millions. A-t-elle été heureuse ? La question ne se pose peut-être même pas.

      [« Autrement dit, tant qu’on intègre les pauvres et qu’on les « respecte socialement et culturellement », ce n’est pas la peine de bouleverser le système, de finir avec l’exploitation de l’homme par l’homme ou même de réviser sérieusement le partage de la richesse. » Ce n’est pas votre style de cracher sur un progrès au prétexte que ce n’est pas le Grand Soir.]

      Bien entendu. Mais sans cracher sur un progrès, je reste convaincu tout de même que le Grand Soir est nécessaire. Evidement, on est plus heureux et épanoui lorsqu’on est intégré économiquement et « respecté socialement et culturellement » que lorsqu’on ne l’est pas. Tout avance dans cette direction est un progrès et doit être saluée. Mais de là à dire que cela suffit pour que les exploités « vivent tout à fait une vie heureuse et épanouie », non, je n’irai pas aussi loin.

      Pour le dire autrement, je pense que la logique qui veut que « l’argent ne fait pas le bonheur » fait surtout l’affaire de ceux qui ont l’argent et qui n’entendent pas le lâcher. Comme écrivait un ami de mon père, « L’argent n’est pas tout, il y a des choses plus importantes. Je ne me souviens plus lesquelles, mais il y en a ». L’argent et le statut social – non pas pour eux-mêmes, mais pour les biens et les choix auxquels ils permettent d’accéder – sont importants. Et le fait que beaucoup de nos concitoyens n’en disposent pas en quantité suffisante est un problème. Le nier, c’est nier la réalité et se réfugier dans une fiction où l’on peut vivre d’amour et d’eau fraîche. Cela ne veut pas dire que les membres des classes populaires vivent l’enfer sur terre, que leur vie ne vaut pas d’être vécue, comme le prétend une certaine gauche devenue misérabiliste.

      [« Ce n’est pas un chiffre considérable en comparaison aux contraintes des salariés soumis à astreinte. » Les deux notions (astreinte du salarié et travail d’astreinte de l’éleveur) n’ont rien à voir. Et vous le savez. Ou alors vous n’avez rien lu de nos échanges, et alors mieux vaut stopper là cette discussion.]

      Je ne comprends pas votre réaction. Les travaux d’astreinte de l’éleveur me semblent au contraire ressembler beaucoup aux travaux d’astreinte dans les installations que je connais, c’est-à-dire les raffineries ou les centrales électriques. Je ne vous parle pas des astreintes de sécurité, mais bien de travaux nécessaires et qui ne peuvent être différés.

      [Je me suis mal fait comprendre : l’existence de petites exploitations disséminées sur le territoire permet l’entretien du “paysage France”. Sans elles la campagne ne serait pas ce qu’elle est, car seuls les parisiens croient qu’une prairie reste naturellement une prairie, alors que tout paysan sait qu’au bout de trois ans sans fauchage votre belle et verte prairie n’est plus qu’un tas de ronces inextricables. Subventionner les revenus de ces exploitations permet de maintenir l’attrait touristique de nos campagnes, et accessoirement de permettre la réalisation des tâches de sécurité en retour.]

      Je ne suis pas contre, à condition que ces travaux soient contractualisés. Autrement dit, que chaque partie mette noir sur blanc à quoi elle s’engage. Donner des subventions aux gens pour qu’ils fassent (ou pas) ce qu’ils ont envie de faire, je ne suis pas très chaud.

      [Autrement dit: secteur à haut degré capitalistique (industrie) ou à capitaux privés et locaux (agriculture), ça ne change rien: il faut l’apport de la puissance publique. Il n’est donc pas démontré qu’il y ait plus d’avantages que d’inconvénients à financiariser l’agriculture française.]

      Enfin, pas tout à fait. Dans les deux cas il faut l’apport de la puissance publique. Mais il faut voir ensuite la taille de cet apport. Le fait de compter sur l’endettement plutôt que le financement sur capitaux propres a toujours été un frein à la modernisation. Si l’industrie avait du se financer sur la capacité d’emprunt de l’industriel, on en serait encore à la lampe à huile…

      [« Autrement dit, on a choisi un moyen moins efficient et on a compensé cette inefficacité avec de l’argent public. Je peux comprendre ce choix, éminemment politique. Mais le jour où on arrête les subventions, le système s’effondre, parce que les paysans n’ont pas les moyens en capital de suivre la course à la modernité. » Idem avec EDF non ?]

      Je ne comprends pas la question. EDF n’a pas reçu de subventions depuis les années 1950, au contraire : l’entreprise a toujours été bénéficiaire et versé de l’argent au Trésor. Et ne parlons pas des charges indues qu’EDF supporte pour des raisons politiques (comme le bouclier tarifaire, qui lui a couté 8 Md€, une paille…). La seule forme de subvention dont on peut parler c’est la garantie implicite de l’Etat dont bénéficiait EDF en tant qu’établissement public jusqu’au changement de statut dans les années 1990, et qui a permis à l’entreprise d’emprunter massivement pour financer le programme nucléaire à des taux avantageux.

      [« Par ailleurs, je ne vois pas pourquoi l’investissement financier entraînerait une délocalisation. Vous affirmez que, sans la réglementation écologique, notre agriculture serait compétitive. Pourquoi la finance ne viendrait dans ces conditions investir chez nous ? » Je ne saisis pas l’intérêt de cette question. C’est comme si je vous demandais “Sans règlementation des salaires, notre industrie serait compétitive, pourquoi la finance ne viendrait pas dans ces conditions investir chez nous ?”.]

      Je crois que vous n’avez pas compris la question. Vous m’avez expliqué d’une façon tout à fait convaincante pourquoi la délocalisation de l’agriculture était particulièrement difficile. Dans votre explication, la structure du capital des exploitations n’entrait pas en ligne de compte. Je voudrais savoir pourquoi vous pensez que si les fermes au lieu d’être des entreprises personnelles devenaient des sociétés anonymes cela entraînerait nécessairement une délocalisation.

      [Merci pour cette remarque très intéressante, cependant vous avez omis un détail: vos chiffres sont de 1938, les miens de 1980 c’est marqué noir sur blanc pour qui se donne la peine de lire. On voit donc qu’en l’espace de 40 ans, l’évolution de la production s’est faite en faveur du lopin de terre privée et non du kolkhoze.]

      Pas vraiment. Deux points ne suffisent pas à faire une courbe, et les années 1980 correspondent à une URSS à la dérive. C’est pourquoi je préfère me référer aux statistiques plus anciennes, à une époque où l’économie soviétique était gérée.

      [« Comment expliquez-vous cette perte d’effectifs autrement que par l’industrialisation de telle manière à ce que la FNSEA ne devrait pas s’en alerter // Je ne peux pas l’expliquer « autrement que par l’industrialisation » parce que c’est là précisément mon explication : un processus de concentration-industrialisation est bien à l’œuvre. » Je résume votre pensée:
      La décroissance de la production agricole française s’explique par une diminution des effectifs (Descartes 10/02/24)
      La diminution des effectifs s’explique exclusivement par l’industrialisation (Descartes 13/02/24)
      L’industrialisation permet d’augmenter la productivité et de diminuer les coûts (Adam Smith)

      J’en déduis que pour vous la décroissance de la production agricole s’explique par l’augmentation de la productivité et la diminution des coûts. J’avoue que je ne vous suis plus.]

      Je dois être bouché ce matin. Je ne trouve aucun message ou j’aurais écrit que « La décroissance de la production agricole française s’explique par une diminution des effectifs ». Par ailleurs, il ne faut pas confondre « augmentation de la productivité » et « augmentation de la production ». On peut parfaitement augmenter la productivité sans que la production augmente, puisque la production dépend ce que le marché peut absorber. Pour donner un exemple classique, quelle que soit la productivité des croque-morts, le nombre d’enterrements et d’inscriptions de naissances reste le même. Personne ne se fait enterrer deux fois au motif que le service est moins cher…

      • Goupil dit :

        @Descartes
         
        [Je me réfère aux travaux d’Olivier Blanchard. Je pense aussi à l’excellente étude du CREDOC (https://www.credoc.fr/download/pdf/Rech/C210.pdf) d’où j’extrait le paragraphe suivant : « Plus on s’élève sur l’échelle sociale, et plus l’occupation du temps libre laisse une place réduite au loisir « passif », qu’il s’agisse du repos simple ou, plus couramment, de l’écoute de la télévision. On peut d’ailleurs formuler ce constat à l’envers, en disant que plus on a affaire à des catégories modestes moins le temps libre est investi de manière active. C’est l’un des aspects majeurs qui ressort des études sur l’usage du temps libéré par les 35 heures : les ouvriers ont été les moins satisfaits de la RTT, en déclarant préférer plus de revenu à plus de temps libre, essentiellement parce que dans leur mode de vie, le temps libre est pour beaucoup un temps vacant, qui débouche sur une oisiveté sans but ».]
         
        Si je puis me permettre, il me semble que cela pose la question de l’organisation des loisirs. L’expression était utilisée par le PCF et la SFIO avant-guerre, mais l’idée se retrouve aussi après guerre. Faire le constat que les classes populaires utiliseront leur temps de loisir pour du loisir passif n’est pas suffisant : traditionnellement, les partis ouvriers, les centrales syndicales, les coopératives et associations menaient une politique active pour détourner les ouvriers des loisirs centrés sur le bistrot en les démarchant, surtout les jeunes, pour leur proposer des activités plus enrichissantes. Il me semble que c’est ce qui manque aujourd’hui : il n’y a plus de politique publique ou partisane d’organisation des loisirs, laissée au marché qui privilégie les activités les plus rentables et les moins coûteuses (c’est-à-dire essentiellement la télévision). Dans ce contexte, forcément, les classes populaires, qui en général et sauf exception individuelle, n’ont ni les capitaux économiques ni les capitaux culturels pour accéder à la pleine jouissance de ces loisirs “actifs” privilégieront de “travailler plus pour gagner plus”.
         
        D’ailleurs, cela m’amène sur un autre point que vous évoquiez…mais je ne retrouve plus où. Peut-être dans un autre message ? Je ne suis pas tout à fait d’accord quand vous dites que l’ouvrier ou l’agriculteur sont capables de se rendre compte que les églises de Venise sont plus intéressantes à visiter que les églises de Rocamadour. En réalité, il me semble – peut-être à tort – que pour apprécier pleinement la différence entre les premières et les secondes (de même que pour apprécier la différence entre un film d’art et d’essai et un blockbuster de super-héros, ou entre un plat de chef étoilé ayant une grande subtilité dans l’association des goûts et un hamburger du McDo, ou…on pourrait multiplier les exemples), il faut maîtriser un certain capital culturel qui n’est pas inné mais transmis par l’éducation. Dans les classes supérieures, ce capital se transmet par voie familiale en grande partie mais, dans les classes populaires, si l’école ne prend pas en charge cette transmission et les institutions ouvrières non plus, par une œuvre d’éducation populaire, alors il n’y a aucune raison qu’elles puissent y accéder d’elles-mêmes.
         

        • Descartes dit :

          @ Goupil

          [Si je puis me permettre, il me semble que cela pose la question de l’organisation des loisirs.]

          Tout à fait. Mais vous posez là une question absolument fondamentale dans le rapport entre la collectivité et les individus. Faut-il laisser l’individu totalement libre d’organiser ses loisirs comme il l’entend ? Ou faut-il exercer sur lui une forme de coercition, plus ou moins douce, pour essayer de le tirer vers ce que le consensus – ou les élites – estiment être un loisir « enrichissant » ? Vous voyez bien que dans cette question intervient la question de la liberté individuelle. Après tout, si les gens préfèrent regarder Hanouna plutôt que d’écouter un opéra, faire du sport ou visiter un musée, qui aurait le droit de les pousser – plus ou moins gentiment – à faire le contraire ?

          [L’expression était utilisée par le PCF et la SFIO avant-guerre, mais l’idée se retrouve aussi après-guerre. Faire le constat que les classes populaires utiliseront leur temps de loisir pour du loisir passif n’est pas suffisant : traditionnellement, les partis ouvriers, les centrales syndicales, les coopératives et associations menaient une politique active pour détourner les ouvriers des loisirs centrés sur le bistrot en les démarchant, surtout les jeunes, pour leur proposer des activités plus enrichissantes.]

          Mais qui a le droit de décider que les loisirs « centrés sur le bistrot » sont moins enrichissants que d’autres, et qu’il faut en « détourner » les gens ? Si je vous comprends bien, vous vous placez dans une logique, que je partage d’ailleurs, qui pourrait être – et qui a été – qualifiée d’élitiste, d’aristocratique, et même « d’illibérale ». Pour vous, la collectivité a non seulement le droit, mais quelque part le devoir, de tirer l’ensemble des citoyens vers le haut – et ce « haut » ne peut en fait être défini que par une élite. Bien sûr, il ne s’agit pas de forcer les gens les fers au pied d’aller à l’Opéra ou au musée. Mais l’action culturelle des partis ouvriers à laquelle vous vous référez faisait quand même appel à une forme de « surmoi » qui exerçait une pression non négligeable sur les individus pour se conformer à une « norme » culturelle venue d’en haut.

          Aujourd’hui, cette vision n’est portée que par quelques dinosaures comme vous et moi. Le discours dominant fait du citoyen d’abord un client, et comme dit l’adage, « le client est roi ». Il ne s’agit plus d’élever les gens au niveau du musée ou de l’opéra, mais d’amener le musée et l’opéra au niveau des gens. Et si pour cela il faut simplifier – en jargon ministère de la culture on dit « dépoussiérer » – pour s’adapter au gout du public, on n’hésite pas. Pour ne vous donner qu’un exemple, il y eut entre 1955 et 1996 sur France Inter une émission appelée « la musique est à vous », animée par Jean Fontaine. Une telle longévité sur une radio plutôt « populaire » tend à montrer que pendant longtemps elle n’a pas eu de problèmes d’audience. Et pourtant, Fontaine était un homme exigeant : non seulement passait des œuvres « difficiles » plutôt que les Quatre Saisons de Vivaldi, mais surtout passait les œuvres dans leur intégralité, et non des extraits. En 1996, il est poussé vers la sortie et son émission est remplacée par une émission soit disant « de musique classique » qui non seulement fait le choix de la facilité, mais ne passe plus que des extraits, genre « les meilleurs moments »…

          Le modèle que vous proposez implique accepter qu’il existe quelqu’un qui sait ce qui est bon pour le citoyen mieux que le citoyen lui-même, que ce dernier devrait être invité à déférer aux goûts et recommandations de quelqu’un d’autre, ou bien ne serait-ce qu’à une sorte de « surmoi » social. Et cela, mon cher, c’est très « vieux monde ». On a d’ailleurs le même problème dans l’enseignement, avec l’idée de plus en plus répandue que « toutes les opinions se valent », et que l’enseignant n’a donc à invoquer aucune supériorité par rapport à l’élève…

          [Il me semble que c’est ce qui manque aujourd’hui : il n’y a plus de politique publique ou partisane d’organisation des loisirs, laissée au marché qui privilégie les activités les plus rentables et les moins coûteuses (c’est-à-dire essentiellement la télévision). Dans ce contexte, forcément, les classes populaires, qui en général et sauf exception individuelle, n’ont ni les capitaux économiques ni les capitaux culturels pour accéder à la pleine jouissance de ces loisirs “actifs” privilégieront de “travailler plus pour gagner plus”.]

          Tout à fait d’accord. Mais sortir de la logique de marché implique accepter une forme de hiérarchie intellectuelle entre « ceux qui savent » et « ceux qui ne savent pas », et d’accorder à « ceux qui savent » une sorte de droit – et de devoir – de tirer les autres vers leur niveau. Ce n’est pas une idée très populaire aujourd’hui…

          [D’ailleurs, cela m’amène sur un autre point que vous évoquiez…mais je ne retrouve plus où. Peut-être dans un autre message ? Je ne suis pas tout à fait d’accord quand vous dites que l’ouvrier ou l’agriculteur sont capables de se rendre compte que les églises de Venise sont plus intéressantes à visiter que les églises de Rocamadour. En réalité, il me semble – peut-être à tort – que pour apprécier pleinement la différence entre les premières et les secondes (…), il faut maîtriser un certain capital culturel qui n’est pas inné mais transmis par l’éducation.]

          Tout à fait d’accord. Je n’ai pas dit que l’ouvrier ou l’agriculteur soient en mesure d’apprécier pleinement les églises vénitiennes – ou même les monuments de Rocamadour, d’ailleurs. Un monument, un objet culturel peut être lu à plusieurs niveaux, et plus on a de « capital culturel », plus cette lecture est complexe et plus le plaisir qu’on en tire est grand. Mais une personne intelligente, même avec un capital limité, se rend compte qu’il y a une différence dans la richesse et le raffinement entre une église de village et la cathédrale Saint Marc.

          [Dans les classes supérieures, ce capital se transmet par voie familiale en grande partie mais, dans les classes populaires, si l’école ne prend pas en charge cette transmission et les institutions ouvrières non plus, par une œuvre d’éducation populaire, alors il n’y a aucune raison qu’elles puissent y accéder d’elles-mêmes.]

          Je suis totalement d’accord. A une nuance près : le capital culture ne se « transmet » pas, il se reconstitue à chaque génération. Contrairement à l’argent, je ne peux pas sur mon lit de mort ouvrir ma boite crânienne et transmettre ce que j’ai appris ma vie durant. Je peux, par contre, créer les conditions pour que mon enfant reconstitue dans son cerveau ce capital. Et cette reconstitution ne se fait pas naturellement, elle a besoin d’une pression, d’une forme de contrainte. Parce qu’il y a un effort relativement important à fournir pour constituer ce capital culturel avant que le plaisir qu’on en tire vienne le compenser. Dans les classes supérieures, cette contrainte prend la forme du « surmoi ». L’enfant cherche naturellement l’approbation de ses parents, et pour cela cherche à leur ressembler. Il écoutera donc la musique qu’ils approuvent, lira les livres qu’ils lui proposent, ira au théâtre ou à l’opéra avec eux. Et devenu adulte, il aura internalisé ce modèle. Et même s’il regarde Hanouna ou un blockbuster américain, il le fera avec une certaine culpabilité et souvent en cachette, parce que cela ne correspond à l’image qu’il doit donner de lui-même.

          Si l’on veut des citoyens cultivés, il ne suffit pas que l’école ou les organisations d’éducation populaire proposent l’accès à la grande culture. Il faut aussi construire chez les individus ce « surmoi » qui les conduit à sauter le pas, à faire l’effort qu’implique de se construire un capital culturel. Autrement dit, il faut que l’école, les organisations, et plus largement la société fassent de l’homme cultivé un modèle. Ce qui suppose à l’inverse de faire de l’ignorance, de la grossièreté une tare. Ce qui est interdit aujourd’hui par la logique de « bienveillance » qui est l’autre face de la logique du « client-roi ». Après tout, si je suis libre de choisir ce que je veux, de quel droit devrait-on me stigmatiser au motif que j’ai choisi de demeurer ignorant ? Et comment dénoncer la grossièreté de celui qui entraîne dans son sillage des millions de clients, sans insulter ces clients ?

          • Goupil dit :

            @ Descartes
             
            [Si je vous comprends bien, vous vous placez dans une logique, que je partage d’ailleurs, qui pourrait être – et qui a été – qualifiée d’élitiste, d’aristocratique, et même « d’illibérale ». Pour vous, la collectivité a non seulement le droit, mais quelque part le devoir, de tirer l’ensemble des citoyens vers le haut – et ce « haut » ne peut en fait être défini que par une élite.]
             
            Oui, je pense que la collectivité a le devoir de tirer l’ensemble des citoyens vers le haut, mais je récuse les qualificatifs d’élitiste, d’aristocratique et d’illibéral. Cette politique est, au contraire, parfaitement démocratique et parfaitement libérale. Démocratique car elle vise à briser le monopole qu’exerce aujourd’hui l’élite sur la culture légitime pour la rendre accessible au plus grand nombre. Libérale car elle donne aux individus la possibilité du choix : quelle liberté réelle de choisir aurait un individu des classes populaires à qui l’on a jamais appris comment apprécier ladite culture légitime et qu’on se serait contenté de nourrir de culture de masse ?
             
            [Et même s’il regarde Hanouna ou un blockbuster américain, il le fera avec une certaine culpabilité et souvent en cachette, parce que cela ne correspond à l’image qu’il doit donner de lui-même.]
             
            Cela je n’en suis pas totalement convaincu. Je me rappelle, il y a un certain temps, avoir lu une étude d’un sociologue bourdieusien (dans le cadre d’un institut para-public, peut-être le Credoc) sur l’écoute de la musique en France. L’étude révélait que les musiques urbaines (rap, hip-hop, RnB…) et la variété française étaient les deux styles les plus écoutés, toutes classes sociales confondues (bien que, de mémoire, l’étude n’indiquait pas si les artistes écoutés dans chaque classe étaient les mêmes, ce dont on peut raisonnablement douter). La véritable différence était que les classes supérieures avaient une écoute avouée très variée : aussi bien du rap, que du rock, que de la musique classique…alors que les classes populaires avaient un spectre de styles beaucoup plus réduit (quasi-uniquement du rap et de la variété). Contrairement à ce que vous dites, dans les classes supérieures, on a aucun mal à avouer qu’on regarde de la télé-réalité ou qu’on regarde le dernier Marvel (on se contentera de dire qu’on le regarde pour s’en moquer). Le vrai problème est que, dans les classes populaires, on ne regarde que ça, qu’on en fait un étalon culturel et même qu’on déprécie la culture légitime.
             
            [Autrement dit, il faut que l’école, les organisations, et plus largement la société fassent de l’homme cultivé un modèle. Ce qui suppose à l’inverse de faire de l’ignorance, de la grossièreté une tare.]
             
            Je suis d’accord. A une nuance près : l’ignorance n’est pas une tare, et je pense que ce n’est pas ce que vous voulez dire. Ce qu’il faut condamner, ce n’est pas le fait d’ignorer quelque chose (nul n’est parfait !) mais de se satisfaire de son ignorance. C’est la bêtise et non l’ignorance qu’il faut condamner. On peut prendre en modèle l’homme cultivé mais aussi et surtout celui qui sait peu de choses mais fait des efforts pour en apprendre plus et qui est curieux. Ce qui compte n’est pas tant le fait de déborder de culture que de faire un travail sur soi pour se cultiver tout au long de sa vie, de considérer qu’on n’en sait jamais assez, qu’on n’est jamais assez cultivé.
             
            [Il ne s’agit plus d’élever les gens au niveau du musée ou de l’opéra, mais d’amener le musée et l’opéra au niveau des gens. Et si pour cela il faut simplifier – en jargon ministère de la culture on dit « dépoussiérer » – pour s’adapter au gout du public, on n’hésite pas.]
             
            Là, je ne vous suis pas. Je ne suis pas sûr de bien comprendre le “simplifier pour s’adapter au goût du public”. La simplification fait intrinsèquement partie de toute démarche de vulgarisation, de toute dimension didactique d’un savoir. Si vous refusez de simplifier, alors vous refusez de donner accès à ces savoirs aux individus qui n’ont pas les moyens de l’acquérir par eux-mêmes. La simplification n’a pas pour but de s’adapter au goût du public mais à ses capacités réelles : il faut partir du simple pour aller vers le complexe, c’est tout l’art de la pédagogie de Buisson qui a fait le triomphe de l’école républicaine. En fait, le vrai problème n’est pas qu’on simplifie mais qu’on se refuse à aller au-delà de la simplification et qu’on ne cherche pas, à partir de ces acquis simplifiés, à recomposer un savoir plus complexe.
            Parce que je ne vois pas ce que vous reprochez à cette nouvelle émission sur France Inter : la question est “est-elle efficace pour conduire des gens qui, autrement, n’écouteraient pas de musique classique, vers une écoute de ce type de musique ou à défaut vers la construction du capital culturel nécessaire pour apprécier ce style de musique ?” et je ne vois pas pourquoi elle n’y répondrait pas positivement, en fonction de l’appareil pédagogique établi autour des “morceaux choisis” (une pratique qui se faisait beaucoup à l’école républicaine). Après, il est regrettable qu’elle ait remplacé l’émission de Jean Fontaine, mais celle-ci répondait-elle mieux à la question précédente ? De ce que vous m’en décrivez, j’ai tendance à penser qu’elle était très utile pour consolider un goût de la musique classique chez des auditeurs qui en étaient déjà amateurs (et c’est une mission de service public très honorable et qui mérite totalement d’être présente sur les ondes), mais bien peu pour donner le goût de cette musique à un public qui n’en n’aurait jamais entendu, non ?

            • Descartes dit :

              @ Goupil

              [Oui, je pense que la collectivité a le devoir de tirer l’ensemble des citoyens vers le haut, mais je récuse les qualificatifs d’élitiste, d’aristocratique et d’illibéral. Cette politique est, au contraire, parfaitement démocratique et parfaitement libérale.]

              On ne peut avoir le beurre et l’argent du beurre. Si vous pensez que la collectivité a « le devoir de tirer l’ensemble des citoyens vers le haut », alors vous postulez que la collectivité a le « droit » de le faire (car comment pourrait-on avoir le devoir de faire quelque chose qu’on n’a pas le droit de faire ?). Et si la société a le droit de vous « tirer vers le haut » que vous le vouliez ou non, que faites-vous du choix des citoyens ? Que se passe-t-il s’ils ne veulent pas être « tirés vers le haut » ?

              Vous voyez bien le problème : pour « tirer vers le haut » les gens, la collectivité doit exercer sur eux une certaine pression, plus ou moins amicale, plus ou moins respectueuse, mais pression enfin. La politique culturelle des municipalités communistes ou des organisations d’éducation populaire ne se contentait pas de créer des opportunités. Elle diffusait une image de ce qu’était un « bon citoyen » cultivé, et faisait honte à ceux qui ne s’y conformaient pas. Et pour ce qui concerne le choix des lectures recommandées, je vous assure qu’il n’y avait rien de « démocratique » dans le processus…

              [Démocratique car elle vise à briser le monopole qu’exerce aujourd’hui l’élite sur la culture légitime pour la rendre accessible au plus grand nombre.]

              Certes. Mais qui décide de ce qu’est « la culture légitime » ? Réponse : l’élite. Où est la « démocratie » là-dedans ?

              [Libérale car elle donne aux individus la possibilité du choix : quelle liberté réelle de choisir aurait un individu des classes populaires à qui l’on a jamais appris comment apprécier ladite culture légitime et qu’on se serait contenté de nourrir de culture de masse ?]

              Mais si elle leur donne des possibilités de choix, elle leur refuse un autre, celui de demeurer ignorant. C’est tout le paradoxe de l’affaire : est-ce « libéral » de donner à quelqu’un la possibilité de choisir qu’il le veuille ou pas ?

              [Contrairement à ce que vous dites, dans les classes supérieures, on a aucun mal à avouer qu’on regarde de la télé-réalité ou qu’on regarde le dernier Marvel (on se contentera de dire qu’on le regarde pour s’en moquer).]

              Après m’avoir dit que vous n’êtes pas convaincu par le fait que le « surmoi » fait que les élites dissimulent leurs basses passions, vous montrez avec cet exemple précisément le contraire. Pourquoi, les élites se sentent obligées de dire qu’elles regardent le dernier Marvel « pour s’en moquer » ? Pourquoi ne reconnaissent-elles franchement qu’elles prennent du plaisir à regarder un film débile, s’il n’y a pas ce « surmoi » qui les en empêche ?

              [Le vrai problème est que, dans les classes populaires, on ne regarde que ça, qu’on en fait un étalon culturel et même qu’on déprécie la culture légitime.]

              Mais si vous êtes « libéral » et même « démocratique », de quel droit pouvez-vous contester le choix des classes populaires, de quel droit pouvez-vous qualifier ce qui est « légitime » en termes culturels ? Le simple fait d’ériger un modèle vous éloigne de la logique libérale et démocratique…

              [« Autrement dit, il faut que l’école, les organisations, et plus largement la société fassent de l’homme cultivé un modèle. Ce qui suppose à l’inverse de faire de l’ignorance, de la grossièreté une tare. » Je suis d’accord. A une nuance près : l’ignorance n’est pas une tare, et je pense que ce n’est pas ce que vous voulez dire.]

              C’est bien ce que j’ai voulu dire : « Tare (nom féminin) : ce qui diminue la valeur, le mérite de quelqu’un ; grave défaut d’une personne, d’une société, d’une institution » (source Le Robert). C’est bien ce que j’ai voulu dire. L’ignorance est bien un grave défaut, qui diminue la valeur et le mérite des hommes.

              [Ce qu’il faut condamner, ce n’est pas le fait d’ignorer quelque chose (nul n’est parfait !) mais de se satisfaire de son ignorance.]

              Il faut être cohérent : si l’ignorance n’est pas un défaut, pourquoi ne pas s’en satisfaire ? Si vous voulez que les gens cherchent à dépasser leur ignorance, alors il faut faire de l’ignorance un défaut dont on a honte.

              [C’est la bêtise et non l’ignorance qu’il faut condamner.]

              Je ne suis pas de ceux qui « condamnent » facilement. Votre remarque est d’ailleurs étrange : vous me dites qu’il faut condamner la bêtise, contre laquelle on ne peut malheureusement rien, et pas l’ignorance qui, elle, peut se corriger…

              [On peut prendre en modèle l’homme cultivé mais aussi et surtout celui qui sait peu de choses mais fait des efforts pour en apprendre plus et qui est curieux.]

              En général, ce sont les mêmes. Les gens cultivés ne sont pas cultivés par hasard, mais parce qu’ils ont fait l’effort et ont eu la curiosité d’apprendre…

              [« Il ne s’agit plus d’élever les gens au niveau du musée ou de l’opéra, mais d’amener le musée et l’opéra au niveau des gens. Et si pour cela il faut simplifier – en jargon ministère de la culture on dit « dépoussiérer » – pour s’adapter au gout du public, on n’hésite pas. » Là, je ne vous suis pas. Je ne suis pas sûr de bien comprendre le “simplifier pour s’adapter au goût du public”. La simplification fait intrinsèquement partie de toute démarche de vulgarisation, de toute dimension didactique d’un savoir. Si vous refusez de simplifier, alors vous refusez de donner accès à ces savoirs aux individus qui n’ont pas les moyens de l’acquérir par eux-mêmes.]

              Je ne suis pas d’accord. L’art de la vulgarisation consiste à introduire d’une manière simple un concept, une théorie, un objet compliqué. Pour cela, on détache les principes fondamentaux qu’on présente sous une forme simple. Mais on ne simplifie pas la théorie, le concept, l’objet lui-même. Celui-ci reste complexe. La vulgarisation ne vous donne pas « accès aux savoirs » : ce n’est pas parce qu’on lit un livre de vulgarisation sur la mécanique quantique on a « accès au savoir » de la mécanique quantique. Tout au plus, on a une idée de quoi ça parle…

              [La simplification n’a pas pour but de s’adapter au goût du public mais à ses capacités réelles : il faut partir du simple pour aller vers le complexe,]

              Sauf que lorsque vous « simplifiez », vous n’arrivez jamais au « complexe ». Il faut bien faire la différence entre « simplifier » et « vulgariser », ce sont deux choses très différentes. La vulgarisation n’occulte pas la complexité de la chose qu’elle expose. Le risque de la simplification, c’est justement de faire croire qu’on accède à un savoir, un concept, une œuvre parce qu’on accède à une « version simplifiée ».

              [Parce que je ne vois pas ce que vous reprochez à cette nouvelle émission sur France Inter : la question est “est-elle efficace pour conduire des gens qui, autrement, n’écouteraient pas de musique classique, vers une écoute de ce type de musique ou à défaut vers la construction du capital culturel nécessaire pour apprécier ce style de musique ?” et je ne vois pas pourquoi elle n’y répondrait pas positivement, en fonction de l’appareil pédagogique établi autour des “morceaux choisis” (une pratique qui se faisait beaucoup à l’école républicaine).]

              Ce que je reproche à cette émission, c’est justement que l’écoute de morceaux choisis ne conduit pas à l’écoute des œuvres intégrales, de la même manière que le zapping ne conduit pas à regarder les films en entier. Tout simplement parce que la démarche est très différente. La pratique du zapping – que ce soit dans la musique, dans l’audiovisuel ou même en littérature – ne forme pas la patience, l’attention longue qui est nécessaire pour jouir d’une œuvre complète.

              La pratique des « morceaux choisis » dont l’école de la IIIème République a beaucoup usé n’a pas formé de grands lecteurs. Elle était utilisée moins pour former à la littérature que pour former à la lecto-écriture.

              [Après, il est regrettable qu’elle ait remplacé l’émission de Jean Fontaine, mais celle-ci répondait-elle mieux à la question précédente ? De ce que vous m’en décrivez, j’ai tendance à penser qu’elle était très utile pour consolider un goût de la musique classique chez des auditeurs qui en étaient déjà amateurs (et c’est une mission de service public très honorable et qui mérite totalement d’être présente sur les ondes), mais bien peu pour donner le goût de cette musique à un public qui n’en n’aurait jamais entendu, non ?]

              Je ne sais pas, je n’ai pas connaissance d’études sur la question. Mais le fait que l’émission ait duré plus de quarante ans sur les ondes d’une radio généraliste qui n’est pas particulièrement fréquentée par le public qui aime la musique classique – qui fréquente plutôt les ondes de France-Musique ou de France-Culture – me fait penser que son influence allait bien au-delà de ce public…

          • Bob dit :

            @ Descartes
             
            [Le modèle que vous proposez implique accepter qu’il existe quelqu’un qui sait ce qui est bon pour le citoyen mieux que le citoyen lui-même].
            D’accord avec vous.
            Cependant, n’est-ce pas vous-même qui reprochez aux politiciens de nous avoir “fait avaler” par voie parlementaire (traité de Lisbonne) ce que le peuple avait refusé par le vote non au referendum de 2005 ? Cette “élite” politicienne ne peut-elle pas aussi être supposée savoir ce qui est bon pour le peuple (même contre l’opinion de ce dernier, sans doute non-éclairée…) ?
            Pourquoi accepter pour la culture ce que vous refusez – et moi avec vous – pour la politique ?

            • Descartes dit :

              @ Bob

              [Cependant, n’est-ce pas vous-même qui reprochez aux politiciens de nous avoir “fait avaler” par voie parlementaire (traité de Lisbonne) ce que le peuple avait refusé par le vote non au referendum de 2005 ? Cette “élite” politicienne ne peut-elle pas aussi être supposée savoir ce qui est bon pour le peuple (même contre l’opinion de ce dernier, sans doute non-éclairée…) ?
              Pourquoi accepter pour la culture ce que vous refusez – et moi avec vous – pour la politique ?]

              Question fort pertinente. Le problème que vous posez ici est une variante de la question bien connue de l’œuf et de la poule. S’il faut un œuf pour faire une poule, et une poule pour faire un œuf, lequel est venu le premier ? Ici, la question prend la forme suivante : nous voulons une société où les individus puissent choisir de façon libre et informée. Or, seul un individu savant et cultivé peut faire des choix libres et informés. Lui donner savoir et culture est donc un préalable à tout choix libre et informé. Mais alors, comment pourrait-il choisir de manière libre et informée s’il souhaite ou non recevoir savoir et culture ?

              On es donc obligé de fixer l’origine quelque part. Et donc de dire que les individus doivent être libres de choisir… sauf lorsqu’il s’agit des instruments qui leur permet de choisir librement ! C’est pourquoi on rend l’école obligatoire…

            • Descartes dit :

              @ Bob

              [Cependant, n’est-ce pas vous-même qui reprochez aux politiciens de nous avoir “fait avaler” par voie parlementaire (traité de Lisbonne) ce que le peuple avait refusé par le vote non au referendum de 2005 ? Cette “élite” politicienne ne peut-elle pas aussi être supposée savoir ce qui est bon pour le peuple (même contre l’opinion de ce dernier, sans doute non-éclairée…) ?
              Pourquoi accepter pour la culture ce que vous refusez – et moi avec vous – pour la politique ?]

              Question fort pertinente. Le problème que vous posez ici est une variante de la question bien connue de l’œuf et de la poule. S’il faut un œuf pour faire une poule, et une poule pour faire un œuf, lequel est venu le premier ? Ici, la question prend la forme suivante : nous voulons une société où les individus puissent choisir de façon libre et informée. Or, seul un individu savant et cultivé peut faire des choix libres et informés. Lui donner savoir et culture est donc un préalable à tout choix libre et informé. Mais alors, comment pourrait-il choisir de manière libre et informée s’il souhaite ou non recevoir savoir et culture ?

              On es donc obligé de fixer l’origine quelque part. Et donc de dire que les individus doivent être libres de choisir… sauf lorsqu’il s’agit des instruments qui leur permet de choisir librement ! C’est pourquoi on rend l’école obligatoire…

      • P2R dit :

        @ Descartes
         
        [Pour que votre explication fonctionne, il faudrait que les fermes qui ont le moins automatisé le curage/paillage soient celles ou la distance entre le pré et l’étable est la plus importante. Or, les deux variables semblent indépendantes]
         
        Ce serait le cas s’il était précisé que les exploitations qui ont les temps d’astreintes les plus élevés ou les plus bas soient les mêmes en hiver qu’au printemps, ce qui n’est nullement le cas. En hiver, ce sont les exploitations les moins équipées technologiquement qui ont les temps d’astreinte les plus longs, au printemps ce sont celles qui sont en traite manuelle et dont les prés sont les plus distants. Rien dans mon explication n’implique une corrélation entre taux d’équipement et distance aux prés.
         
        [Je pense aussi à l’excellente étude du CREDOC (https://www.credoc.fr/download/pdf/Rech/C210.pdf) d’où j’extrait le paragraphe suivant (…)]
         
        Cette étude a l’air passionnante, il faut que je trouve le temps de m’y plonger plus imersivement. Quelques réflexions cependant, recoupant celles de Goupil.
         
        Je suis d’accord pour dire que la valeur du temps de loisir versus le revenu ”supplémentaire” obtenu en travaillant ces heures  (c.a.d. le choix entre loisir et amélioration du quotidien – donc au-delà du strict nécessaire qu’un SMIC peut garantir- ) joue bel et bien sur la désirabilité du temps de loisir. Là où j’avais un doute, et ce sur quoi je voulais porter la discussion, c’est d’abord sur le point que ce choix entre travail et loisir est fonction de la qualité “objective” des loisirs (autrement dit que visiter un musée soit intrinsèquement et pour tout individu plus attractif qu’un après-midi chasse, indépendamment de l’éducation reçue), et d’autre part que cette “qualité de loisir” est avant tout liée à une question de revenu. Sur le premier point, l’étude du CREDOC vous donne raison. Sur le second je suis plus réservé: Quand on lit dans l’étude que « Plus on s’élève sur l’échelle sociale, et plus l’occupation du temps libre laisse une place réduite au loisir « passif », je crois qu’il faut être prudent: je crois que plus on est diplômé, plus on est ouvert et initié à la culture, plus on hérite d’un capital immatériel culturel important, plus le temps de loisir actif est important. Mais ce cas de figure, même s’il recoupe largement le critère du niveau de revenus, ne peut en aucun cas être confondu avec lui, contrairement à ce que vous me sembliez affirmer. 
         
        [Vous voulez dire que ceux qui quittent la campagne le font non pas parce que la vie sociale est objectivement pauvre et les loisirs limités, mais parce qu’ils ne perçoivent pas l’incroyable richesse que ceux qui y demeurent ont découverte ? Que c’est une affaire de perception, et non de réalité ?]
         
        Non, je crois que ceux qui restent (ou qui reviennent) comparent la vie qu’ils peuvent avoir en ville et à la campagne, en fonction de leurs revenus et de leur budget logement. Car à budget et revenus équivalents, le choix n’est pas entre un bel appartement parisien et une belle maison en Creuse. A revenu égal ou comparable, vous avez le choix entre une maison à la campagne de 250m2 avec jardin et piscine, qui plus-est peut être pas si loin d’une ville moyenne avec toutes les commodités, et accès à tout type d’activités de plein air, alors qu’en région parisienne pour la même somme, vous aurez 70m2 en banlieue, 2h de transport en commun par jour, et que les activités gratuites voir même bon marché sont rares. La question est d’autant plus délicate si vous avez des enfants. Je connais pour ma part plusieurs personnes qui ont dû résider en région parisienne pour quelques années et qui ont fui dès qu’elles l’ont pu, pour retrouver, si ce n’est la campagne profonde, au moins un environnement périurbain éloigné de province qui leur offrait un confort de vie qu’ils ne pouvaient pas envisager avant.
         
        [Personnellement, je sais que MOI je n’éprouve pas le même plaisir en visitant les églises de Venise que celles de Rocamadour. Est-ce que c’est différent pour le paysan ou l’ouvrier moyen ? Je n’ai aucun moyen de le dire. Est-ce que SUBJECTIVEMENT ils ne voient pas la différence ? Et bien, je ne le crois pas, justement parce que je me refuse à tout « mépris de classe »]
         
        Mais vous, vous avez la possibilité de visiter Venise, et cela fait une grande différence. Si vous avez la possibilité de vous offrir une Ferrari, votre nouvelle Mercedes ne va vous procurer qu’un plaisir modéré. Alors que si vous roulez en Fiat Panda au quotidien, vous jouirez intensément de votre nouvelle Mercedes acquise au prix de l’intégralité de votre épargne et d’un endettement, quand bien même vous êtes au courant qu’il existe des Ferraris, car celles-ci sont absolument inaccessibles et ne peuvent faire l’objet d’un désir réalisable. C’était là la base de ma réflexion. Mais encore une fois j’admet qu’il soit possible que je me trompe. J’aimerais avoir le temps de parcourir davantage d’ouvrages sur le sujet.
         
        [Je ne vois pas pourquoi un mélomane désargenté vivrait plus mal le fait de ne pas pouvoir aller à l’Opéra qu’un chômeur amateur de voitures de ne pas pouvoir se payer une Ferrari. // vous pensez précisément qu’un chômeur NE PEUT PAS désirer une Ferrari. Comment pourrait-il alors « vivre mal » la frustration d’un désir qu’il ne peut pas avoir ?]
         
        ça tombe sous le sens. Pour le chômeur mélomane comme pour le chômeur amateur de voiture, l’Opéra et la Ferrari ne sont pas des désirs (en ce qu’ils ne sont pas atteignables), ce sont des fantasmes. “Vivre mal” ou éprouver de la frustration à cause de la non-satisfaction d’un fantasme, c’est de l’ordre de la pathologie psychiatrique. Quand je dis que “Je ne vois pas pourquoi un mélomane désargenté vivrait plus mal le fait de ne pas pouvoir aller à l’Opéra qu’un chômeur amateur de voitures de ne pas pouvoir se payer une Ferrari”, j’exprime le fait que ni l’un ni l’autre ne souffre réellement de cette impossibilité, sauf pathologie.
         
        [On ne peut d’un côté prétendre que la grande culture vaut bien une sortie de pêche – fut ce subjectivement – et ensuite soutenir qu’il faut investir des efforts pour que chacun puisse jouir des plaisirs de la grande culture…]
         
        Il faut “investir des efforts pour que chacun puisse jouir des plaisirs de la grande culture” car je crois comme vous que la clé du bonheur individuel consiste en la possibilité de choisir, et je crois que les individus sont différents. Une personne issue d’un milieu populaire peut tout à fait haïr la pêche et avoir un tropisme culturel qui ne demande qu’à être stimulé pour que la personne s’épanouisse, et le seul moyen pour cela est d’enseigner la grande culture à tout le monde. Malgré cela vous ne ferez pas de tous les citoyens des êtres cultivés. Une personne issue d’un milieu bourgeois peut préférer l’oisiveté et le jetski à la grande culture malgré des revenus élevés et une exposition culturelle conséquente dans sa prime jeunesse. En cela je ne crois pas faire de mépris de classe. Il faut pousser pour la grande culture, mais vous aurez toujours des gens qui choisiront finalement le tuning, la pêche ou la jet-set. C’est objectivement dommage, mais on ne peut pas faire boire un âne qui n’a pas soif. Ou alors vous vous asseyez sur le principe du “choix comme clé du bonheur” et vous imposez la grande culture comme objet de loisir unique et universel de gré ou de force.
         
        Au passage, je crois que cette question de l’élargissement du champ des possibles comme clé du bonheur, si elle est individuellement valide, ne devrait pas être la clé de voûte ni la motivation première d’un raisonnement politique. L’éducation à la culture au plus jeune âge, et même, nous sommes d’accord, un virulent prosélytisme en ce qui concerne la culture, les sciences, la morale et les savoirs fondamentaux sont politiquement souhaitables non pas au motif du bonheur individuel, mais parce qu’objectivement il est dans l’intérêt de la société d’avoir des citoyens éduqués, cultivés, rationnels et moraux pour être stable, juste et pérenne. 
         
        Faire du bonheur individuel, et donc de l’extension du champ des possibles de chacun le but ultime d’une société nous mène tout droit aux problématiques actuelles. Si vous faites de l’extension du champ des possibles l’alpha et l’omega du bonheur, et le bonheur individuel l’objectif suprême du fonctionnement de la société, il faut assumer et permettre l’autodétermination du genre, le suicide assisté ou le communautarisme. C’est pourquoi, politiquement, il me semble crucial de faire “comme si” le bonheur n’était pas conditionné à une liberté individuelle ultime de “choisir sa vie”, mais le résultat corollaire d’un fonctionnement sain de la société. Parce que le rôle du politique n’est pas juste de rendre ses citoyens heureux, mais de faire en sorte que ce bonheur dure, et parfois il faut savoir en passer par de la coercition, du sang et des larmes pour atteindre un tel objectif.
         
         
        [« En revanche, une fois sorti de l’état de nécessité, on constate que le “degré de satisfaction dans la vie” stagne, selon une étude de l’INSEE, indépendamment du niveau de richesse.// C’est un peu comme la fameuse enquête où l’on demandait aux gens s’ils s’estimaient plus intelligents que la médiane, et qui donne des résultats de l’ordre de 80%… ce qui est bien entendu une impossibilité logique.]
         
        Je n’ai pas compris en quoi ce résultat présentait une impossibilité logique, pas plus que de la manière dont une enquête sur un sentiment subjectif pourrait être menée autrement que  “en fonction de critères qui sont propres (à chaque individu)”.
         
         
        [Tout au plus, je pense qu’il y a une sorte d’inertie sociale qui fait qu’on change difficilement les habitudes qu’on a acquis pendant l’enfance et la prime jeunesse. Je connais des ouvriers ou des paysans qui, même enrichis, continuent à vivre comme ils ont été habitués dans leur enfance, et à l’inverse des bourgeois qui, ayant fait faillite, s’endettent irrationnellement pour maintenir certaines habitudes. ]
         
        Je crois, comme je vous l’exposais plus haut, que la question n’est pas tant celle du revenu que celle de l’initiation à la culture. Je le dis sans détour, mon père n’est pas quelqu’un de “cultivé” au sens “grande culture” du terme, malgré une scolarité suivie à une époque où on récitait encore Hugo en primaire. Il la respecte, mais elle ne lui parle pas. Je vois là la raison de son choix dans les loisirs, qui contredit votre postulat sur le rapport entre niveau de revenus et qualité des loisirs. Il y a un autre facteur lié à l’ancrage de la mentalité paysanne, bien entendu, où la notion d’épargne en cas de mauvaise passe est centrale, tout comme celle de la transmission et une aversion pour le tape-à-l’oeil.  Sa table est ouverte tous les jours à toute heure à qui veut s’y inviter, mais il regardera toujours un prix avant d’acheter..
         
        [Mais que fait la génération suivante ? Je n’ai pas l’impression que vous-même soyez prêt à vous satisfaire à « passer un week-end à faire du bois »… encore une fois, sans vouloir vous offenser.]
         
        Et pourtant.. ceci étant dit cela s’explique: je ne suis pas très cultivé non plus, je l’admet sans détour, et j’ai un tempérament assez solitaire. J’ai davantage baigné dans la pop culture “haut de gamme” que dans la “grande culture”, et mes loisirs sont essentiellement centrés autour de la pratique musicale (composition, pratique, expérimentations, répétitions, tournées, tout ceci en amateur éclairé, sans plus). Mais un week-end au grand air à tronçonner, remonter un mur écroulé ou marcher dans la campagne, non, ça n’est pas une corvée.
         
        [Bien entendu. Mais sans cracher sur un progrès, je reste convaincu tout de même que le Grand Soir est nécessaire. Evidement, on est plus heureux et épanoui lorsqu’on est intégré économiquement et « respecté socialement et culturellement » que lorsqu’on ne l’est pas. Tout avance dans cette direction est un progrès et doit être saluée. Mais de là à dire que cela suffit pour que les exploités « vivent tout à fait une vie heureuse et épanouie », non, je n’irai pas aussi loin.]
         
        Et bien j’assume de penser l’inverse, bien entendu sous condition que l’exploitation en question soit “mesurée” (donc réglementée) et qu’un service public robuste et puissant gère les domaines où l’économie de marché est inefficace. Mais que voulez-vous, je n’ai pas l’âme d’un aventurier. Et surtout je n’arrive pas à imaginer une société intégralement socialiste sans être absolument totalitaire. En d’autres termes, je n’ai pas la tentation de lâcher un tien pour deux tu l’auras.
         
        [Je voudrais savoir pourquoi vous pensez que si les fermes au lieu d’être des entreprises personnelles devenaient des sociétés anonymes cela entraînerait nécessairement une délocalisation.]
         
        Parce qu’un paysan propriétaire éleveur porcin (par exemple) pourra accepter de subir un niveau élevé de normes et d’instabilité réglementaire s’il est attaché à une région, à sa famille, à sa patrie, à son mode de vie, autrement dit s’il trouve dans le fait d’exploiter en France des contreparties non-financières, une sorte de “bénéfice immatériel” qui fait que son choix de ne pas délocaliser reste rationnel, même si “mutatis mutandis” son exploitation serait plus rentable s’il s’installait en Allemagne. Pour le capital, ce “bénéfice immatériel” n’existe simplement pas, aussi le seuil auquel la délocalisation devient avantageuse, en dépit des contraintes inhérentes à la production agricole déjà évoquées, est nettement plus susceptible d’être atteint. 
         
        [Je dois être bouché ce matin. Je ne trouve aucun message ou j’aurais écrit que « La décroissance de la production agricole française s’explique par une diminution des effectifs ». ]
         
        Peut-être ne vous ai-je pas compris. Voilà notre échange: 
         
        Vous: « Vous noterez tout de même que l’un des slogans répétés à propos et hors de propos lors de ce mouvement a été la baisse continue du nombre d’exploitations, alors que cette baisse est NORMALE dans un processus d’industrialisation et de concentration. » 
        Moi le 8 fevrier:  “Oui, dans un processus d’industrialisation et de concentration. Qui devrait donc se traduire par une augmentation de la production. Or en 2023 on a mesuré une baisse de la production de 0,8%”
         
        Vous: “(me citant) Seulement si les effectifs restent constants. Ce n’est pas le cas.”

        • Descartes dit :

          @ P2R

          [Ce serait le cas s’il était précisé que les exploitations qui ont les temps d’astreintes les plus élevés ou les plus bas soient les mêmes en hiver qu’au printemps, ce qui n’est nullement le cas.]

          Je vous rappelle que vous aviez dit exactement le contraire lorsqu’on discutait de la question de la saisonnalité du travail. Vous aviez soutenu à l’époque que les contraintes d’astreinte ne changeaient pas significativement avec les saisons…

          [Je suis d’accord pour dire que la valeur du temps de loisir versus le revenu ”supplémentaire” obtenu en travaillant ces heures (c.a.d. le choix entre loisir et amélioration du quotidien – donc au-delà du strict nécessaire qu’un SMIC peut garantir) joue bel et bien sur la désirabilité du temps de loisir. Là où j’avais un doute, et ce sur quoi je voulais porter la discussion, c’est d’abord sur le point que ce choix entre travail et loisir est fonction de la qualité “objective” des loisirs]

          Il y a un problème logique dans votre remarque. Si vous admettez que la désirabilité dépend du rapport entre la « valeur du temps de loisir » et le revenu marginal obtenu en travaillant ces heures, il vous faut alors admettre qu’on peut mesurer objectivement la « valeur du temps de loisir ». Comment arrivez-vous à mesurer cette « valeur » sans faire référence à la « qualité objective des loisirs » accessibles ?

          [Sur le second je suis plus réservé: Quand on lit dans l’étude que « Plus on s’élève sur l’échelle sociale, et plus l’occupation du temps libre laisse une place réduite au loisir « passif », je crois qu’il faut être prudent: je crois que plus on est diplômé, plus on est ouvert et initié à la culture, plus on hérite d’un capital immatériel culturel important, plus le temps de loisir actif est important. Mais ce cas de figure, même s’il recoupe largement le critère du niveau de revenus, ne peut en aucun cas être confondu avec lui, contrairement à ce que vous me sembliez affirmer.]

          Je n’ai rien « affirmé » de la sorte. Mon point était plutôt de comparer la qualité des loisirs en milieu rural et en milieu urbain. Et là, la corrélation avec le « capital culturel » et la position dans « l’échelle sociale » est bien plus forte. Ce n’est pas par hasard si les démographes ont fait la distinction entre la France urbaine et la France périphérique…

          [Non, je crois que ceux qui restent (ou qui reviennent) comparent la vie qu’ils peuvent avoir en ville et à la campagne, en fonction de leurs revenus et de leur budget logement. Car à budget et revenus équivalents, le choix n’est pas entre un bel appartement parisien et une belle maison en Creuse.]

          Mais pourquoi faire la comparaison « à revenu constant » ? Le revenu qu’une même personne peut espérer à Paris n’est pas le même que celui qu’il peut obtenir dans la Creuse. Le phénomène du télétravail peut partiellement changer la chose, mais pour le moment, ce n’est pas le cas. La pyramide des revenus à Paris et dans la Creuse reste très largement différente.

          [alors qu’en région parisienne pour la même somme, vous aurez 70m2 en banlieue, 2h de transport en commun par jour, et que les activités gratuites voir même bon marché sont rares.]

          Peut-être suis-je un rat des villes, mais je m’élève radicalement contre cette idée que les « activités gratuites » seraient plus rares en ville qu’à la campagne. S’il s’agit de promenades, le bois de Vincennes ou celui de Boulogne – sans compter avec les magnifiques parcs des Tuileries ou du Luxembourg – sont parfaitement gratuits. Et si les musées ne sont pas gratuits, ils sont vraiment très accessibles : mon abonnement au Louvre me coûte exactement 70 euros par an, et pour ce prix j’ai l’entrée libre à l’ensemble du musée, expositions incluses. Et je peux vous assurer qu’au Louvre, on peut visiter chaque week-end un parcours différent sans qu’ils se répètent dans l’année…

          Mais au-delà de la perception subjective de chacun, il y a un fait : à l’heure de choisir, ceux qui sont prêts à subir les 70 m2 en banlieue et les deux heures de transport plutôt que de rester dans leur campagne ont été ces cinquante dernières années bien plus nombreux que ceux qui font le trajet inverse. Il faut croire que la ville offre quelques petites compensations en termes de qualité de vie.

          [« Personnellement, je sais que MOI je n’éprouve pas le même plaisir en visitant les églises de Venise que celles de Rocamadour. Est-ce que c’est différent pour le paysan ou l’ouvrier moyen ? Je n’ai aucun moyen de le dire. Est-ce que SUBJECTIVEMENT ils ne voient pas la différence ? Et bien, je ne le crois pas, justement parce que je me refuse à tout « mépris de classe » » Mais vous, vous avez la possibilité de visiter Venise, et cela fait une grande différence.]

          Si j’ai pris l’exemple de Venise, c’est parce que la visite de Venise n’est pas inaccessible, même à un ouvrier ou un paysan. Cela représente un effort économique, certes, mais pas quelque chose qui soit totalement hors de portée. Je ne crois d’ailleurs pas que le principal obstacle soit économique. Il y a aussi la question de la valeur « subjective » que le voyage à Venise peut avoir en fonction du « capital culturel » du voyageur.

          [En cela je ne crois pas faire de mépris de classe. Il faut pousser pour la grande culture, mais vous aurez toujours des gens qui choisiront finalement le tuning, la pêche ou la jet-set. C’est objectivement dommage, mais on ne peut pas faire boire un âne qui n’a pas soif. Ou alors vous vous asseyez sur le principe du “choix comme clé du bonheur” et vous imposez la grande culture comme objet de loisir unique et universel de gré ou de force.]

          C’est sur ce point que nous différons profondément. Contrairement à vous, je crois à la possibilité de cultiver tout le monde. Ou pour être plus précis, de donner à chacun le langage de la « grande culture ». Parce que pour moi, la « grande culture » est d’abord un langage. Les œuvres parlent, et elles parlent avec un vocabulaire et une syntaxe particulière, que je ne peux comprendre que si je l’ai appris. Et cet apprentissage ne peut être facultatif, puisqu’il est la condition nécessaire de l’exercice de la liberté de choix. C’est là l’un des paradoxes du « principe du choix comme clé du bonheur » : pour pouvoir choisir librement, il faut un certain nombre de prérequis. Et vous ne pouvez pas « choisir » de ne pas les acquérir, puisqu’ils sont la condition même du choix.

          Après, une fois que vous avez ce langage, vous pouvez choisir de ne pas le parler, de ne pas l’entendre. Je pense que le cas est rare : j’ai confiance dans le fait que l’immense plaisir qu’on éprouve à pratiquer ce langage lorsqu’on le domine est raison suffisante pour que les gens qui le parlent continuent à se cultiver.

          [Au passage, je crois que cette question de l’élargissement du champ des possibles comme clé du bonheur, si elle est individuellement valide, ne devrait pas être la clé de voûte ni la motivation première d’un raisonnement politique. L’éducation à la culture au plus jeune âge, et même, nous sommes d’accord, un virulent prosélytisme en ce qui concerne la culture, les sciences, la morale et les savoirs fondamentaux sont politiquement souhaitables non pas au motif du bonheur individuel, mais parce qu’objectivement il est dans l’intérêt de la société d’avoir des citoyens éduqués, cultivés, rationnels et moraux pour être stable, juste et pérenne.]

          Je suis d’accord avec vous. Le bonheur des citoyens n’est pas un objectif politique de premier rang.

          [« « En revanche, une fois sorti de l’état de nécessité, on constate que le “degré de satisfaction dans la vie” stagne, selon une étude de l’INSEE, indépendamment du niveau de richesse.// C’est un peu comme la fameuse enquête où l’on demandait aux gens s’ils s’estimaient plus intelligents que la médiane, et qui donne des résultats de l’ordre de 80%… ce qui est bien entendu une impossibilité logique. » Je n’ai pas compris en quoi ce résultat présentait une impossibilité logique, pas plus que de la manière dont une enquête sur un sentiment subjectif pourrait être menée autrement que “en fonction de critères qui sont propres (à chaque individu)”.]

          Ce que je voulais dire, c’est qu’une question qui appelle au jugement subjectif des gens ne donne guère d’information sur la réalité. Dans la mesure où chacun est appelé à exprimer son « degré de satisfaction dans la vie » évalué en fonction de critères qui sont différents chez chaque individu, les réponses agrégées ne donnent aucune information. Demander aux gens s’ils sont satisfaits de leur situation ne me donne aucune information sur le fait de savoir si leur situation est satisfaisante…

          [Je crois, comme je vous l’exposais plus haut, que la question n’est pas tant celle du revenu que celle de l’initiation à la culture. Je le dis sans détour, mon père n’est pas quelqu’un de “cultivé” au sens “grande culture” du terme, malgré une scolarité suivie à une époque où on récitait encore Hugo en primaire. Il la respecte, mais elle ne lui parle pas. Je vois là la raison de son choix dans les loisirs, qui contredit votre postulat sur le rapport entre niveau de revenus et qualité des loisirs.]

          La corrélation n’est pas mécanique : elle apparaît avec un certain retard, parce que les mentalités ne se changent pas facilement. Votre père, même enrichi, n’a pas changé d’habitudes. Mais quid de ses enfants ? Je crois comprendre que ce n’est pas tout à fait la même chose. Je me trompe ?

          [« Mais que fait la génération suivante ? Je n’ai pas l’impression que vous-même soyez prêt à vous satisfaire à « passer un week-end à faire du bois »… encore une fois, sans vouloir vous offenser. » Et pourtant.. ceci étant dit cela s’explique: je ne suis pas très cultivé non plus, je l’admet sans détour, et j’ai un tempérament assez solitaire. J’ai davantage baigné dans la pop culture “haut de gamme” que dans la “grande culture”, et mes loisirs sont essentiellement centrés autour de la pratique musicale (composition, pratique, expérimentations, répétitions, tournées, tout ceci en amateur éclairé, sans plus).]

          La composition, l’expérimentation musicale sont quand même des loisirs culturels « haut de gamme »…

          [Mais un week-end au grand air à tronçonner, remonter un mur écroulé ou marcher dans la campagne, non, ça n’est pas une corvée.]

          La formulation négative de cette remarque vaut pour moi démonstration… 😉

          [Et surtout je n’arrive pas à imaginer une société intégralement socialiste sans être absolument totalitaire. En d’autres termes, je n’ai pas la tentation de lâcher un tien pour deux tu l’auras.]

          Moi, je n’ai aucune difficulté à le voir. Je ne vois pas pourquoi le transfert du capital des mains privées à une institution publique devrait aboutir à du « totalitarisme ». Cela ne suppose même pas d’abandonner la régulation de marché dans les domaines où elle est efficiente…

          [« Je dois être bouché ce matin. Je ne trouve aucun message ou j’aurais écrit que « La décroissance de la production agricole française s’explique par une diminution des effectifs ». » Peut-être ne vous ai-je pas compris. Voilà notre échange: (…)]

          De cet échange vous pouvez valablement déduire que j’explique la baisse de la production par une baisse des effectifs plus rapide que l’augmentation de la productivité. Mais pas par la seule « baisse des effectifs »…

  15. P2R dit :

    @ Descartes
     
    Une petite question en aparté: dans votre analyse, vous agrégez systématiquement la dimension “libre-échangiste” (la fameuse concurrence “libre et non faussée”) au concept “capitalisme”, et in extenso l’extension du libéralisme à “l’extension du domaine du capital”. Ce qui ne vous empêche pas de dire par ailleurs que ce qui caractérise le capitalisme, c’est le mode de production, à savoir un système où le détenteur du capital prélève une partie de la richesse produite par le travailleur, la plus-value. Ma question est la suivante: selon vous, le libéralisme fait-il partie de l’essence même du capitalisme, ou est-ce un phénomène parallèle et contingent, qui devrait donc être analysé comme tel ? 

    • Descartes dit :

      @ P2R

      [Une petite question en aparté : dans votre analyse, vous agrégez systématiquement la dimension “libre-échangiste” (la fameuse concurrence “libre et non faussée”) au concept “capitalisme”, et in extenso l’extension du libéralisme à “l’extension du domaine du capital”. Ce qui ne vous empêche pas de dire par ailleurs que ce qui caractérise le capitalisme, c’est le mode de production, à savoir un système où le détenteur du capital prélève une partie de la richesse produite par le travailleur, la plus-value. Ma question est la suivante : selon vous, le libéralisme fait-il partie de l’essence même du capitalisme, ou est-ce un phénomène parallèle et contingent, qui devrait donc être analysé comme tel ?]

      Question absolument passionnante, et pour laquelle je n’ai pas de véritable réponse. Tout ce que je peux vous donner ce sont des pistes de réflexion.

      D’abord, ni le commerce ni le marché n’ont été inventés dans un cadre capitaliste. Ils existent depuis la plus haute antiquité, d’abord sous forme de troc, puis dans un cadre monétaire. C’est vrai pour les marchandises, c’est vrai pour les services. La seule nouveauté apportée par le capitalisme, c’est la possibilité d’acheter et de vendre sur le marché sa force de travail, processus marginal sous les modes de production antérieurs, et qui devient dominant dans le cadre capitaliste.

      Si le mécanisme de marché occupe une place aussi importante, c’est que c’est un mécanisme relativement efficient pour allouer les facteurs de production et les biens et services produits. Avec une information très limitée, le marché arrive à dégager un signal – le prix – qui indique aux acteurs ce qu’il faut produire, et au consommateur ce qu’il peut consommer. Mais cette efficacité est d’autant plus grande que dans son fonctionnement le marché s’approche du modèle « pur et parfait ». Et dans ce modèle, on retrouve comme condition nécessaire – mais non suffisante – l’idée d’un marché « libre et non faussé ».

      Contrairement à une légende populaire, le capitaliste en tant qu’individu n’a aucun intérêt à ce que les marchés soient « purs et parfaits ». En effet, dans un marché pur et parfait le prix d’équilibre s’approche asymptotiquement du coût de production, réduisant le profit à néant. Les capitalistes ont donc, depuis le début du capitalisme, cherché les imperfections du marché : cartélisation, différentiation des produits, exclusivités, secret des informations, tous ces mécanismes rendent les marchés imparfaits… et augmentent les marges de ceux qui « y sont » en écartant ceux qui « n’y sont pas ».

      Alors, me direz-vous, pourquoi la bourgeoisie soutient l’approfondissement néolibéral ? Parce que si le bourgeois individuellement n’a pas intérêt à un marché « libre et non faussé », l’intérêt de la bourgeoisie en tant que classe est différent. En effet, les biais de concurrence se font toujours au bénéfice de certains bourgeois… et au détriment des autres. Quand vous « cartellisez » un marché, vous faites la fortune de ceux qui appartiennent au cartel, et la ruine des autres. La liberté des marchés, c’est d’abord la liberté des bourgeois de se concurrencer entre eux, de se partager le gâteau de la plus-value plus ou moins équitablement. La bourgeoisie en tant que groupe social a un intérêt globalement à ce que les mécanismes d’allocation du capital fonctionnent correctement, ce qui suppose que le signal prix produit par les marchés, qui vous indique où se trouvent les investissements les plus rentables, ne soit pas faussé.

      Se greffe sur cette question un problème politique : celui de l’intervention de l’Etat dans l’économie. Par le passé, l’Etat n’avait pas beaucoup de moyens d’intervenir dans l’économie. L’inexistence ou la faible fiabilité de la statistique économique, l’absence d’instruments théorique rendaient l’intervention de l’Etat aléatoire. Au XVIIIème et XIXème siècle, le marché était le seul mécanisme de régulation de l’économie possible. La régulation administrative n’était possible que dans des très rares domaines, et était très rarement optimale parce qu’elle opérait un peu au hasard. L’amélioration de la statistique et de la théorie économique rend possible après la guerre 1914-18 une véritable politique économique. Ce n’est pas par hasard si les idées « planistes » fleurissent à cette époque. Or, la bourgeoisie craint par-dessus tout cette intervention, parce que si le rapport de forces économique lui est favorable, le rapport de forces numérique – qui est celui qui compte depuis l’instauration du suffrage universel – lui est très défavorable. C’est pourquoi dans l’alternative entre la régulation par l’Etat et celle par le mécanisme de marché, la bourgeoisie choisit toujours le second. Plus récemment, une troisième alternative a été trouvée : la régulation par une oligarchie détachée du suffrage universel : autorités administratives indépendantes, commission européenne…

      Donc, pour répondre à votre question : non, le libéralisme économique – ou politique d’ailleurs – ne fait pas intrinsèquement du mode de production capitaliste. On peut imaginer un capitalisme administré par l’Etat avec de larges secteurs où le prix et des quantités régulées par voie administrative – c’est peu ou prou ce qu’on a eu pendant les guerres et pendant les « trente glorieuses » (les jeunes ne le savent pas, mais jusqu’à la fin des années 1970 le prix du pain, du lait, de l’essence, de l’électricité, du gaz étaient fixés par l’Etat), de la même manière qu’il y a de nombreuse dictatures capitalistes, et qui ma foi ne s’en sortent pas plus mal que les démocraties en matière économique. Ce qui ne veut pas dire qu’à certains moments particuliers la bourgeoisie n’ait pas besoin des marches « libres et non faussés » comme instrument de régulation, ou de la démocratie libérale comme moyen de légitimation politique.

      On peut d’ailleurs prendre la chose par un autre bout : si le marché et le libéralisme sont « contingents » au capitalisme, on devrait pouvoir concevoir un socialisme utilisant le marché pour réguler les prix. Et personnellement, je n’y vois aucun obstacle de fond, à une exception près : la force de travail ne peut plus être une marchandise, et donc faire l’objet d’échanges sur un marché. Mais pour le reste, en quoi il serait impossible sous le socialisme que les restaurants « d’Etat » ou organisés sous forme coopérative fixent librement leurs prix et se concurrencent entre eux ?

      Bien sur, ce développement ne vise qu’à lancer la réflexion. Comme je vous l’ai dit, je n’ai pas d’opinion faite sur cette question…

  16. François dit :

    Bonsoir Descartes,
    Plus ou moins en rapport avec l’actualité, je vous fais part de mon témoignage en France (ultra-)périphérique, lors de mon déplacement professionnel dans les Ardennes cette semaine, sur le site de l’historique glorieuse coopération énergétique franco-belge. Arrivé dans la pointe de Givet en voiture, je vois sur le rond-point une banderole sur laquelle est affiché « Non à la forêt primaire, gardons nos libertés ! ». À l’entrée de la commune de Givet, les panneaux de la commune sont retournés, signes du mécontentement agricole. Région sinistrée industriellement (heureusement qu’il y reste le CNPE de Chooz-B), le centre-ville se dépeuple donc, tant en habitants, qu’en commerces. C’est déprimant à se tirer une balle dans la tête. Mais les commerçants survivants trouvent quand même opportun d’afficher leur opposition au projet de construction d’un incinérateur sur la commune.
    Tant de contradictions, et je n’hésite pas à le dire, tant de fines gueules.

    • Descartes dit :

      @ François

      [À l’entrée de la commune de Givet, les panneaux de la commune sont retournés, signes du mécontentement agricole. Région sinistrée industriellement (heureusement qu’il y reste le CNPE de Chooz-B), le centre-ville se dépeuple donc, tant en habitants, qu’en commerces. C’est déprimant à se tirer une balle dans la tête.]

      Je connais un peu le coin, et je ne peux qu’être d’accord avec vous. Quand on débarque à Charleville et qu’on fait la route de Givet, on a l’impression d’être dans un territoire oublié des dieux – et des décideurs parisiens. Et encore, comme vous dites, il y a les deux réacteurs de Chooz B qui attirent des jeunes et injectent de l’argent dans l’économie locale, sans quoi la région serait complètement morte. Il faut dire que les Ardennes ne correspondent à aucun des canons de la modernité néolibérale : pas de métropole, pas de route d’échanges commerciaux à proximité, pas de paradis fiscal frontalier, des sols relativement pauvres et peu adaptés à une agriculture industrielle…

      [Mais les commerçants survivants trouvent quand même opportun d’afficher leur opposition au projet de construction d’un incinérateur sur la commune.]

      C’est un peu le paradoxe. On veut de l’activité, mais on ne veut pas les nuisances qui viennent avec. Et finalement, on préfère crever propre que de vivre sale. En fait, comme je le disais dans un autre commentaire, on a internalisé l’idée d’une France « tercerisée ». L’idéal, c’est d’attirer des bureaux, des sièges sociaux, des laboratoires, mais surtout pas des activités productives. Prenez le nucléaire : pour une commune, pour un département, avoir une centrale nucléaire c’est la garantie d’avoir de l’activité pendant un siècle. Que ce soit pendant la construction ou l’exploitation, c’est des emplois qualifiés, des jeunes qui s’installent et des taxes en masse. Et pourtant, dès qu’il s’agit d’en construire un réacteur neuf, on tient pour acquis qu’on le fera sur les sites existants, parce qu’on sait ce qu’il est pratiquement impossible d’en créer un nouveau sans faire face à un soulèvement local. Non pas des élus, qui sont pleinement conscients de l’intérêt de la chose, mais des habitants qui seront au mieux indifférents – tout en soutenant des « zadistes » de tout poil – soit directement hostiles.

  17. cdg dit :

     
    La comparaison agriculture/industrie est audacieuse. Mais a mon avis elle est fausse a plusieurs niveaux.
    L agriculture travaille avec du vivant (certes un champs de blé c est pas des vaches). Comment avoir un processus industriel qui exige quelque chose de repetitif si vous avez quelque chose qui ne peut par definition etre identique. Vous pouvez mecaniser fortement la production de voiture, vous n arriverez pas a mecaniser autant l elevage de vaches (j ai encore des cousins qui elevent des vaches, donc je suis conscient des progres entre mon grand pere en 1970 et 2024 mais on est encore loin d un chaine d assemblage de chez Renault)
     
    Et d ailleurs est ce souhaitable de mecaniser a outrance ? Je sais que descartes (le vrai) parlait d animaux machine mais maintenant plus personne ne pense ca et souhaitons nous vraiment voir des animaux souffrir plus que necessaire ? (je suis pas naif, si vous elevez un animal pour sa viande, son sort est de mourir)  Mais il est pas forcement necessaire de le faire vivre enferme dans une cage ou il ne peut bouger et cohabiter avec des rats
    L autre difference avec l industrie déjà signalee par un commentaire c est les epidemies. Si je stocke sur un parking 500 renault, c est pas un probleme. Si je stocke 500 cochons, il me faut non seulement les nourrir et evacuer le lisier mais en plus je peux developper un foyer epidemique (c est pour ca que les gros elevages bourrent leurs animaux d antibiotiques a titre preventif)
    L autre difference entre agriculture et industrie est sur la reponse du consommateur. Si je baisse les prix, j augmente la demande du produit et donc je peux gagner autant sinon plus en produisant plus. Ca marche tres bien pour un produit industriel (l automobile est basee la desssus) mais pas du tout pour un produit agricole. Vous allez pas boire 2 fois plus de lait s il est 2 fois moins cher.
    A l inverse en cas de penurie la consequence est plus grave. Entre une famine et l obligation de rafistoler votre voiture (comme a cuba ou on voit encore des voitures US d avant castro) il y a un monde
     
    De toute facon l agriculture francaise ne sera jamais competitive mondialement a part sur des produits de niche (genre vin ou on a la meme chose que Louis Vuitton pour les sacs a main). Comment une ferme francaise peut etre competitive avec une ferme argentine qui est 1000 fois plus grosse ? (et la geographie de la france fait qu on ne peut avoir des plaines comme en argentine et notre densite de population empeche des champs immenses).
    Ensuite il faut pas se le cacher, l agriculture est une activite de main d œuvre peu qualifiee. Donc un employé de ferme francais ne sera jamais competitif par rapport a son homologue argentin.
    L autre point a signaler c est l extreme morcellement de l agriculture. Il y a 3 centrales d achat pour la grande distribution. Pour avoir un pouvoir identique, il devrait y avoir au plus 4 fermes
    Je suppose que les dirigeants de la FNSEA sont conscient du probleme mais c est delicat d aller expliquer a ses troupes que les 3/4 doivent disparaître
     
    PS : a mon avis l agriculture francaise est dans une spirale mortifere. On incite les paysans en s endetter pour acheter le nouveau tracteur ou l etable ultra moderne. Mais pour payer le credit il faut produire plus. Comme la demande n augmente pas (on mange pas plus car c est moins cher) les prix baissent et le paysan va tenter de produire encore plus pour se refaire. Il est pas impossible qu il soit plus rentable pour un eleveur d avoir un cheptel moins nombreux et plus rustique
    A l autre bout on peut aussi mediter sur le fait que le consommateur francais en 2023 a choisit de reduire ses depenses de nourriture au lieu de celles de loisirs. Notre gouvernement est prix entre 2 feux. D un cote soigner les paysans avant les elections et de l autre eviter le courroux des consommateur qui ne veulent pas voir les prix de leur nourriture s envoler

    • Descartes dit :

      @ cdg

      [L’agriculture travaille avec du vivant (certes un champs de blé c est pas des vaches). Comment avoir un processus industriel qui exige quelque chose de répétitif si vous avez quelque chose qui ne peut par définition être identique.]

      Je veux bien que chaque vache ait son caractère, mais au fond elles ne sont pas si différentes que cela. On a réussi à mécaniser la traite, par exemple, même si les vaches sont toutes différentes. Et encore, cela ne concerne que l’élevage : un plant de blé est assez similaire à un autre plant de blé.

      Par ailleurs, il y a pas mal d’industries qui reposent elles aussi sur le vivant. Pensez à la fabrication de la bière…

      [Vous pouvez mécaniser fortement la production de voiture, vous n arriverez pas à mécaniser autant l’élevage de vaches (j’ai encore des cousins qui élèvent des vaches, donc je suis conscient des progrès entre mon grand-père en 1970 et 2024 mais on est encore loin d’une chaine d’assemblage de chez Renault)]

      Même si mécanisation et industrialisation sont deux concepts liés, ils ne se confondent pas. Il est clair que selon les activités le niveau de mécanisation est très différent. Mais cela n’implique pas que les méthodes industrielles – division du travail, organisation scientifique des tâches – soit impossible.

      [Et d’ailleurs est ce souhaitable de mécaniser à outrance ? Je sais que escartes (le vrai) parlait d animaux machine mais maintenant plus personne ne pense ca et souhaitons-nous vraiment voir des animaux souffrir plus que nécessaire ? (je ne suis pas naïf, si vous élevez un animal pour sa viande, son sort est de mourir). Mais il est pas forcement nécessaire de le faire vivre enferme dans une cage ou il ne peut bouger et cohabiter avec des rats.]

      Mais si « ce n’est pas nécessaire », pourquoi le faire ? Si on le fait, c’est que cela présente un intérêt, non ? Nous ne « souhaitons » pas faire souffrir un animal « plus que nécessaire ». Seulement, la question du « nécessaire » n’est pas simple. Si en faisant souffrir l’animal vous avez votre viande 20% moins cher, est-il légitime de le faire souffrir ? Pas simple comme question…

      L’industrialisation – du moins dans le capitalisme – est poussée par le souhait du consommateur de payer le prix le plus bas possible, d’où dérive la nécessité du producteur de produire le plus efficacement possible s’il ne veut pas être exclu du marché. Et si cette efficacité se fait au prix de la souffrance de quelqu’un – vous parlez de la souffrance de l’animal, mais on pourrait aussi parler de la souffrance de l’ouvrier, non ? – tant pis. Et on peut pousser le parallèle très loin, parce que le taylorisme a lui aussi enfermé l’ouvrier dans « une cage où il ne peut bouger »…

      [L’autre différence avec l’industrie déjà signalée par un commentaire c’est les épidémies. Si je stocke sur un parking 500 Renault, ce n’est pas un problème. Si je stocke 500 cochons, il me faut non seulement les nourrir et évacuer le lisier mais en plus je peux développer un foyer épidémique (c’est pour ça que les gros élevages bourrent leurs animaux d’antibiotiques a titre préventif)]

      Votre analyse de l’industrie est erronée : le problème n’est pas le stockage, mais la fabrication. Si j’ai une chaîne de fabrication qui produit mille véhicules par jour, et que j’ai un défaut dans un des robots que je ne détecte qu’après une journée, j’aurai mille véhicules défectueux à reprendre à la main. Si j’ai une chaîne qui ne produit que dix véhicules par jour, alors le dommage sera bien plus réduit. Plus une unité de production est grande, et plus en défaut se propage à un grand nombre, exactement comme dans l’élevage. Votre argument est d’ailleurs employé régulièrement contre l’industrialisation des processus : par exemple, dans le nucléaire, pour critiquer la décision de standardiser nos réacteurs, qui fait que lorsqu’un défaut structurel est détecté sur l’un il est très probable qu’il soit présent sur plusieurs… (voir l’affaire de la corrosion sous contrainte l’hiver dernier). Vous trouverez aussi un grand nombre d’affaires concernant des « défauts génériques » touchant un modèle de véhicules et obligeant au rappel de milliers d’unités. Il est clair que cela n’arrivait pas quand la fabrication de voitures était artisanale…

      [L’autre différence entre agriculture et industrie est sur la réponse du consommateur. Si je baisse les prix, j’augmente la demande du produit et donc je peux gagner autant sinon plus en produisant plus. Ca marche très bien pour un produit industriel (l’automobile est basée la dessus) mais pas du tout pour un produit agricole. Vous n’allez pas boire 2 fois plus de lait s’il est 2 fois moins cher.]

      Vous faites erreur en généralisant un exemple particulier. La variation de la consommation avec le prix – les économistes parlent d’élasticité de la demande au prix – existe pour tous les produits, qu’ils viennent de l’agriculture, de l’industrie ou de la minerie d’ailleurs. Elle est plus grande pour certains produits, moins pour d’autres. Ainsi, une variation de 50% dans le prix du lait ne changerait que marginalement la consommation… mais une réduction de 50% du prix du foie gras provoquerait certainement un pic de consommation important. Et de même, si une baisse de 50% sur le produit industriel qu’est la voiture provoquerait certainement une ruée, la baisse de 50% du prix des médicaments oncologiques ne provoquerait probablement aucune consommation supplémentaire…

      [A l’inverse en cas de pénurie la conséquence est plus grave. Entre une famine et l’obligation de rafistoler votre voiture (comme a cuba ou on voit encore des voitures US d avant Castro) il y a un monde.]

      La pénurie d’électricité, d’eau potable, de carburants ou de médicaments – tous produits industriels peut avoir des effets aussi dévastateurs qu’une pénurie d’aliments. J’ajoute que, contrairement à ce que vous semblez suggérer, la plupart des produits alimentaires que nous consommons sont produits industriellement : la farine, le sucre, l’huile ne poussent pas dans les champs…

      [De toute façon l’agriculture française ne sera jamais compétitive mondialement a part sur des produits de niche (genre vin ou on a la meme chose que Louis Vuitton pour les sacs a main). Comment une ferme française peut être compétitive avec une ferme argentine qui est 1000 fois plus grosse ? (et la géographie de la France fait qu’on ne peut avoir des plaines comme en argentine et notre densité de population empêche des champs immenses).]

      Mais quelle conclusion tirez-vous ? Qu’on ferait mieux d’arrêter de faire du blé et d’acheter le blé là où il est produit à faible coût – comme le dit la théorie des avantages comparatifs ? Je vois bien votre raisonnement, mais je ne vois pas très bien à quoi elle aboutit.

      [L’autre point à signaler c’est l’extrême morcellement de l’agriculture. Il y a 3 centrales d’achat pour la grande distribution. Pour avoir un pouvoir identique, il devrait y avoir au plus 4 fermes.]

      Pas nécessairement : il suffirait que les agriculteurs se regroupent pour former 4 groupements de vente qui négocient avec les acheteurs un prix unique pour l’ensemble de leurs adhérents. Seulement, un tel regroupement implique de sortir de la logique du « paysan maître chez lui »…

      [PS : à mon avis l’agriculture française est dans une spirale mortifère. On incite les paysans en s’endetter pour acheter le nouveau tracteur ou l’étable ultra moderne. Mais pour payer le crédit il faut produire plus. Comme la demande n’augmente pas (on ne mange pas plus car c’est moins cher) les prix baissent et le paysan va tenter de produire encore plus pour se refaire.]

      Le raisonnement que vous faites ici peut être fait pour l’industrie aussi, et pourtant vous ne le faites pas. Pourquoi donc ?

      • cdg dit :

         
        [Je veux bien que chaque vache ait son caractère, mais au fond elles ne sont pas si différentes que cela. On a réussi à mécaniser la traite, par exemple, même si les vaches sont toutes différentes. Et encore, cela ne concerne que l’élevage : un plant de blé est assez similaire à un autre plant de blé.]
        Je parlais pas tant du caractere d une vache que tu fais que celle ci peut tomber malade, contaminer d autre animaux, ne pas avoir faim …
        Meme sur un plant de blé vous etes tributaire de bien plus de parametres exterieurs que si vous fabriquez des boites metalliques. Si vous avez des insectes ravageurs, il peut faire trop chaud ou pire trop froid (le gel c est radical). Meme la pluie peut etre un probleme si vos champs sont inondés comme dans le pas de calais
        [Par ailleurs, il y a pas mal d’industries qui reposent elles aussi sur le vivant. Pensez à la fabrication de la bière…]
        serieusement ? Vous comparez une vache a une bacterie ?
        [Mais cela n’implique pas que les méthodes industrielles – division du travail, organisation scientifique des tâches – soit impossible. ]
        Certes, et il y en a. par ex vous n avez plus de fermes qui font tout comme en 1950. il y a depuis une eternité une selection des races pour leur caracteristiques (pas la meme vache pour avoir du lait ou de la viande)
        [Nous ne « souhaitons » pas faire souffrir un animal « plus que nécessaire ». Seulement, la question du « nécessaire » n’est pas simple. Si en faisant souffrir l’animal vous avez votre viande 20% moins cher, est-il légitime de le faire souffrir ? Pas simple comme question…]
        tout a fait. Apres vous remarquerez qu on a supprime la question prealable (Louis XVI), qu on se targue d avoir fait un bon civilisationel car Badinter a supprime la peine de mort (qui pourtant ne tuait guere) … donc si on considere qu il n est pas moral d executer un criminel comment aller justifier la souffrance d un animal qui lui n a rien fait ? Juste parce qu il est de la meme espece que vous alors que c est une pourriture (regardez ce qu on fait les derniers condamnés a mort) ?
         
        [vous parlez de la souffrance de l’animal, mais on pourrait aussi parler de la souffrance de l’ouvrier, non ? – tant pis. Et on peut pousser le parallèle très loin, parce que le taylorisme a lui aussi enfermé l’ouvrier dans « une cage où il ne peut bouger »…]
        Il faut quand meme pas exagerer, je connais pas de cas d ouvriers en France sequestré dans une cage et contraint de vivre avec rats et cadavres https://www.20min.ch/fr/story/une-nouvelle-video-choc-d-un-elevage-de-cochons-451060798082. IL y a des cas d esclavage moderne mais c est surtout dans des pays sous developpés (chose curieuse, le capitalisme a coincidé avec la disparition de l esclavage …)
         
        [Votre analyse de l’industrie est erronée : le problème n’est pas le stockage, mais la fabrication. Si j’ai une chaîne de fabrication qui produit mille véhicules par jour, et que j’ai un défaut dans un des robots que je ne détecte qu’après une journée, j’aurai mille véhicules défectueux à reprendre à la main. ]
        Je voulais la juste mettre le doigt sur une chose qu en a pas l industrie : c est la contagion (vous ne pouvez pas stocker). En ce qui concerne votre exemple, vous avez la meme chose sur l agriculture. Si je me trompe en dosant mes engrais que je met dans un champs, c est meme pire car une fois ependu vous pouvez pas le reprendre a la main … Apres vous avez raison sur un point, comme on a pas d exploitations geantes, le dommage sera plus reduit
        [ Ainsi, une variation de 50% dans le prix du lait ne changerait que marginalement la consommation… mais une réduction de 50% du prix du foie gras provoquerait certainement un pic de consommation important.]
        a voir pour le foie gras. C est quand meme surtout un met festif. Et surtout ca va prendre des parts de marché sur une autre nourriture car votre estomac n est pas extensible. Donc meme si le producteur de foie gras va gagner plus, un autre agriculteur va vendre moins (par ex vous produisez plus de foie gras, donc plus de canard donc la viande de bœuf ne va plus se vendre car les gens mangeront plus de canard)
        [La pénurie d’électricité, d’eau potable, de carburants ou de médicaments – tous produits industriels peut avoir des effets aussi dévastateurs qu’une pénurie d’aliments.]
        ca aura des effet devastateurs mais bien moins grave. La France jusque dans les annees 50 n utilisait que peu de carburant. Et si on remonte en 1900 on avait ni electricite, ni antibiotique (bon ca ferait passer la france de 67 a peut etre 45 millions d habitants mais si vous lisez les recits des famines au moyen age, ca allait jusqu au cannibalisme (ca c est aussi passé dans la chine de Mao pendant le grand bon en avant). Il serait plus facile de gerer une panne d electricite ou de carburant qu une famine car ventre affamé n a point d oreille
         
        [Qu’on ferait mieux d’arrêter de faire du blé et d’acheter le blé là où il est produit à faible coût – comme le dit la théorie des avantages comparatifs ? Je vois bien votre raisonnement, mais je ne vois pas très bien à quoi elle aboutit.]
        Ici je voulait montrer que l idee FNSEA est une impasse et qu on arrivera a rien a part sur des marché de niche. Mon opinion personnelle est qu il faudrait subventionner les paysans mais sur une production limitée (pour ne pas avoir de nouveau des lacs de lait comme a l epoque de la CEE) et que cette production doit avoir des criteres ecologiques (par ex ca eviterai les maree d algues). Ce qui donnerait un systeme dual ou une partie serait importee et une autre produite localement. Les revenus des paysans seraient tres largement decouple de la vente (ce qui est déjà le cas)
        [Pas nécessairement : il suffirait que les agriculteurs se regroupent pour former 4 groupements de vente qui négocient avec les acheteurs un prix unique pour l’ensemble de leurs adhérents. Seulement, un tel regroupement implique de sortir de la logique du « paysan maître chez lui »…]
        Ca ne peut pas marcher. Vous en aurez forcement un qui se trouvera desavantage et voudra truander. Regardez l opep. C est un theorie un groupe de producteur qui s entendent sur les prix et volumes. Seul probleme c est que presque chaque pays ne respecte pas ses quotas. Si vous avez une autorite superieure qui peut sanctionner le paysan qui ne suit pas la regle, alors la vous etes en effet dans une configurartion ou le paysan est comme l ouvrier, il suit les consignes et je doute que c est ce que veulent les gens qui manifestent (ni meme les autres paysans qui ne manifestent pas). On est proche du sovkoze ou une autorite en haut decide ce qui doit etre produit, quand et a quel prix
         
        [Le raisonnement que vous faites ici peut être fait pour l’industrie aussi, et pourtant vous ne le faites pas. Pourquoi donc ?]
        parce que l industrie est capable de créer des nouveaux besoins : j ai un telephone, je veux un smartphone. J ai une moto, je veux une voiture, puis une 2eme pour ma femme …
        Ca marche quasiment pas pour l agriculture. Une fois que j ai mangé, je vais pas en reprendre meme si c est tres bon parce que suis repu (dans un sens c est une bonne chose, imaginez que le prix du vin baisse et que la consommation explose, vous aurez un pays ou les gens seront saoul du matin au soir)
         
         

        • Descartes dit :

          @ cdg

          [« Je veux bien que chaque vache ait son caractère, mais au fond elles ne sont pas si différentes que cela. On a réussi à mécaniser la traite, par exemple, même si les vaches sont toutes différentes. Et encore, cela ne concerne que l’élevage : un plant de blé est assez similaire à un autre plant de blé. » Je parlais pas tant du caractère d’une vache que tu fais que celle-ci peut tomber malade, contaminer d’autres animaux, ne pas avoir faim …]

          Vous avez le même genre de problème dans l’industrie. Lorsqu’un système est très complexe, ses réactions ne sont pas toujours calculables et leurs réactions s’apparentent à celles d’un être vivant. On trouve cela même dans le vocabulaire : on vous dira que telle grue est « capricieuse », que tel réacteur nucléaire est « paresseux » au démarrage. Une colonne de distillation ne tombe pas « malade », mais elle peut avoir une petite fuite et contaminer de ce fait la production…

          [Même sur un plant de blé vous êtes tributaire de bien plus de paramètres extérieurs que si vous fabriquez des boites métalliques. Si vous avez des insectes ravageurs, il peut faire trop chaud ou pire trop froid (le gel c’est radical). Même la pluie peut être un problème si vos champs sont inondés comme dans le pas de calais]

          Si votre usine est inondée, vous avez exactement le même problème. Quant aux aléas extérieurs, vous avez les mêmes dans beaucoup d’industries. Une centrale électrique est tributaire de la température et du débit de la rivière d’où elle puise son refroidissement, et si elle est insensible aux « ravageurs », elle est quelquefois mise à l’arrêt lorsque certaines plantes prolifèrent et viennent boucher les filtres de ses prises d’eau (comme cela est déjà arrivé à la centrale de Gravelines). Pensez aussi au problème de circulation des trains lorsque les feuilles mortes s’accumulent, ou bien des postes électriques qui s’envoient en l’air quand il fait trop chaud…

          [« Par ailleurs, il y a pas mal d’industries qui reposent elles aussi sur le vivant. Pensez à la fabrication de la bière… » sérieusement ? Vous comparez une vache a une bactérie ?]

          A l’heure de « tomber malade », l’analogie s’applique parfaitement.

          [« vous parlez de la souffrance de l’animal, mais on pourrait aussi parler de la souffrance de l’ouvrier, non ? – tant pis. Et on peut pousser le parallèle très loin, parce que le taylorisme a lui aussi enfermé l’ouvrier dans « une cage où il ne peut bouger »… » Il faut quand même pas exagérer, je connais pas de cas d’ouvriers en France séquestrés dans une cage et contraint de vivre avec rats et cadavres.]

          Séquestrés et contraints de vivre avec des rats, si. Pensez aux mineurs du fond…

          [Il y a des cas d’esclavage moderne mais c’est surtout dans des pays sous-développés (chose curieuse, le capitalisme a coïncidé avec la disparition de l’esclavage …)]

          Pas vraiment. C’est le mode de production féodal qui met fin à l’esclavage. Celui-ci ne survit que comme phénomène résiduel là ou précisément le système féodal ne s’est pas imposé (colonies d’Amérique en particulier…). Mais je ne faisais pas référence à « l’esclavage ». Les conditions de travail dans certaines industries – et pas qu’au tiers monde… – s’apparentent assez à celles de certains élevages industriels. Il est vrai que l’ouvrier n’est soumis à ces conditions que pendant le temps où il vend sa force de travail, mais quand même…

          [Je voulais la juste mettre le doigt sur une chose que n’a pas l’industrie : c’est la contagion (vous ne pouvez pas stocker).]

          Il y a des produits industriels qu’on ne peut stocker : l’électricité est un bon exemple. Et la « contagion » existe aussi : prenez par exemple le cas de pollution d’une colonne de distillation : vous pouvez contaminer l’ensemble de votre unité de raffinage et le produit qui en sort est à jeter…

          [« Ainsi, une variation de 50% dans le prix du lait ne changerait que marginalement la consommation… mais une réduction de 50% du prix du foie gras provoquerait certainement un pic de consommation important. » a voir pour le foie gras. C’est quand même surtout un met festif.]

          Justement, parce qu’il est cher. C’est comme le saumon : quand j’étais enfant, c’était quelque chose qu’on ne voyait que sur les tables de fête – et encore, quand mes parents avaient du boulot ! Aujourd’hui, on en vend dans les superettes de quartier. Voilà un bon exemple ou la baisse de prix d’une denrée alimentaire se traduit par une évolution massive de la consommation.

          [Et surtout ca va prendre des parts de marché sur une autre nourriture car votre estomac n’est pas extensible. Donc meme si le producteur de foie gras va gagner plus, un autre agriculteur va vendre moins (par ex vous produisez plus de foie gras, donc plus de canard donc la viande de bœuf ne va plus se vendre car les gens mangeront plus de canard)]

          Mais cela est vrai pour tous les produits ou presque. Quand la production d’ampoules électriques a explosé, les fabricants de lampes à pétrole ont fait faillite. Quand le téléphone portable s’impose, les fabricants de cabines téléphoniques vont au chômage. De même que votre estomac n’est pas extensible, la journée n’a toujours que 24 heures. Si vous passez plus de temps devant votre ordinateur, vous passerez moins de temps devant un livre.

          [« La pénurie d’électricité, d’eau potable, de carburants ou de médicaments – tous produits industriels peut avoir des effets aussi dévastateurs qu’une pénurie d’aliments. » ca aura des effet dévastateurs mais bien moins grave. La France jusque dans les années 50 n’utilisait que peu de carburant. Et si on remonte en 1900 on n’avait ni électricité, ni antibiotiques]

          Certes. Et si vous remontez à 1600, on se passait aussi de viandes, de fruits… vous savez, l’immense majorité de la population pouvait parfaitement subsister avec du pain et de la soupe. J’en déduis qu’en dehors du blé panifiable, des pommes de terre et des carottes, peu de choses sont vraiment indispensables.

          [Il serait plus facile de gérer une panne d’électricité ou de carburant qu’une famine car ventre affamé n’a point d’oreille]

          Sans carburant et donc sans moyen de transporter la nourriture, sans électricité et donc des moyens de la conserver, vous auriez votre famine quand même… quant à l’eau potable, je ne vous fais pas un dessin.

          [Ici je voulais montrer que l’idée FNSEA est une impasse et qu’on arrivera a rien à part sur des marché de niche. Mon opinion personnelle est qu’il faudrait subventionner les paysans mais sur une production limitée (pour ne pas avoir de nouveau des lacs de lait comme à l’époque de la CEE) et que cette production doit avoir des critères écologiques (par ex ca éviterai les marée d’algues).]

          En d’autres termes, ce que vous proposez est une régulation administrative de l’agriculture : c’est une administration qui fixera les prix – car j’imagine que lorsque vous parlez de « subvention » il s’agit d’une subvention à la production – et les quantités à produire.

          [« Pas nécessairement : il suffirait que les agriculteurs se regroupent pour former 4 groupements de vente qui négocient avec les acheteurs un prix unique pour l’ensemble de leurs adhérents. Seulement, un tel regroupement implique de sortir de la logique du « paysan maître chez lui »… » Ca ne peut pas marcher. Vous en aurez forcément un qui se trouvera désavantage et voudra truander.]

          Le même raisonnement est valable pour les fameux « 4 groupements d’achat ». Et pourtant, on ne voit pas des cas de « truandage » systématique. Pourquoi pensez-vous qu’il y aurait plus de « truands » chez les vendeurs que chez les acheteurs ?

          Ici, vous avez une variante du paradoxe du gréviste. Si vous prenez une situation de grève, le choix économique rationnel pour un individu est de ne pas y participer : si la grève est un succès, il bénéficiera quand même des conquêtes obtenues ; si la grève échoue, il ne perdra pas de salaire. Et si tous les individus avaient le même raisonnement, aucune grève ne serait déclarée. Et pourtant, l’expérience enseigne qu’elles ont effectivement lieu. On peut conclure que l’être humain est très loin de « l’homo economicus », que des critères tels que la solidarité avec les collègues, la conscience de classe, l’anticipation des résultats collectifs des choix personnels joue un rôle tout aussi important.

          Pourquoi les acheteurs arrivent à se cartelliser, alors que les vendeurs n’y arrivent pas ? La tradition du paysan « seul maître chez lui » peut-être ?

          [Regardez l’Opep. C’est un théorie un groupe de producteur qui s’entendent sur les prix et volumes. Seul problème c’est que presque chaque pays ne respecte pas ses quotas.]

          Vous allez un peu vite en besogne. Vous oubliez que pendant de très longues années les membres de l’OPEP ont effectivement respecté leurs quotas. Ce fut le cas dans les années 1970, et cela provoqua deux chocs pétroliers. Et aussi longtemps que l’OPEP était en mesure de contrôler les prix, la discipline était globalement respectée. Et c’est logique : respecter le quota c’était se priver d’un revenu possible, mais le maintien des prix compensait en grande partie cette perte. Cette discipline devint de plus en plus couteuse au fur et à mesure que l’OPEP perdit le contrôle des prix, avec la baisse de la dépendance des économies occidentales au pétrole et l’apparition de nouveaux producteurs hors OPEP.

          [« Le raisonnement que vous faites ici peut être fait pour l’industrie aussi, et pourtant vous ne le faites pas. Pourquoi donc ? » parce que l’industrie est capable de créer des nouveaux besoins : j ai un telephone, je veux un smartphone.]

          Oui, mais à mesure que vous avez un smartphone vous n’aurez plus de téléphone fixe. La journée n’est pas plus extensive que votre estomac…

          [Ça ne marche quasiment pas pour l’agriculture. Une fois que j’ai mangé, je ne vais pas en reprendre même si c’est très bon parce que suis repu]

          Vous vous obstinez à penser en termes de quantité alors que le raisonnement est aussi qualitatif. Je ne peux pas en prendre plus, mais je peux en prendre de meilleure qualité. Mes arrière grands parents se contentaient tous les soirs d’une soupe et une tranche de pain, et mangeaient de la viande une fois par semaine. Je ne mange probablement pas moins qu’eux – en quantité – mais je mange beaucoup plus en termes de qualité. De ce point de vue, l’agriculture peut elle-aussi « créer de nouveaux besoins ».

    • Descartes dit :

      @ François

      [Je soumets cette information à votre sagacité : (…)]

      A mon avis, un des premiers d’une longue série… la manière dont le macronisme traite la haute fonction publique a tout ce qu’il faut pour pousser nos hauts fonctionnaires, qui ont souvent le sens de l’Etat, d’aller voir du côté du RN…

      • Abbé Béat dit :

        Si nos hauts fonctionnaires en désaccord avec la politique de Macron démissionnent pour aller au RN, c’est inquiétant! D’une part parce que cela montrerait qu’ils sont proches de ce parti ou de son idéologie avant de démissionner, d’autre part parce qu’ils ne verraient de solutions, après démission, que de ce côté-là. Brrr…

        • Descartes dit :

          @ Abbé Béat

          [Si nos hauts fonctionnaires en désaccord avec la politique de Macron démissionnent pour aller au RN, c’est inquiétant ! D’une part parce que cela montrerait qu’ils sont proches de ce parti ou de son idéologie avant de démissionner]

          Le cas de Fabrice Leggeri est très particulier. J’imagine ce que cela doit être de se voir confier la mission de protéger les frontières de l’Union européenne, et de devoir faire ce travail avec les mains liées dans le dos, de supporter les injonctions d’une bureaucratie européenne qui joue en permanence les Ponce-Pilate, et des autorités politiques qui laissent les fonctionnaires en première ligne se salir les mains, mais qui les désavouent dès que cela devient chaud. Et tout cela, en donnant des leçons de morale au monde entier.

          Après un tel traumatisme, le fait que Leggeri aille vers le seul parti qui, sur ces questions, échappe à cette hypocrisie bienpensante traduit moins une « proximité avec ce parti ou son idéologie », mais plutôt la constatation que l’ensemble des autres partis politiques est partie à ce pacte d’hypocrisie.

          [d’autre part parce qu’ils ne verraient de solutions, après démission, que de ce côté-là. Brrr…]

          C’est surtout cet aspect qui à mon avis mérite d’être traité avec la plus grande attention. Beaucoup de hauts fonctionnaires sincèrement attachés au service de l’Etat et à l’intérêt général constatent que l’ensemble des partis « de gouvernement » et des personnalités qui y ont participé trahissent cet idéal. A gauche, on prétend défendre la République « une et indivisible » tout en conchiant l’Etat et en donnant des gages à tous les séparatismes, à tous les communautarismes. A droite, on « privatise » la fonction publique et les services publics selon le crédo néolibéral. Des deux côtés, on transfère allégrement les prérogatives de l’Etat – y compris celles attachées à l’exercice de la souveraineté – à l’Union européenne ou aux collectivités locales. Dans ce contexte, le RN a réussi à apparaître comme le seul pôle de résistance ayant une chance d’arriver au pouvoir, ou du moins de peser sur les choix. Partout ailleurs, l’horizon paraît bouché, la chance de discuter des vrais problèmes, nulle.

          Ce n’est pas « l’idéologie » du RN qui a fait son succès. D’ailleurs, peut-on parler « d’idéologie » ? Le RN est beaucoup trop hétérogène, il repose sur des sources doctrinaires trop diverses pour qu’on puisse véritablement parler d’une « idéologie » qui lui serait attachée. Le RN aujourd’hui, c’est une organisation mimétique, qui absorbe les valeurs, les espoirs et les craintes de son électorat. Et au fur et à mesure que cet électorat devient de plus en plus populaire, les orientations du RN suivent une voie qui le conduit à ressembler de plus en plus au PCF des années 1970, le marxisme en moins. Sur l’Etat, sur les questions économiques, et même sur l’immigration la ressemblance est frappante.

          C’est cette capacité de mimétisme qui a fait le succès du RN dans les couches populaires. Au lieu de recevoir des missionnaires de LFI qui expliquent au peuple ébahi qu’il a tort de penser comme il pense – et de voter comme il vote – le RN envoie des gens qui écoutent et qui reprennent à leur compte ce que les gens disent. Certains parleront de « démagogie » et de « populisme », personnellement je ne vois rien de « démagogique » à se faire le relais des craintes, des revendications, des aspirations des citoyens. Et ce même mimétisme attire aujourd’hui des hauts fonctionnaires qui ont des convictions, et qui s’aperçoivent que dans un terrain fertile qui n’est pas encore labouré par une véritable idéologie, ils ont une chance de creuser leur sillon.

          Pensez-y : imaginez que vous êtes un haut fonctionnaire expérimenté, farouchement attaché au service public, la tête pleine d’idées sur ce qu’il faudrait faire, et souhaitant vous engager en politique. Où iriez-vous proposer votre marchandise ? A LR ou au PS ? La seule chose qui les intéresse, ce sont les batailles d’influence, la répartition des candidatures et des postes. A LFI ? On n’a pas besoin d’experts, puisque le gourou est omniscient. Et de toute manière, ils sont trop occupés à tout « bordéliser » pour s’intéresser aux questions de fond. En macronie, ce rassemblement de tribus autour d’un homme qui ne s’intéresse qu’à la communication ?

          Non, croyez-moi. Si le RN exerce une attraction sur les hauts fonctionnaires, c’est parce qu’il apparaît comme un grand vide prêt à accueillir les bras ouverts ceux qui apporteraient de la compétence, en n’exigeant en échange que l’adhésion à certaines valeurs finalement assez répandues dans la fonction publique: conservatisme social, patriotisme…

          • Glarrious dit :

            [ A LFI ? On n’a pas besoin d’experts, puisque le gourou est omniscient. Et de toute manière, ils sont trop occupés à tout « bordéliser » pour s’intéresser aux questions de fond. En macronie, ce rassemblement de tribus autour d’un homme qui ne s’intéresse qu’à la communication ?]
             
            On peut dire que LFI et la macronie ont la même opinion sur les experts pour la LFI leur gourou est omniscient donc pas besoin d’experts, il en va aussi de Macron par exemple dans la politique étrangère on a l’impression que le Quai d’Orsay sur le banc de touche sur les dossiers internationales. 
             

            • Descartes dit :

              @ Glarrious

              [On peut dire que LFI et la macronie ont la même opinion sur les experts pour la LFI leur gourou est omniscient donc pas besoin d’experts, il en va aussi de Macron par exemple dans la politique étrangère on a l’impression que le Quai d’Orsay sur le banc de touche sur les dossiers internationales.]

              Cela n’a rien d’étonnant, Macron et Mélenchon étant tous deux des exemples criants d’égo-politicien. Tous deux ont une conception “verticale” du pouvoir, tous deux se reposent sur un “mouvement” – on n’ose pas utiliser le terme “parti” – où toute réflexion collective est bannie, où le Chef est libre de dire tout ce qui lui passe par la tête et sa parole est toujours accueillie par des militants acritiques. Un militant LFI qui critique Mélenchon est aussi rare qu’un militant LREM qui critique Macron… et en général la critique précède de très près l’expulsion.

              La logique d’expertise entre en collision rapidement avec les logiques d’égo-politique. Faire une place aux experts, c’est admettre que le leader ne sait pas tout, que dès qu’on sort des questions politiques – ou le politique est bien entendu toujours légitime – pour aborder des thématiques techniques il y a des gens dont la parole est plus légitime que la sienne. Autrement dit, faire leur place aux experts implique d’admettre que le politique est là pour dire ce qui est souhaitable, mais pas ce qui est possible – et encore moins quelle est la manière la plus simple et économique d’atteindre l’objectif. Le problème, c’est que l’égo-politique repose sur la capacité du Chef à intervenir sur TOUS les sujets, à arbitrer TOUS les conflits…

  18. Patriote Albert dit :

    [il faut assumer l’industrialisation de notre agriculture et faire en sorte qu’elle puisse bénéficier des technologies les plus avancées, de la productivité la plus élevée, d’une règlementation intelligente]
    Et pourquoi ne pas recourir également au protectionnisme ? Les agriculteurs ont tout de même raison de pointer l’absurdité de l’autorisation de la vente de produits étrangers ne respectant pas les règles auxquelles les paysans français sont soumis. Et si l’industrialisation peut avoir du bon, elle produit aussi lorsque la concurrence n’est pas régulée des produits fort discutables nutritionnellement ou gustativement (les tomates d’hiver par exemple, ou les plats préparés).
    Vous allez me dire que le protectionnisme amènerait une hausse de prix alors que les Français veulent manger moins cher, mais ne peut-on pas appliquer à l’alimentation la logique aristocratique qui est défendable dans le domaine du savoir ? Autrement dit, essayer de promouvoir par une forme de contrainte une alimentation de qualité ? J’ai du mal à me résoudre au McDo pour tous, survivance de mon éducation “alter-mondialiste” !
     
    Par ailleurs, j’ai entendu parler d’un projet à la mode dans certains cercles de gauche : la sécurité sociale alimentaire ; connaissez-vous? Il s’agirait, si j’ai bien compris, de financer par cotisation un budget accessible à chacun, qui permettrait de se procurer de la nourriture auprès d’organismes conventionnés selon des critères de qualité, environnementaux, etc. J’ai l’impression que ce projet part d’une volonté intéressante de dé-marchandiser le secteur, mais qu’il aboutirait à constituer un sous-secteur agricole peu productif et sous perfusion d’argent public, au côté du secteur capitaliste qui produirait pour bien moins cher. Bref, une nouvelle belle idée qui se fracasserait sur le mur de la réalité… Qu’en pensez-vous ?

    • Descartes dit :

      @ Patriote Albert

      [Et pourquoi ne pas recourir également au protectionnisme ? Les agriculteurs ont tout de même raison de pointer l’absurdité de l’autorisation de la vente de produits étrangers ne respectant pas les règles auxquelles les paysans français sont soumis.]

      Je ne suis pas contre le protectionnisme, mais il ne faut pas tout mélanger. Le protectionnisme consiste à imposer des contraintes de différentes natures aux produits étrangers pour l’accès aux marchés intérieurs. C’est une discrimination en raison de l’origine du produit. La question des règles telle que vous l’évoquez n’entre pas dans la catégorie des mesures protectionnistes, puisqu’elle aboutirait logiquement à imposer les MEMES règles aux produits étrangers qu’aux produits français. Il n’y a donc pas de discrimination en fonction de l’origine.

      On pourrait dire d’ailleurs que les accords de libre-échange avec des pays dont les normes sont moins contraignantes est un « anti-protectionnisme », puisqu’il tendent à privilégier les produits d’origine étrangère…

      [Et si l’industrialisation peut avoir du bon, elle produit aussi lorsque la concurrence n’est pas régulée des produits fort discutables nutritionnellement ou gustativement (les tomates d’hiver par exemple, ou les plats préparés).]

      Personne que je sache n’est obligé de les acheter. C’est le propre du marché : le client est libre d’arbitrer entre le prix et la qualité. Curieusement, personne ne fait ce même raisonnement quand il s’agit de biens manufacturés. En quoi le fait d’acheter des tomates sans goût est plus grave que d’acheter des meubles sans âme ?

      [Vous allez me dire que le protectionnisme amènerait une hausse de prix alors que les Français veulent manger moins cher, mais ne peut-on pas appliquer à l’alimentation la logique aristocratique qui est défendable dans le domaine du savoir ? Autrement dit, essayer de promouvoir par une forme de contrainte une alimentation de qualité ? J’ai du mal à me résoudre au McDo pour tous, survivance de mon éducation “alter-mondialiste” !]

      Le problème qui se pose alors est celui de la liberté individuelle. Qui sommes-nous, vous et moi, pour décider ce que les gens doivent manger ? Une contrainte peut se défendre à la rigueur s’il y a une question de sécurité ou de santé, mais si c’est une question de goût, quelle est la légitimité d’une autorité pour intervenir ?

      La question du savoir et de la culture est très différente. Là, le raisonnement se justifie parce que le savoir et la culture sont la condition nécessaire d’un choix informé. Autrement dit, on est légitime à imposer aux gens d’apprendre certaines choses parce que sans ces choses-là aucun choix libre – y compris le choix de ne pas les apprendre – n’est possible.

      [Par ailleurs, j’ai entendu parler d’un projet à la mode dans certains cercles de gauche : la sécurité sociale alimentaire ; connaissez-vous?]

      Non, mais rien que le nom me hérisse, parce qu’il crée une confusion dès le départ. La sécurité sociale est un mécanisme ASSURANTIEL : nous cotisons tous, mais seule une (petite) proportion de gens parmi nous seront malades – et la proportion est encore moins importante pour les maladies les plus chères à traiter. C’est donc un mécanisme de mutualisation d’un risque, qui ne fonctionne qu’aussi longtemps que ce risque est statistiquement raisonnable. Rien de tel avec l’alimentation : 100% des cotisants auront besoin en permanence de la prestation… autrement dit, ce n’est pas un mécanisme de mutualisation mais de redistribution : tout le monde cotise, et tout le monde reçoit mais cotisations et prestations ne sont pas calculées suivant la même clé de répartition…

      [Il s’agirait, si j’ai bien compris, de financer par cotisation un budget accessible à chacun, qui permettrait de se procurer de la nourriture auprès d’organismes conventionnés selon des critères de qualité, environnementaux, etc.]

      Si chacun touche ce qu’il cotise, cela ne sert absolument à rien – si ce n’est à réserver une partie du marché alimentaire à ces « organismes conventionnés ». C’est une façon d’obliger les gens à acheter une partie de leur nourriture auprès d’eux. Si c’est cela la logique du système, pourquoi pas. Reste à définir ce que seraient les normes de conventionnement…

      • Patriote Albert dit :

        [Je ne suis pas contre le protectionnisme, mais il ne faut pas tout mélanger.]
        Vous avez raison, je suis allé un peu vite en besogne, j’ai reproduit une confusion existant dans le discours des agriculteurs eux-même. Cela dit, même si le sujet a été soigneusement évité par le gouvernement, et même si beaucoup d’agriculteurs restent ambigus sur la question (car certains exportent beaucoup), il était intéressant que les termes même de libre-échange et de protectionnisme fassent leur place pendant un temps dans le flot médiatique.
         
         
        [En quoi le fait d’acheter des tomates sans goût est plus grave que d’acheter des meubles sans âme ?]
        Au pays de la gastronomie, vous posez la question ? Plus sérieusement, vous avez sélectionné un adjectif sur les deux que j’ai donnés, mais souvent, les gens qui achètent des tomates sans goût sont les mêmes qui donnent des chips à manger à leur enfant de 3 ans, et des gouters plein de graisses saturées et de sucre. Bref, il y a indissociablement une question d’éducation au goût et de santé publique dans l’alimentation des Français. On s’éloigne un peu de la question du protectionnisme, mais par exemple, je trouve que la taxe sur les sodas était une bonne chose, et les règles et contraintes mises sur la production nationale doivent être les mêmes pour la production importée (je crois qu’on appelle cela des clauses miroirs).
         
         
        [Si chacun touche ce qu’il cotise, cela ne sert absolument à rien – si ce n’est à réserver une partie du marché alimentaire à ces « organismes conventionnés ».]
        Logiquement, la dotation est forfaitaire (le collectif pour la Sécurité sociale de l’alimentation propose 150 euros par mois), mais la cotisation est proportionnelle aux revenus, du travailleur ou de l’entreprise selon les versions du projet. Il y a donc aussi une dimension redistributive.
         
         
        [Reste à définir ce que seraient les normes de conventionnement…]
        Oui, et c’est là que ça se gâte : le collectif propose un mode de décision “démocratique”, avec, je pense, en tête la Convention citoyenne sur le climat. Je vois mal comment des citoyens tirés au sort pourraient prendre ce genre de décisions…

        • Descartes dit :

          @ Patriote Albert

          [Plus sérieusement, vous avez sélectionné un adjectif sur les deux que j’ai donnés, mais souvent, les gens qui achètent des tomates sans goût sont les mêmes qui donnent des chips à manger à leur enfant de 3 ans, et des gouters plein de graisses saturées et de sucre. Bref, il y a indissociablement une question d’éducation au goût et de santé publique dans l’alimentation des Français.]

          On peut en discuter. On ne peut pas dire que la tartiflette soit beaucoup plus saine que les chips…

          [On s’éloigne un peu de la question du protectionnisme, mais par exemple, je trouve que la taxe sur les sodas était une bonne chose, et les règles et contraintes mises sur la production nationale doivent être les mêmes pour la production importée (je crois qu’on appelle cela des clauses miroirs).]

          Sur la taxe sur les sodas, elle me pose un double problème de principe : si le but est d’en décourager la consommation, on peut se demander jusqu’à quel point ce genre de dispositif respecte la liberté de choix des citoyens. Si le but est de faire supporter par ceux qui consomment un produit les risques sanitaires que ce produit entraine, on ouvre la porte à toute une batterie de taxes sur tout et n’importe quoi. Pourquoi pas taxer le beurre (qui produit du cholestérol) ?

          Pour ce qui concerne les « clauses miroir », je suis tout à fait d’accord. La difficulté ensuite est d’en assurer le contrôle.

          [« Si chacun touche ce qu’il cotise, cela ne sert absolument à rien – si ce n’est à réserver une partie du marché alimentaire à ces « organismes conventionnés ». » Logiquement, la dotation est forfaitaire (le collectif pour la Sécurité sociale de l’alimentation propose 150 euros par mois), mais la cotisation est proportionnelle aux revenus, du travailleur ou de l’entreprise selon les versions du projet. Il y a donc aussi une dimension redistributive.]

          Autrement dit, quelqu’un pourrait adhérer au système et payer 500 € de cotisation pour recevoir un bon de 150 € a dépenser dans un organisme conventionné ? Vous voyez bien qu’un tel système ne peut fonctionner sur le volontariat, puisque seuls auraient intérêt à y souscrire ceux dont les cotisations seraient inférieures aux dotations… quant à le rendre obligatoire, je me demande bien sur quel fondement une telle obligation pourrait s’appuyer.

  19. Patriote Albert dit :

    [On ne peut pas dire que la tartiflette soit beaucoup plus saine que les chips…]

    C’est moins salé, il y a des oignons, et surtout on n’en mange pas à toute heure de la journée !
     
    [Sur la taxe sur les sodas, elle me pose un double problème de principe : si le but est d’en décourager la consommation, on peut se demander jusqu’à quel point ce genre de dispositif respecte la liberté de choix des citoyens.]

    Quand on a des bouteilles de sodas moins chères que l’eau minérale, il y a tout de même un problème de marché. Et l’exemple des Etats-Unis nous montre que la liberté individuelle finit par se transformer en épidémies de diabète et d’obésité… Mais il est vrai que si l’on trouvait les moyens de mieux informer les citoyens sur les méfaits du sucre, on n’aurait sûrement pas besoin de recourir à des méthodes plus coercitives.
     
    [Pourquoi pas taxer le beurre (qui produit du cholestérol) ?]

    Parce que le beurre fait culturellement partie de nos pratiques culinaires ? Et que je ne connais personne qui s’enfile une demi plaquette de beurre en dehors des repas ?
     
    [Autrement dit, quelqu’un pourrait adhérer au système et payer 500 € de cotisation pour recevoir un bon de 150 € a dépenser dans un organisme conventionné ? ]

    Le système n’est pas fondé sur le volontariat, mais serait obligatoire, comme la Sécu. Effectivement, comme il n’y a pas de fondement assurantiel, il s’agit d’un système de “consommation forcée” pour des motifs sanitaires et écologiques.

    • Descartes dit :

      @ Patriote Albert

      [« Sur la taxe sur les sodas, elle me pose un double problème de principe : si le but est d’en décourager la consommation, on peut se demander jusqu’à quel point ce genre de dispositif respecte la liberté de choix des citoyens. » Quand on a des bouteilles de sodas moins chères que l’eau minérale, il y a tout de même un problème de marché.]

      Pourquoi ? Les eaux minérales sont soumises à une réglementation plus contraignante. Mais l’eau du robinet est quasiment gratuite et de bonne qualité. Personne ne boit des sodas par manque d’argent pour boire autre chose.

      [Et l’exemple des Etats-Unis nous montre que la liberté individuelle finit par se transformer en épidémies de diabète et d’obésité…]

      Certes. Mais sur le fond, vous ne voyez pas le problème qu’il y a à protéger les gens contre eux-mêmes ? Quelle est la légitimité du politique pour vous imposer un régime ?

      [Mais il est vrai que si l’on trouvait les moyens de mieux informer les citoyens sur les méfaits du sucre, on n’aurait sûrement pas besoin de recourir à des méthodes plus coercitives.]

      L’exemple du tabac montre que l’information ne suffit pas.

      [Le système n’est pas fondé sur le volontariat, mais serait obligatoire, comme la Sécu. Effectivement, comme il n’y a pas de fondement assurantiel, il s’agit d’un système de “consommation forcée” pour des motifs sanitaires et écologiques.]

      Là encore, il faut se poser la question de savoir jusqu’à quel point la collectivité est légitime pour imposer une « consommation forcée » aux individus. Personnellement, le communiste que je suis n’a pas envie de vivre dans une société qui m’impose quand et comment je dois me laver les dents.

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